Historiens modernes de la France/M. Fauriel/01

Historiens modernes de la France/M. Fauriel
Revue des Deux Mondes, période initialetome 10 (p. 629-678).

HISTORIENS


MODERNES


DE LA FRANCE.




V.

M. FAURIEL

Première partie




Définition de son rôle et de son genre d'influence. — Sa jeunesse. — Sa science précoce. — Fauriel en 1800. — Relations avec Fouché, — avec Mme de Staël, — avec Benjamin Constant, — avec Charles Villers, — avec Cabanis, — avec Tracy. — La Parthénéide de Baggesen. — Vers de Manzoni à ce sujet. — Nombreux travaux de Fauriel et leur unité : Fauriel historien.


Le XVIIIe siècle finissait, et le XIXe s’annonçait par une éclatante rupture les premiers soleils du Consulat inauguraient une ère nouvelle en littérature comme en politique, et ce changement à vue, cette réaction déclarée de toutes parts, qui naissait du fond des doctrines, s’affichait jusque dans la forme des talens. Ceux même qui revenaient au passé y tendaient par des sentiers imprévus, s’y lançaient avec feu, avec éclairs, et comme on irait à la conquête de l’avenir. À côté et en face du groupe où se détachaient les noms de Chateaubriand de Bonald, il s’en formait un, au sein même du parti philosophique, un autre groupe bien remarquable et bien fécond d’idées, qui, pour mieux continuer ce parti déjà vieux, méditait à son tour de faire divorce avec lui. Benjamin Constant et Mme de Staël, transformant ingénieusement le siècle accompli et s’essayant à le rajeunir, allaient semer les aperçus et pousser la découverte, en bien des sens et sur bien des voies. Ces premiers essais, ces éclats brillans, un moment interrompus ou contrariés par le despotisme de l’Empire, devaient, quelques années après, porter fruit et donner en plein leurs conséquences. Dans toutes les branches de la pensée, dans toutes les directions de I’étude et de la connaissance humaine, on vit bientôt, aux premières heures de soleil propice et de liberté, des produits heureux, originaux, attester la fertilité du champ ouvert et l’efficacité de l’entreprise. MM. Guizot, Augustin Thierry, et d’autres après eux dans l’explication ou le tableau des époques reculées. M. Victor Cousin dans l’intelligence historique des philosophies, M. Raynouard dans le défrichement des littératures du moyen-âge, donnèrent le signal aux générations ardentes et dociles. Qu’est-il besoin de prolonger l’énumération de ce qui nous est si présent ? on eut bientôt dans tous les sens une émulation d’études et un concert d’efforts qui constituèrent une époque littéraire tout-à-fait nouvelle et distincte par l’esprit comme par les résultats de ce qu’avait été et de ce qu’avait produit le XVIIIe siècle ; on eut le XIXe siècle en un mot. Or, entre ces deux régimes intellectuels, sorti du cœur de l’un, tenant aux origines et à la formation première de l’autre, il y eut un esprit précoce, sagace, infatigablement laborieux, qui, sans faire éclat et rupture, sans solution apparente de continuité, mais par voie de développement et de progression paisible, silencieuse, résuma en lui presque tout ce travail intérieur et nous permet de l’étudier comme dans un profond exemple. M. Fauriel, car c’est de lui qu’il s’agit, nous représente le XVIIIe siècle devenant naturellement le XIXe, le devenant avec énergie, avec simplicité, avec originalité. Parti du XVIIIe en ce que ce siècle avait conservé de plus entier et de plus vital, il pénètre tout d’abord au XIXe en ce que celui-ci a de plus neuf, de plus particulier et de plus distinct. En parlant de la sorte, nous ne le surfaisons à l’avance en rien, et le lecteur va juger tout à l’heure par lui-même de l’exactitude de notre jugement. M. Fauriel, l’élève et le rejeton, ce semble, de la Société d’Auteuil, l’ami filial de Cabanis, sera le devancier, l’initiateur secret, mais direct, l’inoculateur de la plupart des esprits distingués de ce temps-ci en histoire, en méthode littéraire, en critique. D’autres ont eu la notoriété, l’apparence, l’éclat ; ils l’ont mérité et ils l’ont eu, je salue au front des talens la couronne. Lui modeste, tout entier aux choses, indifférent à l’effet, il a été (je suis obligé d’emprunter à la physiologie une image), il a été comme un organe profond intermédiaire entre des systèmes d’esprits différens. Pour qui veut étudier les origines du XIXe siècle dans toutes ses branches, et comme dans ses racines, il faut s’adresser de près à M. Fauriel. C’est ce que nous allons faire avec suite et avec profit, nous l’espérons. Lorsqu’on étudie des talens glorieux, brillans, on est volontiers ébloui ; on se trouve obligé, si l’on veut rester exact, de faire avec eux comme en physique avec les rayons qu’on dépouille d’abord de leur vivacité d’éclat pour mieux apprécier leurs autres propriétés, et l’on n’y réussit pas toujours. Ici on n’a rien à redouter d’un semblable prestige ; c’est le fond même, c’est la chose toute pure qu’on étudiera, et la valeur, la qualité de ce rare et fin esprit en ressortira non exagérée, mais bien entière.

Il est une disposition que la vue finale du XVIIIe siècle engendra en plus d’un jeune esprit, et qui avait été complètement étrangère à ce siècle lui-même, je veux dire l’impartialité, l’ouverture à tout comprendre, à ne rien sacrifier par passion dans les aspects différens de chaque objet. Pour se souvenir à quel point les érudits, à cette fin du siècle, en étaient loin, on n’a qu’à se rappeler Dupuis et Volney. Fréret, leur maître à tous, s’y rangeait mieux, ou il y avait en quelque sorte suppléé par la force d’un excellent esprit appliqué expressément à sa matière Cette disposition récente, résultat final de tant de spectacles contradictoires, et qui se traduisait en indifférence chez les témoins blases, méritait un noble nom chez les jeunes esprits curieux et désintéressés à la fois : elle mit tout d’abord son cachet à quelques essais distingués d’alors. L’impartialité fut une qualité essentielle, et principale chez M. Fauriel, et d’autant plus méritoire en lui qu’elle trouvait un fonds de convictions philosophiques et politiques antérieures, mais, à un si haut degré qu’il la possédât, seule elle ne suffirait pas pour expliquer et caractériser tout ce qu’il y eut de nouveau et d’inventif dans les points de vue auxquels une étude continuelle le porta successivement. Il faut donc admettre qu’il y eut en lui, comme en tout esprit inventeur, une initiative originale, un germe inné de génie historique et critique que développa une infatigable application, et que l’impartialité favorisa mais qu’elle n’eût point suscité. On en jugera d’ailleurs à le voir à l’œuvre, et par l’exposé même des faits où nous avons hâte d’entrer. Nous serons plus hardi à conclure sur ses mérites incontestables, après que nous aurons fourni les preuves surabondantes.

Claude Fauriel, né le 21 octobre 1772, à Saint-Étienne, d’une honnête famille d’artisans qui ne paraît pas avoir manqué d’aisance, fut élevé avec soin au collège des oratoriens de Tournon. On sait seulement qu’il eut pour maître, soit à Tournon, soit auparavant à Saint-Étienne, un M. Dagier, homme estimable, qui depuis a écrit l’histoire de l’Hôtel-Dieu de Lyon[1]. Les qualités du cœur se déclarèrent de bonne heure chez le jeune Fauriel à l’égal de celles de l’esprit. Il était naturellement si bon que dans son enfance, s’étant fait au sourcil une brûlure grave qui lui laissa cicatrice, comme il en souffrait beaucoup, il dissimulait tout-à-fait cette douleur devant, sa belle-mère, qu’il aimait tendrement ; il triomphait sans trop d’effort de l’égoïsme si ordinaire à cet âge, et, dès que sa belle-mère s’approchait de son lit, il ne sentait plus son mal. Ce trait d’enfance qui s’est conservé est bien du même homme qui, savant et vieilli, a pourtant vécu jusqu’à la fin par la vie du cœur et par les affections : on s’apercevait, en le rencontrant, du retour de certains amis qui lui étaient chers, sans avoir besoin de lui en faire la question, et rien qu’à son visage plus éclairé. Tout en étudiant plus particulièrement en lui l’historien et le critique, nous ne nous interdisons pas d’y rencontrer l’homme.

Le jeune Fauriel achevait ses études à Tournon au moment où la révolution de 89 éclatait. Le souffle de la tempête généreuse courait par toute la France, et y enflammait les ames. Les écoliers, à ce qu’il paraît, jouaient entre eux à l’Assemblée nationale ; on répétait à Saint-Étienne ou à Tournon, on parodiait avec sérieux le grand drame de Paris ; l’un était Mirabeau, l’autre Barnave, un autre M. Necker : chacun avait son rôle et faisait sa motion. Un jour, que M. Fauriel racontait ce souvenir en présence de M. Guizot, son ami de tout temps, celui-ci, l’interrompant, lui dit : « Ah ! vous, Fauriel, je ne suis pas embarrassé du rôle que vous avez eu, je le vois d’ici. — Et qu’y faisais-je donc ? répliqua Fauriel. — Ce que vous avez fait ? dit M. Guizot, vous avez donné votre démission. » C’est en effet ce que M. Fauriel était toujours tenté de faire, homme de pensée et nullement d’action, toujours pressé de sortir de la vie extérieure, pour se réfugier dans l’étude secrète, profonde et sans partage ; nous le verrons, toutes les fois qu’il le pourra, donner sa démission.

Il eut pourtant, en ces années de jeunesse, son ardeur de prosélytisme et son essor impétueux ; la cause patriotique et philosophique l’enrôla du premier jour dans ses rangs. Il y avait, vers cette époque, dans le pays, une petite société dite de Chambarans, telle sans doute que les jeunes gens en forment d’ordinaire dans leur vue anticipée du monde et dans leurs rêves, d’utopie première : « C’est là, lui écrivait après des années l’un des membres de cette petite coterie, c’est là que je sus vous apprécier et que vous m’apprîtes à lire les Ruines de Volney. Une conformité d’âge et de goûts m’attacha à votre personne, et une liaison s’établit entre nous malgré la supériorité que vous conserviez sur moi. » Il se mêlait à ces causeries ardentes des courses pleines de joie et de fraîcheur à travers la campagne ; car Fauriel aimait la nature, et il l’étudiait comme toutes choses ; la botanique fut d’abord et resta long-temps une de ses passions favorites. Lui si sobre de souvenirs, il aimait à se rappeler, après un bien long intervalle, ses excursions d’enfance dans les sites pittoresques et sauvages, voisins de son berceau :


« C’était sur les bords de la Loire, écrivait-il à un ami, très près des montagnes où elle prend sa source ; je vois encore les deux énormes murailles de rochers entre lesquelles roule le fleuve naissant ; je vois encore son eau limpide glisser sur des rochers qu’elle a pelés et dont elle laisse apercevoir toutes les veines ; je vois flotter sur son cours des laves de volcans, éteints qui y nagent comme feraient de grandes éponges noires : Je vous dis que vous trouverez cela très beau. J’aurai souvent l’occasion de faire ce voyage en idée, et de vous conduire ou de vous suivre à travers ces belles campagnes où le souvenir de trois civilisations différentes ajoute un nouveau charme aux beautés de la nature. »


Ce souvenir des trois civilisations différentes, gauloise, romaine et romane, s’ajoutait après coup, pour la compléter et la couronner dans sa pensée, à son impression première ; l’érudition chez lui empruntait et rendait de la vie aux choses ; mais tout cela, prenez-y garde, ne sautait point aux yeux et restait aussi discret que profond.

Il aimait en tout à étudier, à saisir les origines, les fleuves à leur source, les civilisations à leur naissance, les poésies sous leurs formes primitives, et de même en botanique, quand il herborisait, il cherchait de préférence les mousses.

Mais ces études pacifiques devaient s’ajourner encore ; les dangers de la patrie le réclamaient. Une lettre du ministre de la guerre Beurnonville adressée au Citoyen Fauriel, à Saint-Étienne, à la date du 26 mars 1793, lui donnait avis qu’il était nommé à une sous-lieutenance vacante dans le 4e bataillon d’infanterie légère de la légion des montagnes en garnison à Perpignan, et il s’y rendit aussitôt. D’autres pièces qui indiquent que sa démission fut envoyée au ministre Bouchotte, successeur de Beurnonville, donneraient à croire qu’il ne resta à l’armée qu’une année environ ; mais il put y retourner ou y demeurer indépendamment de cette démission du grade. Ce qui paraît certain, c’est qu’il fut attaché quelque temps à Dugommier comme secrétaire, et qu’il servit dans la compagnie dont La Tour d’Auvergne était capitaine. Bien qu’il revînt rarement, je l’ai dit, sur ses souvenirs, et qu’il eût pris l’habitude de les ensevelir plutôt en silence, il lui arrivait quelquefois de raconter des anecdotes de ce temps, à l’esprit duquel il était resté foncièrement fidèle. On parlait un jour du courage à la guerre, et l’on demandait si les braves fuyaient jamais. Fauriel en souriant raconta ce qu’il avait vu faire à La Tour d’Auvergne pour aguerrir ses jeunes recrues qui avaient plié : « J’ai fui autant que vous la première fois, leur disait le héros ; mais faisons un marché : avançons jusque-là, jusqu’à cet arbre que vous voyez. Si la cavalerie espagnole, qui est encore loin, avance jusqu’à cet autre arbre, oh ! alors vous fuirez, il sera encore temps ; mais voici ce qui arrivera : si elle vous voit ne pas fuir, elle-même sera la première à tourner le dos. » Et ainsi de proche en proche, d’arbre en arbre, on avançait, et la compagnie entraînée faisait merveille. On s’en revenait maîtres du terrain et en vieux soldlats. Pour ceux qui seraient tentés de s’étonner de la forme du conseil, moins héroïque que le résultat, nous ferons remarquer que Tyrtée en personne n’usait guère d’une autre méthode que La Tour d’Auvergne, lorsqu’il disait aux jeunes guerriers : « Tour à tour poursuivans ou poursuivis, ô jeunes gens, vous savez de reste ce qui en est : ceux qui tiennent ferme, s’appuyant les uns les autres, et qui marchent droit à l’ennemi, ceux-là meurent en moins grand nombre et ils sauvent les autres qui sont derrière ; mais ceux qui fuient en tremblant ont toutes les chances contre eux. »

A l’un de ses retours de l’armée, Fauriel eut occasion, pour je ne sais quelle affaire, de visiter Robespierre, rue Saint-Honoré, en sa petite maison proche de l’Assomption ; un jour qu’il passait par là, il en fit la remarque à un ami. Une note imprimée dans le Bulletin de Saint-Étienne[2], et dont le contenu prêterait à discussion, indique qu’il était rentré dans ses foyers pendant l’année 1794, et qu’il y remplissait des fonctions municipales, lorsqu’eut lieu l’épuration de la municipalité aux environs du 9 thermidor : « Pignon (est-il dit dans la note du Bulletin), le plus chaud des républicains, le premier de la république, comme l’appelait un de ses partisans, fut même poursuivi, et l’officier municipal Fauriel en quitta son écharpe de dépit. » Cette seconde démission donnée par Fauriel lui ressemble trop pour que nous ne le reconnaissions pas à ce mouvement et comme à ce geste naturel. Quant à la qualification de républicain exalté, que le Bulletin attache à son nom, nous n’y pouvons voir qu’une expression exagérée de ce qui, à un certain jour, dut être en effet le vrai de ses sentimens. M. Fauriel était et (puisque nous sommes amené à le dire) resta toujours républicain au fond, sans trop entrer dans les nuances, et comme il convenait à un ancien sous-lieutenant de La Tour d’Auvergne. Sous la discrétion extrême de ses paroles en politique, sous l’aménité parfaite de ses manières, on aurait pu distinguer jusqu’à la fin en lui cette noble fibre persistante et la chaleur d’une conviction patriotique intime survivant même à toutes les étincelles. Nous sera-t-il permis, comme indice à égard, de noter son goût très vif pour Carrel ? Qu’on veuille bien nous comprendre ni plus ni moins : il y avait tout au fond de la pensée de Fauriel en politique comme un certain coin réservé, nous n’entendons pas autre chose. Il disait d’ailleurs dans l’intimité et avec cet esprit libre d’illusions : « Je suis volontiers pour la république, à condition qu’il n’y ait pas de républicains. »

Que fit le jeune Fauriel durant les années du Directoire, de 1795 à 1799, époque où nous le retrouverons ? Il disparaît pendant ce laps de temps, et il ne nous reste à supposer qu’une chose à peu près certaine, c’est qu’il vécut dans son pays, travaillant et étudiant sans relâche. Il faut bien qu’il en ait été ainsi, puisqu’on le rencontre, tout au sortir de là, sachant extrêmement bien le grec, l’italien, l’histoire, la littérature, déjà enfin un savant. La Décade philosophique n’aura pas de rédacteur plus compétent, plus avancé en tous les ordres de connaissances. Une lettre d’un de ses camarades de jeunesse nous montre qu’il avait même songé, durant ces années du Directoire, à étudier la langue turque, et il avait donné commission à cet ami qui partait pour Constantinople de lui envoyer grammaire et vocabulaire. Il écrivait dès-lors beaucoup, comme il fit toute sa vie, sans projet aucun de publication, sans autre but que de fixer ses idées, et il se contentait de lire à ses amis particuliers ses essais d’ouvrages. Un séjour de plusieurs mois qu’il fit à Paris, peu avant le 18 brumaire, dut le remettre en relation étroite avec quelques compatriotes, personnages influens d’alors. Français (de Nantes), qui était natif du Dauphiné, cet homme excellent dont on retrouve la trace bienfaisante à l’origine de tant de carrières littéraires, protégeait beaucoup le jeune Fauriel, et celui-ci lui dut peut-être de connaître Fouché, auprès duquel il avait d’ailleurs à présenter comme titre direct les souvenirs de son éducation oratorienne. Bref, après le 18 brumaire, Fauriel fut employé sous Fouché, alors ministre de la police, et il devint moine son secrétaire particulier ; en cette qualité, il logeait avec son patron à l’hôtel du ministère. Nous pourrions suivre son passage à la police durant ces deux années (depuis la fin de 1799 jusqu’au Printemps de 1802) par une longue suite de bons offices rendus et de bienfaits. Une lettre touchante que nous trouvons à lui adressée et datée du 17 frimaire an VIII, c’est-à-dire des premiers temps de son entrée dans les bureaux, traduit mieux que nous ne saurions faire l’effusion de cœur d’un vieillard étonné et reconnaissant qui, sous le coup d’un bienfait reçu, s’en va presque admirer Fouché et appelle la police la boite de Pandore. En lisant cette lettre émue et naïve, une larme d’attendrissement se mêle au sourire involontaire :


« Quel homme êtes-vous donc, citoyen ? Quoi ! vous faites pour la seule justice, pour l’humanité seule, ce qu’à peine on aurait attendu de la plus ardente amitié ! Je vous suis étranger, à peu près inconnu, et vous embrassez mon affaire avec l’activité de l’intérêt propre ; vous l’étudiez, vous avez la patience de dévorer les plus insipides papiers ; vous la possédez mieux que moi-même ; en un mot, vous êtes le seul, mais exactement le seul homme, qui ayez voulu m’entendre pour savoir au juste qui j’étais !

