Texte établi par Les Éditions Modernes Limitée (1p. 161-168).

Les exploits du capitaine Rintelen pendant la Grande Guerre


Est-ce à cause des craintes qu’inspire l’état des relations internationales ? Cherche-t-on, dans l’histoire de la dernière guerre européenne, des leçons applicables à la prochaine ? Toujours est-il que les ouvrages relatifs à la Grande Guerre n’ont jamais eu tant de vogue.

L’un des plus révélateurs est celui du capitaine de la marine von Rintelen, paru en anglais sous le titre de The Dark Invader. L’auteur y fait la lumière sur un des épisodes les plus mystérieux de la guerre. Habile, plein de ressources, ne reculant devant rien, Rintelen avait organisé le sabotage des navires employés au transport des munitions entre les États-Unis et les pays alliés. Les États-Unis n’étaient pas encore sortis de leur neutralité, mais puisqu’ils aidaient ses ennemis, l’Allemagne ne se faisait pas scrupule de contrecarrer ce commerce. On reste libre d’apprécier comme on l’entend les moyens qu’elle mettait en œuvre à cette fin.

Rintelen, il va sans dire, se heurta à des difficultés innombrables, dont certaines lui étaient suscitées par les diplomates allemands : Bernstoff, von Papen (célèbre par la suite dans la politique allemande) et Boy-Ed. L’auteur de Dark Invader les accuse de stupidité et d’incompétence grossières. Ne s’étaient-ils pas fait voler le grand code secret (vol qui devait du reste permettre à l’Angleterre de dévoiler les machinations de l’Allemagne tentant d’entraîner le Mexique dans une guerre contre les États-Unis et, par voie de conséquence, ranger ce dernier pays aux côtés des Alliés) ? N’avaient-ils pas continué à se servir de ce code pendant des semaines après que Rintelen les eût prévenus de cet exploit des espions anglais ? Rintelen va jusqu’à insinuer que la stupidité de Papen, officier mondain du premier régiment des uhlans de la Garde et attaché militaire à l’ambassade de Washington, s’accompagnait d’intentions assez louches. Ce ne sont là qu’accessoires. L’auteur se propose d’abord de raconter ses exploits à New-York.

Attaché au grand état-major de la marine, Rintelen avait, dans les débuts de la guerre, rempli des missions délicates. Il avait, par exemple, transporté des sommes considérables aux commandants du Goeben et du Breslau, deux croiseurs qui avaient échappé aux flottes alliées de la Méditerranée et s’étaient réfugiés à Constantinople. Une autre fois, il s’était rendu à Copenhague afin d’acheter 300 mitrailleuses, que le fabricant avait déjà vendues aux Russes, mais qu’il ne se faisait pas scrupule de revendre aux Allemands, attendu que les Russes ne pouvaient les embarquer, à cause des protestations allemandes auprès du gouvernement neutre. Le droit international s’opposait aussi au transport de ces armes à destination de l’Allemagne. Mais Rintelen fit si bien qu’il se servit des agents russes mêmes pour faire embarquer les mitrailleuses à bord d’un navire battant temporairement les couleurs du tsar.

En 1915, le grand état-major allemand se plaignait que ses troupes recevaient, mais sur la tête, abondamment de munitions fabriquées aux États-Unis. L’Allemagne protesta auprès de ce dernier pays qui répondit, logiquement, que l’Allemagne n’avait qu’à passer des commandes aux fabriques américaines celles-ci les rempliraient avec promptitude. Seulement, la flotte anglaise empêchait les navires allemands de passer, de sorte que l’Allemagne ne pouvait profiter de l’offre. Il ne restait qu’à empêcher les Alliés de s’approvisionner outre-Atlantique.

Rintelen, (qui parlait admirablement l’anglais avant la guerre !), reçut l’ordre de se rendre à New-York incognito et d’y prendre les moyens qu’il fallait pour arriver à son but. Il devait, en particulier, acheter les stocks d’explosifs disponibles, afin de les détruire : puisque l’Allemagne ne pouvait se les procurer, les Alliés ne les recevraient pas non plus. Rintelen recevait carte blanche. Il avait à sa disposition des sommes illimitées ; les attachés militaire et naval devaient se mettre à son service.

