Histoires d’Armorique

Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 4 (p. 164-170).
HISTOIRES D’ARMORIOUE





I.

LE RUBAN JAUNE.

xviiiee siècle.


I.


Je laisse pour un jour les pêcheurs et les pâtres,
La ferme où, tout enfant, par les landes verdâtres
J’accourais, visitant et l’aire et le lavoir.
Les grands bœufs étendus dans la crèche le soir,
Les ruches du courtil, l’âtre où le grillon crie.
Et doucement assise à son rouet, Marie.
Adieu pour aujourd’hui les robustes lutteurs,
Les combats des conscrits, les travaux des mineurs :
J’entre en nos vieux manoirs ; il est sous leurs décombres
Bien des fleurs à cueillir ou brillantes ou sombres.

Cyprien chevalier, mais pauvre, avait vingt ans.
Sous les murs d’un manoir, un matin de printemps,
Il errait par le pré, cueillant des églantines.
Et de frais boutons d’or et de blanches épines.
Et, tout en les cueillant, il mêlait dans les fleurs
Aux gouttes du matin les gouttes de ses pleurs ;
Parfois il les portait humides à ses lèvres
Où des nuits d’insomnie avaient marqué leurs fièvres,
Et ses regards voilés, des mots de désespoir.
Allaient de la prairie aux portes du manoir…
Enfin d’un ruban jaune (et dans tous nos villages
C’est la couleur encor du deuil et des veuvages)
Il noua son bouquet ; puis, non loin du château,
Songeant qu’un plus heureux l’en chasserait bientôt,
Entra dans la chapelle, et sous une relique,
Sur un coffre il posa son bouquet symbolique.
Ah : les fleurs d’églantiers, les boutons d’or si frais.
Tristement entourés de feuilles de cyprès,
C’étaient fous ses espoirs de jeunesse première

Qu’il venait déposer comme sur une bière !
Un vieillard qui suivait vit le doux chevalier,
Et vint tout près de lui, pâle, s’agenouiller.
« Oui, mon vieux serviteur, fais que Dieu me bénisse !
Pour elle aussi prions… Jésus, quel sacrifice ! »
Et tous deux les voilà priant sur les pavés.
Sous leurs cheveux pendans leurs yeux au ciel levés.
Et maître et serviteur, et vieillard et jeune homme :
Toi qui rapproches tout, c’est Douleur qu’on te nomme !

II.


La fille du manoir disait le même jour :
« Ma mère, cette preuve encor de votre amour !
Mon esprit s’est créé peut-être une chimère ;
Mais voyez ma faiblesse, et plaignez-la, ma mère.
Ce jour, dans tous les temps, me fut un jour fatal.
Pour vous comme pour moi, je redoute un grand mal.
Toutes vos volontés sont les miennes, madame.
Donnez à qui vous plaît et ma main et mon âme.
Mais qu’il vienne plus tard, dans quelques jours… demain.
Je lui livre soumise et mon âme et ma main.
— C’est assez. La noblesse et toute la famille
Et tous les domaniers sont arrivés, ma fille ;
Déjà même le prêtre est dans la salle, en bas ;
Il n’est qu’un seul absent dont je ne parle pas.
Rosily, vous savez l’usage de Bretagne :
Devant le fiancé doit s’enfuir sa compagne ;
Trouvez donc un endroit bien sombre où vous cacher,
Et que le jour entier se passe à vous chercher.
Ma fille, qu’à présent votre cœur me pardonne.
Croyez bien, Rosily, que votre mère est bonne…
Mais on heurte au portail et j’entends le sonneur :
Fille des anciens ducs, songez à votre honneur ! »

L’époux et ses amis, comme une meute ardente.
Ont empli le manoir ; mais la biche prudente.
Devançant les limiers aux sauvages abois.
Fuyait vers un abri plus sûr que ceux des bois.
Pêle-mêle ils couraient, nobles, vassaux, vassales,
Visitant les paliers, les tourelles, les salles.
Et les granges enfin, l’étable des fermiers :
La biche défiait le flair prompt des limiers ;
La nuit était venue, on la cherchait encore ;
Cent voix, cent voix criaient au lever de l’aurore ;
Trois jours sur les viviers, sur les puits se penchant,
La mère désolée appela son enfant.

