Histoires poétiques (éd. 1874)/Brita

Histoires poétiquesAlphonse Lemerre, éditeur4 (p. 209-213).


Brita
De l’Aber-Ildût, en Léon.


I

UN VOYAGEUR.

Lair brûle, des sillons sort une âcre fumée ;
Immobile, la mer brille comme enflammée.
Îles qu’on voit au loin calmes sous le ciel bleu,
Par cet ardent juillet quand la mer est en feu,
Heureux sont vos pêcheurs !… Vêtu de simple toile,
Oh ! s’endormir bercé sous l’œil clair d’une étoile,
Boire la brise fraîche et, sous les noirs îlots.
Parmi les gais poissons se jouer sur les flots !

UN HOMME DE LA CÔTE.

Une barque d’Ouessant[1], seigneur, vient à la rame ;
Elle approche ; à la barre est une jeune femme :
Vous pourriez au retour suivre ces îliens.
Bonnes gens aujourd’hui, bien que fils de païens. —

 
Tandis que les rameurs amarraient près du môle
(Ton havre, ô saint Ildût) et que sur son épaule
Chacun péniblement chargeait un sac de grain,
La vierge aux grands yeux purs, mais voilés de chagrin,
Telle qu’une sirène en surgissant de l’onde,
Sur son col répandait sa chevelure blonde,
Et pieds nus s’avança vers l’église du lieu ;
Tout me dit qu’elle allait pour accomplir son vœu :
À cette allure ferme, à cet air de rudesse.
Ou t’eût prise, ô Brita ! pour une druidesse.

II

Or, ces vœux accomplis au patron de l’Aber,
Elle disait, la vierge, au front large, à l’œil fier,
Debout devant l’église, elle disait, tranquille :
« Pourquoi, gens de la terre, admirer ceux de l’île ?
Sommes-nous pas Bretons et frères en Jésus ?
Eussâ n’a plus la pierre et les bosquets d’Eusus.
Hier, Pôl, notre évèque, a vu brûler mon cierge.
Ma longue chevelure est celle de la Vierge.
Robustes sont nos bras, car nous semons les blés,
Nous, femmes, quand sur mer les hommes sont allés.
Qu’un navire se brise et sombre sur nos côtes,
Les pauvres naufragés, Dieu le sait, sont nos hôtes.
Si chez vous je descends, c’est que dans mon sommeil
Mon frère, qui voyage au pays du soleil,
Pâle, m’a visitée. Il gardait, l’enfant mousse,
Et sa douce figure et sa parole douce :
« Sœur, aux saints du pays faites une oraison,

« Ou plantez une croix devant notre maison ;
« Puis le prêtre étendra cette croix sous la terre,
« Avec mon nom écrit, le nom de votre frère… »
Non, il ne mourra pas, celui que, tout enfant,
Ma mère me légua comme un fils en mourant !
Enfant que j’ai tenu sur les fonts de baptême,
La poudre a dessiné mon cœur sur ton cœur même ;
Grandi, tu reviendras, le corps et l’esprit sains ;
Sur la terre et sur l’eau j’ai prié tous les saints ! »

III

— « Encor, encor, Brita, tes paroles naïves !
Cœur simple, esprit ouvert aux choses primitives,
Aujourd’hui j’ai fermé le livre du savoir ;
Au livre de la vie, amoureux, j’aime à voir… »
 
Mais l’inspiration expirait sur sa lèvre,
Comme le chant du barde après l’heure de fièvre.
« Si je revois Marie et la fille d’Hoël,
Ou la belle Nola, compagne de Primel,
Je leur dirai ton nom, Brita, blonde îlienne,
Sous tes cheveux flottants, druidesse chrétienne ! »

IV

Or ses trois compagnons, marins en cheveux blancs,
Des moulins revenaient, sous leurs sacs tout tremblants.

Le plus vieux souleva son vieux bonnet de laine,
Et s’essuyant le front, et reprenant haleine :
« C’est un vrai paradis ! Des taillis, des ruisseaux,
Et partout la chanson plaisante des oiseaux !
Quand le moulin moulait, moi, sous les feuilles vertes,
J’avais, comme un enfant, les oreilles ouvertes
À ces divins chanteurs ! La plainte des courlis,
La plainte de la vague aux éternels roulis,
Voilà tous nos concerts… Mais l’hiver, la tempête
A des mugissements qui font lever la tête…
J’aime mieux mon pays que leurs prés verts et gras.
Si nos moulins sans air pouvaient mouvoir leurs bras,
Serais-je en terre ferme ? Il fallait bien, filleule,
Venir où l’onde coule et fait tourner la meule.
Dans notre île aujourd’hui, nulle ombre où s’abriter.
La langue des brebis n’a plus rien à brouter.
Le sol brûle les pieds. Sur l’herbe sèche et lisse
De nos dunes à pic, à chaque pas on glisse.
On m’a dit cependant que des chênes sacrés
Ombragèrent ces rocs du soleil dévorés,
Dévorés par les vents durant la saison noire.
Et des nids gazouillaient sur les branches ?… Que croire
De soi-même ennemi, par le fer et le feu
L’homme aura follement détruit l’œuvre de Dieu…
Çà ! j’ai toujours des pleurs au fond de ma poitrine.
En barque, matelots ! Chargeons notre farine !
Aux rames cette nuit ! À la pointe du jour,
La tourbe fumera joyeuse dans le four. »

 

V

Pourtant de main en main d’abord passa la gourde :
La rame la plus longue ainsi pèse moins lourde ;
Puis, dans le crépuscule et ses légers brouillards,
S’éloigna le canot où ramaient les vieillards,
Et Brita les guidait, emportant, noble femme,
Le froment pour le corps et le froment pour l’âme.



  1. En breton Eussâ, île du dieu Eusus.