Histoires d’Armorique - II

Histoires d’Armorique - II
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 7 (p. 546-554).
HISTOIRES D’ARMORIQUE




I.


LES MOISSONNEURS.


Lorsqu’un nuage épais, vers le temps des moissons,
Vient recouvrir la ville et fond sur les maisons,
Quand la grêle bondit sur les toits, quand la rue
Roule une onde fangeuse incessamment accrue,
Observant à l’abri l’orage et ses dangers,
Aux tristes campagnards, citadins, vous songez.
Leur malheur est le vôtre. Oui, vous cherchez d’avance
Comment le métayer paîra sa redevance ;
Le pauvre avec frayeur prévoit l’hiver prochain,
Et l’on parle déjà de la cherté du pain. —

Hommes mûrs et vieillards, jeunes gens, jeunes filles,
Tous ils étaient venus, armés de leurs faucilles.
Dès la pointe du jour, un jour limpide et bleu,
Et que l’ardent soleil bientôt rougit de feu.
Jusqu’à midi sonnant leurs bras forts et superbes
Ont abattu les blés vite formés en gerbes ;
Mais les rires, les mots joyeux et les chansons
Animaient au travail et filles et garçons ;
En fauchant les épis, en liant les javelles,
Les défis s’échangeaient et les tendres querelles  :
— Renouez vos cheveux, ô Lilez, et chantez !
— Héléna, tous mes chants sont à vous ; écoutez !

LILÈZ.

« Ma barbe est blonde encor, je ne suis qu’un jeune homme
Parmi les moissonneurs pourtant on me renomme  :

Quand je vais près de vous, Lena, coupant le blé.
Mon ardeur, je le sens, et ma force ont doublé.

« Avec vous dans les bois que ne suis-je fauvette !
On vivrait, belle enfant, sans peur de la disette.
Bienheureux les oiseaux ! ils ne travaillent pas
Et trouvent en chantant leurs faciles repas.

« Moi, j’ai les yeux tournés vers certaine chaumière  :
Sortirez-vous enfin, madame la fermière ?
Vous si charmante à voir quand vous venez à nous
Avec les plats fumans, le cidre frais et doux ! »

À peine il achevait ces plaintes émouvantes,
Que parut la fermière avec ses deux servantes ;
Soudain, trêve aux chansons ! mais, pour quelques instans,
N’en remuaient pas moins les langues et les dents.
À l’ombre ils savouraient, couchés sur l’herbe épaisse,
La succulente odeur de la soupe de graisse.
Le lard sur le pain noir fondant et la liqueur
Qui rafraîchit la bouche et ravive le cœur.
Ensuite un bon sommeil. Puis, d’un nouveau courage,
Sur les épis sonnans recommença l’ouvrage.
Les dos étaient courbés, mais un lointain brouillard
Par momens soulevait l’œil de plus d’un vieillard  :
— « À l’œuvre, mes enfans, à l’œuvre ! » — Et sans relâche,
Le front tout en sueur, chacun pressait sa tâche.

L’orage cependant, et plus sombre et plus lourd.
Comme un dôme pesait sur l’église du bourg.
De ses flancs s’échappaient de longs éclairs bleuâtres
Qui faisaient fuir au loin les troupeaux et les pâtres ;
De larges gouttes d’eau tombaient ; les moissonneurs
N’ayant plus qu’un recours, le Seigneur des Seigneurs,
Par le sable volant leurs figures souillées.
Se mirent à genoux sur les gerbes mouillées ;
Leurs faucilles gisaient éparses devant eux ;
Les mains jointes, ainsi parlaient ces malheureux.

LA FERMIÈRE.

Oh ! perdre en un moment le travail d’une année !
Voir languir dans la faim toute la maisonnée !
Pauvres petits enfans, avec quoi vous nourrir ?
O mes chers innocens, nous n’avons qu’à mourir.

LE FERMIER.

Oui, mourir ! le courage ici manque au plus ferme.
Vienne l’automne, hélas ! comment payer ma ferme  ?
Ah ! dans ce champ maudit, quand mes mains l’ont bêché.
Sans doute j’arrivais chargé d’un grand péché.

L’AÏEUL.

Non, vivez, ô mon fils, Dieu même vous l’ordonne.
Il rend ce qu’il a pris, il châtie et pardonne.
Dans ce malheur commun, seul, je vois bien ma part  :
C’est à moi de mourir, inutile vieillard.

