Histoire véritable de certains voiages périlleux et hazardeux sur la mer/9

PERDITION D'VN

navire de guerre avec tout ce qui eſtoit dedans tant hommes que richeſſes, par la violence du vent qui le renverſa, avec quelqu'autres accidẽs pareils advenus à autres.


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rant les cinquieſmes troubles qui ont eſté en ce Royaume contre ceux qui faiſoient profeſſion de la religion reformee en l'an 1576 pluſieurs navires equipez en guerre dans la ville de la Rochelle, ſortirent à la mer pour courir courir ſus à leurs ennemis & à ceux qui leur aſſiſtoient : & en ce faiſant firent pluſieurs priſes grandes & riches qu'ils amenerẽt en ladite ville pour en avoir la judication. & entre les autres en fut fait une fort riche ſur les Eſpagnols, par le Capitaine Varlet neveu du feu Capitaine Soré de Normandie, laquelle lon eſtimoit à la valeur de vingt cinq ou trente mil eſcus, pour le nombre & quãtité de lingots d'or qui eſtoint dedans. Varlet aiãt fait ceſte priſe à la mer, à la veue ou à l'ayde d'un autre navire de guerre, & d'une barque de quelque trente & cinq tonneaux, incontinant à la requeſte des Capitaines qui y commandoient, leur faict partage deſdits lingots, & à chacun leur en dõne ſelon qu'il lui, en pouvoit apartenir, eu eſgard à la grandeur de leur navires. Car c'eſt un maxime en matiere de guerre de mer, que fi un navire fait prinſe ; & que un autre faiſãt le meſme meſtier ſe trouve à la veue, quoy qu'il n'y ait nulle aſſociation, ſoit qu'il n'y cõbatte point, il ne laiſſerai pour cela de participer au butin ſelon le port & grandeur de ſon navire. Ainfi donc le Capitaine Varier diſtribue aulx deux Capitaines qui eſtoient aux autres deux navires leur part du butin, dont chacun ſe trouva bien contant & joyeux d'avoir fait ſi bon voyage : reſoudant là deſſus de s'en revenir à la Rochelle avec ce qu'ils avoient de naveaux bechez, comme l'on dit : Faiſant cette routte, l'equipage de la barque de guerre un peu deſmeſurez en leur joye & ayans volontiers beu quelque peu plus qu'il ne falloit, ne ſe foucierent tant que firent les deux autres deux navires, de faire honneur, comme diſent les mariniers, à un coup de vent qui à les trouva à la mer : mais le deſdaignant & faiſant porter voile par force, cuidãt que l'or qu'ils avoient, eſtoit ſuffiſant pour ap paiſer & Boreas, & tous les vẽs, & les rigueurs de Neptune ſe virent à la fin envelopez de la bouraſque, que voila en un moment la faulce renverſee ; & navire & mariniers, & lingots engloutis dans la mer, ſans que depuis il en ait eſté memoire. Tellemẽt que la grãde folie de ces miſerables, ou pluſtoſt leur yvrongnerie, leur aporta la ruine totale de la bonne fortune qu'ils avoyent rencontree. Ce ſont fautes merveilleuſement communes à la pluſpart des mariniers qui abuſent de leur meſtier, par l'opiniaſtreté deſquels j'ay veu avenir beaucoup d'inconveniens depuis que je ſuis demourant en ceſte iſle, dont j'en ay remarqué quelques uns entr'auſtres que je mettray icy. L'un fut que en l’an 1575 un bateau de paſſage allant de la Rochelle en l’iſle de Ré, qui font voyages ordinaires & journaliers, y ayant en iceluy, vingt-cinq perſonnes paſſageres, eſtans environ en demy chemin de leur route, qui eſtoit de deſcẽdre dãs le port de la Flotte parroiſſe de ladite iſle, dont eſtoit ledit bateau ; ils furent ſurprins d’un grand coup de vent, lequel aperceu par quelques uns des paſſagers, prierent le maiſtre du bateau & mariniers de