« Depuis trois mois je trouvais dans les bureaux de la police vingt personnes peut-être prêtes à écrire pour m’accuser, et depuis trois mois je n’en ai pas trouvé une seule capable de lire une page, une ligne pour ma justification. Sans vous, bon citoyen, condamné ou absous, je l’aurais été sans examen. Ah ! quelle opinion vous me donnez du ministre qui sait choisir, employer et écouter un homme tel que vous ! Il sera donc vrai que ces bureaux de la police ont été pour nous la boîte à Pandore ; tous les maux en sont sortis enfouie jusqu’aujourd’hui ; et maintenant l’espérance cachée au fond de la boîte paraît enfin, et c’est vous qui l’accompagnez.

« Je vous le dis encore : quel homme êtes-vous donc ? Je relis vos deux lettres, elles font honneur à votre esprit ; je pense à vos procédés, ils prouvent l’ame la plus belle. Si j’étais plus jeune, si la Providence m’avait placé près de vous, je n’oublierais rien pour obtenir, pour cultiver votre amitié. Je vous dirai bien que ma reconnaissance pour un trait si rare durera autant que ma vie ; mais, hélas ! c’est vous dire qu’elle finira dans quatre jours, et je mourrai, bon et généreux citoyen, avec le regret de n’avoir point vu, de n’avoir point connu un homme à qui je dois autant d’attachement que d’estime. Recevez du moins l’assurance de ces sentimens. — Servan aîné, à Roussan par Saint-Remi, département des Bouches-du-Rhône, 17 frimaire an VIII.

« P. S. On a trompé le citoyen Cantwel et le séquestre n’a point été mis sur mes biens. Cette erreur m’a attiré un acte de bienfaisance de plus de votre part et vous avez porté votre attention sur tout. Il est bien vrai que j’étais vivement menacé de ce séquestre, etc… » (Suivent des détails sans intérêt).


Et dans une lettre écrite deux jours après, craignant que la précédente ne soit point parvenue, le bon vieillard ajoute :


« Cette lettre, citoyen, contient la plus importante, la plus pressante de mes affaires : celle de ma vive reconnaissance pour vos procédés à mon égard. Je les raconte, je les répands sur tout ce qui m’environne, et je retrouve partout le même étonnement de cette activité de bienfaisance envers un étranger, un inconnu, à qui son âge et sa situation ne permettent plus, ni d’empêcher le mal, ni de reconnaître le bien qu’on voudrait lui faire. Si vous n’aviez pas reçu la lettre où j’ai tâché de vous exprimer les sentimens ou plutôt les premiers mouvemens de mon cœur, que penseriez-vous de moi ? Tourmenté de cette idée, j’ai écrit au citoyen Cantwel pour lui demander, comme une grace, de m’éviter le malheur de paraître ingrat ; je le supplie de vous voir et de vous dire, s’il est possible, à quel point je suis touché de votre singulier mérite. J’aurais gardé votre lettre comme celle d’un homme de beaucoup d’esprit, mais je la garde bien plus précieusement comme la preuve d’un cœur admirable. Jeune et bon citoyen, puissiez-vous être heureux dans toute la carrière que vous avez à parcourir !… »


Quand nous disons que Fauriel a été secrétaire de Fouché à la police, nous savons maintenant ce que cela signifie. Comme circonstance piquante ayant trait à cette même époque, il racontait qu’il avait été chargé pendant quelque temps de faire le rapport sur le marquis de Sade. La santé de Fauriel s’accommodait mal de ces occupations administratives auxquelles il ne voulait pas sacrifier l’étude, et il ne pouvait suffire aux deux objets à la fois. Dans l’été de 1801, il dut faire, pour se rétablir, un voyage dans le Midi. Ce fut sans doute une des raisons qui le déterminèrent bientôt à sortir d’une situation, incompatible d’ailleurs à la longue avec ses goûts et avec son extrême délicatesse. Il donna donc pour une troisième fois sa démission, comme il l’avait déjà donnée de sous-lieutenant d’abord, puis d’officier municipal. Il quitta Fouché dans le temps précisément où il faisait bon de s’attacher de plus près ce régime de toutes parts affermi et à ces fortunes grandissantes : « Mais vous êtes fou, lui disait Fouché, qui avait de l’affection pour lui ; ces le moment plutôt de rester, nous arrivons[3]. — Non, répondait Fauriel, ce n’est pas ainsi que je l’ai entendu. Quoi ! se mettre pour toute politique à la place des autres (on était à la veille du consulat à vie), c’est toujours à recommencer. J’avais d’autres idées et d’autres espérances. » Fauriel était sincèrement attaché aux principes de la révolution, et il ne pouvait se faire à l’idée de continuer de servir, alors qu’il voyait cette cause décidément abandonnée. Mais, dans le cas présent, les principes républicains fournissaient plutôt un prétexte à ses goûts littéraires indépendans et à son amour de retraite studieuse qui l’emportait. Nous le trouvons, au printemps de 1802, établi à la Maisonnette, dans le voisinage de Meulan, auprès de sa noble et digne amie la belle Mme de Condorcet. Il eut d’abord quelque velléité d’en sortir pour tenter la carrière diplomatique ; une lettre de Français de Nantes (thermidor an X) semble l’indiquer. Mais bientôt l’étude, l’amitié, le charme d’une société choisie, les plus doux liens l’enchaînèrent, et pendant des années il se contenta d’être heureux et de devenir de plus en plus savant, sans ambition, sans éclat, en silence :

Qui sapit, in tacito gaudeat ille sinu !

Fauriel, en 1802, est âgé de trente ans : s’il a au dedans toute la maturité de la jeunesse, sa figure en conserve encore les graces délicates. C’est un philosophe, ou plutôt un sage ; c’est un stoïcien aimable et sensible, c’est en même temps un investigateur sérieux et curieux de toute vérité. Mais, avant de nous mettre à dénombrer la suite et les objets de ses travaux si divers au sein de sa fortunée retraite, nous avons à revenir un peu sur ses relations antérieures durant ces deux premières années de séjour à Paris, et sur les premières productions littéraires de sa plume que nous avons pu ressaisir.

Mme de Staël venait de publier son livre de la Littérature considérée dans ses rapports avec les Institutions sociales ; elle connaissait peu Fauriel et depuis très peu de temps seulement. L’ayant vu auprès de Fouché, elle usait de lui pour obtenir journellement de ces services, alors si réclamés, et le savait assez vaguement un jeune homme de mérite. Elle lui envoya son livre un matin d’avril (1800), avant de quitter Paris[4], et bientôt une lettre de remerciemens, qu’elle eut à lui adresser de Coppet, nous apprend l’usage qu’il en avait su faire. Dans tout ce qui suit, nous ne craindrons pas de nous étendre à plaisir sur les relations avoisinantes de Fauriel, et d’y introduire le lecteur son sujet. Nous serons en cela fidèle à l’esprit même de l’homme dont presque toute la vie se passa à répandre ses lumières et à verser ses idées au sein de l’amitié. L’action de Fauriel sur le public se fit long-temps et surtout à travers ses amis. Il faut revenir par eux à lui, pour le connaître tout entier.


Coppet par Genève, ce 12 thermidor (an VIII).

« Vous avez fait un extrait de mon ouvrage, monsieur (lui écrivait Mme de Staël), qui est un ouvrage lui-même ; et ce que vous dites en particulier sur la manière dont j’aurais dû traiter le chapitre de la philosophie est plein d’esprit et de justesse. Je ferai quelques changemens dans la seconde édition qui va paraître, et je répondrai, dans les notes et dans une courte préface, a quelques objections de Fontanes, laissant de côte les insinuations personnelles ces jouissances de l’esprit de parti. Si vous pouvez naturellement faire annoncer dans un journal que je me propose de réfuter, dans les notes de ma seconde édition, quelques objections de fait en littérature par d’autres faits avérés, j’en serai bien aise, mais seulement si cela se peut sans vous donner trop de peine. Que pense-t-on de ce Mercure en général ? Vaut-il la peine de le citer dans un ouvrage ? Vous voyez avec quelle confiance je vous adresse toutes ces questions, mais j’espère que vous prenez quelque intérêt à ma réputation depuis que vous avez si efficacement contribué à l’augmenter. — Nous espérons la paix ici, et nous admirons beaucoup Bonaparte[5] ; mais nous sommes un peu fâchés, nous autres protestans, de ce qu’il appelle les Anglais des hérétiques. Avez-vous pensé de même à Paris ? L’adresse ne peut être généralement approuvée dans un empire de trente millions d’hommes, on regarde de partout, il faut bien qu’on aperçoive tout ; mais le succès est une parfaite réponse. — Je me fais un grand plaisir de vous voir beaucoup cet hiver, monsieur ; il me semble qu’en écrivant vous m’avez fait encore mieux sentir tout le charme de votre esprit ; votre timidité en voilait quelques parties. — Je vais bientôt, à mon grand regret, vous renvoyer Benjamin ; vous avez bien voulu lui promettre, de lui envoyer la Clef du Cabinet, où il est question de moi. J’attends l’arrivée de ces deux numéros pour remercier Daunou[6]. — Me permettez-vous aussi de vous prier de dire à votre ministre quelques mots obligeans de ma part ? Je n’oublierai jamais la manière dont il s’est conduit pour moi. — Comment sont les ministres ensemble ? Je vous importune de questions, mais les solitaires sont très curieux ; et vous, quoique habitant de la ville, vous écrivez de longues et de jolies lettres.

« Agréez, monsieur, l’assurance des sentimens que je vous ai voués. »


Cette lettre ne nous indique que le premier degré d’une liaison qui Mme de Staël à Paris, et qui devint tout-à-fait de l’amitié. Les articles pour lesquels Mme de Staël remerciait Fauriel avec tant de grace étaient trois extraits, en effet très remarquables, publiés dans la Décade des 10, 20 et 30 prairial an VIII. Lorsqu’il y a une dizaine d’années j’écrivais dans cette Revue même sur Mme de Staël, j’avais rencontré en chemin ces trois extraits anonymes, et j’avais dû en rechercher curieusement l’auteur, car ils expriment des opinions et décèlent des résultats qui ne pouvaient alors appartenir qu’à très peu d’esprits en France. Ossian, Shakspeare, Homère, y sont présentés, en passant, sous un jour vrai et sans vague lueur ; on sent un esprit au courant de tous les systèmes et les jugeant sans s’y livrer ; on devine quelqu’un qui a lu Wolf et qui sait à quoi s’en tenir sur Ossian. Il n’y avait, encore une fois, qu’infiniment peu d’hommes en France capables à cette date de penser ainsi : il n’y en avait que trois tout au plus peut-être, Benjamin Constant, Charles de Villiers et Fauriel. Dans mon désir extrême de découvrir l’auteur anonyme de ces articles, je m’étais adressé à l’ancien rédacteur en chef de la Décade, alors encore existant, M. Amaury Duval, dont la mémoire ne put me fournir rien de précis[7]. Je cherchais bien loin celui qui était alors tout près de nous, et qui semblait avoir oublié ses premiers essais de jeunesse.

Les remarques du critique sont d’abord aussi justes que fines sur la littérature grecque, dont Mme de Staël traite avec étendue et soin, mais avec moins de connaissance immédiate qu’elle ne le fait pour les autres littératures. Il montre très bien qu’elle n’a pas résolu les problèmes qui se rapportent à la perfection de cette poésie merveilleuse et de cette langue déjà si magnifique à son berceau. Lorsqu’il arrive à l’époque de la décadence du monde antique et à l’invasion des barbares, il semble moins disposé qu’elle à faire exclusivement honneur au christianisme d’une certaine action civilisatrice et de résultats qui lui semblent, à lui, provenir de plusieurs causes combinées : on entrevoit dans une sorte d’arrière-pensée l’historien futur de cette époque intermédiaire, sur laquelle il avait déjà certainement médité. Il relève encore chez Mme de Staël quelques inexactitudes de détail sur la littérature et la langue italienne ; il croit que les Italiens pourraient avec raison réclamer contre le jugement un peu rapide qu’elle porte sur quelques productions célèbres de leur littérature, entre autres sur l’Aminta ; à la façon discrète et sûre dont Fauriel touche ces questions relatives à la langue italienne, on sent le Français qui peut-être la possédait le mieux, dans ses nuances, celui que Manzoni, jeune, allait connaître et adopter pour son arbitre chéri, celui que Monti lui-même, arrivé au faîte de la gloire, devait consulter. Lorsqu’il en vient à la seconde partie de l’ouvrage de Mme de Staël, à la partie plus directement philosophique, Fauriel laisse percer, à travers la réserve de son analyse, ses convictions de philosophe et son culte assez fervent d’ami de la vérité. Le jeune secrétaire de Fouché, qui cite avec prédilection Mme de Staël parlant du beau moral, ne craint pas non plus de mettre le doigt sur d’autre points périlleux : « Mme de Staël, dit-il à propos du chapitre qu’elle consacre à la philosophie, paraît avoir bien senti les difficultés réelles de son sujet ; peut-être en a-t-elle senti plus vivement encore les inconvéniens, relativement aux circonstances actuelles. » Et dans les pages qui suivent, il prend en main la cause de la philosophie moyennant des considérations qui ne sont nullement vulgaires et qui répondaient à merveille aux attaques du moment. Il voudrait faire comprendre aux détracteurs de la philosophie, à ceux qui sont amis du pouvoir nouveau (et il y en avait beaucoup dans ce cas), que peut-être ils vont contre leur but dans cette proscription un peu aveugle.


« Au surplus, dit-il à leur adresse, que gagneraient les ennemis de la philosophie à comprendre exclusivement sous cette dénomination les idées qui répugnent à leurs préjugés ou à leurs intérêts ? Rien ; car ils ne pourraient manquer de s’apercevoir alors que plusieurs opinions, essentiellement philosophiques, sont aujourd’hui consacrées par quelques institutions sociales ; que plusieurs idées journellement attaquées comme des abstractions vides de réalité ne sont que des conséquences plus ou moins immédiates de quelques principes de philosophie devenus des principes de politique. Dès-lors, s’en prendre à certaines idées serait attaquer certaines institutions ; se permettre certaines discussions, ne serait plus argumenter Contre des philosophes, mais bien contre des gouvernemens…

« S’ensuit-il de là que nous regardions la garantie de la puissance comme une condition de la vérité ? Non, sans doute. Nous seulement que la vérité consacrée par le pouvoir doit avoir moins d’ennemis que la vérité de pure spéculation ; car, pour un assez grand nombre d’hommes, l’autorité des faits représente suffisamment celle de la raison.

Nous ne nous sommes permis ces observations que pour faire sentir quelques-uns des inconvéniens qu’il pourrait y avoir pour les adversaires de la philosophie à préciser davantage leurs griefs contre elle. Nous conviendrons maintenant de l’habileté avec laquelle plusieurs d’entre eux se mettent à l’abri de ces inconvéniens. Contredire des opinions qui, naguère encore, n’étaient que philosophiques, mais qui, tous les jours, deviennent plus nationales, leur semblerait téméraire. Que font-ils ? Ils adoptent ces opinions, mais ils s’en font une arme contre des idées qui ne sont encore que celles de plusieurs hommes supérieurs. Ils cherchent dans les victoires mêmes de la philosophie des obstacles à ses progrès futurs. »


Ces opinions, si fermement et si prudemment exprimées par l’écrivain de vingt-huit ans, nous paraissent être demeurées toujours les siennes ; et c’est sur cette base primitive, sur ce fond recouvert, mais subsistant, que son impartialité historique et critique si étendue, si nourrie d’études, se vint superposer année par année, comme une riche terre végétale, en couches successives.

