Histoires des Canadiens-français, 1608-1880, tome I/Chapitre VII
CHAPITRE VII
1612 — 15
De Monts se rendit à la capitale, y vit ses associés, lesquels préférèrent lui vendre leur privilége dans l’habitation de Québec que risquer de tout perdre. Il en devint le seul propriétaire, y envoya un certain nombre d’hommes au printemps de 1612, et continua ses instances auprès de la cour dans l’espoir d’obtenir une nouvelle commission qui le favoriserait dans la traite et l’exploitation générale de la contrée. Les choses, néanmoins, traînaient en langueur ; l’été 1612 était arrivé ; des affaires importantes réclamèrent de Monts ; il laissa à Champlain le soin de se pourvoir selon les plans concertés entre eux.
Les navires arrivèrent du Canada durant l’été de 1612, annonçant que plus de deux mille Sauvages étaient descendus par la rivière des Algonquins (l’Ottawa) jusqu’au saut Saint-Louis, et s’étaient montrés mécontents de n’y point rencontrer Champlain. On leur avait promis que, l’année suivante, ils ne seraient pas désappointés. La traite des compagnies libres, au saut Saint-Louis, avait été la même qu’en 1611. Il devenait évident que les projets de colonisation resteraient sans bon résultat tant que Champlain ne pourrait compter pour les exécuter que sur les revenus du commerce.
« Ce sujet, écrit-il, me fera encore dire quelque chose pour montrer comme plusieurs tachent à détourner de louables desseins, comme ceux de Saint-Malo et d’autres, qui disent que la jouissance de ces découvertures leur appartient, parce que Jacques Cartier était de
Champlain partait du principe que rien de durable n’avait été fait, après Jacques Cartier, si ce n’est la fondation de Québec, attribuable à lui, Champlain, et au sieur de Monts ; que les nouvelles découvertes, les alliances avec les Sauvages étaient choses qui dataient de six à sept ans à peine et constituaient, par là même, un privilége auquel les Malouins ne pouvaient opposer aucune réclamation.
Le président Pierre Jeannin, protecteur de Lescarbot, encouragea Champlain à ne pas renoncer à ses entreprises. On pensa qu’il était temps de placer le Canada sous l’égide d’un membre de la haute noblesse, afin de lutter avec avantage contre les brigues et les intérêts qui pouvaient nuire à la colonisation du nouveau pays.
Par l’entremise du sieur de Beaulieu, conseiller et aumônier ordinaire du roi, Champlain décida le comte de Soissons à se placer à la tête de la Compagnie du Canada. Le roi, en son conseil, nomma, le 8 octobre 1612, le comte gouverneur et lieutenant-général aux terres de l’Amérique, et celui-ci donna une commission à Champlain pour le représenter :
« Charles de Bourbon, comte de Soissons, pair et grand-maître de France, gouverneur pour le roi ès pays de Normandie et Dauphiné, et son lieutenant-général au pays de la Nouvelle-France, à tous ceux qui ces présentes lettres verront, salut.
« Savoir faisons à tous qu’il appartiendra que pour la bonne et entière confiance que nous avons de la personne du sieur Samuel de Champlain, capitaine ordinaire pour le roi en la marine, et de ses sens, suffisance, pratique et expérience au fait de la marine, et bonne diligence, connaissance qu’il a au dit pays pour les diverses navigations, voyages et fréquentations qu’il y a faits et en autres lieux circonvoisins d’icelui, icelui sieur de Champlain, pour ces causes et en vertu du pouvoir à nous donné par Sa Majesté, avons commis, ordonné et député, commettons, ordonnons et députons par ces présentes notre lieutenant pour représenter notre personne au dit pays de la Nouvelle-France ; et pour cet effet lui avons ordonné d’aller se loger, avec tous ses gens, au lieu appelé Québec, étant dedans le fleuve Saint-Laurent autrement appelé la Grande-Rivière du Canada, au dit pays de la Nouvelle-France, et au dit lieu et autres endroits que le dit sieur de Champlain avisera bon être, y faire construire et bâtir tels autres forts et forteresses qu’il lui sera besoin et nécessaire pour sa conservation et de ses dits gens, lequel fort ou forts nous gardera en son pouvoir, pour au dit lieu de Québec et autres endroits en l’étendue de notre pouvoir, et tant et si avant que faire se pourra, établir, étendre et faire connoître le nom, puissance et autorité de Sa Majesté, et à icelle assujétir, soumettre et faire obéir tous les peuples de la dite terre et les circonvoisins d’icelle, et par le moyen de ce et de toutes autres voies licites les appeler, faire instruire, provoquer et émouvoir à la connaissance et service de Dieu et à la lumière de la foi et religion catholique, apostolique et romaine, la y établir et en l’exercice et profession d’icelle maintenir, garder et conserver les dits lieux sous l’obéissance et autorité de Sa dite Majesté.
« Et pour y avoir égard et vaquer avec plus d’assurance, nous avons, en vertu de notre dit pouvoir, permis au dit sieur de Champlain commettre, établir et constituer tels capitaines et lieutenants que besoin sera ; et pareillement commettre des officiers pour la distribution de la justice, et entretien de la police, réglement et ordonnance ; traiter, contracter à même effet paix, alliance et confédération, bonne amitié, correspondance et communication avec les dits peuples et leurs princes ou autres ayant pouvoir et commandement sur eux ; entretenir, garder et soigneusement conserver les traités et alliances dont il conviendra avec eux, pourvu qu’ils y satisfassent de leur part, et à ce défaut, leur faire guerre ouverte pour les contraindre et amener à telle raison qu’il jugera nécessaire pour l’honneur, obéissance et service de Dieu, et l’établissement, manutention et conservation de l’autorité de Sa dite Majesté parmi eux, du moins pour vivre, demeurer, hanter et fréquenter avec eux en toute assurance, liberté, fréquentation et communication, y négocier et trafiquer amiablement et paisiblement ; faire faire à cette fin les découvertures et reconnoissances des dites terres, et notamment depuis le dit lieu appelé Québec jusques et si avant qu’il se pourra étendre au-dessus d’icelui, dedans les terres et rivières qui se déchargent dedans le dit fleuve Saint-Laurent, pour essayer de trouver le chemin facile pour aller, par-dedans le dit pays, au pays de la Chine et Indes Orientales, ou autrement, tant et si avant qu’il se pourra, le long des côtes et en la terre-ferme ; faire soigneusement rechercher et reconnaître toutes sortes de mines d’or, d’argent, cuivre et autres métaux et minéraux, les faire fouiller, tirer, purger et affiner, pour être convertis et en disposer selon et ainsi qu’il est prescrit par les édits et réglemens de Sa Majesté, et ainsi que par nous sera ordonné.
