Histoires poétiques (éd. 1874)/La Dame de la Grève

Histoires poétiquesAlphonse Lemerre, éditeur4 (p. 56-60).


La Dame de la Grève[1]


1836
I

Comme, par maints détours et des ruses sans nombre
Quand les jeunes oiseaux, seuls, reposent dans l’ombre,
La couleuvre se glisse, adroite, dans un nid,
Telle entra la servante en ce noble réduit.
Enfant, on l’appela menteuse, et dans son âme
Cent vices fourmillaient, nés du mensonge infâme :
Seul des vices humains il ne peut pas guérir,
Flétrit toute vertu simple et la fait mourir ;
Comme un reptile impur, s’il vient dans la fontaine
Où brillaient le cresson et des fleurs par centaine,
A vite corrompu le cristal argenté.
Les fleurs et le cresson qui donne la santé.
Le mensonge la fit ainsi lâche et traîtresse,
Jusqu’à tenter un clerc et vendre sa maîtresse ;

Mais enfin Dieu sonna l’heure du châtiment,
L’heure où le plus pervers s’accuse et se dément.

Mains jointes et pieds nus, dans ses larmes noyée,
Se tenait cette femme au seuil agenouillée :
« Le Christ pria pour ceux qui le faisaient mourir.
Ne puis-je pardonner à qui m’a pu trahir ?
Apaisez vos sanglots, relevez-vous, ma fille ;
Vous avez votre place encor dans la famille. »
Et la dame, passant sous un long voile noir,
D’un pas ferme et tranquille entra dans son manoir.

II

Ce manoir, je l’ai vu, quand, sous le vent d’automne,
La feuille avec le sable au ciel gris tourbillonne,
Et, sous les feux de juin, quand l’aride sillon
Brûle et nous étourdit des refrains du grillon !
Près des flots, dans la plaine, et sans arbre et sans borne.
Au milieu des men-hîrs il surgit sombre et morne…
Le front tout en sueur, courbés sous votre sac,
Peintres qui visitez les géants de Carnac,
Prêtres en robe noire, et vous, graves poètes,
Dites, quand vous errez au pays des Vénètes,
Oh ! ne sentez-vous pas, êtres doux et nerveux,
Un frisson de terreur soulever vos cheveux ?

Près de la grève immense et dans ce sanctuaire.
Aigle royal, la dame avait porté son aire.



III

Vannes, dont j’ai chanté les braves écoliers,
Dis-leur d’apprendre encor ce chant sous les halliers,
Dans les enfoncements des palus, sur les landes
Où leurs pères guerriers apparaissaient en bandes,
Et dans l’isthme où le sang ne séchera jamais,
La presqu’île funèbre, opprobre des Anglais !
Le roi Charle est tombé. Le vieux sol d’Armorique,
Rajeuni par l’effort d’une lutte héroïque,
Frémissait : des courriers arrivent dans Paris,
Comme si les chouans rassemblaient leurs débris.
Bientôt les cinq préfets mandent leurs secrétaires,
Et fermes et châteaux, manoirs et presbytères
Sont fouillés. Rome ainsi redoutait autrefois
Ce qu’elle avait nommé « Tumulte des Gaulois ».

La servante disait : « Clerc, j’ai lu dans votre âme :
Seule la pauvreté vous défend une femme ;
Mais le jour où ma dot brillera sous vos yeux,
Vous tiendrez à la terre et laisserez les cieux. »
Secrètement, le soir, elle écrivait à Vannes.
 
C’était une étrangère, ont dit les paysannes :
« Car jamais Breton
« Ne fit trahison ! »
Notre proverbe ancien ne mentait pas encore.
D’où, pour faire le mal, venait-elle ? On l’ignore.

Voici que vingt chevaux, dès la pointe du jour,
Arrivent, galopant, sous les murs de la cour :
Le marteau retentit sur le portail de chêne,
Le dogue en aboyant a secoué sa chaîne.
Le clerc généreux s’arme, et journaliers, valets,
L’entourent, et soudain, à leurs coups de sifflets,
Les fourches, les fléaux, les faux à large lame
Des fermes accouraient, lorsque parut la dame ;
Elle-même poussa, robuste, les verrous,
Fit mouvoir la serrure, et dit : « Que voulez-vous ?
— J’ai des ordres. — C’est bien. » Et sans plaintes, sans larmes,
Elle apaisa ses gens et suivit les gendarmes.

Quel fut son haut maintien, quelle sa fermeté
Durant les jours amers de la captivité,
Je n’en parlerai pas : il n’est pays en France
Qui ne cite un grand cœur grandi par la souffrance,
Et depuis soixante ans il n’est cachots obscurs
Où des noms glorieux ne brillent sur les murs ;
Mais lorsque, de parents et d’amis entourée,
Dans son manoir antique elle fit sa rentrée,
Saluant de la voix, des yeux et de la main
Ses fidèles rangés sur les bords du chemin,
Quand, douce au repentir, elle oublia le crime,
Je veux suivre les pas de cette magnanime.

IV

Dans un coin du manoir, à tous les gens caché,
Cependant, la servante expiait son péché,


Car le clerc avait dit : « Vous vous trompiez, ô femme
Subtile, et de mon cœur aviez mal vu la flamme !
Si j’étais sans amour, que m’importait votre or ?
Au ciel est mon épouse, au ciel est mon trésor.
Qu’il soit votre soutien dans cette passe affreuse.
Le malheur vous épure, espérez, malheureuse ! »

Voilà comme, arrivant sous un voile de deuil,
La dame vit, pleurant et pieds nus sur le seuil,
Cette fille coupable, et ne fut point sévère,
Mais se souvint des mots exhalés du Calvaire,
Et sur ce repentir, ce lugubre abandon,
Versa, comme le Christ, un sublime pardon.

Hélas ! attendons-nous aux ruses des perfides,
Aux poisons du mensonge, aux lâchetés avides,
Et rendons, préparés à cet ordre fatal,
Pour l’absinthe le miel et le bien pour le mal ;
Ou, si tant de vertu passe notre faiblesse,
Disons qu’à se venger un noble cœur se blesse :
À côté du méchant on passe sans le voir,
Et tranquille et superbe on rentre en son manoir.



  1. La paroisse d’Er-déven (ou de la Grève) est située en face de la presqu’île de Quiberon. Le comte de Bodéru, mari de l’héroine de cette histoire, était, sous Charles X, pair de France et louvetier de Bretagne.