À New-York, Rintelen se rendit compte qu’il ne pourrait jamais acheter toutes les munitions fabriquées aux États-Unis. Il chercha à agir par des moyens plus efficaces et plus secrets, d’autant plus que les attachés, Papen et Boy-Ed, voyaient d’un mauvais œil ce supérieur improvisé.

Rintelen se mit à mener une vie double. Le soir, en habit, il fréquentait les cercles et les théâtres. Le jour, en vêtements humbles, il parcourait la région du port. Il se rendit compte que de nombreux marins allemands battaient le pavé à New-York, leurs navires étant immobilisés. Il s’aperçut aussi qu’une grande partie des ouvriers du port étaient des Irlandais, très montés contre l’Angleterre.

Avec un nommé Max Weiser, exportateur de son état, il fonda la maison E. V. Gibbons, Inc., commerce en tous genres. Il entra de la sorte en relations avec bien des gens.

C’est alors qu’un chimiste allemand, le docteur Scheele, vint lui proposer une invention. Il s’agissait d’un détonateur formé d’un tuyau de plomb, de la dimension d’un cigare. Au milieu, un disque de cuivre pressé et soudé divisait le tube en deux compartiments. Dans l’un, on mettait de l’acide picrique ; dans l’autre, de l’acide sulfurique ou toute autre substance inflammable. Les bouts étaient bouchés à l’aide de cire et d’une rondelle de plomb. L’épaisseur du disque de cuivre variait, de sorte que les acides prenaient plus ou moins de temps à le traverser : quand ils se mêlaient, une flamme silencieuse, mais intense, de 20 à 30 centimètres de longueur, s’échappait par les deux bouts.

Les essais ayant réussi et l’invention étant achetée, Rintelen songea à fabriquer son engin en grandes quantités. Pour éviter les complications internationales, il ne voulait pas que la fabrication se fît en territoire américain. Boniface, avocat assez louche et qui devait rendre bien des services, arrangea tout : il suffisait de transformer en usine un des navires allemands internés. On choisit le Friedhich der Grosse, commandé par le capitaine von Kleist.

On fabriquait de nuit. Bientôt, deux détonateurs étaient placés, par les soins des arrimeurs irlandais, dans la cale du Phœbus, navire anglais chargé d’obus à destination d’Archangel. Au jour prévu, le journal Shipping News annonçait que le Phœbus avait pris feu en mer.

Le plan réussissait. À partir de ce moment, il ne partit pas un transport de munitions qui n’eût, à bord, les terribles engins. Tous ne périssaient pas, parce qu’on avait soin de placer les tubes de plomb loin des munitions. Quand un incendie se déclarait, le commandant noyait sa dangereuse cargaison, afin de sauver son navire. Le but de Rintelen était atteint : les obus ne pouvaient plus servir aux Alliés.

Ce succès ne suffisait pas à notre homme. Par l’entremise du comte Ignatieff, attaché militaire à l’ambassade parisienne de la Russie, la maison E. V. Gibbons importait des vins de France. À la suite de quoi, Ignatieff recommanda cette excellente maison à l’agent de la Russie à New-York. Si bien que nos commerçants obtinrent d’importantes commandes pour la fourniture à l’armée russe de viandes en conserve, de selles, de brides, de mules, de chevaux, de chaussures, de sous-vêtements, de gants et de munitions. Les contrats signés, la maison les escompta à la banque où elle obtint de la sorte trois millions de dollars. Un navire fut chargé. Mais il emportait, outre la marchandise, trente détonateurs. Il ne manqua pas de brûler en mer. Moyennant finances, l’agent russe obtint que E. V. Gibbons, Inc. remplace la marchandise. Chargée sur des barques qui devaient la transporter aux navires, elle coula malheureusement dans le port.

Dans le même temps, Rintelen créait des succursales de sa société d’incendiaires dans presque tous les ports américains. Mais il dut user de précautions, parce que les Irlandais, poussés par leur haine de l’Angleterre, avaient été jusqu’à placer des bombes dans la salle du courrier de l’Ancona : Un grand nombre de passagers auraient pu périr.

Scheele voulut user de chantage. Rintelen lui remit un chèque de $10,000, qu’il eut le soin de lui faire enlever. Après quoi, il prit des garanties contre le chimiste. Grâce à une femme soudoyée par l’habile Boniface, Scheele se vit sans cesse menacé de la prison.