Mme de Staël, à son prochain retour à Paris, dans l’hiver de 1800-1801, attira beaucoup le jeune critique qu’elle n’avait que légèrement distingué jusqu’alors. Cette timidité qui voilait, comme elle le lui disait agréablement, certaines parties de son esprit, se leva par degrés sous un regard accueillant ; elle put l’apprécier dans cette nuance affectueuse et cette originalité simple qui se confondaient en lui et qui demandaient à être observées de près. « Ce n’est pas assurément que votre esprit aussi ne me plaise, lui écrivait-elle un jour, mais il me semble qu’il tire surtout son originalité de vos sentimens. » Fauriel, à cet âge, était doué de toutes les qualités que nous lui avons connues mais de ces qualités en leur fleur ; sa physionomie, qui ne fut jamais très vive, était aimable ; cette physionomie sensible, expressive, inquiétait même parfois sur la délicatesse de sa santé. Il avait une teinte de pensée douce et triste tout à la fois, qui se gravait au cœur de l’amitié au lieu de s’effacer. Lorsqu’on a connu les hommes dans la seconde moitié seulement de leur vie, déjà un peu vieux et tout-à-fait savans de renom, enveloppés de cette seconde écorce qu’on ne perce plus, on a peine à se les représenter tels qu’ils furent une fois, eux aussi, pendant les saisons de jeunesse et de grace. Nous retrouverons du moins quelques-uns de ces traits intéressans du Fauriel jeune dans les lettres suivantes, qui sont si honorables pour lui, puisqu’elles montrent combien il fut goûté d’une femme, la première de toutes en esprit et en bonté, de celle qui, selon une expression heureuse, sut avoir la supériorité si charmante. J’ai dit que la santé de Fauriel, un peu altérée par la fatigue de la vie administrative et par l’excès du travail, l’avait décidé à un voyage dans le Midi pendant l’été de 1801 ; il y accompagna son protecteur Français de Nantes, qui allait en tournée de conseiller d’état. Mme de Staël était repartie de bonne heure pour la Suisse cette même année ; elle comptait un peu y attirer le jeune voyageur qui passait à la frontière, et lui faire les honneurs de Coppet en causant avec lui de toutes choses. Fauriel lui avait écrit en route des lettres qu’elle n’avait pas toutes reçues. Elle lui répondait de ce ton d’exigence aimable qui est la flatterie du cœur, et avec cet attrait naissant de bienveillance qui jette comme des rayons dans les perspectives de l’amitié.


Coppet, ce 17 prairial (1801).

« Je n’ai point reçu votre lettre écrite sur le Rhône, et je la regrette ; il me semble qu’elle devait exprimer une douce disposition pour moi. Benjamin avait reçu une lettre de vous. Il vous a écrit à Aix ; j’ai mis un petit mot dans cette lettre-là. Je reçois votre lettre de Toulon ; elle est datée du 6. J’y réponds le jour même ; arrivera-t-elle à temps chez votre ami ? Cette incertitude me gêne. Est-ce à vous que je parle ? est-ce à je ne sais quel individu qui lira une fois cette lettre[8] ? Je trouve vos raisons bien mauvaises pour ne pas venir ici, ou plutôt je voudrais que rien ne pût vous en empêcher. Si vous ne venez pas, jamais au milieu de Paris nous n’aurons l’un pour l’autre la confiance qu’inspirent la solitude et les Alpes. Vous pourriez venir ici et rejoindre Français à Lyon. Enfin, vous le savez, les excuses ne sont bonnes que dans la proportion du désir ; et, quoi que vous me disiez, je croirai toujours qu’un mouvement de plus vous aurait conduit vers moi. — J’avais dit à mon père votre projet, et il se faisait plaisir de vous recevoir. Auguste vous appelle à grands cris. Négligerez-vous ces affections diverses qui, combinées ainsi, ne se retrouveront peut-être jamais ? Français n’est-il pas homme à comprendre qu’on peut venir voir M. N. (Necker) et sa fille ? Et s’il ne le comprenait pas, ne vous suffit-il pas de votre ministre, à qui je l’ai dit, et qui vous en estimera davantage ? J’insiste trop, car je me prépare une peine de plus, si vous ne venez pas, l’inutilité de mon insistance. — Je suis : bien aise que votre santé soit rétablie ; j’étais inquiète de vous la veille de votre départ, et j’ai été triste de votre silence. Vous vous étiez montré à moi sous un aspect sensible qui m’avait intéressée, et j’ai été fâchée de voir s’évanouir l’image que je m’étais faite de vous. — Pictet m’a demandé de vos nouvelles. Ici, j’ai interrogé M. Dillers, un Marseillais, sur la route et les projets de Français de Nantes. Il m’a crue très amie de ce conseiller d’état ; j’ai pourtant eu soin de lui dire que son jeune compagnon, sans crédit et sans dignité, était l’objet de mes questions. — Je suis ici dans la plus parfaite solitude, car ceux qui la troublent m’importunent, et je les écarte volontiers. Je m’occupe de mon père, de l’éducation de mes enfans, et de mon roman (Delphine) qui vous intéressera, je l’espère. Vous aimez les sentimens exaltés, et, quoique vous n’ayez pas, du moins je le crois, un caractère passionné, comme votre ame est pure, elle jouit de tout ce qui est noble avec délices[9]. — J’ai vu beaucoup l’auteur d’Atala depuis votre départ ; c’est certainement un homme d’un talent distingué. Je le crois encore plus sombre que sensible ; mais il suffit de n’être pas heureux, de n’être pas satisfait de la vie, pour concevoir des idées d’une plus haute nature et qui plaisent aux ames tendres[10]. — Adieu, mon cher Fauriel ; j’attends votre décision pour vous aimer davantage si elle vous amène ici. Néanmoins, écrivez-moi si vous continuez votre route ; j’aurai une illusion de moins, mais il me restera cependant encore une amitié sincère pour vous. »


Fauriel eut le regret de ne pouvoir se rendre à un si engageant et si affectueux appel ; il écrivit, en reprenant la route de Paris, une lettre touchée, mais une lettre d’excuses ; il ne désespérait pourtant pas d’obtenir de Fouché une permission de départ avant la fin de la saison ; à quoi on se hâtait de lui répondre avec cette grace suprême où se mêlait une bonté attentive :


« Vos excuses sont inutiles ; elles sont plus que suffisantes pour un certain degré d’amitié, elles ne valent rien pour un degré de plus. Avez-vous besoin que je vous explique cela ? Je ne le veux pas. Il ne faut pas que vous veniez ici à présent, vous vous hasarderiez à perdre votre place, et nous serions moins sûrs de passer l’hiver ensemble. Ne venez donc pas, à moins que votre ministre ne vous le dise cordialement. »


Et quelques jours après, reprenant, plus en détail dette distinction dans les divers degrés d’amitié, Mme de Staël lui écrivait en des termes charmans, qui sont l’expression comme ingénue de sa nature, et qui nous rendent un peu le mouvement de, sa conversation même :


Ce vendredi soir (fin d’été de 1801).

« J’ai donné ce matin une lettre pour vous à Girod de l’Ain, notre député, qui doit vous recommander un descendant de Corneille. Faites honneur au crédit que je me suis donné l’air d’avoir, sur vous. — Vous m’avez écrit une lettre où il y a des phrases charmantes ; mais nous ne nous entendons pas. Il y a une amitié qui passe à 25 lieues de vous sans venir vous voir, qui est paresseuse d’écrire, comme vous le dites vous-même de vous, qui vous envoie une lettre tous les mois, et n’en est pas moins très dévouée dans les occasions importantes de la vie ; cette amitié, je crois avec plaisir que vous l’avez pour moi ; mais celle qui ne s’excuse de rien que de son empressement, qui est beaucoup plutôt insistante que négligente, celle qui se retient d’écrire au lieu de s’exciter, cette amitié-là est beaucoup plus aimable, et je vous l’ai crue pour moi ; mais à présent j’en doute, et j’ai raison d’en douter. Ce qui fait donc que si nous parlons sérieusement, solidement, comme deux bons vieux hommes, je suis très reconnaissante de ce que vous êtes pour moi ; mais, si je reviens à ma nature de femme encore jeune et toujours un peu romanesque, même en amitié, j’ai un nuage sur votre souvenir que vos argumens ne dissiperont pas. Écrivez-moi c’est ce qui vous obtiendra mon sincère pardon ; ce n’est jamais dans l’excuse qu’est la justification, croyez-moi. — Benjamin est arrivé ; je suis bien moins au fait de ce qui se passe. — N’oubliez pas mon ministre protestant[11] et moi en même temps sur l’adresse seconde, car je n’ai pas compris comment vous pouviez penser que je vous proposais de mettre un tiers entre vous et moi ; cette idée ne me serait jamais venue. — Notre Suisse va assez mal ; on a fait les élections ! tout de travers ; on a choisi les municipalités pour électeurs, on évite les choix populaires, et l’on veut cependant avoir l’air de faire émaner les pouvoirs du peuple ; c’est une subtilité qui n’aboutit à rien qu’à éviter à la fois les avantages de la démocratie et de l’aristocratie. – Je ne finis point parce que je suis fâchée ; mais j’attends plusieurs lettres de vous qui remettent mon affection bien à l’aise, afin d’écrire de longues pages qui ne pourront contenir, dans ma solitude, que des détails sur mes impressions, mes occupations, mes enfans ; et il faut que je sache tout de vous pour vous parler de moi. Auguste, vous écrira ; il dit que vous êtes ce qu’il aime le mieux à Paris. Pictet parle de vous aussi avec beaucoup d’intérêt. Tout ce qui m’entoure vous aime ; me laisserai-je gagner par l’exemple ? »


L’hiver suivant (1801-1802), Fauriel, encore attaché au cabinet de Fouché, était déjà très produit dans le monde ; il vit beaucoup Mme de Staël durant cette saison, il avait quelque chose envers elle à réparer. Il voyait aussi le monde philosophique proprement dit, il était initié au groupe d’Auteuil, et commençait à cultiver Mme de Condorcet. Il avait rencontré celle-ci pour la première fois un matin au Jardin des Plantes, où leur goût commun de la botanique les avait conduits. Du côté de Mme de Condorcet et de Cabanis, Fauriel entrevoyait plutôt la retraite, la méditation suivie, l’étude habituelle et profonde partagée entre les livres et la nature. Quant au cercle de Mme de Staël, c’était autre chose, c’était la vie sociale dans toute sa diversité et son mélange, le jaillissement et la fertilité des idées dans tout leur éclat. Nous pourrions le suivre cet hiver-là d’assez près. Les détails imprévus de société, quand on les peut ressaisir à distance, intéressent comme une découverte ; on est toujours tenté de s’étonner que d’autres aient vécu comme nous vivons, et qu’il y ait eu tant de vivacité, tant de mouvement, dans ce qui est loin, dans ce qui n’est plus. Alors, tout comme aujourd’hui, on se hâtait en bien des sens, on s’écrivait en courant au moment de partir pour une loge aux Bouffons, au moment d’aller à la Lodoiska de Chérubini ou à l’Henri VIII de Chénier. L’amitié, le cœur, l’intérêt sérieux avaient des instans, le monde avait les heures. Il y avait de ces rencontres qui font envie. Un jour, Mme de Staël arrangeait pour Fauriel un petit dîner avec M. de Chateaubriand, et celui-ci lui envoyait son Génie du christianisme, tout frais de l’impression, par les mains de Mme de Staël elle-même. Mais surtout, grace à sa position auprès de Fouché, Fauriel était inépuisable en bons procédés, en services à rendre, comme l’atteste ce petit billet entre vingt autres, Il est de Mme de Staël encore, et dénonce la bienveillance active de tous deux :

« Un homme des amis de Mathieu[12], M. de La Trémouille, est arrêté de ce matin ; faites-moi le plaisir avant dîner, mon cher Fauriel, de savoir, sans vous compromettre, tout ce qui peut être relatif à lui. Venez un peu de bonne heure, car je vais à Henri VIII. Mille amitiés. Vous ne vous lasserez pas de faire tout le bien que vous pourrez[13]. »


Pour clore cet épisode si honorable à Fauriel, et qui ne saurait être indifférent au lecteur, pour achever de couronner le souvenir de cette liaison avec Mme de Staël, je ne veux plus citer d’elle à lui que deux petites lettres encore, l’une de 1803, quelques mois après la publication de Delphine, l’autre de février 1804, lorsque, dans les commencemens de son exil, elle était en train de faire son premier voyage d’Allemagne. On voit dans la première de ces lettres en quels termes affectueux et pleins d’une tendre estime Mme de Staël renoue une correspondance interrompue, et passe outre à une négligence :


Ce 8 avril (1803)

« Quoique votre long silence m’ait fait beaucoup de peine, mon cher Fauriel, je n’ai pu me persuader que Delphine ne vous eût pas intéressé, ni que vous eussiez entièrement oublié son auteur. Il me semble que nous sommes faits pour être amis, et je l’attends, votre amitié, comme cette moitié d’une lettre déchirée qui peut seule expliquer l’autre. — Vous ne m’invitez pas beaucoup à revenir ; mais j’ai un tel dégoût du pays que j’habite, que je ne puis suivre ce conseil, et j’espère une fois, quand nous nous reverrons, vous expliquer un peu cette disposition. Si j’ai une campagne près de Paris ; vous m’y donnerez quelques jours ; nous lirons, nous causerons, nous nous promènerons ensemble, et je croirai moins de mal de la nature humaine, quand votre ame noble et pure me fera sentir au moins tout le charme et tout le mérite des êtres privilégiés. — Adieu, mon cher Fauriel ; à présent que je ne saurai plus de vos nouvelles par Benjamin, vous devriez m’écrire directement. »


Dans la dernière lettre qu’on va lire, et qu’elle lui écrit d’Allemagne, elle lui jette de loin ces noms de Goethe et de Schiller, comme à celui qui, presque seul alors en France[14], savait les comprendre :

Weimar, ce 29 février (1804).

«Voulez-vous vous charger, mon cher Fauriel, de ce petit mot pour Brown ? Nous venons de passer, Benjamin et moi, deux mois et demi assez doux entre Goethe et Schiller, et un prince homme de beaucoup d’esprit, ce qui n’est pas commun maintenant. Je vais maintenant terminer mon voyage d’Allemagne par deux mois à Berlin, et Benjamin retourne en France ; mais il a pris tant de goût pour l’Allemagne, qu’il n’y voyage pas rapidement. Quand on aime comme moi l’esprit de société, quand on a pris l’habitude de se laisser distraire par ce genre d’amusement, la France seule peut plaire ; mais toute conversation qui a pour but l’instruction et une analyse singulièrement fine et ingénieuse des idées et des sentimens solitaires, il faut la chercher ici. — Schiller va donner une nouvelle pièce, Guillaume Tell, où il y a des beautés bien originales. Je vous rapporterai tout cela si j’ai le bonheur de vous revoir et si nous causons jamais quelque part à loisir. — Adieu, mon cher Fauriel. Voyez-vous quelquefois Villers ? que devient-il ? je l’ai trouvé fort aimable à Metz. — Si vous avez le bon mouvement de m’écrire, c’est chez M. Schickler, banquier à Berlin, qu’il faut m’adresser votre lettre. Mille amitiés. »


Durant toute cette relation amicale comme dans la plupart de celles même qui lui étaient le plus chères, on peut le remarquer, Fauriel, occupé au travail, enchaîné par les habitudes, et plus fidèle qu’actif aux souvenirs, Fauriel écrivait peu et laissait bientôt tomber, sans le vouloir, une des extrémités de la chaîne que l’autre correspondant, à son tour, finissait par ne plus soutenir que faiblement. Il revit plus tard Mme de Staël à Acosta (1806) lorsqu’elle y terminait Corinne ; la Maisonnette, cette habitation de Mme de Condorcet, était dans le voisinage. Les entretiens de près reprirent avec vivacité, avec abondance. Est-ce là, était-ce à Paris, à une époque antérieure, qu’eurent lieu certains déjeuners en tiers avec Frédéric Schlegel ? car Mme de Staël se plaisait à les mettre aux prises sur l’A1lemagne, Faurie1 et lui, les faisant jouter bon gré mal gré sous ses yeux. Mais ce qu’il importait de constater, c’est que, bien jeune et dès 1800, Fauriel eut, l’un des premiers, sur M de Staël une action intellectuelle. Même avant les deux Schlegel, avant Guillaume de Humboldt, ou du moins en même temps qu’eux, il eut l’honneur d’influer sur ce grand et libre esprit, de l’assister de sa science, et de lui faire pressentir quelques-unes des directions où, une fois lancé, son talent plein d’ame devait ouvrir des sillons si lumineux.