Le vieillard désolé se tut, car sur sa tête
Dans toute son horreur mugissait la tempête  :
Le tonnerre éclata !… Mais aussitôt dans l’air
Par trois fois l’Angélus tinta paisible et clair ;
Un de ces rayons d’or qui précèdent les anges
Illumina le ciel ; puis, changemens étranges !
Comme il était venu, le nuage pesant
Du côté de la mer et vers l’ouest s’avançant,
On vit, nouveau déluge, on vit ses eaux troublées
Tomber, tomber à seaux dans les ondes salées ;
Tous les monstres marins hors des flots bondissaient.
Et sur les blonds épis les moissonneurs dansaient.

LILÈZ.

« Il faut chanter le blé ! Jeunes gens, jeunes filles.
Élevez sur vos fronts et frappez les faucilles ?
Le blé fait vivre l’homme  : amis, en son honneur
Entonnons devant Dieu le chant du moissonneur.

« C’est un présent divin. Durant les mois de neige.
Dans ses flancs maternels la terre le protège ;
Puis, quand brillent les fleurs, elle montre au grand jour
Celui qu’elle nourrit neuf mois avec amour.

« Un mendiant m’apprit jadis un grand mystère  :
Le grain est fils du ciel, cet époux de la terre ;
Pour le faire grandir tous deux n’épargnent rien ;
Votre enfant le plus cher n’est pas soigné si bien.

« Si la tige au printemps languit frêle, épuisée,
Comme un lait bienfaisant s’épanche la rosée.
Et des souffles légers comme les papillons
La bercent mollement dans le creux des sillons.

« Pour apaiser sa soif ardente, les nuages
S’assemblent  : quels flots d’or nous versent ces orages !
Puis le ciel, appelant d’un beau nom le soleil.
Dit  : — Séchez le froment, ô mon astre vermeil !

« Ainsi mûrit le blé, divine nourriture,
Ce frère du raisin, boisson joyeuse et pure ;
Dieu même a consacré le céleste présent  :
— Mangez, voici ma chair ; buvez, voici mon sang. »

LES MOISSONNEURS.

« Honneur, honneur au blé ! Trois fois, garçons et filles.
Faisons reluire en l’air et sonner les faucilles ! »
Et tous, jusqu’aux vieillards un moment rajeunis,
Chantaient, et sous leurs pieds bruissaient les épis.
Le dimanche suivant, une gerbe votée
À l’église du bourg en pompe était portée.
Et le prêtre disait, la posant sur l’autel  :
« Gloire et remercîment à l’ange Gabriel ! »


II.


LE BARDE RI-WALL.


IIIe siècle.


Des temps qui ne sont plus écoutez une histoire.
Les méchans ont parfois leur châtiment notoire  :
Tel le barde Rî-Wall. Depuis quinze cents ans,
Sa mort fait chaque hiver rire nos paysans,
Lorsque le vent du soir au dehors se déchaîne
Et qu’au fond du foyer brille un grand feu de chêne.

*


Quand Rî-Wall le rimeur disparut tout à coup
Dans la fosse où déjà s’était pris un vieux loup,
Devant ces blanches dents, devant ces yeux de braise,
Le barde au pied boiteux n’était guère à son aise.

Lui qui raillait toujours, certe il ne raillait plus ;
Et dans son coin, le loup, tout piteux et confus,
Ses poils bruns hérissés et sa langue bavante.
Épouvanté, tâchait d’inspirer l’épouvante.

Tous deux se regardaient : « Hélas ! pensait Rî-Wall,
Avec ce compagnon il doit m’arriver mal !

Et ce mal, juste ciel, vient sur moi par votre ordre  :
Oui, je serai mordu, moi toujours prêt à mordre !

« Que j’échappe, et je prends la douceur des ramiers !
Sur les galans balcons, sur les nobles cimiers,
Je roucoule ! et mes chants, lais, virelais, ballades.
Plus que tes vers mielleux, ô Roz-Venn, seront fades. »

Même ici son humeur maligne le poussait.
Mais le loup lentement, lentement avançait,
Rî-Wall sentait déjà son haleine de flamme  :
Et point d’arme, grands dieux ! un bâton, une lame !…

Une arme qu’un nœud d’or suspendait à son cou,
Le barde l’entendit résonner tout à coup  :
La harpe dont la voix peut adoucir les bêtes.
Éteindre l’incendie et calmer les tempêtes !

« Toi qui dans son palais fis trembler plus d’un roi,
O harpe redoutable, ô mère de l’effroi.
Ici fais sans aigreur sonner la triple corde  :
Harpe, sois aujourd’hui mère de la concorde ! »

Et du son le plus clair d’un doigt léger tiré,
La harpe obéissante a doucement vibré.
Et toujours murmuraient les notes argentines
Comme au matin la brise entre des églantines.

