Histoires désobligeantes/Le Soupçon

Histoires désobligeantesE. Dentu (p. 193-199).

XVII

LE SOUPÇON


à Édouard d’Arbourg.


Le nombre des imbéciles a beau être infini, selon l’expression canonique de l’Ecclésiaste, il serait difficile pourtant de rencontrer ou de concevoir un aussi parfait idiot que ce marchand d’huile de sphinx dont tous les journaux ont relaté ou auraient pu relater, ces jours derniers, le bruyant suicide.

L’histoire des crétins célèbres est au pied du mur aussitôt qu’on a parlé d’Aristobule. Je demande la permission de masquer de ce transparent anagramme le patronymique de mon héros.

Aristobule donc naquit, pour l’étonnement d’un grand nombre, à l’âge de cinquante-cinq ans, c’est-à-dire que, dès le biberon, se manifesta en lui une de ces prudences qui supposent environ trois fois la majorité des citoyens ordinaires.

Dans ses langes, l’aimable enfant se défiait déjà du monde entier. Taciturne par circonspection ou ne gueulant qu’avec astuce, il bava soupçonneusement jusqu’à l’échéance de sa dentition.

Ses parents s’estimèrent comblés du ciel pour avoir engendré un tel garçon, qui, ne parlant pas encore, surveillait déjà les domestiques, se faisait hisser sur des chaises pour vérifier le contenu des armoires et ne consentait à dormir qu’après avoir regardé sous tous les lits.

Écolier sournois et délateur, il se fit abhorrer de ses condisciples par ses allures de mouchard et par le silence hermétique où se claquemurait le néant de son vilain cœur.

L’unique pensée qu’il parut alors, comme depuis et jusqu’à la fin de ses misérables jours, capable d’excogiter, fut que tout le monde, aussi bien que lui-même, se dissimulait avec une attention continuelle, prodigieuse, et que les plus expansifs ou les plus bavards étaient précisément ceux dont il fallait le plus se garder.

Quand les sales pommiers de concupiscence commencèrent à fleurir en lui, aux alentours de son dix-septième printemps, il ne s’opposa pas vertueusement au bouc tentateur, mais s’appliqua de son mieux à le décevoir, chaque fois qu’il pointait sa corne, pour ne pas être victime de l’atroce perfidie des femmes.

Enfin, ce savoureux imbécile eut, dès l’origine, quelque chose qui donnait l’illusion de la profondeur. Il fut un bâtard de l’ombre, comme eût dit Hugo, un fœtus de l’opacité, et il eut toujours l’air de flotter dans un bocal de ténèbres.



Un jour, cependant, il se maria. Les affaires sont indiscutablement les affaires et la prospérité de la raison commerciale « Aristobule et fils » exigeait impérieusement qu’une héritière confortable entrât dans son lit, jusqu’alors ignorant des promiscuités.

On ne saura probablement jamais ce qui fut accompli dans cette couche mystérieuse. Mais un grand nombre de particularités, relevées avec une exactitude scrupuleuse, donnent à penser que les molécules des époux durent se combiner un peu moins souvent que n’arrive la précession des équinoxes.

Mode conjugal qui n’empêcha pas Aristobule d’être dévoré d’une jalousie de marcassin, dont l’effet admirable fut de déniaiser sa bourrique de femme, infiniment mieux et plus vite que n’aurait pu faire la tendresse la plus savante, la plus suggestive.

Quelle que soit mon ambition de désobliger, je n’oserais pas soutenir que ses amants furent aussi nombreux que les étoiles, mais j’imagine qu’en les groupant au milieu d’une vaste plaine, on obtiendrait un contingent très idoine à la solennelle manifestation d’un patriotisme exalté.

Le malheureux industriel devina sans doute ou crut deviner bien des histoires, mais il était dans l’axe d’un si furieux tourbillon qu’il ne put jamais fixer sa rage sur un point déterminé, — les consolateurs de sa femme pouvant être comparés aux invisibles rayons de la roue d’un char qui passerait avec une inconcevable rapidité.

