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Titus part pour Rome

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Déjà la fortune jetait dans une autre partie du monde les fondements d’une domination nouvelle qui, dans la variété de ses destins, fit la joie ou la terreur de Rome, le bonheur ou la perte des princes qui l’exercèrent1. Galba vivait encore lorsque Titus Vespasianus partit de Judée par l’ordre de son père. Le but avoué de son voyage était de féliciter le prince et de briguer les honneurs pour lesquels son âge était mûr. Mais le vulgaire avide de conjectures le disait appelé par une illustre adoption. Ces bruits avaient leur source dans la vieillesse d’un empereur sans enfants, et dans l’empressement de la voix publique à nommer, pour un seul choix à faire, une foule de candidats. Tout concourait à désigner Titus, un génie au niveau de la plus haute fortune, les grâces du visage relevées par un certain air de grandeur, les exploits de Vespasien, des réponses prophétiques, et mille faits indifférents qui tiennent lieu d’oracles à la crédulité prévenue. Ce fut à Corinthe en Achaïe qu’il apprit avec certitude la mort de Galba. Quelques-uns même annonçaient comma indubitable le soulèvement de Vitellius et la guerre. Incertain de ce qu’il ferait, il assembla quelques amis et balança avec eux les conseils opposés : "S’il allait à Rome, on ne lui saurait nul gré d’un hommage apporté pour un autre, et lui-même deviendrait l’otage ou de Vitellius ou d’Othon. S’il retournait sur ses pas, il offensait infailliblement le vainqueur. Mais la victoire était encore indécise, et le père, en se déclarant pour un parti, porterait avec lui l’excuse de son fils. Que si Vespasien prenait l’empire pour lui-même, une offense n’était rien quand on songeait à la guerre."

1. Des trois princes que produisit la maison Flavienne, Vespasien et Titus rendirent la république heureuse et le furent eux-mêmes ; Domitien régna en tyran et fut assassiné.

Il rentre en Orient : Bérénice

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Dans ce combat de crainte et d’espérance, l’espérance l’emporta. Plusieurs attribuèrent son retour en Orient à un désir extrême de revoir Bérénice. Il est certain que son jeune cœur n’était pas insensible aux attraits de cette reine ; mais sa passion ne le détournait pas de soins plus importants. Il permit à sa jeunesse les amusements de la volupté, plus retenu pendant son règne que sous celui de son père. Titus côtoya donc la Grèce et l’Asie, et, laissant à gauche la mer qui en baigne les rivages, il cingla par des routes plus hardies de l’île de Rhodes vers celle de Chypre, et de là en Syrie. A Chypre il fut curieux de visiter le temple de la Vénus de Paphos, célèbre par le concours des indigènes et des étrangers. Je ferai sur l’origine de ce culte, l’établissement du temple, la forme de la déesse, qui n’est nulle part ainsi représentée, une courte digression.

Séjour à Chypre

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Le fondateur du temple fut, suivant la tradition la plus ancienne, le roi Aérias ; nom que quelques-uns prétendent au contraire être celui de la déesse. Une opinion plus moderne est que le temple fut consacré par Cinyras, au lieu même où aborda Vénus après que la mer l’eut conçue. On ajoute que la science des aruspices et les secrets de cet art y vinrent du dehors, apportés par le Cilicien Tamiras, et qu’il fut réglé que les descendants de ces deux familles présideraient de concert à tous les soins du culte. Bientôt, pour qu’il ne manquât à la maison royale aucune prééminence sur une race étrangère, les nouveaux venus renoncèrent à la science qu’ils avaient apportée, et le prêtre que l’on consulte est toujours un descendant de Cinyras. Toute victime est reçue, pourvue qu’elle soit mâle. C’est aux entrailles des chevreaux qu’on a le plus de confiance. Il est défendu d’ensanglanter les autels ; des prières et un feu pur sont tout ce qu’on y offre, et, quoiqu’en plein air, jamais la pluie ne les a mouillés. La déesse n’est point représentée sous la figure humaine ; c’est un bloc circulaire qui, s’élevant en cône, diminue graduellement de la base au sommet. La raison de cette forme est ignorée.

Titus rejoint son père Vespasien

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Après avoir contemplé la richesse du temple, les offrandes des rois, et toutes ces antiquités que la vanité des Grecs fait remonter à des époques inconnues, Titus consulta d’abord sur sa navigation. Quand il eut appris que la route s’ouvrait devant lui et que la mer était propice, il sacrifia un grand nombre de victimes, et fit sur lui-même des questions enveloppées. Sostrate (c’était le nom du prêtre), voyant un accord parfait des signes les plus heureux, et sûr que la déesse avait pour agréable cette haute consultation, répond en peu de mots et dans le style ordinaire, puis il demande un entretien secret et déroule le tableau de l’avenir. Titus, plein d’un courage nouveau, rejoignit son père, et, dans un moment où l’esprit des armées et des provinces étaient en suspens, il jeta dans la, balance des affaires tout le poids de sa propre confiance. Vespasien avait amené à son terme la guerre de Judée ; il ne restait plus qu’à forcer Jérusalem, rude et pénible entreprise, à cause de sa situation escarpée et de son fanatisme opiniâtre ; car d’ailleurs les assiégés n’avaient plus contre le fer et la faim que de faibles ressources. J’ai déjà dit que Vespasien avait trois légions, aguerries par les combats. Mucien en commandait quatre et ne faisait pas la guerre ; mais l’émulation et la gloire de l’armée voisine les avaient sauvées de la mollesse, et autant les soldats de Vespasien s’étaient endurcis parmi les dangers et les travaux, autant les autres avaient acquis de cette vigueur que nourrit le repos et que les fatigues n’avaient pas émoussée. Les deux généraux avaient chacun de leur côté des auxiliaires, infanterie et cavalerie, des flottes, des rois, et à des titres divers un nom également célèbre.

Vespasien et Mucien

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Vespasien était un guerrier infatigable, toujours le premier dans les marches, choisissant lui-même les campements, opposant nuit et jour à l’ennemi ou sa prudence ou son bras, content de la plus vile nourriture, et dans ses vêtements et son extérieur se distinguant à peine du simple légionnaire, enfin, à l’avarice près, comparable aux capitaines de l’ancienne république. Mucien faisait voir des mœurs tout opposées. Un air de grandeur et d’opulence, un faste au-dessus de la condition privée, rehaussaient l’éclat de son rang. Plus adroit dans son langage, il excellait à disposer les ressorts et à préparer le succès des affaires civiles. Otez à chacun d’eux ses vices, et réunissez leurs vertus, de cet heureux mélange sortirait un prince accompli. Gouverneurs l’un de Syrie, l’autre de Judée, et divisés par la jalousie, effet de ce voisinage politique, ils se rapprochèrent à la mort de Néron et concertèrent leurs démarches. Ce fut d’abord par l’entremise de quelques amis ; ensuite Titus, le principal lien de leur foi mutuelle, fit céder à l’intérêt commun de fâcheuses rivalités : esprit conciliateur que la nature et l’art avaient doué de séductions irrésistibles pour Mucien lui-même ; quant aux tribuns, aux centurions, aux soldats, il attirait diversement les différents caractères : régularité, licence, vertus, plaisirs, tout en lui concourait à gagner les cœurs.

Dénombrement des forces romaines en Orient

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Avant le retour de Titus, les deux armées avaient prêté serment d’obéissance à Othon. De pareils ordres arrivent toujours avec rapidité, et les apprêts d’une guerre civile entraînent des lenteurs. C’était la première dont l’Orient longtemps soumis et paisible méditât le dessein. Jusqu’alors les plus formidables chocs de Romains contre Romains avaient commencé en Italie ou en Gaule avec les forces de l’Occident. Pompée, Cassius, Brutus et Antoine, que la guerre suivit au delà des mers, y eurent tous une fin malheureuse. La Syrie et la Judée connaissaient plus le nom des Césars que leur personne. Nul mouvement séditieux parmi les légions ; pour toute guerre, des menaces contre les Parthes, suivies de succès partagés ; dans les derniers troubles, une paix profonde, quoique tout le reste s’émut, et sous Galba, une invariable fidélité. Mais quand on sut que Vitellius et Othon recouraient à des armes sacrilèges pour s’arracher l’empire, le soldat frémit à l’idée de voir en d’autres mains les profits de la domination, et de n’avoir pour sa part que l’esclavage à subir, et il commença dès ce moment à compter ses forces. Sept légions s’offraient d’abord, et avec elles les nombreuses milices de Judée et de Syrie ; immédiatement après venait l’Égypte avec deux légions ; d’un autre côté la Cappadoce, le Pont et tous les camps dont l’Arménie est bordée ; ensuite l’Asie et les provinces voisines, où les hommes ne manquaient pas et l’argent abondait : puis tout ce que la mer enferme d’îles ; enfin la mer elle-même, qui éloignait la guerre et en secondait les préparatifs.

Cette disposition des soldats n’était pas ignorée des chefs ; mais on trouva bon d’attendre l’issue de la guerre que d’autres se faisaient. "Jamais entre vainqueurs ou vaincus l’union ne pouvait être solide, et peu importait qui de Vitellius ou d’Othon la fortune ferait survivre ; la prospérité enivrait les plus grands capitaines ; et ceux-ci n’avaient pour qualités qu’esprit de discorde, lâcheté, débauche ; grâce à leurs vices, ils périraient l’un par la guerre, l’autre par la victoire." Vespasien et Mucien remirent donc à une occasion favorable la prise d’armes qu’ils résolurent alors et que depuis longtemps leurs amis concertaient, les plus gens de bien par amour de la république, beaucoup par l’attrait du butin, d’autres à cause du dérangement de leurs affaires ; car, bons et méchants, pour des motifs différents mais d’une ardeur égale, désiraient tous la guerre.

Un faux Néron

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Vers la même époque, la Grèce et l’Asie furent épouvantées de la fausse nouvelle que Néron allait arriver2. Les récits contradictoires qu’on faisait de sa mort avaient donné lieu au mensonge et à la crédulité de le supposer vivant. Il s’éleva plusieurs imposteurs dont je raconterai dans le cours de cet ouvrage les tentatives et la catastrophes. Celui-ci était un esclave du Pont, ou selon d’autres un affranchi d’Italie, habile à chanter et à jouer de la lyre, talent qui, joint à la ressemblance des traits, favorisait le succès de sa fraude. Il prend avec lui des déserteurs errants et sans ressource, qu’il avait séduits par de magnifiques promesses, et se met en mer. Poussé par la tempête dans l’île de Cythnos3, il y trouva quelques soldats d’Orient qui venaient en congé ; il les enrôle, ou, à leur refus, les fait tuer. Il dépouille même les négociants et arme leurs esclaves les plus robustes. Le centurion Sisenna, au nom de l’armée de Syrie, portait aux prétoriens les mains jointes, symbole de concorde : le fourbe essaya sur lui toutes les séductions, jusqu’à ce que Sisenna, quittant secrètement l’île, se fût hâté de fuir dans la crainte qu’on n’en vint à la force. De là une vaste terreur, accrue par le grand nombre d’esprits mécontents et avides de nouveauté qui se réveillèrent au bruit d’un nom si fameux.

2. L’histoire parle de trois faux Nérons. Celui-ci est le premier. Le second, suivant Zonaras, parut sous Titus, vers l’an 80 de J. C., et fut appuyé quelque temps par un Artaban, roi des Parthes. Cet homme était né en Asie et se nommait Térentius Maximus. Enfin le troisième, selon Suétone (Néron, chap. LVII), trouva aussi de l’appui chez les Parthes, vingt ans après la mort de Néron, c’est-à-dire- l’an 88 de J. C.
3. Cythnos, une des Cyclades, entre Sériphe et Céos, non loin du cap Sunium. On l’appelle aujourd’hui Thermia.
L’imposture s’accréditait chaque jour, quand le hasard en dissipa le prestige. Calpurnius Asprénas avait été nommé par Galba gouverneur de Galatie et de Pamphylie. Deux trirèmes, détachées de la flotte de Misène pour lui servir d’escorte, arrivèrent avec lui à Cythnos. On ne manqua pas d’appeler les triérarques auprès du prétendu Néron. Celui-ci, avec une douleur affectée, les conjure, par la foi anciennement jurée à leur empereur, de le conduire en Syrie ou en Égypte. Les triérarques, ébranlés ou feignant de l’être, promirent de parler aux soldats et de revenir après avoir disposé les esprits ; mais ils rendirent un compte fidèle de tout à Asprénas. Sur l’exhortation de ce chef, le vaisseau fut forcé, et l’aventurier mis à mort sans qu’on s’informât de son nom. Son corps, où les yeux, la chevelure, la férocité du visage, étaient surtout remarquables, fut porté en Asie, puis à Rome.

Contre les délateurs

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Dans une ville en proie à la discorde, et où le changement réitéré de prince avait rendu la limite indécise entre la licence et la liberté, les moindres affaires excitaient de grandes agitations. Vibius Crispus, auquel sa fortune, son crédit, ses talents, avaient acquis plus de renommée que d’estime, appelait Annius Faustus, chevalier romain, qui sous Néron faisait le métier de délateur, à se justifier devant le sénat. Car, par un décret rendu sous le règne de Galba, cet ordre avait autorisé les poursuites contre les accusateurs. Ce sénatus-consulte, respecté ou méconnu selon que l’accusé était faible ou puissant, subsistait malgré ces vicissitudes. A la terreur de la loi Crispus ajoutait tout le poids de son crédit, pour accabler le délateur de son frère. Entraînée par lui, une grande partie du sénat demandait que, sans être défendu ni entendu, Faustus fût livré à la mort. Auprès de quelques autres, rien au contraire ne servait mieux l’accusé que le pouvoir exécutif de l’accusateur. Ils pensaient qu’il fallait "lui donner du temps, produire les griefs, et, tout odieux et coupable qu’il était, l’entendre cependant par respect pour l’usage." Ils l’emportèrent d’abord, et le jugement fut remis à quelques jours plus tard. Faustus fut condamné, mais non avec cet assentiment de l’opinion publique que méritaient ses crimes. On se souvenait que Crispas avait comme lui fait trafic d’accusation, et, sans blâmer la vengeance on haïssait le vengeur.

Début de la guerre entre Othon et Vitellius

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Cependant la guerre eut pour Othon de favorables débuts, et les armées de Dalmatie et de Pannonie s’ébranlèrent à son commandement. Les légions étaient au nombre de quatre, sur lesquelles deux mille hommes partirent en avant : elles-mêmes suivaient à de médiocres intervalles. C’étaient la septième, levée par Galba, et trois vieux corps, la onzième, la treizième et la quatorzième, celle-ci fameuse entre les autres pour avoir réprimé le soulèvement de la Bretagne. Néron avait encore rehaussé la gloire de cette légion, en l’appelant de préférence à son secours. De là vient qu’elle lui resta longtemps fidèle et embrassa avec chaleur le parti d’Othon. Mais si l’armée était forte et aguerrie, sa confiance en elle-même rendait sa marche plus lente ; le gros de chaque légion était précédé de ses cohortes auxiliaires et de sa cavalerie. Les forces parties de Rome n’étaient pas non plus à mépriser. Elles se composaient de cinq cohortes prétoriennes, des vexillaires de la cavalerie4 avec la première légion, enfin de deux mille gladiateurs ; secours humiliant, mais que, dans les guerres civiles, des chefs sévères sur l’honneur n’avaient pas dédaigné. Ces troupes furent mises sous les ordres d’Annius Gallus et de Vestricius Spurinna, et envoyées en avant pour occuper les rives du Pô ; car les premiers plans étaient déconcertés par l’arrivée en deçà des Alpes de Cécina, qu’on avait cru pouvoir arrêter dans les Gaules. Othon partit ensuite, accompagné de l’élite des spéculateurs, avec le reste des cohortes prétoriennes, les vétérans du prétoire, et un très grand nombre de soldats de marine. Et sa marche ne fut point celle d’un nonchalant ni d’un voluptueux : vêtu d’une cuirasse de fer, à pied devant les enseignes, son extérieur poudreux et négligé faisait mentir sa renommée.

4. Les vexillaires, ou escadrons détachés, de la cavalerie prétorienne.

La fortune souriait à ses entreprises, et sa flotte, après avoir pris possession de la plus grande partie de l’Italie, avait pénétré jusqu’aux Alpes maritimes. Suédius Clémens, Antonius Novellus, Emilius Pacensis, étaient chargés de reconnaître ce pays et d’attaquer la Gaule narbonnaise. Mais Pacensis avait été mis aux fers par les soldats mutinés ; Novellus était sans pouvoir ; Clémens pliait pour commander, énervant la discipline, et pourtant avide de combats. Ce n’était pas en Italie, au sein de la terre natale, qu’ils semblaient aborder ; on eût dit qu’ils attaquaient des rivages étrangers et des villes ennemies, brûlant, ravageant, pillant, avec un succès d’autant plus affreux que nulle part on n’était en garde contre le péril. Les campagnes étaient pleines de richesses, les maisons ouvertes ; les propriétaires, suivis de leurs femmes et de leurs enfants, accouraient au-devant des troupes avec la sécurité de la paix, et les horreurs de la guerre les enveloppaient tout à coup. Le procurateur Marius Maturus gouvernait alors la province des Alpes maritimes. Il appelle aux armes la nation, dont la jeunesse ne laissait pas d’être nombreuse, et se met en devoir de chasser les Othoniens de sa frontière. Mais au premier choc les montagnards furent battus et dispersés, comme devaient l’être des hommes rassemblés au hasard, qui ne connaissaient ni campement ni chef, qui n’attachaient ni honneur à la victoire ni honte à la fuite.