Un beau jour, on trouva un tube de plomb suspect à bord d’un navire qui avait été détourné de la route d’Archangel vers Marseille. La police anglaise procéda à une enquête minutieuse et Rintelen s’aperçut qu’on le suivait. La maison E. V. Gibbons fut liquidée et le capitaine alla se reposer sur une plage fashionable, où, se faisant passer pour un officier londonien chargé d’une mission secrète, il réussit à lancer l’attaché militaire anglais sur une fausse piste.

Rentré à New-York, Rintelen fonda une société, cette fois, la Mexico North Western Railway Company. L’ingénieur allemand Fay lui vendit une invention dont l’objet était d’arracher les gouvernails des navires en mer : une aiguille attachée à l’arbre de couche perçait peu à peu un détonateur. On obtint plusieurs succès.

L’activité de Rintelen ne connaissait plus de bornes. Quelques grèves avaient éclaté parmi les débardeurs irlandais, mais la Fédération américaine du travail y mit ordre promptement. Notre Allemand imagina de créer un nouveau syndicat, dont il alimentait la caisse.

L’organisation marcha à merveille. Des personnages, ignorant pour qui ils travaillaient, prononcèrent des discours humanitaires contre le transport des munitions. Quand les ouvriers apprirent que le nouveau syndicat versait des indemnités de grève aux membres d’un jour, ils n’hésitèrent plus à s’inscrire. Des succursales se fondèrent partout. L’embarquement des munitions fut paralysé. Les journaux s’inquiétèrent. Des financiers versèrent des millions aux vieux syndicats qui reprirent pied. Alors, Rintelen songea à fomenter des grèves dans les fabriques de munitions.

En même temps, ayant appris l’arrivée à New-York du révolutionnaire mexicain Huerta, Rintelen alla lui proposer de soulever une révolution au Mexique avec l’aide de l’or allemand, à condition qu’il déclare ensuite la guerre aux États-Unis. Tout allait bien, quand Huerta fut empoisonné.

C’est alors que l’envoyé extraordinaire de l’Allemagne apprit le vol du code secret. Il prévint qui de droit, mais on ne l’écouta pas.

Il s’était abouché avec les Irlandais, avec qui il préparait un vaste mouvement pour appuyer la révolte de sir Roger Casement, quand il reçut, par l’entremise de Boy-Ed, l’ordre de rentrer en Allemagne.

Le navire qui le transportait vers la Hollande fut arrêté au large des côtes anglaises. Amené à Londres, Rintelen, qui voyageait grâce à un passeport suisse bien en règle et sous le nom de Gaché, se fit reconnaître par le ministre de Suisse. On allait le relâcher quand il apprit qu’on faisait une enquête à Berne. Il préféra se rendre tout de suite, afin d’être traité comme prisonnier de guerre. L’amiral Hall et lord Hershell, qui reçurent sa soumission, l’amenèrent dîner dans un grand cercle londonien avant de le remettre entre les mains de la police militaire. Au cours de ce dîner très mondain, Rintelen apprit qu’il avait été rappelé à New-York par un télégramme expédié d’Angleterre, grâce au code volé.

Tout allait bien, mais, un beau jour, le capitaine fut traduit devant une cour martiale. Officier allemand, disait-on, il avait pénétré en Angleterre en temps de guerre. Il démontra à ses juges qu’il avait été amené de force en territoire britannique et que par conséquent il devait être considéré comme prisonnier de guerre. Le lendemain, au camp de concentration, on lisait dans le Daily Mail que Rintelen venait d’être exécuté à la Tour de Londres. Il fêta ses funérailles à la cantine.

Il sut ensuite que les Anglais avaient appris son histoire au complet par des papiers trouvés dans les bagages de von Papen qui rentrait en Allemagne grâce à un sauf-conduit anglais : ce diplomate n’avait pas songé que, si le sauf-conduit lui permettait de passer, il ne garantissait pas l’inviolabilité des bagages.

Les États-Unis ayant déclaré la guerre à l’Allemagne, les Anglais envoyèrent leur prisonnier à New-York où il fut condamné à quatre ans de prison. Il rentrait en Allemagne en 1921, mais, loin de le récompenser de son zèle, on le fuyait, on voulait oublier certains épisodes de la guerre.

10 septembre 1938.