Et la bête, soumise au charme caressant.
Recule, puis se couche et clôt ses yeux de sang ;
Mais qu’un instant la harpe elle-même sommeille,
La bête menaçante en sursaut se réveille.

Alors le malheureux jette un peu de son pain
Au monstre dont les dents s’allongent par la faim ;
Puis il reprend son arme, et l’instrument sonore
Sous les savantes mains de s’animer encore.

Ainsi durant trois jours, ainsi durant trois nuits.
Des pâtres, attirés par ces étranges bruits.
Et les serfs, les seigneurs, des clercs, plus d’une dame
Que le malin rimeur avait blessés dans l’âme.

Sur la fosse penchés, disaient  : « Salut, Ri-Wall !
Lequel sera mangé, le barde ou l’animal ? »
Et la troupe partait en riant, et leur rire
Du sombre patient aigrissait le martyre.

Seul, Roz-Venn le chanteur vit d’un œil de pitié
Celui dont il sentit souvent l’inimitié  :
« Prenez, lui cria-t-il, le bout de mon écharpe ! »
Mais le barde expirait tout sanglant sur sa harpe.

La fosse fut comblée et, la main dans la main,
Dames, clercs et seigneurs chantaient le lendemain  :
« Rî-Wall est chez les morts, que l’enfer lui pardonne !
Rî-Wall chez les vivans ne mordra plus personne. »

*


Assis dans son foyer, les pieds sur le tison,
Voilà ce que contait un vieux chef de maison.
Il reprit  : « Fuyez donc, mes enfans, la satire ;
Mais aimez la gaîté sans fiel, aimez le rire.
Tel qu’il brille à cette heure, Héléna, dans vos yeux  :
La gaîté d’un bon cœur rend tous les cœurs joyeux. »


III.



LES ÉCOLIERS DE VANNES.


SECONDE ÉPOQUE. — 1835.[1]


I.

Tes usages pieux, restes des anciens jours,
Bretagne, ô cher pays, tu les gardes toujours.
Et j’ai redit les mœurs et les travaux rustiques  :
Oh ! si j’avais vécu dans tes âges antiques,
Lorsque, le fer en main, durant plus de mille ans.
Tu repoussais l’assaut des Saxons et des Franks,
Te levant chaque fois plus fière et plus hardie.
Toute rouge de sang et rouge d’incendie,
Ô grand Noménoé, Morvan, rivaux d’Arthur,
Maniant près de vous la claymore d’azur.
Quels chants j’aurais jetés dans l’ardente mêlée !
Toute gloire serait par la nôtre égalée.
J’ai la corde d’argent et la corde d’airain  :
Mais il est pour le barde un maître souverain,

Le Temps, qui fait la lyre ou paisible ou guerrière,
Et l’orne de lauriers ou de simple bruyère.
Je suis fils de la Paix. Pour de récens combats
Si cependant mon âme a trouvé des éclats,
Comme nos vétérans, après ces jours de fièvres,
Chanteur, je n’aurai plus que douceur sur les lèvres.

II.

Vingt ans se sont passés  : un de ces écoliers
Que Vannes vit paraître armés sous les halliers
Pour combattre, eux enfans, mais aux cœurs déjà graves,
Celui qui revenait suivi de ses vieux braves ;
Un de ces écoliers, sage prêtre aujourd’hui,
Vit aux bords de la Seine en son pieux réduit.
Le riant presbytère avoisine l’église ;
Un jardin potager à peine les divise ;
Là, regardant un fruit, aspirant une fleur,
Il va, sans être vu, de sa maison au chœur ;
Pour chaque office il passe et repasse sans cesse ;
Là, dans ce doux enclos, il attend la vieillesse.

Mais pourquoi ce matin, aux heures du sommeil.
Dans les bois d’alentour devancer le soleil ?
L’oiseau n’a pas encor gazouillé sous la feuille.
Et lui, tout en marchant, il prie et se recueille ;
Faible et comme entraîné par quelque noir souci,
À ce vingt et un juin il va toujours ainsi…
C’est qu’il voit dans Auray courir sa bande armée.
Les bleus viennent, l’on tire !… À travers la fumée
Un jeune homme, un enfant, au bout de son fusil
Tombe !… Hélas ! de sa main cet enfant périt-il ? —
Le premier jour d’été, quand le monde est en joie,
Voilà de son enclos quel penser le renvoie,
Et comment il revient, tout poigne de remords,
Dire, pour sa victime, une messe des morts.

III.

Dès l’aube, il errait donc ainsi sous la feuillée,
Lorsqu’avec des albums, parmi l’herbe mouillée,
Un peintre voyageur perdu dans son chemin
Arrive, et faisant signe au prêtre de la main,
Demande s’il connaît sous le bois un passage
Vers certaine vallée amour du paysage.