Irritée par ce combat, la fureur des Othoniens se tourna contre le municipe d’Intémélium (1). La victoire avait été sans dépouilles, avec des paysans pauvres et grossièrement armés ; des prisonniers, on n’en pouvait faire parmi des hommes si agiles et si au fait du pays : la cupidité se satisfit par le désastre d’une ville innocente. Le beau trait d’une Ligurienne accrut encore l’odieux de cette vengeance. Cette femme dérobait son fils aux recherches, et les soldats, s’imaginant qu’avec lui elle recélait de l’argent, la torturèrent pour qu’elle déclarât où elle cachait son enfant. "Là," répondit-elle en montrant son ventre : parole courageuse que ni la terreur ni la mort ne purent jamais lui faire démentir. 1. Aujourd’hui Vintimille, mot formé par apocope d’Albintemelium.

Premières escarmouches

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Des courriers arrivés en toute hâte annoncèrent à Valens que la flotte d’Othon menaçait la province de Narbonne, qui avait reconnu Vitellius. En même temps des députés des colonies imploraient du secours. Il leur envoya le préfet Julius Classicus avec deux cohortes de Tongres, quatre compagnies à cheval du même pays, et toute l’aile des Tré vires. Une partie de ces forces restèrent à Fréjus, de peur que, si toutes les troupes prenaient le chemin de terre, la flotte, voyant que la mer n’était pas gardée, ne tombât sur cette colonie. Douze compagnies de cavalerie et l’élite des cohortes allèrent chercher l’ennemi. On y ajouta une cohorte de Liguriens, depuis longtemps cantonnée dans le pays, et cinq cents Pannoniens qui n’étaient pas encore sous le drapeau. Le combat ne tarda pas à se livrer, et voici quelle en fut l’ordonnance. Les soldats de marine, entremêlés d’habitants du pays, s’élevaient par échelons sur les collines qui bordent la mer ; les prétoriens garnissaient tout l’espace qui s’étend du rivage au pied de ces collines ; enfin, de la mer où elle était rangée en bataille, la flotte semblait faire corps avec l’armée et présentait le long de la plage un front menaçant. Les Vitelliens, inférieurs en infanterie, et dont la cavalerie faisait la principale force placèrent les Liguriens sur les hauteurs voisines, et rangèrent les cohortes en ordre serré derrière les troupes à cheval. Les cavaliers de Trêves s’offrirent à l’ennemi sans précaution, et furent reçus en face par les vieux prétoriens, tandis que sur leur flanc tombait une grêle de pierres lancées par les gens du pays, aussi bons que des soldats pour ce genre de combat, et qui, mêlés aux troupes régulières et animés par la victoire montraient, braves ou lâches, une égale résolution. Les Vitelliens chancelaient : la flotte mit la terreur à son comble en se portant sur leurs derrières. Enfermée de toute part, l’armée entière eût péri, si l’obscurité de la nuit n’avait arrêté la poursuite des vainqueurs et couvert la fuite des vaincus.

Les Vitelliens, quoique battus, ne restèrent pas en repos : ils appellent des secours et fondent sur l’ennemi, que le succès rendait imprévoyant. Les sentinelles furent égorgées, le camp forcé, l’alarme jetée sur la flotte ; enfin, la frayeur se calmant peu à peu, l’armée surprise occupa une hauteur voisine, d’où elle s’élança bientôt sur les agresseurs. Le carnage fut horrible. Les préfets des cohortes de Tongres, après avoir longtemps soutenu leurs troupes ébranlées, périrent accablés de traits. Et ce ne fut pas pour les Othoniens une victoire non sanglante. Quelques-uns poursuivaient sans précaution : la cavalerie tourna bride et les enveloppa. Ensuite, comme si l’on eût fait une trêve pour se délivrer des alarmes soudaines que se donnaient l’une à l’autre la flotte et la cavalerie, les Vitelliens se replièrent sur Antibes, municipe de la Gaule narbonnaise, les Othoniens sur Albingaunum5, bien avant dans la Ligurie.

5. Mot composé de Albium Ingaunum, comme Albintemelium d’Albium Intermelium. Ce nom subsiste dans celui d’Albenga.

La renommée de la flotte victorieuse retint dans le parti d’Othon la Corse, la Sardaigne et les autres îles de cette mer. Toutefois le procurateur Décimus Pacarius pensa bouleverser la Corse par une témérité qui, sans pouvoir jamais influer sur le succès d’une si grande guerre, aboutit à le perdre. Ennemi d’Othon, il voulut aider Vitellius des forces de son gouvernement ; vaine assistance, quand même elle eût été effective. Il convoqua les principaux de l’île et leur exposa son dessein. Claudius Phirricus, qui commandait la station des galères, et Quinctius Certus, chevalier romain, ayant osé le combattre, il les fit tuer, épouvantée de leur mort, l’assemblée prêta serment à Vitellius et fut suivie de la foule ignorante, qui cédait en aveugle à une peur étrangère. Mais, quand Pacarius eut commencé à faire des levées et à soumettre ces hommes presque sauvages aux pénibles exercices du soldat, alors, maudissant une fatigue inaccoutumée, ils songèrent à leur faiblesse : "C’était une île qu’ils habitaient ; la Germanie était loin d’eux, avec la masse des légions ; et la flotte n’avait-elle pas pillé, ravagé les pays même que protégeaient les escadrons et les cohortes t ? " Ces réflexions aliénèrent tout à coup les esprits. Cependant on n’eut pas recours à la force ouverte. On épia le moment d’une surprise, et, à l’heure où tout le monde était retiré de sa maison, Pacarius nu et sans défense fut tué dans le bain. Les amis de sa suite furent massacrés après lui. Les meurtriers portèrent eux-mêmes leurs têtes à Othon, comme les trophées d’une victoire. Du reste ni Othon ne les récompensa, ni Vitellius ne les punit : dans la confusion générale de toutes choses, des crimes plus grands les firent oublier.

La cavalerie Syllana, comme je l’ai déjà dit, avait ouvert à la guerre les barrières de l’Italie. Othon n’avait dans le pays aucun ami : ce n’est pas non plus que les habitants préférassent Vitellius ; mais une longue paix les avait rompus à toute espèce de servitude, et ils se donnaient au premier occupant, sans s’inquiéter s’il était le plus digne. La plus florissante contrée de l’Italie, tout ce que le Pô d’un côté, les Alpes de l’autre, embrassent de villes et de campagnes, était occupé par les armes de Vitellius ; car les cohortes détachées par Cécina étaient aussi arrivées. Une cohorte de Pannoniens fut faite prisonnière à Crémone ; cent cavaliers et mille soldats de marine furent enveloppés entre Plaisance et Ticinum6 ; et ces succès animèrent les Vitelliens au point que le fleuve ne pouvait déjà plus les arrêter. Un obstacle comme le Pô ne faisait même qu’irriter l’audace des Bataves et des troupes venues de l’autre rive du Rhin. Ils le passèrent brusquement vis-à-vis de Plaisance, enlevèrent quelques coureurs, et frappèrent les autres d’une telle épouvante qu’ils s’enfuirent en répandant la fausse nouvelle que toute l’armée de Cécina était derrière eux.

6. Pavie, sur le Tésin, non loin de son embouchure dans le Pô.

Spurinna, qui occupait Plaisance, avait la certitude que Cécina n’était pas encore arrivé ; bien résolu d’ailleurs, s’il s’approchait, à retenir le soldat dans les retranchements, et à ne pas hasarder trois cohortes prétoriennes et mille vexillaires avec une poignée d’hommes à cheval contre une armée entière de vieilles troupes. Mais les soldats, sans frein et sans expérience, enlèvent les enseignes et les drapeaux et courent en avant, présentant la pointe de leurs armes au général, qui s’efforce de les arrêter, et bravant centurions et tribuns. Ils criaient même à la trahison, et prétendaient qu’on avait appelé Cécina. Cette témérité qui n’était pas la sienne, Spurinna s’y prête enfin, d’abord malgré lui, ensuite en feignant de l’approuver, afin que ses conseils en eussent plus d’autorité, si la sédition devenait moins violente.

Quand on fut à la vue du Pô, la nuit approchant d’ailleurs, on jugea nécessaire de se retrancher. Ce travail, nouveau pour une milice accoutumée à l’oisiveté de Rome, abattit les courages. Les plus vieux soldats s’accusent de crédulité ; ils peignent avec effroi le danger qu’on aurait couru si Cécina, déployant son armée dans ces vastes plaines, eût enveloppé un si petit nombre de cohortes. Déjà on parlait dans tout le camp un langage modeste ; et les centurions et les tribuns, se mêlant aux entretiens, louaient la prudence du général, qui avait choisi une colonie forte et opulente pour boulevard et pour centre de la guerre. Enfin Spurinna lui-même, après leur avoir fait sentir leur faute, moins par reproches que par raison, laisse en arrière des éclaireurs et ramène à Plaisance le reste de sa troupe, moins turbulente alors et soumise au commandement. On répara les murailles ; on y ajouta de nouvelles fortifications ; on exhaussa les tours ; on prit soin de s’assurer des armes, et outre les armes, cet esprit d’obéissance et de subordination, qui manqua seul à ce parti où le courage ne manquait pas.

Cécina, comme s’il eût laissé au delà des Alpes la licence et la cruauté, maintint dans sa marche en Italie une exacte discipline. Son costume déplut toutefois aux villes municipales et aux colonies. On regardait comme un signe d’orgueil qu’en parlant à des hommes revêtus de la toge il portât les braies gauloises et le sagum rayé. Sa femme Salonina, montant un superbe cheval et assise sur la pourpre, offensait aussi les regards. Ce luxe n’était injurieux à personne ; mais l’homme est ainsi fait : il considère d’un œil d’envie les fortunes récentes ; et on n’exige jamais plus de modestie dans l’élévation que de ceux qu’on a vus de niveau avec soi. Cécina ayant passé le Pô essaya, pour ébranler la foi des Othoniens, les négociations et les promesses, et fut attaqué par les mêmes armes. Après qu’on eut vainement échangé les offres spécieuses de paix et de concorde, il ne songea plus qu’à préparer contre Plaisance une attaque formidable. Il savait combien un premier succès influerait sur l’opinion pour tout le reste de la guerre.

Le premier jour les Vitelliens, pour une vieille armée, attaquèrent avec moins d’art que d’impétuosité. Ils s’approchèrent des murailles, à découvert et sans précaution, gorgés de nourriture et de vin. Pendant le combat, un très bel amphithéâtre situé hors de la ville fut réduit en cendres. On ignore si ce furent les assiégeants ou les assiégés qui le brûlèrent en se lançant mutuellement des torches, des globes ardents, des traits enflammés. Le peuple, avec la malignité soupçonneuse des petites villes, s’imagina que des matières combustibles y avaient été portées secrètement par quelques habitants des colonies voisines, jaloux de ce que cet édifice était le plus vaste qu’il y eût en Italie. Quelle que soit la cause du désastre, tant qu’on en craignit de plus grands, on le trouva léger ; la sécurité revenue, on le déplora comme la plus grande des calamités. Au reste, Cécina fut repoussé avec beaucoup de perte, et la nuit se passa en préparatifs. Les Vitelliens disposent des claies, des mantelets et d’autres abris pour se couvrir en sapant les murs ou en donnant l’assaut. Les Othoniens se munissent de pieux aiguisés et font d’énormes amas de pierres, de plomb, d’airain, pour rompre ou écraser les assaillants. La honte, la gloire, également senties des deux côtés, s’y expriment par des exhortations contraires. Ici c’est la force des légions et de l’armée de Germanie, là c’est l’honneur des gardiens de Rome et des cohortes prétoriennes qu’on exalte à l’envi. Les uns traitent leurs ennemis de lâches, corrompus dans l’oisiveté du cirque et du théâtre, les autres d’étrangers et de barbares. Les noms de Vitellius et d’Othon, célébrés ou maudits (et la matière était plus riche pour l’invective que pour l’éloge), achevaient d’enflammer les courages.

Le jour à peine levé, les remparts égaient couverts de défenseurs, la plaine resplendissait de l’éclat des armes et des guerriers. Les gros bataillons légionnaires, les pelotons épars des alliés, font voler au haut des murs les flèches et les pierres, attaquent de prés les endroits négligés par l’ennemi ou dégradés par le temps. Les Othoniens, mieux placés pour balancer leurs javelines et assurer leurs coups, accablent d’en haut les cohortes des Germains qui, nus à la manière de leur pays, s’avançaient témérairement avec des chants sauvages et en agitant leurs boucliers au-dessus de leurs têtes. Le légionnaire, à l’abri de ses claies et de ses toits mobiles, sape les murs, élève des terrasses, bat les portes. Les prétoriens les attendaient avec des quartiers de roc, dont les masses pesantes roulèrent sur eux à grand bruit. Une partie des assaillants périrent écrasés. Les autres, percés de traits, épuisés de sang ou déchirés de blessures, dans un désordre qui augmentait leurs pertes et encourageait l’ennemi à redoubler ses coups, firent une retraite fâcheuse pour la renommée de ce parti. Cécina, honteux d’une attaque si mal concertée, ne voulut point languir devant une ville qui se riait de son impuissance. Il repasse le Pô et prend sa route vers Crémone. A son départ, Turullius Cérialis vint se livrer à lui avec un grand nombre de soldats de marine, et Julius Briganticus avec quelques chevaux. Celui-ci, né chez les Bataves, commandait une aile de cavalerie. L’autre était un primipilaire, déjà connu de Cécina pour avoir servi dans le même grade à l’armée du Rhin.

Assuré du chemin que prenait l’ennemi, Spurinna mande à Gallus la belle défense de Plaisance, ce qui s’est passé jusqu’alors, et le dernier mouvement de Cécina. Gallus amenait la première légion au secours de la ville, dans la crainte qu’avec si peu de cohortes elle ne pût soutenir un long siège ni résister aux forces de l’armée de Germanie. Quand il sut que Cécina repoussé marchait vers Crémone, il contint non sans peine sa légion, que l’ardeur de combattre emportait jusqu’à la révolte, et prit position à Bédriac. C’est un bourg situé entre Vérone et Crémone, et que le sang romain a flétri déjà deux fois d’une funeste célébrité7. Pendant ces mêmes jours, Martius Macer eut, non loin de Crémone, une affaire avantageuse. Cet officier, brave et entreprenant, embarque les gladiateurs et les jette brusquement sur l’autre rive du Pô. Les auxiliaires vitelliens prennent l’épouvante et s’enfuient à Crémone : ce qui résista fut taillé en pièces. Mais Macer arrêta l’impétuosité des vainqueurs, de peur que l’ennemi, renforcé de nouvelles troupes, ne fît changer la fortune. Sa prudence fut suspecte aux Othoniens, qui prêtaient de coupables motifs à toutes les actions de leurs chefs. Il n’était pas un misérable au cœur lâche, à la bouche insolente, qui n’imputât crime sur crime à Gallus, à Suétonius, à Celsus ; car ces deux derniers avaient aussi reçu des commandements. Les plus ardents à souffler la discorde et la sédition étaient les meurtriers de Galba. Livrés au délire du crime et de la terreur, ils semaient le désordre, tantôt par des cris de révolte, tantôt par des lettres secrètes à Othon. Et celui-ci, crédule pour le dernier des soldats, défiant avec les honnêtes gens, était sans cesse en alarmes : inquiet au milieu des succès, et soutenant mieux la mauvaise fortune que la bonne. Il appela de Home son frère Titianus et lui remit la conduite de la guerre. Dans l’intervalle, l’armée eut sous les ordres de Suétonius et de Celsus de brillants avantages.

7. La première bataille de Bédriac est racontée dans la suite de ce livre. Vitellius y gagna l’empire ; il le perdit à la seconde, qui sera décrite au livre suivant.

Cécina se tourmentait de voir échouer toutes ses entreprises, et la réputation de son armée périr de jour en jour. Repoussé de Plaisance, battu dans ses auxiliaires, faible jusque dans les rencontres d’éclaireurs (combats plus fréquents que dignes d’être rapportés) il voyait approcher Valens avec la crainte que tout l’honneur de la guerre n’allât à ce nouveau chef. Il voulut promptement ressaisir sa gloire, et mit à ce projet plus d’ardeur que de prudence. A douze milles de Crémone est un lieu nommé les Castors. C’est là que, dans les bois qui dominent la route, il cache les plus intrépides de ses auxiliaires. La cavalerie eut ordre de se porter en avant, d’engager le combat et de fuir aussitôt, afin d’offrir une amorce à la témérité de l’ennemi, jusqu’à ce que l’embuscade se levât pour l’écraser. Ce plan fut découvert aux généraux d Othon. Suétonius se chargea de guider l’infanterie, Celsus la cavalerie. Le détachement de la treizième légion, quatre cohortes auxiliaires, cinq cents chevaux, furent placés à la gauche ; trois cohortes prétoriennes en ordre profond occupèrent la chaussée ; à la droite marchait la première légion avec deux cohortes auxiliaires et cinq cents autres chevaux. Enfin mille cavaliers, tant auxiliaires que prétoriens, venaient en dernière ligne pour achever la victoire, ou rétablir au besoin le combat.