Fauriel eut également, dès l’origine, d’étroits rapports avec Benjamin Constant, des rapports littéraires et autres, et les preuves de cette liaison particulière sont trop marquantes pour que nous puissions entièrement les négliger ici. Il eut l’occasion de rendre à Benjamin Constant un important service dans l’été et l’automne de 1802. Benjamin Constant, très en vue par son opposition au sein du Tribunat, était parti brusquement de Paris en floréal an X (mai 1802), accompagnant ou suivant de très près Mme de Staël et son mari mortellement malade. Ce départ avait été imputé à des motifs politiques ; le premier Consul était très indisposé contre Constant, et, un jour que Fouché avait rencontré Fauriel, le ministre lui avait fait entendre que son ami, puisqu’il était parti, ferait aussi bien de ne pas revenir, s’il ne voulait s’exposer à de graves inconvéniens. L’avis fut aussitôt transmis par Fauriel à Benjamin Constant, alors en Suisse, et de là toute une négociation à mots couverts, qui montre à quel point le secret des lettres et la liberté individuelle étaient peu respectés à cette époque glorieuse. Benjamin Constant brûlait de revenir en France depuis qu’on lui en contestait la permission ; il voulait revenir, sinon à Paris, du moins à sa campagne de Luzarche, où des affaires d’intérêt l’appelaient. Il soupçonnait Fouché d’exagérer le mécontentement du Consul, et les raisons qu’il donnait à l’appui de sa conjecture sont caractéristiques des hommes et du moment. De tels détails touchent d’assez près au Suétone ; mais un biographe a droit d’entrer dans quelques-unes de ces coulisses que s’interdit l’historien :


« J’ai de fortes raisons de penser, écrivait Benjamin Constant, que toute cette affaire ne tient point à une disposition du Premier Consul. Il a eu un accès d’humeur, à l’époque de mon départ ; d’après d’autres soupçons très mal fondés ; mais ceci n’a rien de commun avec ses colères antérieures. Voici le fait, j’en ai la conviction la plus forte : F. (Fouché), durant cet hiver, a dîné deux ou trois fois avec moi dans une maison que vous connaissez (chez madame de Staël). Il avait cru prudent de ne point parler de ces dîners. Mais la personne chez qui nous dînions, ayant, par erreur, supposé qu’ils étaient connus, en a dit, avec bonne intention, et avec le désir de servir F. (Fouché), un mot qui est revenu au Premier Consul.- Celui-ci, fidèle à son système de semer la défiance, a dit à F. (Fouché) : « Vous dînez chez… ; je sais tout ce que vous y dites. » F. (Fouché) s’est cru compromis ; il n’y avait pas le moindre fondement. Outre qu’il n’y avait rien à savoir, le Premier Consul ne savait que le fait matériel d’un dîner dans telle maison. Cela a eu lieu huit ou dix jours avant mon départ. G. (Garat) m’en a averti ; mais le sort a fait que je n’ai plus revu F. (Fouché), de sorte que je n’ai jamais pu lui expliquer cette tracasserie. Je n’y suis, moi pour rien de personnel. Ce n’est ni chez moi que la chose s’est passée, ni contre moi que F. (Fouché) a de l’humeur. Mais, mes liaisons connues, mon départ simultané, et l’accident qui a retardé sa lettre d’invitation, de manière que je n’ai pu m’y rendre, tout cela, joint à ce que je suis à cent cinquante lieues de Paris ; lui fait trouver simple que j’y reste. »


Ainsi Fouché, qui craignait de s’être un peu compromis envoyant trop Constant cet hiver, n’était pas fâché de se débarrasser de lui et de reprendre ostensiblement à son égard un air de rigueur, en même temps qu’il lui faisait insinuer le conseil à demi hostile comme un avis officieux ; mais il cessa, cet été même, d’être ministre de la police. — La correspondance de Fauriel et de Benjamin Constant, en cette année et dans les suivantes, est remplie d’autant de détails que le permet la crainte d’être lu peut-être par des intermédiaires trop curieux ; elle abonde d’ailleurs en confidences sur leurs impressions personnelles, en jugemens sur leurs lectures, sur leurs projets de travaux. Nous sommes accoutumé dans cette Revue même[15] à entendre converser familièrement Benjamin Constant. Si nous avons pu paraître sévère une fois envers lui, il est juste de dire que, dans toute cette relation avec Fauriel, il se montre tout-à-fait à son avantage, non plus sceptique absolu, mais sceptique regrettant le bien, cœur triste, appréciant le bonheur sans l’espérer, ami affectueux du moins et reconnaissant. Fauriel pensait de Benjamin Constant, comme de La Rochefoucauld, que c’étaient ses relations premières avec les hommes qui l’avaient conduit à des résultats si désolans, et qu’il valait mieux que ses maximes.


« Si je vous entretenais de ce que j’éprouve, écrivait Constant à Fauriel[16], et du dégoût profond que m’inspire la vie, je vous ennuierais beaucoup, vous qui êtes au sein du calme et du bonheur. Je suis loin de l’un et de l’autre, et je crois que j’achète la peine au prix de l’agitation. Cela arrive à beaucoup de gens qui ne s’en doutent pas, et même, comme vous voyez, à ceux qui s’en doutent. Il y a une complication de destinée qu’il est impossible de débrouiller, et avec laquelle on roule en souffrant, sans jamais prendre terre pour regarder autour de soi. Peut-être au reste le bonheur est-il presque impossible, du moins à moi, puisque je ne le trouve pas auprès de la meilleure et de la plus spirituelle des femmes. Je m’aperçois que le superlatif est malhonnête, et je le rétracte pour l’habitante de la Maisonnette

« Je veux cesser mes tristes exclamations, et vous parler de vous qui êtes heureux et qui, au milieu des nuages de toute espèce qui couvrent notre horizon, m’offrez un point de vue consolant et doux. Oh ! soignez bien cette plante rare qu’on nomme le bonheur ! c’est si difficile à acquérir, et c’est peut-être impossible à retrouver ! » - -


Voilà de ces accens comme on les aime, et qui rachètent bien des aridités. Un autre passage vient tout-à-fait comme preuve nouvelle à l’appui de la haute et sérieuse estime, de l’affection, que Mme de Staël portait à Fauriel, et elle nous montre aussi Constant dans l’un de ses meilleurs jours :


« J’ai annoncé votre lettre à une dame que je vois souvent. Elle n’avait point attribué votre silence à des motifs défavorables pour vous, comme vous le dites, mais tristes pour elle. C’est une des personnes qui vous aiment et vous apprécient le mieux, et que je voudrais le plus voir heureuse ; et je sais combien des preuves, de votre amitié y contribueraient. Il y a dans mon cœur trop de découragement, dans mon ame trop de sentimens divers, mon imagination est trop décolorée pour que je puisse, moi, faire le bonheur de personne, et je rassemble avec inquiétude, pour les objets de mon amitié, tous les moyens de bonheur que je découvre ou que j’imagine. »


Constant ne pouvait manquer d’entretenir Fauriel de cet ouvrage sur les Religions qui subissait en ce moment une métamorphose essentielle, et dans lequel l’auteur introduisait enfin le sentiment, le souffle religieux :


« Pour la quatrième fois, lui écrivait-il (26 messidor an X), j’ai recommencé mon ouvrage : Je crois qu’il gagnera à la refonte à laquelle je me suis déterminé. Je désire le rendre le moins imparfait possible ; il faut qu’il ait assez de mérite pour se soutenir durant cette époque de dégoût pour les sujets dont je traite, de manière à se retrouver lorsque ce dégoût sera passé. »


Ce dégoût du public pour les sujets religieux n’était pas si absolu que Constant le supposait, et le succès du Génie du Christianisme lui aurait pu fournir une mesure meilleure de l’état vrai des esprits. Il est vrai qu’à son point de vue philosophique il considérait ce succès plutôt en adversaire, et qu’il en passait volontiers à cet égard par les jugemens amers que portait Ginguené dans la Décade. Constant accueillait plus indulgemment le livre de Cabanis (Traité du Physique et du Moral), qui paraissait à cette fin de 1802, et qu’il recevait de Paris en même temps que Fauriel recevait Delphine. Ce jugement sur Cabanis confine de trop près aux et aux affections de Fauriel à cette époque, et il exprime trop bien aussi le fond des pensées de Constant sur ces sujets délicats pour être dérobé au lecteur :


« (Genève, ce frimaire an XI). Je lis, autant que mon impuissance de méditation me le permet, le livre de Cabanis, et j’en suis enchanté il a une netteté dans les idées, une clarté dans les expressions, une fierté tenue dans le style, un calme dans la marche de l’ouvrage, qui en font selon moi, une des plus belles productions du siècle. Le fond du système a toujours été ce qui m’a paru le plus probable, mais j’avoue que je n’ai pas une grande envie que cela me soit démontré. J’ai besoin d’en appeler à l’avenir contre le présent, et, surtout à une époque où toutes les pensées qui sont recueillie dans les têtes éclairées n’osent en sortir, je répugne à croire que, le moule étant brisé, tout ce qu’il contient serait détruit. Je pense avec Cabanis qu’on ne peut rien faire des idées de ce genre comme institutions. Je ne les crois pas même nécessaires à la morale. Je suis convaincu que ceux qui s’en servent sont le plus souvent des fourbes, et que ceux qui ne sont pas des fourbes, jouent le jeu de ces derniers, et préparent leur triomphe. Mais il y a une partie mystérieuse de la nature que j’aime à conserver comme le domaine de mes conjectures, de mes espérances, et même de mes imprécations contre quelques hommes. »


Il y aurait bien à épiloguer sur ce jugement ; l’idée la plus choquante, du moins de la part d’un homme politique, est celle-ci : qu’il n’y a rien à faire des idées spiritualistes et religieuses à titre d’institutions ; mais l’espèce de protestation quand même qui termine, cette réserve expresse en faveur de la partie mystérieuse de notre être est noble autant que sincère ; elle honore Constant, et elle va le caractériser de plus en plus dans cette seconde moitié de sa vie[17].

Il ne cessa point, à diverses reprises, et malgré les interruptions de Fauriel qui était plus prompt à servir ses amis qu’à leur écrire, de lui faire part de ses travaux, de le consulter en mainte occasion et de recourir à ses lumières. Chaque fois qu’il revenait après des années à son grand ouvrage, c’était à Fauriel bien vite qu’il s’adressait pour se remettre au courant de la science et apprendre de lui ce qui, dans l’intervalle, avait paru tant en Allemagne qu’en Angleterre sur l’inde et sur Buddba. En 1809, lorsqu’il publia son imitation de WaIstein, il réclama et reçut de lui des observations détaillées pour en faire sonprofit en vue d’une seconde édition ; c’était le moment même ou Fauriel allait publier de son côté sa traduction de la Parthénéide de Baggesen. On en a assez pour bien voir déjà comment tous deux furent précurseurs en littérature dès les années de l’Empire, et Fauriel tout aussi précoce que Constant.

Avant de nous engager dans la succession des travaux qui font de notre auteur un des maîtres les plus originaux du temps présent, un de ceux qui ont avancé d’au moins vingt ans sur les idées courantes et, à vrai dire, le premier critique français qui soit sorti de chez soi, nous avons à noter encore quelques essais qu’on n’est guère disposé à attendre de sa plume, et qui le montrent s’occupant simplement de la littérature nationale et domestique, comme on pouvait le faire à cette date. Les petites notices anonymes qui se lisent en tête des poésies de Chaulieu et de La Fare dans les stéréotypes d’Herhan, et qui parurent en 1803, sont de Fauriel. Il y a loin d’une appréciation de Chaulieu au recueil des chants grecs populaires ; pourtant, même dans ce petit nombre de pages sur une matière qui peut sembler si légère, on devine un esprit qui en tout va droit aux choses et sait naturellement s’affranchir du lieu-commun et des formules convenues. Les quelques ligues finales de la notice sur Chaulieu portent avec elles ce cachet de pensée qui, simple et peu saillant aux yeux, équivaut néanmoins déjà à une signature.


« On a comparé Chaulieu, dit-il, tantôt à Horace, tantôt à Anacréon. Heureusement, il n’est pas nécessaire, pour sa gloire, que ces comparaisons soient justes. Ce n’est pas qu’il n’y ait quelque analogie entre ces trois poètes, mais elle existe beaucoup plus dans le sujet général de leurs vers que dans le caractère de leur talent. On a trop souvent jugé Anacréon d’après des traductions qui ne permettent pas même de soupçonner la grace parfaite, l’originalité piquante, l’inimitable légèreté de son style. Quant à Horace, il est peut-être plus difficile encore d’être son semblable que son égal, et Chaulieu n’a été ni l’un ni l’autre. »

Qu’on essaie de lire après cette petite notice, celle de Lemontey sur Chaulieu également, et l’on sentira aussitôt la distance qui sépare le goût substantiel et sain de Fauriel et tout ce qui est apprêt littéraire académique. Dans son aversion de l’apprêt, il restait même assez volontiers en deçà de l’ornement.

Un autre travail plus considérable, qui date du même temps, est une Notice sur La Rochefoucauld ; elle n’a jamais été publiée. Destinée peut-être dans l’origine aux stéréotypes d’Herhan, et n’y ayant pu être employée à cause de son étendue, elle passa, dans tous les cas, aux mains du savant libraire, M. Renouard qui se proposait sans doute de la joindre à une édition du moraliste. Nous devons à son obligeance d’en avoir sous les yeux une copie. Même après tout ce qu’on a écrit depuis sur La Rochefoucauld, le travail de M. Fauriel mériterait d’être imprimé ; une première partie traite à fond des diverses éditions antérieures à 1803 ; une seconde partie est toute biographique et littéraire. Grouvelle, l’estimable éditeur de Mme de Sévigné, avait raison d’en écrire à Fauriel, le 2 prairial an XIII (1805) :


« Madame de C., monsieur, en vous remettant le manuscrit que vous avez bien voulu me confier, n’a pu vous dire tout le plaisir que j’ai eu à le lire. On ne peut mieux apprécier l’homme et son temps que vous l’avez fait. Le morceau dans lequel vous montrez comment ses principes ou plutôt son système sortit du fond même de la vie qu’il avait menée, et très habilement développé. M. Suard n’avait indiqué cette vue que pour la faire avorter, au lieu que vous l’avez fécondée et développée d’une manière qui ne laisse rien à désirer. J’aime bien votre tableau de la Fronde ; j’aime la distinction entre les Maximes et les Réflexions ; j’aime le parallèle entre La Rochefoucauld et Vauvenargues ; j’aime en vérité tout. Votre style est élégant et nerveux, clair et concis ; on voit que vous voulez réconcilier la langue avec certaines formes périodiques, et vous avez bien raison[18]. Mais il faut de l’habileté, de la force de tête, et une profonde connaissance de la langue, pour organiser ces périodes, de façon que leurs combinaisons resserrent les idées accessoires sans nuire à la clarté du sens principal. Peu de gens savent comme vous que la brièveté veut souvent une phrase longue, et que la méthode des phrases courtes est souvent celle de la prolixité. Ce style, par sa dignité et par sa plénitude, convient surtout à l’histoire ; et vous êtes destiné à l’écrire sous ce rapport, comme sous celui de l’instruction et de l’esprit philosophique.


Ce jugement fait honneur à Grouvelle, qui ajoutait d’ailleurs à ses éloges quelques critiques de détail, quelques coups de crayon en marge du manuscrit : il demandait en retour à Fauriel service pour service, et de mettre en pension chez lui pour une quinzaine sa Notice sur Madame de Sévigné et ses amis.

