Histoires poétiques (éd. 1874)/L’Artisanne

Histoires poétiquesAlphonse Lemerre, éditeur4 (p. 130-134).
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L’Artisanne


XVIIe SIÈCLE


Des récits consolants et bons à retenir,
Voilà ce qu’il m’est doux d’offrir au souvenir.
Elle est née au Croisic et se nomme Suzanne.
Or un noble l’épouse, elle, simple artisanne,
Et seigneurs et bourgeois, tous les gens du pays,
Pour voir passer la noce ont quitté leur logis.
Les propos se croisaient : « Il a raison, s’il l’aime.
— La raison dit d’aimer l’égale de soi-même.
— Dans ce monde, chacun doit chercher son bonheur.
— Il faut chercher surtout ce qui nous fait honneur. »
Et les langues ainsi, telles que des épées,
Entre elles s’escrimaient, diversement trempées.
Mêlez-vous à la foule, elle aura, de nos jours,
Et les mêmes pensers et les mêmes discours.

Moi, je prise un cœur fier qu’un cœur faible apprivoise.
Si le noble marin aima l’humble bourgeoise,
C’est que, dans sa boutique entrant vers un midi,

Devant elle il resta muet, pâle, étourdi.
Oh ! l’amour, l’amour vrai, c’est la vive étincelle
Tout d’un coup jaillissant du fer qui la recèle.
À côté de sa mère occupée à filer.
Elle filait, tournant ses fuseaux sans parler.
Si la porte s’ouvrait de l’étroite boutique,
Soudain la belle enfant d’aller vers la pratique,
Parcourant les rayons, et sur ses jeunes bras
Portant la lourde toile et les pièces de draps.
Pour les pauvres de même attentive et dispose,
Elle leur détaillait jusqu’à la moindre chose.
Les épices aussi garnissaient la maison.
Dès l’entrée, on sentait toute une exhalaison
De poivre, de café ; près des blocs de résine,
Le miel de l’Armorique et le thé de la Chine
Embaumaient. Au dehors, c’étaient sous les auvents
Des images de saints et des jouets d’enfants,
Puis de la poterie, une pile d’écuelles ;
Du plafond retombaient des lustres de chandelles ;
Avec leurs poids de cuivre enfin, sur le comptoir,
Les balances brillaient comme un double miroir.
Mille emplettes rendaient libre cette demeure :
L’officier y revint chaque jour, à toute heure,
Tant que la mère ouvrit les yeux et murmura,
Et que sous ses deux mains la jeune enfant pleura.

II

Dans le petit jardin d’un manoir en ruines,
Le vieux baron taillait sa clôture d’épines,
Quand le brave officier vint le front découvert

(Ses yeux caves disaient ce qu’il avait souffert),
Puis conta son histoire au chef de la famille :
« Mon fils, elle n’est pas de vieux sang, cette fille !
— J’aimais, elle m’aima ; j’engageai mon honneur.
— Il suffit ; je vous fais votre maître et seigneur.
D’autres nous blâmeront : avant tout, sa promesse.
À mon banc je prendrai ma place à votre messe. »

III

Voici comment chacun voulut la voir passer,
Jusqu’au pied de l’autel ardent à se presser.
Le cœur plein de fierté, les yeux rayonnant d’aise.
Elle avait conservé sa coiffure nantaise.
Une ample catiole aux dentelles de prix :
Son amant, son époux, ainsi l’avait compris.
Avec le vieux seigneur venait la vieille mère.
La messe terminée, on vit, calme et sévère,
La noce s’avancer vers l’antique manoir :
Un splendide banquet devait la recevoir.
On s’assit. Les valets, sur le bras leur serviette,
Emplissaient chaque verre, emplissaient chaque assiette ;
Noblesse et bourgeoisie avaient fait leur accord.
Lorsqu’une lettre arrive, et le seigneur d’abord
Lentement la parcourt, puis sur la table il tombe :
« Ruiné ! Mon navire est pris, creusez ma tombe ! »
Ce fut un long moment de silence et d’effroi :
Contre des maux si grands, quels biens trouver en soi ?
Mais avec dignité se lève la marchande :
« Devant vous je requiers une faveur bien grande :
Contente de mon bien, et pour vous faire honneur,

Je fermais ma maison ; je la rouvre, seigneur ;
Je retourne au travail avec joie et vaillance ;
Grâce au ciel, j’ai toujours mes poids et la balance.
Monsieur, consentez-vous, car c’est tout cordial,
Si je revêts ainsi l’orgueil commercial ?
— Oui, j’accepte, Madame. — Oui, j’accepte, ma mère,
Répliqua le marin. Puis de sa voix si fière :
« Pour qui va sur les flots avec Duguay-Trouin,
Dès qu’arrive l’Anglais, le Breton n’est pas loin. »

IV

Vingt mois s’étaient passés. Un jour, sous la charmille,
Le vieux baron, assis près de sa belle-fille,
Caressait sur la porte un enfant aux yeux bleus,
À la bouche riante et fraiche, aux blonds cheveux ;
Par instants leurs regards se tournaient vers la côte :
Tout à coup apparut au loin, sur la mer haute,
Un navire ! Il marchait lestement. L’heureux brick
Bientôt à pleine voile abordait au Croisic.
« C’est lui ! cria Suzanne. — Oh ! c’est lui ! » dit la mère.
Et, le petit enfant dans les bras du grand-père,
Les voilà haletant de courir vers le port,
Où le brun capitaine, élancé de son bord.
Les presse dans ses bras, les presse sur sa bouche,
Son père le premier (saint respect qui le touche),
Puis sa chère Suzanne ; et quand ce fut le fils
Ignoré de ses yeux, quand de ses yeux ravis
Il revit son image et celle de sa femme,
Des pleurs, des pleurs de joie inondèrent son âme !…
Le soir, riches tissus, bois de l’Inde à foison,

Barils d’or encombraient le manoir, la maison ;
Le ciel avait béni la vaillante entreprise,
Et l’Anglais au Breton avait rendu sa prise.

Sur mer il repartait ainsi chaque printemps,
Pour revenir au port plus riche tous les ans ;
Alors on le voyait au bras de sa Suzanne,
Qui n’avait pas quitté les habits d’artisanne,
S’en aller sous les bois, dans les chemins ombreux,
Et leur fils grandissant courait, jouait entre eux :
À ce tableau paisible, à ces riantes choses,
Reprenez-vous, ô cœurs troublés, esprits moroses !
L’homme (en nos jours surtout) a trop de ses douleurs
Pour demander à l’art d’autres sujets de pleurs.