Avant que les deux armées fussent aux mains, la cavalerie Vitellienne tourna le dos. Prévenu du stratagème, Celsus retint l’impétuosité des siens. Bientôt l’infanterie sort inconsidérément de ses bois, et en poursuivant trop loin Celsus qui se retirait au petit pas, elle se jette elle-même dans une embuscade. Sur ses flancs elle trouvait les cohortes ; les troupes légionnaires étaient en face ; et la cavalerie, s’avançant rapidement à droite et à gauche, l’avait déjà tournée par derrière. Suétonius ne fit pas donner aussitôt ses gens de pied. Aimant à prendre son temps, et préférant une marche prudemment régulière aux plus belles chances de succès, il fit combler les fossés et découvrir la campagne afin de pouvoir y déployer ses lignes. Il était assez tôt, selon lui, pour commencer à vaincre, quand on s’était assuré de n’être pas vaincu. Ce délai permit aux Vitelliens de se réfugier dans des vignes dont les rameaux attachés d’un arbre à l’autre embarrassaient le terrain, et près desquelles était un petit bois. De là hasardant une nouvelle attaque, ils tuèrent les cavaliers prétoriens que leur courage exposa le plus. Le roi Épiphane8 fut blessé en faisant pour Othon des prodiges de valeur.

8. Épiphane fils d’Antiochus roi de Comagène.

Alors l’infanterie othonienne se montra tout à coup. Elle écrase le gros des ennemis et met en fuite les troupes de réserve à mesure qu’elles arrivent. Car Cécina, au lieu de faire agir à la fois toutes ses cohortes, les avait appelées successivement, et cette faute mit le comble au désordre, les fuyards entraînant dans leur déroute ces corps séparés et qui nulle part ne se trouvaient en force. Elle excita même une sédition dans le camp : irrités qu’on ne les fît pas marcher en masse, les soldats mirent aux fers le préfet de camp Julius Gratus, l’accusant d’intelligence avec son frère qui était au service d’Othon ; tandis que ce frère lui-même, Julius Fronto, tribun militaire, était arrêté sur les mêmes soupçons par les Othoniens. Au reste, dans ces bandes qui se croisaient pour fuir ou pour avancer, sur le champ de bataille, devant les retranchements, partout, l’épouvante fut si grande, au dire universel des deux partis, que Cécina pouvait être détruit avec toute son armée, si Suétonius n’eût pas sonné la retraite. Suétonius alléguait la fatigue et la marche qu’il eût fallu soutenir encore, et la crainte que le Vitellien, sortant frais et reposé de son camp, ne tombât sur une troupe harassée qui, en cas d’échec, n’avait aucun appui derrière elle. Approuvé du petit nombre, ce calcul du chef fut interprété en mal par la multitude.

Ce mauvais succès ôta moins le courage aux Vitelliens qu’il ne leur inspira le respect du devoir ; et ce ne fut pas seulement dans le camp de Cécina (qui rejetait toute la faute sur une soldatesque plus disposée à se révolter qu’à se battre), ce fut encore dans l’armée de Valens, arrivée dès lors à Ticinum, que le soldat, cessant de mépriser l’ennemi et jaloux de recouvrer son honneur, obéit désormais au général avec une docilité plus égale et plus respectueuse. Une sédition violente avait précédemment éclaté parmi ces troupes : j’en reprendrai le récit d’un peu plus haut, n’ayant pas voulu interrompre l’ordre des opérations de Cécina. Les cohortes bataves, qui s’étaient séparées de la quatorzième légion pendant la guerre de Vindex, et qui, allant en Bretagne et apprenant en route le mouvement de Vitellius, s’étaient jointes à Valens dans le pays des Lingons, faisaient voir un insolent orgueil. Elles parcouraient les tentes du légionnaire, se vantant d’avoir contenu la quatorzième légion, d’avoir enlevé à Néron l’Italie, de tenir en leurs mains le sort de la guerre. Cette jactance était injurieuse aux soldats et offensait le général. Les disputes et les querelles rompirent les liens de la discipline, et Valens finit par craindre que l’insolence n’amenât après soi la trahison.

Dans ces conjonctures, instruit que l’armée navale d’Othon avait repoussé les Trévires et les Tongres et menaçait la Gaule narbonnaise, il voulut tout à la fois et protéger les alliés, et diviser par une ruse militaire des cohortes turbulentes dont la réunion était trop redoutable. Il ordonne à une partie des Bataves d’aller au secours de la province. Au premier bruit de cet ordre, les auxiliaires s’affligent, les légions murmurent : "On leur ôtait l’appui des plus braves guerriers ; ces vieux soldats vainqueurs dans tant de guerres, on attendait que l’ennemi fût en présence pour les arracher du champ de bataille. Si une province était préférable à Rome et au salut de l’empire, pourquoi donc ne pas y mener toute l’armée ? mais si l’Italie seule offrait à la victoire de la solidité, des soutiens, une garantie, pourquoi couper à un corps ses membres les plus vigoureux ? "

La violence de leurs plaintes était au comble, lorsque Valens, ayant fait avancer ses licteurs pour réprimer la sédition, est assailli lui-même et poursuivi à coups de pierres. Ils l’accusent à grands cris de cacher les dépouilles des Gaules, l’or des Viennois9 et le prix de leurs travaux : en même temps ils pillent les bagages, fouillent dans la tente du général, remuent jusqu’à la terre avec leurs javelines et leurs lances ; pour Valens, il se cachait sous des habits d’esclave chez un décurion de cavalerie. Le préfet de camp Alphénus Varus, voyant l’ardeur de la sédition s’amortir peu à peu, acheva de l’éteindre par un stratagème : il défendit aux centurions de visiter les postes, aux trompettes de sonner les exercices ordinaires. Les soldats frappés de stupeur se regardent l’un l’autre avec un muet étonnement. L’idée même d’être sans chef les épouvante. Le silence et la résignation, bientôt suivis de prières et de larmes, demandaient grâce pour eux. Mais lorsque Valens dans un indigne appareil, les yeux en pleurs, et vivant, lui qu’ils croyaient mort, parut à leurs regards, sa vue excita la joie, l’attendrissement, l’enthousiasme. La multitude va d’un excès à l’autre : dans leurs nouveaux transports ils le louent, le félicitent, et le portent, environné des drapeaux et des aigles, sur son tribunal. Modéré par politique, Valens ne demanda le supplice de personne ; et, pour ne pas dissimuler au point d’exciter la défiance, il se plaignit de quelques-uns : il savait que la guerre civile donne aux soldats plus de licence qu’aux chefs.

9. Voy. liv I, chap. LXVI.

Comme ils retranchaient un camp auprès de Ticinum, la nouvelle de l’échec éprouve : par Cécina pensa renouveler la sédition ; ils accusaient la perfidie et les délais de Valens de les avoir fait manquer au combat. Ils partent sans vouloir de repos, sans attendre le général, devançant les enseignes, pressant ceux qui les portent, et vont par une marche rapide se joindre à Cécina. Le nom de Valens n’était pas en honneur auprès de l’armée que ce chef commandait. Elle se plaignait que, si peu nombreuse en comparaison de l’autre on l’eût exposée seule à toutes les forces ennemies. C’était une excuse que les soldats cherchaient pour eux-mêmes, et une flatterie par laquelle ils relevaient la supériorité des nouveaux venus, afin de n’en pas être méprisés comme des vaincus et des lâches. Il est vrai que Valens était le plus fort, ayant presque le double de légions et d’auxiliaires ; mais l’affection des troupes penchait du côté de Cécina. Outre la générosité dont on lui faisait honneur, il avait pour lui la vigueur de l’âge, une haute taille, et je ne sais quel caprice de l’opinion. Ce fut une source de jalousie entre les deux chefs. Cécina tournait Valens en ridicule comme un homme vil et chargé de souillures, et Valens peignait Cécina comme un présomptueux gonflé d’orgueil. Toutefois ils renfermaient leurs haines et se dévouaient sans réserve au même intérêt, ne cessant d’écrire contre Othon mille invectives, en hommes qui renonçaient au pardon tandis que les généraux othoniens, auxquels Vitellius offrait une si riche matière, s’abstenaient envers lui de toute injure.

Il est vrai de le dire : avant que la mort eût rétabli dans l’estime publique la renommée d’Othon et mis le comble à l’infamie de Vitellius, on redoutait moins les stupides voluptés du dernier que les ardentes passions de son rival. Othon inspirait la terreur et la haine comme meurtrier de Galba ; personne au contraire n’imputait à Vitellius le commencement de la guerre. Celui-ci, par sa gourmandise et son intempérance, était ennemi de lui-même ; Othon, par son luxe, sa cruauté, son audace, semblait menacer l’État de plus de calamités. Les troupes de Cécina et de Valens une fois réunies, rien ne s’opposait plus de la part des Vitelliens à une bataille générale. Othon délibéra s’il devait traîner la guerre en longueur ou tenter la fortune. Alors Suétonius, qui passait pour le plus habile capitaine de son temps, crut devoir à sa réputation de parler sur tout l’ensemble de la guerre, et soutint qu’il convenait à l’ennemi de se hâter, à Othon de temporiser.

Il représenta "que l’armée de Vitellius était arrivée tout entière ; que d’ailleurs elle avait peu d’appui derrière elle, la révolte couvant dans les Gaules et la prudence ne permettant pas d’abandonner la rive du Rhin aux irruptions de tant de peuples ennemis - que la guerre et l’Océan tenaient les soldats de Bretagne éloignés ; que les forces n’abondaient pas en Espagne ; que l’invasion de la flotte et un combat malheureux avaient consterné la province narbonnaise ; que l’Italie transpadane était fermée par les Alpes, sans ressources du côté de la mer, ravagée enfin par le seul passage des troupes ; que nulle part on n’y trouverait de vivres, et que sans vivres une armée se dissipait bientôt ; qu’à l’égard des Germains, portion la plus effrayante des forces ennemies, il suffirait d’atteindre l’été pour voir leurs corps affaissés succomber au changement de sol et de climat ; que plus d’une guerre dont le premier choc eût été redoutable s’était évanouie à travers les lenteurs et les retardements." A ce tableau il opposait la cause d’Othon, "partout florissante et sûre de ses appuis : la Pannonie, la Mésie, la Dalmatie, l’Orient, étaient à eux avec l’intégrité de leurs forces ; ils avaient l’Italie, et Rome, la tête de l’empire ; le sénat et le peuple, noms dont l’éclat ne périrait jamais, dût-il être éclipsé quelquefois ; d’immenses richesses soit publiques soit privées, et l’argent plus puissant que le fer dans les discordes civiles ; enfin des soldats acclimatés en Italie ou faits à la chaleur, le fleuve du Pô pour les couvrir, des villes bien défendues et bien fortifiées, dont pas une ne céderait à l’ennemi, comme le prouvait assez l’exemple de Plaisance. Il fallait donc faire durer la guerre : dans peu de jours, la quatorzième légion arriverait avec les troupes de Mésie et tout l’ascendant de sa renommée ; alors on tiendrait un nouveau conseil, et, si le combat était résolu, on combattrait avec des forces plus nombreuses."

Celsus partageait l’opinion de Suétonius. On envoya prendre l’avis de Gallus, malade depuis quelques jours d’une chute de cheval, et sa réponse fut la même. Othon penchait pour le combat. Son frère Titianus et le préfet du prétoire Proculus, impatients par ignorance, protestaient que la fortune, les dieux et le génie d’Othon présidaient à ses conseils, prendraient part à ses efforts ; et, pour échapper aux contradicteurs, ils se réfugiaient dans la flatterie. Quand la bataille fut résolue, on délibéra si l’empereur devait y assister ou se tenir à l’écart. Suétonius et Celsus ne voulurent pas qu’il leur fût reproché de mettre en péril la vie du prince ; ils se turent, et ceux qui avaient déjà fait prévaloir le plus mauvais conseil décidèrent Othon à se rendre à Brixellum10, où, sans craindre les chances des combats, il se réserverait pour la direction suprême de la guerre et les soins de l’empire. Ce premier jour fut mortel à la cause d’Othon. Avec lui partit un corps considérable de prétoriens, de spéculateurs, de cavaliers, et ce qui resta perdit courage. Les chefs étaient suspects à l’armée ; et Othon, en qui seul les soldats avaient confiance, ne se fiant lui-même qu’aux soldats, avait laissé l’autorité des généraux incertaine et précaire.

10. Maintenant Bresello (ou Bersello), sur la rive droite du Pô, à 30 milles romains (un peu plus de 44 lieues de poste), au-dessous de Crémone.

Aucun de ces détails n’échappait aux Vitelliens, grâce à la désertion si commune dans les guerres civiles : ajoutons que les espions, curieux des secrets du parti contraire, ne cachaient pas les leurs. Tranquilles et sur leurs gardes, Cécina et Valens, voyant l’ennemi courir aveuglément à sa ruine, prirent une résolution qui tient lieu de sagesse, celle d’attendre la folie d’autrui. Ils commencèrent un pont, comme pour aller au delà du Pô attaquer les gladiateurs campés vis à vis d’eux : ils voulaient empêcher aussi que le soldat ne s’engourdît dans le repos. Des barques placées à d’égales distances, liées ensemble par de fortes poutres et dirigées contre le courant, étaient retenues par des ancres qui assuraient la solidité de l’ouvrage. On avait laissé flottants les câbles de ces ancres, afin que, si les eaux croissaient, tout ce rang de bateaux pût sans être rompu s’élever avec le fleuve. Une tour construite sur la dernière barque fermait l’entrée du pont et contenait des machines et des balistes pour écarter l’ennemi.

Les Othoniens avaient élevé sur la rive une autre tour, d’où ils lançaient des pierres et des torches. Au milieu du fleuve était une île que les gladiateurs voulaient gagner en bateau : les Germains les prévinrent à la nage. Comme ils se trouvaient en force, Macer remplit ses barques de ce qu’il avait de plus résolu et les fit attaquer. Mais les gladiateurs n’ont pas dans une action l’intrépidité du soldat ; et de leurs bateaux vacillants ils n’ajustaient pas comme l’ennemi de sa rive, où il avait le pied ferme. Dans les balancements causés par une foule en désordre qui se jetait sur un bord puis sur l’autre, rameurs et combattants se mêlent et s’embarrassent. Les Germains sautent dans l’eau, tirent les poupes en arrière, s’élancent sur les bancs ou s’accrochent aux bateaux et les submergent. Ce spectacle se donnait sous les yeux de l’un et de l’autre parti ; et plus il réjouissait les Vitelliens, plus les Othoniens chargeaient d’imprécations l’auteur de leur désastre.

Le combat finit par la fuite des navires qui purent s’en arracher. On demandait la mort de Macer. Déjà il avait reçu de loin un coup de lance, et on fondait sur lui l’épée nue à la main, lorsque les tribuns et les centurions accoururent et le couvrirent de leurs corps. Bientôt après, Spurina, sur l’ordre d’Othon, ayant laissé à Plaisance un simple détachement, arrive avec ses cohortes. Othon envoya ensuite le consul désigné Flavius Sabinus commander les troupes qu’avait eues Macer, à la grande joie des soldats, qui aimaient à changer de chefs, tandis que les chefs, lassés de tant de séditions, avaient en dégoût ces périlleux commandements.

Remplacer Othon et Vitellius ?

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Je trouve dans quelques auteurs qu’effrayées des maux de la guerre, ou également dégoûtées de deux princes dont la voix publique proclamait chaque jour plus hautement les bassesses et la honte, les deux armées balancèrent si elles ne poseraient pas les armes pour élire de concert un empereur ou en remettre le choix au sénat. C’est dans cette vue, ajoute-t-on, que les chefs othoniens avaient conseillé des lenteurs et des délais dont la principale chance était pour Suétonius, le plus ancien des consulaires, capitaine habile, et auquel ses exploits en Bretagne avaient mérité un nom glorieux. Je le reconnaîtrai volontiers : quelques-uns, dans leurs vœux secrets, préféraient sans doute la paix à la discorde, un prince bon et vertueux aux plus méchants et aux plus déshonorés des hommes ; mais je ne crois pas que Suétonius, avec ses lumières, et dans un siècle aussi corrompu, ait assez compté sur la modération de la multitude pour espérer que ceux qui avaient troublé la paix par amour de la guerre renonceraient à la guerre par enthousiasme pour la paix ; et il me semble difficile que des armées différentes de mœurs et de langage se soient accordées dans un si grand dessein, ou que des lieutenants et des chefs, dont la plupart se sentaient abîmés par le luxe, l’indigence et le crime, eussent souffert un prince qu’une communauté de souillures et des liens de reconnaissance ne leur eussent pas asservi.