« Et où le dit sieur de Champlain trouverait des Français et autres trafiquants, négocians et communiquans avec les Sauvages et peuples étant depuis le dit lieu de Québec et au-dessus d’icelui, comme dessus est dit, et qui n’ont été réservés par Sa Majesté, lui avons permis et permettons s’en saisir et appréhender, ensemble leurs vaisseaux, marchandises et tout ce qui se trouvera à eux appartenant, et iceux faire conduire et amener en France, ès havres de notre gouvernement de Normandie, ès mains de la justice, pour être procédé contre eux selon la rigueur des ordonnances royaux et de ce qui nous a été accordé par Sa dite Majesté ; et ce faisant, gérer, négocier et se comporter par le dit sieur de Champlain, en la fonction de la dite charge de notre lieutenant, pour tout ce qu’il jugera être à l’avancement des dites conquête et peuplement ; le tout pour le bien, service et autorité de Sa dite Majesté, avec même pouvoir, puissance et autorité que nous ferions si nous y étions en personne, et comme si le tout y étoit par exprès et plus particulièrement spécifié et déclaré.
« Et outre tout ce que dessus, avons au dit sieur de Champlain permis et permettons d’associer et prendre avec lui telles personnes et pour telles sommes de deniers qu’il avisera bon être pour l’effet de notre entreprise, pour l’exécution de laquelle, même pour faire les embarquemens et autres choses nécessaires à cet effet, qu’il fera ès villes et havres de Normandie et autres lieux où jugerez être à propos, vous avons de tous donné et donnons par ces présentes toute charge, pouvoir, commission et mandement spécial ; et pour ce vous avons substitué et subrogé en notre lieu et place, à la charge d’observer, et faire observer par ceux qui seront sous votre charge et commandement, tout ce que dessus, et nous faire bon et fidèle rapport, à toutes occasions, de tout ce qui aura été fait et exploité, pour en rendre par nous prompte raison à Sa dite Majesté.
« Si prions et requérons tous princes, potentats et seigneurs étrangers, leurs lieutenants-généraux, amiraux, gouverneurs de leurs provinces, chefs et conducteurs de leurs gens de guerre, tant par mer que par terre, capitaines de leurs villes et forts maritimes, ports, côtes, havres et détroits, donner au dit sieur de Champlain, pour l’entier effet et exécution de ces présentes, tout support, secours, assistance, retraite, main-forte, faveur et aide, si besoin en a, et en ce qu’ils pourront être par lui requis. En témoin de ce, nous avons ces dites présentes signé de notre main, fait contresigner par l’un de nos secrétaires ordinaires, et à icelles fait mettre et apposer le cachet de nos armes.
« À Paris, le quinzième jour d’octobre, mil six cent douze.
« Et sur le repli, Par monseigneur le comte,
Le commentaire qui suit nous paraît résumer parfaitement la situation, au moment où Champlain se voyait muni, pour la première fois, de pouvoirs aussi étendus :
« La plupart des entreprises lointaines à cette époque reposaient sur des privilèges commerciaux concédés par charte royale ; ce système, fâcheux au point de vue économique, était la plupart du temps, il faut en convenir, une nécessité de la situation ; une entreprise coloniale, même celle de l’Acadie, si simple qu’elle puisse nous paraître, était alors une opération de longue haleine, fort au-dessus des moyens d’une fortune ordinaire, tant il eût fallu de longs délais pour rentrer avec profit dans les avances répétées que nécessitait, pendant longtemps, la création d’une colonie. Le commerce courant avec les pays nouveaux n’aurait jamais fourni assez de bénéfices pour la défrayer et la maintenir ; il fallait donc, en dehors des ressources privées et communes, une subvention extérieure ou un profit extraordinaire : les Espagnols trouvèrent ce profit dans l’exploitation des métaux précieux, qui est sans doute une très mauvaise base pour la colonisation, mais dont les produits sont immédiats ; les Anglais du Massachusets furent subventionnés et soutenus, pendant de longues années, par les cotisations très abondantes des puritains d’Angleterre, sans lesquelles leur histoire nous montre qu’ils eussent péri de faim et de dénûment à diverses reprises, pendant les vingt premières années ; leur position était donc bonne, car ils se trouvaient à peu près pourvus de toutes leurs nécessités, tandis que la plupart des capitaux qui fournissaient ces nécessités ne demandaient aucuns profits, ni même de remboursement
« Nos colons français n’étaient point en une telle condition ; l’État seul, qui représente plus particulièrement l’avenir, aurait pu subventionner ces entreprises à long terme, si intéressantes pour le pays ; mais les hommes d’État à cette époque avaient pour soucis principaux la guerre au dehors et leur autorité au dedans. Quant à la société, elle vivait bien plus par les individus que par l’État, par ses traditions et par ses mœurs plutôt que par ses lois : on pourrait dire que c’était à peu près le contraire de ce qui se passe aujourd’hui.
« Ne donnant pas de subsides, l’État n’avait qu’un moyen d’aider le mouvement colonisateur : c’était d’accorder aux entrepreneurs des priviléges commerciaux qui pussent leur procurer des bénéfices prompts, extraordinaires, ou du moins les leurrer de cet espoir (car la théorie des priviléges commerciaux était plus séduisante que profitable, plus spécieuse que solide ; cercle vicieux où l’on escomptait avec une perte énorme le produit de l’avenir, pour créer au début quelques revenus artificiels). » (Rameau.)
L’idée coloniale, juste, droite, pratique et facile à exécuter, n’était pas comprise en Europe. Que disons-nous ! elle ne l’est pas encore, en l’année 1880. Quelques hommes de génie : Champlain, Poutrincourt, Richelieu, Colbert, Vauban, le maréchal de Belle-Isle, l’ont saisie au passage, sans pouvoir l’appliquer plus qu’un instant ; mais la masse des meneurs politiques ne s’en est jamais douté. De là les fautes multiples dont l’histoire des pays d’Amérique nous montre le spectacle.
« Qui peut entreprendre quelque chose de plus grand et de plus utile qu’une colonie. N’est-ce pas par ce moyen, plus que par tous autres, qu’on peut, avec toute justice, s’agrandir et s’accroître ? » s’écriait Vauban, un siècle après la fondation de Québec, c’est-à-dire après cent ans de mécomptes, de tâtonnements, de souffrances et de périls de tous genres, supportés par les Canadiens. Vauban ne fut pas compris.
Quinze jours après avoir reçu sa commission, Champlain apprit la mort du comte de Soissons, décédé le premier novembre 1612.
Le roi lui donna pour successeur Henri de Bourbon, second du nom, prince de Condé, premier prince du sang, premier pair de France, gouverneur et lieutenant du roi en Guienne. Celui-ci nomma Champlain son lieutenant, par une commission du 22 novembre.
