Histoires des Canadiens-français, 1608-1880, tome I/Préface



PRÉFACE




L
es Canadiens sont les aînés de la race française dans l’Amérique du Nord, tant par leurs découvertes et leurs établissements durables sur presque tous les points de ces vastes territoires, que par leur prodigieuse force d’expansion, l’esprit national qui les anime et le caractère général de leurs institutions.

« Physiquement, disait lord Dufferin, dans une circonstance solennelle, l’Amérique est d’un aspect assez monotone. De même quant aux peuples qui l’habitent ; toutefois, si vous envisagez les Canadiens-français, une différence tranchée se manifeste : ils constituent un monde à part, qu’il faut non-seulement laisser vivre, mais encore favoriser, pour peu que l’on songe à l’avenir de ce jeune continent, où le groupe français du Canada est appelé à jouer, dans le domaine de l’intelligence, un rôle équivalent à celui de la France en Europe. »

L’Histoire a déjà enregistré les événements auxquels la famille canadienne-française a pris une part honorable, depuis deux siècles et demi. Il semble impossible, au premier abord, d’ajouter à l’éloquence des faits, ni de tirer de tout ce qui est connu des conclusions neuves. Nous avons pensé, cependant, que cette tâche restait à entreprendre — même qu’elle ne présente rien de trop difficile. Il suffit parfois de changer le titre d’un ouvrage pour qu’un horizon imprévu s’ouvre devant nos yeux étonnés. C’est ainsi que, au lieu d’écrire l’Histoire du Canada, nous écrivons l’Histoire des Canadiens-français. Le point de vue est de suite saisi : nous allons feuilleter les annales particulières des Français du Canada, aujourd’hui répandus de l’Atlantique au Pacifique, du golfe Saint-Laurent au golfe du Mexique ; parler de tout ce qui leur est propre ; composer un album de famille ; faire ressortir les gloires, les malheurs, les défauts et les qualités de la race.

Nous disons race parce que notre homogénéité est complète. Dieu aidant, le hasard a choisi pour former la colonie des bords du Saint-Laurent des hommes du nord de la France, tous d’une même trempe, et doués d’une vigueur physique, d’un tempérament moral dont on rencontre peu ou point d’exemple dans les noyaux d’établissements que l’Europe a éparpillés sur la surface du globe.

Il faudra donc étudier les origines de la colonie canadienne, suivre son organisation paroissiale avec ses conséquences, entrer dans la vie sociale, partir à la suite des missionnaires et des découvreurs qui pénètrent aux extrémités du continent, se mettre en marche à côté des milices dans leurs étonnantes expéditions, aller au Détroit, à la Rivière-Rouge, aux Montagnes-Rocheuses, sur le Mississipi, à la Louisiane, fonder des villages ; il faudra traverser la guerre de Sept Ans, qui transforma si étrangement notre situation ; connaître la vie politique ; saluer à mesure qu’ils apparaîtront les fils des « habitants » qui se distinguent sur une scène où leur activité intellectuelle dérange les combinaisons de l’Angleterre ; puis décrire la présente époque avec son mouvement industriel, littéraire, commercial, l’émigration aux États-Unis, etc., — ses quinze cent mille âmes représentant la descendance de cinq mille hommes et quatre mille femmes, émigrés ici durant le dix-septième siècle et qui furent la souche unique de la race.

Et, comme si ce tableau n’était pas suffisant, nous suivrons d’un œil attentif les luttes des Acadiens, ces autres Français d’Amérique, célèbres par leur courage, une vitalité extraordinaire, et par des malheurs plus poignants que les nôtres.

Rendons à nos aïeux les hommages qui leur sont dûs. Inspirons à leurs fils l’amour du travail et le patriotisme qu’ils ressentaient. Nos lettres de noblesse sont déposées à l’ombre de l’autel, le lieu le plus sûr que nous puissions trouver ; car, chez nous, le clergé est patriote.

C’est à l’aide des archives restées inédites et en consultant un millier de volumes imprimés que ce livre a grossi de jour en jour depuis vingt ans. Les sources abondent, on le sait. Nous procédons souvent par citations, afin de mettre le lecteur en rapport plus intime avec les documents eux-mêmes. Il va de soi que notre guide est l’histoire du Canada ; d’époque en époque, nous en donnons un résumé substantiel. Des notes biographiques permettront de retrouver (en ouvrant l’index à la fin de l’ouvrage) la carrière des personnalités marquantes de la race, et même les humbles habitants fondateurs de celle-ci.

Nous n’érigeons pas un monument à la vanité nationale — rien non plus qui éveille, en quoi que ce soit, le déplaisir de nos voisins. Usant du droit de l’historien, nous racontons avec impartialité les travaux d’un âge fécond en grandes choses, et ensuite, nous mettons en pleine lumière les hommes et les œuvres des deux ou trois dernières générations.

BENJAMIN SULTE.

Ottawa, Août 1881.