Histoire universelle — Tome IV/Texte entier

Société de l’Histoire universelle (Tome IVp. -220).

« Tout enseignement historique fragmentaire est rendu stérile par l’absence d’une connaissance préalable de l’ensemble des annales humaines ; le principe des fausses proportions de temps et d’espace s’introduit ainsi dans l’esprit, égarant l’homme d’étude aussi bien que l’homme politique… »

PRÉAMBULE

Séparateur

Le terme démocratie (de Δῆμος, peuple) s’applique à tout régime comportant l’exercice populaire de la souveraineté. Mais pratiquement, il n’y a démocratie que là où se rencontrent et se combinent la notion sociale d’égalité et la notion politique de contrôle du pouvoir. Encore faut-il qu’il s’agisse d’une égalité de fait et non de principe, d’un contrôle régulier et continu, non occasionnel et intermittent. Or un pareil ensemble de contingences est en fonction de l’état des connaissances et de leurs possibilités de diffusion. On l’a vu réalisé dans des sociétés primitives où, en dehors des données acquises par la sagesse et l’expérience, il n’existait point de richesse scientifique accumulée dont la collectivité pût être admise à bénéficier. Il constitue d’autre part l’idéal plus ou moins complètement atteint par des sociétés avancées où l’organisation des services publics permet de placer une pareille richesse à la disposition de tous ceux qui sont aptes à en profiter. Comparons en Europe les anciennes tribus germaniques aux cantons suisses d’aujourd’hui et, dans l’Amérique du nord, les « nations » indiennes de jadis avec les États-Unis actuels. Nous aurons là deux types de sociétés démocratiques : types non pas absolus puisque déformés ici par le principe de l’esclavage ou là par l’excès du ploutocratisme — mais du moins assez fortement esquissés pour permettre de distinguer quel élément a rendu possible le passage de l’un à l’autre.

Cet élément, c’est l’imprimerie. Tant que le procédé n’en était pas utilisable, la culture demeurait obligatoirement le privilège d’une élite et plus cette culture allait s’accroissant et s’affinant, plus le fossé devait s’élargir entre l’élite et la foule. Il faut donc considérer l’imprimerie comme le facteur initial et essentiel de la véritable évolution démocratique. Chez les anciens, le livre avait été un objet de luxe à la confection lente et minutieuse duquel étaient employés les esclaves lettrés. Au moyen-âge, les moines copistes des couvents avaient remplacé les esclaves. Ils étaient nombreux et comme leurs supérieurs leur en faisaient un cas de conscience, le travail accompli par eux fut considérable et soigné[1]. De véritables bibliothèques purent être constituées : celle de St-Louis ne compta pas moins de treize cents manuscrits ; celle de Charles V de France, un siècle plus tard, en contenait neuf cents, enluminés superbement et pourvus de reliures de bois avec gardes de velours ou de moire. De tels livres étaient attachés souvent avec des chaînes pour qu’on ne pût les emporter. Seuls de rares privilégiés obtenaient de consulter sur place ces richesses. Le besoin de savoir qui se propageait malgré tout n’y trouvait donc guère de satisfaction. C’est là ce qui assura de la vigueur aux universités naissantes ; l’enseignement oral qui s’y donnait pouvait seul suppléer dans une certaine mesure à l’absence de livres ; autour d’un professeur de grand renom tel qu’Abélard à Paris (1101-1136) la jeunesse se groupait. Mais ces étudiants précurseurs aspiraient à fixer en notes manuscrites les paroles du maître. Aussi l’industrie préalable dont dépendait toute diffusion scientifique était-elle celle du papier.

Le papyrus d’Égypte avait été jadis la seule matière vraiment propre à recevoir l’écriture ; elle était précieuse et coûteuse. Les rois Ptolémées en interdirent l’exportation. Alors Pergame, la rivale d’Alexandrie, inventa le « parchemin » (pergamena charta). Depuis bien longtemps, les Chinois fabriquaient du papier avec du coton mélangé d’autres matériaux tels que du bambou, de l’écorce de mûrier et même des chiffons. Le papier de coton fut connu en Europe vers le xme siècle. On l’employait à Constantinople et en Grèce ; les Vénitiens le firent connaître en occident. Les Arabes à leur tour améliorèrent quelque peu sa fabrication : ils créèrent des ateliers à Ceuta et en Espagne. Mais on n’obtenait encore qu’un produit terne et spongieux très vite détérioré. Enfin au début du xivme siècle apparut le papier de lin. Un pas décisif était franchi. L’imprimerie pouvait naître.

Le principe n’en était pas inconnu. Les Romains avaient employé des lettres mobiles en bois ou en ivoire pour apprendre à lire aux enfants. D’autre part il existait des sceaux ou cachets au moyen-âge qui s’imprimaient comme des timbres-tampons actuels. En Chine on était plus avancé. Au xme siècle le voyageur Marco Polo y vit un calendrier officiel tiré à un nombre énorme d’exemplaires à l’aide de planches de bois sur lesquelles l’écriture était gravée à rebours, en relief. En Europe plus tard, on appliqua le même procédé à fabriquer des cartes à jouer et des images de piété. Puis Laurent Coster de Harlem imprima quelques livres. Mais l’idée de fondre des caractères mobiles en métal pouvait seule donner des ailes à la pensée humaine. On fait d’ordinaire crédit de cette invention géniale à Jean Gutenberg de Strasbourg. Vers le même temps un clerc du diocèse de Mayence, Pierre Schoeffer travaillait à éditer une bible qui parut dans cette ville au milieu du xvme siècle. À partir de ce moment l’imprimerie se répandit avec rapidité. Commentant le fait, J. de Crozals a écrit ces lignes : « c’est une étrange chose que la lenteur de l’esprit humain à franchir les diverses étapes d’une invention. Tantôt il va d’un degré à l’autre par bonds rapides et ininterrompus ; tantôt il s’arrête pendant des siècles comme à mi-chemin d’une découverte, attendant l’impulsion favorable pour se porter à un nouveau progrès ».

L’institution de l’esclavage qui a été un des plus grands obstacles à l’établissement de la véritable démocratie et dont il est surprenant de devoir constater qu’elle s’est perpétuée jusqu’à nos jours a deux aspects différents selon qu’on l’envisage du point de vue du droit ou du point de vue du fait. Le fait a précédé le droit et lui a survécu. Au lieu d’immoler les prisonniers de guerre, les réduire en servitude pour se procurer une main-d’œuvre avantageuse est une notion très compatible avec la barbarie primitive. Il n’est pourtant nullement prouvé qu’elle date de si loin. On serait plutôt tenté d’en attribuer la paternité aux Assyriens. Mais par la suite, à l’homme devenu esclave parce que vaincu s’est adjoint l’homme né esclave parce que fils d’esclave. Ici ce n’est plus l’infortune individuelle produisant ses conséquences au sein d’une humanité unique ; c’est une hérédité codifiée séparant l’humanité en deux fractions d’essence opposée. De grands esprits en ont pris leur parti avec placidité. Un illustre philosophe de l’antiquité n’a-t-il pas observé que « parmi les hommes, les uns naissent naturellement libres, les autres naturellement esclaves » ajoutant que « pour ces derniers, l’esclavage est aussi utile qu’il est juste » : parole peu connue de la foule et dont néanmoins la civilisation moderne demeure tout imprégnée tant les termes en répondent à la pensée intime de chaque privilégié. Pourtant les grandes religions à bases révélées condamnaient une pareille doctrine. Les livres zoroastriens reflètent une pensée nettement démocratique. Le bouddhisme primitif est péremptoire. « La naissance, a dit Çakya Mouni, ne condamne aucun être à l’ignorance et au malheur ». Quant à l’évangile, un souffle perpétuel d’égalitarisme l’anime. Il en est de même de l’inspiration coranique. Mais trop souvent on a vu au sein des Églises, l’intérêt matériel endormir la conscience. Puis, au moyen-âge, la féodalité introduisit un élément nouveau. La misère des temps incita au servage volontaire. Pour échapper à l’insécurité grandissante, l’individu aliéna lui-même sa propre liberté au profit du manoir ou de l’abbaye disposés à le protéger. Si générale fut l’accoutumance à cet état de choses que l’affranchissement se trouva ensuite plus souvent offert que sollicité. On vit des serfs ne l’accepter que par contrainte. La vraie doctrine humaine n’en trouvait pas moins quelques esprits assez lucides pour la concevoir et assez hardis pour l’énoncer : « chacun est franc et d’une commune franchise » déclarait un jurisconsulte du xiiime siècle. Mais ce n’était là qu’un principe à l’application duquel les circonstances demeuraient contraires.

Elles le furent plus encore lorsque l’Amérique qui venait d’être découverte se trouva livrée aux convoitises européennes. Par un paradoxe singulier, ces territoires où devaient s’élaborer plus tard des institutions empreintes d’un sens moral et égalitaire plus développé commencèrent par apporter à l’esclavagisme et à l’immoralité un formidable renfort. Les récits des « conquistadores » concernant les richesses du Nouveau-monde affolèrent l’Europe. « L’or, écrivaient-ils, est chose excellente. Avec de l’or on fait tout ce que l’on désire ici-bas et l’on fait aussi arriver les âmes en paradis ». Ce sophisme n’est pas moins important à noter que celui que nous avons cité à propos des États-généraux de 1484. Il est ainsi des formules négligées par l’histoire et en lesquelles semble se condenser ou se refléter la mentalité d’un siècle. Celle-ci servit à couvrir des crimes monstrueux. Pour extraire l’or américain, on sacrifia dix millions d’indigènes et comme leur vigueur n’y suffisait pas, on organisa la traite des nègres : longue infamie sur laquelle les écrivains se sont tus trop volontiers. « Les plus riches parties de l’Afrique, arrosées par de grands fleuves, faites pour porter des fruits de paix par la culture et le travail devinrent des parcs d’esclaves. La cupidité des blancs alluma celle des noirs du littoral et ceux-ci devinrent les pourvoyeurs de la traite ». Par millions et millions, traqués, enlevés de force ou attirés par ruse, des noirs furent dirigés en lamentables caravanes vers la côte de Guinée où on les embarquait pour l’Amérique. Entassés à fond de cale[2] privés d’air, « épuisés par le manque d’aliments et d’eau pure » vingt-cinq pour cent environ périssaient pendant la traversée. Parfois pour alléger le navire on en jetait en masse à la mer. Un grand nombre mouraient encore à l’arrivée, de misère ou de mauvais traitements si bien que finalement à peine les trois huitièmes de ces infortunés étaient utilisables à destination. Que pareil forfait ait pu se commettre et se soit prolongé pendant près de trois siècles n’est pas le plus instructif. Ce qu’il faut observer c’est l’inconscience des oppresseurs. Il y eut sur les côtes de Guinée des compagnies anglaises, danoises, suédoises, prussiennes, hollandaises, italiennes, françaises, fonctionnant régulièrement. Le duc d’York (plus tard Jacques II d’Angleterre) était actionnaire d’une compagnie fondée vers la fin du xviime siècle. Au xviiime siècle les vaisseaux négriers français recevaient une prime de quarante francs par tonne, leur commerce étant considéré comme d’intérêt national en raison des énormes bénéfices qu’on en retirait.

L’esclavage, en tant qu’institution, achève de disparaître de la surface du monde. Peu à peu, selon les termes consacrés « le travail libre se substitue au travail servile ». Dans quelle mesure est-il libre ? La succession des faits que nous venons d’évoquer explique la survie au sein de la civilisation actuelle de ce qu’on peut appeler une « mentalité esclavagiste » c’est-à-dire un attachement persistant de la classe possédante au dogme de sa supériorité obligatoire et des droits qui en découlent. Cette mentalité qui comporte naturellement un dédain inconscient pour le travail manuel oriente les pouvoirs publics même malgré eux vers le renforcement ou la consolidation des privilèges au lieu qu’ils le soient vers le redressement dosé des injustices sociales inséparables de tout groupement humain civilisé. Il est vraisemblable que les instincts démocratiques se développant ne trouveront finalement satisfaction que dans un état de choses basé sur la limitation des fortunes privées, le service ouvrier imposé à tous et l’instruction intégrale assurée à chacun de ceux reconnus aptes à en profiter. Au delà il n’y aurait plus que le communisme dont il n’est rien moins que certain qu’on puisse jamais l’organiser de façon durable.

Nous avons dit que la notion de contrôle politique était avec celle d’égalité sociale une des assises théoriques et pratiques de la démocratie. Les modalités du contrôle sont multiples. Elles se ramènent néanmoins à deux catégories fondamentales. Le contrôle en effet s’exerce ou bien directement ou bien par mandat ; dans le second cas seulement il peut être à peu près continu. Des ministres placés dans la dépendance de sénateurs et de députés élus à court terme au suffrage universel sont par excellence des dirigeants contrôlés. Mais des chefs d’État élus également au suffrage universel pour une période brève après exposé public de la politique qu’ils comptent suivre ne le sont guère moins. Par contre il est tout à fait vain d’appliquer cette épithète à des monarques héréditaires, quelles que soient les restrictions à leur pouvoir insérées dans les lois constitutionnelles. Ce pouvoir, en effet se transmet de lui-même sans que les citoyens puissent intervenir autrement que par une initiative révolutionnaire que la plupart hésiteront à accomplir par crainte des répercussions susceptibles de troubler la vie nationale. Encore mieux hésiteront-ils à en venir à cette extrémité si, au cours du règne le souverain outrepasse ses prérogatives et tente quelque coup d’État. Ceci posé, il est entendu que l’on a vu de pseudo-républicains s’adonner aux pires tyrannies et inversement des princes de droit divin s’inquiéter sagement des intérêts de leurs sujets et y subordonner leurs propres préférences. La démocratie et la royauté, étant d’essence contraire, n’en demeurent pas moins condamnées à ne conclure que des accords passagers et instables.

Le referendum, les enquêtes… constituent des procédés occasionnels de contrôle qu’il suffit de mentionner. Quant aux conditions d’électorat et d’éligibilité, elles varient selon les idées ambiantes et les conditions d’habitat. D’une façon générale les possibilités de contrôle ont été modifiées du tout au tout par la transformation des transports intervenue depuis le milieu du xixme siècle. L’extension incessante du réseau des voies ferrées ainsi que des réseaux télégraphique et téléphonique, la création de services aériens, la télégraphie sans fil rendent le mandat de plus en plus étroit et limité. L’ambassadeur qui se trouvait jadis fréquemment appelé à prendre des décisions en se conformant de son mieux aux directives générales qui lui avaient été données est à même aujourd’hui de demander et de recevoir des instructions quotidiennes. Certains redoutent non sans raison qu’un tel régime n’en vienne à abaisser la valeur individuelle du fonctionnaire mais il est encore trop tôt pour juger de ses effets à cet égard.

Quoiqu’il en soit, il appert qu’en presque tous les domaines les progrès matériels dont la civilisation actuelle s’enorgueillit ont finalement tourné au profit de l’extension démocratique soit en concourant à l’égalisation sociale soit en facilitant le contrôle politique. Il n’est pas jusqu’à la révolution accomplie en art militaire par l’emploi des armes à feu[3] qui n’ait servi à pareille fin. En effet par une gradation lente mais ininterrompue, elle a conduit à ces multitudes enrégimentées pourvues d’un armement perfectionné et alimentées par un service militaire obligatoire pour tous.

Telles sont, brièvement rapportées, les caractéristiques de l’évolution démocratique encore inachevée dont il nous reste à noter, dans les siècles les plus proches de notre temps, les péripéties, les étapes et les reculs.

CHARLES-QUINT, FRANÇOIS ier
ET HENRI viii

Fondateurs du néo-impérialisme européen, Charles-Quint d’Autriche, François Ier de France et Henri VIII d’Angleterre ont déclanché la crise longue de quatre siècles des conséquences de laquelle l’Europe lutte encore pour se dégager. Cet impérialisme se distingue de ceux qui l’avaient précédé par son caractère essentiellement fantaisiste. Les empires du passé — asiatiques aussi bien que méditerranéens — s’étaient érigés dans un esprit différent. Quelque important qu’apparaisse le rôle joué dans leurs annales par l’initiative du souverain, celle-ci demeurait toujours plus ou moins subordonnée aux directives posées par l’intérêt collectif ou les passions traditionnelles des peuples. On ne peut nier que l’épopée d’Alexandre n’ait été imprégnée d’hellénisme ni que celles de Taï-tsong ou d’Akbar ne se soient déroulées dans le plan chinois ou hindou. Comment ne pas reconnaître également que les césars, même les plus tyranniques se sentirent incités, souvent malgré eux, à conformer leurs actes aux conditions dans lesquelles s’opérait l’évolution normale du monde romain ? Enfin la politique d’un Charlemagne et d’un Othon le grand dessinèrent des courbes franque et germanique dont l’inspiration ethnique se laissa constamment apercevoir. Mais ici nous sommes en présence d’un nouvel élément dominant : le bon plaisir du prince. Les édifices qu’on tentera d’élever rappelleront les constructions de dominos que les enfants s’évertuent à mettre debout au mépris des lois de l’équilibre mécanique. Les entreprises de Charles-Quint, de François Ier et d’Henri VIII relèvent de ce style architectural.

Pourquoi les a-t-on laissé faire ? Maints historiens ont expliqué ce phénomène par une sorte de marasme national qui se serait alors répandu en occident. Il est exact qu’à la suite de tant d’épreuves subies existait en Allemagne, en Angleterre, en France une tendance à se désintéresser du fonctionnement des institutions, voire du principe même de ces institutions. La formule impériale germanique, la Grande-charte anglaise, le recours français aux États-généraux tendaient à perdre dans chacun des trois pays le caractère de palladium des privilèges et des libertés. Sans dénier la justesse de ce point de vue, il en est un autre toutefois plus important à prendre en considération : c’est la part que joua le hasard en faisant surgir simultanément sur la scène occidentale, aux premières années du xvime siècle, trois jeunes monarques de vingt ans, ambitieux et sportifs, vrais « virtuoses » selon la recette mise à la mode par l’Italie de la Renaissance.

Le virtuose, ce favori du jour, c’était l’audacieux qui se propose de maîtriser la fortune par n’importe quel moyen. On ne réclamait de lui ni respect du droit ni scrupules de conscience mais d’incessantes manifestations d’un arrivisme sans frein. Il suffisait qu’il témoignât de ses aptitudes à tout oser pour que l’emploi parallèle de la ruse et de la violence lui fut permis car on le jugeait « supérieur aux lois communes ». On admettait donc que le mobile prédominant sinon unique de ses actions fut le besoin de satisfaire ses appétits personnels. Le virtuose par ailleurs n’était pas nécessairement un mécréant ; l’on trouvait bon qu’il s’occupât à l’occasion de mettre Dieu de son côté. Il est difficile de se rendre compte à quel degré ce type — que Machiavel, en le décrivant, munit d’un code à l’usage des imitateurs — était devenu populaire. Ceux-là même qui condamnaient les crimes d’un César Borgia[4], admiraient secrètement les « contours superbes » de son énergie. Non seulement la péninsule avait retenti du bruit de ses aventures mais l’écho s’en était propagé bien au-delà des frontières italiennes. Les âmes des dirigeants de ce temps étaient comme saturées de cynisme. C’est un point de vue qu’il ne faut jamais négliger si l’on cherche à interpréter de façon sûre leurs calculs et leurs espoirs.

Né à Gand l’an 1500, le futur Charles-Quint se trouvait être l’arrière petit-fils du duc de Bourgogne, Charles le téméraire dont, comme nous l’avons vu, la fille unique, Marie, était morte en 1482 laissant à son mari Maximilien d’Autriche, un fils appelé Philippe. D’ordinaire ces généalogies princières ne valent pas qu’on les relève en détail, les événements ultérieurs en neutralisant plus ou moins la portée. Mais ici ce n’est pas le cas. En 1493 Maximilien d’Autriche était devenu empereur d’Allemagne et en 1496, Philippe avait épousé Jeanne, fille unique de Ferdinand et d’Isabelle d’Espagne. Or, dix ans plus tard, Philippe mourait et Jeanne sa femme devenait folle. Ainsi sur le front juvénile de leur fils premier-né Charles, allaient se poser de multiples couronnes. Rien n’atteste mieux, il faut bien le dire, l’infériorité théorique du principe monarchique héréditaire. Qu’en serait-il de cet enfant porteur de pareilles responsabilités !

Il grandit sans parents, sans foyer et, peut-on ajouter, sans patrie. Roi d’Espagne, il ne serait jamais espagnol sinon que, sur le tard, il se laissa pénétrer par la religiosité sombre et inquiète qui, en ce pays, était celle de beaucoup de ses sujets. Moins encore serait-il allemand même après qu’une élection disputée l’aurait mis en possession du trône impérial (1519). Ce sont les Flandres dont il préférait le séjour, le langage, la civilisation. Sans doute est-ce avec la Bourgogne qu’il se sentit le plus d’affinités. On dirait parfois qu’il aspira à venger Charles le téméraire et que, s’il avait eu le choix, c’est à Dijon qu’il eût voulu régner. Mais comment aurait-il eu la possibilité de prendre racine nulle part ? Au cours de sa vie impériale et royale, il devait faire neuf séjours en Allemagne, sept en Italie, dix en Flandre sans compter deux « croisades » en Afrique. Sur quarante années, il n’en passerait pas quinze en Espagne. En lui tout était contradictoire. Les données infécondes de sa naissance semblaient se refléter en sa personne. D’aspect faible et maladif, c’était pourtant un cavalier intrépide dont les exploits équestres enthousiasmaient ses soldats et qui dressa son énergie jusqu’à descendre dans l’arène pour affronter le taureau comme, vieilli, il la dresserait à surmonter ses souffrances corporelles. À la fois hésitant et déterminé, lent et précipité, la colère et la maîtrise de soi s’alternaient en lui. Et malgré que l’orgueil et la soif de domination fournissent vraiment la trame de sa nature, il devait pour finir étonner ses contemporains en abdiquant l’une après l’autre toutes ses dignités : retraite d’ailleurs pleine de grandeur et dans laquelle, tout en continuant à s’intéresser aux choses de ce monde, il médita sur l’approche de l’au-delà sans pour cela s’abandonner aux superstitieuses terreurs qui avaient ridiculisé la vieillesse de Louis XI de France.

