Histoires poétiques (éd. 1874)/Les Hêtres de Lo’-Théa

Histoires poétiquesAlphonse Lemerre, éditeur4 (p. 145-158).


LIVRE SIXIÈME




Les Hêtres de Lo’-Théa


I

le nid

Aux ouvriers venus pour acheter ses hêtres,
Autour de son hameau remparts verts et champêtres,
Le bon fermier Rî-Wall disait : « Prenez ceux-ci ;
Vieillissant comme moi qu’ils finissent aussi ;
Mon enfance a joué, légère, sous leur ombre,
Vieux, j’espérais mourir sous ce feuillage sombre,
Mais le sort a dit non, lui le maître et seigneur ;
Je veux payer ma dette et sauver mon honneur…
Beaux arbres, pardonnez ! Pardonne, ô noble père.
Dont les mains ont semé ce bocage, mon frère ! »

Mais le jeune Tan-gui lui désignant du doigt
Un hêtre mince encore et s’élevant tout droit :
« Oh ! dit-il, celui-là, c’est l’arbre de ma fille.
À son sort est lié le sort de ma famille.
Je l’ai planté le jour où naquit Renéa.
Oui, c’est aussi son frère, aucun n’y touchera.

— Bien vous faites ! reprit, en déridant sa face,
Une vieille pliée en deux sous sa besace.
J’étais tout près de vous, le jour qu’il fut planté ;
Il m’en souvient, c’était un beau matin d’été.
Quel âge avais-je alors ? J’allais vers ma centaine.
Et déjà mon bâton me soutenait à peine,
Quand une bonne soupe, un bon morceau de pain,
Comme en ce jour, hélas ! n’apaisaient pas ma faim.
Longtemps j’avais erré de village en village ;
Seul, vous eûtes pitié, Rî-Wall, de mon vieil âge,
Aussi ma voix bénit votre enfant au berceau
Et le sol préparé pour le frêle arbrisseau.
Voyez s’ils ont poussé pleins de grâce et de sève !
Et, délices des yeux, comme chacun s’élève !
Mais attendez ! l’enfant doit s’embellir encor
Et l’arbre étinceler sous un feuillage d’or. »

Est-ce qu’elle était fée ? À l’instant, le ramage
D’un beau couple d’oiseaux argentés de plumage
Doucement soupira, puis sur l’arbre bénit
Les blancs ramiers cherchaient la place pour leur nid.
Et tous les assistants, interrogeant la vieille,
Murmuraient : « Expliquez, mère, cette merveille ! « 
Mais la jeune Renée et le jeune Tan-gui
Tournaient vers les ramiers un regard alangui ;

Un sourire charmant errait sur leurs visages
De tendresse animés, éclairés de présages…

II

LA HUTTE

Pêle-mêle étendus à l’ombre des pommiers,
Un jour que, vers midi, dormaient les ouvriers,
Le plus jeune, Tan-gui, sous le hâle tout rouge,
Seul maniant encor le perçoir et la gouge,
Dans la hutte achevait, aux heures de loisir
Prises sur le sommeil, achevait à plaisir
Des sabots fins, légers, où l’on voyait deux flammes
D’un beau lis virginal sortant comme deux âmes.
Quel pouvoir inconnu, quel sens mystérieux
Guidaient de ce jeune homme et la main et les yeux ?
Voyez ! à son ciseau grossier rien ne résiste,
Et l’obscur artisan devient habile artiste.

Or, quand le vieux Rî-Wall entra dans l’atelier,
La douce Renéa, fille de ce fermier.
Tout en filant son lin, vit le front de son père
Se rider et ses yeux pleins d’un regard sévère.
Il resta sur le seuil sans décroiser les bras,
Sombre comme un fantôme et se parlant tout bas.
Cependant une sœur, surveillante fidèle,
Veuve au cœur déjà mûr, filait aussi près d’elle,
Et de ses jeux bruyants égayant leurs travaux,
Le petit Fanche allait roulant sur les copeaux…

Mais quels jeux enfantins, quelles riantes choses
Peuvent de leurs soucis tirer ces cœurs moroses ?
 