« La dite commission, dit Champlain, ne fut sitôt faite, que quelques brouillons, qui n’avaient aucun intérêt en l’affaire, l’importunèrent de la faire casser, lui laissant entendre le prétendu intérêt de tous les marchands de France, qui n’avaient aucun sujet de se plaindre, attendu qu’un chacun était reçu en l’association, et par ainsi aucun ne pouvait justement s’offenser. C’est pourquoi leur malice étant reconnue, fut rejetée, avec permission seulement d’entrer en l’association. »
Aussitôt après la nomination du prince de Condé, des lettres royales furent adressées au procureur (Nicolas Frottet, sieur de la Landelle) de la communauté de Saint-Malo, donnant avis de la défense portée au sujet du commerce du Canada contre ceux qui n’entreraient pas dans la nouvelle compagnie. Par délibération du 22 novembre, la communauté décida de « n’empêcher le sieur du Monts de trafiquer à Canada, suivant ses permissions, ayant çi-devant prêté son nom aux particuliers de cette ville d’obtenir à leurs frais de pouvoir trafiquer avec Canada, et non autrement. » Voyant cette attitude des Malouins, qui feignaient de ne reconnaître que M. de Monts, le conseil du roi envoya au procureur de la communauté une nouvelle copie de ses instructions et des pouvoirs accordés au prince de Condé : le tout fut sèchement noté au registre de Saint-Malo le 22 décembre 1612, sans commentaire. Le 16 janvier 1613, un nouveau procureur, Jean Boullain, sieur de Larivière, étant élu, se chargea de remontrer au conseil du roi et au prince de Condé combien il serait à propos de permettre le commerce des habitants de Saint-Malo avec les Sauvages du Canada, notamment ceux qui y étaient déjà engagés, Thomas Porée Les Chesnes, Pierre Eon les Hasez, Thomas Cochon les Lauriers, Pierre Trublet le Jardrin, Vincent Gravé le Houx et leurs associés. Il s’agissait d’obtenir pour les armateurs de Saint-Malo un privilége distinct de celui du prince de Condé. La requête resta sans effet.
De plus, le parlement de Rouen ne voulut pas laisser publier la commission du prince de Condé, sur le chef que Sa Majesté « se réservait la seule connaissance des différends qui pourraient survenir en cette affaire. » Champlain fit à ce sujet trois voyages à Rouen ; le roi se désista quelque peu, et la commission fut publiée dans tous les ports de Normandie, au grand mécontentement des armateurs de cette province, qui se voyaient repoussés comme ceux de Saint-Malo. Toutefois, il leur restait la ressource de faire partie de la nouvelle association. Celle-ci ne pouvant être fondée que plus tard, à cause des contre-temps que ce projet rencontrait, le prince de Condé se borna, pour le moment, à donner des lettres d’autorisation à Champlain, afin que personne ne le gênât dans ses entreprises. En somme, Condé prêtait son nom et recevait en échange de ce service un cheval du prix de mille écus par année ; Champlain était l’âme et le bras de toute l’organisation.
Ces préoccupations avaient empêché Champlain de préparer les ouvriers, etc., dont il avait besoin pour agrandir l’habitation de Québec qui était fort délabrée. Il dût se borner à exiger des propriétaires des vaisseaux patronés par Condé qu’ils lui laisseraient chacun quatre[1] hommes, une fois rendus sur le Saint-Laurent, pour les découvertes et la guerre.
Un navire devait appareiller de la Rochelle, trois de Rouen ou de Honfleur. Pontgravé et Champlain partirent de ce dernier port le 6 mars 1613, et arrivèrent, le 29 avril, près de Tadoussac.
Champlain était accompagné d’un nommé Lange, de Paris, qui tournait assez lestement une strophe, comme le font voir les vers suivants dont il fait honneur au fondateur de Québec. Nous devons observer que celui-ci a été chanté, de son vivant, par cinq ou six poètes :
Je vois de l’étranger l’insolente arrogance,
Entreprenant par trop, prendre la jouissance
De ce grand océan qui languit après vous.
Et pourquoi le désir d’une belle entreprise
Vos cœurs, comme autrefois, n’époinçonne et n’attise ?
Toujours un brave cœur de l’honneur est jaloux
Trois vaisseaux indépendants, partis de France avant Champlain, arrivèrent après lui à Tadoussac. Dans l’un était le chirurgien Boyer, de Rouen, et les deux autres étaient sous les ordres des sieurs de la Moincrie et la Tremblaye, de Saint-Malo. Ces derniers n’avaient pas eu connaissance de l’interdiction du commerce du Canada ; mais ils se soumirent sans hésiter dès qu’on leur en eût donné lecture.
Le 2 mai, Champlain et Lange partirent pour Québec, où ils arrivèrent le 7, et « trouvâmes ceux qui y avaient hiverné en bonne disposition, sans avoir été malades, lesquels nous dirent que l’hiver n’avait point été grand et que la rivière n’avait point gelé. Les arbres commençaient aussi à se revêtir de feuilles et les champs à s’émailler de fleurs. »
C’est cette année que Guillaume Couillard arriva à Québec, engagé par la compagnie, et peut-être aussi Abraham Martin, Pierre Desportes, Nicolas Pivert et Jacques Hertel.
Sur la carte qui accompagne le rapport de Champlain, cette année, on lit : « Terre défrichée où l’on sème du blé et autres grains. » C’est l’Esplanade du fort, ou la Grande-Place, ou encore l’une et l’autre. Le « lieu où l’on amassait les herbages pour le bétail que l’on y avait amené, » semble être quelque part sur l’allée du Mont-Carmel.
Deux éléments de colonisation, ou de stabilité, si on l’aime mieux, manquaient à Québec : la femme et le prêtre. Des travaux sérieux étaient en bonne voie de réussite ; les hommes comprenaient le climat et s’arrangeaient pour n’en pas être incommodés ; les subsistances devaient être abondantes dans un pareil sol ; le bétail de France prospérait : c’étaient, entre autres, le mouton et la vache de Normandie, dont la rusticité, la chair compacte, la résistance à la fatigue et aux intempéries de l’air sont si remarquables. Nous ne savons au juste quelle année la première importation de ces animaux eut lieu ; on voit ici que ce fut de 1608 à 1612.
Poutrincourt, à Port-Royal, était plus avancé. Il avait accordé des terres à quelques-uns de ses hommes ; deux ou trois missionnaires évangélisaient les Sauvages et contenaient les Français dans les bornes de la morale. Enfin, il avait fait venir des femmes, qui complétaient la physionomie d’un établissement susceptible de s’agrandir.
La saison ayant été hâtive, les Algonquins s’étaient assemblés de bonne heure ce printemps (1613) au nombre de douze cents guerriers, et avaient fait une expédition au pays des Iroquois, ne comptant plus sur l’aide de Champlain, qu’ils croyaient être resté en France, ou mort, selon le dire des marchands, ses rivaux, qui avaient remonté le fleuve en 1611-12.