III.


« — Sous ses habits de deuil, morne et la tête basse,
Où va donc ce vieillard ? — Oh ! de grâce, de grâce.
Mes amis, suivez-moi ! C’est la messe des morts
Pour l’enfant qui d’un ange avait l’âme et le corps :

Le cercueil vide est là, couronné d’immortelle.
Oh ! celle que mon maître aimait, où donc est-elle ?…
Chut ! Près du coffre noir voici le chevalier.
Perdu d’esprit, sans cesse il y revient prier.
On dit la messe. »

Hélas ! une messe funèbre,
Et comme rarement une église en célèbre.
Point de chants, des sanglots ; mais, debout à l’autel,
Quand le prêtre élevait le froment immortel,
Un cri part de la nef, et le jeune homme embrasse
Un ruban qui sortait des fentes de la châsse ;
Puis, levant le couvercle ; il montre tout en pleurs
La vierge dont la main tient un bouquet de fleurs :
Elle semblait dormir sous cette froide planche ;
Douce comme ses fleurs, comme elles pure et blanche.
Ainsi, dans son danger, sans chercher d’autre lieu.
Son asile certain fut la maison de Dieu ;
Et le triste bouquet peut-être à la colombe
Indiqua l’autre abri qui dut être sa tombe !
Mais au coffre fatal qui devait l’engloutir
Sans peur elle est entrée et pour n’en plus sortir ;
Ou, malgré ses efforts, le couvercle rebelle
Impérieusement se ferma-t-il sur elle ?
Mystère où chaque esprit se perdait confondu !
De l’autel cependant le prêtre descendu,
Au cercueil qui l’attend fait déposer la vierge ;
Aux quatre angles l’amant place lui-même un cierge ;
Puis, sentant d’ici-bas son âme s’en aller ;
Dans un hymen céleste il voulut l’exhaler :
Dans sa main déjà froide il prit la main glacée,
Et, calme, il trépassa près de la trépassée.

IV.


Aux cœurs bien aimans nos regrets.
Telle fut à vingt ans leur couche nuptiale ;
La Mort seule en fit les apprêts.
Pour rappeler leurs noms, la pierre sépulcrale
Montrait entrelacés une rose, un cyprès.


II.


L’ÉOSTIK OU LE ROSSIGNOL.
Tiré du Barzaz-Breiz et de Marie de France.

xiiie siècle.

à m. auguste le prévost.


I.


Ses mains sur sa figure, une jeune épousée,
Un jour, dans Saint-Malo, pleurait à sa croisée :

— « Las ! mon cher oiselet ! las ! ils l’ont mis à mort !
« Adieu, joie ! » Et ses pleurs amers coulaient plus fort ;

Car elle avait jadis connu les douces larmes
Et les nuits de bonheur avant ce jour d’alarmes.

II.


— « Dites, ma jeune épouse, au milieu de la nuit,
Pourquoi donc vous lever si souvent et sans bruit ?

Quand je dors près de vous, mon épouse nouvelle,
Pourquoi me laisser seul ? — Sire, répondit-elle,

C’est qu’à l’heure où la lune illumine les eaux,
J’aime à voir sur la mer passer les grands vaisseaux.

— Non ! ce n’est pas pour voir la mer et les étoiles !
Ni sur les grandes eaux passer les grandes voiles !

Çà, madame, parlez sans leurre à votre époux :
Au milieu de la nuit pourquoi vous levez-vous ?

— Quand mon petit enfant dans sa couche repose.
J’aime à voir ses yeux clos et sa bouchette rose.

— Non ! ce n’est pas pour voir le sommeil d’un enfant
Que, pieds nus, de mon lit vous sortez si souvent !