Il en vint à douter de l’Arithmétique ! L’incertitude et le soupçon poignaient tellement ce pauvre cocu dont l’intelligence, chaque jour, s’enténébrait un peu plus, qu’il dévala jusqu’à cet étage inférieur où croupissent les athées du Nombre. Tout à coup il cessa de croire à la probité des chiffres…



Ce fut en ce jour d’excessive tribulation, à cette heure de détresse noire et de déréliction infinie, qu’un ami désintéressé, le seul peut-être qui eût dégoûté sa femme, vint l’avertir qu’une baisse probable sur le cours des sphinx allait entraîner sa ruine, s’il ne prenait aussitôt les plus énergiques mesures.

Aristobule, je crois l’avoir assez dit, se défiait de tout ce qui est au-dessous du ciel. À cet égard, son intransigeance était absolue. Le soupçon était son principe de vie, les douze tables de sa loi, son credo suprême. Il en eût été le martyr.

Que dis-je ? Ne l’était-il pas depuis quarante ans ? Dans son commerce, l’un des plus considérables, à coup sûr, de notre civilisation et celui de tous, peut-être, où la bonne foi réciproque est le plus rigoureusement inviolée, la crainte perpétuelle des carottes ou des traquenards l’avait, à la lettre, angoissé, flagellé, tenaillé, tanné, trépané, boucané, tordu, écartelé et décarcassé tous les soirs et tous les matins.

Il s’était brouillé avec une multitude de correspondants affables dont la patience égalait celle du patriarche. Il avait raté de royales affaires qui l’eussent enrichi démesurément.

Dans sa maison, pleine de trouble et de bousculades, les commis se succédaient à la file indienne, sans qu’aucun d’eux pût découvrir la platitude géniale qui lui eût permis d’immobiliser vingt-quatre heures son appareil de locomotion. C’était un miracle, enfin, que la faillite l’eût épargné.

On peut alors présumer de quel front dut être accueilli l’ami téméraire qui s’était, contre toute vraisemblance, ému de pitié pour cet animal dont il prévoyait la déconfiture.

Sur-le-champ la résolution d’Aristobule fut décrétée. Il prononça que son ami était une horrible canaille, un fangeux traître qui lui tendait un piège infernal. En conséquence, il fit exactement le contraire de ce qu’on lui conseillait et, quelques semaines plus tard, fut obligé de déposer son bilan.

Cette ruine fut un coup de lumière dans sa nuit. Il vit ou crut voir clairement qu’on ne l’avait pas trompé. Pour la première fois, il trouva bon que sa femme le qualifiât de jobard, de propre-à-rien et même de souteneur par une flagrante contradiction dans les termes, car tel fut le premier élan de cette compagne.

Cependant, il craignait encore de se leurrer.

— Pourquoi, demanda-t-il au prophète, ayant l’air de lui parler du fond de sa cave, pourquoi donc m’avoir prévenu ?

L’autre expliqua simplement qu’il avait redouté la misère pour lui et même pour sa femme, bien que madame Aristobule n’eût jamais daigné l’avantager de sa considération.

Ces paroles véridiques — si toutefois il est permis, en un tel sujet, d’emprunter le style respectable des Livres saints, — renouvelèrent en l’âme saccagée de ce négociant la jeunesse du méléagride, animal décrit par Aristote et qu’on croit être le dindon.

— Le gredin parle de ma femme, hurla-t-il, il doit y avoir quelque chose.

Et tout de suite il apostropha celle-ci, l’accusant brutalement d’avoir couché avec le perfide.

Mais madame Aristobule qui avait une diabolique pénétration du caractère soupçonneux de son mari, lui lança cette réponse qui l’atteignit aussi sûrement que le disque du discobole :

— Oui, mon cher, vous êtes cocu.

C’était là, sans contredit, une affirmation, et par conséquent, une imposture, d’après son système. Le mensonge, alors, lui parut certain de tous les côtés. Il réintégra l’habitacle noir de son crétinisme dément et, du désespoir de n’être pas même indubitablement un cocu, il s’extermina.