Puis, tous deux échangeant quelques saluts courtois,
Le pasteur, à son tour, demande si parfois
Les vallons de Bretagne ont vu passer l’artiste  :
« Ce pays plaît au cœur comme une chose triste.
Qui dira les aspects changeans de sa beauté ?
Des forêts à la mer, tout est variété  :
Taillis, hameaux épars, landes, sombres rivages !
Partout l’âme y respire un parfum des vieux âges.
— Vous aimez la Bretagne, et moi je l’aime aussi.
Ce lointain souvenir ne s’est point obscurci.
Dans un âge pourtant cher à celui qui tombe.
Sous les remparts d’Auray j’ai vu de près ma tombe.
— Dans Auray, dites-vous ? Auray ! Vous me troublez.
Je vis aussi ma tombe au lieu dont vous parlez !
— C’était dans les cent jours, j’étudiais à Rennes.
Ces temps vous sont connus, leurs discordes, leurs haines.
Le pays se soulève, on s’arme, nous partons.
Face à face bientôt nous voilà  : tous Bretons.
Dans ce faubourg d’Auray je vois, je vois encore.
Moi, fédéré, portant le ruban tricolore.
Un chef des écoliers de Vanne, un ruban blanc  :
Mon coup part, et soudain son coup me perce au flanc !
Plus que ma balle à moi cette balle était sûre.
Dieu sait combien de temps j’ai senti sa morsure ! »

Et le prêtre  : « Seigneur ! ô Vierge, il n’est pas mort !
Je dépose à la fin le fardeau du remord !
Je n’ai plus à marquer un sombre anniversaire !
Ma messe d’aujourd’hui n’est donc plus mortuaire !
Mutuels meurtriers, l’un l’autre embrassons-nous,
Et, tous les deux sauvés, fléchissons les genoux…
Puis venez à l’autel  : devant le divin Maître
Arrivons en amis, et l’artiste et le prêtre. »

IV.

Ensemble ils sont partis ; mais au bruit de leurs pas
Les bruits de leurs discours ne se mêleront pas.
Tant l’heureux dénoûment de ces terribles drames
D’émouvans souvenirs occupe encor leurs âmes.
L’autel, à leur entrée, était vêtu de deuil.
Dans la nef, un tréteau figurait un cercueil  :
Tout ce deuil disparut ; mais les lis du parterre,
Les roses tapissant les murs du presbytère,

Les feuillages légers, les plus riantes fleurs,
Dans les vases dorés unirent leurs couleurs.
Vêtu d’un ornement aussi blanc que la neige.
Le prêtre et son ami qui lui faisait cortège
Rentrèrent dans le chœur  : un joyeux Gloria,
Sur lequel le pasteur avec force appuya,
Témoignait que la paix si longtemps attendue,
La paix à son esprit était enfin rendue,
Que de sombres pensers ne troublaient plus ses sens,
Et que son cœur brûlait comme un vase d’encens ;
Même des assistans, à voir ces airs de fêtes.
Souriaient, et la joie illuminait leurs têtes.

La messe terminée, entre les deux amis
Les longs épanchemens enfin furent permis  :
Une table dressée à l’ombre de la treille.
Où la fraise embaumait, où brillait la groseille,
Où le fait écumant étalait sa blancheur.
Les reçut ; tout était joie et calme et fraîcheur ;
Les prières aussi revinrent, les prières
Sont filles du bonheur autant que des misères ;
Heureux ou malheureux, l’homme s’adresse au ciel
Pour bénir le miel pur, pour écarter le fiel.

V.

Toi que ces vétérans de nos guerres civiles
Invoquaient, pour jamais habites-tu nos villes.
Belle vierge au front d’or paré de blonds épis ?
Les vents qui t’éloignaient se sont-ils assoupis ?
À peine tu parais, ô divine Concorde,
Le rival, pardonnant à son rival, l’aborde ;
La main serre la main, le rire est dans les yeux ;
Viennent les amitiés et les amours joyeux ;
Le féroce armurier ne frappe plus l’enclume,
Pour le soc bienfaisant la forge se rallume ;
Au lieu des cris d’alarme et des tambours guerriers,
La place retentit du chant des ouvriers ;
La plus humble maison d’aisance s’environne,
Et l’Art tresse au pays une noble couronne.

A. BRIZEUX.

  1. La première partie de ce poème sur l’insurrection, royaliste et les combats du collège de Vannes en 1815 a déjà été publiée (voyez la Revue du 1er mai 1842) ; le temps seul pouvait révéler la conclusion toute morale et religieuse de cette histoire, conclusion non moins poétique que le début.