— Mon vieil et cher époux, grâce pour votre dame !
Voici tout mon secret, pur caprice de femme :

La nuit un rossignol chante en notre jardin ;
Dès que la mer s’endort, lui s’éveille soudain ;

Sur le rosier en fleur jusqu’à l’aurore il chante,
Et si douce est sa voix, si claire, si touchante ! »

La jeune dame ainsi parlait au vieux seigneur
Qui murmurait, songeant à venger son honneur :

— « Mensonge ou vérité, vertueuse ou parjure,
Demain le rossignol sera pris, je le jure. »

Le jour venant à luire, il dit au jardinier :
— « Mon ami, pour un jour laisse là ton métier.

Un souci me travaille : à peine je sommeille.
Qu’un maudit rossignol dans le clos me réveille ;

Dresse donc tes gluaux, d’engins couvre le sol :
Je te baille un son d’or si j’ai le rossignol. »

L’oiseleur fit trop bien son métier, et le traître
Prit un chanteur nocturne et l’offrit à son maître ;

Et quand le vieux seigneur tint le pauvre captif.
Il rit d’un méchant rire, et, serrant le chétif,

Brusquement l’étouffa ; puis, d’une main jalouse.
L’ayant jeté saignant au sein de son épouse ;

— « Tenez, dame, voici votre cher oiselet !
Je l’ai pris. Mort ou vif, n’est-ce pas qu’il vous plait ?

III.


Un jeune homme, apprenant bientôt cette aventure,
Disait, et de longs pleurs sillonnaient sa figure :

— « Oh ! combien la jeunesse a de sombres ennuis
Adieu, ma bien-aimée, adieu, nos belles nuits !

Mon regard n’ira plus, la nuit, chercher le vôtre :
Adieu nos doux baisers d’une fenêtre à l’autre ! »

Mais le pauvre oiselet mort par leur amitié,
La dame et son fidèle en eurent grand’pitié :

En un gentil coffret tout d’or fin et d’ivoire,
Le petit corps fut mis bien entouré de moire ;

Puis autour du coffret l’histoire on raconta.
Et l’amant sur son cœur jour et nuit le porta.


III.


L’ARTISANNE

xviie siècle.


I.


Elle est née au Croisic et se nomme Suzanne.
Or un noble l’épouse, elle, simple artisanne.
Et seigneurs et bourgeois, tous les gens du pays.
Pour voir passer la noce ont quitté leurs logis.
Les propos se croisaient : « Il a raison, s’il l’aime.
— La raison dit d’aimer l’égale de soi-même.
— Dans ce monde, chacun doit chercher son bonheur.
— Il faut chercher surtout ce qui nous fait honneur. »
Et les langues ainsi, telles que des épées,
Entr’elles s’escrimaient, diversement trempées.
Mêlez-vous à la foule, elle aura, de nos jours,
Et les mêmes pensers et les mêmes discours.

Moi, je prise un cœur fier qu’un cœur faible apprivoise.
Si le noble marin aima l’humble bourgeoise,
C’est que dans sa boutique entrant vers un midi.
Devant elle il resta muet, pâle, étourdi.
Oh ! l’amour, l’amour vrai, c’est la vive étincelle
Tout d’un coup jaillissant du fer qui la recèle.
À côté de sa mère occupée à filer.
Elle filait, tournant ses fuseaux sans parler.
Si la porte s’ouvrait de l’étroite boutique.
Soudain la belle enfant d’aller vers la pratique,
Parcourant les rayons, et sur ses jeunes bras

Portant la lourde toile et les pièces de draps.
Pour les pauvres de même attentive et dispose,
Elle leur détaillait jusqu’à la moindre chose.
Les épices aussi garnissaient la maison.
Dès l’entrée, on sentait toute une exhalaison
De poivre, de café ; près des blocs de résine.
Le miel de l’Armorique et le thé de la Chine
Embaumaient. Au dehors, c’étaient sous les auvents
Des images de saints et des jouets d’enfans.
Puis de la poterie, une pile d’écuelles ;
Du plafond retombaient des lustres de chandelles ;
Avec leurs poids de cuivre enfin, sur le comptoir.
Les balances brillaient comme un double miroir.
Mille emplettes rendaient libre cette demeure.
L’officier y revint chaque jour, à toute heure.
Tant que la mère ouvrit les yeux et murmura.
Et que sous ses deux mains la jeune enfant pleura.

II.