Le côté neuf de ce travail sur La Rochefoucauld, c’est d’expliquer, d’éclairer, par l’exposé successif des faits, la manière dont les Maximes durent naître dans la pensée de leur auteur : « Plus on étudiera l’esprit du temps où il a vécu, dit Fauriel, plus il nous semble qu’on trouvera de rapport entre sa doctrine et son expérience, entre ses principes et ses souvenirs. » Dans le tableau qu’il trace de la liaison de M. de La Rochefoucauld et de Mme de La Fayette, on croit sentir un cœur formé lui-même pour les longues et constantes amitiés, et qui en goûtera jusqu’à la fin la régulière douceur. Citant ce mot de Mme de Sévigné trois jours après la mort de M. de La Rochefoucauld : Il est enfin mercredi, ma fille, et M. de La Rochefoucauld est toujours mort ! — « Expression, dit Fauriel, d’une mélancolie naïve et profonde, et qui semble marquer, dans l’ame à laquelle elle échappe, l’instant où finit cette surprise accablante dont notre imagination est d’abord frappée, lorsque la mort vient de nous ravir un être nécessaire à notre bonheur, et où commence la conviction douloureuse d’une perte éternelle ! »

Le style des Maximes et des Réflexions est très finement apprécié. Dans les Réflexions diverses sont distinctes des Maximes et plus développées, et qu’on pourrait convenablement intituler, dit-il, Essai sur l’art de plaire en société[19], il loue « une élégance simple et facile qui ne frappe pas, mais qui plaît. On y reconnaît constamment un goût attentif à ne point se servir de paroles plus grandes que les choses » M Fauriel insiste remarquablement cette fois sur ces qualités françaises du style qu’il semble avoir eu, dans la suite, moins d’occasions directes de considérer. « Même avec les ressources d’une langue très cultivée, même avec un talent réel, bien écrire est nécessairement un art très difficile, si du moins par cet art on entend celui d’exprimer avec force et clarté des idées qui soient autre chose qu’une réminiscence, plus ou moins déguisée, de ces idées devenues, par une longue circulation, celles de la société tout entière, et qui forment pour ainsi dire, la surface de tous les esprits. » Et il part de là pour établir le mérite tout particulier à La Rochefoucauld, comme écrivain, mérite original et qui ne consistait pas simplement à se servir d’une langue déjà perfectionnée, mais qui allait à fixer pour sa part une prose encore flottante. La comparaison entre La Rochefoucauld et Vauvenargues n’est pas un de ces parallèles à effet dont les confond et atteint le ressort même de leur doctrine :


« Le premier voit partout le vice et la vanité transformés en vers ; le second représente le vice et la vertu sous des traits exclusivement propres à chacun d’eux, et qui ne permettent pas de les confondre ni même de les rapprocher. Pour l’un, l’amour-propre est une tache originelle imprimée à toutes les actions humaines, un point de contact inévitable entre celles qui sont en apparence les plus opposées, et qui établit entre elles non-seulement une communauté d’origine, mais une sorte d’égalité morale. Pour l’autre, l’amour-propre n’est qu’un notre attribut général et nécessaire de notre nature, qui ne devient un bien ou un mal que par ses déterminations particulières. »


Fauriel termine par cette conclusion aussi délicate qu’ingénieuse :


« On n’estimerait peut-être pas assez La Rochefoucauld, si l’on jugeait de ses sentimens par ses principes ; et l’on ne pourrait faire un plus grand tort à Vauvenargues que de supposer son talent étranger à son caractère. »


En regrettant que ce morceau sur La Rochefoucauld n’ait pas été imprimé, nous en dirons autant d’un grand nombre des écrits de Fauriel à cette époque. Il écrivit long-temps pour lui seul et pour le cercle de ses amis particuliers, en présence des sujets qu’il approfondissait et sans se préoccuper du public. Il est peut-être l’homme qui, dans sa vie, a le moins songé à l’effet ; il ne visait qu’à bien voir et à savoir. Oserai-je noter un inconvénient de cette manière si calme, si désintéressée et si profonde ? L’habitude prise de bonne heure de ne pas se placer du tout en face du public, mais seulement en face des choses, induit l’écrivain à des lenteurs d’expression qui tiennent au scrupule même de la conscience et au respect le plus honorable de la vérité. Je ne sais qui l’a remarqué spirituellement, il faut que l’auteur ait quelquefois de l’impatience pour que le lecteur n’en ait pas. Cela est vrai, surtout du lecteur français, le plus impatient de tous. Ce qui a toujours manqué à Fauriel, comme écrivain, même dans sa jeunesse, ç’a été le quart d’heure final d’empressement et de verve, le fervet opus, un certain feu d’exécution, et, comme on dit vulgairement, battre le fer quand il est chaud. Ajoutez ceci encore : chaque écrivain, en avançant, encourt plus ou moins les inconvéniens de sa manière ; celui qui visait tout d’abord au trait, tend à s’aiguiser de plus en plus ; celui qui n’y visait pas du tout, est sujet dans la forme à l’abandon En faisant pressentir quelque chose de ce défaut chez l’auteur distingué que nous étudions, nous sommes très loin, au reste, de penser que Fauriel, à l’exemple de tant d’érudits, fût indifférent au style, à l’expression ; une telle lacune serait trop inexplicable chez un homme d’une sensibilité littéraire si vive et si exquise, d’un goût si fin et, pour tout dire, si toscan. Nous aurons occasion surtout de le remarquer lorsqu’il abordera l’histoire, il eut son procédé à lui et sa manière Il ne vise pas à l’effet, mais il l’atteint, si l’on consent à le suivre. Il aspire à faire passer son lecteur par les mêmes préparations que lui et à ne rien lui en épargner. Il n’a pas ce coup d’état du talent qui dispose d’autorité les choses pour le lecteur et les impose à quelque degré, ou qui du moins les ordonne et les ménage dans un jour approprié à la scène. Il compte davantage sur l’esprit des autres et aime à les supposer de la même famille que lui.

Etranger aux couleurs et à leur emploi, Fauriel ne l’était pas à un certain dessin correct, délicat et patient. J’ai entendu comparer quelques-uns des morceaux qu’il a soignés à des esquisses très bien faites, tracées avec le crayon de mine ; et quand il avait fini et qu’il revoyait l’ensemble, il craignait tant le prestige, qu’il était tenté encore de passer la main dessus pour effacer et pour éteindre. S’il y avait de l’excès dans ce scrupule, l y avait au moins du scrupule, c’est-à-dire le contraire de l’indifférence, ce que je tenais une fois pour toutes à constater.

Fauriel connut beaucoup Villers dans les premières années du siècle, et cette relation a laissé des traces. Villers, homme de beaucoup d’esprit, le premier Français qui ait bien su l’Allemagne et qui ait parlé pertinemment de Kant, Villers, déjà muni d’une science ingénieuse et plein de vues neuves, était venu à Paris sous le Consulat ; il devait finir par être professeur à Gottingue, combinant, ainsi que Chamisso, dans une mesure heureuse les qualités des deux nations : « Il est (écrivait de lui Benjamin Constant), il est doublement aimable au fond de l’Allemagne, où il est rare de rencontrer ce que nous sommes accoutumés à trouver à Paris, en fait de gaieté et d’esprit, et Villers, qui est distingué sous ce rapport, à Paris même, l’est encore bien plus parmi les érudits de Gottingue. » - Fauriel rendit compte, dans la Décade (10 floréal an XII, 1804), de l’Essai, de Villers, sur l’Esprit et l’influence de la Reformation, que l’Institut venait de couronner. En appréciant et faisant valoir les mérites et les vues de l’ouvrage qu’il examine, le critique se permettait différentes remarques dont quelques unes donnent jour dans ses propres opinions. Villers, comme plus tard Benjamin Constant, établissait pour cause générale de la corruption de l’esprit religieux la surcharge et la grossièreté des formes qui servent d’organes à cet esprit. Selon lui, la préférence accordée à la forme sur l’esprit constitue la superstition tandis que la préférence inverse constitue le mysticisme. Mais Fauriel, dans une suite de questions très fermement posées, lui demandait :


« Les dogmes extravagans, les fables ridicules n’appartiennent-ils pas à l’esprit plus qu’à la forme d’une religion, ou du moins ne peuvent-ils pas agir sur cet esprit et le corrompre sans le secours d’aucune forme extérieure ; et dès-lors n’y a-t-il pas lieu à réformation dans un cas inverse à celui admis exclusivement par l’auteur ? Un système religieux ne peut-il pas être très absurde avec des formes extérieures très simples ? L’attachement exclusif au matériel des religions caractérise-t-il exactement la superstition, et peut-il y avoir superstition sans l’influence des opinions, des idées et des sentimens ? La mysticité, que le C. Villers regarde comme l’opposé de la superstition, est-elle autre chose que la superstition raffinée des imaginations vives auxquelles manque le contre-poids du jugement ? »


Villers, pour mieux démontrer les bienfaits de la Réformation, s’était posé à lui-même la question suivante : Que serait-il arrivé en Europe et en quel sens auraient marché les choses et les esprits, si la réformation n’avait pas eu lieu et si Rome avait triomphé de Luther ? Et il avait répondu que l’Europe aurait très probablement rétrogradé vers le moyen-âge. Mais Fauriel trouve que la question était susceptible d’une solution contraire ; il lui semble « que toutes les causes de la Réformation renforcées et multipliées par quelques excès de plus dans l’exercice de l’autorité papale, et surtout par un degré de plus d’instruction et de lumières, degré que, d’après les données essentielles de la question, nul obstacle ne pouvait empêcher, il lui semble, dit-il, que toutes ces causes, pour avoir agi un peu plus tard, n’en eussent agi que d’une manière plus générale et plus complète. » En un mot, que l’esprit humain irrité du retard eût très bien pu selon lui, sauter à pieds joints sur la Réformation pour arriver d’emblée en pleine philosophie. On voit Fauriel, dans cet article, attribuer à la Réformation beaucoup moins d’effets directs que Villers n’en suppose ; elle lui paraît avoir été le moyen et l’occasion, plutôt que le motif et la cause d’une grande partie du mouvement européen à cette époque ; son influence aurait surtout agi à titre d’auxiliaire.

Villers, malgré la part d’éloges qu’il recevait, ne se montra pas entièrement satisfait de l’article, et une discussion s’engagea entre les deux amis sur quelques endroits. Cette discussion, au reste, sort assez des mesquines tracasseries d’amour-propre, et porte assez sur le fond même des choses pour mériter de trouver place ici. Elle éclaire l’histoire intellectuelle du temps et découvre les points précis de division entre les esprits les plus avancés d’alors. Fauriel écrivit donc à Villers la lettre suivante :


« J’ai appris, mon cher Villers, que vous étiez mécontent, sinon de ce que j’ai dit de votre ouvrage, du moins de mes dispositions à votre égard. J’en ai été affligé et surpris. Il y a dans votre livre des choses très bonnes, très utiles, et qui doivent en faire aimer et estimer l’auteur ; je les ai louées sincèrement. J’ai cru y trouver aussi des inexactitudes de raisonnement et de fait ; j’en avais parlé avec modération, avec réserve, et j’aurais tâché, de continuer à en parler de même. Il est vrai que, comme plusieurs autres personnes qui d’ailleurs vous rendent justice, et dont le suffrage ne devrait pas vous être indifférent[20], j’ai été blessé de quelques traits d’une partialité qui me semble peu philosophique ; je m’en suis expliqué avec vous-même, avec une franchise qui, si j’en juge d’après ma manière de sentir, ne devrait être regardée que comme une marque d’estime. Si je trouvais votre projet de faire connaître en France tout ce qui tient à la littérature et au génie de l’Allemagne, moins intéressant et moins digne des travaux d’un homme de talent, zélé pour le progrès des lumières, je vous assure que j’aurais été beaucoup moins frappé de ce qui me paraît capable d’en diminuer l’intérêt et le succès. Si je n’avais eu ni estime ni amitié pour vous, j’aurais gardé froidement pour moi ou pour les autres ce que je vous ai dit à vous-même. Je n’ai voulu ni vous blesser ni vous déplaire, et si, contre mon intention, cela m’est arrivé, je vous en témoigne sincèrement mes regrets.

« Quoique pressé par d’autres travaux, j’avais commencé un deuxième extrait que M. Amaury Duval attendait probablement pour le prochain numéro de la Décade. Le ton de la critique y eût été plus prononcé que dans le premier ; mais il eût été également dicté par un sentiment dont j’étais loin de supposer que vous eussiez à vous plaindre. Puisque je me suis trompé, je n’ai plus aucun motif de continuer, je n’en ai plus que de me taire ; et je vous serais obligé si vous vouliez en prévenir M. Amaury[21].

Acceptez mes excuses et mes regrets d’avoir si mal rempli votre attente ; et croyez qu’à tout évènement, et malgré toutes les apparences, je ne cesserai de vous rendre justice, et d’avoir pour vous une affection dont j’aurais aimé que vous ne doutassiez pas, mais qui est indépendante même de votre manière de sentir à mon égard. »


A cette lettre de Fauriel, Villers répondit aussitôt :

« Ce n’est point de votre bienveillance et de l’amitié personnelle que vous m’accordez, mon cher Fauriel, que j’ai jamais douté ; mais j’avoue que j’ai été affecté, dans l’explication que nous eûmes chez vous, un matin, de vous voir m’accuser, avec une très grande vivacité, de déprécier gratuitement la France, de relever outre-mesure l’Allemagne, etc. Ce n’est pas, comme vous le dites, une partialité peu philosophique qui me fait incliner pour la culture morale et intellectuelle de l’Allemagne protestante. C’est, j’ose le dire, un sentiment de préférence très motivé, fondé sur dix ans d’études et d’observations. Si vous connaissiez mieux les bases de ma conviction, si nous avions vécu davantage ensemble vous trouveriez peut-être quelque chose de plus noble et de plus raisonnable que ce qu’on a coutume de désigner par l’odieux nom de -partialité. Convenez qu’il a dû être pénible pour moi de les voir ainsi méconnaître par vous, que j’avais cru plus capable que personne de les apprécier.

« Quant à l’extrait que vous avez commencé de mon ouvrage dans la Décade, et dont je suis très loin d’être mécontent, je vous prie sincèrement de vouloir bien le continuer. Je vous ai fait une observation sur le code prussien, au sujet duquel vous aviez pris le change, — une autre au sujet de l’orientalisme des théologiens protestans, sur lequel vous preniez aussi le change[22]. Mais que cela ne change rien au reste de votre travail. — Vous m’avez dit, il est vrai, en termes fort clairs, que vous croyez beaucoup moins que moi à l’influence de la Réformation. J’y croyais aussi beaucoup moins, quand j’ai commencé à l’étudier sérieusement, et j’imagine qu’alors j’aurais nié et traité de chimère ce qu’on m’aurait dit à ce sujet. Ce n’est qu’en y regardant de très près, et en remontant à toutes les sources, que s’est découverte à mes yeux toute la fertilité de ce grand évènement, qui a occupé presque exclusivement les cabinets et les têtes pensantes de l’Europe entière, depuis 1520 jusqu’en 1648. — Il se fait de la besogne, pendant cent vingt-huit ans d’activité ; mais, deux ou trois siècles après, on le perd de vue. — Adieu. — Ne pensez pas qu’il y ait rien de changé dans mon attachement et mon estime pour vous. »


Villers, dans cette discussion, n’était pas en reste, on le voit, de raisons plausibles : il avait vu de près l’Allemagne, et, s’il en était très préoccupé comme de ce qu’on sait bien, il avait, pour appuyer ses conclusions favorables, une série de faits positifs. Fauriel se tenait au point de vue plus général et plus philosophique ; Villers entrait davantage dans la donnée protestante et la croyait fertile en résultats, de tout genre, comme elle l’a été en effet au-delà du Rhin. Il avait été très frappé de la force des études religieuses, et de ce que produisait de lumières historiques cette critique circonscrite et profonde, appliquée aux textes sacrés. C’est en ce sens qu’il attribuait à l’orientalisme biblique des théologiens protestans plus de portée et plus d’effet que Fauriel n’avait consenti d’abord à en reconnaître :


« Dévoiler par la plus savante critique les secrets de l’histoire, de la chronologie, de la culture, de l’état politique, moral, religieux, des peuples et des lieux où s’est passée la scène des évènemens de l’Ancien Testament, voilà, lui disait Villers, la tâche qu’ils ont rempile, et qui est un peu plus intéressante que vous ne semblez le croire. Vous en penseriez, sans nul doute, autrement si vous aviez, par exemple, sous les yeux l’Introduction à l’Étude de l’Ancien Testament, par Michaëlis de Gottingue, ou les travaux d’Eichhorn le même objet, ou les dix volumes de sa Bibliothèque orientale, ou que vous eussiez assisté à un cours de critique sur Jérémie par le vieux Schnurrer de Tubingue… »


Viliers était initié à cette forme de doctrine et à cette méthode d’outre-Rhin qui, pour arriver à des résultats purement philosophiques, tels que les a vus sortir notre siècle, devait passer graduellement par les lentes stations d’une exégèse successive ; il appréciait ce mélange indéfinissable de rationalisme et de foi, de hardiesse scientifique et de réserve sincère, qui s’est maintenue si long-temps en équilibre dans ces têtes pensantes, qui n’aurait pas subsisté un quart d’heure chez nous, et dont l’exemple le plus élevé s’est rencontré avec une admirable mesure dans la personne de Schleiermacher.

Fauriel, dans cette discussion avec Villers, reprend d’ailleurs ses avantages par la justesse et la précision des critiques qu’il dirige aux endroits essentiels. En même temps nous le saisissons bien exactement dans son progrès d’esprit, dans sa marche propre, tenant encore par ses racines au XVIIIe siècle, et lui qui va devenir si historique de méthode, et qui l’est déjà, nous le surprenons quelque peu idéologue encore jusque dans l’appréciation de l’histoire. Fauriel a eu cela de particulier et d’original, nous ne saurions assez le rappeler, qu’issu du pur XVIIIe siècle et comme en le prolongeant, il a rencontré et entamé presque toutes les recherches neuves du XIXe, sans avoir dit à aucun jour : Je romps. Assez d’autres, sur le devant de la scène, se hâtent d’emboucher la trompette en ces heures de renouvellement, et s’écrient avec fanfares à la face du soleil :

Alter ab integro saeclorum nascitur ordo !


Fauriel disait moins, tout en faisant beaucoup. En lui les extrémités, les terminaisons de l’âge précédent se confondent, se combinent à petit bruit avec les origines de l’autre ; il y a de ces intermédiaires cachés, qui font qu’ainsi deux époques, en divorce et en rupture à la surface, se tiennent comme par les entrailles.

Dans le critique de Villers, il nous a été possible de reconnaître l’ami de Cabanis. Fauriel eut, en effet, avec Cabanis une de ces liaisons étroites, de ces amitiés uniques, qui font également honneur à l’une et à l’autre des deux ames. On peut dire que les deux hommes peut-être que Fauriel a le plus tendrement aimés furent Cabanis et Manzoni : il y a bien à rêver, comme dirait Mme de Sévigné, sur le rapprochement de ces deux noms.