La première chaloupe de traite qui arriva au saut Saint-Louis, au mois de mai 1613, y rencontra une petite troupe d’Algonquins, revenant de la guerre avec deux prisonniers iroquois. Il y eut quelque trafic entre eux. Les Français apprirent aux Sauvages que les choses étaient bien changées puisque leur ami, Champlain, était, cette fois, maître de tout le commerce, et que, de plus, il conduisait « nombre d’hommes pour les assister en leurs guerres. » Les Algonquins ne croyaient pas devoir attendre davantage, et dirent « qu’ils voulaient retourner en leur pays pour assurer leurs amis de leur victoire, voir leurs femmes et faire mourir leurs prisonniers en une solennelle tabagie. » Ils promirent d’être de retour bientôt.
Parti de Québec le 13 mai, Champlain arriva au saut Saint-Louis le 21. Trois jours après, survinrent trois canots d’Algonquins « qui venaient du dedans des terres, chargés de quelque peu de marchandises. » On sut par eux que les mauvais traitements dont ils avaient eu à souffrir de la part des traiteurs, l’année précédente, avaient dégoûté leur nation de se rendre de nouveau au devant des Français. Cette nouvelle attristait fort les marchands, car ils étaient munis d’articles de traite pour faire de grandes échanges. Champlain résolut donc d’aller les visiter chez eux sans perdre de temps, afin de leur exposer la situation et donner suite à ses découvertes.
On se rappelle que, l’été de 1611, il avait envoyé Nicolas de Vignau hiverner à l’île des Allumettes. L’année suivante, cet employé, « le plus impudent menteur qui se soit vu de longtemps, » rejoignit Champlain en France et lui raconta qu’il avait vu la mer du Nord, où étaient les débris d’un navire anglais perdu à la côte, et que les Sauvages avaient tué quatre-vingts personnes échappées de ce naufrage. Comme tous les mensonges, ce conte renfermait probablement un fond de vérité. Vignau, toutefois, n’était pas allé plus loin que l’île des Allumettes.
Dans le récit de son premier voyage (1603) sur le Saint-Laurent, Champlain explique très bien que les Sauvages lui ont retracé les sauts et rapides situés au dessus de l’île de Montréal, et dont Noël parle dans sa lettre de 1588 ; seulement, il donne au lac Ontario quatre-vingts lieues, et ailleurs cent cinquante. Il indique la rivière Trent, la baie de Quinté, la rivière Noire, la rivière Oswégo, la chute de Niagara, le lac Érié, qu’il estime, dans un endroit, à soixante lieues, et, dans un autre, à la même longueur que l’Ontario. Il ne désigne ces localités par aucun nom. Les Sauvages, dont il tirait ces renseignements, disaient avoir peu fréquenté le lac Érié, mais que l’eau en était douce. Selon ce qu’ils avaient pu apprendre, il existait, à l’extrémité sud de ce dernier lac, un détroit (le Détroit aujourd’hui), au delà duquel est un lac (le lac Huron) si étendu, que personne ne se hasarde de naviguer au large dans cette mer, car ils disaient que l’eau en était saumâtre. À leur avis, le lac Huron devait se déverser tout autant au nord et au sud que dans la rivière du Détroit. Champlain pensa que c’était le Pacifique, mais il ajoute : « Il n’y faut pas tant ajouter de foi. » Ayant calculé les distances dont on lui parlait, il dit que la mer en question devait se trouver à quatre cents lieues de Montréal en suivant la ligne d’eau. Une carte moderne sous les yeux, le lecteur se convaincra que Champlain ne s’écarte guère de la vérité en décrivant ces vastes espaces qu’il n’avait pas encore vus.
Avant d’avoir eu la connaissance personnelle du Haut-Canada, il pensait, comme Jacques Cartier, qu’il suffirait d’un voyage de deux ou trois cents lieues à l’intérieur des terres pour atteindre la mer de Chine.
Une rivière de la Virginie passa aussi, pendant un certain temps, pour avoir sa source près du Japon. On crut ensuite que l’Ohio et le Mississipi conduiraient à la mer du Sud.
Dans un sonnet, écrit par un nommé La Franchise, en 1603, il est fait allusion aux chutes du Niagara et aux découvertes que l’on espère exécuter par le Canada :
Muses si vous chantez vraiment je vous conseille
Que vous loueiez Champlain pour être courageux
Sans crainte des hasards, il a vu tant de lieux
Que ses relations nous contentent l’oreille.
Il a vu le Pérou[2], Mexique, et la merveille
Du vulcain infernal qui vomit tant de feux ;
Et les sauts Mocosans[3] qui offensent les yeux
De ceux qui osent voir leur chute nonpareille.
Il nous promet encore de passer plus avant,
Réduire les Gentils et trouver le Levant,
Par le nord ou le sud, pour aller à la Chine.
C’est charitablement tout pour l’amour de Dieu.
Fi ! des lâches poltrons qui ne bougent d’un lieu !
Leur vie, sans mentir, me paraît trop mesquine.
Au printemps de 1609, les Algonquins et les Hurons s’étaient engagés, si Champlain les assistait contre leurs ennemis, de le guider dans la découverte du Haut-Canada, et de lui faire voir le lac de leur pays (lac Huron), ainsi que les mines de cuivre, etc., dont ils lui avaient parlé dès 1603. Champlain les suivit à la guerre, cet été, 1609, comme nous l’avons vu, et découvrit le lac qui porte son nom. Quelques semaines après, Henri Hudson, Anglais de nation, mais en ce moment au service de la Hollande, et qui cherchait, lui aussi, la route des grandes Indes, remonta la rivière Manhatte (aujourd’hui Hudson) jusqu’au dessus du lieu où se trouve Albany. En pénétrant un peu plus loin, chacun de son côté, Champlain et Hudson se seraient rencontrés.
Lescarbot écrivait le passage suivant en 1610. Parlant de l’ardeur que Champlain met aux découvertes, il dit : « Il nous promet de ne cesser jamais qu’il n’ait pénétré jusqu’à la mer Occidentale, ou celle du Nord, pour ouvrir le chemin de la Chine, en vain par tant de gens recherché. Quant à la mer Occidentale, je crois qu’au bout du grandissime lac qui est bien loin outre celui (l’Ontario) dont nous parlons en ce chapitre, il se trouvera quelque grande rivière laquelle se déchargera dans icelui, ou en sortira, comme celle de Canada, pour s’en aller rendre en icelle mer. Et quant à la mer du Nord, il a espérance d’en approcher par la rivière du Saguenay, n’y ayant pas grande distance du principe de la dite rivière à la dite mer. Cela étant, il y aura assez d’exercice pour la jeunesse française en ces quartiers-là, et par aventure, les hommes de moyens auront du ressentiment et de la honte de demeurer accroupis en leurs maisons, là où tant de lauriers et de biens se présentent à conquérir. »
Tandis que ces lignes s’écrivaient en France, les Montagnais promettaient à Champlain qu’au retour de la guerre, ils « le mèneraient découvrir les Trois-Rivières jusqu’à un lieu où il y a une si grande mer, qu’ils n’en voyent point le bout, et nous en revenir par le Saguenay à Tadoussac. » Toutefois, à cause de la campagne projetée contre les Iroquois, ils remirent l’affaire à une autre année. À quelques semaines d’intervalle, cette fois encore (1610), Henri Hudson exécutait un projet correspondant à celui de Champlain : parti de la Tamise, il entrait dans la grande mer dont parlaient les Montagnais et lui donnait son nom ; c’est la baie d’Hudson.
