CHAP. XXV.

Géryon (1).

On a dit de Géryon qu’il avait trois têtes, mais il est impossible que le même corps ait trois têtes, Voici ce qui a eu lieu : il y a au bord du Pont-Euxin, une ville nommée Trois-têtes (Tricarênie). Géryon était un de ses habitants, des plus renommés et des plus riches. Il possédait, entr’autres, un troupeau de bœufs fort étranges qu’Hercule alla attaquer. Comme Géryon voulut s’y opposer, Hercule le tua et emmena les bœufs. Tous ceux qui le rencontraient avec ses bœufs, les regardaient avec étonnement, parce que ces animaux étaient d’une taille très-peu élevée, mais longs de la tête à la croupe, avaient la tête busquée et sans cornes, et des os longs et larges. Quand on s’informait de ce que c’était, quelques-uns répondaient : « Ce sont des bœufs qu’Hercule a enlevés à Géryon aux-trois-têtes (ou des Trois-têtes) » et d’après cette réponse on crut que Géryon avait trois têtes.

(1) Cette fable de Géryon est encore une de celles qui ont donné lieu au plus grand nombre de variantes et dont il est néanmoins trop parlé, pour ne pas donner à croire qu’elle renferme quelque vérité historique. D’après Apollodore, Géryon avait trois têtes et six jambes d’homme réunies au même corps et ses bœufs étaient gardés par un chien à deux têtes, Orthros, frère de Cerbère, et par un pâtre nommé Eurytion, dans Érythée, île voisine de l’Océan, qui s’appelle aujourd’hui Gadire, dit-il (c’est le Gades des latins et le Cadis d’aujourd’hui) ; Hercule assomma le chien à deux têtes et le pâtre Eurytion emmena les bœufs, et perça ensuite d’une flèche Géryon accouru pour reprendre ses bœufs (Apollod. Biblioth. lib. 2, cap. V, p. 82-83, edit. Heyne).

Ptolémée Héphestion dit que Junon vint au secours de Géryon contre Hercule ; mais qu’elle fut blessée au sein droit (v. p. 16 de l’édition de M. Roulez). Ovide fait allusion à cet exploit d’Hercule dans l’épitre de Déjanire :

 
       Prodigiumque triplex, armenti dives iberi
                            Geryones ; quamvis in tribus unus erat.

                                                 Heroid. IX, v. 91, 92.

Quant à la vérité historique de cette fable, le récit de Diodore de Sicile vaut bien l’explication de Paléphate. Selon Diodore, Géryon régnait sur toute l’Ibérie, on l’avait surnommé Crysaor à cause de ses richesses et il avait trois fils, beaux et vaillants guerriers. Hercule chargé par Eurysthée d’aller lui ravir ses troupeaux, sentit que l’expédition serait périlleuse et équipa en conséquence une bonne flotte dans l’île de Crète. Après d’autres exploits exécutés chemin faisant, il tua les trois fils de Géryon, l’un après l’autre, en combat singulier, subjugua toute l’Ibérie, posa les fameuses colonnes qui portèrent son nom et s’en revint avec ses bœufs à travers le pays des Celtes, l’Italie, etc. (liv. IV, chap. XVII-XVIII, p. 54-58, tom. 3 de l’édition de Deux-Ponts). Denys d’Halicarnasse (antiq. rom., liv. I, chap. 35, p. 86-88, édit. in-8o  de Reiske, Leipsig 1774) mentionne l’arrivée d’une flotte grecque en Italie (peu de temps après l’arrivée des Arcadiens) sous la conduite d’Hercule revenant de l’Espagne, qu’il avait soumise toute entière. Tite-Live (liv. 1, chap. VII, p. 28-30, tom. I de l’éd. de Lemaire) rapporte le passage, par le Latium, d’Hercule ramenant des bœufs d’une forme extraordinaire, enlevés à Géryon, et sa lutte avec le bouvier Cacus, qu’il assomma pour le punir de ce qu’il lui avait enlevé quelques bœufs pendant son sommeil. Cassius et d’autres anciens auteurs perdus pour nous, cités dans l’origine du peuple romain attribuée à Aurélius Victor (chap. VI-VIII, p. 13-17 de l’édition in-4 d’Arntzenius, Amst. 1733) attestent aussi le passage d’Hercule par l’Italie et nous voyons dans Properce (lib. IV, carm. IX, v. 1-22) et dans Ovide (Fast. lib. I, v.543-584) que le forum boarium aujourd’hui le campo vaccinio a pris son nom en souvenir de la victoire d’Hercule sur Cacus. Justin mentionnant les origines du Latium d’après Trogue-Pompée (liv. XLIII, cap. 1), dit que Latinus naquit du commerce de la fille de Faunus avec Hercule, qui passa par l’Italie en ramenant les troupeaux qu’il avait enlevés à Géryon. C’est à ce passage d’Hercule par l’Italie que se rapporte l’épisode de Cacus, au VIIIe chant de l’Énéide (v. 184-275). Antoninus-Liberalis (chap. IV, p. 26-28, édit. de Verheyck) prétend que les Celtes, les Chaoniens, les Thesprotiens et tous les Épirotes s’étant réunis pour enlever les bœufs de Géryon à Hercule, furent tous subjugués par ce dernier. Hérodote lui-même mentionne cette expédition au liv. IV (chap. 8, p. 286-287, tom. 2 de l’édition de Baëhr) Géryon habitait Erythie, dit-il, ile de l’Océan près de Gades au-delà des Colonnes d’Hercule. Il rapporte sur la foi d’une tradition reçue en Grèce, qu’Hercule mena les bœufs de Géryon dans une contrée alors déserte et habitée du temps d’Hérodote par les Scythes pasteurs.

Toutes les sources historiques ou mythologiques s’accordent, comme on le voit, sur le pays de Géryon. Arrien néanmoins (au liv. 2, chap. XVI de l’expédition d’Alexandre, p. 151-152 de l’édit. de Schmidt, Amsterdam 1757), prétend, d’après Hécatée, que Géryon n’habitait aucune des contrées voisines de l’Espagne, mais le continent qui est entre Ambracie et Amphiloques.