Digression de Tacite

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La passion du pouvoir, de tout temps enracinée au cœur des mortels, grandit avec la république et rompit enfin toutes les barrières. Tant que l’État fut borné, l’égalité se maintint facilement ; mais après la conquête du monde, quand les cités et les rois qui nous disputaient l’empire furent abattus, et que l’ambition put à loisir convoiter les fruits d’une grandeur désormais hors d’atteinte, alors s’allumèrent les premiè res discordes du peuple et du sénat. Ce furent tantôt des tribuns factieux, tantôt des consuls trop absolus. La ville et le Forum servirent de théâtre aux essais de la guerre civile11. Marius, né dans les derniers rangs, Sylla, le plus cruel des nobles, substituèrent à la liberté vaincue par les armes la domination de la force. Après eux Pompée cacha mieux ses voies, sans être meilleur. Depuis ce temps il n’y eut pas de lutte qui ne fût une question de pouvoir. Ni Pharsale ni Philippes ne virent se séparer sans combat des légions toutes de citoyens ; comment les armées d’Othon et de Vitellius auraient-elles volontairement déposé les armes ? C’était toujours la colère des dieux, toujours la rage des hommes, toujours le besoin du crime, qui les poussait à la discorde. Si chaque guerre fut terminée du premier coup, la lâcheté des chefs en est la seule cause. Mais la considération des vieilles et des nouvelles mœurs m’a entraîné trop loin ; je reviens à l’ordre des faits.

11. Allusion à la catastrophe sanglante des deux Gracques, qui fut en effet comme le prélude et l’essai des guerres civiles.

Bataille de Bédriac

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Depuis le départ d’Othon pour Brixellum, les honneurs du commandement étaient à son frère Titianus, et le préfet Proculus en exerçait le pouvoir. Celsus et Suétonius, dont personne n’employait les lumières, servaient sous le vain nom de généraux à couvrir les fautes d’autrui. Les tribuns et les centurions, voyant le mérite dédaigné et la préférence donnée aux plus indignes, étaient froids et indifférents. Le soldat, bouillant d’ardeur, aimait mieux toutefois interpréter les ordres de ses chefs que de les exécuter. On résolut d’aller camper à quatre milles en avant de Bédriac, et on le fit avec si peu de précaution, qu’au printemps, et dans un pays coupé de rivières, l’armée souffrit du manque d’eau. Là on délibéra sur la bataille à livrer. Othon écrivait en termes pressants qu’on se hâtât de combattre ; les soldats demandaient que l’empereur fût présent à l’action ; la plupart voulaient qu’on fît venir les troupes restées au delà du Pô. Il est moins facile de dire quel était le meilleur parti à prendre, que de juger qu’on prit le plus mauvais.

Ils se mirent en marche comme pour une expédition et non pour un combat, se rendant à seize milles de distance, au confluent de l’Adda et du Pô. Celsus et Suétonius refusaient d’exposer des soldats fatigués de la route et surchargés de bagages devant un ennemi qui ne manquerait pas d’accourir avec ses seules armes et de les attaquer, après avoir lui-même fait à peine quatre milles, pendant le désordre de la marche ou quand ils seraient dispersés pour travailler aux retranchements. Titianus et Proculus, vaincus par le raisonnement en appelaient à l’autorité. Il est vrai qu’un Numide venait d’arriver à toute bride avec un message impérieux où Othon, accusant la paresse de ses généraux, leur ordonnait d’engager une action décisive. Attendre lui était un supplice ; espérer, un état insupportable.

Le même jour, pendant que Cécina surveillait les travaux du pont, deux tribuns des cohortes prétoriennes se présentent et lui demandent un entretien. Il se préparait à entendre leurs conditions et à proposer les siennes, quand des éclaireurs accourent à pas précipités et annoncent l’ennemi. Le discours des tribuns fut interrompu, et il resta douteux si c’était une ruse de guerre, un projet de défection, ou quelque louable dessein qui les avait amenés. Cécina congédie les tribuns, retourne au camp, et trouve le signal du combat donné par Valens et le soldat sous les armes. Pendant qu’on tire au sort le rang de chaque légion, la cavalerie s’élance en avant ; et, chose étonnante, une poignée d’Othoniens la rejetait sur les palissades, si le courage de la légion italique n’eût arrêté sa fuite : ces braves la reçoivent à la pointe de l’épée, lui font faire volte-face, et la contraignent de retourner à la charge. Les légions vitelliennes firent leurs dispositions sans aucun désordre : l’ennemi était tout près ; mais des bosquets touffus dérobaient la vue de ses armes. Chez les Othoniens, les chefs étaient déconcertés, les soldats animés contre les chefs, les chariots et les vivandiers mêlés avec les troupes ; enfin la route, bordée de deux tranchées profondes, était trop étroite même pour une marche paisible. Les uns environnent leurs drapeaux, d’autres les cherchent. Ce ne sont de toutes parts que clameurs confuses de gens qui accourent ou s’appellent ; chacun, suivant son audace ou sa frayeur, se précipite aux premiers rangs ou recule aux derniers.

A cet étourdissement d’une terreur soudaine succéda une fausse joie qui alanguit les courages : un bruit se répand que l’armée de Vitellius vient de l’abandonner. Ce mensonge fut-il imaginé par les espions de Vitellius ? fut-il l’œuvre de la perfidie ou du hasard chez les Othoniens eux-mêmes ? on l’ignore ; mais, leur feu s’éteignant tout à coup, ils se mettent à saluer l’ennemi, qui répond par un cri de guerre. La plupart des leurs ignoraient pourquoi ce salut et se crurent trahis. En cet instant l’armée vitellienne les charge avec l’avantage de l’ordre, de la force et du nombre. Les Othoniens, épars, moins nombreux, fatigués, ne laissèrent pas d’engager une lutte vigoureuse. Le champ de bataille, embarrassé d’arbres et de vignes, offrait un spectacle varié : on s’attaque et de près et de loin, par masses ou en pointe ; sur la chaussée, on se joint, on se bat corps à corps, on se heurte du bouclier ; aucun ne pense à lancer sa javeline ; la hache et l’épée fendent les casques, percent les cuirasses. Là, connu de ses camarades, en vue au reste de l’armée, chacun des soldats combat comme s’il était responsable du succès de la guerre.

Le hasard mit deux légions aux prises dans une plaine découverte entre le Pô et la route. C’était du côté de Vitellius la vingt et unième appelée Rapax, dès longtemps signalée par ses exploits, et du côté d’Othon la première Adjutrix, n’ayant jamais paru en bataille rangée, mais pleine d’ardeur, et pour qui la gloire avait tout l’attrait de la nouveauté. Celle-ci culbute les premiers rangs de la vingt et unième et lui enlève son aigle. La vingt et unième, outrée de cet affront, repousse à son tour la première, tue Orphidius Bénignus son commandant, et lui prend beaucoup d’enseignes et de drapeaux. D’un autre côté la treizième légion fut enfoncée par le choc de la cinquième, et le détachement de la quatorzième fut entouré par des forces supérieures. Les généraux d’Othon étaient depuis longtemps en fuite, tandis que Cécina et Valens faisaient sans cesse avancer de nouvelles troupes. Un renfort important leur arriva : c’était Alphénus avec les cohortes bataves qui venaient de défaire les gladiateurs. Comme ce corps passait le Pô sur des barques, elles l’avaient reçu de la rive opposée, et massacré sur le fleuve même ; ainsi victorieuses, elles se portèrent sur le flanc de l’ennemi.

Rompus par leur centre, les Othoniens s’enfuirent en désordre pour regagner Bédriac. L’espace était immense, les chemins obstrués de morts : ce qui donna le temps de tuer davantage ; car dans les guerres civiles on ne compte pas sur les prisonniers pour enrichir la victoire. Suétonius et Proculus, par des routes diverses, évitèrent le camp. Védius Aquila, commandant de la treizième légion, courut, dans l’égarement de la peur, s’offrir à la colère des soldats. Entré, encore de grand jour, dans les retranchements, il est assailli par les clameurs des séditieux et des fuyards. Outrages, violences, rien ne lui est épargné ; les mots de déserteur et de traître retentissent à son oreille : non qu’il fût plus coupable qu’un autre ; mais, quand tout le monde a failli, chacun rejette sur autrui sa honte personnelle. La nuit favorisa Celsus et Titianus : ils trouvèrent les sentinelles posées et le tumulte assoupi. Gallus, à force de prières, de conseils, de fermeté, avait su persuader aux soldats "de ne pas aggraver les désastres d’un combat malheureux en tournant leur furie contre eux-mêmes ; que soit que la guerre fût arrivée à sa fin, ou qu’ils aimassent mieux reprendre les armes, l’unique adoucissement à leur défaite était toujours la concorde." Tout était consterné ; les seuls prétoriens s’écriaient en frémissant "que ce n’était pas le courage, mais la trahison, qui les avait vaincus ; qu’ils avaient après tout laissé à l’ennemi une victoire ensanglantée, témoin sa cavalerie repoussée, une des légions dépouillée de son aigle. Ne restait-il pas d’ailleurs auprès d’Othon lui-même tout ce qu’il y avait de soldats au delà du Pô ? Les légions de Mésie arrivaient ; une grande partie de l’armée n’avait pas quitté Bédriac ; ceux-là du moins n’étaient pas encore vaincus ; et, dût-on périr, l’honneur voulait que ce fût sur le champ de bataille." Tour à tour échauffés par ces réflexions ou effrayés de leur détresse, ces courages aigris ressentaient plus souvent l’aiguillon de la colère que celui de la peur.

L’armée vitellienne s’arrêta à cinq milles de Bédriac, Les chefs n’osèrent pas risquer le même jour l’attaque du camp ; ils comptaient d’ailleurs sur une soumission volontaire. Sortis sans bagages, et uniquement pour combattre, leurs armes et la victoire leur tinrent lieu de retranchements. Le lendemain, les dispositions des Othoniens n’étaient plus équivoques, et jusqu’aux plus fougueux inclinaient au repentir ; une députation fut envoyée pour demander la paix. Les généraux Vitelliens ne balancèrent pas à l’accorder ; les députés furent retenus quelque temps, et ce retard causa un moment d’hésitation dans l’armée othonienne, qui ne savait si sa demande était accueillie. Enfin les députés reviennent et les portes du camp sont ouvertes. Alors vainqueurs et vaincus fondent en larmes, et maudissent, dans l’épanchement d’une joie douloureuse, les calamités de la guerre civile. Confondus dans les mêmes tentes, ils pansaient les blessures l’un d’un frère, l’autre d’un parent. Espoir, récompenses, tout cela était douteux ; rien d’assuré, que les funérailles et le deuil ; et pas un n’était assez exempt des communes douleurs pour n’avoir pas à pleurer quelque mort. On rechercha le corps du lieutenant Orphidius, et il reçut les honneurs du bûcher. Quelques-uns furent ensevelis par leurs amis ou leurs proches ; le reste fut laissé gisant sur la terre.

Suicide d’Othon

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Othon, sans trouble, et en homme dont la résolution était prise, attendait le succès de la bataille. D’abord de tristes nouvelles, ensuite des fuyards échappés du combat, lui apprennent que tout est perdu. L’ardeur des soldats prévint en ce moment la voix de leur empereur. Ils lui criaient "d’avoir bon courage ; qu’il lui restait encore des forces intactes ; qu’eux-mêmes étaient prêts à tout souffrir et à tout oser." Et ce n’était pas flatterie : ils brûlaient de combattre ; l’idée de relever la fortune du parti les animait d’une sorte de fureur. Les plus éloignés du prince lui tendaient les mains ; les plus proches embrassaient ses genoux. Plus empressé que tout autre, Plotius Firmus, préfet du prétoire, le conjurait de moment en moment de ne pas abandonner une armée si fidèle, des soldats si glorieusement éprouvés. "Il y avait plus de grandeur d’âme à soutenir le poids du malheur qu’à s’en décharger. Les hommes braves et fermes tiennent bon contre la fortune elle-même en s’attachant à l’espérance ; les lâches et les faibles, à la première frayeur, se précipitent dans le désespoir." Selon qu’à ces paroles Othon semblait s’émouvoir ou rester inflexible, il s’élevait un cri de joie ou des gémissements. Et cet esprit n’animait pas les seuls prétoriens, plus particulièrement soldats d’Othon : les troupes venues en avant de Mésie promettaient une foi non moins obstinée de la part des légions, qu’elles montraient, arrivant à grands pas et entrées déjà dans Aquilée. On n’en saurait douter ; la guerre eût pu se renouveler, acharnée, sanglante, incertaine pour les vaincus et pour les victorieux.

Othon ne goûtait pas ces conseils guerriers. "Compagnons, dit-il, exposer tant de dévouement et de courages de nouveaux périls, ce serait mettre à ma vie un plus haut prix qu’elle ne vaut. Vous me montrez, si je voulais vivre, un avenir plein de ressources : ma mort en sera plus belle. Nous nous sommes mutuellement éprouvés, moi et la fortune. Et ne calculez pas la durée de l’épreuve : il est plus difficile de se modérer dans les prospérités, quand on pense qu’elles cesseront bientôt. La guerre civile a commencé par Vitellius, et, si nous avons tiré le glaive pour la possession de l’empire, la faute en est à lui. Ne l’avoir tiré qu’une fois est un exemple qu’on me devra ; que la postérité juge Othon sur cet acte. Vitellius jouira des embrassements de son frère, de sa femme, de ses enfants ; je n’ai besoin ni de vengeance ni de consolation. D’autres auront possédé l’empire plus longtemps ; personne ne l’aura quitté avec plus de courage. Pourrais-je voir tant de généreux fils des Romains, tant de braves armées, jonchant de nouveau la terre et enlevés à la république ? Laissez-moi emporter la persuasion que vous seriez morts pour ma cause ; mais vivez, et ne mettons plus d’obstacle, moi à votre salut, vous à mon sacrifice. Parler trop longuement de sa fin, c’est déjà une lâcheté. La meilleure preuve que ma résolution est immuable, c’est que je n’accuse personne : qui se plaint des dieux ou des hommes tient encore à la vie."

Après ce discours, il parle à chacun selon son rang et son âge ; et, les pressant obligeamment de partir au plus tôt, afin de ne pas irriter la colère du vainqueur, il ébranle les plus jeunes par l’autorité, les plus vieux par les prières : paisible en son air, ferme dans son langage, et réprimant les pleurs inutiles qui coulent de tous les yeux. Il fait donner à ceux qui partent des bateaux et des voitures ; il détruit les mémoires et les lettres où respirent trop d’attachement pour lui ou de mépris pour Vitellius ; il distribue de l’argent, mais avec économie, et non pas en homme qui va périr. Salvius Coccéianus, fils de son frère, d’une extrême jeunesse, s’abandonnait aux larmes et au désespoir ; il lui prodigua les consolations, louant sa tendresse, blâmant ses alarmes : "Vitellius serait-il assez impitoyable pour jouir du salut de tous les siens, sans payer leur sauveur de quelque retour ? Et lui-même n’achetait-il pas en mourant si promptement la clémence du vainqueur ? Ce n’était pas un vaincu réduit aux abois, c’était le chef d’une armée impatiente de combattre, qui épargnait à la république une dernière catastrophe. Assez d’illustration était acquise à son nom, assez de noblesse à ses descendants. Le premier après les Jules, les Claudes, les Servius, il avait porté l’empire dans une nouvelle maison. Que de motifs pour Coccéianus d’embrasser la vie avec courage, sans oublier jamais qu’Othon fut son oncle, et sans jamais trop s’en souvenir ! "

Ensuite il fit retirer tout le monde et se reposa quelques instants. Déjà les soins du moment suprême occupaient sa pensée, lorsqu’un tumulte soudain vint l’en distraire : c’é taient les soldats qui, dans un accès d’emportement et de licence, menaçaient de la mort ceux qui voulaient partir. Leur violence éclatait surtout contre Virgrnius, qu’ils tenaient assiégé dans sa maison. Le prince, après avoir réprimandé les auteurs de la sédition, rentra chez lui et se prêta aux adieux de ses amis, assez longtemps pour que tous partissent sans éprouver d’insulte. Aux approches de la nuit, il eut soif et but de l’eau fraîche. Puis, s’étant fait apporter deux poignards, il en essaya la pointe et en mit un sous son chevet. Il s’assura une dernière fois du départ de ses amis, et passa une nuit tranquille, et qui, dit-on, ne fut pas sans sommeil Quand le jour parut, il se laissa tomber sur le fer. Au gémissement qu’il poussa en mourant, ses affranchis, ses esclaves et le préfet Plotius accoururent et le trouvèrent percé d’un seul coup. On hâta ses funérailles. Il l’avait recommandé avec une prévoyante sollicitude, de peur que sa tête ne fût séparée du corps et livrée aux outrages. Los cohortes prétoriennes le portèrent au bûcher, avec des éloges et des larmes, baisant sa blessure et ses mains. Quelques soldats se tuèrent auprès du bûcher même ; et ce n’était chez eux ni remords ni crainte, mais émulation d’héroïsme et attachement à leur prince. Bientôt à Bédriac, à Plaisance et dans les autres camps, un entraînement général multiplia ces trépas volontaires. Un tombeau fut élevé à Othon, simple et qui devait durer.