Au mois de mai 1611, Batiscan et un certain nombre d’Algonquins rencontrèrent Champlain à Québec. « Je leur fis, dit-il, proposition de mener un de nos gens aux Trois-Rivières pour les reconnaître et ne put obtenir aucune chose d’eux pour cette année, me remettant à l’autre. Néanmoins, je ne laissai de m’informer particulièrement de l’origine et des peuples qui y habitent, ce qu’ils me dirent exactement. »
Dans son nouvel ouvrage, publié en 1612, Lescarbot dit que le grand lac désigné à Champlain par les Sauvages comme donnant naissance au fleuve Saint-Laurent, doit aboutir de quelque manière à l’océan Pacifique. Il ajoute : « La grande rivière de Canada prend son origine de l’un des lacs qui se rencontrent au fil de son cours, si bien qu’elle a deux cours, l’un en Orient, vers la France, l’autre en Occident, vers la mer du Sud. »
L’année suivante, le même écrivain dédie à Champlain le sonnet que voici :
Un roi numidien poussé d’un beau désir
Fit jadis rechercher la source de ce fleuve
Qui le peuple d’Égypte et de Libye abreuve,
Prenant en son portrait son unique plaisir.
Champlain, ja de longtemps je vois que ton loisir
S’employa obstinément et sans aucune treuve
À rechercher les flots, qui de la Terre Neuve
Viennent, après maints sauts, les rivages saisir.
Que si tu viens à chef de ta belle entreprise,
On ne peut estimer combien de gloire un jour
Acquerras à ton nom que dès ja chacun prise.
Car d’un fleuve infini tu cherches l’origine,
Afin qu’à l’avenir y faisant ton séjour
Tu nous fasses par là parvenir à la Chine.
Le récit de Vignau avait donc quelque vraisemblance. Ceux qui s’intéressaient au Canada, tel que le président Jeannin, ami et protecteur de Lescarbot ; le maréchal de Brissac, sous lequel Champlain avait servi ; le chancelier Nicolas Brûlart de Sillery, invitèrent Champlain à ne rien négliger pour reconnaître ces régions nouvelles. Vignau promit de guider, moyennant récompense, ceux qui voudraient voir la mer du Nord ; on l’envoya à la Rochelle, où il fit, par devant notaire (1612), une déclaration de sa prétendue découverte, et le sieur Georges, marchand du lieu, lui donna passage sur son vaisseau, pour aller au Canada attendre le retour de Champlain. Toutefois, ce dernier, qui avait conçu des soupçons, lui dit que, s’il le trompait, « il se mettait la corde au cou. »
Parti de l’île Sainte-Hélène le 27 mai 1613, avec Nicolas de Vignau, un interprète du nom de Thomas, deux Français[4] et un Sauvage, dans deux canots, Champlain remonta la rivière dite des Algonquins[5] et en dressa une description[6] fort détaillée. Tessouat, chef de l’île des Allumettes, qu’il avait rencontré à Tadoussac, dix années auparavant, l’accueillit avec toutes les marques de la plus vive satisfaction. Un grand festin eut lieu pour faire honneur à ce visiteur venu de si loin, et qui passait pour si puissant. Lorsque vint le moment d’expliquer le but de son voyage, Champlain s’aperçut qu’il avait été dupe de l’imagination de Vignau, car Tessouat lui donna l’assurance que cet homme avait passé l’hiver (1611-12) dans sa propre cabane, et, par conséquent, n’avait vu ni la mer du Nord ni le lac des Nipissiriniens dont il parlait. On devine ce qui suivit. Vignau implora son pardon à genoux ; les Sauvages voulaient le faire mourir ; Champlain lui-même se vit sur le point de le leur livrer, comme un criminel dont on devait faire justice. Enfin, les ressentiments s’appaisèrent et, le 10 juin, les quatre Français disaient adieu à Tessouat pour retourner au Saint-Laurent.
Ce voyage désappointa Champlain du côté des grandes découvertes, mais il avait acquis une connaissance exacte de la rivière des Algonquins, et pouvait juger, par ouï-dire, de ce que devait être la région située au delà, qu’il se proposait de parcourir à la première occasion. Les Sauvages de l’île des Allumettes lui faisaient une peinture effrayante des difficultés de la route ; mais, évidemment, leur ambition était de ne pas voir leurs amis, les Français, aller faire la traite avec les autres nations. Il y avait lieu d’espérer qu’ils changeraient de sentiment. Le résultat immédiat de ce voyage fut de persuader aux Algonquins de se porter en nombre à la traite du saut Saint-Louis les années suivantes.
Champlain était de retour en ce dernier lieu le 17 juin, ayant rencontré plus de soixante canots qui y étaient allés à la traite, dirigée par Duparc et Lange, à ce qu’il paraîtrait. Un nommé de Maisonneuve, de Saint-Malo, venait d’y arriver, porteur d’un permis du prince de Condé. Tous les Sauvages assemblés au saut fêtèrent Champlain et se dirent heureux des promesses de secours et d’amitié qu’il leur fit. Au moment de retourner dans leur pays, ils acceptèrent d’amener deux jeunes Français, mais refusèrent avec dégoût de se charger de Vignau, qui, pourtant, les suppliait d’y consentir, disant qu’il voulait, par des services de tous genres, tâcher de faire oublier son imposture.