Bien différente s’affirme la personnalité de François Ier. Cousin et héritier de Louis XII dont au reste il épousa la fille, Claude, son adolescence s’était écoulée au cœur de la France, au château d’Amboise. Choyé par sa mère, Louise de Savoie et par sa sœur aînée Marguerite[5], il n’avait connu, entouré de joyeux compagnons, que les plaisirs et la vie facile. Il demeura toujours « enfant gâté » mais avec assez de charme pour conquérir ceux qui l’approchaient ou le suivaient du regard. Intelligent, d’esprit rapide et malgré, dit un contemporain, qu’il n’aimât guère « à fatiguer son esprit à réfléchir plus qu’il ne faut », il savait unir la grâce de la parole à la séduction de sa beauté. De sorte que sa popularité se maintint à travers les vicissitudes d’une politique extérieure et d’une politique intérieure également déraisonnables. Le reflet de Marignan de plus ne cessa d’auréoler sa physionomie. Cette victoire de hasard, vrai hors-d’œuvre historique, remportée, six mois après son avènement, sur les Suisses[6] qui s’étaient laissé persuader de lui barrer la route du Piémont, valut au jeune monarque une facile renommée. On lui a fait non moins aisément honneur des beaux édifices élevés ou embellis sous son règne tels que les châteaux de Blois, de Chambord, de Fontainebleau. Il aimait les arts en effet et sut encourager le mouvement esthétique qui, né au siècle précédent en Italie, en Flandre et en France s’épanouit tout naturellement à l’appel d’un prince de goûts raffinés et fastueux.

Le « plus heureux des trois » eût dû être Henri VIII. Nulle aube de règne ne fut jamais apte à susciter autant d’espérances. Doué comme François Ier de brillants avantages physiques, d’un abord attrayant, appliqué et lettré, sachant le latin, le français, l’espagnol et l’italien, jouant « divinement » du luth et de l’épinette, ce gentilhomme d’aspect accompli héritait d’un royaume unifié, pacifié, prospère et d’une situation politique claire et simple. Quelle supériorité n’était-ce pas là sur des souverains placés en face de problèmes compliqués et multiples ! Mais tandis que les qualités de François Ier et de Charles-Quint leur appartenaient réellement, on vit bientôt que celles d’Henri VIII constituaient une façade derrière laquelle il n’y avait que dureté, égoïsme et grossière vanité. L’Angleterre émergeait d’une époque où les appétits avaient longtemps étouffé tout idéal. Le précédent roi, Henri VII avait su du moins développer le commerce, l’industrie, la marine et remplir les coffres de l’État. Son fils avait la tâche facile. Oxford maintenant aspirait à redevenir un centre de culture. John Colet, Érasme et Thomas More[7] s’y rencontraient. Il n’était pas jusqu’aux architectes qui ne se révélassent prêts à instaurer ce « style Tudor » dont la chapelle de Westminster atteste le remarquable élan initial. Au lieu de s’appliquer à faire fructifier tant de germes heureux, Henri VIII se jeta dans l’imbroglio des querelles continentales. Un moment il pensa devenir empereur d’Allemagne ; plus tard il se vit roi de France. Il finit par se faire pape anglican et termina son existence manquée en apoplectique sanguinaire.

Autour de ces trois figures centrales se tiennent des comparses de relief inégal mais dont le groupement, comme il arrive, aide à la compréhension générale. Ce ne sont pas à proprement parler des collaborateurs. La seule à mériter ce titre serait la mère de François Ier, Louise de Savoie, pleine d’amour, de dévouement et d’orgueil maternels et puisant dans ces sentiments d’ingénieuses inspirations au point qu’on en vient à se demander si ce qu’il y eut de bon dans le gouvernement de son fils ne lui fut pas dû presque exclusivement. François fut d’ailleurs bien servi par son chancelier, Duprat qui avait dirigé son instruction, homme discret et tout à sa dévotion. Il le fut moins bien par les jeunes seigneurs qui avaient partagé ses jeux et qu’il appela à des postes au-dessus de leurs moyens. L’un d’eux se mua en un traître de marque, le fameux connétable de Bourbon qu’il avait eu l’imprudence d’investir de cette charge supérieure restée vacante depuis 1488 et qu’il commit la maladresse de laisser échapper quand on pouvait encore se saisir de sa personne.

Charles-Quint n’eut point de confident attitré si l’on en excepte, dans les tout premiers temps, ceux qui avaient dirigé son éducation d’orphelin à savoir l’évêque d’Utrecht qui devait devenir pape sous le nom d’Adrien vi et le comte de Croy, gouverneur des Pays-Bas et très porté à tout subordonner à l’intérêt flamand, par conséquent à maintenir la bonne intelligence avec la France et l’Angleterre. Mais l’influence de l’un et de l’autre s’effaça lorsque Charles fut devenu roi d’Espagne et empereur. L’homme qui eût pu lui être le plus utile à son arrivée dans la péninsule ibérique et qu’il écarta injustement était le cardinal Ximénès, l’ancien ministre d’Isabelle, personnage de grande envergure, d’une probité rigide et sans doute peu maniable mais généralement bien inspiré quand il s’agissait d’assurer la grandeur et le progrès de l’Espagne. La solide armée permanente de quarante mille hommes qu’il avait formée lui avait permis de tenir en respect la turbulence de la noblesse. Il avait en outre créé à Alcala une université modèle et en 1509 conduit en Afrique une expédition qui s’était emparé d’Oran en vue de créer là une sorte de marche protectrice contre les retours offensifs de l’islam. Le rapprochement de ces diverses initiatives suffit à faire saisir la valeur de l’homme d’État. Charles en somme lui devait son trône mais l’entourage du jeune roi était enclin naturellement à redouter l’influence du cardinal. Celui-ci, fort âgé du reste, mourut peu après. Charles par la suite utilisa volontiers la bonne volonté et les services des membres de sa famille mais sans laisser aucune direction se substituer à la sienne. Sa tante Marguerite, sœur de son père fut chargée par lui de gouverner les Pays-Bas en son nom lorsqu’il les quitta et, à diverses reprises, il lui confia les négociations à conduire, principalement avec Londres et Paris. Son frère Ferdinand lui servit de régent en Allemagne. Deux de ses sœurs, reines de Portugal et de Hongrie, eurent aussi part intermittente à sa politique. Enfin dans les derniers temps il s’associa plus ou moins son fils Philippe auquel il voulait laisser l’Espagne et les Pays-Bas.

En Angleterre deux figures encadrent celle du roi, le cardinal Wolsey et Thomas Cromwell, favoris successifs presque également cyniques dans leur aisance à mêler le spirituel et le temporel et à sacrifier toute justice aux caprices de leur maître. Wolsey était fils d’un riche bourgeois de Norwich ; sa carrière ecclésiastique s’annonçait modeste quand Henri VIII s’étant entiché de lui le fit à la fois chancelier et archevêque d’York. Prélat mondain et fastueux mais peu instruit, il se créa beaucoup d’ennemis par ses façons hautaines et se complut dans toutes les intrigues susceptibles de le conduire à la papauté. Lorsque Léon X mourut, il eut l’impudence en posant sa candidature de promettre publiquement de fortes sommes aux membres du Sacré-collège. Après sa disgrâce en 1530, Thomas Cromwell qui avait été receveur des revenus du cardinal le remplaça dans la faveur royale. C’était un homme rude et retors qui avait fait tous les métiers : soldat, commis en Italie et en Flandre, fabricant de draps Sûrement il ne s’était pas attendu à finir dans la peau d’un « vicaire général du chef suprême de l’Église anglicane »

Connaissant maintenant les personnages, analysons rapidement le drame. L’action s’engage en Italie d’où François Ier à peine couronné prétend rapporter des lauriers. Sa jeunesse n’est pas la seule circonstance atténuante dont il doive bénéficier. L’aventure italienne a été engagée par ses prédécesseurs Charles VIII (1483-1498) et Louis XII (1498-1515). Elle dure depuis vingt et un ans. Charles VIII, pauvre sire, a eu la tête tournée en se voyant léguer des droits d’ailleurs théoriques sur le royaume de Naples. Et le voilà parti en 1494, à la tête d’une armée de « meschants garnements, échappés de la justice » dit Brantôme et qu’il a fallu équiper tant bien que mal. Mais il y a pire. Il a fallu aussi s’assurer la neutralité des voisins. À l’Angleterre on a donc payé tribut (traité d’Étaples, novembre 1492) ; à l’Espagne, on a rétrocédé la Cerdagne et le Roussillon (traité de Narbonne, janvier 1493) ; à l’empereur allemand, on a rendu l’Artois, la Franche-comté et le Charolais (traité de Senlis, mai 1493). Moyennant quoi il sera loisible au roi de France d’aller parader d’une ville d’Italie à l’autre sans qu’on sache au juste s’il vient en ennemi ou en protecteur ; des troupes qu’on lui oppose çà et là font défection ; il entre à Naples, y séjourne emmy fêtes et tournois se demandant s’il n’ira pas jusqu’à Constantinople chercher un empire. Pendant ce temps l’Italie se coalise derrière lui. Il faut revenir. Charles laisse à Naples un vice-roi tout désigné par son activité car, raconte Commines, « il ne se levait qu’il ne fut midi ». Au pied des Apennins on rencontre cette fois une armée décidée à la résistance. C’est la bataille de Fornoue de l’issue de laquelle les historiens peuvent disserter : victoire parce que le roi a passé ; défaite car il rentre bredouille.

Le duc d’Orléans devenu Louis XII est peut-être plus coupable que son cousin pour s’obstiner en pareille affaire et même l’aggraver car, en plus du royaume de Naples sitôt reperdu qu’occupé ne s’avise-t-il pas qu’il a des droits sur le duché de Milan de par sa grand-mère Valentine Visconti. De grands efforts cette fois sont nécessaires. Or Louis XII est un homme mûr, réputé sage et de tous points supérieur à son prédécesseur. Le peuple qui se souvient de sa bonté personnelle et de l’heureuse prospérité agricole dont on se trouve jouir sous son sceptre l’en paie par sa gratitude. La critique, elle, n’aperçoit que ce misérable traité de Blois (1504) par lequel Louis XII découragé renonce à Naples mais, têtu quant au Milanais, en obtient de l’empereur Maximilien une investiture régulière moyennant que sa fille Claude qui devra épouser Charles d’Autriche lui apportera en dot la Bretagne[8], Blois et la Bourgogne. Deux nouvelles provinces à ajouter à celles déjà sacrifiées par Charles VIII ! Heureusement la France veille. Les États de Tours déclarent inaliénables Bretagne et Bourgogne. Claude épousera son cousin François, héritier du trône.

Tels sont les antécédents qui agissent sur ce même François devenu roi (1515). Le traité de Blois n’a pas eu de suites mais de par la folie belliqueuse du pape Jules II, la guerre a repris en Italie peu après et Louis XII n’a pas eu la sagesse de s’en tenir éloigné. Depuis cinq ans la péninsule est à feu et à sang. Jules II disparaît et aussitôt, oubliant ses violences on honore en lui un champion de l’indépendance italienne. Les Français ont reperdu même le Milanais. François vainqueur à Marignan rencontre à Bologne le nouveau pape, un Médicis, Léon X. Sera-ce la paix ? Non car François s’est mis en tête de devenir empereur. De part et d’autre on trafique. Les princes électeurs de l’empire vendent et revendent leurs voix. François compte sur les Hohenzollern dont les diverses branches réunies détiennent déjà la moitié des terres germaniques. Sur quoi le roi d’Angleterre pose aussi sa candidature. Les trois rivaux s’affrontent mais il est déjà visible qu’un mouvement d’opinion en Allemagne impose l’élection de l’autrichien ; si peu allemand soit-il, il l’est plus que ses rivaux.

Deuxième acte. Charles-Quint a été élu (juin 1519) et François est déconfit. Il se tourne vers Henri VIII devenu par la force des choses, l’arbitre de la situation. Il l’invite à une entrevue où il va l’éblouir. C’est le « camp du drap d’or » ainsi désigné à cause du luxe qui s’y déploie et des fêtes qui s’y donnent. Le camp est installé près de Calais (1520). De l’entrevue rien ne résulte que beaucoup d’inutiles dépenses. Charles-Quint mieux avisé, a passé discrètement trois jours à Douvres près d’Henri et ils se sont entendus assez aisément parce qu’Henri en cet instant redoute la France plus que l’Allemagne et l’Espagne qui sont moins voisines et plus divisées. C’est le moment que va choisir François Ier qui croit avoir gagné à sa cause le pape et le roi d’Angleterre pour reprendre activement ses projets italiens. « Mon cousin le roi de France et moi, dira Charles-Quint, nous nous entendons fort bien au sujet du Milanais ; il veut le prendre et moi aussi ». Ils n’en ont besoin ni l’un ni l’autre. Mais Charles-Quint n’a pas assez de couronnes ; il lui faut celle d’Italie. Le connétable de Bourbon, aigri et mécontent parce que la naissance d’un dauphin et la loi salique l’écartent du trône, s’entend avec lui et avec Henri VIII. Ce dernier sera roi de France quand on aura détrôné François. Mais de la France on détachera la Provence et on rétablira au profit du traître le royaume d’Arles. La guerre commence. Les Anglais débarquent en Picardie et pénètrent jusqu’à onze lieues de Paris ; les Espagnols s’avancent sur la frontière des Pyrénées ; des troupes allemandes massées en Franche-comté s’apprêtent à envahir la Bourgogne. Bourbon se rue sur la Provence mais il est arrêté par les Marseillais qui résistent vaillamment et harcelé par les paysans provençaux. Tandis que la France est en tel péril, François combat en Italie[9] pour s’emparer de son duché-fantôme. Il s’y fait vaincre et prendre à Pavie (1525) dans des conditions qui rappellent le temps des fondateurs de la dynastie Valois, Philippe VI et Jean le bon !

Troisième acte. Le roi emmené à Madrid y est retenu prisonnier. Louise de Savoie est régente. Elle invoque secrètement l’appui des Turcs et non moins secrètement négocie avec Henri VIII. La Turquie est au sommet de sa fortune. Elle a pour sultan celui qu’on appelle Soliman le magnifique (1520-1566) caractère altier qui ne se plait qu’à conquérir mais sait au besoin être généreux et chevaleresque, beaucoup plus lettré et plus ouvert d’esprit d’ailleurs que ses prédécesseurs ou ses successeurs. Il ne changera rien aux destins ottomans car ils sont inchangeables mais par lui la stérilité de la domination turque se recouvre de lustre. La France en profitera. Soliman va la servir d’abord en intensifiant son offensive contre l’Autriche ensuite en consentant aux Français dans ses États des avantages inappréciables dont l’effet se fera sentir à travers les siècles[10]. Soliman n’aime pas Charles-Quint « qui se croit empereur parce qu’il a mis une couronne sur sa tête » tandis que d’après le sultan « l’empire est dans le sabre » et là seulement. Mais il va de soi que cette alliance évidente bien qu’inavouée « entre le croissant et les fleurs de lys » cause un grand scandale dans la chrétienté. Le désastre de Mohacs (1526) où périt le roi Louis de Hongrie place l’Europe en danger. Le roi de France n’en porte-t-il pas la responsabilité ? Or un autre scandale survient à point pour diminuer la portée de celui-là. Charles-Quint irrité de l’hostilité croissante qu’il rencontre en Italie et de la résistance que le pape lui-même (alors Clément VII) oppose à ses desseins laisse le misérable Bourbon marcher sur Rome à la tête des bandes déguenillées et indisciplinées que celui-ci aime à commander et où se coudoient des Espagnols ivres de lucre et des Allemands iconoclastes fanatiques. Rome est saccagée comme jamais elle ne l’a été encore. Les barbares d’antan n’ont pas donné de pareils spectacles de fureur sanguinaire et sacrilège. « On ne connaîtra jamais, dit Gebhardt, le nombre des œuvres d’art, des tableaux et des statues, des manuscrits précieux qui périrent ». De répugnants détails ajoutent à l’horreur de cette semaine tragique. Une clameur d’indignation s’élève en Europe. Quelle aubaine pour la diplomatie française ! Mais François Ier sorti de sa prison en 1526 est tout à la joie de sa liberté retrouvée. Il a dû promettre la Bourgogne pour sa rançon et livrer ses deux fils comme otages. Dans une assemblée de notables tenue à Cognac les représentants de la Bourgogne ont naturellement refusé de laisser leur province se détacher de la France dont ils la proclament inséparable. Le tour est joué. Tant pis pour les deux jeunes princes qui resteront en prison. Leur père « se divertit dans ses châteaux de la Loire » décourageant les envoyés étrangers qui n’arrivent pas à le rejoindre et auxquels il fait faire toutes sortes de belles promesses en l’air.

Où en est l’Angleterre pendant ce temps ? En recevant la nouvelle de la bataille de Pavie, Henri VIII a fait illuminer à Londres pour célébrer la victoire de son cher ami l’empereur mais il s’est immédiatement occupé de le trahir en écoutant les ouvertures de Louise de Savoie. Le roi de France prisonnier, l’Italie sans doute aux pieds du vainqueur, c’est trop ! Ainsi s’inaugure la politique anglaise de bascule qui dure encore et consistera à soutenir alternativement la France et l’Allemagne l’une contre l’autre quand la puissance de l’une l’emportera par trop sur celle de l’autre. Mais soudainement Henri VIII ne s’intéresse plus aux affaires du continent. Il ne s’intéresse qu’à une chose : divorcer d’avec sa femme Catherine d’Aragon, pour épouser Anne de Boleyn, jeune irlandaise d’une grande beauté dont il est follement épris. Pour cela il faut obtenir que le Saint-siège consente à annuler le premier mariage. Or la reine Catherine est la tante de Charles-Quint. Rome tergiverse. Pour n’avoir pas réussi à faire fléchir le pape, Wolsey est disgrâcié et remplacé par Cromwell qui va aider et pousser Henri VIII à se séparer de Rome.

Cependant un quatrième acte a commencé. Charles-Quint a bien des fois donné à entendre qu’il se préparait à une croisade éventuelle. Il ne peut se dérober davantage. Soliman a beau avoir échoué dans sa tentative pour prendre Vienne (1529), le péril turc n’en est guère diminué. Pour agir à l’est, il faut assurer la paix à l’ouest. Cette même année est signé à Cambrai un traité dont les négociatrices ont été la mère de François Ier et la tante de Charles-Quint. Aussi l’appelle-t-on la « paix des dames ». Elle n’est guère brillante pour la France qui renonce à toutes prétentions en Italie et à toute suzeraineté sur l’Artois et la Flandre, spécialement sur les villes de Douai et de Lille. Charles-Quint, bon prince, « renonce » de son côté à la Bourgogne dont il aurait été bien en peine de s’emparer. François paiera deux millions d’écus d’or pour la rançon de ses deux fils toujours prisonniers et, se trouvant veuf, il se réjouira d’épouser une sœur de l’empereur. Ce dernier, maître de l’Italie la réorganise à son gré. Il érige en duché Florence où se réinstallent des Médicis réduits à la condition de vassaux. Même chose à Milan, en Savoie, à Ferrare, à Naples. Le pape qu’il a si fort humilié s’abaisse jusqu’à le couronner à Bologne. Alors il dirige une flotte sur Tunis qui est un foyer de brigandage, s’en empare et y libère vingt mille chrétiens captifs : croisade avantageuse et ingénieuse. François qui a perdu sa mère dont les conseils lui étaient souvent précieux a commis la faute impardonnable de reprendre les hostilités et d’envahir le Piémont. Et ce faisant il n’utilise pas l’appui turc. Soliman qui guerroie en Perse ne sait pas bien si le roi de France est son adversaire ou son allié. Mais ce même roi qui n’ose avouer devant l’Europe son entente avec l’islam ne craint point de s’associer aux pirates méditerranéens dont le fameux amiral Barberousse est le chef. Ceux-ci assiègent Nice[11] puis vont hiverner à Toulon d’où ils repartent après maintes dévastations emmenant en esclavage quatorze mille infortunés. De la sorte Charles-Quint qui s’efforce à prendre Alger pour supprimer la piraterie et d’ailleurs y échoue, apparaît comme le vrai champion de la chrétienté en face d’une France qui déserte ce rôle.