C’est ainsi qu’il finit sa vie à l’âge de trente-sept ans. Sa famille sortait du municipe de Férentinum12. Son père fut consul, son aïeul préteur. Son origine maternelle, moins illustre, n’était pourtant pas sans éclat. Enfant et jeune homme, il fut tel que nous l’avons montré. Deux actes fameux, un crime horrible et un beau sacrifice, ont valu à sa mémoire autant d’éloges que de censures. Rechercher le merveilleux et amuser de fictions l’esprit des lecteurs, serait trop au-dessous de la gravité de cet ouvrage. Mais il est des traditions si accréditées que je n’oserais les traiter de fables. Le jour que l’on combattit à Bédriac, un oiseau d’une forme extraordinaire s’abattit, si l’on en croit les habitants de Régium Lépidum13, dans un bois très fréquenté près de cette ville. Ni le concours du peuple, ni une multitude d’oiseaux voltigeant autour de lui, ne l’effrayèrent ou ne lui firent quitter la place, jusqu’ au moment où Othon se frappa. Alors il disparut ; et le calcul du temps fit voir que le commencement et la fin du prodige concouraient avec la mort d’Othon.

12. II y avait plusieurs villes de Férentinum. Il parait, d’après Suétone, Othon, chap. x, qu’il s’agit ici du Férentinum.
13. Aujourd’hui Reggio, dans l’État de Modène, à 18 milles de Brixellum.

Aux funérailles du prince, les regrets et la douleur des soldats rallumèrent la sédition, et il n’y avait pas de chef pour la réprimer. Ils coururent chez Virginius et le prièrent avec menaces, tantôt d’accepter l’empire, tantôt d’aller en députation auprès de Valens et de Cécina. Virginius, assailli dans sa maison, sortit par une porte dérobée et trompa leur violence. Rubrius Gallus porta la soumission des cohortes qui s’étaient trouvées à Brixellum. Leur pardon fut accordé aussitôt ; et de son côté Flavius Sabinus remit aux vainqueurs les troupes qu’il avait commandées.

Fin de la guerre

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La guerre avait cessé partout, lorsqu’une grande partie du sénat courut le dernier des dangers. C’était celle qu’Othon avait amenée avec lui de Rome et laissée à Modène. Quand la nouvelle de la défaite arriva dans cette ville, les soldats la repoussèrent comme un faux bruit répandu par les sénateurs en haine d’Othon. Discours, visage, maintien, ils épiaient tout pour y trouver du crime. Ils cherchèrent enfin dans les invectives et les injures une occasion d’aller jusqu’au massacre. Et ce n’était pas le seul péril qui alarmât les sénateurs : le parti de Vitellius devenait le plus fort, il ne fallait pas qu’on parût avoir reçu froidement sa victoire. Agités de cette double crainte, ils se rassemblent, aucun n’osant se décider seul et une faute partagée semblant moins dangereuse. Le sénat de Modène aggrava les terreurs de ces âmes inquiètes, en leur offrant des armes et de l’argent, et en les appelant pères conscrits, hommage hors de saison.

Le conseil fut témoin d’une sortie violente de Licinius Cécina sur Marcellus Eprius, auquel il reprochait l’ambiguïté de son langage. Les autres ne s’expliquaient pas plus clairement ; mais le nom de Marcellus, lié aux odieux souvenirs de la délation et en prise à toutes les attaques, avait tenté Cécina, jaloux de signaler son élévation encore récente et sa nouveauté sénatoriale par d’éclatantes inimitiés. La médiation des hommes sages apaisa la querelle. Ils retournèrent tous à Bologne pour y délibérer une seconde fois ; ils espéraient aussi recevoir dans l’intervalle des nouvelles plus détaillées. A Bologne, ils envoyèrent sur tous les chemins recueillir les plus fraîches. Un affranchi d’Othon, interrogé pourquoi il avait quitté son maître, répondit "qu’il était porteur de ses dernières instructions ; qu’il l’avait laissé vivant, mais occupé uniquement de la postérité, et détaché sans retour des illusions de la vie." L’admiration et la bienséance empêchèrent d’en demander davantage, et tous les esprits se tournèrent du côté de Vitellius.

Son frère L. Vitellius assistait à ces délibérations, et déjà il s’offrait aux hommages de la flatterie, lorsque Cénus, affranchi de Néron, vint par un mensonge impudent jeter l’effroi dans les âmes. Selon lui, l’arrivée de la quatorzième légion et la jonction des troupes de Brixellum avaient écrasé les vainqueurs et changé la fortune. Il inventa cette fable parce qu’on lui refusait des chevaux au mépris d’une patente d’Othon14 ; il voulait à l’aide d’une bonne nouvelle faire respecter cette pièce. Cénus fut en effet porté rapidement à Rome, et peu de jours après un ordre de Vitellius l’envoya au supplice. Son imposture accrut le péril des sénateurs, parce que les soldats othoniens la prirent pour la vérité. Les alarmes étaient encore redoublées par le caractère public qu’avaient eu le départ de Modène et l’abandon du parti. Depuis ce moment on ne délibéra plus en commun : chacun pourvut à sa sûreté, jusqu’à ce que des lettres de Valens eussent fait cesser les craintes ; d’ailleurs la mort d’Othon était assez belle pour que le bruit s’en répandit promptement.

14. Les empereurs avaient établi sur toutes les routes des relais ou postes publiques, afin que les dépêches leur fussent apportées avec célérité. Les particuliers ne pouvaient se servir des chevaux qu’on y entretenait, sans un ordre du gouverneur de la province ou de l’empereur lui-même. Cet ordre ou patente s’appelait diploma.

Rome ne se sentait point du désordre : on y célébrait suivant l’usage les jeux sacrés de Cérès. Dés qu’on eut annoncé au théâtre la nouvelle certaine qu’Othon avait quitté la vie, et qu’à la voix de Flavius Sabinus, préfet de Rome, tout ce qui se trouvait de soldats dans la ville venait de prêter serment à Vitellus, le nom de Vitellius fut couvert d’applaudissements. Le peuple promena par les temples, avec des lauriers et des fleurs, les images de Galba, et lui fit, d’un amas de couronnes, une espèce de tombeau prés du lac Curtius, au lieu même qu’avait ensanglanté le meurtre de ce prince. Dans le sénat, tous les honneurs inventés pendant les plus longs règnes furent décernés d’un seul coup. On ajouta des louanges et des actions de grâces pour les armées de Germanie. Une députation alla porter le tribut de la joie officielle. On lut un message de Valens aux consuls qui parut assez mesuré : la modestie de Cécina, qui n’écrivit pas, plut encore davantage.

Cependant des fléaux plus cruels et plus affreux que la guerre affligeaient l’Italie. Épars dans les colonies et les municipes, il n’était pillage, rapine, viol, impureté que n’y commissent les Vitelliens : capables de tous les crimes pour ravir une proie ou gagner un salaire, ils ne respectaient ni le sacré ni le profane. Dans ce désordre, des habitants égorgèrent leurs ennemis et en imputèrent le sang aux soldats. Les soldats eux-mêmes, connaissant les lieux, marquaient les fermes les mieux remplies, les propriétaires les plus riches, pour tout enlever, ou, si l’un résistait, pour tout détruire. Les généraux, dépendants de leurs troupes, n’osaient rien empêcher : moins avide d’argent que Valens, Cécina l’était davantage de popularité ; Valens, décrié par ses rapines et ses gains sordides, fermait les yeux sur les fautes d’autrui. Tant d’infanterie et de cavalerie, tant de violences, de pertes, de vexations, étaient pour l’Italie dés longtemps épuisée un insupportable fardeau.

Vitellius apprend qu’il est vainqueur

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Pendant ce temps, Vitellius, vainqueur sans le savoir, venait comme à une guerre où la question serait entière, traînant avec lui le reste de l’armée de Germanie. Il avait laissé dans les quartiers d’hiver un petit nombre de vieux soldats, et pressé le recrutement dans les Gaules, afin de garnir les cadres vides des légions restantes. La garde du fleuve fut remise à Hordéonius. Vitellius emmena huit mille hommes tirés de Bretagne, et, après une marche de quelques jours, il apprit le succès de Bédriac et la fin de la guerre, éteinte par la mort d’Othon. Il assemble l’armée et comble d’éloges la valeur des soldats. Sollicité par les troupes d’élever son affranchi Asiaticus au rang de chevalier, il réprima cette basse adulation. Ensuite, par une bizarre inconséquence, ce qu’il avait refusé publiquement, il le donna dans le secret d’un repas, et il décora de l’anneau d’or Asiaticus, un esclave chargé d’opprobre, un courtisan qui n’avait de titres que ses crimes.

Meurtre d’Albinus en Afrique

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Vers la même époque, on vint lui annoncer la réunion à son parti des deux Mauritanies et le meurtre d’Albinus, qui en était procurateur. Lucéius Albinus, placé par Néron à la tête de la Mauritanie césarienne, à laquelle Galba joignit la Tingitane, disposait de forces respectables. Dix-neuf cohortes et cinq ailes de cavalerie étaient sous ses ordres, avec un grand nombre de Maures, gens que les courses et le brigandage rendent très propres à la guerre. Après le meurtre de Galba, inclinant pour Othon et ne se contentant plus de l’Afrique, Albinus menaçait l’Espagne, qui en est séparée par un canal si étroit. Cluvius Rufus s’en alarma : il donne ordre à la dixième légion de s’approcher du détroit comme pour le passer ; et des centurions sont envoyés en avant pour gagner à Vitellius les esprits des Maures. Ils y réussirent sans peine, tant la réputation de l’armée de Germanie était grande en ces provinces. On répandait en outre que, dédaignant le titre de procurateur, Albinus se parait des marques de la royauté et du nom de Juba.

Vitellius à Lyon

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Les dispositions de l’Afrique ainsi changées, Asinius Pollion, préfet de cavalerie, l’un des amis les plus dévoués d’Albinus, ainsi que Festus et Scipion, chefs de cohortes, sont assassinés. Albinus lui-même, allant par mer de la province Tingitane dans la Mauritanie césarienne, est tué au débarquement. Sa femme, qui s’offrit volontairement aux meurtriers, fut égorgée avec lui. Et tous ces événements, Vitellius n’en demandait aucun compte. Il n’écoutait qu’en passant les plus grandes affaires, incapable qu’il était d’une application sérieuse. Il ordonne à son armée de continuer sa marche par terre ; lui-même s’embarque sur la Saône, étalant, au lieu de la splendeur impériale, le spectacle de son ancienne misère. Enfin Junius Blésus, gouverneur de la Gaule lyonnaise, d’une naissance illustre, d’une âme généreuse et faite pour l’opulence, l’environna de tout ce qui compose la maison d’un prince, et l’escorta en grand appareil ; odieux à ce titre même, quoique Vitellius cachât sa haine sous les plus serviles caresses. A Lyon se trouvèrent les généraux des deux partis, vainqueurs et vaincus. Vitellius, après avoir loué Cécina et Valens en présence de l’armée, les fit asseoir à ses côtés sur sa chaise curule. Ensuite il voulut que l’armée tout entière allât au-devant de son fils, enfant au berceau. Il se le fit apporter, le couvrit du manteau de général, et, le tenant dans ses bras, il l’appela Germanicus et le décora de tous les attributs du rang suprême : c’était trop d’honneurs dans la bonne fortune ; ce ne fut bientôt qu’une compensation de la mauvaise.

On mit à mort les centurions les plus braves du parti d’Othon ; et rien n’aliéna davantage les armées d’Illyrie : la contagion gagna même les autres légions, qui déjà étaient jalouses des soldats du Rhin, et les pensées se tournèrent à la guerre. Suétonius et Proculus essuyèrent l’humiliation d’une attente longue et suppliante. Entendus à la fin, la nécessité plus que l’honneur dicta leur apologie. Ils se donnèrent le mérite d’une trahison : la route immense parcourue avant le combat, la fatigue des Othoniens, les voitures de bagages mêlées parmi les bataillons, les chances même du hasard, tout selon eux était leur ouvrage. Vitellius crut récompenser la perfidie et ne fit qu’absoudre la fidélité. Titianus, frère d’Othon, ne courut aucun péril : le devoir et son incapacité lui servirent d’excuse. Celsus conserva la dignité de consul. Mais la renommée accusa Cécilius Simplex (à qui le reproche en fut fait plus tard dans le sénat) d’avoir marchandé cet honneur, et cela aux dépens de la vie de Celsus. Vitellius résista, et donna depuis à Simplex un consulat qui ne coûtait ni crime ni argent. Trachalus fut protégé contre ses accusateurs par Galérie, femme de Vitellius.

Au moment où s’agitait le sort des plus illustres têtes, un certain Mariccus, Boïen15, de la lie du peuple, osa (j’ai honte de le dire) se mêler aux jeux de la fortune, et provoquer au nom du ciel les armes romaines. Déjà ce libérateur des Gaules, ce prétendu dieu (c’est le nom qu’il s’arrogeait), avait rassemblé huit mille hommes, et entraînait les cantons des Éduens le plus à sa portée, lorsque cette cité fidèle, avec l’élite de sa jeunesse et les cohortes qu’ajouta Vitellius, dispersa cette multitude fanatique. Pris dans le combat, Mariccus fut exposé aux bêtes. Comme elles tardaient à le dévorer, le stupide vulgaire le croyait invulnérable : Vitellius le fit tuer sous ses yeux.

15. Les Boïens occupaient la partie de la Gaule appelée aujourd’hui le Bourbonnais.

Là se borna la sévérité contre les rebelles ; il n’y eut pas non plus de confiscations. Les testaments de ceux qui étaient morts en combattant pour Othon furent maintenus, et la loi suivie à défaut de testaments. Que Vitellius eût modéré sa débauche, son avarice inspirait peu de craintes ; mais il était d’une monstrueuse et insatiable gourmandise. Tout ce qui peut irriter un palais blasé lui arrivait de Rome et de l’Italie, et le bruit des charrois ne cessait pas sur les chemins de l’une et de l’autre mer16 ; son passage ruinait en festins les principaux des villes ; les villes elles-mêmes en étaient affamées. Le courage et l’amour du travail s’éteignaient parmi les soldats, dans l’habitude des plaisirs et le mépris d’un tel chef. Il se fit précéder à Rome d’un édit par lequel il différait à prendre le nom d’Auguste, refusait le nom de César ; quant au pouvoir, il n’en retranchait rien. Les astrologues furent chassés de l’Italie ; il fut sévèrement interdit aux chevaliers romains de se dégrader sur l’arène ou dans les écoles de gladiateurs. Les autres princes avaient souvent employé l’or, plus souvent la contrainte, pour les faire descendre à cet abaissement ; et la plupart des municipes et des colonies se faisaient une servile émulation d’y entraîner à prix d’argent leur jeunesse la plus corrompue.

16. La mer supérieure ou Adriatique, et la mer inférieure ou Tyrrhénienne.

Meurtre de Dolabella

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Cependant Vitellius fut rejoint par son frère, et il se glissa auprès de lui des maîtres dans la science du pouvoir. Devenu à leur école plus orgueilleux et plus cruel, il ordonna le meurtre de Dolabella, qu’Othon avait, comme je l’ai dit, relégué dans la colonie d’Aquinum. A la nouvelle de la mort d’Othon, Dolabella était rentré à Rome. Plancius Varus, ancien préteur, son intime ami, lui en fit un crime aux yeux de Flavius Sabinus, préfet de la ville. Il l’accusait d’avoir rompu sa prison, afin de se montrer comme un nouveau chef au parti vaincu. Il avait même, selon lui, voulu séduire la cohorte cantonnée à Ostie. Incapable de prouver d’aussi graves accusations, Varus se repentit et chercha de tardives excuses à un crime consommé. Sabinus balançait dans une si grande affaire ; Triaria, femme de L. Vitellius, d’une violence au-dessus de son sexe, l’avertit durement de ne pas chercher, aux dépens de la sûreté du prince, une réputation de clémence. Doux par caractère, mais prompt à se démentir quand la terreur s’emparait de son âme, Sabinus trembla pour lui-même dans le danger d’autrui, et, de peur qu’on ne l’accusât d’avoir tendu la main à un malheureux, il le précipita.

Sans parler de la crainte, Vitellius haïssait Dolabella pour avoir épousé Pétronia, peu de temps après que lui-même eut cessé de l’avoir pour femme. Il le mande par lettre, avec ordre à son conducteur d’éviter la voie Flaminienne comme trop fréquentée, de l’amener par Intéramne et de le tuer dans cette ville. Le temps parut long au meurtrier. Il le terrassa dans une hôtellerie de la route et lui coupa la gorge, au grand décri du nouveau règne, qui se faisait connaître à de pareils coups d’essai. La violence de Triaria contrastait odieusement avec les exemples de modération qu’elle avait près d’elle en Galérie, femme de l’empereur, dont l’influence ne fit jamais couler de larmes, et Sextilia, mère des Vitellius, femme également irréprochable et modèle vivant des anciennes mœurs. Celle-ci, dit-on, à la première lettre de son fils, protesta que c’était de Vitellius et non de Germanicus qu’elle était mère17 ; et depuis ni caresses de la fortune, ni empressements du peuple romain, ne purent ouvrir son cœur à la joie. De la destinée de sa maison elle ne sentit que les malheurs.

17. Vitellius avait signé sa lettre du nom de Germanicus. Il ne le méritait pas plus que l’enfant au berceau qu’il venait d’en décorer en présence des légions.