Cabanis (et je n’entends hasarder ici que mon opinion personnelle) n’est pas encore bien jugé de nos jours ; malgré un retour impartial, on ne me paraît pas complètement équitable. Les plus justes à son égard font l’éloge de l’homme et traitent un peu légèrement le philosophe. Cabanis l’était pourtant ; si je m’en forme une exacte idée autant qu’aucun de son temps et du nôtre ; il l’était dans le sens le plus élevé, le plus honorable et le plus moral, — un amateur éclairé et passionné de la sagesse. Je ne prétends pas le moins du monde, en m’exprimant de la sorte, m’engager de près ni de loin dans l’appréciation d’un système qui a peu de faveur, qui n’en mérite aucune à le juger par certains de ses résultats apparens, et dans lequel on est heureux de surprendre à la fin les doutes raisonnés de Cabanis lui-même : mais ces doutes vraiment supérieurs ne sont-ils pas plus sérieusement enchaînés et peut-être plus considérables qu’on ne l’a dit[23] ? Quoi qu’il en soit, nous devons en toucher quelque chose en passant. Il est un seul aspect par où Cabanis nous importe et nous revient ici, c’est le côté sur lequel nous retrouvons Fauriel agissant, et agissant jusqu’au point de modifier son ami ; car le même esprit qui a exercé de près tant d’action sur les débuts de beaucoup d’hommes distingués de l’âge nouveau a eu l’honneur non moindre d’influer sur l’un des personnages les plus caractéristiques du vieux siècle : il a comme inspiré le dernier mot de Cabanis finissant.

Fauriel avait entrepris une Histoire du Stoïcisme ; il avait amassé dans ce but une quantité de matériaux, et avait sans doute poussé assez avant la rédaction de certaines parties. il ne nous est resté de son projet que des cadres très généraux, des listes de noms et des notes bibliographiques, la masse des autres papiers ayant péri pour avoir été enterrée dans un jardin à la campagne, lors des évènemens de 1814[24]. La Lettre de Cabanis à Fauriel, publiée pour la première fois en 1824 et composée vers 1806, nous apprend quelque chose de plus sur l’esprit généreux de cette entreprise et sur le lien qui la rattachait à la philosophie d’alors. Fauriel, au fond, n’était pas très porté directement à la philosophie pure, à l’idéologie, comme on disait ; il avait le goût du beau, du délicat, surtout des choses primitives ; il avait le sens historique, sa vocation propre était là ; il n’aimait la philosophie que comme une noble curiosité, et il y fut conduit naturellement par ses relations d’Auteuil. Destiné, sans y songer, à être neuf et original en toute recherche, dès qu’il s’occupa de philosophie, il la prit par un côté qu’avaient négligé ses amis et ses premiers maîtres ; il s’adressa historiquement à la plus noble des sectes antiques, l’envisageant comme un acheminement à la sagesse moderne : son idée première était probablement de revenir par l’histoire à la doctrine, à une doctrine plus élevée, impartiale, élargie.

Les philosophes du XVIIIe siècle ignoraient trop en général l’histoire des philosophies, ou ils ne s’en servaient que comme d’un arsenal au besoin, pour y saisir quelque arme immédiate dans l’intérêt de leur propre idée. L’honneur de la philosophie moderne et du mouvement dirige par M. Cousin, c’est d’avoir suscité, d’avoir vivifié cette histoire des philosophies, d’y avoir fait circuler un esprit supérieur d’impartialité et d’intelligence. Cette gloire-là survivra, selon moi, à l’effort, d’ailleurs très noble, du dogmatisme mitigé sous le nom d’éclectisme, ou plutôt l’éclectisme, à le bien prendre, ne serait qu’une méthode et une clé appropriée à ce genre d’histoire. Or placé entre M. Cousin qui allait venir et Cabanis qui touchait au terme, Fauriel fit là ce que nous le verrons faire en toute chose ; il devina et devança le prochain mouvement à sa manière, servant comme de trait d’union avec ce qui précédait ; il tenta d’introduire l’histoire de la philosophie au sein de l’idéologie.

Cabanis eut le mérite de comprendre dans toute sa portée première cette noble tentative et de la favoriser. Homme très instruit, versé dans les langues, lisant le grec et l’allemand, médecin aimant la poésie, et pas trop enfoncé dans la casse et la rhubarbe, comme il le disait de lui-même avec grace, n’étant étranger à aucune branche des connaissances humaines, et de plus sympathique par nature aux meilleures, aux plus douces affections, il répandait sur les matières qu’il traitait une sorte de lumière agréable dans laquelle, indépendamment de l’idée, se combinaient le coloris du talent et le reflet de la bienveillance. Sa Lettre à Fauriel sur les Causes finales respire les plus admirables sentimens et agite les conjectures les plus consciencieuses. Cabanis s’y montre beaucoup plus disposé à l’étude des systèmes antérieurs qu’on ne l’était généralement au XVIIIe siècle et autour de lui ; il est loin de prendre en pitié ces tâtonnemens de l’esprit humain, il semble qu’en cela l’esprit historique de Fauriel l’ait déjà gagné :


« Vous savez mieux que moi, mon ami, lui dit-il, combien de lumières jette sur l’histoire des nations et de l’esprit humain l’étude philosophique des cosmogonies et des théogonies. Il ne serait même pas déraisonnable d’affirmer que l’histoire proprement dite des différentes époques est moins instructive que leurs fables… Gardons-nous de croire avec les esprits chagrins que l’homme aime et embrasse l’erreur pour l’erreur elle-même ; il n’y a pas, et même il ne peut y avoir de folie qui n’ait son coin de vérité, qui ne tienne à des idées justes sous quelques rapports, mais mal circonscrites et maillées à leurs conséquences[25]. »


En ce qui concerne le stoïcisme, Cabanis ne fait en quelque sorte, dans cette lettre, que poser la doctrine d’un stoïcisme moderne plus perfectionné, et traduire, interpréter dans le langage direct de la science, et sous forme de conjectures plus ou moins probables, les conceptions antiques de cette respectable école sur Dieu, sur l’ame, sur l’ordre du monde, sur la vertu. Dans ce portrait idéal du sage, tel qu’il le présente, les stoïciens modernes différeraient pourtant des anciens, dit-il, sur quelques points :


« Par exemple, ils ne regarderaient pas toutes les fautes comme également graves, tous les vices comme également odieux. Ils croiraient seulement que les vices sont très souvent bien voisins l’un de l’autre, et que l’habitude des fautes dans un genre nous conduit presque inévitablement à d’autres fautes, qui ne paraissent pas, au premier coup d’œil, avoir de liaison avec elles. »


Mais il s’élève à une éloquence véritable, à celle où le cœur et la pensée se confondent, lorsqu’il ajoute dans le ton de Jean-Jacques :


« Il n’est pas possible de dire avec les stoïciens que la douleur n’est point un mal. La douleur n’est pas sans doute toujours nuisible dans ses effets ; elle donne souvent des avertissemens utiles, elle fortifie même quelquefois les organes physiques, comme elle imprime plus d’énergie et de force d’action au système moral ; mais elle est si bien un mal réel par elle-même qu’elle est contraire à l’ordre de la nature, qu’elle annonce une altération de cet ordre, et souvent son entière destruction dans les êtres organisés Si la douleur n’était point un mal, elle ne le serait pas plus pour les autres que pour nous-mêmes ; nous devrions la compter pour rien dans eux comme dans nous ; pourquoi donc cette tendre humanité qui caractérise les plus grands des stoïciens, bien mieux peut-être que la fermeté et la constance de leurs vertus ? O Caton ! pourquoi te vois-je quitter ta monture, y placer ton familier malade, et poursuivre à pied, sous le soleil ardent de la Sicile, une route longue et montueuse ? O Brutus ! pourquoi dans les rigueurs d’une nuit glaciale, sous la toile d’une tente mal fermée, dépouilles-tu le manteau qui te garantit à peine du froid pour couvrir ton esclave frissonnant de la fièvre à tes côtés ? Âmes sublimes et adorables, vos vertus elles-mêmes démentent ces opinions exagérées, contraires à la nature, à cet ordre éternel que vous avez toujours regardé comme la source de toutes les idées saines, comme l’oracle de l’homme sage et vertueux, comme le seul guide sûr de toutes nos actions ! »


Une telle page en apprend beaucoup, ce ne semble, sur Cabanis et sur Fauriel ; elle nous montre en quel sens celui-ci, lors même qu’il eut abandonné ces recherches de sa jeunesse, pu demeurer toujours stoïcien au fond, mais stoïcien compatissant et sensible, un stoïcien orné de bienveillance, voilé de scepticisme, et d’une teinte très adoucie.

J’aime à me figurer, pour tout comprendre que, presque au même moment où il interrogeait son ami Cabanis sur la grande question des causes premières, il était ou il allait être lui-même discrètement touché par son ami Manzoni à cet endroit délicat de la croyance religieuse. Mais n’anticipons point ici sur cette autre liaison si à part et qui viendra en son lieu.

La Lettre de Cabanis à Fauriel sur les Causes finales peut être signalée comme le premier symptôme d’un changement prochain dans la manière d’envisager ces hautes questions : une ère nouvelle se prépare ; un germe d’impartialité vient de naître jusqu’au cœur même de la doctrine rigoureuse ; au lieu de l’aigreur habituelle et de la sécheresse négative qui accueillaient trop souvent ces mystérieux problèmes, voilà qu’il arrive des allées d’Auteuil comme un souffle plus calme et bienfaisant ; c’est une parole lente et circonspecte, révérente jusque dans ses doutes, et qui monte autant qu’elle peut, d’un effort sincère. Honneur à Fauriel pour avoir provoqué l’effort !

Fauriel, lorsqu’on l’interrogeait sur Cabanis, n’en parlait jamais que comme de l’homme le plus parfait moralement qu’il eût connu. Dans les derniers temps de sa vie, Cabanis avait quitté Auteuil pour habiter la campagne près de Meulan, c’est-à-dire non loin de la Maisonnette ; ce voisinage resserra encore les liens. Avant même de s’établir au hameau de Rueil, Cabanis était souvent à Villette, chez son beau-père, M. de Grouchy : « Oui, venez voir nos riches prairies, écrivait-il de là à Fauriel au printemps de 1804, nos blés admirables, notre verdure aussi riche que fraîche et riante. Les insectes qui bourdonnent appellent la rêverie et invitent à un calme heureux. Ceux qui carillonnent ailleurs ne produisent pas toujours le même effet. » Lorsque Cabanis mourut en mai 1808, ce fut une profonde douleur pour Fauriel ; il avait d’abord eu le projet de payer à son ami sa dette dans une notice étendue, mais ce trop grand désir de la perfection qu’il portait en toutes choses, qu’il eût porté surtout en un sujet si cher à son cœur, et aussi l’excès de sa sensibilité, s’y opposèrent ; il finit même par se détourner peu à peu des études philosophiques auxquelles le souvenir de cette perte se mêlait trop étroitement. Bien des années après, M Daunou, au moment de sa mort, préparait une biographie développée de Cabanis, qu’il n’a pas eu le temps d’écrire. Cette lacune n’a donc pas été remplie, et la tradition s’est rompue avant que l’esprit en ait pu être fixé par un héritier fidèle dans le portrait du sage. Benjamin Constant écrivait de Suisse à Fauriel, le 22 juillet 1808 :


« Je me suis informé souvent de vous cet hiver. J’ai espéré plusieurs fois, d’après ce qu’on me disait, que vous viendriez à Paris, et je comptais au moins vous rencontrer à une triste cérémonie, où j’aurais bien sincèrement mêlé mes regrets aux vôtres. Je conçois que la perte de Cabanis, qui aurait été dans tous les temps une juste cause d’affliction pour ses amis, vous ait été doublement sensible, dans un moment où les hommes de cette espèce semblent disparaître de la terre. A peine aperçoit-on encore quelques débris de cette classe qu’assurément la génération qu’on forme et qu’on veut former ne remplacera pas. »


Pour exprimer cette fleur de bonté, de douceur et d’affection qu’il avait reconnue dans l’ami de son ami, Manzoni ne trouvait rien de mieux qu’un mot qui dit tout et plus que tout : parlant de lui avec Fauriel, il l’appelait cet angélique Cabanis.

Beaucoup moins intimement et moins tendrement uni à M. de Tracy qu’à son cher Cabanis, Fauriel entretint pourtant avec l’éminent auteur des Elémens d’Idéologie de sérieux et fréquens rapports, très cimentés de confiance et d’estime. Je n’oserais affirmer que la Lettre de Cabanis sur les Causes finales n’ait pas un peu mécontenté M. de Tracy, comme une excursion beaucoup trop indulgente et presque compromettante dans la région de la conjecture. Dans sa dissidence avec Villers, Fauriel se tint plus strictement rapproché de la droite ligne idéologique et de l’ordre d’objections qui s’y appuyaient ; il dut satisfaire M. de Tracy. Celui-ci montra de tout temps une grande confiance dans les lumières et les conseils du jeune ami de Cabanis, et il y recourut plus d’une fois ; il prenait un grand intérêt aussi à l’achèvement de cette histoire des stoïciens qui ne devait jamais voir le jour, et que ce démon de la procrastination[26], trop cher à l’auteur, se réservait finalement de nous dérober. Ayant confié à Fauriel le manuscrit de son traité d’économie politique ou de la Volonté, M. de Tracy lui écrivait ces lignes bien honorables pour tous deux :


« … Avant de me remettre à travailler, j’ai besoin de savoir positivement si je dois tout jeter au feu et m’y reprendre d’une autre manière, moins méthodique peut-être, mais plus pratique. C’est de vous, monsieur, et de vous seul, que je puis espérer ce bon avis, et cela me fera risquer de vous envoyer ce fatras à la première occasion. Au reste, usez-en bien à votre aise et commodité. Prenez-le, lisez-le ; dites-moi sincèrement si vous n’avez pu l’achever. C’est ce que je crains ; car je ne crains pas trop que vous ne trouviez pas qu’au fond cela est vrai. Sur toutes choses que ce soit absolument vos momens perdus. S’ils n’y suffisent pas, cela ne vaut rien ; car vos momens perdus valent mieux que ceux employés par bien d’autres. Et surtout encore que cela ne dérobe pas un seul instant à vos chers stoïciens. J’en suis bien plus empressé que de tout ce que je peux jamais rêver. Oh ! que c’est un beau cadre ! et que ce sera un beau tableau, quand vous y aurez mis vos idées ! Cela fera bien du bien ; à qui ? A un monde qui n’en vaut guère la peine, d’accord ; mais nous n’en avons pas d’autre ; et il n’y a moyen d’y exister qu’en rêvant à le rendre meilleur. Il n’y a que quelques êtres comme vous qui me raccommodent avec lui. (Et en post scriptum :) Ma tête est bien mauvaise ; c’est par elle que je commence à médire de tout ce que je vois. »


M. de Tracy, le solitaire d’Auteuil, comme il s’intitulait volontiers depuis le départ de Cabanis, éprouvé en ces années par des pertes cruelles, était lui-même sujet à de longs accès de découragement ; on aime à surprendre ces natures philosophiques sous un jour affectueux et attendri. Annonçant à Fauriel son Commentaire sur Montesquieu, qui n’était qu’une occasion pour lui, disait-il, d’agiter une foule de questions, il écrivait encore avec une grace aimable, mais cette fois avec une certaine verdeur d’espérance :

« Je voudrais surtout ne pas me croiser avec vous ; mais, puisque vous dépendez d’évènemens lointains, je pense toujours que le mieux est de vous aller chercher. Je risquerai de vous parler beaucoup de Montesquieu ; car dans un gîte on rêve, et vous m’y avez encouragé. C’est pour moi le voyage de Rome. J’y profite peu ; mais c’est une façon de jouir que de voir combien les hommes ordinaires de notre temps, tant maudit et même avec justice, voient nettement de bonnes choses que les hommes supérieurs d’un temps très peu ancien ne voyaient que très obscurément. Cela me fait enrager d’être vieux. Il vaudrait mieux s’en consoler ; mais chacun tire de ses méditations le fruit qu’il peut ; et cela dépend de l’arbre sur lequel elles sont greffées. Le mien est bien sauvageon ; celui de l’amitié est le seul qui porte des fruits toujours doux, disent les Orientaux, et ils ont raison. »


Ne croit-on pas sentir sous ce ton un peu bref, un peu saccadé, et à travers ce sourire du grondeur, le contraste d’un esprit ferme et même rigoureux qui s’allie avec la sensibilité de l’ame ?

Au sein de tant de relations si fructueuses pour l’intelligence comme pour le cœur, au milieu des profonds travaux de divers genres que Fauriel poursuivait et qui bientôt vinrent tous concourir et aboutir dans sa pensée à l’histoire, un premier épisode littéraire se détache, la traduction de la Parthénéide de Baggesen, qu’il publia en 1810. Pour l’ensemble de ses études secrètes, Fauriel n’avait à suivre que sa pente naturelle et l’inspiration même qui lui venait, lente et puissante, en présence des choses ; mais, pour se décider à mettre la dernière main et à publier, il lui fallait presque toujours le stimulant de circonstances accidentelles et le désir surtout de complaire à l’amitié. C’est ainsi qu’il fit plus tard en introduisant parmi nous les deux tragédies de Manzoni ; c’est ainsi qu’il fit d’abord pour la Parthénéide de Baggesen.

Cette traduction, précédée d’un Discours préliminaire très remarquable, parut, après bien des retards et des ajournemens, dans l’été de 1810 ; c’est le seul ouvrage proprement dit que Fauriel ait publié.avant l’époque de la restauration, et, fidèle à son rôle modeste, il le publia sans même se nommer. L’introduction pourtant mérite de Compter dans l’histoire de la critique littéraire en France.