vouloir ameſner la voile, c’eſt à dire la mettre bas, pour le danger qu’il y avoit qu’ils n’en fuſſent renverſez : mais l’opiniaſtreté de ces maraux qui ont accouſtumé contre toute remonſtrance s’oppoſer à la raiſon, fit que le coup de vent s’eſtant mis dans leurs voiles, apporta la ruine & d’eux & de tout ce qui eſtoit dans le bateau. Car icelui eſãt renverſé, voila tout ce peuple à la mer, ſans qu’il ſe preſentaſt aucun recours pour leur aſſiſter, combien qu’il y en eut qui furent une grande heure ſur l’eau nageans premier qu’aller au fonds : mais à la fin vaincus du travail, leur fut force de ceder à la mort rapineuſe, ſans qu’il ſe ſauvaſt aucun des vingt cinq paſſagers, ne des mariniers, que un des mariniers, qui ayant demouré plus d’une heure & demie ſur l’eau, en fin fut prins par quelque bateau qui paſſa par là & amené à terre ; ou il fut longue eſpace de temps ſans reſpirer, & puis remis. Il fut noyé entr'autres une femme dudit bourg de la Flote, de bõne maiſon, laquelle avoir quinze ou ſeze cens livres ſur elle, qui ne ſe trouverent point, combien lue fon corps fuſt peſché par le rets d'un peſcheur un jour ou deux apres ce naufrage. Savoir ſi ce marinier, qui eſtoit l'un des chefs du bateau, ne meritoit pas d'eſtre pendu apres qu'il fut revenu à ſoi. veu que de ſa folie & temerité, tant d'honneſtes gens eſtoient peris. Quant à moi je croi que ſçeuſt eſté juſtice, veu que de ſa meſchanceté & des autres ce naufrage eſtoit arrivé & de povres gens, qui avoyent comme leurs vie entre leurs mains. Touresfois ſi a-il veſcu depuis longtemps, ſans qu’il ait eſté recerché de perſonne. Or en ce meſme tẽps il arriva un pareil accident, & encore plus dõmageable, pour y avoir plus grand nombre de perſonnes qu’au precedent. Au temps & a la ſaiſon de vandanges, & quelque peu auparavant qu’il faille couper les raiſns qui ſont par les vignes, dont il y a abondance en l’iſe de Ré, peu de temps pour la moiſſon : en ce peuple, dije, il paſſe en ladite iſe une ſi grande quãtité de peuple tant du Poictou, Gouvernement de la Rochelle, que Xainctonge, que c'eſt choſe incroyable d'en voir la multitude a qui ne l'a veu : tellement que c'eſt lors que les bateliers & ſuppoſts d' Achecron ont le tẽps, pour la preſſe qu'ils ont à paſſer les corps & ames d'une terre a l'autre pour le fervice de Bach. À cette occaſion donc un bateau de paſſage eſtant a la Trãche, terre de Poictou, embarque ſoixante dix perſonnes, ſept ou huict chevaux que vaches ou jumens pour paſſer en l'iſle de Ré au mois de Septembre 1579 & avec cette charge les mariniers & conducteurs du bateau mettent à la mer, avec un grand vent de Nordeſt, & la mer par ce moyen fort eſmeue. À ce chemin qu'ils firent, les beſtiaux eſtoient dedãs ledit bateau ſe cõmencent a tourmenter pour la peur qu'ils avoient des vagues qui eſtoient grandes : & en ce tourment l'un d'eux d'un coup de pied pouſſe une des tables & planches du bateau dehors, en telle maniere qu'il fut impoſſible a tous ceux qui eſtoient au bateau d'y pouvoir remedier, quelque labeur qu'ils y employaſſent : & en peu de temps virent leur bateau fondre & abyſmer ſoubs leurs pied, reduits a la merci des ondes & de la fureur de la mer, avec telle pitié de voir les cris des mourans que ceux qui en reſchaperent faiſoient pleurer tout le monde a qui ils le rapportoient. Car en ce ſpectacle y mourut de ſoixante dix perſonnes, ſoixante ſix, & tous les chevaux & vaches, en ayant eſchappé quatre hommes ſeulement, avec tant de