Histoires désobligeantes/Une recrue

Histoires désobligeantesE. Dentu (p. 213-219).

XIX

UNE RECRUE


à Henry de Groux.


Le pauvre diable se comparait à ce renard, à cet autre pauvre diable de renard qu’il surprit un jour, il y avait bien dix ou quinze ans, au milieu d’un bois.

On était en plein hiver. L’animal boiteux, efflanqué par de longs jeûnes et, n’ayant presque plus la force de se traîner, portait dans sa gueule un mince lièvre chassé lui-même de son trou par la famine, dont la capture avait dû coûter de pénibles heures d’affût à ce père de renardeaux qu’on attendait sans doute quelque part, avec beaucoup d’impatience.

En apercevant le promeneur, la malheureuse vermine avait essayé de fuir sur la neige. Mais il paraît qu’elle était complètement épuisée, car elle avait été forcée de s’arrêter presque aussitôt, sans lâcher sa proie, et l’homme, dont le bâton déjà se levait, tout à coup manqua d’énergie pour frapper un être si misérable.

Il s’était donc éloigné tranquillement, satisfait de sa clémence, mais gardant à jamais le souvenir des yeux de cette bête souffrante qui l’avait fixé avec l’expression du plus intelligent désespoir.

Ce regard où il avait cru discerner, en même temps qu’une rage de fauve aux abois, quelque chose qui ressemblait à de la douleur humaine, il ne l’avait pas oublié, il l’avait revu plus d’une fois, aux heures d’angoisse, et maintenant, ce même regard se précisait plus nettement que jamais avec cruauté.

— J’ai eu pitié de cette créature, pourtant, gémit-il, pourquoi n’obtiendrais-je pas de pitié pour moi-même ?

Lui aussi était attendu dans sa tanière. Depuis tant d’heures qu’il avait quitté sa femme infirme et ses trois petits enfants, ils avaient eu le temps de mourir de froid et de faim, sans parler de l’aimable propriétaire qui avait dû profiter de son absence pour les accabler d’injures.

Que faire ? mon Dieu ! que faire ? Il avait monté et redescendu un millier de marches. Il avait parlé, prié, supplié, pleuré sans rien obtenir. Expirant d’inanition, il ne pouvait presque plus marcher et se prenait à envier ce renard qui, du moins, tenait quelque chose dans sa gueule…

Il venait de quitter un homme très riche qu’il avait pu croire exorable, ayant eu naguère l’occasion de lui rendre un de ces services qu’il n’est pas facile d’oublier. Ce prochain, rutilant d’ingratitude, lui avait parlé de ses personnels déboires dans une entreprise gigantesque où il avait raté le gain de plusieurs millions. Il l’avait doucement reconduit jusqu’à l’escalier, en le ravitaillant du conseil de travailler de ses mains.

Quelques heures auparavant, un individu de piété haute avait déploré devant lui l’abomination des philanthropes hypocrites ou des sociologues bavards et avait fini par lui décerner une valable recommandation de placer sa confiance en Dieu.

Cet homme de bien, toujours prêt à s’immoler, n’avait pas hésité à sacrifier les délices d’un entretien avec de nombreux convives, pour exhorter ce frère indigent, et s’était fait servir en particulier une tasse unique d’excellent café dont il avait fait boire un bon tiers à son chien fidèle.

Et partout ainsi. La pluie même se déclarait à la fin contre le désespéré, une transperçante pluie noire qui lui détrempait le cœur. Il se crut alors dans un chenil de démons et fut, au même instant, jugé digne de collaborer au salut du monde.



À deux pas de lui, sous la même porte cochère, s’abritait un inconnu qui l’observait avec attention.

Cet inconnu signalé par toutes les polices de l’Europe, avait une de ces figures en mastic où il semble que les serrures les plus compliquées pourraient s’empreindre et sur lesquelles un chiromancien découvrirait la ligne de vie du téméraire qui les souffleta ; — une de ces figures modifiables et impersonnelles qui ne paraissent avoir d’autre emploi que de refléter la blafarde peur de la multitude.