Des quatre navires qui étaient au saut Saint-Louis, l’un appartenait au sieur de Maisonneuve. C’est à son bord que montèrent, le 27 juin, Lange et Champlain pour descendre à Québec et de là passer en France. Le 6 juillet, ils étaient à Tadoussac, d’où ils repartirent le 8 et arrivèrent à Saint-Malo le 26 août, et, dit Champlain « je vis les marchands de ce lieu auxquels je remontrai combien il était facile de faire une bonne association pour l’avenir ; à quoi ils se sont résolus, comme ont fait ceux de Rouen et de la Rochelle, après qu’ils ont reconnu ce réglement être nécessaire, et sans lequel il est impossible d’espérer quelque fruit de ces terres. Dieu, par sa grâce, fasse prospérer cette entreprise à son honneur, à sa gloire, à la conversion de ces pauvres aveugles, et au bien et honneur de la France. »
La compagnie que Champlain voulait former était toujours celle qu’il avait eu en vue depuis l’automne de 1611. On se souvient que rien n’était conclu au moment où il s’embarquait pour le Canada, au printemps de 1613. L’idée fondamentale consistait à raffermir l’établissement de Québec, à occuper divers autres postes du Canada d’une manière permanente, et à convertir les Sauvages, soit en les attirant près des Français, soit en leur envoyant des missionnaires. Un pareil projet, qui était tout à l’avantage du nom français et à la gloire de Dieu, ne rencontrait cependant ni bailleurs de fonds ni protecteur zélé. Champlain se rabattit sur les bénéfices de la traite, seule ressource qui lui restât en présence du manque de patriotisme de la cour et des grands. Les sacrifices personnels qu’il avait faits de son temps et d’une partie de la dot de sa femme ne pouvaient pas constamment se répéter. Il devenait nécessaire de s’ouvrir un crédit quelque part ; sans cela, Québec tombait en ruine, et la perspective de fonder de nouvelles habitations devenait de plus en plus problématique. Or, pour tirer une redevance des armateurs et des marchands qui faisaient le commerce du Canada, il ne fallait pas songer à prélever des droits isolément sur les navires, comme Henri IV avait cru devoir le permettre à de Monts : les frais de perception absorbaient plus que la somme encaissée. Une compagnie répondait mieux au besoin du moment. Il est vrai que c’était créer un monopole, chose toujours dangereuse, souvent nuisible ; mais on observera que Champlain y admettait, à part égale, les gens de la Rochelle, de Saint Malo et de Rouen, c’est-à-dire la Saintonge, la Bretagne et la Normandie, les trois principaux foyers d’entreprises de ce genre qu’il y eût alors en France. Fondée sur une base aussi large, sa compagnie ne mettait aucun intérêt dans l’ombre et pouvait enrichir ses membres tout en contribuant à développer la jeune colonie des bords du Saint-Laurent. « En ce temps, écrit Champlain, il fallait de tout bois faire flèche. »
Au rendez-vous assigné, à Paris, l’automne de 1613, il n’y eut de présent que les délégués de Saint-Malo et de Normandie ; ceux de la Rochelle s’abstinrent ; un délai leur fut accordé, à l’expiration duquel, ne s’étant pas présentés, la traite, au lieu d’être réglée en trois parties comme on l’avait annoncé, fut divisée moitié par moitié entre la Bretagne et la Normandie. La société, constituée pour une durée de onze ans, fut agréée par le prince de Condé et ratifiée par le conseil du roi.
Les Rochelois ne tardèrent pas à voir leur béjeaune. Ils employèrent l’intrigue et surprirent la bonne foi du prince de Condé, dont le seul mérite consiste à avoir été le père du grand Condé. La lutte commença par un procès, « lequel est demeuré au croc, » dit Champlain, puis ils obtinrent de Condé un passeport pour un vaisseau à eux, qui se perdit à la côte du nord, avant que d’arriver à Tadoussac. « Sans cette fortune, il n’y a point de doute que, comme il était bien armé, il se fût battu… Partie des marchandises de ce vaisseau furent sauvées et prises par les nôtres, qui en firent très bien leur profit avec les Sauvages, » ajoute Champlain, ce qui donna lieu à un procès dont le résultat fut favorable à la compagnie de Champlain. On a imprimé que la compagnie en question était toute calviniste[7]. Nous n’en avons trouvé aucune preuve. Champlain était fervent catholique ; les Malouins passaient pour tels également ; les associés de Normandie étaient peut-être mêlés, mais il y a gros à parier que les Rochelois étaient tous de la religion réformée, et que de là vint en partie leur répugnance à entrer dans l’organisation qui nous occupe.
Les actions étant partagées entre Saint-Malo et Rouen, c’est cette dernière ville qui exerça le plus d’influence dans les affaires du Canada ; aussi, n’est-on pas étonné, à partir de cette date, de voir que les employés, les commis, les ouvriers, les interprètes sont en majorité des Normands. Les navires appareillaient dans les ports de Normandie et y revenaient. Rouen, Honfleur, Fécamp, Cherbourg, le Havre, Dieppe, Caen furent des pépinières d’où sortirent d’abord des individus isolés, puis des familles dont les descendants sont encore parmi nous.
Se voyant à la tête d’une compagnie puissante, Champlain songea à obtenir des missionnaires. Faute d’argent pour les entretenir, il avait dû attendre sept ans, depuis la fondation de Québec ; mais l’heure était favorable et il en profita. Le sieur Louis Houel, secrétaire du roi et contrôleur des salines de Brouage, en Saintonge, pays natal de Champlain, « homme adonné à la piété et doué d’un grand zèle et affection à l’honneur de Dieu et à l’augmentation de sa religion, » donna à son concitoyen un avis qui était en même temps une offre de service. Puisque vous cherchez des religieux, lui dit-il, adressez-vous aux Pères Récollets, auprès desquels j’ai quelque influence, et je vous promets qu’il ne manquera pas de gens de bien pour assister ceux qui seront choisis à cette fin. De plus, il écrivit au Père Bernard du Verger, provincial de l’Immaculée-Conception, homme de vertu et de talent, qui entra dans son dessein et le communiqua aux Frères de l’ordre. De la Saintonge, où il était en ce moment (1614), il députa deux Frères à Paris afin de s’entendre avec monseigneur Robert Ubaldini, nonce du pape (1608-1616) à Paris ; mais ce dignitaire déclara qu’il n’y pouvait rien, la chose étant de la compétence du premier provincial des Récollets. Les deux Frères, qui n’osaient pousser plus loin leurs démarches, par crainte de quelque erreur, retournèrent à leur couvent, non sans exprimer le désir d’avoir plus de succès une autre année.
Quelques mois plus tard (octobre-novembre 1614), le Père Jacques Garnier de Chapouin, premier provincial des Récollets de la province de Saint-Denis, étant de retour dans la capitale, le sieur Houel lui soumit le projet en question, qu’il approuva et fit connaître tant au prince de Condé qu’aux cardinaux et évêques alors assemblés aux États-généraux[8]. Champlain s’employa auprès des mêmes personnes et fit si bien qu’il en résulta une collecte de quinze cents livres dont la somme lui fut confiée pour faire face aux dépenses des Religieux.
« Ayant reconnu, dans mes nombreux voyages, qu’il y avait en quelques endroits du Canada des peuples sédentaires et se livrant à l’agriculture, mais qui avaient ni foi ni loi, et vivaient sans la connaissance de Dieu, sans religion et comme des bêtes brutes, je compris que je me rendrais coupable si je ne faisais tous mes efforts pour leur procurer les moyens de connaître Dieu et notre sainte religion. Pour exécuter ce dessein, je tâchai de trouver quelques bons religieux qui avaient le zèle de la gloire de Dieu. » (Champlain.)
Tandis que les États-généraux siégeaient, certains marchands et armateurs de Saint-Malo, qui n’avaient pas voulu entrer dans la société, trouvèrent moyen de faire inscrire une déclaration par laquelle le commerce des pelleteries devenait libre en Bretagne, ce qui renversait tous les calculs de Champlain ; aussi celui-ci alla-t-il s’en plaindre à Condé, qui lui ménagea une entrevue avec les membres des États-généraux, et la clause malencontreuse fut biffée comme ayant été acceptée sur de fausses représentations.