peril & de hazard, que c'eſt un miracle de les avoir veu venir à port de ſalut, conſiderant le lieu ou ils eſtoient & les moyens qu'ils tindrent a s'eſchaper. Car premierement ils eſtoyent par le milieu du chemin, a la mer loin de la premiere terre de deux grands lieues parmi les ondes ſi furieuſes qu'a tous coups elles paſſoient a travers d'eux : y deneurerẽt l'eſpace de deux heures & plus ſans qu’ils ſe peuſsẽt imaginer dedans l’eſprit quel moyen leur devoir aſſiſter pour les ſauver : & certes ſi je n’avoy veu les ſauver, & ceux qui les amenerent, je mettrois en doute l’hiſtoire : mais je n'en puis douter pour en avoir ouy la verité des uns & des autres. Ie veux donc vous faire voir des particularitez merveilleuſes & eſpouvantables en ce diſcours. Ie vous dirai qu'en premier lieu que un marinier qui eſtoit la dedans nomméle grand Alain demeurant en l’iſle de Ré au faubourg de fſaint Martin encore vivant, ſe voiant en ce peril ſe mit a deſployer ce qu'il avoit aprins de la nage pour s'en ſervir à telle neceſſité : & ce faiſant nageant ſur l'eau, parmi la plus grand part de ce pauvre peuple qui s'en alloit eſtouffant au fonds de la mer : ainVi qu'il cuidoit s'eſchapper d'eux, il eſt ſaiſi d'une infinité, de telle façon que à l'accoutumee des noyants, ils ne laisserent jamis prise ; & emmenerent avec eux ce pouvre Alain iusques au bas & fonds de l'eau, ou il y a pour le moins dix-huict ou vingt braVVes ; auquel lieu la pluſpart des povre peuple achevoit les derniers ſouſpirs qui finiſſent la vie, avec un tel murmure & un tel bruit, que ce povre homme en tremble encore quand il luy en ſouvient : luy aiant ouy jurer que vous euſſiez dit qu'il y avoit cent chaudieres ſur le feu qui bouilloient pour les ondes que faiſoit ce povre peuple. Lui n'eſperant point autre iſſue de ce mal que le moyen qu'en prenoyent les autres, ne ſavoit (cõme l'on dit) à quel ſaint ſe vouer ſi ce n'eſtoit le tout puiſsãt qu'il implora à ce beſoing : lequel l'ayant ouy, le demeſle de telle façõ de ceſte multitude effroiable, qu'il le rameine ſur l'eau, vivant ou il ne s'eſpargna de continuer ſon exercice manuel & corporel, avec lequel il demeura ſur l'eau deux heures & plus, premier que d'eſtre ſauvé. un autre marinier ſon voiſin, qui ſavoit auſſi quelque peu nager, s'expoſant à la mer ſe ſaiſit du baſt d'un des chevaux qui eſtoient audit bateau, & le mettant ſous ſon bras, ſe ſoulageoit ainſi en attendant le decret de ce grand Dieu eternel. Ce voiſin là qui eſt encore vivant, nõmé Iſaac Iamet, eſt plaiſant en ce qu'il me racontoit de ſon malheur : Pource qu'il dict que lors que le grand Alain revint ſur l'eau, contre ce qu'il en pẽſoit, il ſe voulut approcher dudit Iamet, le priant que tous deux enſemble parachevaſſent leur courſe ſi perilleuſe. Iamet qui craignoit que ce fuſt la fable du corbeau & du Renard qui amuſoit le Corbeau pour luy faire tomber le fromage du bec, & auſſi craignant que Alain ne le vouluſt ſpolier du baſt qu'il poſſedoit, lui accordoit tout ce qu'il vouloit, moyennant qu'il ne s'aprochaſt point de luy, & ainſi paſſerent le reſte de leur peregrination maritime & navigable, juſques à ce qu'ils furent ſauvez deux heures apres & pris par un bateau qui avoit nombre d'hommes auſſi & de femmes, pour la recolte de la vendange ; l'equipage duquel recognoiſſant leſdits hommes : & deux autres qui eſtoient ſur l'eau les vindrent prendre, & les emmenerent en ce lieu de ſaint Martin. Ils ſauverent auſſi deux autres hommes qui