Tout cela aboutit à refaire l’alliance anglo-allemande. Henri VIII s’était désintéressé des affaires continentales, occupé qu’il était à jouer les Barbe-bleue, épousant six femmes pour les répudier ou les faire mourir presque aussitôt, suppliciant tous ceux qui venaient à lui déplaire, confisquant les biens de ses victimes ou ceux des monastères, des hôpitaux, des universités, instituant enfin une église nationale sur le caractère de laquelle nous aurons à revenir. L’Angleterre tremblait, apeurée, devant cet ogre. Du moins demeurait-il en son île. Un retour offensif se produisit. Le règne de François Ier va se terminer comme il avait commencé. Les impériaux envahissent la France, s’emparent de St-Dizier, d’Épernay, de Château Thierry cependant que les Anglais prennent Boulogne et qu’en Italie une brillante victoire des Français, celle de Cérisoles, ne rapporte qu’une gloire inutile (1544) ; après quoi on traite sur la base du statu quo.

Inutile, c’est le mot qui résume tout. Jamais peut-être règnes simultanés n’ont, en trente ans, gaspillé autant de forces. Si quelques progrès agricoles ou industriels ont été réalisés, si quelques relations commerciales nouvelles se sont nouées, c’est l’activité populaire qui en a le mérite. Pendant que les rois se battaient pour des chimères, les peuples se sont efforcés tant bien que mal vers la modeste amélioration de l’existence quotidienne. La dépense d’argent a été générale. Charles-Quint a grandement appauvri ses sujets espagnols sans enrichir pour cela les Italiens ni les Allemands. Du moins pouvait-il escompter l’or américain dont le flot commençait à couler. De François Ier on a dit qu’il était « toujours à court d’une année de revenus » et c’est trop peu dire. Quant à Henri VIII s’il a dilapidé le trésor légué par son père, il se trouve avoir créé sur une base solide quoique peu morale une nouvelle « gentry » de laquelle à l’avenir les gouvernements conservateurs utiliseront fréquemment l’appui. En effet, toutes les fortunes monastiques qu’il a confisquées et qui, on doit le reconnaître, étaient médiocrement employées et ne rapportaient guère à l’État, il les a réparties en petits patrimoines dont il a gratifié sa bourgeoisie l’attachant ainsi au trône par le lien toujours très solide d’un méfait perpétré en commun.

De résultats politiques il n’y a point à proprement parler. Entre les États de Charles-Quint aucun rapprochement ne s’est opéré. De son vivant l’empereur a renoncé à maintenir sous un sceptre unique Allemands et Espagnols. Il a partagé l’héritage entre son frère Ferdinand qui règnera en Allemagne et son fils, le futur Philippe II qui règnera en Espagne. À ce dernier resteront également soumis les Pays-bas dont un édit de 1549 a réuni les dix sept provinces en corps de nation. La domination triangulaire de la « maison d’Autriche » pèse ainsi sur l’Europe occidentale mais soutenue par le prestige personnel de Charles-Quint bien plutôt que par des réalités gouvernementales. Ses domaines sont isolés les uns des autres. Le bloc ethnique français qui va toujours s’affermissant les sépare. Leur désagrégation sans doute ne serait pas longue à se produire sans les guerres de religion qui pendant trente-huit ans (1560-1598) désoleront et affaibliront la France. La maison d’Autriche, elle, s’inféodera dès le principe à la cause catholique et en tirera profit.

En France lorsqu’Henri II (1547-1560) succède à son père, rien d’irréparable ne semble s’affirmer. On pourrait remettre de l’ordre dans les finances par une sage économie et ainsi supprimer le lamentable expédient de la vénalité des charges auquel François Ier a eu recours. Les conflits religieux qui s’enveniment pourraient encore être neutralisés. Enfin s’il reste des troupes françaises en Italie, le mirage italien a pourtant cessé d’opérer à Paris. C’est sur la frontière de l’est que l’on tend à reporter l’effort : politique traditionnelle et nécessaire qui rattache aussitôt à la France les « trois évêchés » de Metz, Toul et Verdun, villes françaises de langue et de mœurs. Il y a pourtant de l’irréparable. François Ier laisse après lui une institution sans contours précis, sans mission déterminée mais dont le pouvoir corrupteur dépassera l’imagination : la cour. Il y a toujours eu des cours. Tous les souverains, même un Gengis-Khan, ont été entourés de nombreux dignitaires pour rehausser leur prestige et de nombreux fonctionnaires pour les servir. Beaucoup aussi ont eu des favoris et se sont laissé dominer par eux. Mais cette formation de l’aristocratie la plus haute en une sorte de domesticité destinée à pourvoir aux plaisirs des princes, à leur épargner les soucis, à leur servir de perpétuel intermédiaire, à les envelopper d’une atmosphère isolante et feutrée, c’est là une détestable nouveauté. Elle subsistera. Qu’ils le veuillent ou non, les rois seront désormais prisonniers de leur cour au sein de laquelle l’esprit d’intrigue, les vanités exacerbées, les ambitions mesquines, les rivalités, l’hypocrisie, la vénalité fleuriront. La cour, personnage anonyme et interlope, aura son mot à dire en toutes choses. Elle se mêlera d’orienter la politique, de déchaîner les guerres ou de diriger les négociations, mais surtout d’inspirer au maître le choix de ses conseillers, décidant ainsi par mille moyens retors des élévations et des disgrâces.

Pour la France, c’est le renoncement définitif aux habitudes capétiennes de gouvernement que les Valois n’avaient pas osé abandonner et auxquelles Charles V, Charles VII et Louis XI étaient demeurés pleinement fidèles. Sous Charles VII on avait vu à côté du négociant Jacques Cœur, les deux frères Bureau exercer les plus hauts pouvoirs et siéger au conseil en compagnie de « Jean Jouvenel, de Guillaume Cousinot, d’Étienne Chevalier, de Jean Leboursier » et autres hommes auxquels, le panache ne tenant pas lieu de talent, il était généralement fait appel en raison de leurs capacités. Dorénavant il faudra être « bien né » et savoir avant tout plaire et flatter.


RÉFORME ET CONTRE-RÉFORME

L’action exercée en Angleterre par Wyclef, en Bohême et en Allemagne par Jean Huss, plus récemment à Florence par Savonarole continuait d’opérer dans les âmes. En fait, depuis la guerre des Albigeois, trois siècles plus tôt, l’idée d’une réforme nécessaire de la religion n’avait cessé de cheminer en occident d’un peuple à l’autre. Nul n’avait la pensée d’une religion nouvelle. La notion d’évolution si étrangère à l’esprit du moyen âge n’était jamais appliquée, même par ceux qui commençaient à s’en éprendre, aux choses de la foi ; le caractère définitif du christianisme était admis par tous. Mais beaucoup s’accordaient à estimer que le christianisme avait dévié et qu’il fallait le réadapter à l’enseignement évangélique. Cette réadaptation s’accomplirait-elle avec le Saint-siège ou sans lui ; certains plus osés auraient dit : par lui ou contre lui ? Car la rupture en orient avait déjà été consommée ; mais d’autre part, un nouveau Grégoire VII pouvait surgir inopinément et prendre la tête du mouvement réformateur. La question pourtant ne se limitait pas à ces quatre alternatives. L’évangile si net sur maints points de doctrine laisse planer dans l’indécision un grave problème de conscience. Sera-t-on sauvé par l’illumination de la grâce ou par le poids additionné des œuvres méritoires ? Si le Christ donne raison à la contemplative Marie contre Marthe l’agissante, il est d’autres passages des livres saints qui semblent prononcer en faveur de la discipline inverse. Et ces deux disciplines sont malaisées à pratiquer simultanément sinon par ceux à qui une haute culture permet d’habiter par delà les horizons moyens. Dès le principe d’ailleurs l’antinomie est esquissée. Pierre et Paul les deux apôtres fondamentaux sont à cet égard, de vrais chefs d’école. Et si l’esprit de Pierre a généralement dominé dans l’Église officielle, celui de Paul a reçu de la prédication et des écrits d’un St-Augustin, par exemple, une force singulière de rénovation. Autre sujet de division : l’évangile incline nettement vers l’égalitarisme et la pauvreté y est exaltée. Qu’a-t-on fait de ses enseignements à cet égard ? Le ploutocratisme se répand et l’élément ecclésiastique, le pape en tête, y adhère sans remords. Tous les réformateurs qui ont paru jusqu’ici ont largement insisté sur cet aspect obligatoire du « retour à l’évangile ». Que fera le prochain ? Lèvera-t-il comme les Hussites et Savonarole la bannière de l’égalité sociale ? Reprendra-t-il la vieille thèse de St-Jérome ? Prétendra-t-il transformer le gouvernement civil en même temps que le dogme ou se bornera-t-il à prêcher la purification du pouvoir religieux sans toucher aux croyances ? Autant de points d’interrogation qui se posent au moment où Luther va intervenir. Lui-même ne sait pas dans quel sens il interviendra ni s’il est désigné pour cela. Fils d’un bûcheron, né en 1483, entré au couvent à Erfurth en 1505, c’est une nature à la fois puissante et faible, pénétrée par une crainte presque maladive de Dieu, allant de l’angoisse passive à l’audace active sans gradation ni maîtrise. Mais il faut voir dans sa passion indignée comme une concentration des motifs d’indignation inconsciente de son temps. Son contact avec Rome décide de sa vocation. Ce qu’il y voit le déroute non moins que l’exaspère car il n’y comprend rien. Comment comprendrait-il ?

En Italie il y a longtemps que les bons chrétiens détachés au fond du cœur de l’Église et du Saint-siège commercent directement avec Dieu. Les initiateurs de ce mouvement ont passé : ils se nomment Joachim de Flore et François d’Assise mais leur action subsiste alors que le monde ne sait plus rien d’eux. Ce qu’on y pense des débordements romains, Laurent de Médicis nous l’apprend. « Vous allez, écrit-il à son neveu qui part pour Rome, dans la sentine de tous les vices et vous aurez de la peine à vous y tenir décemment ». La série des pontifes qui se succèdent depuis trente ans ne fait, dirait-on, que précipiter la ruine d’une institution condamnée. Sixte IV, mort en 1484, inaugure des défaillances nouvelles. Il a un fils qui intrigue pour s’assurer d’avance la tiare. Innocent VIII (1484-1492) a aussi un fils. Celui-là, pendant l’agonie de son père, enlève le trésor de l’Église et s’enfuit avec. Puis vient Rodrigo Borgia, Alexandre VI (1492-1503) qui a sept ou huit enfants dont le fameux César et sa sœur Lucrèce fauteurs de crimes et de scandales indéfinis. C’est ensuite Jules II (1503-1513) toujours en guerre, à cheval et armé, batailleur incorrigible et voici pour finir Léon X (1513-1521) amateur de théâtre et de fêtes païennes qui anxieux d’achever la construction de la basilique de Saint-Pierre vend tranquillement les indulgences. On en a vu bien d’autres. En Italie nul ne se fâche plus. Mais en Europe de tels faits n’étaient pas connus ou pas admis. On ne voulait pas y croire. Le prestige pontifical est encore grand. Or Luther venu pour chercher un réconfort de conscience a vu et constaté. La colère sainte désormais gronde en lui. La Réforme est faite en germe. Elle sera sécessionniste car il n’y a plus de collaboration possible avec l’« évêque de Rome ». Elle sera dogmatique car Luther est emporté par son tempérament en un élan direct et irrésistible vers Dieu. Sera-t-elle sociale ? Il n’a ni le temps ni le goût d’y songer. Ce sont les événements qui en décideront.

Le 31 octobre 1517, Luther a affiché à la porte de l’église de Wittenberg les « thèses » subversives. Le 20 décembre 1520, il brûle la bulle pontificale qui le condamne. La diète de Worms se prononçant contre lui, ses partisans le mettent à l’abri à la Wartburg où il s’emploie à traduire la bible : traduction de génie qui donne à la langue allemande sa forme définitive. Ni l’empereur Charles-Quint ni le pape ne s’inquiètent de tout cela. Léon X se moque de « frère Martin », de sa révolte et de ses menaces. Mais en Allemagne, l’antipapisme se répand. C’est une idée simpliste. Elle s’empare du peuple qui tend à croire que la séparation d’avec cette Rome criminelle et vicieuse suffira à « ramener Dieu ». Alors par sa protection règneront la paix et l’abondance. Des émeutes populaires, des désordres d’étudiants se produisent provoquant des répressions locales souvent sanglantes. Quantité de sectes naissent professant un « amalgame singulier d’instincts rétrogrades et d’aspirations hardies ». Tels les « anabaptistes » qui s’emparent de la ville du Munster et y domineront plus d’une année. Avant cela les « chevaliers » ont déchaîné en Souabe une guerre civile. Ce sont des gens « besogneux et turbulents, hautains et brutaux » et qui sont à la fois détestés de la bourgeoisie et des princes parce qu’ils convoitent les richesses de l’une et entravent les calculs ambitieux des autres. Les chevaliers vaincus, les paysans à leur tour se révoltent : insurrection plus sérieuse mais qui manque de direction. Ainsi s’épuise la sève sociale dans l’arbre de la Réforme. Luther inquiet assiste à ces violences au milieu desquelles il sent son effort se perdre. Mais déjà, comme dit Ernest Denis, « quelques princes se demandent s’il n’y a rien à tirer de cette force déchaînée ». Désormais Luther n’est plus que l’initiateur déjà distancé. Les chefs sont l’Électeur Jean de Saxe et le landgrave Philippe de Hesse. Convaincus ? sans doute mais intéressés, sûrement. On va commencer à « séculariser ». Grand mot : bonne affaire. Séculariser, c’est confisquer et la confiscation légitimée par la religion, quelle aubaine pour tous ces princes dont les besoins excessifs — mais parfois aussi les charges inévitables — dépassent les ressources car leurs domaines ne sont pas d’assez vastes dimensions pour leur procurer un facile crédit.

Charles-Quint a une vue très juste des choses quand il presse le pape de provoquer au sein de l’Église romaine une contre-réforme qui en Allemagne, sinon en Suisse et en Scandinavie lui ramènerait les peuples. Car les peuples ne sont pas enchantés. Dans les sanctuaires allemands dépouillés de leurs ornements se déroulent des offices sans attrait. Des pasteurs besogneux et médiocres au service d’une « oligarchie de théologiens pointilleux et intolérants » font regretter l’ancien clergé. Autour des couvents fermés la misère s’étend. En 1530, à Augsbourg, les « protestants »[12] s’accordent sur une profession de foi qui ne paraît pas aussi éloignée qu’on le pensait de celle de maints catholiques. Des esprits modérés, comme Melanchton, souhaiteraient le rapprochement. Luther est hostile mais c’est Calvin (dont l’influence en France et surtout à Genève est très forte) qui fait échouer la tentative. Sur quoi le concile tant attendu s’assemble à Trente (1545) sous le pontificat de Paul III. On a perdu beaucoup de temps à le convoquer ; on va en perdre non moins à délibérer. Transféré à Bologne en 1547, dissous en 1549, rouvert par Jules III en 1551, suspendu en 1552, repris en 1562, clos enfin en 1564 jamais concile n’a eu ou n’aura une existence si agitée et si complexe.

Si l’initiative de Luther a créé le protestantisme, le concile de Trente a créé le catholicisme. De part et d’autre, il y a « caporalisation » du christianisme selon des modes différents. Et comme, par comparaison, cette Église du moyen-âge qu’on se figure étroite et mesquine apparaît au contraire « large d’allures et souple » ! À prendre la liste des décisions arrêtées, il n’y a point de si grands changements dans le camp romain. Les innovations de doctrine sont peu nombreuses et quelques unes des mesures prises concernant la publicité des mariages, par exemple, sont de nature à servir l’ordre public ; mais un esprit nouveau anime la législation, une sorte d’esprit militaire fait d’aspirations combatives et disciplinaires et qu’accentue encore la création de la milice d’origine espagnole en laquelle le concile va trouver un agent d’exécution, à savoir l’ordre des jésuites.

Son fondateur, Ignace de Loyola (1491-1556) est un militaire en effet, enthousiaste et énergique. Il n’abandonne la carrière des armes que pour conquérir des âmes. À trente-sept ans, il recommence ses études, passe son doctorat à l’université de Paris (1534) et dans une chapelle de Montmartre avec quelques jeunes gens dont l’« intrépide et élégant François Xavier », il fonde la « Société de Jésus ». Son but sera de servir d’appui à la papauté. Ignace qui ignore son génie d’organisateur vise à n’être qu’une soixantaine. Quand il mourra, la Société sera déjà divisée en quatorze provinces. Le « général » dirige depuis Rome surveillé par six « assistants » qu’élisent les jésuites d’Allemagne, de France, d’Espagne, de Portugal, d’Italie et de Pologne. Progrès d’une rapidité inouïe : en quinze ans les jésuites se sont établis à Cologne, à Munich, à Vienne, à Trèves, à Mayence ; plus tard à Anvers, à Louvain, à Prague, à Fribourg, à Lucerne. Comment ils se forment ?… Au moyen d’un noviciat formidable et d’une longueur inusitée au cours duquel l’individualité est brisée puis reconstruite. Car c’est une erreur communément admise de croire que le jésuite n’est qu’un instrument passif aux mains de ses supérieurs. Peu d’ordres au contraire préservent pareillement l’autonomie de chacun de ses membres mais après l’avoir enfermée dans des directives à la fois vastes et courtes. En politique ils veulent l’ordre romain, le pape souverain absolu, clé de voûte de tout l’édifice, souverain catholique aussi, c’est-à-dire universel ; et c’est pourquoi en même temps qu’à la partie hostile de l’Europe ils s’attaquent à l’Asie lointaine comme à l’Amérique récemment découverte, prenant pied à la fois au Brésil (1549), dans l’Inde et au Japon. Leur morale est celle de la bataille : l’action est tout ; le soldat doit vaincre en employant les moyens qui s’offrent. De même qu’il est récompensé par le chef pour ses hauts faits, de même la grâce divine tombe sur celui qui a été vaillant et a su se sacrifier au bien de la cause. On ne pleure pas ses péchés ; on les répare par le contre-péché ; ainsi une contre-offensive rétablit le front qui a fléchi. À l’Église « militante », celle d’ici-bas, correspondent au delà de la mort l’Église « triomphante » que forment les élus et l’Église « souffrante » composée des punis qui attendent l’expiration de leur peine. De l’une à l’autre circule un courant de prières, d’invocation et de solidarité.

Tout cela, à la lumière de la science contemporaine, paraît volontiers mesquin mais au xvime siècle il n’en était pas ainsi. De plus de telles certitudes si bien organisées apportaient un repos bienfaisant à des esprits inquiets, troublés par tant de doctrines contradictoires et de déceptions de conscience.

Cela est si vrai que, dans le parti adverse, existait un courant similaire dont la mouvance était à Genève. Genève jusqu’alors ville de commerce et de plaisir, d’allures françaises et italiennes s’était servie de son évêque pour résister aux entreprises de la maison de Savoie puis ensuite de l’alliance bernoise pour secouer le joug de l’évêque. Elle se complaisait déjà en un particularisme indépendant et peut-être crut le renforcer en écoutant les conseils impétueux du prédicateur Farel de Neuchâtel. En 1536 celui-ci amène les Genevois à renoncer à la messe « et autres cérémonies papales, images et idoles ». Pour fortifier sa conquête, Farel cherche un collaborateur. Il met la main sur Calvin, un français né à Noyon et qui, acquis à la Réforme, s’en allait s’installer à Strasbourg[13]. Calvin se laisse persuader de demeurer à Genève pour l’« organiser ». Il l’organise en effet. Calvin, grand écrivain mais moraliste intolérable est un de ces esprits rigides qui vont toujours jusqu’au bout de leurs idées et sans tempérament parce que la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre et que leur conception de la morale est exclusivement géométrique. Sous le règne de Calvin qui dure de 1537 à 1564 — avec une interruption provoquée par une révolte passagère de la population contre cette tyrannie — les Genevois appelés à jurer obéissance à un catéchisme précis sont traités en collégiens. On les surveille sévèrement et on les réprimande pour le moindre manquement. « Il faut leur procurer leur bien malgré qu’ils en aient » proclame le terrible réformateur lequel en 1553 fait brûler Michel Servet dont les idées sur la Trinité et les tendances panthéistes lui semblent subversives. Calvin d’ailleurs gouverne sans souci de légalité. Pour se maintenir en possession d’une majorité favorable, il fait attribuer la « bourgeoisie » genevoise à des étrangers, ses partisans, qu’il installe par copieuses fournées de plusieurs centaines. En même temps ses idées s’exaltent. Il veut qu’on adhère à la notion de la prédestination absolue. Les uns seront sauvés, les autres damnés. Ainsi Dieu l’a décidé. Rien à faire. Et la simplicité cruelle d’un tel dogme opère sur la masse qui s’y jette avec une désespérance radieuse.

C’est là l’extrême-gauche du protestantisme débutant. Sa puissance véritable est dans cette bourgeoisie allemande « fruste de manières, ne comprenant guère de l’art que la musique, vulgaire mais solide, résistante, dévouée à son devoir et confiante dans ses forces ». Ce portrait tracé par Ernest Denis est bon. C’est bien ainsi que, sous l’influence de Luther, la nouvelle Allemagne s’établit dans la vie. Car c’est lui qui l’a faite à son image : un Luther seconde manière, auteur de ces « propos de table » où il y a presque un peu de Rabelais : un Luther apaisé, confiant, pas distingué certes mais plein de bon sens, cordial, lettré et autour des enseignements de qui se cimente l’avenir germanique.