L’auteur de cette Parthénéide ou Parthénaïs, Baggesen, poète danois des plus distingués, l’avait composée en allemand et avait su heureusement lutter en cette langue étrangère avec la Louise de Voss, avec l’Hermann et Dorothée de Goethe ; son charmant poème donnait la main aux leurs pour compléter le groupe pastoral. Baggesen était personnellement un caractère plein de saillie, d’imprévu, et d’une bizarrerie qui ne devait pas déplaire ; il avait parfois dans l’esprit une gaieté très originale qui contrastait avec ses tourmens perpétuels et ses mésaventures réelles ou imaginaires. Il passait volontiers de l’exaltation au découragement ; tantôt les calamités de son pays, tantôt ses gênes domestiques, ou même des riens et ce qu’on appelle les mille petites misères de la vie humaine le jetaient dans des abattemens extrêmes, d’où il se relevait tout d’un coup avec vivacité. Il aimait beaucoup la France, et sa femme était Française ou du moins Génevoise. Il était venu à Paris dans sa première jeunesse, il y revint à l’époque du Consulat et fut accueilli avec cordialité dans les cercles d’Auteuil et de la Maisonnette. Un jour qu’il se lamentait de n’avoir pu se loger l’été à Saint-Germain à portée de Meulan, il écrivait à Fauriel, après une page toute de doléances, ce correctif aimable qui nous le peint naïvement :


« N’allez pourtant pas croire, mon bien aimable ami, que ces maux soient sans remède, et ne vous attristez point trop, en oubliant de rabattre tout ce que mon imagination fiévreuse ajoute au mal réel. Je suis toujours plus à plaindre que je ne suis malheureux[27] ; mais cela, doit consoler l’ami qui voit plus loin, car, sachant une fois pour toutes que je mesure tout avec une aune essentiellement fausse, il doit se défier de mon calcul. En vérité je ne l’ai jamais trouvé juste que pour moi-même. Plaignez-moi donc, mais ne vous inquiétez pas… Jouissez, excellent homme ! jouissez doublement de la campagne cet été prenez-en ma part afin que je puisse me dire qu’elle n’est pas perdue. »


Baggesen avait fini pourtant par trouver à se loger près de Marly ; du premier jour il avait baptisé son habitation nouvelle du nom de Violette, et il s’était hâté de donner cette adresse de son invention à ses amis ; mais les lettres qu’on lui adressait (c’était tout simple) ne lui parvenaient pas :


« Je ne comprends point (écrivait-il à Fauriel d’un ton qui fait bien sentir son genre d’humour) comment les lettres dont vous me parlez ne me sont pas parvenues. Le facteur de Marly m’en a trop apporté dès le commencement pour ne pas me connaître… Le nom de Violette n’y fait rien ; c’est Marly-la-Machine qui décide, qui depuis long-temps ne s’appelle plus Marly-le-Roi, et qui n’est pas encore appelé Marly-l’Empereur. Continuez toutefois d’omettre la Violette pour l’avenir ; ce n’était naturellement qu’un badinage de ma part de vous donner cette adresse, une mauvaise plaisanterie, si vous voulez, en pensant à Villette[28], d’où je m’imaginais que vous pourriez de temps en temps dater vos lettres. J’aime d’ailleurs les noms propres ; j’ai toujours été bien aise de porter un nom à moi, et je ne saurais vous dire combien de plaisir il me fait que personne ne s’appelle Fauriel, hors mon ami… Pour ce qui regarde ma Violette, j’y renonce dès à présent dans tous les actes publics, mais rien au monde ne m’y fera renoncer dans les cas privés. Je dirai là-dessus comme disait certain évêque : « En public, madame, « vous serez obligée de m’appeler monsieur, mais en particulier vous pouvez « m’appeler monseigneur. N’ai-je pas fait planter une quantité innombrable de violettes au pied de la butte que je viens de faire moi-même dans le jardin, uniquement pour justifier ce nom ? Et n’ai-je pas daté toutes les lettres que j’ai écrites depuis un mois, de Violette, par cette même raison ? Il est vrai que jusqu’à présent il n’y a que vous, Mme de C…, ma femme et moi, qui sachions ce nom ; mais mes trois fils grandissent et le sauront un jour, mon meilleur ami M… le saura, et puis la postérité ; c’est tout ce qu’il me faut. Les violettes craignent le grand jour ; c’est au sein de l’amour, de l’amitié et de la poésie qu’elles se cachent. »


Fauriel s’était épris tout d’abord du poème de la Parthéneide et s’était dit de le traduire ; mais il y avait des difficultés plus grandes qu’on ne le supposerait aujourd’hui, à risquer cette traduction devant un public très dédaigneux de goût et très en garde sur le chapitre des admirations étrangères. Fauriel fit là ce qu’on le vit renouveler depuis en d’autres circonstances il s’associa à l’auteur même qu’il interprétait, entra intimement dans l’esprit du poème, dans le goût inhérent aux deux poésies et aux deux langues qu’il s’agissait de concilier, provoqua des changemens dans l’ouvrage original pour une future édition, et se fit pardonner auprès du poète ami, qu’il voulait avant tout servir, ses conseils judicieux de remaniement, ou, qui plus est, ses propres retouches exquises et délicates. Mais qu’ai-je dit pardonner ? L’excellent Baggesen n’en était pas là avec lui, et il le suppliait, bien au contraire, d’en agir de la sorte, il le lui répétait chaque jour avec une vivacité et une sincérité intelligente, qui prouve autant pour son esprit que pour son cœur :


« Mais que je vous dise au moins à la hâte (lui écrivait-il) un petit mot sur l’extrême plaisir que m’a fait votre annonce de la traduction du premier, deuxième et quatrième chant de la Parthénaïs, et surtout votre raisonnement sur la méthode que vous avez adoptée, et sur la manière dont vous pensez continuer ce travail généreux. Je brûle d’impatience de lire ce commencement, sûr de la satisfaction la plus complète. Je ne doute nullement, mon cher Fauriel, que votre traduction, en vous permettant toutes les libertés que vous demandez, ne devienne la meilleure possible, et que, si l’original est un ouvrage manqué, la traduction au moins ne soit un chef-d’œuvre Rendez-moi comme vous me sentez, c’est-à-dire bien plus beau que je ne suis… »


Et encore :


« Moi, mon cher ami, je ne vous demande qu’une chose, comme à mon traducteur, c’est de ne pas l’être dans le sens ordinaire, mais dans le sens réel, c’est-à-dire de rendre l’ame et non pas le corps de mon ouvrage. Dites les choses, non pas comme je les ai dites, mais comme vous auriez voulu les dire, pour qu’elles deviennent effectivement, non pas les mêmes, mais plus belles. En un mot, coulez ma matière, fondue par la chaleur de votre sentiment, dans la forme de votre goût[29]. Plus vous me changerez, pour ce qui regarde la façon, plus je serai charmé, car vous ne me donnerez par là que plus de graces. Ce n’est pas moi qui parle, c’est la petite Parthénais, jalouse de paraître un peu comme il faut dans le beau monde de Paris. »


Il y avait même des momens où la reconnaissance exaltée de Baggesen allait plus loin, et où, ravi des conseils si appropriés de son ami, il voyait déjà en lui un poète, que sais-je ? un poète épique, un des maîtres et des rois prochains de l’idéal ; mais il suffisait à Fauriel, pour remplir ici tout son office, d’être un critique éminent, le plus ingénieux et le plus sagace.

Son Discours préliminaire tranche nettement sur tous les livres de rhétorique antérieurs et sur les traités jusqu’alors connus en France. Il se montre d’abord philosophe dans la classification des divers genres poétiques ; il les distingue et les range, non d’après la considération de leur forme extérieure, mais d’après une analyse directe de la nature des choses qu’ils expriment, et de l’impression surtout qu’ils produisent. C’est, on le sent, un critique littéraire né d’une école philosophique, d’une école déjà plus psychologique qu’idéologique, c’est un critique au vrai sens d’Aristote, qui parle chez nous pour la première fois. En même temps, à la définition délicate qu’il donne de l’idylle, à la peinture complaisante et suave qu’il en retracé, je crois retrouver, à travers l’écrivain didactique, l’homme heureux et sensible, l’hôte de la Maisonnette et l’amant de la nature. Il poursuit ingénieusement l’identité de l’idylle sous la diversité des formes ; il se plaît même à la ressaisir, agrandie et ennoblie, jusque dans le cadre des épopées. A certains traits mâles dont il la relève, à ces horizons plus étendus qu’il lui ouvre, à cet âge d’or, domaine du genre, qu’il reporterait volontiers en avant, et qui peut-être, dit-il, est plus chimérique encore dans le passé que dans un avenir indéfini, on croit reconnaître comme de loin l’ami de Cabanis et le partisan, celui qui l’a été ou qui voudrait l’être, du système de la perfectibilité. Les analyses détaillées de la Louise de Voss et de l’Hermann et Dorothée de Goethe respirent la douceur des modèles et sont de gracieux tableaux. On voudrait seulement plus de rapidité dans l’ensemble du discours, et hâter par momens la marche de l’écrivain circonspect, qui ne fait grace d’aucun des préparatifs et des appareils de sa pensée. Même lorsqu’on a pour soi la raison, il y a tout lieu d’aller plus vite en France.

Le critique-traducteur peut nous paraître indulgent pour certaines fictions de la Parthénéide, pour cet emploi de la mythologie grecque et des formes homériques dans un sujet tout moderne et tout bourgeois ; mais, s’il plaide par des raisons plus ingénieuses que persuasives en faveur de quelques singularités trop évidentes de son auteur, il n’exagère en rien, du moins la valeur générale de l’œuvre ; il fait bien ressortir à l’avance le caractère tout aimable et virginal du poème, la fraîcheur d’imagination qu’il suppose, même de la part du lecteur. Et puis il y a dans l’épopée idyllique de Baggesen plus que de la grace, plus que des images riantes ; il y a par momens de la grandeur. Le sujet n’est autre, comme on sait, que le pèlerinage de trois jeunes filles, de trois sœurs, à travers l’Oberland jusqu’à la montagne de la Vierge, ou l’Iung-Frau. Elles ont pour guide dans cette tournée un jeune étranger, Norfrank, à qui leur père les a confiées. Or, entre autres conceptions plus ou moins heureuses dans leur singularité, le poète a imaginé à un certain moment de personnifier et de figuerer le Dieu du Vertige, gardien des hautes cimes. Cette fiction remplit tout le chant VII du poème ; elle est d’une énergique et sauvage beauté. Ginguené, peu suspect de germanisme, déclare « qu’on ne balancera sans doute pas à la nommer admirable quand elle aura quelques siècles de plus[30]. » Fauriel la compare très justement à celle du géant Adamastor chez Camons. — La peinture, du Dieu de l’Hiver, dont Baggesen place le trône au-dessus de tous les glaciers des Alpes, offre aussi de ces traits de vigueur austère qui n’appartiennent qu’aux poètes supérieurs.

Lorsqu’après des années on mettait Fauriel sur le compte de la Parthénéide et sur ce que la fable de Baggesen avait d’étrange, de bizarre même et de difficilement admissible pour l’imagination, il en convenait volontiers, mais il ajoutait : « Le premier il m’a donné le sentiment des Alpes. »

Le succès de cette publication ne laissa pas d’être assez vif dans le public d’élite auquel s’adressait le traducteur. On vient de voir ce qu’en a dit Ginguené. Quelques Italiens surtout se montrèrent charmés de cette poésie du Nord qui se présentait, cette fois, si brillante, si nette de contours et si fraîchement dessinée. Charles Botta écrivait de Paris à Fauriel qui jouissait du lendemain de son idylle aux champs :


« 6 juin 1810. J’ai été très occupé, malade, et par-dessus tout cela bien inquiété par des tracasseries de ce bas monde. Heureusement que je me réfugiais avec M. Baggesen et vous sur le Mont de la Vierge, et là, oubliant tous les soucis terrestres, j’éprouvais un bonheur inespéré et pour ainsi dire céleste. C’est pour le coup que je crois aux affinités : vous avez rencontré des beautés pures et presque angéliques, vous avez été attiré vers elles, vous les avez saisies, vous en avez été pénétré et nous les avez rendues avec le ton et le style qui leur conviennent. Que vous êtes heureux d’avoir conservé intacte, et j’allais presque dire rugiadosa, cette fleur de l’imagination[31]. »


Monti, en retour de la Parthénéide, envoyait de Milan à Fauriel le second volume de son Iliade, et lui faisait demander son jugement de connaisseur expert en toscan. Manzoni enfin, qui avait passé avec sa mère plusieurs saisons en France dans l’intimité de Fauriel et des hôtes de la Maisonnette, l’aimable Manzoni, réinstallé à Milan, adressait A Parténéide une pièce de vers allégoriques dans le genre de son Urania, et il semblait se promettre de faire en italien ou une traduction ou quelque poème analogue sur ses montagnes. Voici un passage dans lequel il exprime l’impression vive qu’il ressentit lorsque la belle Vierge lui fut présentée par son second guide, par ce cher Fauriel, qui la lui amenait par la main. Manzoni nous pardonnera d’arracher à l’oubli ces quelques vers de sa jeunesse, ce premier jet non corrigé (non corretto, est-il dit en marge), il nous le pardonnera en faveur du témoignage qu’il y rend à son ami :

… Col tuo secondo duca
Te vidi io prima, e de le sacre danze
O dimentica o schiva ; e pur si franco,
Si numeroso il portamento, e tanto
Di rosea luce ti floriva il volto,
Che Diva io ti conobbi, e t’adorai.
Ed ei si lieto ti ridea, si lieta
D’amor primiero ti porgea la destra,
Di si fidata compagnia, che primo
Giurato avrei che per trovarti ei l’erta
Superasse de l’Alpe, ei le tempeste
Affrontasse del Tuna, e tremebondo
Da la mobil Vertigo e da l’ardente
Confusion battuto in sul petroso
Orlo giacesse. Entro il mio cor fean lite
Quegli avversarj che van sempre insieme
Riverenza ed Amor : ma pur si pio
Aprivi il riso, e non so che di noto
Mi splendea ne’ tuoi guardi, che Amor vinse,
E m’appressai securo. E quel cortese
Di cui cara l’immago ed onorata
Sarammi, infin che la purpurea vita
M’irrigherà le vene, a me rivolto,
Con gentil piglio la tua man levando,
Fea d’offrirmela cenno. Ond’ io piu baldo
La man ti stesi…

La première fois que je te vis, c’était avec ton second guide, tu avais oublié ou tu dédaignais les danses sacrées, et pourtant ta démarche était si aisée et si pleine de nombre, ton visage rayonnait d’une si rose lueur, que je te reconnus aussitôt déesse, et que je t’adorai. Et lui, il te souriait avec tant de joie et de bonne grace, il te tendait, comme en gage du premier amour, une main si tendre et si fidèle, que j’aurais juré que c’était lui d’abord qui, pour te trouver, avait gravi la rampe escarpée de l’Alpe, lui qui avait affronté la tempête du lac de Thoun, et qui, tout tremblant du vertige et le front battu de l’ardent tourbillon, était tombé à la renverse sans connaissance au bord de l’abîme[32]. Au dedans de mon cœur, en te voyant, je sentais aux prises ces deux adversaires qui vont toujours ensemble, le Respect et l’Amour ; mais pourtant ton sourire était si clément ; et je ne sais quoi de connu me luisait si doucement dans tes regards, que l’Amour l’emporta, et que je m’approchai plein de confiance. Et cet aimable guide, ce courtois ami, dont l’image me sera toujours chère et honorée tant que la vie à flots de pourpre arrosera mes veines, se tournant vers moi, et soulevant gracieusement ta main qu’il tenait, faisait le geste de me l’offrir. Je m’enhardis alors, et je tendis la main… »


L’amitié, avec les ans, restera toujours la même ; elle continuera de mûrir entre les deux amis, et acquerra plutôt, en vieillissant, des saveurs croissantes, des qualités plus consommées. Mais il n’est qu’un âge où il lui soit donné de se montrer, pour ainsi dire, dans cette grace pudique et avec cette noble rougeur au front, âge aimable et rapide, véritablement le seul où, selon le beau mot du poète, la vie à flots de pourpre arrose nos veines !