Dans le petit jardin d’un manoir en ruines,
Le vieux baron taillait sa clôture d’épines.
Quand le brave officier vint le front découvert
(Ses yeux caves disaient ce qu’il avait souffert),
Puis conta son histoire au chef de la famille :
« — Mon fils, elle n’est pas de vieux sang, cette fille !
— J’aimais, elle m’aima ; j’engageai mon honneur.
— Il suffit ; je vous fais votre maître et seigneur.
D’autres nous blâmeront : avant tout sa promesse.
À mon banc je prendrai ma place à votre messe.

III.


Voici comment chacun voulut la voir passer.
Jusqu’au pied de l’autel ardent à se presser.
Le cœur plein de fierté, les yeux rayonnant d’aise,
Elle avait conservé sa coiffure nantaise.
Une ample catiole aux dentelles de prix :
Son amant, son époux, ainsi l’avait compris.
Avec le vieux seigneur venait la vieille mère.
La messe terminée, on vit, calme et sévère,
La noce s’avancer vers l’antique manoir :
Un splendide banquet devait la recevoir.
On s’assit. Les valets, sur le bras leur serviette.
Emplissaient chaque verre, emplissaient chaque assiette ;
Noblesse et bourgeoisie avaient fait leur accord.
Lorsqu’une lettre arrive, et le seigneur d’abord
lentement la parcourt, puis sur la table tombe :
« — Ruiné ! Mon navire est pris, creusez ma tombe ! »
Ce fut un long moment de silence et d’effroi :
Contre des maux si grands, quels biens trouver en soi ?
Lorsque avec dignité se lève la marchande :

« — Devant vous je requiers une faveur bien grande :
Contente de mon bien, et pour vous faire honneur.
Je fermais ma maison, je la rouvre, seigneur ;
Je retourne au travail avec joie et vaillance ;
Grâce au ciel, j’ai toujours mes poids et ma balance.
Monsieur, consentez-vous ? car c’est tout cordial.
Si je revêts ainsi l’orgueil commercial.
— Oui, j’accepte, madame. — Oui, j’accepte, ma mère,
Répliqua le marin. » Puis de sa voix si fière :
« Pour qui va sur les flots avec un Duguay-Trouin,
Dès qu’arrive l’Anglais, le Breton n’est pas loin. »

IV.


Vingt mois s’étaient passés ; un jour de chaleurs grandes.
Le vieux baron, assis entre les deux marchandes,
Caressait sur la porte un enfant aux yeux bleus,
A la bouche riante et fraîche, aux blonds cheveux ;
Par instans leurs regards se tournaient vers la côte :
Tout à coup apparut au loin, sur la mer haute.
Un navire ! Il marchait lestement. L’heureux brick
Bientôt à pleine voile abordait au Croisic.
« C’est lui ! cria Suzanne. — Oh ! c’est lui ! dit la mère. »
Et, le petit enfant dans les bras du grand-père.
Les voilà haletant de courir vers le port.
Où le brun capitaine, élancé de son bord.
Les presse dans ses bras, les presse sur sa bouche ;
(Son père le premier, saint respect qui le touche),
Puis sa chère Suzanne, et quand ce fut le fils
Ignoré de ses yeux, quand de ses yeux ravis
Il revit son image et celle de sa femme.
Des pleurs, des pleurs de joie inondèrent son âme !…

Le soir, riches tissus, bois de l’Inde à foison,
Barils d’or encombraient le manoir, la maison ;
Le ciel avait béni la vaillante entreprise.
Et l’Anglais au Breton avait rendu sa prise.

Sur mer il repartait ainsi chaque printemps.
Pour revenir au port plus riche tous les ans :
Alors on le voyait au bras de sa Suzanne,
Qui n’avait pas quitté les habits d’artisanne,
S’en aller sous les bois, dans les chemins ombreux.
Et leur fils grandissant courait, jouait entr’eux :
À ce tableau paisible, à ces riantes choses,
Reprenez-vous, ô cœurs troublés, esprits moroses ;
L’homme (en nos jours surtout) a trop de ses douleurs
Pour demander à l’art d’autres sujets de pleurs.


A. Brizeux