Le xvime siècle à son déclin voit de la sorte la scission religieuse de l’Europe s’affirmer de façon définitive. Les répercussions d’un tel événement vont se faire longtemps sentir avant que la stabilisation ne s’opère. Mais dès alors quelques esprits clairvoyants inclinent à dégager le pouvoir civil de l’emprise des Églises ou du moins, à décliner la compétence de l’État en matière de foi. Il faudra attendre les États-généraux de 1614 pour qu’en France le président du tiers-état, Miron, en un discours célèbre, ose formuler les prémisses d’une telle doctrine — et combien de lustres ensuite pour que la majorité de l’opinion y adhère ! N’importe ; on peut prévoir l’ère de la tolérance politique. Quant à la tolérance individuelle, d’où et comment poindra-t-elle ? On la dirait un moment moins prête à sortir du village protestant que du grand château catholique : constructions neuves dont les plâtres n’ont pas encore séché et dont il appartiendra aux résidents futurs d’aménager l’intérieur.


HENRI iv DE FRANCE
ÉLISABETH D’ANGLETERRE

Du point de vue de l’histoire universelle, il n’est guère de période autant dénuée d’intérêt que les règnes des trois fils d’Henri II, car les Valois finissent par trois frères comme ont fini les Capétiens et comme finiront les Bourbons : étrange parallélisme des destinées de ces trois dynasties. De 1559 à 1589, François II, Charles IX, Henri III se succèdent sur le trône : personnages troubles ou falots qui, avec la reine-mère Catherine de Médicis[14], président à de sanglantes ou impuissantes intrigues sans cesse renouvelées et auxquelles la religion sert de prétexte.

La faute initiale en est à François Ier dont l’attitude à l’égard du protestantisme naissant a été pitoyable d’incohérence et de faiblesse. D’abord sous l’influence de sa sœur Marguerite, il avait protégé les audaces de Lefèvre d’Étaples. Charmante figure que celle de ce vieux professeur de l’université adonné au culte des lettres et des sciences et les délaissant sur le tard pour s’éprendre de l’Écriture sainte et la vouloir présenter au peuple. Chez lui rien des tumultueuses indignations d’un Luther ou de l’ardeur sectaire d’un Calvin. Il est leur précurseur cependant et, comme l’observe Michelet, enseigne le luthéranisme six ans avant son fondateur. Il tient le baptême et l’eucharistie pour de simples symboles, repousse les pratiques superstitieuses, le culte en latin, le célibat sacerdotal, etc… mais la netteté de ses doctrines n’enlève rien à la douceur de son caractère. Autour de lui s’assemblent de braves gens pleins de foi, des artisans, quelques étudiants uniquement incités par le désir du bien. Dans le haut clergé qui est alors le plus éclairé et le plus instruit de l’Europe, on est porté à l’indulgence sinon à la sympathie. Seule, la Sorbonne, depuis longtemps dévoyée, devenue fanatique et restée pédante, s’agite, clame, en appelle aux tribunaux. Pendant la captivité du roi et la régence de sa mère, quelques excès anonymes ont été commis : mutilations de statues, lacérations de brefs pontificaux car sous l’influence des nouvelles venues d’Allemagne, une certaine effervescence se manifeste ici et là. En 1534 on affiche en plusieurs lieux et jusque dans les appartements du roi des « placards » d’une extrême violence contre le « papisme ». Bien des bûchers ont été déjà dressés. De pauvres travailleurs, des marchands, de jeunes étudiants, quelques prêtres y ont péri. La foule qui, la première fois, avait failli se révolter et massacrer les bourreaux assiste, interdite, au spectacle. L’écho des troubles suscités par les anabaptistes allemands déroute les esprits. François Ier oscille ; s’il avait à ce moment un peu de vouloir, il pourrait tout apaiser : instant fugitif où il est en quelque sorte l’arbitre de la situation religieuse non seulement en France mais en Europe. Tout à ses plaisirs, il laisse aller les choses. Il s’abaisse jusqu’à suivre à Paris, cierge en main, une procession « expiatoire » dont les « reposoirs » sont six bûchers qui s’allument à son commandement. On a inventé des potences à chaînes de fer qui permettent de retirer à trois reprises le supplicié du feu et de l’y replonger pour prolonger sa souffrance. En même temps un décret promet aux dénonciateurs le quart des biens de l’hérétique qu’ils signalent ; un autre décret, inspiré par la Sorbonne, interdit l’imprimerie. Le roi, peu après, change son fusil d’épaule parce qu’il regarde du côté des princes protestants d’Allemagne dont l’alliance lui serait avantageuse mais dès 1538 un nouveau soubresaut le jette dans les bras du parti espagnol et c’est alors la persécution définitive et savamment organisée, l’établissement d’une inquisition centralisée, une succession d’épisodes barbares aboutissant au massacre collectif des Vaudois de Provence[15].

Tel est le lourd héritage de responsabilités légué par François Ier à son successeur Henri II et que celui-ci aggrave encore avant de le passer à ses fils. La « chambre ardente » qu’il institue devra hâter la procédure pour « crime d’hérésie ». Sous ce vocable tous les mensonges s’assemblent, et toutes les passions et toutes les convoitises. On confisque. Diane de Poitiers, la maîtresse du roi, y trouve son compte. Sinistre époque où quelques belles figures, le chancelier Michel de l’Hôpital, l’amiral de Coligny… émergeront isolément d’un affreux chaos. La vraie France vivra terrée dans le silence des champs ou dans l’obscurité des humbles métiers, attendant Henri IV tandis que guerroient sur son sol deux armées d’environ huit mille hommes chacune composées d’aventuriers français, italiens, espagnols mais surtout de « reîtres et lansquenets » allemands dont le centre de recrutement est à Francfort. Ces troupes sont au service d’une aristocratie sans loyauté comme sans horizon pour qui le vol et l’assassinat sont devenus péchés mignons. Charles IX, le roi de la Saint-Barthélemy et Henri III qui fait tuer le duc de Guise et son frère le cardinal sont-ils eux-mêmes mieux que des assassins ? Tous ces gens ne connaissent que leur intérêt immédiat. Chez les dirigeants de l’un et l’autre parti, la notion même de la patrie s’est obscurcie. Les « huguenots » demandent secours à l’Angleterre et lui livrent le Havre ; par la suite ils ouvrent la frontière de l’est aux Allemands. Quant aux « papistes » ils appellent à la rescousse le redoutable Philippe II d’Espagne et volontiers lui soumettraient la France.

i

En 1584 un évènement inattendu se produit. Le duc d’Anjou meurt. C’est le dernier frère d’Henri III lequel n’a point d’enfants. L’héritier légitime de la couronne de France est désormais le roi de Navarre, Henri de Bourbon, premier prince de sang. Or sa mère la reine Jeanne de Navarre qui inclinait vers les doctrines réformées et avait fini par y adhérer complètement l’a élevé dans la foi calviniste. Y tient-il beaucoup ? Il a paru près d’y renoncer en épousant à dix-neuf ans sa cousine Marguerite, sœur de Charles IX. Mais le massacre, dit de la Saint-Barthélemy, survenu très peu de jours après ce mariage (24 août 1572) l’a rejeté dans le parti huguenot dont il est devenu le chef. Pourquoi ? Conviction ? Inclination naturelle à défendre les plus persécutés, à se porter du côté où, sans contredit (parmi les humbles en tous cas) il y a le plus de vertu et le moins de calcul ?… la mentalité du prince est sans doute fixée dès alors. Il est et restera incapable de se passionner pour les querelles théologiques, pour les détails de la pratique du culte. On le sent attaché, selon l’expression dont il s’est tant de fois servi « à la religion de ceux qui sont braves et bons ». Aussi bien est-il certain de régner ? Henri III n’est point moribond et sa succession ne va pas nécessairement s’ouvrir. Un crime en décide. Le roi est assassiné. Henri de Bourbon devient roi de France de par la loi salique. Il devra conquérir son royaume dont une bonne moitié le repousse et quand il l’aura conquis le remettre sur pied car ce royaume est passablement dévasté et à moitié ruiné.

Ce n’est pas impunément qu’on laisse ainsi se déchaîner des guerres civiles un demi-siècle durant et, sous le couvert de la foi, s’organiser des syndicats de profiteurs. Mais à cette cause de désordre et d’affaissement se superpose cette fois une crise économique et sociale qui n’en est pas la conséquence. Depuis que l’Espagne exploite à son profit les mines du Pérou dont une seule produit par an trois fois et demi plus de métal précieux que n’en produisait l’Europe entière jusqu’alors, ce métal malgré les précautions prises a franchi les Pyrénées par infiltration lente et son pouvoir d’achat ayant baissé, le coût de la vie a monté en proportion. Déjà sous Henri III, ce qui se vendait cinq sols auparavant en valait vingt. À ce régime les propriétaires fonciers se sont endettés en empruntant et les travailleurs mourant de faim se sont révoltés. Des quantités de domaines ont changé de mains. On voit beaucoup de seigneurs, dit un contemporain, « dont les ancêtres vendaient du drap dans la petite ville ». La noblesse qui n’est pas dépossédée se désintéresse de la vie provinciale. Elle veut vivre à la cour. Les grandes villes se gouvernent à leur façon ; ce sont des républiques municipales. Marseille retourne à ses traditions antiques d’indépendance. Ailleurs on réclame des « tribuns du peuple » ou la création de démocraties « à l’image des Suisses ». Les voisins, le roi d’Espagne, la reine d’Angleterre, le duc de Savoie épient ces symptômes avec l’intention d’en profiter. Il y a de plus une agitation corporative qui n’est pas sans danger. La corporation est devenue tyrannique. La paix sociale de l’âge antérieur tend à s’évaporer. Les corps de métiers se sont hiérarchisés et bataillent contre les « compagnonnages », sociétés ouvrières clandestines qui souhaiteraient la liberté du travail. Ajoutons les famines qui font beaucoup de victimes, les épidémies qui sévissent périodiquement Tant de malheurs ne sont pas sans influence sur les manières et les mœurs. Aussi un diplomate vénitien qui avait connu les Français « probes et civils » déplore-t-il que la « vue du sang » ait rendu la population du royaume « rusée, grossière et sauvage ».

Henri IV commence par guerroyer avec plus de séduisante bravoure que d’habileté stratégique. Mais bien vite il se rend compte que par les armes il n’arrivera à rien. Le voilà homme d’affaires. Il calcule chaque geste mettant en regard de la dépense ce qu’elle rapportera. Les chefs de l’aristocratie sont à vendre ; il les achète appréciant l’avantage de les ruiner ainsi dans l’estime de la nation. Dès 1589 il a vaguement parlé d’abjurer mais il ne réalise ce dessein que quatre ans plus tard lorsqu’il est déjà quasi certain de la victoire finale. Cette lenteur enlève à l’acte son caractère éventuel de marchandage pour le trône et l’opinion a le temps de s’y préparer. Rien d’intéressant à suivre comme sa conduite les dix premières années de son règne effectif après qu’il a repris possession de sa capitale. Tout en lui est équilibré : la volonté d’équilibre se superpose à la tendance naturelle ainsi que le goût de sérier les questions, de mettre chaque chose à sa place. Le lendemain de son entrée à Paris, il est allé « jouer à la paume tout du long de l’après-dinée » mais le pays est encore beaucoup trop sportif pour que les parisiens s’en irritent[16]. Après quoi il s’est installé, a bien regardé autour de lui, pesant et soupesant une question puis une autre, s’informant, réfléchissant et prenant son temps pour en décider. En 1596 il réunit à Rouen des notables, presque tous gens du Tiers et leur tient un discours pittoresque et franc, invitant ses sujets à participer avec lui à la restauration du royaume. Songe-t-il à rendre aux États-généraux, maintenant décriés, leur ancien lustre ? Il y paraît. Le clergé, en général, lui fait confiance. Dès avant sa conversion, quelques prélats et bien des prêtres étaient de son parti. Par contre, la noblesse est en majorité boudeuse et frondeuse et, dans la bourgeoisie des villes, il y a pas mal de ces adeptes du fanatisme lettré qui est encore celui de la Sorbonne. Quant aux protestants, on les dirait passablement détachés de l’idée nationale. Beaucoup songent à une sorte de république immatérielle superposée à la patrie territoriale et qui aurait ses foyers à Amsterdam et à Genève.

Peut-être l’expérience de Rouen décourage-t-elle le roi. On dirait que ce coup de sonde ne l’a pas satisfait et que dès lors, renonçant à s’appuyer sur les États-généraux, il se résigne à gouverner seul avec des conseillers choisis. S’il en est ainsi — et toute la suite prête à le croire — c’est un tournant décisif ; c’est un malheur aussi et une faute à mettre en parallèle avec la confirmation de la vénalité des charges de justice dont chaque titulaire moyennant un impôt considérable pourra disposer désormais en faveur de son héritier.

Henri IV heureusement est plus persévérant et patient en matière religieuse. Le difficile n’est point en effet de rédiger le texte du fameux édit de Nantes (1598) encore que ce texte soit admirablement raisonnable et sage mais bien de le faire accepter. Le pape le qualifie d’acte impie ; les protestants malgré les avantages considérables qui leur sont faits regimbent au point de faire regretter au roi que l’unité de foi soit détruite. Ce n’en est pas moins l’avenir libéral qui se trouve contenu dans cet édit dont un retour d’intolérance pourra faire abroger mais non oublier les dispositions. C’est le point de départ de la séparation de l’Église et de l’État, doctrine sur laquelle s’appuiera l’évolution moderne.

Même persévérance et même patience — même opportunisme aussi — en politique extérieure. Partout Henri IV s’applique à maintenir la paix par l’équilibre : en Italie où, allié de Venise et de Florence, il s’en sert pour faire contrepoids aux deux centres d’influence espagnole Milan et Naples — en Suisse où il protège Genève contre les ambitions du duc de Savoie et les Grisons contre les entreprises du gouverneur du Milanais — en Angleterre où il vise à garder tout en la surveillant de près une amitié en laquelle il n’a guère confiance — en Hollande où il cherche à prolonger les trêves consenties par l’Espagne sentant bien que le temps y travaille pour l’indépendance — en orient enfin où il s’arrange pour développer le prestige et servir les intérêts français sans se compromettre par une alliance trop avérée avec les Turcs.

Plus discutable est sa politique allemande encore qu’elle s’inspire de principes identiques. Mais dans l’Allemagne d’alors, il est bien difficile de s’immiscer sans aboutir à la guerre. Et c’est à la guerre en effet qu’Henri IV se prépare lorsque le couteau d’un fanatique met fin à ses jours. Que voulait-il ? Inclinait-il sur le tard vers une fâcheuse mégalomanie ? On a fait grand état par la suite d’un plan d’organisation de l’Europe où le confident du roi, Sully, homme réaliste pourtant, semble avoir mis passablement de son imagination. Le besoin d’un remaniement général ne s’imposait point ; par les efforts combinés d’Henri IV et de son ministre, la France était redevenue prospère avec ses dettes en partie remboursées, les impôts diminués, son budget en excédent, ses progrès agricoles et industriels, son commerce étendu au loin. Elle n’avait point de motifs de risquer ses ressources dans une aventure incertaine.

Le règne s’acheva brusquement. Henri IV avait échappé à une quantité d’attentats. Cette fois il n’eut pas le temps de prononcer une parole. Une grande stupeur s’ensuivit. Le monarque défunt laissait le trône à un enfant mineur, Louis XIII, fils de Marie de Médicis avec laquelle il s’était remarié en 1599. La « grosse banquière » comme on l’appelait n’avait pas été pour lui une compagne appréciée ; il est vrai qu’il n’avait cessé de prendre avec la morale des libertés vraiment excessives et qui avaient contribué à lui aliéner des sympathies en même temps qu’à lui créer des embarras car le placement avantageux de ses enfants naturels n’avait pas été sans l’entraîner à de regrettables abus. Le passage d’Henri IV sur le trône de France n’en est pas moins un des moments les plus importants de l’histoire et comme le préambule de l’ère moderne dont se trouvent esquissés dès lors plus d’un trait essentiel : tolérance religieuse, équilibre européen, essor donné aux travaux publics, tendance à protéger le travail national au moyen des droits de douanes Par contre les institutions politiques demeurent dans la même indécision où elles sont depuis cent ans ; et la prolongation d’un tel état de choses n’est pas sans péril. Il va falloir se décider entre le pouvoir personnel absolu et l’appui donné moyennant contrôle par des assemblées régulières. C’est Richelieu qui choisira.

ii

Le seul fils d’Henri VIII d’Angleterre, Édouard VI n’avait régné que six ans (1547-1553) : enfant malingre et pâle mais non sans volonté et qui, ne se plaisant qu’à lire l’Écriture sainte, entendait modeler son royaume sur l’idéal qu’il avait dans l’esprit : un royaume sévère et pieux dont les habitants chanteraient des psaumes et marcheraient compassés dans les voies du salut. Par malheur une poignée de protestants exaltés s’étant trouvés prêts à réaliser les vues du petit roi, l’Angleterre du xvime siècle avait un moment fourni une vue anticipée de ce que serait au siècle suivant le gouvernement des puritains émigrés en Amérique. Édouard disparu, le trône était revenu à sa sœur aînée, Marie, née du premier mariage de leur père avec Catherine d’Aragon. Catholique irréductible et plus espagnole que britannique, Marie épousa aussitôt son cousin Philippe d’Espagne (1554). Comme il se préparait à abandonner le pouvoir suprême, Charles-Quint avec une extraordinaire puissance de vision avait négocié ce mariage, ouvrant ainsi à son héritier les plus vastes perspectives. Il suffirait en effet au monarque qui allait unir de la sorte les couronnes d’Angleterre et d’Espagne de mettre la main sur le Portugal pour que, détenant d’autre part les Pays-bas et bénéficiant des territoires sud-américains récemment annexés[17], il se trouvât au faite d’une fortune inouïe et maître du commerce universel. Afin que le futur Philippe II fut mieux à même de s’inspirer de tels desseins, Charles-Quint l’avait débarrassé du fardeau des affaires allemandes qui lui avaient à lui-même donné tant de soucis. Ce ne fut pas le temps qui manqua à Philippe II puisqu’il régna quarante-deux ans (1556-1598). Ce ne fut pas non plus le caractère car ce prince de réputation sinistre était réfléchi, travailleur et persévérant. Mais la violence de son fanatisme paralysa ses moyens et neutralisa les circonstances favorables de son destin. La France, en proie pendant presque tout son règne, aux affreux désordres de la guerre religieuse lui faisait la partie belle. Le Portugal affaibli tomba bien en ses mains (1580) mais ne recherchant de tous côtés que l’occasion de contenter sa passion sectaire, il perdit les atouts assemblés dans son jeu. Les Pays-bas se révoltèrent, les possessions d’Amérique mal administrées ne produisirent point ce qu’on eut pu attendre ; l’Espagne fut de nouveau mêlée aux affaires continentales et s’y épuisa ; enfin l’Angleterre s’échappa et pour toujours.

Lorsqu’après leur mariage célébré à Winchester, Marie et Philippe avaient fait leur entrée à Londres, il n’eut fallu à ce dernier qu’un peu de souplesse pour s’imposer à ses nouveaux sujets. Ceux-ci étaient assoiffés de paix religieuse ; les sévérités du règne précédent les avaient irrités. Ils s’attendaient à une réaction dans le sens catholique et n’y répugnaient point pourvu que cette réaction ne s’accompagnât pas de nouvelles persécutions et qu’une réconciliation hâtive et complète avec Rome ne revêtit pas le caractère d’un acte de contrition pénible à l’orgueil national. Philippe avait auprès d’eux un grand prestige tant par l’éclat de son rang qu’en raison de son énorme fortune. C’était chose rare alors — rare en tous temps du reste — qu’un souverain assez riche pour pouvoir se passer au besoin de lever des taxes. Les premiers convois d’or américain plaçaient momentanément Philippe dans cette heureuse situation. Quelle aubaine pour sa politique ! Mais l’Angleterre très vite lui avait déplu et il y avait froissé tout le monde par sa morgue dédaigneuse. Il s’écarta maladroitement de sa femme fort éprise de lui et regagna l’Espagne. Quand Marie mourut prématurément en 1558, le trône d’Angleterre se trouva perdu pour Philippe et passa sans conteste à la demi-sœur de la défunte, Élisabeth fille d’Henri VIII et d’Anne de Boleyn.