Le dernier jour de février 1615, Champlain partit de Paris et, rendu à Rouen, il expliqua à ses associés les intentions du prince de Condé, aussi bien que le désir qu’il avait que les Pères Récollets fûssent conduits au Canada, « de quoi nos associés furent fort contents, promettant d’assister les dits Pères de leur pouvoir et les entretenir à l’avenir de leur nourriture. » Cette conduite fait supposer que si tous les associés de Champlain étaient huguenots, comme on l’a écrit sans le prouver, ils étaient au moins singulièrement portés vers la religion catholique.
Les quatre missionnaires choisis étaient les suivants : Le Père Denis Jamay[9], commissaire ; le Père Jean d’Olbeau, désigné successeur du Père Denis en cas de mort ; le Père Joseph Le Caron, natif des environs de Paris, autrefois aumônier du duc d’Orléans, qui s’était fait Récollet (1611) après la mort de ce prince, qu’il avait converti ; le Frère Pacifique Duplessis, natif de Vendôme, apothicaire, lequel avait fait profession en 1598.
Tous quatre arrivèrent à Rouen le 20 mars 1615, et, quelques jours après, accompagnés de Champlain, se rendirent à Honfleur, où le Saint-Étienne, du port de trois cent cinquante tonneaux, commandé par Pontgravé, les prit le 24 d’avril, et fit voile vers le Canada. Le 25 de mai, ils étaient en vue de Tadoussac.
Il y a apparence que Champlain et le Père d’Olbeau profitèrent de la première barque, qui partit le 27, pour se rendre à Québec, et qu’ils arrivèrent en ce lieu le 2 de juin. Champlain raconte qu’il resta quelques jours à Québec « pour donner ordre à ce qui dépendait de l’habitation, tant pour le logement des Pères Religieux, qu’ornements d’église et construction d’une chapelle pour y dire et chanter la messe, comme aussi d’employer autres personnes pour défricher les terres. »
Le Père Le Caron semble être parti de Tadoussac très peu de temps après le Père d’Olbeau, et avoir été jusqu’au saut Saint-Louis sans s’arrêter à Québec. Au Saut, « il vit tous les Sauvages et leur façon de faire, ce qui l’émut d’aller hiverner dans le pays, entre autres celui des peuples qui ont leur demeure arrêtée. »
À leur tour, le Père Jamay, le Frère Duplessis et Pontgravé partirent de Tadoussac vers le 2 de juin, et arrivèrent à Québec le 8. Ce même jour, Champlain, le Père Jamay et Pontgravé se mirent en route vers le saut Saint-Louis, où ils dûrent arriver le 19 ou le 20. Restaient à Québec le Père d’Olbeau et le Frère Duplessis « pour accommoder leur chapelle et donner ordre à leur logement, lesquels furent grandement édifiés d’avoir vu le lieu tout autrement qu’ils ne s’étaient imaginés et qui augmenta leur zèle. »
Le 17 ou le 18 de juin, à la rivière des Prairies, cinq lieues au dessous du saut Saint-Louis, ils rencontrèrent le Père Le Caron, qui fit part à Champlain du projet qu’il avait conçu d’aller hiverner chez les nations sédentaires, afin d’apprendre leur langue et de commencer aussitôt que possible à les évangéliser. Malgré les instances qu’on lui fit, il persista dans l’exécution immédiate de ce qu’il avait résolu, et se dirigea vers Québec pour y faire ses préparatifs.
Les Sauvages, qui attendaient Champlain au saut Saint-Louis, revinrent sur la question tant de fois débattue de porter la guerre au pays des Iroquois, afin d’obliger cette nation incommode à rester chez elle. Pontgravé et Champlain, qui étaient en état d’embrasser toutes les circonstances de la situation, voyaient bien qu’il fallait frapper un coup de ce côté avant de se croire libres sur le Saint-Laurent. Ni la traite, ni la colonisation, ni la conversion des peuplades amies n’étaient possibles en face de ces dangers continuels. Si, dans les empires, civilisés, on a vu quelques bandes d’hommes répandre la terreur et dicter la loi à des populations mille fois plus nombreuses qu’elles, il n’est pas étonnant que les maraudeurs iroquois aient semé l’épouvante chez les tribus qui fréquentaient les lacs, les rivières et les territoires de chasse du Canada. Ce problême s’imposait en premier lieu : Aurons-nous la paix ? L’expérience répondait : Pas tant que l’ennemi pourra agir. Champlain devait donc surmonter cet obstacle, après en avoir rencontré déjà plusieurs autres dont le lecteur a dû garder mémoire. Il se décida à tenter la fortune des armes dès cette année. C’est pourquoi il partit du Saut, le 23 juin, pour aller à Québec mettre ordre aux affaires, attendu que son absence pouvait se prolonger plusieurs mois.
Repassant à la rivière des Prairies, il y rencontra de nouveau le Père Le Caron, qui s’était rendu à Québec le 20 juin, et revenait après avoir fait ses préparatifs pour hiverner chez les Sauvages.
Le lendemain, 24 juin, jour de saint Jean-Baptiste, le sacrifice de la messe « fut chanté sur le bord de la dite rivière, avec toute dévotion, par le révérend Père Denis et le Père Joseph, devant tous ces peuples, qui étaient en admiration de voir les cérémonies dont on usait et des ornements qui leur semblaient si beaux, comme chose qu’ils n’avaient jamais vue : car c’étaient les premiers qui y ont célébré la sainte messe. »
Les dates, dont nous nous sommes servi avec intention dans ce qui précède, font assez voir que Champlain, témoin des faits qu’il raconte, ne se trompe nullement en disant que la sainte messe fut célébrée pour la première fois en cette circonstance, au Canada, ce qui veut dire depuis les voyages de Jacques Cartier et Roberval.
Champlain était de retour à Québec le 26. La veille, le Père d’Olbeau[10] avait dit la messe dans la nouvelle chapelle, assisté du Frère Pacifique, lequel n’était pas prêtre, quoi qu’on en ait écrit. Les historiens qui font assister Champlain à la messe du 25 juin, à Québec, n’ont pas tenu compte des dates qui prouvent le contraire.
Au lieu de reprendre de suite le chemin du saut Saint-Louis, Champlain fut retardé dix jours. Comme il remontait le fleuve, il rencontra, au dessus de Sorel, Pontgravé et le Père Jamay qui descendaient.