Pour l’étrange atelier témoin de tout ceci,
Cet atelier construit dans les champs, le voici :
Des chevrons vigoureux et des menus branchages
On avait élevé la maison de feuillages,
Que les lourds chevalets, les grands outils luisants
Et les bois façonnés encombraient en tous sens ;
Les lits sont à l’entour, et, par une trouée,
Au milieu le foyer exhale sa fumée.
Là, tant qu’il restera du bois pour leurs métiers,
Vont vivre et travailler les errants sabotiers :
Puis, tout étant fini, la joyeuse peuplade
Met en chantant la flamme à la hutte nomade ;
Et bientôt les voilà dans un autre pays,
Sous des hêtres nouveaux redressant leur logis.
 
Pourtant, les sabots fins qu’un lis sculpté décore,
Où seul, avec la bride, un vernis manque encore,
Au pied de Renéa voulant les essayer,
Devant elle Tan-gui s’en vint s’agenouiller ;
Et si l’enfant joyeuse admirait sa chaussure.
Le cœur de l’ouvrier battait, je vous l’assure :
Ce pied nu, blanc, petit, qu’il serrait dans sa main,
Heureux il l’eût ainsi tenu jusqu’à demain ;
Mais le père, toujours plus sombre et plus farouche,
De la loge sortit brusquement, et sa bouche
Disait sur le chemin : « Moi, né d’un sang royal,
Qui dans les anciens jours n’avais pas de rival,
Moi, dont l’aïeul siégeait aux États de Bretagne,
Aujourd’hui laboureur, homme de la campagne.

 
Pauvre, mais dont l’argent ne fut jamais compté
Quand j’acquitte mon bail l’épée à mon côté…
Non, je ne mettrai pas de tache à ma famille ;
Jamais pareilles gens n’épouseront ma fille ! »
 
Ne jurez pas ainsi, Rî-Wall, noble fermier.
Mais que le laboureur accueille l’ouvrier.
Avez-vous oublié cette parole austère :
« Nous sommes tous les tils d’Adam, fils de la terre ? »
Homme trop orgueilleux, songez que l’établi
Par le bon saint Joseph jadis fut ennobli,
Et que l’enfant Jésus, au fond d’une humble échoppe,
Sans rougir, à douze ans, maniait la varlope :
Chrétien, oserez-vous insulter au métier
De l’apprenti divin et du saint charpentier ?
Apaisez-vous, ô cœur, d’ailleurs plein de tendresse,
Qu’une fille maîtrise avec une caresse !
Car on fait devant tous l’imployable, et souvent,
Faible, on aime à céder au pouvoir d’un enfant.

III

LE BATEAU

Toujours tu brilleras parmi mes rêveries,
Paroisse verdoyante aux collines fleuries,
Ô terre dont les pieds plongent dans le Létâ,
Et qui reçus d’un saint ce doux nom, Lo’-Théa :
Tout enfant je t’aimais pour ce beau nom sonore,
Aujourd’hui, Lo’-Théa, je t’aime plus encore,

Pour les riantes fleurs d’innocence et d’amour
Qu’en passant sous tes bois j’ai pu cueillir un jour.

Deux amants sont venus prier à la fontaine
Où, comme par hasard, leur rencontre est certaine :
C’est vous, jeune Tan-gui, c’est vous, ô Renéa !
Plus d’une lavandière y travaille déjà,
Car au bruit des battoirs, tandis que sur les dalles
Le bleuâtre savon ruisselle, les scandales
Du bourg et des hameaux, là, du matin au soir,
Abondent des gosiers, comme l’eau du lavoir…
Mais à deux jeunes gens tout épris l’un de l’autre
Qu’importe mon histoire et qu’importe la vôtre ?
Fiez-vous à ceux-là qui vivent par leurs cœurs :
Seuls les indifférents, les oisifs sont moqueurs.
 
Avec ses blonds cheveux et sa jaquette blanche,
Sur le bord du lavoir courait le petit Fanche ;
Et sa mère inquiète, et le suivant des yeux,
Ne cessait d’appeler l’enfant vif et joyeux,
Qui toujours échappait : « Ma chère créature.
Approchez, que ma main lave votre figure.
Revenez, mon petit ! » Mais si Fanche aimait l’eau,
C’était pour y tremper les feuilles d’un bouleau,
Y jeter des cailloux, et, sous le vent rapide,
Admirer le cristal mobile qui se ride. —
Ruse charmante ! Enfin cette mère aux abois,
Voyant que le joueur restait sourd à sa voix.
Se mit à caresser un jeune ange de pierre
Dont la bouche versait les flots de la rivière :
« Celui-ci, c’est mon fils, mon enfant, mon amour !
Tranquille, à mes côtés il reste tout le jour.