Vitellius était parti de Lyon : Cluvius Rufus, qui avait quitté l’Espagne, le joignit en chemin, avec un air d’allégresse et de congratulation, mais inquiet dans l’âme et certain que la délation ne l’avait pas épargné. Hilarius, affranchi du prince, avait déclaré qu’en apprenant l’élévation à l’empire de Vitellius et d’Othon, Cluvius, ambitieux pour son compte, avait voulu s’approprier l’Espagne, et que, dans cette vue, il n’avait mis en tête de ses patentes le nom d’aucun prince. Il trouvait aussi dans quelques traits de ses discours l’intention d’outrager Vitellius et de se populariser lui-même. Le crédit de Cluvius l’emporta, et Vitellius fut le premier à faire punir son affranchi. Depuis ce temps, Cluvius fit partie de la cour, tout en conservant l’Espagne, qu’il gouverna sans y résider. Ainsi avait fait L. Arruntius, que Tibère retenait par défiance ; mais c’était sans redouter Cluvius que le nouvel empereur le gardait près de lui. Trébellius Maximus ne fut pas si favorisé ; il arrivait de Bretagne, fuyant la colère de son armée. Un des officiers présents, Vectius Bolanus, fut envoyé à sa place.

L’esprit toujours indompté des légions vaincues alarmait Vitellius. Éparses dans l’Italie et mêlées aux vainqueurs, elles parlaient un langage hostile. La quatorzième surtout, plus arrogante que les autres, ne se confessait pas vaincue : "Il n’y avait eu, disait-elle, que ses vexillaires de repoussés à Bédriac ; le corps de la légion n’y était pas." Vitellius ordonna qu’on la renvoyât en Bretagne d’où Néron l’avait tirée, et qu’en attendant on fît camper avec elle les cohortes bataves, dont la vieille inimitié la tiendrait en respect. Entre gens armés que tant de haines divisaient, la paix ne fut pas longue. A Turin, un Batave en querelle avec un ouvrier le traitait de voleur ; un légionnaire le soutient comme son hôte : on s’attroupe des deux côtés, et des injures on en vient aux coups. Un combat sanglant allait s’allumer, si deux cohortes prétoriennes, embrassant la cause de la quatorzième légion, ne l’eussent remplie d’une assurance qu’elles ôtèrent aux Bataves. Vitellius joignit ceux-ci, comme une troupe sûre, à son corps d’armée. Pour la légion, il la fit conduire par les Alpes Graïennes18, avec ordre de prendre un détour qui l’éloignât de Vienne ; car on se défiait aussi des Viennois. La nuit où la légion quitta Turin, elle laissa de place en place des feux dont cette colonie fut en partie consumée : désastre que firent oublier, comme presque tous les maux de la guerre, les calamités plus grandes qui désolèrent d’autres villes. Après le passage des Alpes, les plus séditieux portaient les enseignes sur la route de Vienne. L’opposition des gens paisibles comprima cet esprit de révolte, et la légion fut transportée en Bretagne.

18. À présent le Petit-Saint-Bernard.

Les prétoriens étaient la seconde terreur de Vitellius : séparés d’abord, ensuite licenciés avec l’adoucissement du congé honorable19, chacun remit ses armes aux tribuns. Les choses durèrent ainsi jusqu’à ce que le bruit de la guerre entreprise par Vespasien se fût accrédité. Alors les cohortes se reformèrent et devinrent le plus ferme appui du parti fiavien20. La première légion de marine fut envoyée en Espagne, afin qu’elle s’y adoucît dans la paix et le repos ; la onzième et la septième furent rendues à leurs quartiers d’hiver ; la treizième eut ordre de construire des amphithéâtres. Car Cécina préparait à Crémone, et Valens à Bologne, des spectacles de gladiateurs, Vitellius n’ayant jamais l’esprit si tendu aux affaires qu’il oubliât les plaisirs.

19. Juste-Lipse, de Milit. rom. V, XIX, compte quatre espèces de congés, honesta, causaria, gratiosa, ignominiosa. Le congé honorable se donnait à ceux qui avaient achevé avec honneur le temps de leur service. Le congé appelé missio causaria pouvait être en même temps honesta. Il s’obtenait pour cause de blessures, de maladie, ou toute autre qui rendait incapable de continuer le service. Missio gratiosa était le congé de faveur et de protection. La dernière espèce est assez désignée par l’épithète ignorniniosa.
20. C’est ainsi qu’un appela le parti de Vespasien, de son nom de famille qui était Flavius.

À Ticinum

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Il avait achevé sans secousse la dispersion du parti vaincu : une sédition éclata parmi les vainqueurs, pour une cause qui ne serait qu’un jeu, si le nombre des tués n’eût ajouté à l’horreur de cette guerre. Vitellius soupait à Ticinum, et Virginius était du repas. Suivant les mœurs du général, les lieutenants et les tribuns se piquent d’une conduite sévère ou donnent aux festins un temps dû au travail ; à leur exemple aussi le soldat respecte ou méprise le devoir. Dans l’armée de Vitellius, ce n’était que désordre et ivresse ; tout y représentait les excès des fêtes nocturnes et des bacchanales plutôt que la discipline militaire et l’aspect d’un camp. Deux soldats, un de la cinquième légion, l’autre des cohortes gauloises, luttaient, tout en jouant, avec la chaleur d’un combat véritable ; le légionnaire tomba, et, le Gaulois insultant à sa chute, les spectateurs prirent parti pour et contre : tout à coup les légionnaires sortirent en fureur pour exterminer les auxiliaires, et deux cohortes furent massacrées. Le remède à ce tumulte fut un tumulte nouveau. On apercevait au loin de la poussière et des armes : un cri général s’élève que c’est la quatorzième légion qui a rebroussé chemin et vient livrer bataille. C’était le corps chargé de maintenir l’ordre sur les derrières de l’armée : on le reconnut, et l’alarme se dissipa. Un esclave de Virginius vint à passer : on en fit un assassin aposté contre l’empereur ; et déjà les soldats couraient à la salle du festin, demandant la mort de Virginius. Vitellius, qui tremblait pourtant au moindre soupçon, ne douta pas lui-même de son innocence : toutefois il eut peine à contenir cet acharnement d’une armée contre la vie d’un consulaire, son ancien capitaine ; et en général personne ne fut plus souvent que Virginius en butte à la rage des séditions : l’admiration et l’estime subsistaient tout entières ; mais le soldat haïssait l’homme dont il s’était cru dédaigné.

Le lendemain, Vitellius reçut la députation du sénat qui, d’après ses ordres, l’attendait à Ticinum. Puis étant passé dans le camp, il prit la parole et loua le dévouement des soldats : éloges dont frémirent les auxiliaires, indignés de voir tant d’impunité et tant d’insolence devenues le privilège des légions. Les cohortes bataves, dont on craignait quelque vengeance, furent renvoyées en Germanie : ainsi se préparaient les éléments de la guerre à la fois étrangère et civile21 que nous gardait le destin. On rendit à leur patrie les milices gauloises, immense multitude appelée dans les premiers instants de la défection pour grossir l’appareil de la guerre. Afin que le trésor épuisé pût encore suffire à des largesses, Vitellius dégarnit les cadres des légions et des corps auxiliaires en défendant le recrutement ; et en même temps on prodiguait les offres de congé. Ces mesures funestes à la république déplaisaient aux soldats, pour qui le même service réparti sur un moindre nombre ramenait plus souvent les périls et le travail. Leurs forces d’ailleurs s’énervaient dans le luxe, contre l’esprit de l’ancienne discipline et les maximes de nos ancêtres, sous lesquels le courage soutenait mieux que l’argent la puissance romaine.

21. La guerre de Civilis, dont il sera question aux livres IV et V.

À Crémone et à Bédriac

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Vitellius prit le chemin de Crémone, et, après avoir assisté aux jeux de Cécina, il sentit le désir de fouler les champs de Bédriac et de contempler de ses yeux les traces encore récentes de sa victoire. Hideux et horrible spectacle ! c’était le quarantième jour après la bataille : on ne voyait partout que des corps en lambeaux, des membres séparés de leurs troncs, des cadavres d’hommes et de chevaux tombant en pourriture, la terre humectée d’une corruption fangeuse, et, à la place des arbres renversés et des moissons détruites, une vaste et affreuse nudité. Plus loin s’offrait un tableau non moins barbare : c’était la partie de la route que les Crémonais avaient jonchée de lauriers et de roses, et couverte d’autels où ils immolaient des victimes comme pour le triomphe d’un roi ; adulation qui, après une courte joie, fut cause de leur ruine. Cécina et Valens étaient près de Vitellius et lui montraient en détail le théâtre du combat : "Les légions s’élancèrent d’ici ; de là chargèrent les cavaliers ; c’est de ce point que les auxiliaires se répandirent autour de l’ennemi." De leur côté, préfets et tribuns, exaltant à l’envi leurs actions, mêlaient dans leurs récits le vrai, le faux, l’exagéré. La foule même des soldats, avec des cris d’allégresse, s’écarte du chemin, reconnaît les places où l’on a combattu, reste en admiration devant les monceaux d’armes et les corps entassés ; il y en eut aussi que l’idée des vicissitudes humaines émut de pitié et toucha jusqu’aux larmes. Mais Vitellius ne détourna pas les yeux ; il vit sans frissonner tant de milliers de citoyens privés de sépulture. Joyeux au contraire et ignorant du sort qui le menaçait de si près, il offrait un sacrifice aux divinités du lieu.

À Bologne

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À Bologne, il vit le spectacle de gladiateurs donné par Valens, et dont tout l’appareil fut apporté de Rome. Plus il approchait, plus sa marche étalait de corruption : pêle-mêle avec les gens de guerre, on voyait des troupeaux d’histrions et d’eunuques, et tous les opprobres de la cour de Néron ; car Néron lui-même était l’objet des continuelles admirations de Vitellius, qui le suivait jadis sur les théâtres, non par nécessité comme tant d’hommes honorables, mais par dissolution et vendu en esclave à qui l’engraisserait. Pour ouvrir à Cécina et Valens une place parmi les consuls de l’année, on prit sur les mois déjà promis à d’autres : Macer fut passé sous silence, parce qu’il avait commandé pour Othon ; Valérius Marinus, choisi par Galba, fut remis à un autre temps ; non qu’on lui reprochât aucun tort, mais on le savait doux et homme à supporter l’injure. Pédanius Costa fut retranché ; il déplaisait au prince, pour s’être déclaré contre Néron et avoir sollicité Virginius. D’autres causes toutefois furent mises en avant, et l’on remercia Vitellius par habitude de servilité.

Une imposture, qui eut d’abord de rapides succès, ne fit cependant illusion que peu de jours. Un homme parut qui prétendait être Scribonianus Camérinus, "caché, disait-il, pendant les terreurs du règne de Néron, dans la province d’Istrie, où les anciens Crassus avaient laissé des clients, des biens, et un nom dont la popularité subsistait encore." Il s’associa pour jouer cette comédie les plus vils acteurs ; et déjà le crédule vulgaire et quelques soldats abusés ou amis du désordre accouraient autour de lui, quand il fut tramé devant le prince. Interrogé qui il était, il ne répondit que par des mensonges. Reconnu d’ailleurs par son maître pour un échappé de servitude nommé Géta, il fut livré au supplice des esclaves.

Il est à peine croyable à quel point s’accrurent l’orgueil et l’extravagance de Vitellius, quand ses courriers lui eurent annoncé de Syrie et de Judée que l’Orient l’avait reconnu. Jusqu’alors, bien qu’incertaine encore et vague dans ses rapports, la renommée parlait cependant de Vespasien ; et plus d’une fois à ce nom Vitellius avait tressailli. Maintenant le chef et l’armée, ne se voyant plus de rivaux, se jetèrent, en fait de cruauté, de débauche, de brigandage, dans tous les débordements des mœurs étrangères.

Hésitations de Vespasien

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Cependant Vespasien tournait ses pensées vers la guerre et les armes, et faisait la revue de ses forces ou voisines ou éloignées. Dans son camp le soldat était tout prêt, jusqu’à ce point que, lorsqu’il dicta le serment et prononça les vœux pour Vitellius, pas une voix ne rompit le silence. Mucien n’avait pour Vespasien même aucun éloignement, et il avait du penchant pour Titus ; le préfet d’Égypte, Alexander, était d’intelligence avec eux ; la troisième légion ayant servi en Syrie avant de passer en Mésie, il la comptait parmi les siennes, et l’on espérait que les autres légions de l’Illyricum se déclareraient après elle : car toutes les armées avaient frémi de colère en voyant l’arrogance des soldats venus d’auprès de Vitellius, et qui, avec leur aspect farouche et leur langage barbare, raillaient les autres comme des gens au-dessous deux. Mais une si grande guerre ne se remue pas sans qu’on y pense longtemps ; et si Vespasien sentait quelquefois l’enthousiasme de l’espérance, il lui arrivait aussi de songer aux revers. "Quel jour que celui où il livrerait au destin des batailles soixante années de vie et deux fils à la fleur de l’âge ! Dans les projets de la condition privée, le retour était possible, et l’on avait le choix de s’intéresser plus ou moins dans les jeux de la fortune ; pour qui voulait l’empire, pas de milieu entre le trône et le précipice."

L’armée de Germanie lui apparaissait avec toute sa force, bien connue d’un si habile capitaine. "Ses légions n’avaient point fait leurs preuves dans la guerre civile ; celles de Vitellius venaient d’y triompher ; et chez les vaincus il y avait plus de mécontentement que de ressources. Dans les temps de discorde, il fallait peu compter sur la foi des armées, et tout craindre de chacun des soldats. Et que serviraient les escadrons et les cohortes, si un ou deux assassins allaient, sa tête à la main, demander le salaire toujours prêt dans l’autre camp ? C’était ainsi que Scribonianus avait péri sous Claude ; c’était ainsi que son meurtrier Volaginius était monté des derniers rangs de la milice aux grades les plus élevés. Il est plus facile de remuer une multitude d’hommes que d’en éviter un seul."

Ses amis et ses lieutenants affermissaient contre ces frayeurs sa volonté chancelante ; enfin Mucien, après beaucoup d’entretiens secrets, lui parla ainsi devant tous les autres : "Celui qui met en délibération quelque haute entreprise doit examiner si elle est utile à l’État, glorieuse pour lui-même, d’une exécution facile ou du moins sans obstacles trop grands. Il faut considérer, de plus, si le conseiller qui en appuie le dessein est prêt à en partager les périls, et, en supposant la fortune prospère, de qui le succès doit fonder la grandeur. C’est moi, Vespasien, qui t’appelle au rang suprême, autant pour le salut de Rome que pour ta propre gloire : après les dieux, tu as l’empire dans tes mains. Et qu’un vain fantôme d’adulation n’effraye pas ton esprit : c’est presque un affront plutôt qu’un honneur d’être choisi après Vitellius. Ce n’est ni contre la vigilante énergie d’Auguste, ni contre la vieillesse défiante et rusée de Tibère, ni même contre la maison de Caïus, de Claude, de Néron, affermie par une longue possession de l’empire, que nous levons l’étendard ; tu as respecté jusqu’aux aïeux de Galba : rester plus longtemps engourdi, et laisser la république aux mains qui l’avilissent et la perdent, semblerait assoupissement et lâcheté, dût la servitude être pour toi aussi exempte de périls que pleine d’ignominie. Il est passé, il est déjà loin, le temps où l’on aurait pu t’accuser d’ambition ; le trône n’est plus pour toi qu’un asile. Corbulon massacré est-il sorti de ta mémoire ? Sa naissance était plus éclatante que la nôtre, je l’avoue ; mais Néron aussi surpassait Vitellius pour la noblesse du sang. Quiconque est redouté n’est que trop illustre pour celui qui le redoute. Qu’une armée puisse faire un empereur, Vitellius le sait par son propre exemple, lui qui, sans réputation ni services militaires, ne fut élevé qu’en haine de Galba. Oui, Othon même, que n’a vaincu après tout ni le talent du général, ni la vigueur des troupes, mais un désespoir follement précipité, Othon semble grand auprès de lui, et déjà il en a fait un prince regrettable. Maintenant, il disperse les légions, désarme les cohortes, sème chaque jour de nouvelles causes de guerre ; et pendant ce temps, ce que ses soldats pouvaient avoir d’ardeur et de courage, ils l’usent dans les tavernes, l’éteignent dans la débauche et l’imitation de leur prince. Pour toi, la Judée, la Syrie, l’Égypte, te fournissent neuf légions complètes, qui ne sont ni épuisées par une bataille sanglante ; ni corrompues par la discorde, mais aguerries par l’exercice, et victorieuses de l’ennemi étranger. Tu as des flottes, une cavalerie, des cohortes nombreuses, des rois dévoués, et le meilleur de tous les auxiliaires, ton expérience.