C’est là peut-être, le tournant le plus important de l’histoire d’Angleterre, celui où se fixèrent définitivement les destins britanniques. Non que la singulière et peu sympathique princesse devant laquelle s’ouvrait un règne de quarante-cinq années (1558-1603) ait marqué par l’esprit d’initiative et la suite dans les desseins mais parce que, intelligente et avisée autant qu’égoïste et rusée, ses qualités et ses défauts contribuèrent également à favoriser l’évolution du peuple anglais vers un insularisme profitable dont il possédait l’instinct sans en tenir la formule. En cinq années la reine Marie avait réussi à faire la quasi-unanimité parmi ses sujets contre tout retour à l’hégémonie pontificale. La persécution qu’elle avait déchaînée rejetait dans l’ombre les excès précédents. Élisabeth se garda de pareils errements. Un historien l’a dépeinte « païenne de raison, de tempérament et de goûts ». C’est peu exact. Elle eût sans doute fort mal compris Julien l’apostat. Mais les problèmes religieux ne l’obsédaient aucunement et cela lui permit de favoriser, selon ses propres intérêts, une confession ou l’autre sans prendre parti. Sur le continent catholiques et protestants luttaient avec acharnement. Élisabeth soutint les seconds tout en ménageant les premiers. Longtemps son beau-frère Philippe et le pape lui-même se flattèrent de la ramener à eux tandis que, par ses subsides, elle aidait les huguenots de France et les révoltés des Pays-bas sans toutefois souhaiter la victoire complète des uns ou des autres. Le voisinage d’une France trop unie et trop forte l’eût incommodée. Quant aux Flamands et aux Hollandais, l’Angleterre ne pouvait les laisser périr si près d’elle, mais elle bénéficia de leur infortune de deux façons : d’abord par l’exode d’industries qui se produisit notamment au moment de la ruine d’Anvers (1570) ; l’on vit alors dans les comtés anglais de l’est se multiplier fabriques et comptoirs ; ensuite par la formation dans le Pas de Calais d’une véritable école de corsaires anglais se recrutant parmi les gentlemen désœuvrés et les pêcheurs sans emploi : piraterie fructueuse où s’entraînèrent pour de plus lointaines aventures les énergies maritimes de la nation.

Il est à remarquer que jusqu’alors les Anglais s’étaient révélés peu entreprenants et point du tout marins. Cette dernière anomalie explique qu’ils fussent longtemps demeurés dans une véritable dépendance continentale. Apprenant à se passer de l’Europe, ils se détachèrent progressivement de sa mentalité. Le parlement reprit de l’audace et de la vigueur. Henri VIII l’avait fortement domestiqué mais en lui faisant endosser ses décisions fut-ce en matière religieuse, il lui avait selon une juste observation « donné le goût de se mêler de tout ». Un temps il avait fallu frapper d’une amende les députés absents pour les forcer d’assister aux séances. Maintenant l’attrait d’une indemnité parlementaire n’était même plus nécessaire à exciter leur zèle. Élisabeth se garda d’entrer en lutte avec les représentants de la nation. Comme elle se laissait aller à constituer de nouveaux monopoles (procédé dont Henri VII et Henri VIII avaient usé largement), le parlement intervint. À quand le monopole du pain, demanda-t-il ironiquement. La reine, aussitôt « remercia ses fidèles Communes de l’avoir éclairée sur un abus ignoré d’elle ». D’où attendrissements réciproques et échange de paroles amènes. Ces manigances étaient tout à fait dans la manière d’Élisabeth mais elle ne s’y livrerait pas toujours de façon aussi innocente. Pour perdre Marie Stuart elle y eut recours tragiquement.

Proche parente d’Élisabeth puisqu’elle était petite-fille d’Henri VII, l’héritière des souverains écossais avait été élevée en France étant fiancée au dauphin qui devait devenir François II. Mais François II ne fit que passer sur le trône et Marie prématurément veuve retourna dans son pays. Elle y était comme étrangère. Les rois d’Écosse s’étaient souvent appuyés sur l’Église dans leur lutte contre les seigneurs féodaux. Ceux-ci dans l’espoir de reprendre leurs biens avaient soutenu la Réforme ; le peuple par désir d’émancipation en avait fait autant. Catholique et francisée, Marie vécut dans sa sombre capitale des jours de mélancolie et de désespérance. Cependant son charme et sa beauté — ces dons qui excitaient la rage jalouse d’Élisabeth lui gagnaient bien des cœurs. Devant elle se dressait le farouche réformateur John Knox, avec son éloquence apocalyptique. Environnée d’embûches et d’intrigues Marie, par deux mariages successifs et sujets à critique, compliqua et empira sa situation. Abandonnée, elle se livra imprudemment à Élisabeth qui, l’ayant retenue dix-huit ans en prison, finit par la faire mettre à mort (1587) non sans protester contre l’exécution d’un ordre qu’elle prétendit bien entendu n’avoir pas donné. Le plus dramatique en tout cela c’est que Marie Stuart laissait un fils, roi d’Écosse sous le nom de Jacques VI et qui était le seul héritier d’Élisabeth à laquelle il devait succéder sous le nom de Jacques Ier d’Angleterre. Mais il ne défendit ni ne vengea sa mère : personnage médiocre à tous égards, il devait singulièrement contribuer par ses fautes à préparer la nouvelle tragédie qui coûterait la vie à son fils Charles Ier.

Un écrivain, cherchant à définir l’Angleterre au temps d’Élisabeth a résumé ainsi sa pensée : « peu d’idées, point d’horizon, nulle indépendance, beaucoup de sécurité ». On ne saurait mieux dire. Il est seulement étrange qu’une pareille époque soit en même temps celle de Shakespeare. Mais Shakespeare, c’est une de ces fulgurations qui échappent aux ambiances et démentent la logique. Et tandis qu’Hamlet et tant d’autres chefs-d’œuvre l’illustraient à jamais, autour de lui se mouvait une société foncièrement matérielle, satisfaite d’un travail productif et borné. Le « squire » dans son domaine et le « recteur » dans sa paroisse veillaient au bon fonctionnement d’une sorte de service agricole obligatoire. À la vieille noblesse effritée en avait succédé une autre que la Réforme avait enrichie et qui, partant, lui demeurait fort attachée. Ces gens savaient gré au gouvernement de leur avoir en somme rendu une monnaie saine, un crédit sérieux, des finances bien gérées. Le « make money » commençait à devenir leur devise inconsciente.

LA GUERRE DE TRENTE ANS
ET LA PAIX DE WESTPHALIE

Le ministère du cardinal de Richelieu (1624-1642) sert de préambule au règne de Louis XIV. On ne saurait trop s’en souvenir si l’on veut apprécier avec quelque équité les actes du « grand roi ».

Né en 1585 Richelieu n’accéda pas aisément au pouvoir mais il était de ceux dont l’ambition sait attendre, de ceux aussi chez qui elle ne s’embarrasse de remords ni de scrupules. La « raison d’État » enveloppa sa conscience dans les plis d’un ample manteau. Formule inquiétante certes, et dont il convient de se méfier, qu’il est même légitime de condamner si l’on évoque tous les crimes commis en son nom depuis lors. Chez Richelieu pourtant, elle exige un peu plus qu’une condamnation sommaire. Cet homme dont le cerveau était puissamment organisé n’eut guère d’attachement pour son souverain ; par contre il fut entièrement dévoué à l’État. Une telle distinction constituait alors une nouveauté. Plus d’un régime antérieur avait consacré l’idée de l’État soit de façon anonyme comme naguère à Carthage ou à Venise, soit en identifiant l’État avec la personne souveraine. La conception de Richelieu différa des précédentes. Il entrevit une machinerie ingénieuse et obéissante dont les rouages joueraient sur une simple pression de la main dirigeante — et très efficacement pour autant que cette impulsion fut donnée conformément aux bonnes règles politiques et administratives. C’est cette conception qui, utilisée par Louis XIV, reprise par la Révolution, déformée par Napoléon produisit la cristallisation bureaucratique dont la France et une partie de l’Europe devaient avoir fort à souffrir.

Richelieu était-il tenu par les circonstances de suivre une telle voie ? On l’a cru et il a été en conséquence exonéré de tout reproche. En ce faisant, n’obéissait-il pas bien plutôt à un penchant de son intelligence et de son tempérament ? Ce que nous savons de lui incite à le faire croire. Quand l’évêque de Luçon récemment pourvu d’un chapeau de cardinal prit place au conseil du roi, il y avait déjà douze ans qu’Henri IV était mort. Louis XIII régnait, prince « jaloux de son pouvoir et paresseux à l’exercer ». Autour du trône les intrigues pullulaient. Le roi et sa mère avaient été tour à tour les jouets de favoris peu respectables. Un aventurier italien, Concini puis un petit gentilhomme provençal, d’Albert de Luynes créés l’un maréchal et l’autre connétable avaient joui et abusé d’un crédit surprenant. Sous couleur de religion les grands seigneurs étaient sans cesse en lutte les uns contre les autres. Prépondérante à la cour, l’influence des femmes ajoutait au désordre. La fameuse duchesse de Chevreuse y employait ses charmes et l’« hôtel de Rambouillet » centralisait les commérages pernicieux d’où sortaient volontiers des duels, des haines et des trahisons. De tout cela la France semblait absente. Où était-elle ? Sans doute aux côtés de ce bon prêtre dont l’Église a fait un saint, Vincent de Paul, le fondateur des sœurs de la Charité, de l’œuvre des enfants trouvés, de l’hospice des incurables, le créateur de tant d’institutions humanitaires… et aussi du médecin novateur, Théophraste Renaudot qui non content d’inaugurer les consultations gratuites, ouvrit un bureau de placement, imagina le Mont de piété et par surcroît fit paraître la Gazette, le premier-né des journaux politiques réguliers.

Aux États-généraux de 1614 une situation nouvelle s’était révélée. La noblesse et le clergé s’y étaient rencontrés avec un tiers-état qui, de l’ancien Tiers n’avait plus que le nom. Au lieu de comprendre comme cinquante ans plus tôt, « l’ensemble du peuple », il se composait uniquement de bourgeois enrichis. Nous avons noté comment s’était produit le déplacement de la richesse. On en voyait maintenant s’affirmer les conséquences. De l’esprit démocratique tant de fois manifesté aux précédentes réunions des États-généraux, il restait bien quelques traces mais cet esprit se satisfaisait en discours isolés et n’avait plus la puissance suffisante pour inspirer un ensemble de réformes cohérent et vivant. L’assemblée de 1614 qui devait être la dernière avant la révolution témoigna de l’effritement profond de la société française. Il n’y avait plus trois ordres dans l’État mais quatre. Le quatrième — le peuple — privé de tous droits de contrôle et tenu à l’écart n’allait plus avoir pour se protéger contre la tyrannie des trois autres que la ressource d’aider le roi à rendre son pouvoir de plus en plus absolu. Richelieu eût pu barrer la route à ces tendances et remettre la France d’aplomb en restaurant les anciennes institutions ; elles pouvaient encore revivre. Mais à défaut de conviction démocratique, il eût fallu que l’indéniable clairvoyance de Richelieu s’appuyât sur une absence de préjugés. Or le cardinal n’en était point exempt. Orgueilleux de sa noblesse, il se plut à la grandir en se faisant attribuer le titre de duc. L’idée d’employer des roturiers à l’exécution de ses desseins ne lui répugnait pas mais l’idée d’appuyer son gouvernement sur une représentation nationale élue par les intéressés ne dut même pas lui venir. Dès lors il ne lui restait d’autre parti à prendre que de chercher à constituer un fonctionnarisme pourvu d’autorité et de prestige dont il se servirait pour imposer aux Français l’ordre et l’obéissance tandis qu’au dehors, par la diplomatie et au besoin par la guerre, il s’efforcerait « d’abaisser la maison d’Autriche ».

Cette maison d’Autriche, c’étaient les descendants de Charles-Quint : famille turbulente dont l’aigle héraldique avec ses deux têtes couronnées symbolisait la vanité et les appétits. Au moment où Richelieu accéda au pouvoir, on pouvait craindre que l’empereur Ferdinand II (1619-1637) ne reprit à son compte le plan de monarchie universelle élaboré par Charles-Quint. Philippe II y avait échoué mais non sans avoir « troublé par ses intrigues, corrompu par son or ou désolé par la guerre civile » nombre d’États européens. L’initiative maintenant ne pouvait plus partir d’Espagne mais l’Allemagne redevenait inquiétante. De graves revirements s’y étaient produits. Au temps du concile de Trente, ce pays avait semblé presque perdu pour le catholicisme. Rétrospectivement l’abdication de Charles-Quint prenait l’aspect d’un aveu de défaite. Il ne restait plus que deux des « villes impériales », Cologne et Aix-la-Chapelle qui fussent officiellement catholiques. Toute l’Allemagne du nord appartenait aux protestants. Au sud, des partis réformateurs puissants agissaient en Bohême et même en Bavière. Il apparut néanmoins que les destins ne se fixeraient pas ainsi. Les Jésuites préparaient de toute évidence une génération de « revanchards » et le concile de Trente leur apportait un corps de doctrines homogène et précis très propre à faciliter leur tâche. Dans le camp adverse il y avait lutte ardente des calvinistes étroits et sectaires contre les luthériens plus maniables. On était loin alors d’y avoir pris son parti de ces divergences jugées affaiblissantes[18]. Beaucoup de causes secondaires parmi lesquelles les ambitions des petits princes émancipés, leurs budgets endettés, les souffrances matérielles des populations opprimées… contribuaient à préparer une ère de violences.

Les protestants de Bohême précipitèrent le cours des événements. La démolition d’un temple qu’on venait d’ouvrir (1617) et la « défenestration.» de Prague furent le signal de la guerre. Ce n’était pas la première fois que dans ce pays on témoignait ainsi de l’énergie de ses convictions en jetant par la fenêtre ceux qui ne les partageaient pas. L’acte cette fois eut un grand retentissement. La guerre qui débutait allait durer environ trente ans. Des historiens didactiques se sont plus à la découper en périodes dites danoise, suédoise, française, etc… La vérité est plus simple et plus terrible. La guerre de Trente ans mit constamment toute l’Europe en branle. Le duc de Savoie, le roi d’Espagne, le pape, l’Angleterre, la France, le Danemark, la Suède s’en mêlèrent spontanément où s’y trouvèrent mêlés. L’Allemagne d’alors servit de champ clos à d’extraordinaires batailleurs : Mansfeld, Tilly, Bethlen Gabor, Wallenstein Mansfeld était un bâtard, contrefait, arriviste forcené ; Bethlen Gabor, un ivrogne formidable qui réussit à se faire élire prince de Transylvanie et parvint ainsi jusqu’au trône de Hongrie ; Wallenstein (ou Waldstein) un homme d’affaires tout puissant dont on ne saurait dire s’il était plus roué qu’audacieux ou plus audacieux que roué. Ces aventuriers poussèrent leur chance à travers le pillage et le sang, n’ayant point de souci des causes qu’ils servaient ni de pitié pour les ruines qu’ils causaient : ruines effrayantes et qui expliquent le mot de Descartes témoin de ces horreurs : « J’ai bien de la peiner à ranger le métier de la guerre parmi les professions honorables ».

Après la bataille de la Montagne-blanche livrée près de Prague (1620), la Bohême se trouva exposée sans défense à la colère des Habsbourg qui ne lui pardonnaient point d’avoir à plusieurs reprises contrecarré leurs espoirs. Maximilien II, Rodolphe II, Mathias qui s’étaient succédé de 1564 à 1619 n’avaient point eu la possibilité de s’en prendre à elle. Ferdinand ii saisit l’occasion qui s’offrait. La terreur régna. Il y eut pour un milliard et demi de biens confisqués. La pratique du culte réformé fut interdite. Près de quarante mille familles quittèrent leur patrie tandis que s’y installaient en maîtres des enrichis de la guerre, des moines fanatiques et les premiers représentants de cette noblesse dite « habsbourgeoise » formée d’aventuriers de différentes races uniquement attachés à la fortune de la dynastie.

L’Autriche triomphait. Conquérant le Palatinat, elle se retrouverait en contact avec les troupes espagnoles qui tenaient garnison aux Pays-bas. D’autre part, il lui suffirait d’occuper les vallées qui aboutissaient au lac de Côme pour pouvoir par le Tyrol, communiquer directement avec le Milanais. Cette région appelée la Valteline dépendait des petites républiques des Grisons qui au xvme siècle étaient devenues indépendantes et avaient fait alliance avec les cantons suisses. Les troupes autrichiennes occupèrent l’Engadine et forcèrent leur faible adversaire à livrer passage.

La France intervint aussitôt. C’était pour elle une question vitale. Sinon l’encerclement la menacerait de nouveau et dans des conditions pires, peut-être, que du temps de François ier. Richelieu eût souhaité faire davantage. Il sentait que la partie jouée en Allemagne aurait des conséquences très graves. Il ne pouvait suffire de combattre les Habsbourg en Italie ; il aurait fallu s’opposer à eux sur le sol allemand lui-même. L’état intérieur de la France ne le permettait point. Le cardinal voyait se dresser devant lui non seulement des seigneurs rebelles mais tout un parti protestant dans les affaires duquel l’Angleterre avait la main. Il lui fallut assiéger et prendre la ville de la Rochelle où les rebelles s’étaient retranchés et conduire ensuite une campagne dans les Cévennes et le Languedoc. Quand Montauban se fut rendue, Richelieu se sentit les coudées plus franches ; mais pas encore au point de pouvoir entrer en scène. Il y avait alors poussé le Danemark ; or voilà que le roi de Danemark venait de se réconcilier avec l’empereur. En Allemagne la condition des protestants empirait. Richelieu les avait combattus en France en tant qu’ennemis de l’État qu’ils cherchaient à désagréger mais il les soutenait en Allemagne où ils constituaient le seul contrepoids à la puissance autrichienne grandissante. Par l’Édit de restitution, l’empereur (1629) leur réclamait tous les biens sécularisés depuis soixante-dix ans. Il voulait leur imposer le régime subi par la Bohême. Les protestants allemands s’adressèrent à leur coreligionnaire le roi de Suède, Gustave Adolphe ; et la France les appuya de toute son influence.

Rien n’était moins idéaliste que la manière dont la Réforme avait pris possession de la Suède. Après le règne du sanguinaire Christian II (1513-1533), les Suédois qui n’avaient jamais accepté de bon gré l’union scandinave s’étaient groupés derrière un chef de leur sang, Gustave Eriksson (dit Vasa de la gerbe qui figurait sur ses armoiries). La Dalecarlie protégée par ses marais avait vu se former des bandes résolues à émanciper le pays du joug danois. Dès 1523 Gustave proclamé roi s’était trouvé en face de « toute une Suède à refaire ». Il n’y avait plus d’industries ni de mines en exploitation. Le service des douanes ne fonctionnait plus. Stockholm renfermait quatre fois moins d’habitants qu’en 1500. Seul le clergé était demeuré riche. Les deux tiers du sol national se trouvaient entre ses mains. Aussi la Réforme prêchée vers 1518 fut-elle accueillie avec grande sympathie par les nobles et le souverain car elle ouvrait la porte aux sécularisations. Nul ne se souciait du dogme ni de la liturgie hormis le bas peuple qui résista quelque peu. En 1527 la révolution se trouva accomplie. La hiérarchie ecclésiastique disparut ; il ne resta que l’archevêque d’Upsal comme chef de la nouvelle Église. En 1544 Gustave faisait reconnaître par la diète de Vesteräs l’ordre de succession dans sa famille. C’était un roi singulièrement réaliste, traitant la politique par « doit et avoir » comme un relevé financier et préoccupé de signer de bonnes ententes commerciales et de ne faire la guerre qu’en vue d’un profit tangible. Ses successeurs ne manquèrent pas de compromettre une large part des heureux résultats de son règne et la seconde partie du xvime siècle s’écoula pour la Suède en discordes intérieures et en querelles dynastiques. C’est alors qu’apparut Gustave-Adolphe. Grand homme de guerre et zélé protestant, il se décida contre l’avis de ses conseillers à mettre sa force militaire au service de sa foi. À quoi la France dut son salut et l’Europe son équilibre ; la Suède n’y récolta finalement qu’un beau capital de gloire.

La carrière continentale du héros fut brève puisque, débarqué en Allemagne en 1630, il devait être tué à la bataille de Lützen en 1632. Ses premiers succès furent rapides et « torrentueux ». Rien ne semblait lui devoir résister ; au point que ses alliés s’alarmèrent. L’ivresse de la victoire n’allait-elle pas l’égarer et le jeter hors des justes voies ? Il advint au contraire que sa mort prématurée laissa leur fortune encore indécise. La France dut à son tour entrer dans la mêlée. Elle le fit (1635) après une habile campagne de préparation diplomatique menée par Richelieu et son fameux aide de camp, le père Joseph[19]. Ce qui manquait c’était une armée adéquate. Depuis Henri II, les Français ne s’étaient guère battus qu’entr’eux : mauvaise école. Les troupes manquaient de cohésion et leur armement était désuet et insuffisant. Heureusement Gustave-Adolphe avait été observé et compris. Il laissait des élèves qui seraient Condé et Turenne. On a dit qu’il en devait avoir un plus grand encore, Napoléon. Il y a dans ce propos beaucoup d’exagération, mais il est exact que par sa façon de concevoir et de réaliser la flexibilité des rouages militaires, le roi de Suède créa un instrument léger à la manœuvre et d’une grande rapidité d’évolution ; il fut par cette innovation le précurseur de toute la stratégie moderne.