Il ne va pas courir quand sa mère l’appelle…
Sa joue, oh ! regardez comme elle est blanche et belle ! »
Et l’enfant oublieux des jeux, l’enfant jaloux.
Les deux bras étendus et heurtant ses genoux,
Vint, tout en agitant sa chevelure blonde,
À cette heureuse mère offrir sa bouche ronde.
 
Voilà le frais tableau, les doux embrassements
Que d’un œil attendri virent les deux amants ;
Et déjà l’avenir, plein de lueurs vermeilles,
Les conviait ensemble à des fêtes pareilles :
Aussi, quand Renéa tout émue et rêvant
S’éloigna du lavoir, Tan-gui saisit l’enfant ;
Il appuya son cœur sur le petit farouche.
Il lui baisa le front, et les yeux, et la bouche :
« Allons chez moi, dit-il, je veux faire un bateau
Superbe, où tu pourras sans peur jouer sur l’eau ;
Nous y mettrons des fleurs et des fruits par centaine,
Et tu seras nomme l’Ange de la Fontaine ! »

IV

LE BÂTON ET L’ÉPÉE

Ce soir-là, des fureurs, des menaces, des cris
De Rî-Wall le fermier, emplissaient le pourpris :
« Oh ! criait-il, à moi, mes valets ! votre maître
Mourra-t-il sous les coups d’un usurier, d’un traître ?
— Traître ou non, disait l’autre, allons, paie et tais-toi !
Car j’ai pour moi la force à défaut de la loi. »

 
Puis c’était un silence où des râles, des plaintes,
Comme font deux lutteurs au fort de leurs étreintes.
Ou dans les mois d’hiver, au fond des chemins creux,
Des dogues affamés se déchirant entre eux.
« Ô lâche qui t’en viens attaquer la vieillesse !
Mais tremble, il reste encore un aide à ma faiblesse ! »
Lors, courant vers sa ferme, il pousse les battants
De la porte, et dans l’âtre, où, gloire des vieux temps,
Son glaive rayonnait près d’un fusil de chasse.
Il s’arme et reparait fier et bouillant d’audace !…
Mais que peut un vieillard ? Las ! son plus ferme appui
Faiblit entre ses mains et l’entraîne avec lui.
 
« Mon père, mon bon père ! Homme autrefois superbe,
Vos blancs cheveux épars, est-ce vous là sur l’herbe ?
Le fer de vos aïeux tombé de votre main,
Mon père, est-ce vous là mourant sur le chemin ?
Ouvrez, ouvrez les yeux à la voix de vos filles,
Qui, vos cris entendus, saisissant leurs faucilles,
Venaient à travers champs vous aider, mais trop tard…
Quoi ! nul jeune n’a pu secourir le vieillard !

— Voix si douce à mon cœur, ô ma chère Renée,
Je vous entends, et vous, sa digne sœur aînée !
Mais venez, soulevez mon corps, guidez mes pas…
Ah ! je revois le ciel et je suis dans vos bras !
Oui, voilà le sentier, le tournant de l’écluse,
Et l’arbre où me guettait le renard plein de ruse :
Mais lorsque mon vengeur apparut tout à coup,
Oh ! comme le renard s’enfuit devant le loup !
Si vous l’aviez pu voir au bruit de notre lutte,
Terrible, échevelé, s’élancer de sa hutte,
Et brandir son bâton, le front haut, l’œil hagard !…

Non, le jeune n’a point délaissé le vieillard !
Mais où donc est Tan-gui, le noble enfant ? Qu’il vienne !
J’ai hâte de sentir ma main presser la sienne. »

De sa poursuite au fond d’un chemin tortueux
Le jeune homme arrivait, et son bâton noueux,
Il l’agitait encore au-dessus de sa tête,
Revenant du combat ainsi que d’une fête.
À l’air qu’entre ses dents tout joyeux il sifflait.
Se tourna le fermier qui de bonheur tremblait ;
Une larme coula sur sa joue amaigrie ;
Enfin, laissant son cœur déborder, il s’écrie :
« Viens, ô brave artisan, honneur de ce canton !
Je veux à mon épée enlacer ton bâton. »

V

LA CROIX DE LA TOMBE

Ah ! comme d’un logis qu’en seigneur il habite
Le mal sort lentement, lui qui s’en vient si vite !
Rî-Wall et vous, sa fille, hélas ! vous le savez :
Veuve et triste vieillard tant de fois éprouvés !