"Je ne prétends rien pour moi-même que de n’être pas compté après Cécina et Valens. Toutefois, si tu n’as pas Mucien pour rival, ne le dédaigne pas pour allié. Je me préfère à Vitellius ; je te préfère à moi. Un nom triomphal ennoblit ta maison ; tu as deux fils ; l’un d’eux est déjà capable de régner, et grâce à ses premières armes les légions de Germanie parlent aussi de sa gloire. Ce serait folie de ne pas céder l’empire à celui dont j’adopterais le fils si j’étais empereur. Au reste, les succès ne se partageront pas antre nous sur le même pied que les revers. Si nous sommes vainqueurs, le rang que tu me donneras est celui que j’aurai ; mais les dangers et les risques seront égaux pour tous deux. Ou plutôt (et ce conseil est le meilleur) réserve-toi pour diriger les armées d’Orient ; laisse-moi seul la guerre et ses hasards. La discipline est aujourd’hui plus sévère chez les vaincus que chez les vainqueurs. La colère, la haine, le désir de la vengeance, allument le courage des premiers ; les autres s’engourdissent dans un dédaigneux et indocile orgueil. Le parti victorieux nourrit des plaies couvertes et envenimées : le premier effet de la guerre sera de les dévoiler et de les mettre à nu ; et, si j’espère beaucoup de ta vigilance, de ton économie, de ta sagesse, je ne compte pas moins sur l’abrutissement, l’ignorance et la cruauté de Vitellius. Enfin la guerre rend notre condition meilleure que la paix ; délibérer, c’est être déjà rebelle."

Enhardis par ce discours, les autres amis de Vespasien se pressent autour de lui, l’encouragent, lui parlent de réponses prophétiques, d’astres favorables. Ces chimères n’étaient pas sans pouvoir sur l’esprit de Vespasien, puisque, devenu maître du monde, il tint publiquement à sa cour un astrologue nommé Séleucus, dont il faisait son conseil et son oracle. D’anciens présages lui revinrent à la pensée : un cyprès d’une hauteur remarquable s’élevait dans ses terres ; un jour il tomba soudainement, et le lendemain, debout à la même place, il reverdissait avec sa tige majestueuse et un plus vaste branchage. C’était, de l’aveu commun des aruspices, un grand et heureux pronostic, et d’éclatantes destinées furent prédites à Vespasien tout jeune en ce temps-là. Les décorations triomphales, le consulat, le beau nom de vainqueur de la Judée, semblaient d’abord avoir accompli le présage ; en possession de cette gloire, il pensa que c’était l’empire qui lui était promis. Entre la Judée et la Syrie est le Carmel ; c’est le nom tout à la fois d’une montagne et d’un dieu. Ce dieu n’a ni statue ni temple ; ainsi l’ont voulu les fondateurs de son culte : il n’a qu’un autel et des adorations. Vespasien sacrifiait en ce lieu, dans le temps où son esprit roulait de secrètes espérances. Le prêtre, nommé Basilide, après avoir à plusieurs reprises considéré les entrailles de la victime : "Vespasien, lui dit-il, quelque projet que tu médites, soit de bâtir une maison, soit d’étendre tes domaines, soit de multiplier tes esclaves, le ciel te donne un vaste terrain, d’immenses limites, une grande multitude d’hommes." La renommée avait alors recueilli cette énigme ; elle l’expliquait maintenant ; il n’était pas de sujet dont le public s’entretînt davantage, et l’on en parlait encore plus dans l’intimité de Vespasien : on a beaucoup à dire à ceux qui espèrent beaucoup.

Vers le pouvoir

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Les deux chefs se séparèrent, bien sûrs de leurs desseins, et Mucien se rendit à Antioche, Vespasien à Césarée : ce sont les capitales, celle-ci de Judée, et l’autre de Syrie. Le mouvement qui mit l’empire aux mains de Vespasien partit d’Alexandrie. Tibérius Alexander en hâta le signal en faisant reconnaître ce prince par ses légions dès les kalendes de juillet. L’usage a consacré ce jour comme le premier de son règne, quoique ce soit le cinq des nones que les troupes de Judée firent serment entre ses mains. Ce fut du reste avec tant d’ardeur qu’elles n’attendirent pas même son fils Titus revenant de Syrie et organe des intelligences de Mucien et de son père. L’enthousiasme des soldats fit tout sans qu’on les eût harangués, sans qu’on eût réuni les légions.

Pendant qu’on cherchait un temps, un lieu favorables, et, ce qui est le plus difficile à trouver, une voix qui s’élevât la première, dans ces moments où l’espérance, la crainte, les calculs de la raison, les chances du hasard, assiègent la pensée ; quelques soldats rangés à la porte de Vespasien, pour lui rendre, quand il sortirait de son appartement, les devoirs ordinaires, au lieu de le saluer comme général, le saluèrent comme empereur. Aussitôt leurs compagnons accoururent et lui donnèrent l’un sur l’autre les noms de César, d’Auguste, et tous les titres du rang suprême : les esprits affranchis de la peur s’étaient tournés du côté de la fortune. Chez Vespasien, nul signe d’arrogance ni d’orgueil ; rien n’était nouveau en lui que sa destinée. Aussitôt qu’il eut dissipé cette nuée de soldats dont sa vue était comme obscurcie, il harangua militairement ses troupes, et bientôt les plus heureuses nouvelles arrivèrent de toutes parts. Mucien n’attendait que le mouvement de Judée : il convoque ses soldats déjà pleins d’ardeur, et reçoit leur serment ; il se rend ensuite au théâtre d’Antioche, où les habitants s’assemblent pour délibérer, et là, entouré d’une foule immense qui se répandait en adulations, il leur adresse un discours : il s’énonçait, même en grec, avec assez de grâce, et savait embellir toutes ses paroles et toutes ses actions d’un éclat qui les faisait valoir. Rien n’enflammait les esprits de la province et de l’armée comme l’assurance donnée par Mucien que Vitellius avait résolu de transporter les légions du Rhin dans les riches et paisibles garnisons de la Syrie, tandis que les légions de Syrie, reléguées dans les camps qui bordent le Rhin, auraient en échange le ciel âpre et le rude service de la Germanie. Les habitants, accoutumés à vivre avec les soldats, trouvaient de la douceur à ce commerce, que beaucoup avaient resserré par des liaisons d’amitié et des alliances de famille. Et les soldats, attachés au camp témoin de leurs longs services et connu de leurs yeux, le chérissaient comme de seconds pénates.

Avant les ides de juillet, toute la Syrie avait passé sous le même serment. Vinrent ensuite des rois avec leurs États : Sohémus22 dont les forces n’étaient pas méprisables ; Antiochus23, fier d’une antique opulence et le plus riche des monarques sujets. Bientôt averti secrètement par les siens, et sorti de Rome avant que Vitellius eût encore rien appris, Agrippa24 se joignit à eux après une rapide navigation. Le parti trouvait une auxiliaire non moins zélée dans la reine Bérénice, parée des fleurs de l’âge et de la beauté, agréable même aux vieux ans de Vespasien par la magnificence des présents qu’elle offrait. Toutes les provinces baignées par la mer jusqu’aux frontières de l’Asie et de la Grèce, toutes celles qui s’étendent à l’intérieur jusqu’aux royaumes de Pont et d’Arménie, jurèrent obéissance. Mais elles étaient aux mains de lieutenants désarmés, la Cappadoce n’ayant pas encore de légions. On tint un grand conseil à Béryte25. Mucien s’y rendit avec ses lieutenants, ses tribuns et les plus distingués des centurions et des soldats. L’armée de Judée fournit aussi l’élite et l’honneur de ses rangs. Tant de fantassins et de cavaliers rassemblés, la pompe que tous ces rois déployaient à l’envi, formaient un spectacle digne de la grandeur impériale.

22. Il avait été nommé par Néron roi de Sophène.
23. Roi de Commagène, issu des Séleucides.
24. Frère de Bérénice et roi d’une partie de la Judée.
25. Béryte, ville maritime de Phénicie près du mont Liban, nommée aussi Béroé.

Parmi les soins de la guerre, le premier fut de faire des levées et de rappeler les vétérans. On désigne des villes fortifiées pour y fabriquer des armes ; on frappe à Antioche des monnaies d’or et d’argent, et tous ces travaux, dirigés par des mains habiles, exécutés chacun à leur place, avançaient avec rapidité. Vespasien les visite en personne, encourage les travailleurs, anime l’activité par ses éloges, la lenteur par son exemple, usant plus souvent de persuasion que de contrainte, et dissimulant les vices de ses amis plutôt que leurs vertus. Il distribua des charges de procurateurs et de préfets ; il décora de la dignité sénatoriale beaucoup d’hommes que d’éminentes qualités élevèrent bientôt aux premiers honneurs : il en est toutefois à qui leur bonne fortune tint lieu de mérite. Quant au don militaire, Mucien dans sa première harangue ne l’avait que laissé entrevoir, et Vespasien lui-même n’offrit pas plus pour la guerre civile que d’autres en pleine paix : ennemi sagement inflexible de ces largesses qui corrompent le soldat, et par cela même mieux obéi de son armée. Des ambassadeurs furent envoyés chez le Parthe et l’Arménien, et l’on pourvut à ce que les légions employées à la guerre civile ne laissassent point derrière elles les frontières découvertes. Il fut réglé que Titus pousserait les succès en Judée, et que Vespasien garderait les barrières de l’Égypte. On crut que c’était assez contre Vitellius qu’une partie des troupes, Mucien pour chef, le nom de Vespasien, et une puissance qui triomphe de tout, les destins. Des lettres écrites à toutes les armées, à tous les lieutenants, recommandaient de mettre à profit la haine des prétoriens contre Vitellius, et de les gagner par l’espoir de rentrer sous le drapeau.

A la tête d’une troupe légère, Mucien s’avançait en homme associé à l’empire, plutôt qu’en ministre d’un empereur ; ne marchant ni trop lentement, de peur de sembler timide, ni trop vite, afin de laisser de l’espace aux progrès de la renommée : car il savait que ses forces étaient médiocres, et que l’opinion grossit ce que les yeux ne voient pas. Du reste, la sixième légion et treize mille vexillaires suivaient en un formidable appareil. Il avait ordonné que la flotte du Pont fût amenée à Byzance, incertain si, laissant de côté la Mésie, il n’irait pas avec son armée de terre occuper Dyrrachium, tandis qu’avec des vaisseaux longs il fermerait la mer qui baigne l’Italie. Ainsi seraient couvertes derrière lui la Grèce et l’Asie, exposées sans défense à Vitellius à moins qu’on n’y laissât des forces ; ainsi Vitellius lui-même ne saurait quelle partie de l’Italie protéger de ses armes, quand il verrait à la fois Brindes, Tarente, les rivages de Lucanie et ceux de Calabre, menacés par des flottes ennemies.

Les provinces retentissaient donc de préparatifs en tout genre, vaisseaux, armes, soldats. Mais rien ne les fatiguait autant que les poursuites fiscales. Mucien répétait sans cesse que l’argent était le nerf de la guerre civile ; aussi n’était-ce ni le droit, ni la vérité, mais la grandeur des richesses, qui dictaient ses sentences. La délation s’exerçait sans relâche, et tout homme opulent était saisi comme une proie : excès intolérables, excusés par les besoins de la guerre, mais qui subsistèrent jusque dans la paix. Ce n’est pas que Vespasien lui-même, dans les commencements de son règne, mît encore à enlever d’injustes arrêts une volonté obstinée. Un temps vint où, gâté par la fortune, instruit par des maîtres pervers, il apprit et osa. Mucien contribua de ses propres trésors aux dépenses de la guerre, libéral d’un bien qu’il reprenait à pleines mains sur la république. Les autres ouvrirent leur bourse à son exemple : très peu eurent comme lui toute licence de s’en dédommager.

Les succès de Vespasien furent accélérés par l’empressement des légions illyriques à se ranger sous ses drapeaux. La troisième donna l’exemple aux autres légions de Mésie. C’étaient la huitième et la septième Claudienne, toutes deux passionnées pour la mémoire d’Othon, quoiqu’elles ne se fussent pas trouvées à la bataille. Elles s’étaient avancées jusqu’à Aquilée. Là, en chassant violemment ceux qui annonçaient la catastrophe, d’Othon, en déchirant les enseignes qui portaient le nom de Vitellius, en pillant à la fin et se partageant le trésor militaire, elles s’étaient montrées en ennemies. Elles conçurent des craintes, et la crainte porta conseil : elles crurent qu’on pouvait faire valoir auprès de Vespasien ce qui auprès de son rival aurait besoin d’excuse. Les trois légions écrivirent à l’armée de Pannonie pour l’engager dans leurs desseins, et, en cas de refus, elles se préparaient à employer la force. Dans ce mouvement, Aponius Saturninus, gouverneur de Mésie, tenta un audacieux forfait : il envoya un centurion assassiner Tertius Julianus, lieutenant de la septième légion ; vengeance particulière qu’il couvrait d’un motif politique. Julianus, instruit du danger, prit des guides sûrs, et s’enfuit par les déserts de la Mésie jusqu’au delà du mont Hémus. Depuis il ne fut plus mêlé à la guerre civile, reculant sous différents prétextes son arrivée au camp de Vespasien, pour lequel il s’était mis en route, et, selon la diversité des nouvelles, ralentissant ou hâtant sa marche.

En Pannonie, la treizième légion et la septième Galbienne, nourrissant un profond ressentiment de l’affront de Bédriac, embrassèrent sans balancer la cause de Vespasien. Ce fut surtout par l’influence d’Antonius Primus. Coupable devant les lois et condamné sous Néron pour crime de faux, cet homme (et ce fut un des maux de la guerre) avait recouvré le rang de sénateur. Chargé par Galba du commandement de la septième légion, il passait pour avoir écrit à Othon lettres sur lettres, s’offrant d’être un des chefs de son parti. Dédaigné par Othon, il n’eut aucun emploi dans cette guerre. Quand il vit chanceler la fortune de Vitellius, il suivit celle de Vespasien et mit un grand poids dans la balance ; brave de sa personne, parlant avec facilité, habile artisan de haines, puissant auteur de discordes et de séditions, mêlant les vols et les largesses, détestable dans la paix, moins à mépriser dans la guerre. Fortes de leur union, les armées de Mésie et de Pannonie entraînèrent les soldats de Dalmatie, quoique les lieutenants consulaires ne fissent aucun mouvement. C’étaient pour la Pannonie Titus Ampius Flavianus, et pour la Dalmatie Poppéus Silvanus, riches et vieux l’un et l’autre. Mais près d’eux était un procurateur dans la force de l’âge et d’une grande naissance, Cornelius Fuscus. Dans sa première jeunesse, séduit par l’amour du repos, Fuscus avait abdiqué la dignité sénatoriale. Il donna sa colonie au parti de Galba, et ce service le fit procurateur. Passé sous les drapeaux de Vespasien, il fut le plus ardent à secouer les brandons de la guerre. Ami des dangers moins pour les fruits qu’on en tire que pour les dangers mêmes, il préférait à des avantages sûrs et anciennement acquis d’incertaines et hasardeuses nouveautés. On s’applique donc à remuer tous les mécontentements, à aigrir toutes les blessures. Des lettres sont adressées en Bretagne à la quatorzième légion, en Espagne à la première, parce qu’elles avaient tenu pour Othon contre Vitellius ; des écrits sont répandus dans les Gaules, et l’espace d’un moment a vu s’allumer une guerre formidable où déjà les armées illyriques ont levé l’étendard, et les autres sont prêtes à suivre la fortune.

Othon rentre lentement vers Rome

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Pendant que les choses étaient ainsi conduites dans les provinces par Vespasien et les chefs de son parti, Vitellius, plus méprisé de jour en jour et plus indolent, ne passant ni maison de plaisance ni ville un peu agréable sans y amuser sa paresse, traînait vers Rome sa marche pesante. A sa suite venaient soixante mille soldats corrompus par la licence, un plus grand nombre de valets d’armée, de tous les esclaves la plus insolente espèce, un cortège immense d’officiers et de courtisans, gens incapables d’obéir quand l’esprit du commandement eût été le meilleur. Au fardeau de cette multitude se joignaient les sénateurs et les chevaliers, venus de Rome les uns par crainte, beaucoup par flatterie, la plupart et insensiblement tous pour ne pas rester quand les autres partaient. Du sein de la populace accouraient des troupes d’hommes connus de Vitellius par d’infâmes complaisances, bouffons, comédiens, cochers, dont la flétrissante amitié avait pour lui un merveilleux attrait. Et ce n’étaient pas seulement les colonies et les municipes que l’on épuisait pour amasser des approvisionnements ; on dépouillait jusqu’aux laboureurs, et les campagnes, couvertes de moissons déjà mûres, étaient ravagées comme une terre ennemie.

Les armées de Germanie entre dans Rome

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Les soldats s’étaient souvent livré entre eux, depuis la sédition de Ticinum, des combats meurtriers, effet de la querelle toujours subsistante des légions et des auxiliaires, unis toutefois contre les habitants. Mais le plus grand carnage eut lieu à sept milles de Rome. Vitellius y distribuait à chaque soldat, comme à des gladiateurs qu’on engraisse, des viandes apprêtées ; et la multitude accourue à grands flots avait inonde tout le camp. Des gens du peuple, par un badinage qu’ils croyaient plaisant, saisirent le moment où les soldats ne pensaient à rien pour en désarmer plusieurs, en coupant furtivement l’attache de leur baudrier ; ils leur demandèrent ensuite s’ils avaient leurs épées. Ce jeu révolta des meurs peu faits à l’insulte. On se jette le fer à la main sur une foule sans armes. Le père d’un soldat, qui était avec son fils, périt dans ce massacre. Il fut reconnu, et, au bruit semé de ce coup malheureux, on ménagea le sang innocent. Rome trembla néanmoins, envahie par une multitude de soldats qui devançaient l’armée. C’est le Forum qu’ils cherchaient surtout, impatients de visiter la place où Galba fut laissé gisant. Et eux-mêmes n’offraient pas un spectacle moins horrible à voir, lorsque, vêtus de la dépouille hérissée des bêtes fauves et armés d’énormes javelines, ils allaient çà et là, heurtant la foule qu’ils ne savaient pas éviter, et, chaque fois que trahis par un pavé glissant ou renversés de quelque choc ils venaient à tomber, s’emportant en menaces que leur bras et leur fer exécutaient bientôt. Des tribuns même et des préfets couraient avec des bandes armées, semant partout la terreur.

