CHAP. XLVI.

La corne d’Amalthée (1).

On a dit qu’Hercule la portait partout avec lui et qu’il en faisait sortir tout ce que bon lui semblait ; voici ce qui en est : pendant qu’Hercule voyageait en Béotie avec Iolas, le fils de son frère, il s’arrêta chez les Thespiens, dans une hôtellerie, où se trouvait une belle et gentille femme, nommée Amalthée. Hercule, retenu par les charmes de son hôtesse, y séjourna plus longtemps qu’il ne devait : Iolas, mécontent de cette aventure, s’avisa d’enlever le produit du commerce d’Amalthée, que cette femme tenait enfermé dans une corne. Comme il tirait de cette corne de quoi acheter tout ce qui faisait plaisir à Hercule, leurs compagnons dirent qu’au moyen de la corne d’Amalthée, Hercule se procurait tout ce qu’il voulait, et telle fut l’origine de la fable (2).

(1) La corne d’Amalthée ou corne d’abondance a plusieurs origines mythologiques qu’il est très-difficile de concilier : dans les Catastérismes d’Ératosthènes (chap. 13, p. 110, opusc. mytholog. Th. Gale), Amalthée était une chèvre, fille du soleil, d’un aspect si redoutable, que les Titans en avaient peur, et demandèrent à la Terre de la tenir étroitement enfermée dans un antre de la Crète : c’est là qu’on lui donna ensuite Jupiter à nourrir de son lait ; quand Jupiter voulut faire la guerre aux Titans, il prit la peau d’Amalthée pour en recouvrir son bouclier (qui par cette raison s’appela Ægide), ranima la chèvre et la plaça au rang des astres. Antoninus Libéralis (chap. XXXVI, p. 242, édit. de Verheyck 8°) parle de la chèvre-nymphe qui nourrit Jupiter et fut changée en astre ; mais il ne la nomme pas. Diodore de Sicile (au liv. V, chap. LXX, p. 405-407 du tom. 3 de l’édit. de Deux-Ponts) rapporte la même tradition avec plus de détails : Saturne tuait ses enfants pour se soustraire aux menaces de l’oracle qui avait prédit qu’un de ses fils le détrônerait : Rhée cacha Jupiter qu’elle confia aux Curètes du Mont-Ida, dans l’île de Crète : ceux-ci chargèrent du soin de l’élever secrètement, des nymphes qui lui firent prendre le lait de la chèvre Amalthée, etc.

Le même Diodore avait rapporté (liv. III, chap. LXVII, p. 364-366, tom. 2) une ancienne tradition de Thymœtès, contemporain d’Orphée, d’après laquelle Ammon, après avoir épousé Rhéa, fille du ciel et sœur de Saturne et des autres Titans, avait eu secrètement d’Amalthée, la plus belle des femmes, un beau fils qui fut élevé mystérieusement dans une contrée délicieuse, dont Diodore fait la description la plus séduisante : ce fils d’Amalthée était Bacchus ; le pays lui-même s’appelait la Corne d’Hesper à cause de sa configuration et la corne d’abondance à cause de sa fertilité.

Ovide (au V° liv. des Fastes, v. 111-128) a suivi l’autre tradition de Diodore ; il ajoute que la chèvre Amalthée ayant perdu une de ses cornes, une nymphe l’avait ramassée et remplie de fruits et de fleurs pour les offrir à Jupiter ; quand le Dieu reconnaissant mit sa nourrice au rang des astres, il doua la corne d’Amalthée de la faculté de se remplir incessamment de fruits et de fleurs. Le même poète (Métamorphoses, au commencement du liv. IX), donne une toute autre origine à la corne d’abondance : le fleuve Achéloüs racontant lui-même comment, sous la forme d’un taureau, il avait en vain lutté contre Hercule, avoue que le héros lui arracha une de ses cornes : les nymphes, dit-il, relevèrent ce gage de sa défaite et le remplirent de fleurs et de fruits parfumés, et cette corne est devenue la corne d’abondance :

                Naïdes hoc pomis et odoro flore repletum
                Sacrârunt divesque meo bona copia cornu est.

                                                    (Métam. lib. IX, v. 87-88).

D’après Apollodore (liv. II, chap. 7, § 5, p. 96, édit. de Heyne), Hercule rendit à Achéloüs vaincu, la corne qu’il lui avait arrachée dans la lutte ; et le Dieu, par reconnaissance, lui donna en échange la corne d’Amalthée ; or, c’était, selon ce Mythographe, une corne de taureau, qui s’emplissait, au gré du possesseur, de tous les mets et de toutes les liqueurs qu’il désirait : elle avait appartenu à Amalthée, fille d’Émonius. Le même Appollodore raconte au surplus l’aventure de Jupiter nourri par les Curètes et les Nymphes, du lait de la chèvre Amalthée, comme Diodore l’a fait au liv. V (Biblioth. liv. 1, chap. 1, $ 5, p. 2).

(2) Diodore de Sicile qui, outre les deux versions différentes que nous avons indiquées ci-dessus, rapporte aussi celle qui regarde la corne d’abondance comme une des cornes d’Achéloüs enlevée par Hercule, en donne cette explication assez raisonnable : les cornes d’Achéloüs étaient deux bras tortueux du fleuve, Hercule détourna l’un de ces bras et rendit ainsi à la culture un terrain très-fertile qui produisit abondamment tous les genres de fruits que l’on recueille en automne : on dit donc qu’il s’était rendu maître de l’une des cornes d’Acheloüs et que cette corne était devenue dans ses mains une source d’abondance (lib. IV, chap. 35, p. 106-107, tom. 3). Dion Chrysosthôme (Disc. 63, tom. 2, p. 327, édit. de Reiske) nomme aussi corne d’Amalthée, celle qu’Hercule avait arrachée au Dieu du fleuve Achéloüs.