Sous son mantelet noir où va donc cette femme ?
Oh ! ce noir vêtement dit le deuil de son âme.
Regardez, elle tient le bonnet d’un enfant,
S’arrête pour le voir et le baise souvent.
Sur un tertre, non loin du porche de l’église,
Voici qu’à deux genoux, pleurante, elle s’est mise ;
Puis se signant le front, sur le petit tombeau

 
Sa main en tous les sens jette des gouttes d’eau.
C’est là, depuis vingt jours, que son enfant repose :
Fanche, tout son bonheur, lui si gai, lui si rose.
Si charmant à courir autour d’elle, à jaser,
Que sans cesse il fallait lui donner un baiser.
Le jour qu’il vint au monde, ah ! de quelle espérance
Furent payés neuf mois, neuf longs mois de souffrance !
De quel lait abondant elle le nourrissait,
Et comme elle était fière alors qu’il grandissait !
Ce béguin à quartiers, brodé d’or et de soie,
D’un taffetas brillant et moiré qui chatoie,
Elle-même avait fait ce béguin merveilleux
Qui, surmonté d’un gland, attirait tous les yeux…
Mais la mort a ravi la blonde créature !
Ce qui charmait la mère aujourd’hui la torture.
Ce bonnet, à l’autel elle veut donc l’offrir :
Que ne peut-elle aussi sur le tombeau mourir !

Pourtant, par un effort pieux, domptant sa peine,
Elle entre dans l’église, et lentement se traîne
Vers l’autel où souvent, dans la même saison,
Heureuse elle est venue avec son nourrisson ;
De nouveau, sur la pierre elle s’incline et prie
Le bel enfant Jésus et la Vierge Marie…
« Comme vous, Vierge sainte, oh ! pourquoi n’ai-je, hélas !
Mon fils paisiblement assis entre mes bras,
Souriant, et paré de la douce auréole
Que tous les innocents ont avant la parole ?
Déjà veuve et le cœur percé de bien des coups,
Devais-je perdre encor l’enfant après l’époux,
Lui qui me consolait, et, tout joyeux de vivre,
Dans son chemin fleuri m’engageait à le suivre ? »

Une voix lui répond : « Celui qui fait tes pleurs
De cette vie au moins ignora les douleurs ;
Il n’eut pas, sur la croix, la couronne d’épine,
Et la lance n’a point traversé sa poitrine ;
De la terre il n’a bu que le lait et le miel :
Ange, il est à cette heure à jouer dans le ciel. »
 
Ainsi, fortifiant cette femme éprouvée,
La foi du premier âge, avec soin conservée,
Des vases de l’autel répandait dans son cœur
La résignation, apaisante liqueur :
Elle prit donc l’objet apporté sous sa mante.
Et sur le front divin, ô croyance charmante !
Mit le béguin doré, pour qu’au saint paradis
Le doux enfant Jésus vint sourire à son fils.
Plus calme, elle sortit alors de la chapelle.
Mais sur la tombe fraîche, en passant, que voit-elle !
Une petite croix que l’ouvrier Tan-gui
Posait là, tout en pleurs, pour l’enfant son ami ;
Et des fleurs du printemps sa robe toute pleine,
Renée en épandait roses et marjolaine,
Marguerites des prés, et blancs bouquets de lait
Aux branches de la croix liés en chapelet.

VI

LE FEU DE LA SAINT-JEAN

C’est la Saint-Jean ! Des feux entourent la Bretagne,
Serpent rouge qui va de montagne en montagne ;

Et de chaque hauteur qu’illuminent les feux,
Montent avec la flamme autant de cris joyeux :
« Heureux qui des tisons emporte un peu de cendre,
La foudre sur son toit ne pourra plus descendre ;
Heureux dans les bûchers qui fait passer ses bœufs,
Les sorciers et les loups ne peuvent rien contre eux ! »
Et les filles aussi disaient dans leur langage
(Comme elles font toujours rêvant de mariage) :
« Celle qui, dans la nuit, neuf feux visitera.
Avant la fin de l’an saint Jean la marira. »
Et les voilà soudain, biches des plus ingambes.
Par les bois, par les prés courant à toutes jambes.
Dans cette ardente course aux champs de Lo’-Théa,
La plus lente en chemin n’était point Renéa,
Car Tan-gui lui criait de sa voix tendre et chère :
« Si tes pieds vont vers moi, Renéa, sois légère ! »