Othon entre dans Rome

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Vitellius cependant était parti du pont Milvius, monté sur un superbe cheval, avec l’habit du commandement et l’épée au côté, chassant devant lui le sénat et le peuple, et tout prêt à entrer dans Rome, comme dans une colle prise, si ses amis ne l’en eussent détourné. Averti par leurs conseils, il revêtit la prétexte, rangea son armée en bon ordre et fit son entrée à pied. Les aigles de quatre légions paraissaient d’abord, et, des deux côtés de ces aigles, les drapeaux détachés de quatre autres légions. Venaient ensuite douze enseignes de cavalerie ; puis les troupes légionnaires, et après elles les cavaliers ; enfin trente-quatre cohortes, distinguées suivant le nom du pays et la variété des armures. Devant les aigles marchaient, vêtus de blanc, les préfets de camp, les tribuns et les premiers centurions ; les autres étaient à la tête de leurs centuries, dans tout l’éclat de leurs armes et de leurs décorations. Au cou des soldats brillaient également des colliers et les autres prix de la valeur : spectacle imposant ! armée digne d’un autre prince que Vitellius ! Entré dans cet appareil au Capitole, il embrasse sa mère et la décore du nom d’Augusta.

Le lendemain, comme s’il eût parlé devant le sénat et le peuple d’une autre ville, il prononça un magnifique éloge de lui-même, exaltant son activité et sa tempérance, tandis qu’il avait pour témoins de son opprobre et ceux qui l’entendaient, et l’Italie entière, à travers laquelle il venait de promener la honte de son assoupissement et de ses débauches. Toutefois le vulgaire insouciant et instruit à répéter, sans distinction de faux ni de vrai, les flatteries accoutumées, répondit par des vœux et des acclamations, et le força, malgré sa résistance, d’accepter le nom d’Auguste, aussi vain pour lui reçu que refusé.

Dans une ville où tout s’interprète, on regarda comme d’un sinistre augure que Vitellius, devenu souverain pontife, eût donné un édit sur le culte public le quinze des kalendes d’août, jour marqué depuis longtemps entre les plus funestes par les désastres de Crémère et d’Allia : tant, dans sa profonde ignorance des lois divines et humaines, au milieu d’affranchis et d’amis également stupides, tous ses actes semblaient dictés par le délire de l’ivresse ! Toutefois, aux comices consulaires, il sollicita pour ses candidats comme un simple citoyen brigue pour ses amis. Jaloux de la faveur des dernières classes, afin d’en recueillir jusqu’aux moindres murmures, il assistait aux jeux du théâtre, prenait parti dans les cabales du cirque : conduite populaire sans doute, et qu’on aurait aimée si elle fût partie d’une source plus pure, mais qui, rapprochée du reste de sa vie, ne paraissait que basse et indécente, il allait souvent au sénat, même pour les délibérations d’une légère importance. Un jour Priscus Helvidius, désigné préteur, avait opiné contre l’avis qu’il favorisait. Vitellius, d’abord vivement ému, n’avait fait cependant qu’appeler les tribuns du peuple au secours de son pouvoir méprisé. Bientôt, aux paroles de ses amis, qui, craignant de sa part un plus profond ressentiment, essayaient de l’adoucir, il répondit : "que ce n’était pas chose nouvelle que le dissentiment de deux sénateurs dans la république ; que lui-même avait aussi bien des fois contredit Thraséas." Ce rapprochement effronté fut la risée du plus grand nombre : d’autres se complaisaient dans la pensée que ce n’était pas quelque riche en crédit, mais Thraséas, qu’à avait choisi pour modèle de la véritable gloire.

Il avait donné pour chefs aux prétoriens Publius Sabinus, ancien préfet d’une cohorte, et Julius Priscus, alors centurion, protégés, celui-ci par Valens et l’autre par Cécina. Entouré de dissensions, Vitellius était sans autorité : Cécina et Valens gouvernaient sous son nom, ennemis invétérés dont les haines, mal contenues dans la guerre et les camps, envenimées depuis par des amis pervers et le séjour d’une ville où abondent les germes de discorde, s’aigrissaient encore par les comparaisons qu’amenait entre eux la prétention d’avoir des courtisans, un cortège, des troupes immenses d’adulateurs. La faveur de Vitellius penchait tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Le pouvoir d’ailleurs n’est jamais assuré quand il est sans limites. Vitellius lui-même, passant avec mobilité d’un accès d’humeur à des caresses déplacées, était l’objet de leurs mépris et de leurs craintes. Ils ne s’en hâtaient pas moins d’envahir des palais, des jardins, toutes les richesses de l’empire, tandis que la déplorable indigence d’une foule de nobles que Galba avait, ainsi que leurs enfants, rendus à la patrie, n’obtenait de la pitié du prince aucun soulagement. Un acte agréable aux grands, approuvé même du peuple, fut d’accorder aux citoyens revenus de l’exil les droits des patrons26. Mais l’artificieuse bassesse des affranchis les éludait de toutes manières, en plaçant leurs trésors dans d’obscurs dépôts ou sous de hautes protections. Quelques-uns même étaient passés au service du prince et devenus plus puissants que leurs maîtres.

26. D’après la loi des douze Tables, les patrons succédaient, comme agnats, à ceux de leurs affranchis qui n’avaient pas d’héritiers siens et qui mouraient sans testament. Si l’affranchi faisait un testament, il ne pouvait disposer que de la moitié de ses biens, l’autre étant de plein droit dévolue au patron. De plus, l’affranchi était tenu envers le patron à des services et à des présents réglés par l’usage ; et, si celui-ci tombait dans l’indigence, il lui devait la nourriture comme un fils à son père.
Les soldats, dont le camp trop rempli ne pouvait contenir l’immense multitude, jetés au hasard sous les portiques ou dans les temples, erraient par toute la ville sans connaître le lieu de ralliement, sans monter de gardes, sans se fortifier par le travail. Au milieu des délices de Rome, plongés dans des excès qu’on rougirait de nommer, ils énervaient leurs corps par l’oisiveté, leurs âmes par la débauche. Ils en vinrent jusqu’à négliger le soin de leur vie. Une partie campa dans les lieux les plus insalubres du Vatican, ce qui produisit une grande mortalité. Le voisinage du Tibre augmenta encore dans les Germains et les Gaulois la disposition aux maladies et les eaux du fleuve offertes à leur avidité achevèrent d’abattre ces corps épuisés par la chaleur. Enfin la corruption et la brigue confondirent tous les degrés du service. On formait seize cohortes prétoriennes et quatre de la ville, chacune de mille hommes. Valens s’arrogeait dans cette opération la principale autorité, prétendant avoir sauvé Cécina lui-même. Il est vrai que l’arrivée de Valens avait fait la force du parti ; les bruits qui accusaient la lenteur de sa marche avaient été réfutés par la victoire, et tous les soldats de la Basse-Germanie lui étaient dévoués. On croit que la foi de Cécina commença de cette époque à flotter incertaine.

Au reste, Vitellius ne donnait pas aux chefs une telle licence que les soldats n’en eussent encore une plus grande. Chacun choisit lui-même ses drapeaux. Le plus indigne était, s’il le voulait, enrôlé pour le service de Rome, et il fut permis aux meilleurs soldats de rester légionnaires ou dans la cavalerie attachée aux légions. Il s’en trouva qui préférèrent ce parti, fatigués qu’ils étaient par les maladies, et maudissant l’intempérie du climat. Les légions et les escadrons n’en perdirent pas moins leur principale force ; et une atteinte profonde fut portée à l’honneur du prétoire, par ce mélange confus de vingt mille hommes ramassés plutôt que choisis dans toute l’armée. Pendant que Vitellius haranguait les troupes, on demanda le supplice d Asiaticus, de Flavius et de Rufinus, chefs gaulois qui avaient combattu pour Vindex. Vitellius ne réprimait pas ces clameurs : outre que la nature l’avait fait trop lâche, il sentait approcher le moment inévitable des gratifications ; et manquant d’argent, il accordait aux soldats tout le reste. Les affranchis du palais furent soumis à un tribut réglé sur le nombre de leurs esclaves. Quant à lui, n’ayant de soin que pour dissiper, il bâtissait des écuries aux conducteurs de chars, couvrait l’arène d’animaux et de gladiateurs, se jouait de l’argent comme s’il en eût regorgé.

L’anniversaire de sa naissance excita le zèle de Cécina et de Valens. Ils le célébrèrent à grands frais et avec un appareil inouï jusqu’alors, en donnant des spectacles de gladiateurs dans tous les quartiers de la ville. Ce fut une joie pour les âmes dégradées, un scandale pour les gens de bien, de voir Vitellius dresser des autels dans le Champ-de-Mars et honorer les mânes de Néron. Des victimes furent immolées au nom du peuple romain, et le feu du sacrifice allumé par les prêtres d’Auguste. C’est un sacerdoce imité de celui que Romulus fonda pour Tatius son collègue, et consacré par Tibère à la maison des Jules. Quatre mois ne s’étaient pas écoulés depuis la victoire, et l’affranchi du vainqueur, Asiaticus, égalait déjà les Polyclète, les Patrobius (1), et toutes ces odieuses célébrités des temps plus anciens. Personne dans cette cour ne se fit un titre de la vertu ni du talent. Le seul chemin du pouvoir était d’assouvir par des festins extravagants et de ruineuses orgies l’insatiable gourmandise de Vitellius. Lui, content de jouir de l’heure présente, n’étendait pas plus loin sa prévoyance ; et l’on porte à neuf cents millions de sesterces les sommes qu’il engloutit en si peu de mois. Humiliante condition d’une grande et malheureuse cité, contrainte d’endurer en moins d’un an Othon et Vitellius, et tour à tour abandonnée aux Vinius, aux Valens, aux Icélus, aux Asiaticus, jusqu’à ce qu’elle passât dans les mains d’un Marcellus et d’un Mucien, en qui elle trouva d’autres hommes plutôt que d’autres mœurs. 1. Deux affranchis de Néron, punis du dernier supplice par Galba, avec plusieurs autres scélérats fameux sous le dernier règne.

La première défection qu’apprit Vitellius fut celle de la troisième légion. Elle lui fut annoncée par Aponius Saturninus, avant que ce lieutenant embrassât lui-même le parti de Vespasien ; mais Aponius, dans le premier étourdissement de la surprise, n’avait pas tout écrit, et la flatterie adoucissait encore la nouvelle : "ce n’était après tout qu’une légion mutinée ; les autres armées étaient fidèles au devoir." Tel fut même le langage que Vitellius tint devant les troupes, en y mêlant des invectives contre les prétoriens dernièrement licenciés, qu’il accusait de semer de faux bruits, et en protestant qu’il n’y avait pas de guerre civile à craindre. Il supprima le nom de Vespasien ; et des soldats furent répandus dans la ville pour imposer silence aux discours du vulgaire : c’était donner à la renommée un nouvel aliment.

Il demanda toutefois des secours en Germanie, en Bretagne, en Espagne, mais mollement et en dissimulant l’urgence du besoin. Les lieutenants et les provinces imitaient sa froideur. Hordéonius, dont les Bataves excitaient déjà la défiance, craignait d’avoir personnellement une guerre à soutenir ; et Bolanus n’avait jamais eu en Bretagne une paix complète : eux-mêmes d’ailleurs étaient irrésolus. On n’accourait pas plus vite de l’Espagne, alors privée de chef consulaire. Les lieutenants de trois légions, égaux en droits et qui eussent rivalisé de zèle pour Vitellius heureux, repoussaient à l’envi le fardeau de sa mauvaise fortune. En Afrique, la légion et les cohortes levées par Macer, puis congédiées par Galba, reprirent les armes sur l’ordre de Vitellius. Le reste de la jeunesse s’enrôlait aussi avec empressement. Le proconsulat de Vitellius avait laissé dans le pays un souvenir favorable de son intégrité ; celui de Vespasien était odieux et flétri. Les alliés partaient de là pour juger de ce que l’un et l’autre ferait comme empereur : mais l’expérience démentit leurs conjectures.

D’abord le lieutenant Valérius Festus seconda franchement l’ardeur de la province. Bientôt sa foi chancela. Il se déclarait publiquement pour Vitellius par ses édits et ses lettres, et il servait son rival par de secrets messages, prêt à soutenir l’un et l’autre rôle suivant le parti qui serait victorieux. Des centurions et des soldats, arrêtés dans la Rhétie et les Gaules avec des lettres et des édits de Vespasien, furent envoyés à Vitellius et mis à mort. Un plus grand nombre échappèrent, sauvés par la fidélité de leurs amis ou leur adresse à se cacher. Ainsi les préparatifs de Vitellius étaient connus, et les desseins de Vespasien restaient presque tous ignorés. La stupidité de Vitellius en était la première cause. Ensuite les Alpes pannoniennes, occupées par des corps ennemis, fermaient passage aux courriers ; et la mer, où régnaient les vents étésiens, était favorable pour aller en Orient, contraire pour en revenir.

Enfin, épouvanté par l’invasion de l’ennemi et les nouvelles effrayantes qui arrivaient de toutes parts, Vitellius ordonne à Valens et à Cécina de se tenir prêts pour la guerre. Cécina fut envoyé en avant ; Valens, qui relevait d’une grande maladie, était retenu par sa faiblesse. L’armée de Germanie, à son départ de Rome, offrait un aspect que l’œil eût méconnu : des corps sans vigueur, des âmes sans énergie ; une marche lente et éparpillée, des armes tombantes, des chevaux sans feu, des soldats impatients du soleil, de la poussière, des intempéries de l’air, et aussi ardents pour la discorde que mous à la fatigue. Il faut ajouter l’ancienne indulgence et l’engourdissement actuel de Cécina. Les caresses de la fortune l’avaient jeté dans une lâche indolence ; ou peut-être, méditant une trahison, entrait-il dans son plan d’énerver le courage de l’armée. Plusieurs ont cru que c’étaient les conseils de Flavius Sabinus qui avaient ébranlé la fidélité de ce général. Organe de cette négociation, Rubrius Gallus lui assurait, dit-on, que les conditions en seraient maintenues par Vespasien ; il réveillait en même temps sa haine et sa jalousie contre Valens, et l’exhortait à chercher auprès d’un nouveau prince la faveur et la puissance dont il n’avait que la seconde part auprès de Vitellius.

Cécina reçut les embrassements de l’empereur, et partit comblé de distinctions. Il envoya une partie des cavaliers occuper Crémone. A leur suite marchèrent les vexillaires de la quatorzième et de la seizième légion, puis la cinquième et la dix-huitième, enfin la vingt et unième Rapax, et la première italique avec les vexillaires des trois légions de Bretagne, et des auxiliaires choisis. Après le départ de Cécina, Valens écrivit aux troupes qui avaient primitivement composé son armée, "de l’attendre en chemin ; que la chose était convenue avec son collègue." Celui-ci, abusant de l’avantage que lui donnait sa présence, feignit un changement de résolution, dont le but était, selon lui, d’opposer au premier choc de la guerre une masse plus imposante. Les légions eurent ordre de presser leur marche, une partie pour Crémone, l’autre pour Hostilie. Lui-même se rendit à Ravenne, sous prétexte de s’entendre avec la flotte. Bientôt, accompagné de Lucilius Bassus, il alla cacher à Padoue les apprêts de sa trahison. Bassus, simple préfet de cavalerie, avait reçu de Vitellius le commandement des deux flottes de Ravenne et de Misène : irrité de n’avoir pas obtenu sur-le-champ la préfecture du prétoire, il cherchait dans une honteuse perfidie une injuste vengeance. On ne peut savoir si ce fut lui qui entraîna Cécina, ou si, par une de ces rencontres que produit entre méchants la conformité de mœurs, la même perversité les poussa l’un et l’autre.

Les annalistes contemporains, qui pendant la puissance de la maison flavienne ont écrit l’histoire de cette guerre, ont par esprit de flatterie attribué leur défection à l’amour de la paix et du bien public. Pour moi, sans parler de leur légèreté naturelle et du peu que devait coûter un parjure de plus à des hommes qui avaient trahi Galba, leur révolte me parait le crime de la vanité et de l’envie : pour n’être pas surpassés dans la faveur de Vitellius, ils le précipitèrent. Cécina, ayant rejoint ses légion, mit tout en œuvre pour ruiner sourdement l’opiniâtre fidélité que lui gardaient les centurions et les soldats. Bassus, dans la même entreprise, trouva moins d’obstacles ; la flotte inclinait à violer sa foi, par le souvenir de la campagne qu’elle venait de faire pour Othon.

Fin du Livre II