Personnage débile qui eût pu être fauché d’un seul coup de poing décoché par un faible bras et trituré sous n’importe quel talon, sans que la pitié la plus attentive s’en émût, sans que l’idée même d’un malheur ou d’un préjudice quelconque s’éveillât, tellement on le devinait absent de toute solidarité sublunaire.

C’était un de ces Êtres engendrés par la Colère silencieuse, qui ont juste assez de surface humaine pour incorporer le Danger social dont ils sont les simulacres effrayants.

Colis étranges cahotés dans les trains rapides ou les paquebots transatlantiques pour apparaître au moment précis où la tige de l’universelle Inquiétude s’élance du cœur des agonisants qu’on outrage.

Les ressources de la répression n’y peuvent rien. Ils sont incolores et dilués comme le crépuscule des soirs et c’est toujours un fantôme qui s’interpose quand la main pénale croit les saisir.

Mais la Mort soudaine obéit à ces contumaces, comme une chienne de voleur de nuit, et l’Épouvante marche devant eux dans des brodequins de velours…



L’inconnu redoutable observait donc le mourant de faim et son œil unique, frangé de cils pâles, ressemblait à une araignée couleur d’argent au fond de sa toile.

— Hein ! c’est rigolo, n’est-ce pas ? dit-il tout à coup, c’est tout à fait rigolo de chercher de la galette chez les bourgeois, quand on crève de faim, quand les enfants gueulent et que le ciel fait pipi partout.

Entendant cet écho fidèle de ses intérieures doléances, le vagabond ne put se retenir d’exhaler sa plainte.

— Ah ! les cochons… soupira-t-il.

Puis, tout à coup, se ravisant :

— Vous me connaissez donc, monsieur ?

— Je ne connais personne, répondit l’autre, et le lapin qui pourra se vanter de me connaître est encore dans le tiroir d’une petite maman qui ne vêlera jamais. Il suffit de te regarder une minute, mon pauvre bonhomme. Ta figure a l’air d’un paillasson sur lequel tout le monde aurait essuyé ses bottes. Tu n’as pas mangé depuis deux jours, je vois ça à ta manière de poser tes pattes de derrière, et tu as dans le coin de l’œil un picotement de bon bougre qui ne souffre pas seulement pour sa carcasse. Tiens, fourneau, regarde donc cette affiche de notaire. Cent vingt mille ronds de petite braise d’amour pour une turne avec jardin et goguenots confortables. Un morceau de pain, quoi ! Eh bien ! tu me fais l’effet d’un placard de vente aux enchères et je te lis aussi facilement que tu mangerais un poulet rôti. Voyons, combien veux-tu de ta peau ? Je l’achète, moi,

— Monsieur, dit à son tour le famélique, vous avez tort de vous moquer de moi. Je vous assure que je n’ai pas le cœur à la plaisanterie.

L’étranger eut un sourire de ses dents noires et déchaussées qui le fit paraître plus livide encore.

— C’est vrai, fit-il, je m’entends à la plaisanterie. J’ai fait quelquefois d’assez bonnes farces qui ont eu un certain retentissement. Je suis même très recherché pour cela. Mais je ne plaisante pas toujours. Écoute-moi bien et tâche de ne pas me faire répéter. Je n’ai pas l’habitude de causer si longtemps que ça. Voici un billet de cent francs. Va te remplir, gave ta famille, crève-là si tu peux, amuse-toi et viens me trouver demain, rue Ramey, 366, chez le papa Bissexlil. Tu demanderas monsieur Renard. C’est bien compris, n’est-ce pas ? Bonsoir.



Il faut croire que ce magnifique avait un don rare de pénétration et qu’il savait admirablement ce qu’il faisait, car les deux hommes partirent le lendemain soir pour Barcelone où les appelait sans doute une affaire de grande importance.