Un péril passager pesa sur la France lorsque les Espagnols des Pays-bas alliés aux impériaux envahirent la Picardie et tentèrent de marcher sur Paris. Ce péril détermina un grand élan patriotique : soixante mille volontaires se présentèrent et d’autres suivirent. On vit alors que le peuple français était derrière Richelieu en lequel son instinct lui découvrait l’homme du salut public et qu’il ne se laissait pas ébranler par les incessantes cabales de l’aristocratie et de la cour. Quand le cardinal mourut (1642) bientôt suivi par Louis XIII, la situation était assez redressée pour que l’on put entrevoir la possibilité prochaine d’une paix définitive. À vrai dire des pourparlers étaient déjà engagés çà et là mais ils traînaient par le mauvais vouloir de plusieurs belligérants. En Espagne la guerre profitait à des individus haut placés ; dans l’état de dégénérescence où apparaissait la chose publique, le gouvernement redoutait, la paix rétablie, d’avoir à rendre des comptes. En Suède une vague d’impérialisme passait. La guerre était devenue une institution en même temps qu’une industrie lucrative. Les troupes suédoises en Allemagne se livraient volontiers au pillage ; en Gustave-Adolphe elles avaient perdu la conscience supérieure qui servait de frein aux passions brutales. Beaucoup de Tchèques se battaient d’ailleurs dans leurs rangs et ceux-là aspiraient à une émancipation complète de la Bohême. On en était encore loin. Seul le nouvel empereur Ferdinand III (1637-1658) marquait un sincère désir de paix et se montrait prêt à des concessions raisonnables. Les négociations véritables s’ouvrirent en Westphalie : à Munster pour les puissances protestantes et à Osnabruck pour les puissances catholiques. Mazarin désigné par Richelieu lui avait succédé. L’Europe se trouvait dans un état de grande agitation. On se battait partout. Les Suédois étaient maintenant en guerre avec le Danemark, Venise avec les Ottomans. La révolution anglaise prenait corps grâce à Olivier Cromwell. Paris voyait s’aggraver les troubles de la « fronde », ce qui n’empêchait pas les armées françaises au dehors de cueillir des lauriers fameux. Quant à l’Allemagne, son état d’épuisement défiait l’imagination. D’immenses étendues de pays devenues incultes et désertes, des villes ruinées, des villages abandonnés, une régression formidable du savoir et de la morale il fallait en finir.

Les traités qui composent la paix dite de Westphalie furent signés lentement, l’un après l’autre, au cours de l’année 1648, au bruit des canons de Turenne et de Condé qui appuyaient ainsi par d’ultimes victoires l’action des plénipotentiaires français. Il est difficile de s’exagérer l’importance des décisions prises. Et d’abord deux nations libres étaient reconnues : la Hollande et la Suisse ; par là triomphait le droit des peuples à vivre indépendants, principe nouveau contenant en germe une transformation de la morale politique européenne. Ensuite les trois religions catholique, luthérienne et calviniste étaient admises dans l’empire à égalité de traitement ; ce n’était pas encore la liberté de conscience avec ses conséquences complètes ; bien des étapes resteraient à franchir avant d’y atteindre ; mais on s’engageait dans une voie y conduisant fatalement. De plus, par le système d’échanges et de compensations adopté comme base de négociations par les divers gouvernements en cause se trouvait proclamée la nécessité d’un équilibre international pour garantir la paix ; et cela aussi constituait une bienfaisante nouveauté. Un tel équilibre ne se trouverait pas immédiatement réalisé assurément. Parmi les cessions consenties, celle de l’Alsace à la France s’appuyait sur des raisons géographiques, historiques et même ethniques ; celle d’une partie de la Poméranie, de la ville de Brême, de l’île de Rugen et des bouches de l’Oder à la Suède se légitimait moins aisément. La doctrine de l’équilibre en acquérait quand même une force féconde apte à se développer dans les esprits. Enfin par la substitution d’une organisation fédérale des États de l’empire au régime incohérent dont l’Allemagne avait failli périr s’introduisait l’idée de la collaboration possible de souverainetés superposées mais distinctes, point de départ du fédéralisme moderne.

Le refus de l’Espagne d’adhérer à une paix ainsi construite et la véhémente protestation du Saint-siège contre les principes qui en inspiraient le dessin soulignèrent ce qu’elle renfermait de révolutionnaire. Sans doute parmi les consentants beaucoup n’aperçurent point ce caractère, du moins au degré où il s’affirmait. D’ailleurs des réactions se produiraient dans la suite qui en atténueraient ou en neutraliseraient les conséquences. Les traités de Westphalie n’en créèrent pas moins une Europe nouvelle ; leur esprit durant plusieurs siècles devait animer la diplomatie et inspirer les gouvernements jusqu’à ce que, sous l’influence de Napoléon III, le principe dit des nationalités vienne modifier profondément les conditions de la politique européenne.


LE NOUVEAU MONDE

Novus mundus : expression employée pour la première fois, semble-t-il, dans une lettre de l’explorateur Vespucci publiée en 1507 et dont lui-même ne pouvait mesurer la portée. Car non seulement Christophe Colomb et ses imitateurs n’avaient point eu l’ambition de découvrir un monde nouveau mais, l’ayant découvert, ils ne s’en étaient pas doutés. Depuis près d’un siècle on s’entraînait dans les milieux cultivés à regarder vers l’ouest pour y chercher non la route de l’Asie mais l’Asie elle-même. Qu’il y eût des terres d’accès possible dans cette direction, c’était une donnée tenue pour acquise tant en Islande qu’en Portugal. De vieilles légendes circulaient concernant une île nommée Brazil et d’autres auxquelles on donnait le nom basque de Bacalaos (morues). La reconnaissance successive des Canaries, des Açores, des îles du Cap Vert avait renforcé ces idées. Vers 1474 le florentin Toscanelli déclara péremptoirement que, la terre étant ronde, la péninsule ibérique avait en face d’elle de l’autre côté de l’océan le grand royaume appelé Chine et le richissime Cipangu (Japon). Dans le même temps, Christophe Colomb fils d’un modeste tisserand de Gênes se trouvait à Lisbonne où la passion de la géographie et de la navigation l’avait conduit. Il n’y avait pas si longtemps qu’Henri « le navigateur » était mort. Or ce prince, par ses initiatives heureuses, avait suscité en Europe occidentale un courant d’activité où se mêlaient l’esprit scientifique et la passion des aventures. Vers 1477 Christophe Colomb réussit à faire un voyage à l’archipel Ferœ ; sans doute visita-t-il l’Islande et il dut y recueillir quelques précisions concernant les exploits des anciens vikings et leurs découvertes. L’appui qui lui était marchandé à Lisbonne, il le trouva enfin en Espagne. Après maintes péripéties, Ferdinand et Isabelle consentirent à l’aider malgré qu’il exigeât d’eux des engagements singuliers. Il prétendait recevoir la promesse d’une vice-royauté héréditaire sur les terres qu’il viendrait à découvrir ainsi que le droit de prélever à son bénéfice une dîme sur les richesses produites par les dites terres. Des armateurs de Palos avisés et enthousiastes complétèrent les subsides versés par le trésor royal et c’est de ce petit port que, le 3 août 1492, cinglèrent vers le large les trois caravelles montées par une centaine d’hommes, dont le sillage allait ouvrir à l’univers de nouveaux destins. Après une relâche forcée aux Canaries et trente trois jours d’une monotone traversée, les explorateurs parvinrent aux îles Bahamas d’où leur chef gagna Cuba puis St-Domingue, de plus en plus surpris de ne rencontrer que des populations à demi sauvages vivant dans de pauvres huttes au lieu des palais qu’il s’était attendu à trouver — encore plus déçu peut-être de ne point apercevoir l’or à fleur de sol. Cette dernière déception pesait amèrement sur ses compagnons parmi lesquels s’était enracinée la vision d’un « Eldorado » dont, on ne sait pourquoi, la légende courait en Europe. L’or existait bien mais peu abondant et d’extraction difficile. On voulut obliger les indigènes à travailler aux mines. Ils résistèrent. Les nouveau-venus aigris les maltraitèrent cruellement. Pendant ce temps l’Espagne, charmée de voir ses horizons soudainement agrandis et des possessions nouvelles s’ajouter à son domaine territorial, envoyait des convois portant des gouverneurs, des juges, des moines convertisseurs : tout l’attirail d’une conquête organisée et d’un établissement définitif. Ces fonctionnaires débarquèrent en plein désordre, parmi des populations rendues tout de suite hostiles par les mauvais traitements, dans des colonies encore informes et dont les fondateurs déjà se battaient entre eux.

L’exploration avait repris intensive. On cherchait partout l’introuvable Asie. Christophe Colomb visita ainsi la Guadeloupe, Porto Rico[20] puis longea les rivages de la Colombie et ceux du Honduras. D’autres parmi lesquels Vespucci descendirent vers le sud le long des côtes vénézuéliennes. L’embouchure de l’Orénoque dont les eaux douces étaient projetées jusqu’à trois lieues en mer indiquait bien une terre continentale mais tous ces parages n’étaient habités que par de misérables tribus Peu à peu on reconnut l’embouchure de l’Amazone, celle du rio de la Plata, la baie de Rio de Janeiro. Ponce de Léon aborda en Floride, Balboa traversa l’isthme de Panama et aperçut l’océan Pacifique dans les flots duquel il pénétra tout armé pour en prendre possession au nom du roi d’Espagne. Quelques-uns commencèrent à douter que les terres découvertes fussent asiatiques. Christophe Colomb, délaissé et ruiné, était mort en 1506 sans connaître la vérité à cet égard. Vespucci, six ans plus tard, avait disparu à son tour sans en savoir beaucoup plus.

Les tentatives faites au nord n’avaient pas mieux abouti. Des explorateurs commissionnés par le roi d’Angleterre avaient abordé sans doute dans l’île du Cap-breton et peut-être pénétré dans la baie d’Hudson puis s’étaient découragés, renonçant à renouveler l’entreprise. Aux Antilles les colons férocement avides se vengeaient sur les indigènes de leurs déconvenues. L’administration hésitait entre des principes contradictoires. Les indigènes « avaient-ils une âme, une demi-âme ou point d’âme du tout » Les choses en étaient là lorsque le gouverneur de l’île de Cuba dont on avait fait la conquête en 1511 ayant ouï parler d’un vaste empire situé au delà de la presqu’île du Yucatan décida d’armer une expédition dont il confia le commandement à Fernand Cortez. Celui-ci ayant contourné le Yucatan, prit terre sur le site de la ville de Vera Cruz dont il posa les fondements et c’est de là qu’après avoir échangé des messages avec le souverain aztèque Montézuma, il se mit en marche vers Mexico le 16 août 1519. Cette même année Magellan partait avec cinq petits navires pour son illustre croisière. Il allait avec mille peines trouver le passage qui porte son nom[21] et bientôt on saurait en Europe qu’un vaste continent se dressait sur la route de l’Asie dont le séparait un océan d’une immense étendue. Cette fois c’était bien un « nouveau monde »… Qu’était-il ?

Rien n’y était nouveau : ni la terre ni les hommes. Le sol, de formation géologique ancienne, se divisait en deux masses continentales de figure triangulaire posées l’une au dessus de l’autre : celle du sud en retrait vers l’est par rapport à celle du nord. Un ruban de terres contournées les liait entre elles. D’un bout à l’autre — de la terre de Feu à l’Alaska — un gigantesque plissement montagneux côtoyait, ininterrompu, le rivage occidental tandis que la partie orientale, à l’exception de deux chaînes isolées — les Alleghanys dans l’hémisphère nord, la sierra de Mar dans l’hémisphère sud — se trouvait partagée entre forêts immenses et plaines interminables. Un système hydrographique d’une grandiose simplicité parachevait la symétrie, le Magdalena, l’Orénoque, l’Amazone, le Parana… faisant pendant au Yukon, au Mackenzie, au Saint-Laurent et au Mississipi.

L’échelonage des populations ne présentait pas moins de particularités. D’une façon générale l’est américain était plongé dans la barbarie. C’est vers l’océan Pacifique que fleurissait la civilisation. Cela est exact de l’Amérique du nord demeurée très retardataire puisqu’à l’époque des voyages de Colomb, elle était encore quasi néolithique et que dans la région du Colorado seulement, les indigènes commençaient à se servir de briques crues pour édifier leurs pueblos rudimentaires ; cela est bien plus exact de l’Amérique du sud où, en regard des peuplades sauvages qui parcouraient les forêts brésiliennes ou les pampas argentines subsistaient sur les hauts plateaux des Andes de puissants empires organisés et armés. Enfin dans l’Amérique centrale, tandis qu’au Guatémala et au Mexique s’était développée une remarquable prospérité, les plus belles îles des Antilles — ces îles dont Colomb émerveillé avait écrit « qu’on y voudrait vivre à jamais car on n’y conçoit ni la douleur ni la mort » — étaient aux mains d’hommes aussi peu avancés intellectuellement que matériellement.

Trois foyers brillaient : les Mayas et les Aztèques au Mexique, puis les Chibchas ayant leur centre sur le plateau de Bogota, enfin l’empire des Incas qui englobait autour de Cuzco, sa capitale, les régions correspondant à peu près à l’Équateur, au Pérou et à la Bolivie modernes. Entre Tucuman et Mendoza d’une part, vers le Honduras et le Nicaragua de l’autre, vivaient des peuplades qui sans être parvenues au même degré de culture tendaient à s’en approcher. Ce qui concerne le passé de ces États nous est encore mal connu. On croit savoir que vers le vime siècle de l’ère chrétienne, les grandes cités mayas de la région guatémalienne, Palenque, Tikal, Copan déchurent après une période de splendeur et qu’une migration se produisit. Ayant franchi les forêts épaisses qui séparent le Guatémala du Yucatan et qui sont encore à peine explorées, les Mayas s’établirent dans cette vaste et sèche presqu’île. Alors furent fondées Chichen Itza, Uxmal, Mayapan cités prestigieuses dont les ruines recouvrent des espaces considérables. Plus tard les Mayas auraient été subjugués par des Aztèques qui auraient fait de Chichen Itza une ville sainte dont la renommée se serait prolongée jusqu’au milieu du xvme siècle, En ce temps Tenochtitlan (la future Mexico) devait être vieille de deux siècles à peine. Il y avait là des sortes de confédérations urbaines rappelant celles du premier âge romain — et des démocraties militaires dont les chefs paraissent s’être mués peu à peu en souverains sans que cette souveraineté revêtit le caractère théocratique de la monarchie des Incas et que les chefs en fussent divinisés comme ce fut le cas au Pérou.

Ces civilisations reposaient sur un extraordinaire mélange de connaissances approfondies et d’ignorances fondamentales. Elles furent entravées par deux défectuosités essentielles provenant l’une de la nature, l’autre de l’homme. La nature ne fournissait point d’animaux de trait ni d’animaux laitiers. L’homme, de son côté, ne sut pas découvrir la roue c’est-à-dire le principe de toute mécanique efficace. Les transports, dès lors, étaient condamnés à demeurer embryonnaires. Mais en dehors de ces faits précis, d’autres caractéristiques se révèlent auxquelles l’esprit s’attache avidement car elles sont propres sinon à élucider un grand mystère, du moins à jalonner de quelques lueurs nos recherches scientifiques. Tout ce que nous apprennent ces recherches, conduites jusqu’ici de façon opiniâtre bien que trop intermittente, évoque d’étranges sociétés totalement isolées du reste de l’univers, isolées même les unes des autres et ne se développant point selon les lois qui régirent les groupements asiatiques ou européens. Elles établirent des chronologies remarquables, possédèrent des connaissances astronomiques surprenantes, se montrèrent capables d’art, de poésie et d’une industrie raffinée. Mais il semble qu’en toutes choses, dans l’architecture des monuments, dans les complications de la vie civile, dans les singularités cruelles des rites religieux, on sente la pesanteur de traditions lointaines dont ces hommes auraient été les gardiens solitaires et inconscients, courbés par elles sous le joug d’une tyrannie millénaire Alors, du fond des mers et des âges surgit le fantôme de l’Atlantide.

Niée avec une passion dont on s’explique mal la violence, l’existence géographique de l’Atlantide est aujourd’hui bien près d’être établie. Depuis qu’ont été repérées les particularités du paysage sous-marin de cette partie de l’océan, depuis que, ramené à la surface des profondeurs de l’abîme, un fragment de lave a été reconnu comme étant de la lave condensée à l’air libre, il semble acquis que les Bermudes, les Açores, les Canaries, les îles du Cap Vert constituent les vestiges d’un continent englouti qui, aux temps anciens, s’étendit du Maroc et du Portugal à la mer des Antilles et disparut probablement par effondrements successifs. Il est à remarquer que les traditions catastrophiques dont l’écho attardé survit parmi les peuples riverains de l’océan s’accordent à évoquer, sur les côtes américaines, la destruction par le feu et sur les côtes opposées la destruction par l’eau ; éruptions volcaniques d’un côté, raz de marée de l’autre. Dans les deux cas d’ailleurs, l’évocation est terrifiante. Il s’agit d’un cataclysme tel que l’humanité n’en revit jamais de pareil. Rappelons nous maintenant la légende des Atlantes recueillie et transmise par Platon. Nous ne possédons jusqu’à présent aucun moyen d’en contrôler les fondements. Mais il suffit d’un regard sur la carte pour apercevoir dans quelles directions les habitants de la terre décrite par le philosophe grec auraient pu essaimer en cas de disette ou d’excédent de population — et fuir devant la menace d’un bouleversement cosmique (car un tel événement ne se produit pas à l’improviste sans avertissements préalables). L’exode n’a pu s’accomplir que vers les terres mexicaines et les Andes d’une part et, de l’autre, vers les rivages africains.

Le problème prendrait une acuité passionnante du jour où les premières similitudes révélées par les recherches archéologiques faites en Égypte et en Amérique viendraient à être confirmées. Pyramides, allées d’obélisques, portes en trapèze, usage des hiéroglyphes, orientation des monuments, caste sacerdotale, culte solaire… il y a là une série de rapprochements déjà difficiles à mettre sur le compte du seul hasard[22]. Quoi qu’il en soit et pour nous en tenir à ce qui concerne l’Amérique, il est peu probable qu’on repère jamais les traces d’une hérédité ethnique rattachant aux Atlantes les sujets des empires mexicain et péruvien du temps de la conquête espagnole. Eux-mêmes se tenaient pour des nouveau-venus. « Il n’y a qu’un petit nombre de siècles que nos ancêtres sont sortis des contrées du nord » disait Montézuma à Cortez. Mais qu’ils aient recueilli des derniers survivants de colonies atlantes les secrets d’une antique civilisation et se les soient transmis sur place dans les conditions d’isolement imposées par une situation géographique très spéciale, cela n’aurait rien d’extraordinaire. Resterait à déterminer leur propre origine sans doute asiatique. Qu’ils soient venus par le détroit de Behring ou les îles Aléoutiennes ou les archipels polynésiens, les représentants de la race « rouge » semblent des « jaunes » transplantés et dont certains groupes se seraient lentement affinés au contact de résidus d’une humanité supérieure tandis que la grande masse aurait été maintenue par la force des circonstances dans les longues stagnations de la vie sauvage.

La conquête du Mexique fut menée par Fernand Cortez avec une rapidité déconcertante. Sept cents hommes, dix-huit chevaux, quatorze pièces de canon y suffirent. Il faut ajouter l’énergie du chef appuyée malheureusement d’une cruauté inutile. De pareils exploits enfiévraient les imaginations. Un pacte se noua entre trois aventuriers : François Pizarre ex-gardien de pourceaux, Diego d’Almagro enfant trouvé, et le dominicain Fernand de Luque maître d’école à Panama décidèrent de faire à eux trois la conquête du Pérou. Ils réunirent quelques deux cent cinquante hommes dont une soixantaine de cavaliers. Et le 15 novembre 1533, Pizarre entrait dans Cuzco les mains déjà souillées, hélas ! par de nombreux crimes. Dix-huit mois plus tard était fondée la ville de Lima tandis que bien loin de là, de l’autre côté du continent gigantesque, Mendoza campait sur le lieu où s’élèverait Buenos Ayres. Les explorations audacieuses se multipliaient. Benalcazar fondait Guayaquil et traversait le territoire de la Colombie actuelle. Quesada remontait le Magdalena et franchissait les Andes. Le Napo et l’Amazone, l’Orénoque jusqu’au Meta, le haut Pérou jusqu’au Gran Chaco étaient explorés. Assuncion était fondée puis Bogota (1538) La Paz, Santiago de Chili (1541) et bientôt Caracas et Rio de Janeiro. Ainsi il n’y avait pas cinquante ans que l’existence de ces régions avait été révélée aux européens et des dix capitales actuelles des États sud-américains, il en existait neuf : non point posées toutes au bord de la mer sur des ports naturels mais à mille kilomètres dans l’intérieur comme Assucion ou bien à quatre mille mètres d’altitude comme La Paz. Des monts, des fleuves, des forêts de dimensions terrifiantes avaient commencé de livrer leurs secrets, des espaces dans lesquels s’enfermeraient deux Europes avaient été parcourus. Pourquoi fallait-il qu’une si noble épopée, tout à la gloire de l’Espagne laissât derrière elle une pareille traînée de sang et de misères ! C’est qu’elle était écrite par des hommes qu’animait « un furieux besoin de s’enrichir » ; l’or par sa seule présence les affolait tant ils s’étaient par avance grisés du désir qu’ils en avaient. Non moins regrettables furent les destructions auxquelles ils se livrèrent par fanatisme et zèle iconoclaste. À jamais perdues pour la science d’inestimables sources de connaissances ont disparu sous les ruines de Tenochtitlan[23] et de Cuzco.