demeurent ſur l'eau tout le temps que firent les autres, mais avec des moyens incroyables. Car l'un d'iceux qui eſtoit un povre vẽdangeur & laboureur de Poictou, qui ne ſavoit aucune choſe de nager, voyant le naufrage du bateau, ſe ſaiſit d'une longue perche, de laquelle les mariniers ſe ſervent a pouſſer le bateau quand il eſt pres de terre : & l'ayant embraſſee des bras & des jambes, & s'eſtant mis le ventre en haut, & l'eſchine en bas, demoura ainſi ſur la mer recevant les coups des vagues qui paſſoient à tous coups par deſſus luy : qui eſt un miracle manifeſté, veu les rigueurs & force de cet element courroucé : & n'y a homme qui ne miſt en doute le ſalut de cet homme : neantmoins deux heures apres comme il eſt dit & plus, il eſt trouvé en ceſte poſtine & prins cõme les autres, ſans qu'il euſt aucunement abandonné ladite perche, ne meſmes un biſſac qu'il avoit autour du bras, dedans lequel y avoit un morceau de pain. Voila pour le premier. L'autre s'eſtant jetté ſur une vache morte, y demeura en ſe tenant avec les jambes & les bras tout durant ladite eſpace, & comme les autres fut ſauvé : Tellement que voila les quatre ſauvez des foixãte dix. Par ainſi, foixante ſix perſonnes peries, englouties au fonds de la mer, par le moyen de ce naufrage qui apporta par quelque eſpace de temps une merveilleuſe frayeur aux habitans de l'iſle, à meſure qu'il leur convenoit monter ſur mer. Mais comme ils ſont accomparez aux femmes qui en leurs enfantemens promettent & jurent ne retomber jamais en pareils maux : leur eſpouvante ne dura que trois jours, & puis apres paſſerent auſſi librement & avec auſſi peu de ſouci des coups de vẽt ne de mer qu'auparavant. C'eſt neãtmoins, une grande incommodité que la demeure de cette iſle, d'autant que pour en ſortir & paſſer à la grãd terre, dont vous ne vous ſcauriez paſſer, pour le peu de bleds, de bois, & de beſtail que vous y avez & la juriſdiction royale qui vous y oblige, ſans vous mettre en hazard de voſtre vie, principalement l'hyver que la mer y eſt tousjours faſcheuſe, & telle que quelquesfois quand vous auriez tous vos amis en peine à la grand terre ; ou que vous y euſſiez des affaires importantes tout voſtre biẽ, il ne vous ſeroit poſſible de pouvoir paſſer la mer ſans hazard, m'eftant trouvé trois ſemaines entieres ſans pouvoir partir de ladicte iſle, pour la rigueur des vents & de la mer ; qui n'euſt voulu ſe precipiter à la mort. Ie ne m'eſtõne point ſi les Rois & Seigneurs anciennement ont donné de fi beaux privileges au peuple pour leur donner occaſion de l'habiter, à raiſon de tels perils : Leſquels privileges nonobſtãt n'ẽpeſchent que les habitãs d'icelle apres avoir fait leurs maiſons quittent fort bien ladite iſle, & vont s'habiter ou à la Rochelle, ou en Poictou, & ailleurs à la grand terre, laiſſans leurs moiẽs au gouvernemens de fermiers ou de bordiers, qu'ils viennent voir quelquesfois l'an, ou pour en recueillir les fruits, ou pour s'y venir esbatre lors du beau temps : laiſſant l'iſle en la garde de ceux qui y ont moins de moyens, qui neantmoins ſont obligez de la garder à leurs deſpens contre les incurſions des ennemis du Royaume : encore que l'iſle de ſoy ne ſoit pas plaiſante, pour eſtre deſpourveue de bois de haute fuſtaye, que taillis, de prairies, de fontaines ; ſeulement compoſee de quelques marais ſalans, & de vignes, la pluſpart ſable ſi maigre, que ſans le grand labeur du peuple qui eſt grand, & la terre petite, ſe ſeroit la plus pauvre terre du monde.