Pour le bûcher construit par le fermier Rî-Wall,
Dans toute la paroisse il n’eut point son égal :
Énorme entassement de genêts et de lande ;
Hommes, femmes, enfants, avaient mis leur offrande ;
Puis, quittant le pays, les joyeux sabotiers
Jetèrent pour adieu leurs copeaux par milliers ;
Tout à l’entour priaient les figures livides
Des pauvres ; pour les morts des places restaient vides.
« Ah çà ! dit une vieille agitant son menton.
Demeuré jusque-là muet sur un bâton.
Ce village est le mien ! Depuis maintes années
J’y trouve un gîte sûr au bout de mes tournées ;
Si je veux lui payer ma dette, il est grand temps :
Sur le coup de minuit, mes amis, j’ai cent ans !
Vous donc, qui sans dégoût pour mes pauvres guenilles,

Jeune homme, hier encore, arrangiez mes béquilles,
Sous le hêtre où, parfois, lasse, j’aime à m’asseoir,
Allez, Tan-gui, mon fils, et là, dans le trou noir,
Plongeant tout votre bras, rapportez la nichée
Mystérieusement sous les feuilles cachée. »

La vieille se taisait. Aussitôt le fermier,
Comme maître et doyen s’avançant le premier,
Mit solennellement la flamme au tas de lande ;
Puis, du Saint de l’endroit entonnant la légende,
Tous, le front découvert avec dévotion,
Formèrent douze fois une procession[1].
Ensuite, de leur crèche amenés par les pâtres,
Bœufs et vaches, taureaux rétifs, poulains folâtres,
Durent par le bûcher, sous les cris et les coups,
Passer : leurs yeux roulaient effarés, leurs grands cous
Poussaient des beuglements lamentables et mornes.
Et dans l’air enflammé s’entre-choquaient leurs cornes.
Mais les bergers enfants, pour qui tout est un jeu,
S’offraient joyeusement à l’épreuve du feu.
Cependant de sa course à travers les campagnes,
Hors d’haleine, arrivait Renée ; et ses compagnes
Chantaient : « Renée a vu neuf feux de la Saint-Jean,
Elle aura son époux avant la fin de l’an.

— Elle l’aura ce soir, reprit la bonne vieille.
Le voici qui s’avance. Il apporte, ô merveille !
La dot qu’un hêtre creux recueillit jour par jour ;
Nid d’or par moi rempli, quinze ans, avec amour.
Oh ! Rî-Wall, homme fier, ne dressez pas la tête !

Cent fois à votre porte n’ai-je point fuit ma quéte,
Couché dans votre grange et mangé votre pain ?
Reprenez donc le blé qu’avait glané ma main.
Votre enfant mâle est mort : Fanche, le petit Fanche
Dort à jamais couché dans son berceau de planche ;
Lorsque nul rejeton d’ailleurs ne peut sortir,
Laissez dans Renéa votre espoir refleurir. »

Elle n’ajouta rien, l’antique et bonne fée :
Il semblait que par l’âge et la joie étouffée,
Centenaire, à ce monde elle eût fait ses adieux.
Heureuse en s’éteignant de laisser des heureux.
Et les deux jeunes gens, près d’elle sur la terre,
La suppliaient de vivre et l’appelaient leur mère :
« Eh bien, oui ! quelques jours encore et puis finir.
Je veux voir votre noce, enfants, et vous bénir. »

Mais les gais artisans, nomade caravane,
Achevant au départ de brûler leur cabane,
Disaient : « Riche Tan-gui, te voilà métayer ;
Tout le jour dans tes champs, le soir à ton foyer :
Laboureur, sois heureux !… Nous, rentrons sous les hêtres
Et sous les bois sacrés, amis de nos ancêtres,
Car l’homme a dans les bois ce qui suffit au sort :
Un toit durant sa vie, un cercueil à sa mort. »



  1. En l’honneur des douze apôtres.