En regard de ces tragédies somptueuses, bien pauvres et incolores apparaissent en ce temps-là les annales de la partie septentrionale du nouveau monde. Les diverses tribus « peaux-rouges » s’en partageaient l’immensité. Au moment où, par une fantaisie du sort, le nouveau monde lui-même allait recevoir la dénomination d’Amérique du nom d’un homme qui ne l’avait point découvert, ces tribus s’en voyaient définitivement attribuer une qui consacrait l’erreur de Colomb croyant avoir abordé aux Indes orientales. Ce terme d’Indiens s’est imposé par un long usage ; il n’est permis de s’en servir qu’après en avoir signalé l’absurdité. Plutôt que de classer les Indiens de l’Amérique du nord d’après leurs dialectes, en groupes discutables, mieux vaut les diviser selon le rôle qui allait leur être dévolu en face de la colonisation blanche. On distingue alors : les Pueblos répandus principalement dans l’Arizona et les États voisins et qui s’effritèrent rapidement au contact de l’étranger — les Indiens de Floride, Seminoles, Cherokees, Choctaws, Cricqs[24]… qui occupaient la région s’étendant du golfe du Mexique au Tennessee et alternaient volontiers la vie nomade et la vie sédentaire — les Dakotas qui demeurèrent jusqu’au bout cruels et intraitables — enfin les Indiens de l’est, deux cent mille environ, formés en deux confédérations rivales, celle des Algonquins et celle des Iroquois. De 1500 à 1600 la puissance des Algonquins fut considérable : les Iroquois étaient comme encerclés par eux. Puis leur astre décrut. Les deux groupes devenus à peu près d’égale force allaient trouver dans le duel anglo-français des xviime et xviiime siècles l’occasion de s’affronter pour le plus grand dommage de leurs intérêts communs.

Au début du xviime siècle, le « péril blanc » n’était encore de nature à alarmer personne. Les Espagnols avaient fondé en Floride de modestes établissements. Des huguenots français inspirés par l’amiral de Coligny avaient de 1562 à 1565, tenté de s’installer au nord de la Floride, baptisant leur colonie naissante Caroline en l’honneur du roi Charles IX. Mais les Espagnols surexcités par ce voisinage hérétique les avaient massacrés[25]. Dans ces mêmes parages, au temps de la reine Élisabeth, Walter Raleigh s’était efforcé de créer des plantations (1584). Il en avait rapporté la connaissance du tabac et l’habitude de le fumer. Postés à l’embouchure de l’Hudson, quelques Hollandais tentaient le commerce des pelleteries. Ainsi naquit New Amsterdam qui devait devenir New-York. Au Canada la pénétration était plus avancée. Le premier établissement français y datait de 1518 ; en 1535 parti de Saint-Malo, Jacques Cartier avait remonté le Saint-Laurent jusqu’au lieu où s’élève aujourd’hui Montréal. Peu après un autre établissement avait pris naissance au Cap-breton. Champlain ayant en 1603 accompli un premier voyage outre-mer, allait deux ans plus tard fonder Port-royal en Acadie, puis Québec (1608) et poussant plus loin, découvrir bientôt les lacs Huron, Michigan et Supérieur. La formation de la « compagnie de la Nouvelle France» entre gens de Saint-Malo, de Rouen et de la Rochelle s’en suivit. Cinq ans plus tard, le 22 décembre 1620, date à jamais mémorable, les cent deux « pélerins » du May-flower débarqueraient sur la côte du Massachussets apportant dans leurs consciences le germe d’un nouvel idéal.

Le « nouveau monde » pénétra de la sorte, par l’effort dominant de l’Espagne, de la France et de l’Angleterre dans le sein de la vie universelle.


LOUIS xiv ET SON SIÈCLE

Louis XIV a régné soixante-douze ans (1643-1715) étant monté sur le trône vers l’âge de cinq ans et étant mort presque octogénaire. Cette longue période est l’une de celles qui ont provoqué le plus grand amoncellement de documents. Un grand nombre de ces documents ne sont que des commérages et d’autres reflètent un fanatisme politique équivoque, émanant de partisans ou d’adversaires également passionnés de l’absolutisme royal ; si bien qu’au lieu d’éclairer le personnage du roi et les péripéties du règne par l’effort d’une impartiale critique, on les a défigurés en les ramenant à quelques notions simplistes.

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Louis XIV n’entra point de plein pied dans son rôle car, doué d’un tempérament vigoureux mais dépourvu de personnalité, il dut se forger à lui-même une mentalité et une discipline. Il le fit de la manière qui se pouvait c’est-à-dire en conformité avec les circonstances et avec les aspirations de la nation ; mais bientôt le sentiment exacerbé de l’importance de sa fonction et du caractère de son pouvoir le conduisit à franchir les mesures qu’il s’était imposées et, des événements malheureux aidant, ce pilote remarquable devint l’organisateur d’un naufrage.

Son enfance s’était écoulée entre sa mère, la reine régente Anne d’Autriche veuve de Louis XIII et le premier ministre, le cardinal Mazarin lié à la reine par un fidèle attachement et sans doute par un mariage clandestin. Autour de ce trio, tout de suite, l’émeute avait éclaté longuement entretenue par la trahison. À peine s’apaisait-elle que la révolution abattait la monarchie voisine et faisait périr sur l’échafaud le roi Charles Ier d’Angleterre. Ce furent là pour le jeune Louis XIV de fortes « leçons de choses ». Il n’y avait en lui à cette époque rien d’altier ni de brillant mais quelque chose de positif et de conscient. En face de grands devoirs à remplir, il éprouvait la crainte de n’être pas à la hauteur de ses responsabilités. De là une attitude réservée, timide et pourtant volontaire, l’habitude d’écouter, d’observer, d’enregistrer, de réfléchir. Proclamé majeur dès 1651 selon la coutume monarchique, il se garda bien d’user trop vite de son autorité et de se priver de la précieuse guidance de Mazarin. Le cardinal conserva ses fonctions jusqu’à sa mort (1661)[26]. Alors seulement Louis XIV fit connaître son intention de ne point remplacer le défunt et de concentrer en ses propres mains la direction des affaires publiques. À la cour une telle résolution provoqua des sourires. Le roi avait vingt-deux ans et se montrait fort occupé de mondanités et enclin aux aventures romanesques. Quelle apparence y avait-il qu’il trouvât le temps de remplir une pareille tâche en admettant qu’il possédât les capacités nécessaires. Mais le peuple — le quatrième État — approuva et prit confiance.

Les Français avaient passé depuis cent cinquante ans par d’amères déceptions concernant les rouages de leur activité collective. Les unes après les autres, leurs institutions s’étaient révélées impuissantes à leur assurer l’ordre et la paix. Depuis longtemps on avait dû renoncer à faire des États-généraux une assemblée régulière de contrôle mais ils apparaissaient encore comme un remède suprême et efficace dans les crises de la vie nationale. Après l’expérience de 1614 pouvait-on continuer de les envisager tels ? Plus récemment les troubles de la « fronde » avaient mis en relief la corruption et l’inconscience de la noblesse. Ces troubles, dégagés des anecdotes qui les enluminent ne sont que la répétition de tant de mouvements révolutionnaires par lesquels les « sans-patrie » de l’aristocratie avaient naguère risqué de démembrer la France pour satisfaire leurs appétits personnels. Nous avons vu, pendant la guerre de cent ans, leurs ancêtres « se tourner anglais » avec une désinvolture frisant le cynisme. Pendant les guerres de religion de pareilles volte-faces s’étaient souvent opérées sous le masque des scrupules de conscience. Sous Henri IV les ducs de Bouillon, de Mayence, d’Épernon et surtout le maréchal de Biron avaient entretenu ces regrettables traditions. Si Richelieu, par la sévérité de châtiments exemplaires, avait ensuite réussi à y mettre un terme, il était certain que l’avènement d’un roi-enfant et la longue régence d’une princesse étrangère inciteraient les sans-patrie à renouveler leurs coupables entreprises. Effectivement on les vit s’allier aux Espagnols et aux Allemands, leur ouvrir les frontières, leur livrer des places fortes. Le duc de la Rochefoucauld en Poitou, le duc de Bouillon en Limousin, la duchesse de Longueville en Normandie, le comte d’Alais en Provence, le duc de Rohan en Anjou et bien d’autres avec eux se démenèrent pour organiser la rébellion tandis que le prince de Condé aidait l’archiduc Léopold à pénétrer en Picardie et que Turenne lui-même s’oubliait jusqu’à coopérer avec les troupes ennemies. Parmis ces révoltés, beaucoup étaient braves et certains avaient l’étoffe de grands capitaines. Tout à l’aube du règne, Condé n’avait-il pas remporté à Rocroi une victoire illustre sur ces mêmes Espagnols au profit desquels il devait trahir la France ? Le reproche fait à Louis XIV de n’avoir pas choisi ses collaborateurs parmi une telle aristocratie n’est donc pas recevable. Il appela les meilleurs au service militaire et domestiqua le reste. Leur platitude à remplir les charges de cour allait prouver qu’ils n’étaient pas dignes d’autre chose.

La bourgeoisie riche et cultivée qui s’était affermie sous les règnes précédents avait pour institution représentative de son esprit et de ses aspirations les Parlements. En 1643 il y en avait dix : Paris, Toulouse, Grenoble, Aix, Bordeaux, Dijon, Rouen, Rennes, Pau et Metz auxquels s’ajouteraient par la suite Tournai et Besançon. Le Parlement de Paris était tout un monde : conseillers, avocats, notaires, procureurs… cela ne représentait pas moins de quarante mille personnes relevant à titres divers d’une assemblée mêlée par ailleurs à une foule d’intérêts et étendant sa juridiction sur un vaste territoire. En rendant les charges vénales, François Ier avait introduit au sein des parlements un principe de corruption et d’amoindrissement mais la faculté laissée ensuite aux titulaires d’assurer l’hérédité de leurs charges en acquittant le fameux impôt dit de la paulette avait permis la constitution d’une magistrature un peu fermée, étroite et orgueilleuse mais affinée et attachée à ses fonctions. Seulement les dites fonctions semblaient mal définies. Le Parlement n’était-il qu’une Cour de justice ? « Le devoir d’enregistrer les ordonnances royales paraissait lui donner le droit de les discuter ». Il avait obtenu d’ailleurs celui d’adresser au souverain des « remontrances » et pouvait aller jusqu’au refus d’enregistrement, obligeant le roi à l’y contraindre par la tenue d’un « lit de justice », procédé irritant et solennel dont la royauté n’aurait pu abuser sans inconvénients. La carence des États-généraux devait du reste inciter les Parlements à substituer leur contrôle à celui de cette assemblée. Il avait été « dans l’esprit du moyen-âge de confondre le pouvoir judiciaire avec le pouvoir législatif ». Les Parlements en 1643 étaient enclins à cette confusion. Toutes ces causes réunies les portèrent à intervenir dans les troubles de la Fronde et, au début, à s’allier aux ducs et aux princes qui dirigeaient le mouvement. Il s’agissait premièrement d’obtenir d’Anne d’Autriche le renvoi du cardinal Mazarin. On mit en avant la défense des droits du peuple. Mais le peuple s’aperçut bientôt que les riches bourgeois parlementaires n’entendaient pas se sacrifier pour lui. Lorsqu’il fut question d’établir la « taxe des aisés » sorte d’impôt sur les revenus des possédants, l’opposition du Parlement s’affirma avec un égoïsme énergique. D’autre part les desseins des aristocrates apparurent ; à l’idée d’une entente avec l’étranger le patriotisme très réel de la bourgeoisie se rebella et la coalition se rompit. Le prestige des parlementaires n’en demeura pas moins ébréché et leur éphémère popularité s’évanouit.

Tout contribuait ainsi à faire place nette devant l’autorité de Louis XIV. Lorsque, en 1655, par une initiative fameuse, il entra au Parlement de Paris en habit de chasse et signifia d’un ton de maître à ses membres qu’ils eussent à se renfermer désormais dans leurs attributions définies, il ne froissa que les intéressés. On n’attendait pas davantage de lui qu’il cherchât à s’appuyer sur les assemblées provinciales qui subsistaient encore en Languedoc, en Provence, en Bourgogne, en Bretagne, en Dauphiné, en Normandie, en Auvergne. Elles étaient disparates, parfois fictives, presque toujours sans horizons et adonnées à des querelles locales. L’unité du royaume qu’avaient ébranlée tant d’événements successifs, n’était pas telle qu’on pût sans danger recourir à une décentralisation accentuée.

Dès que le cardinal Mazarin fut mort, le roi se mit à la besogne avec une ardeur contenue et réglée que vint doubler la plus étonnante persévérance. On était en 1661 et jusqu’à sa propre mort, il allait, cinquante années durant, tenir d’une main ferme les rênes qu’il venait de rassembler. Les « aides » auxquelles il recourut furent simples et pratiques. Il y eut d’abord le « conseil du roi » composé de quatre ou cinq personnes seulement et si stable qu’en un demi-siècle on n’y relève que dix-sept noms. Ce conseil s’assemblait pour le moins trois fois par semaine. On entendait le rapporteur de chaque sujet à l’ordre du jour exposer les faits et ses conclusions lesquelles étaient ensuite discutées. Le roi écoutait et concluait en formulant sa décision.

Le Conseil des dépêches un peu plus nombreux car il comprenait les secrétaires d’État réglait toutes les questions d’administration intérieure. Puis venait le Conseil des finances qui s’assemblait deux fois par semaine et enfin le Conseil privé chargé de trancher les conflits entre les divers services de l’État. Celui-là était rarement présidé par le roi mais plutôt par le chancelier qui ensuite rendait compte au roi. Il se composait de trente conseillers d’État chargés de juger les affaires et d’environ quatre vingts « maîtres des requêtes » qui avaient à les instruire. Ce corps formait la pépinière des Intendants, sortes de préfets à pouvoirs étendus chargés de l’administration provinciale. Les intendants étaient d’ancienne date. Contrairement à ce que l’on croit, Richelieu s’était borné à augmenter leur nombre et leurs attributions. En face du gouverneur de la province aux pouvoirs désormais réduits et dont le rôle devint tout de parade[27], l’intendant eut en mains la totalité de l’administration. Généralement jeune, de naissance obscure, étranger à la province et toujours révocable, sa mission consistait à renseigner le gouvernement royal sur les choses et les gens et à exécuter religieusement les instructions qu’il en recevait. Un tel rôle condamnait l’intendant à l’impopularité. Tous les mécontents devaient naturellement le rendre responsable et faire converger sur lui leurs rancunes. Il ne s’ensuit pas qu’il les méritât. Il était lui-même trop surveillé pour pouvoir se livrer durablement à la concussion ou se permettre de trahir la confiance du roi.

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Tel est le mécanisme dont, un siècle durant, sans arrêt ni défaillance, Louis xiv se servit pour gouverner. Ce qui n’est pas croyable c’est qu’il ait entrevu pour son fils la possibilité d’en faire usage après lui. Ce fils qu’on appelait le grand dauphin, le seul qui ait vécu de ses enfants légitimes, était au dessous du médiocre. Il ne mourut qu’en 1711 âgé de cinquante ans. C’est donc bien à lui que songeait Louis xiv en rédigeant pour guider son successeur ces Mémoires au contenu desquels on n’a pas assez pris garde car ils aident puissamment à concevoir l’évolution subie par l’esprit du roi. On pense tout expliquer en disant de celui-ci qu’il fut orgueilleux mais son orgueil ne fut ni d’un tyran ni d’un césar. Après avoir mis sa gloire à être pour l’État le modèle des administrateurs, lui sacrifiant toutes choses (ce qui était déjà la formule de Richelieu), il en devint en quelque sorte le grand prêtre, l’identifiant à sa personne mais se sacrifiant lui-même au culte de cette nouvelle idole : étrange religion dont nous retrouverons le principe chez les Jacobins de 1793 en sorte qu’il est permis, si paradoxal que cela puisse paraître, de voir en Louis xiv le fondateur du jacobinisme moderne c’est-à-dire de la doctrine d’après laquelle l’absolu serait la norme des sociétés humaines — la logique et l’unité, les bases de leur prospérité et de leur bon fonctionnement.

Ceci admis, tout s’éclaire sans pour cela se justifier : coups de force et bravades, faveurs et disgrâces, dilapidations, intolérance, arbitraire, persécutions… tout cela si peu en rapport avec la nature privée de Louis XIV. En lui, jusqu’au bout, le dualisme, une fois établi, se perpétue. Il y a d’un côté l’homme privé, celui qui, dépourvu de préjugés, a voulu à vingt ans se fiancer à Marie Mancini et qui, à quarante neuf ans, épouse madame Scarron[28], celui de qui la générosité excessive a obligé beaucoup d’ingrats et qui s’est contraint sans révolte à d’insupportables corvées — et puis, de l’autre côté, le grand prêtre sévère et distant, immolant sans pitié à la Raison d’État des victimes innocentes, s’entourant d’une pompe dont la vaine solennité versait volontiers dans le ridicule et défiant parfois le bon sens par l’audace de ses prétentions. L’étonnant est que ces deux personnages aient pu cohabiter dans le même corps — ce corps malmené et affaibli par la sottise de quatre médecins dignes de Molière — sans jamais se confondre et sans presque empiéter l’un sur l’autre.

Rien n’est plus instructif à suivre que la politique religieuse de Louis XIV. Les rois de France semblaient avoir pour traditions, tout en se proclamant « fils aînés de l’Église », de lui résister chaque fois que le Saint-siège marquait une intention d’offensive dans le domaine temporel. Même Saint Louis n’y avait pas manqué, s’appliquant à établir entre sa conscience de roi laïque et sa conscience de pieux chrétien un équilibre méritoire. Rien de pareil chez Louis XIV. L’Église dont il se dit fils aîné ne possède à Rome qu’un vicariat. Son vrai siège est dans le ciel et le roi prétend s’entendre directement avec Dieu dont il est également le délégué. Il abandonne au pape le domaine du dogme en général mais c’est de lui-même que relève, en France, l’organisation ecclésiastique. Il la veut unitaire, présentant une belle harmonie, une noble ordonnance comme celles des colonnades qu’il affectionne et des jardins disciplinés qui charment ses regards. C’est là ce qui dicte sa conduite dans l’affaire des « libertés de l’Église gallicane » et dans celle bien autrement grave de la révocation de l’édit de Nantes.

De ces libertés on disputait depuis longtemps. Libertés à l’égard du pape, elles consistaient principalement en servitudes à l’égard du roi. Ce n’est pas là du reste ce qui intéressait Louis XIV. Il ne tenait pas à la servitude car il y avait en lui un fonds de tolérance individuelle assez prononcé mais il tenait à l’uniformité. Qu’une partie de ses sujets — et non des moindres, le clergé — eût à prendre un point d’appui hors du royaume et en marge de sa propre autorité lui paraissait contraire à la logique et à l’ordre. Dès 1662 il saisit les occasions de chercher noise au Saint-siège. Des incidents successifs conduisirent enfin à la fameuse Déclaration de 1682 rédigée par Bossuet un peu malgré lui et qui posait nettement les bases d’un schisme prochain[29]. Le Parlement s’empressa de l’endosser. Le conflit passa bientôt à l’état aigu. En 1688 trente cinq églises cathédrales se trouvèrent sans pasteurs, le roi ne désignant que des signataires de la Déclaration auxquels non moins obstinément le pape refusait l’institution canonique. En 1693 Louis XIV se sentit dans l’obligation de faire des concessions. Il s’y résigna malaisément et dans la forme la plus discrète possible. Mais il ne renonça pas pour cela aux principes qui avaient provoqué la controverse.

Dans l’intervalle était intervenue la révocation de l’édit de Nantes (1685) : Tout a été dit sur cette mesure, l’une des pires qu’un chef d’État put prendre. Car si sous le gouvernement de Richelieu, le protestantisme, parti politique puissant et turbulent, avait été un danger, l’aventure de la Rochelle s’était terminée de telle sorte qu’un tel danger n’existait plus. Les douze cent mille protestants de France comptaient désormais parmi les plus fidèles sujets du roi et les plus travailleurs. Ils représentaient environ le douzième de la population générale. Répartis principalement en Languedoc, en Dauphiné, en Saintonge et en Normandie, ils s’adonnaient pour la plupart à l’industrie, au commerce ou à l’agriculture. Sous Mazarin ils avaient joui d’une complète liberté. Le cardinal les appréciait grandement et en 1652 Louis XIV avait solennellement confirmé leurs privilèges. Mais bientôt le roi commença d’être harcelé par les supplications du clergé. Les évêques dont beaucoup pourtant n’étaient rien moins que dévots et plusieurs à peine croyants le prirent par son côté faible : unifier. Point de vraie grandeur, point de majesté complète sans l’unité. Une persécution d’abord procédurière, bientôt violente commença qui devait s’accentuer jusqu’aux ignobles dragonnades. Un moment la discussion publique s’intronisa ; le roi la favorisait. Allait-on donc constituer une Église gallicane unique, pendant de l’anglicane ?… il est presque certain que Louis XIV y songea et le désira. Pour beaucoup de raisons c’était une utopie.