Le Père Le Clercq, qui vint au Canada soixante ans plus tard, a écrit que, le 26 juillet, une messe fut célébrée aux Trois-Rivières par le Père Le Caron. Cela est impossible, puisque ce religieux était parti de Montréal pour les pays d’en haut dès avant le 8. D’ailleurs, le Père Le Clercq place la traite de cette année aux Trois-Rivières, tandis qu’elle eut lieu au saut Saint-Louis. Il est probable, toutefois, que Pontgravé s’arrêta aux Trois-Rivières vers le milieu de juillet, après avoir rencontré Champlain, comme nous l’avons dit, et que le Père Jamay, qui l’accompagnait, ait célébré le saint sacrifice durant son séjour au milieu des Sauvages réunis en cet endroit ; mais il n’en reste point de preuve dans les auteurs.
Sur cette question controversée des premières messes, nous avons suivi les belles recherches de M. l’abbé Laverdière.
Lorsque Champlain arriva au saut Saint-Louis, le 8 juillet, le Père Le Caron en était parti avec les Sauvages, qui l’avaient vainement attendu (Champlain), et s’étaient montrés assez mécontents de son absence. Douze Français avaient suivi le Père. Le 9, Champlain s’embarqua avec deux interprètes (Étienne Brulé et le nommé Thomas, croyons-nous), conduits par dix Sauvages, le tout en deux canots. De la rivière des Algonquins (l’Ottawa), il passa dans la Matawan, le lac Nipissing, la rivière dite plus tard des Français, et arriva au lac Huron. Continuant son voyage, il se trouva, le premier août, dans la bourgade huronne d’Otouacha ; il visita successivement les villages de la baie de Pénétangouchine et du lac Simcoe. Partout, il fut reçu à bras ouverts. La narration qu’il nous a laissée est des plus intéressantes. Dans l’un de ces villages, appelé Carhagouha, véritable place fortifiée, il retrouva le Père Le Caron, très surpris de le voir en ce pays. Le 12 août, la messe y fut célébrée ; ce n’était pas la première, puisque le Père en avait dit une autre à Otouacha, ou aux environs, quelque temps auparavant.
Champlain exhortait ses alliés à presser leurs préparatifs de guerre ; car il désirait reprendre ensuite promptement le chemin de Québec. On lui expliqua que les Hollandais ou Flamands, qui avaient fondé un poste[11] l’année précédente, prenaient parti pour les Iroquois, et suivaient ceux-ci à la guerre contre les alliés des Hurons. Trois Flamands ayant été faits prisonniers dans ces rencontres, les alliés en question les avaient renvoyés, croyant que c’étaient des Français, dont parlaient depuis longtemps leurs amis les Hurons. Rien ne nous explique pourquoi ces Européens, qui ne devaient craindre ni les Hurons ni leurs alliés, menaient la guerre à ceux-ci et entretenaient la haîne entre ces pauvres nations. Champlain n’était pas, sur le Saint-Laurent, dans la même situation que les Hollandais
Ceux qui ont écrit que Champlain eut dû « se concilier l’affection des Sauvages, comme le faisaient les Hollandais, » perdent de vue que ces mêmes Hollandais se sont alliés aux Iroquois pour la destruction des Sauvages dont Champlain était l’ami, et que, désespérant d’avoir le dessus, ils confièrent aux Iroquois (1640) les armes à feu qui les ont rendus si redoutables, alors que les Français n’osaient point, après trente années de lutte, pourvoir leurs alliés de ces engins de destruction.
Nous empruntons à M. l’abbé Laverdière le récit de la campagne de 1615 :
« L’armée partit de Cahiagué le premier de septembre, et prit la direction de la rivière Trent et de la baie de Quinté. Quand on eut traversé le lac des Entouoronon (le lac Ontario), on cacha soigneusement les canots. Après avoir fait, à travers le pays des Iroquois, environ une trentaine de lieues, les alliés arrivèrent enfin devant le fort des ennemis. Un corps, de cinq cents guerriers carantonanais, qui devait faire diversion par un autre côté, n’arriva que plusieurs jours après le temps convenu. L’attaque eut lieu cependant ; mais les Sauvages se ruèrent sur le fort en désordre, et Champlain ne put jamais réussir à se faire entendre dans la chaleur du combat ; ce premier assaut fut inutile. Le soir, dans un conseil, Champlain proposa de construire, pour le lendemain, un cavalier, du haut duquel les arquebusiers français auraient plus d’avantage à tirer, et une espèce de mantelet pour protéger les assaillants contre les flèches et pierres lancées de dessus la palissade. Quelques-uns voulaient qu’on attendît le renfort des Carantonanais ; mais l’auteur, voyant que l’armée alliée était assez forte pour emporter la place, craignant d’ailleurs qu’un retard ne donnât à l’ennemi le temps de se fortifier davantage, fut d’avis qu’on livrât de suite un second assaut. L’indiscipline des Sauvages fit tout manquer ; il fallut songer à la retraite. Champlain avait reçu deux blessures, à la jambe et au genou.
« Quand les alliés furent de retour au lac Ontario, Champlain demanda qu’on le reconduisît à Québec. Mais les Hurons, qui avaient intérêt à le garder avec eux, firent en sorte qu’il n’y eût point de canot disponible, et il dut se résigner à passer l’hiver en leur pays.
« L’armée fut de retour à Cahiagué dans les derniers jours de décembre. Champlain, après s’être reposé quelques jours chez son hôte, Darontal (ou Atironta), se rendit à Carhagonha pour y revoir le Père Le Caron. Ils partirent tous deux ensemble, le 15 février (1616), et allèrent visiter la nation du Petun (les Tionnontatés), qui demeuraient plus au sud-ouest. De là ils poussèrent jusqu’au pays des Andatahonat ou Cheveux-Relevés, et, si on ne les en eût détournés, ils voulaient se rendre jusqu’à la nation neutre (les Attionandarons). »
- ↑ Ailleurs, il dit six hommes.
- ↑ Pas que nous sachions.
- ↑ Mocosa, ancien nom de la Virginie, ce qui, par rapprochement, se rapporterait au Niagara. Pas plus que le Pérou, Champlain ne l’avait vu, mais on sait qu’il en avait entendu parler.
- ↑ L’un d’eux rebroussa chemin quelque part à la Petite-Nation.
- ↑ À partir de 1660, à peu près, on lui donna le nom de rivière des Outaouais, parce que cette nation éloignée descendait par là à Montréal.
- ↑ Le 4 juin, il était devant le plateau sur lequel s’élève la ville d’Ottawa, capitale d’un empire qui n’est plus français.
- ↑ Presque tous les écrivains ont attribué à la compagnie de 1614 les méfaits de la compagnie de 1620.
- ↑ Le roi Louis XIII entrait dans sa majorité.
- ↑ « Occupé à différents emplois, à Châlons, en Champagne, pour le bien de la province, et à Saint-Denis, en France, en qualité de supérieur et de prédicateur. » (Le Père Le Clercq, I. 150.)
- ↑ Le 2 décembre de cette année, il suivit les Montagnais de Tadoussac, mais il dût revenir après deux mois de séjour parmi eux, ayant failli perdre la vue, à cause de la fumée des cabanes.
- ↑ Sur la rivière Hudson, dans une île, près de la ville actuelle d’Albany.