Nous aurions trop à dire si nous voulions épuiser, ou simplement énumérer en détail les autres travaux et les autres relations de Fauriel durant ces années de l’Empire qui furent pour lui si remplies et si fécondes. Il n’est presque aucune voie d’études et de connaissances dans laquelle nous ne puissions saisir sa trace cachée, mais profonde, mais certaine. On vient de l’entrevoir un maître plein d’autorité en littérature et en diction italienne ; il s’exerçait à composer dans cet idiome des sonnets dont Manzoni était le confident ; il remontait aux plus anciens auteurs toscans, Fra Guittone, Guido Cavalcanti, Cino di Pistoia, et autres devanciers ou contemporains du Dante, et en ramassait les pièces rares. Ginguené, qui publiait vers cette époque son Histoire littéraire d’Italie, recevait de lui des indications érudites et ne pouvait espérer de juge plus compétent ni plus bienveillant[33]. Micali, dans le même temps (1813), s’en remettait à lui pour qu’il voulût bien surveiller et annoter la traduction française de son ouvrage (l’Italie avant les Romains[34]) - La langue et la littérature grecque lui étaient familières ; ses travaux sur le stoïcisme l’y avaient introduit très directement, et il devait, avant de publier ses Chants populaires de la Grèce moderne, s’y perfectionner encore. On le trouve, dès 1803, reconnu helléniste par Boissonade, et surtout en relation étroite avec les Grecs modernes les plus instruits, Mustoxidi, Basili ; ce dernier lui parlait de « notre bon ami Coray qui vous aime et vous estime infiniment. » - L’étude du sanscrit l’avait de bonne heure tenté ; il s’y était appliqué l’un des premiers en France. M. Hamilton, Anglais qui avait long-temps résidé dans l’inde, et que la rupture de la paix d’Amiens retenait prisonnier chez nous, était peut-être le seul homme alors sur le continent qui sût le sanscrit : il l’enseigna d’abord à M. de Chézy, à Frédéric Schlegel et à Fauriel lui-même. L’étude de l’arabe sous M. de Sacy n’en souffrait pas ; Fauriel était arrivé à lire avec sûreté la poésie dans ces deux langues. N’est-il pas piquant d’ajouter encore qu’il profitait de son séjour aux champs pour cultiver la botanique, amasser des collections de plantes, et qu’il faisait volontiers, en compagnie de son ami, M. Dupont, « des excursions cryptogamiques à Meudon, lieu chéri des mousses ? » La même sagacité qui le dirigeait dans les recherches historiques primitives, il la portait dans ces investigations d’histoire naturelle ; nous pourrions, si l’on nous pressait, fournir des preuves Mais ce qu’il devient essentiel de bien saisir et d’indiquer pour ne pas nous perdre dans multiplicité de détails et de diversions, dont peut-être il n’a pas triomphé toujours au dehors, c’est que, dès 1810 ou même auparavant., toutes ses études secrètes, ses prédilections croissantes, se rapportaient de plus en plus dans sa pensée à l’histoire, aux origines, de l’histoire moderne sur le sol du Midi et au berceau de la civilisation provençale. M Guizot, en juin 1811, lui écrivant de Nismes, où il était retourné passer quelque temps, lui demandait des nouvelles de son Dante et de ses troubadours comme d’un travail déjà fort entamé, et le pressait avec intérêt d’entrer avec lui dans quelques développemens là-dessus.

Avant de clore cette première partie, tâchons de bien fixer nous- même notre idée, de bien dégager celle de Fauriel, d’atteindre à l’unité profonde et définitive qui était en lui, et que son œuvre, en effet, ne semble pas accuser suffisamment Fauriel fut amené, par l’étude des littératures, des philosophies, des langues, par l’étude de l’arabe comme par la lecture du Dante, par tous les points à la fois, à sentir la différence qu’il y a entre la société moderne et l’ancienne. Savant original et sagace, érudit philosophe comme il n’y en avait pas eu encore de semblable en France, remettant tout en question et reprenant les racines de toutes choses, il passe des années à préparer, à fouiller, à creuser ; il sonde les sources ; d’autres s’y abreuveront, ou même y donneront leur nom Ce qu’on a ainsi retrouvé de lui en fait de travaux considérables et silencieux, de matériaux d’études et de masses d’écritures, de glossaires en toute langue (langue basque, dialectes celtiques), est prodigieux ; il étendait en tous sens ses fondations. Mais bientôt, pour qui l’observe de près, tout aboutit manifestement ou moins converge dans son esprit aux origines de la civilisation moderne. Il attachait à ce mouvement de renaissance première la plus grande importance, comme à ce qui avait produit quelque chose de tout-à-fait distinct de l’antiquité, à savoir par exemple, l’amour moderne, la chevalerie. Il recherche donc curieusement les origines de ces créations si chères à son ame délicate ; il les recherche en germe chez les Arabes, chez les Vascons, chez les Aquitains et Gallo-Romains, pétris et repétris durant des siècles ; il épie sur ce sol tant remué les réveils d’une végétation vivace partout où il les voit poindre, et il ne met tant de prix à ses chers Provençaux que parce qu’il découvre véritablement en eux la première fleur de l’arbre moderne.

C’est à l’observer dans cet esprit qu’on le découvre lui-même tirant tout de son fonds, ses idées, ses aperçus ; il entreprend l’histoire des troubadours, non en philologue, ni par esprit de patriotisme local, mais dans une vue intimement philosophique, et, je le répète, parce que cette époque lui paraît offrir la première fleur originale, le premier Avril en fleur de la civilisation moderne. Il pensait que c’est de là qu’il faut dater l’histoire des littératures et des sociétés modernes ; car, si court et si brusquement interrompu qu’ait été ce premier printemps, elles lui doivent leur vraie couleur. – J’exprime ici ces choses plus vivement qu’il ne les exprimait peut-être, mais non pas plus vivement qu’il ne les sentait.

Tel est le vrai Fauriel ; c’est l’histoire qui a l’immense prédominance en lui, même lorsqu’il se présente à titre de critique. De fait, il ne s’occupait de littérature proprement dite que quand son intérêt pour un ami l’y poussait, comme il le fit pour Baggesen et pour Manzoni, et comme il fut poussé encore aux Chants grecs, indépendamment des autres affinités, par de nobles motifs de circonstance. Son but, d’ailleurs, demeurait toujours historique, ses travaux, depuis 1815, se rapportaient entièrement à cette fin, et tout le reste de sa part n’était que moyen ou hors-d’œuvre.

Nous continuerons de le suivre. Qu’on nous pardonne ces développemens dont il est bien digne. En nous occupant de Fauriel, nous n’avons pas dû craindre de faire un peu comme lui, d’insister sur les fondations même de notre sujet, et de procéder avec une lenteur consciencieuse, propice aux choses.


SAINTE-BEUVE.

  1. Voir les Études sur les Historiens du Lyonnais, par M. Collombet, seconde série, p. 30.
  2. XVIIe année (1839), p. 314.
  3. Fouché pourtant dut quelques mois après se retirer, le ministère de la police générale ayant été momentanément supprimé. Fauriel n’avait fait que prendre les devans.
  4. Voici le petit billet d’envoi : « Vous avez promis de vous occuper de l’affaire de M. de Narbonne, monsieur, car vous êtes inépuisable en bonté. — Je vous envoie mon livre. — Venez me voir un moment ce soir, vous me ferez un sensible plaisir. Mille complimens et remerciemens - Ce 7 floréal. »
  5. Mme de Staël était sous cette impression entièrement vraie à ce moment (Juillet 1800).
  6. La lettre de Mme de Staël à M. Daunou se trouve imprimée dans les Documens biographiques sur Daunou publiés par M. Taillandier.
  7. Voir l’article sur Mme de Staël, Revue des Deux Mondes du 1er mai 1835 p. 91, et dans le volume des Portraits de Femmes (1844), p. 89.
  8. Le secret des lettres était très peu respecté à cette époque, et l’on s’écrivait le plus souvent sous le couvert d’autres personnes ; d’ailleurs, Fauriel étant en voyage, Cette précaution devenait presque nécessaire.
  9. On ne saurait, ce me semble, donner de l’ame de Fauriel une plus juste et plus intime définition.
  10. Mme de Staël manifesta dès l’abord, et malgré les dissidences de plus d’un genre qui avaient déjà éclaté, un vif intérêt pour la personne et pour les écrits de M. de Chateaubriand ; il faut noter qu’à la date de cette lettre, le Génie du Christianisme n’avait point encore paru : M. de Chateaubriand était simplement l’auteur d’Atala. Ai-je besoin aussi de faire remarquer que cette expression, talent distingué, voulait dire alors plus qu’aujourd’hui ? On a abusé de toutes les formules. Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que cette phrase sur M. de Chateaubriand, jetée dans une lettre familière et presque intime, jetée là à la fin et comme une pensée à laquelle on revient, témoigne, même sous sa réserve, un intérêt réel et senti, une préoccupation tout aimable. — Puis, quand le Génie du Christianisme parut, Mme de Staël fut à la fois surprise en un double sens : elle y trouva plus de vigueur encore et de hautes qualités qu’elle n’avait attendu, comme dans l’épisode de René, par exemple, qu’elle admirait extrêmement ; et, d’autre part, elle était fort choquée de certaines considérations qui lui paraissaient un défi porté à l’esprit du temps ; elle méconnaissait le merveilleux rapport qui liait l’ensemble de l’œuvre à l’époque elle-même : ce qui précisément fait dire à M. Thiers en son histoire : « Le Génie du Christianisme vivra comme ces frises sculptées sur le marbre d’un édifice vivent avec le monument qui les porte. »
  11. Fauriel devait adresser ses lettres sous le couvert d’un ministre protestant, M. Gerlach.
  12. Mathieu de Montmorency.
  13. Et le lendemain : « Voilà la lettre de Mathieu. Je vous prie de tâcher de lui avoir son rendez-vous pour demain. Réponse ou non, venez me voir à quatre heures. Je dîne en ville ; je vous mènerai où vous allez. Avez-vous ouï dire qu’on fût bien en colère contre le Tribunat ?… »
  14. Joignez-y si vous voulez, Villers, Vanderbourg ; je cherche en vain d’autres noms.
  15. Revue des Deux Mondes du 15avril 1844, article Benjamin Constant et Madame de Charrière.
  16. 19 floréal an X (9 mai 1802), de Vitteaux (Côte-d’Or).
  17. Lisant l’Histoire du Consulat de M Thiers en même temps que ces lettres de Constant, je trouve à chaque pas dans ces dernières des sentimens en contraste et en lutte avec la marche des choses ; on y surprendrait dans ses mouvemens intimes, dans ses aveux, et jusque dans ses frémissemens, la pensée de cette minorité politique comprimée pour laquelle l’historien a pu être sévère, mais qui, vue de près, intéresse par ses convictions anticipées, par ses ardeurs et par la déception de ses espérances. Ainsi, Camille Jordan avait fait imprimer, dans l’été de 1802, une brochure où il plaidait la cause de la monarchie constitutionnelle. Benjamin Constant en écrivait à Fauriel (de Suisse, 26 messidor an X) : « On m’écrit de Paris de grands éloges sur la brochure de Camille. Je trouve qu’elle les mérite. C’est une action courageuse, et un écrit de talent ; et la manière dont elle a été lue subrepticement me paraît l’indice d’une époque nouvelle dans l’opinion. Je m’arrête, parce que je n’aime pas les dissertations par lettres. Quel plaisir j’aurai à causer cette automne avec vous ! » — Et quelques mois après, un jour qu’il était plus souffrant des nerfs que de coutume, il laissait échapper ces mots irrités, dont l’allusion est assez sensible : « Lorsque les maux physiques surviennent, on a peine à concevoir avec quel acharnement les hommes se créent des maux d’une autre espèce ; et l’on éprouve surtout une indignation vive de ce que la nature, si féconde en douleurs, ne les dirige pas contre les ennemis de l’humanité. Je vois ici une quantité d’êtres innocens, harmless creatures, qui souffrent des douleurs qui mettraient tels esprits tracassiers et violens que je connais, hors d’état de remuer et de tourmenter le monde. C’est un scandale que de voir la douleur si mal appliquée. »
  18. A cet endroit des formes périodiques, Grouvelle prête, je le crois, à M. Fauriel plus de dessein qu’il n’en avait en effet. La phrase de ce dernier était tout simplement abondante, parce que sa pensée l’était aussi.
  19. Ces Réflexions diverses n’ont pas été peut-être assez remarquées ; elles développent certaines maximes, mais elles en diffèrent par le ton : « l’auteur y exprime surtout, dit Fauriel, des vues fines et vraies sur le moyen et la nécessité de mettre notre esprit et notre humeur en harmonie avec l’humeur et l’esprit des autres. » Le secret du succès de La Rochefoucauld dans le monde est là renfermé ; c’est l’art d’Ulysse, ce sont ces insinuations et ces paroles de miel dont il est si souvent question dans le poète. Et à ce propos on me permettra encore une remarque assez général : ces hommes fins et rusés, tels que La Rochefoucauld, Talleyrand, ont souvent une grande douceur de commerce, et, comme dit Homère en parlant d’Ulysse, une suavité d’ame, (c’est la mère d’Ulysse qui lui dit cela en le revoyant aux Enfers, Odyssée, livre XI). Cette douceur habituelle se lie de près au tact exquis de ces hommes ; rien ne leur échappe de ce qui peut agréer aux autres.
  20. Notamment M. de Tracy.
  21. Ce second article, en effet, n’a pas été imprimé. Ce ne fut que plusieurs mois après, à la fin du quatrième trimestre de la Décade de l’an XII, page 538, qu’on inséra sur l’ouvrage de Villers un second extrait qui n’est pas de Fauriel.
  22. Fauriel, dans son article, tint compte de ces deux observations et retira les critiques qui s’y rapportaient.
  23. Dans un éloquent et savant morceau sur la Philosophie de Cabanis, inséré dans la Revue des Deux Mondes du 15 octobre 1844, M. de Rémusat en a prononcé avec plus de rigueur ; c’est l’adversaire le plus équitable, le plus généreux, le plus indulgent, mais c’est un adversaire.
  24. Il est pourtant quelques-unes de ces notes de Fauriel qui expriment des faits généraux et des résultats, par exemple :
    « Une inexactitude considérable dans l’histoire de la philosophie, c’est de croire que les anciens philosophes-physiciens ne se sont occupés que d’hypothèses sur les causes premières. Cela n’est pas : presque tous avaient étudié la nature dans ses phénomènes visibles et réguliers ou dans ses productions. Seulement ils observaient très mal, par plusieurs causes qu’il est possible et important d’assigner. »
    — « Expliquer les causes de la grande influence de la philosophie de Pythagore en Grèce durant près d’un siècle, depuis la destruction et la dispersion de l’école de Pythagore jusqu’après la mort d’Épaminondas.
    « La principale cause paraît avoir été dans les peintures poétiques que cette philosophie faisait de la vie des hommes vertueux après la mort. »
    — « C’est une observation capitale dans l’histoire de la philosophie que, dans la philosophie spéculative, toutes les erreurs ou toutes les découvertes postérieures viennent toutes se rattacher à des systèmes antérieurs, comme à leur occasion ou comme à leur cause. Dans la philosophie morale, les faits particuliers, les circonstances de temps et de lieu sont ce qui influe le plus sur les opinions. »
    — « Un évènement de grande importance dans l’histoire de la philosophie grecque, c’est l’invasion de l’Asie mineure par Crésus et puis par Cyrus. Milet, jusque-là la ville la plus riche et la plus florissante de cette belle contrée, fut entièrement ruinée ; elle cessa d’être le siége des écoles de philosophie. Anaxagore, qui tenait l’école de Thalès au moment où cette guerre eut lieu, se réfugia Athènes et y porta la philosophie.
    « Il n’avait à cette époque que vingt ans. Archélaus, son disciple, fut celui par lequel la philosophie ionienne s’établit pleinement à Athènes, où il devint le maître de Socrate.
    « L’apparition d’Anaxagore à Athènes est un évènement très analogue à l’ambassade de Carnéade à Rome, par ses conséquences pour la culture de l’un et l’autre de ces peuples. »
  25. C’est déjà le principe éclectique moderne dans son application historique. M. de Tracy n’était pas si indulgent à l’histoire des philosophies lorsqu’il écrivait à Fauriel, au printemps de 1804 : « Le tableau des folies humaines que Degérando vient de tracer avec tant de complaisance me fait naître la tentation de m’occuper de nouveau de ces rêveries. Je vois toujours plus que qui en sait trois ou quatre en sait mille. » M. de Tracy était plus précis et plus ferme d’analyse, plus rigoureux de méthode que Cabanis ; celui-ci était bien plus ouvert dans ses horizons, plus accessible aux vues diverses. Encore une fois, nous sentons là, chez Cabanis, le point juste où Fauriel a dû agir. C’est comme le bouton d’inoculation que la nouvelle école communique à l’ancienne.
  26. le mot est de Benjamin Constant.
  27. Ce mot de Baggesen pourrait servir de devise à toutes ces sensibilités de poètes et de rêveurs qui se dévorent comme Jean-Jacques, et toutes les ames douloureuses.
  28. C’était la terre de M. de Grouchy.
  29. N’oublions pas que c’est un étranger qui écrit ; l’image d’ailleurs est parfaitement exacte, et elle vient rappeler à propos combien en effet le goût des nations diffère.
  30. Mercure de France, décembre 1810, page 411.
  31. Rugiadosa, tout humide de rosée. — Botta aimait à revenir avec Fauriel aux pures sources de la langue italienne, à ressaisir l’idiome dans sa saveur inaltérée : il avait l’aversion philologique de l’italien francisé, comme autrefois Henri Estienne pouvait l’avoir du Français italianisé. Il consultait de plus Fauriel sur ses histoires, sur ses poèmes, sur ses divers travaux : on trouverait dans les Annales encyclopédiques de Millin (année 1817, t. IV, p. 353, et t. V, p. 106) des articles de Fauriel sur le poème épique : il Camillo, de Botta.
  32. Allusion à diverses scènes du poème.
  33. Les trois articles du Mercure de France (décembre 1812 et janvier 1813) sur les tomes IV et V de Ginguené sont de Fauriel.
  34. Les évènemens politiques apportèrent de grands retards à cette publication. Micali eut le temps de donner dans l’intervalle sa seconde édition, et ce fut M. Raoul-Rochette qui, en 1821, se chargea de revoir pour la dernière moitié et de mener à bonne fin la traduction française.