Dès lors, la violence l’emporta. L’approche de la révocation avait déjà provoqué l’exode d’environ dix mille familles. L’année 1685 vit s’expatrier cent mille français et les années suivantes au total trois cent mille autres. L’illustre Vauban, appréciant les choses du point de vue des forces nationales, y vit « la sortie de soixante millions, la ruine du commerce, les flottes ennemies grossies de neuf mille matelots, les meilleurs du royaume, leurs armées de six cents officiers et de douze mille soldats plus aguerris que les leurs. »

Ainsi l’idole unitaire avait reçu son tribut. Au pied de sa sottise dorée, on devait encore apporter des victimes, les pauvres jansénistes[30] si peu inquiétants pour la paix publique. On s’acheminait ainsi vers cet idéal qu’il n’y eut point dans l’État « d’autorité qui ne se fasse honneur de tenir du roi son origine et son caractère ». Ces mots Louis XIV les écrivit dans ses Mémoires à l’usage de son fils. Par quelle aberration en arrivait-il à concevoir qu’un mécanisme basé sur un tel principe pût jamais jouer entre les mains d’un être sur l’incurable incapacité de qui il ne se faisait d’ailleurs aucune illusion ?

iii

Pour faire utilement des guerres de conquêtes, il faut posséder une armée solide, de bonnes finances, une diplomatie apte à préparer et à conclure les conflits, être en outre appuyé par quelque enthousiasme populaire, poursuivre enfin une politique précise avec des buts déterminés et tangibles.

L’armée française avait commencé d’être réorganisée sous Richelieu mais c’est à Le Tellier, à Louvois, à Vauban que furent dues les réformes importantes. Jusqu’alors l’officier achetait son grade puis mettait en mouvement des sergents recruteurs auxquels il payait une prime par homme enrôlé, l’enrôlement s’opérant d’ailleurs par n’importe quel procédé, licite ou non. Il arrivait fréquemment que l’homme signât son engagement ayant été mis en état d’ivresse et sans savoir ce qu’il faisait. Les compagnies et les régiments ainsi formés n’étaient jamais au complet. On les complétait fictivement pour les revues. Les états de service indiquaient de faux effectifs. Les officiers empochaient la solde de soldats inexistants qu’ils portaient ensuite comme tués au feu afin de se faire un titre de la bravoure de leurs troupes. Quant à l’artillerie, elle revêtait l’aspect d’une sorte d’entreprise à forfait : on traitait pour un certain nombre de batteries qui, une fois montées, devaient être servies par des fantassins. Louvois mit fin aux abus. Un « ordre de tableau » fut institué, tenant compte de l’ancienneté et du mérite. On créa des « compagnies de cadets » vraies pépinières d’officiers de métier. Le contrôle, les approvisionnements furent organisés de façon régulière, les dépôts et les arsenaux bien entretenus et fournis. Le mousquet et la pique, armes de l’infanterie furent remplacés par le fusil — et l’épée par le sabre de cavalerie. Plus tard Vauban inventa la baïonnette. Ce fut lui aussi qui créa le corps du génie et rénova l’art des fortifications. Les effectifs furent de cent mille hommes de troupes de garnison et cent vingt-deux mille de troupes de marche parmi lesquels trente mille étrangers à la solde de la France.

Tandis que ces grands initiateurs intronisés par Mazarin se vouaient à la réforme militaire, Colbert également désigné par lui entreprenait la restauration des finances et de la prospérité publique. En 1642 les dépenses annuelles de l’État s’étaient montées à environ cinq cent cinquante millions de notre monnaie. Deux ans plus tard, elles atteignaient huit cents millions. Pour faire face au déficit croissant, le gouvernement pratiquait le système des « anticipations » et se faisait faire, au taux de quinze pour cent, des avances par des financiers qui édifiaient ainsi de colossales fortunes au milieu de la misère générale. D’autre part bien des dépenses étaient couvertes par les «  ordonnances au comptant » qui échappaient au contrôle de la Cour des comptes. Colbert intervint dans tous les domaines à la fois, comprenant fort bien qu’agriculture, commerce, marine, industrie se trouvaient en liaison avec la remise en état des finances. Il fournit un labeur incroyable, commit passablement d’erreurs mais réussit néanmoins par son zèle et son activité à donner un essor inespéré à la production sous toutes ses formes.

La diplomatie fonctionnait à l’instar du gouvernement des provinces c’est-à-dire qu’aux côtés de grands seigneurs chargés d’éblouir les cours étrangères par leur faste, il y avait des agents d’origine plus modeste que n’embarrassaient point des suites nombreuses et chamarrées mais qui, avisés, méfiants, curieux et retors, excellaient à introduire dans les traités de la « matière à chicane » ou d’utiles obscurités. Cette diplomatie malheureusement coûtait fort cher, moins par la dépense personnelle des ambassadeurs et envoyés que par la corruption dont elle se faisait un auxiliaire habituel. Louis XIV ne se ruina pas tant par ses constructions ni même par ses guerres que par les innombrables dons et pensions dont il gratifia des Français souvent peu dignes de les recevoir et incapables de les utiliser pour le bien public — et par les incessants subsides qu’il versa entre les mains d’étrangers prêts à le trahir dès que la manne cesserait d’y tomber. On disait notamment des princes allemands que les petits étaient toujours prêts à lui tendre la bourse et les grands, le chapeau.

S’il est exagéré de prétendre qu’il y ait eu en France pendant toute la durée du xviime siècle comme l’a écrit L. Bertrand « un cheminement pour ainsi dire ininterrompu de l’idée impérialiste », on ne peut nier qu’un courant chauvin ne se soit manifesté au temps de l’adolescence de Louis XIV mais ce n’était point là du véritable impérialisme. Aussi bien l’impérialisme français (pour autant que l’on entend par là une ambition continue d’agrandissement territorial) n’a jamais été qu’une plante éphémère et fantaisiste. Si à ce moment la guerre fut populaire, c’est principalement qu’elle était dirigée contre l’Espagne. La haine envers les Espagnols se maintenait vivace en France. Elle tenait peut-être son origine de la captivité de François Ier à Madrid, affront jamais pardonné. Elle avait sûrement été entretenue par la morgue insupportable de la cour d’Espagne et de ses envoyés, par les intrigues perpétuelles du gouvernement de Madrid, son esprit d’intolérance, son ingérence indiscrète dans les affaires françaises.

Certes en 1667 la puissance espagnole était singulièrement réduite. Depuis la mort de Philippe II (1598) elle n’avait cessé de décroître. L’avorton rachitique et scrofuleux qui, sous le nom de Charles II venait d’hériter du trône ne semblait devoir l’occuper que quelques mois. Nul ne prévoyait qu’il dût se maintenir trente cinq ans (1665-1700) tenant ainsi en suspens sur l’Europe le problème angoissant de sa succession. De ce problème la France ne pouvait se désintéresser. Charles II n’avait pour héritiers que les enfants de ses deux demi-sœurs mariées l’aînée à Louis XIV, la cadette à l’empereur allemand Léopold Ier. Pouvait-on permettre qu’une seconde fois l’Espagne se trouvât liée à l’Allemagne impériale ? Que de malheurs cette union, réalisée sous Charles-Quint, n’avait-elle pas causés ? Si désorganisée que fut la monarchie espagnole, ne continuait-elle pas d’ailleurs de détenir la Belgique, la Franche-comté, une partie de l’Italie sans parler des vastes domaines transatlantiques qui mal administrés, représentaient néanmoins une grande force éventuelle ? Ainsi, belliqueux ou non, Louis XIV était dans l’obligation de guerroyer contre elle. Il lui fallait de toute nécessité assurer la frontière française du nord, réannexer la Franche-comté et empêcher une dynastie allemande de s’implanter à Madrid. Le traité dit des Pyrénées signé par Mazarin en 1659 n’avait été qu’une trêve pour permettre à la France de se refaire mais l’habile et prévoyant ministre qui l’avait négocié avait par ailleurs ménagé à Louis XIV une situation européenne des plus avantageuses en faisant de lui le protecteur attitré des petites nations et de son trône, comme la pierre angulaire de cet équilibre international dont la paix de Westphalie avait posé les premières assises.

Cette situation se trouva rapidement retournée. De protecteur on vit que le roi de France se préparait à devenir oppresseur. Bientôt au lieu de présider des coalitions défensives comme cette « alliance du Rhin », ligue des princes allemands ingénieusement érigée en 1658 et qui servait de contrepoids à l’empire, Louis XIV vit se lever devant lui des coalitions hostiles et guerrières. En s’attaquant à la Hollande (1672), il commit la faute qui devait plus tard conduire Napoléon en Russie. Ce fut là une entreprise de potentat orgueilleux. Les intérêts français y étaient diamétralement opposés. La confiance et l’amitié du peuple hollandais, rival commercial des Anglais et ennemi territorial des Espagnols, importaient à la France plus que le concours de n’importe quel autre peuple. Mais républicain et protestant, celui-là aux regards d’un monarque absolu avait encore le défaut d’une certaine fierté et indépendance de langage. Louis XIV pensa donner à ces « gens de peu » une efficace leçon. Eux rompant les digues, mirent leur pays sous l’eau. Les Français durent se replier. Lorsqu’après six ans d’une lutte qui s’était rapidement généralisée, fut conclue la paix de Nimègue (1678) la Franche-comté se trouvait enfin réunie à la France mais celle-ci avait perdu les sympathies précieuses dont si longtemps elle avait joui en plusieurs pays d’Europe. De nouvelles coalitions étaient prêtes à se nouer contre elle et ce ne seraient pas, assurément, la saisie du Luxembourg, le bombardement de Gênes ou l’abominable dévastation du Palatinat qui lui ramèneraient la confiance des nations. À Ryswick en 1697, Louis XIV traita en demi-vaincu ; il dut évacuer la Lorraine et reconnaître la royauté anglaise de ce Guillaume d’Orange dont il avait su se faire un ennemi personnel et acharné.

Mais déjà un nouvel orage menaçait. Charles II d’Espagne approchait du terme de sa misérable existence et le péril qui avait dominé tout le règne de Louis XIV n’était point écarté ; il s’affirmait plus redoutable que jamais. Le roi commença par manœuvrer au mieux d’une situation fort difficile. À Madrid les intrigues allemandes trop accentuées lui facilitèrent la voie. Le roi d’Espagne avant de mourir se décida à reconnaître pour son héritier le jeune duc d’Anjou, second fils du dauphin de France. Louis XIV accepta le testament et le nouveau monarque qui allait être Philippe V d’Espagne partit pour Madrid. La coalition anti-française pourtant ne se reforma pas tout de suite mais Louis XIV par une offense maladroite à l’Angleterre précipita les choses. Dix ans de guerre allaient suivre (1703-1713) durant lesquels le roi pourrait méditer à loisir sur l’isolement auquel il s’était lui-même condamné par tant d’amour-propres inutilement froissés, d’intérêts lésés, de consciences opprimées… Après des revers indéfinis, la victoire inespérée de Denain (1712) permit d’ouvrir dans des conditions plus favorables des négociations dont l’Europe entière éprouvait le besoin. Tout un ensemble de traités furent signés à Utrecht (1713) et à Rastadt (1714). Philippe V et sa dynastie étaient reconnus. En échange l’Espagne abandonnait à l’empereur le royaume de Naples, le Milanais, la Sardaigne et la Belgique. Le duc de Savoie recevait la Sicile[31] et le titre de roi. L’électeur de Brandebourg devenait roi de Prusse. L’Angleterre s’installait à Gibraltar et la France lui cédait ses nouveaux établissements de l’Acadie et de la baie d’Hudson. Après la paix de Westphalie, celle d’Utrecht est la plus importante dans l’histoire de la formation de l’Europe moderne. Elle en dessina la figure géographique ; la précédente en avait posé le principe politique.

Louis XIV maintenant n’avait plus qu’à mourir. Il disparut avec la dignité qui ne l’avait jamais abandonné. Il laissait la France endettée, misérable et sans espoir de régénération prochaine. En un an le vide s’était fait autour de lui. La mort du dauphin n’avait point été une perte pour le pays mais celle du nouvel héritier, le duc de Bourgogne, prenait l’aspect d’une calamité. Vers ce prince que Fénelon avait sagement élevé, l’espoir de la nation s’était tourné. Sa femme digne de lui périt la même semaine de la même maladie et leur fils aussitôt après. Il n’allait plus rester que l’enfant qui devait être le triste Louis XV et, pour exercer la régence, son cousin l’insouciant et frivole duc d’Orléans.

Heureusement l’héritage de Louis XIV se composait pour une large part de biens immatériels qu’il avait su faire fructifier.

iv

L’emblème solaire convenait à la France d’alors parce que son génie rayonnait véritablement à la façon d’un astre lumineux. Or ce rayonnement avait été organisé non pas, bien entendu à l’aide d’éléments artificiels — tâche impossible — mais en groupant et en encadrant de façon à produire un résultat collectif les éléments individuels fournis par une époque privilégiée. Comment de telles époques surgissent-elles sur la route des peuples ? D’où naissent les élans de l’intelligence et de l’imagination créatrice qui s’y manifestent ? Quelle loi préside à ces poussées brillantes de l’esprit humain ? On a tenté de les expliquer tantôt par l’action positive d’événements favorables tantôt négativement par la réaction consécutive à telles désillusions de la conscience publique ou à tels excès de la pensée générale. Il peut y avoir de l’un et de l’autre mais l’histoire nous documente à cet égard de façon trop contradictoire pour que l’on prétende tirer de ses enseignements une règle précise.

Considérons certains événements qui coïncident — ou presque — avec la naissance de Louis XIV. Corneille écrit le Cid et Polyeucte ; Descartes donne le Discours de la méthode. Milton prépare le Paradis perdu. Rubens, Galilée, Van Dyck, Lope de Vega disparaissent tandis que Leibnitz et Newton viennent au monde. Murillo se fixe à Séville ; Mansart commence d’édifier le Val-de-grâce ; Rembrandt peint la « ronde de nuit » et Velasquez la « forge de Vulcain ». Voilà beaucoup d’effluves de radium mental qui sont en mouvement et ne se concentrent ni dans un pays ni autour d’une école. Ainsi l’heure est pleine non seulement de promesses mais de réalités déjà magnifiques. Lorsque, vingt ans plus tard, Louis XIV inaugure son règne personnel, une équipe se tient autour de lui dont Racine, Boileau, Molière, Lafontaine sont les chefs. Bientôt vont s’affirmer Bossuet, Malebranche, La Rochefoucauld, La Bruyère, madame de Sévigné quelle variété de germes et de talents ! Du moins il y paraît. En fait, cette génération témoigne d’une remarquable unité. Elle est en rapports étroits avec les édifices de Mansart et les jardins de Le Nôtre. Chaque manifestation, qu’elle soit artistique ou littéraire, est imprégnée de caractères similaires. On perçoit partout la même aspiration vers la pensée claire et la forme châtiée, le même souci d’ordre équilibré, le même besoin d’agir sur autrui et d’en être compris. Cela est très français ; sans doute ce n’est pas toute la France mais c’est partie essentielle de son génie. Des quatre éléments qu’on y distingue et qui correspondent curieusement aux périodes historiques, deux sont absents. Le rêve mélancolique des Celtes est momentanément oublié, le romantisme empanaché des Valois est comme tenu à distance mais les deux autres sont là ; d’une part le vieux bon sens capétien, de l’autre la tendance indéracinable aux belles ordonnances romaines.

Ce sont celles-là qui dominent et on en fait l’application au langage avec bien plus de succès — parce qu’avec bien plus de sève et d’indépendance — qu’aux temps gallo-romains. La rhétorique d’alors ne fournissait guère qu’une formule anguleuse. Sous Louis XIV la matière abonde pour en faire application et la formule s’humanise à l’usage. Le choix des mots, le dessin de la phrase, l’architecture du discours prennent une importance directe et, sans nuire aux idées, cherchent à les encadrer avec splendeur. Il n’en résulte pas de verbiage. « Il est malaisé de parler beaucoup sans dire quelque chose de trop », ainsi s’exprime le roi lui-même. Quant aux idées, elles ne s’élèvent peut-être pas très haut ; de même le sens artistique est loin d’être aussi parfait que nous nous l’imaginons. Il advient en effet qu’à moins de destructions anormales, les plus beaux produits d’une époque soient seuls considérés par les âges suivants. Le mérite de cette époque s’en trouve rétrospectivement exagéré. Ce qui rend celle-ci originale et digne d’une extrême attention, c’est le rôle qu’y joua le pouvoir dans un domaine où il semble que la moindre ingérence risque d’effaroucher le talent et d’enchaîner l’inspiration. Autocrate politique, Louis XIV a su être dans ce domaine une sorte de président libéral doublé d’un ingénieux exportateur. À y voir échouer la plupart de ses imitateurs, on mesure la difficulté d’une pareille tâche.

La cour qui fut en quelque manière le piédestal de son action lui était-elle indispensable pour réussir ? On se prend à en douter. L’éclat de Versailles n’eût rien perdu à être intermittent ; la morale comme l’économie publique y eussent gagné. Il est facile de comprendre combien la présence fréquente du roi à Paris et dans quelques unes des grandes villes de France eût à la fois évité d’abus administratifs, épargné de mesures maladroites et encouragé d’initiatives fécondes.

v

Le pays sur lequel la France de Louis XIV exerça le plus d’action fut sans contredit l’Allemagne. Des transformations radicales s’y opéraient. À ne voir que les institutions, il semblait que le chaos fut irrémédiable. Le saint-empire n’existait plus que de nom ; des publicistes écoutés ne se gênaient point pour ridiculiser son fantôme errant. Le « conseil aulique » n’était guère qu’une ombre. Quant à la Diète — composée de trois collèges, celui des Électeurs, celui des princes et celui des villes — lorsqu’elle s’assemblait à Ratisbonne, c’était pour se perdre en d’indéfinies et stériles discussions. Les diètes provinciales (Landtag) des principautés n’avaient pas davantage d’action. Ces principautés au nombre de trois cent soixante, se prétendaient maîtresses de leurs destins. Leurs péages et leurs douanes rendaient tout commerce impossible. Les industries avaient émigré en Hollande ou en Angleterre ; la Ligue hanséatique était en décadence. La population avait diminué de près de moitié. Une ville comme Augsbourg avait passé de quatre-vingt mille à dix huit mille habitants. Partout des terres en friche, des villages abandonnés. Des bandes de maraudeurs circulaient terrorisant les campagnards.

Dans ce désordre pourtant un ordre nouveau s’apprêtait à se former dont l’Autriche et le Brandebourg seraient les deux pôles. Les Habsbourg généralement égoïstes, orgueilleux et d’une « sévérité froide », tout en tirant de leur titre impérial — électif en droit, pratiquement héréditaire dans leur famille — les avantages qu’il comportait, plaçaient au premier rang de leurs ambitions la consolidation de leur pouvoir en Autriche et l’adjonction à leurs États du royaume hongrois reconstitué. Ce fut l’œuvre de Léopold Ier (1658-1705) élu empereur à la mort de son oncle Ferdinand III et devenu par mariage beau-frère de Louis XIV. La Hongrie d’alors était divisée en trois tronçons. Une portion se trouvait soumise aux Ottomans. La partie transylvaine jouissait d’une indépendance complète mais le prince de Transylvanie compromit sa situation en s’engageant dans une guerre malheureuse contre la Pologne. Sur le reste de la Hongrie — ce qu’on appelait le royaume — régnaient les Habsbourg. Ferdinand II et Ferdinand III ne s’étaient pas montrés tyranniques ; ils avaient à peu près respecté les croyances diverses et les libertés locales. Léopold qui était dévot et méticuleux agit différemment surtout après que la reprise de la citadelle de Bude aux Ottomans (1686) eut accru son prestige. Pendant un moment une véritable terreur pesa sur le pays. À Presbourg les exécutions et les supplices se multiplièrent. Alors Léopold offrit à la diète hongroise l’amnistie et une demi-autonomie en échange d’une reconnaissance de l’hérédité absolue de la couronne hongroise pour sa maison. Jusque là il y avait à chaque avènement ingérence de la diète et tout au moins, simulacre d’élection. Les Hongrois acceptèrent (1687). Léopold compléta son œuvre d’annexion en attirant dans les plaines dévastées de la Hongrie méridionale cinq cent mille Serbes qu’il y installa et favorisa. Puis il acheva de chasser les Ottomans. Quant à la Transylvanie après avoir sous la conduite de François Rakoczy provoqué une révolte générale qui, soutenue un moment par Louis XIV, faillit aboutir au succès (1703-1705) elle dut à son tour s’avouer vaincue. La Hongrie, réunifiée, était désormais aux mains des Habsbourg. Le nationalisme n’y était pas abattu pour cela. Les récents événements l’avaient plutôt accentué en développant l’usage de la langue magyare.

Pendant ce temps une monarchie nouvelle s’était formée dans le nord de l’Allemagne. Nous en avons déjà noté les lointaines origines. De burgraves de Nuremberg, dignité qu’ils possédaient au début du xiiime siècle, les Hohenzollern étaient devenus en 1417 margraves de Brandebourg et depuis lors n’avaient cessé d’agrandir leurs domaines en rognant peu à peu sur les territoires voisins. Électeurs de l’empire, ils avaient en 1618 hérité du duché de Prusse. Nous avons vu comment un siècle plus tôt, Albert de Brandebourg étant grand maître de l’Ordre teutonique avait embrassé le protestantisme et, sécularisant les terres de l’Ordre, s’était fait accepter comme duc de Prusse sous la suzeraineté de la Pologne. Sa descendance s’étant éteinte, son cousin l’Électeur recueillit la succession. Il se trouva dès lors posséder un État en deux morceaux non contigus. Vassal de la Pologne à Königsberg, il l’était de l’empire à Berlin, ville formée sur la Sprée par la réunion de deux bourgades d’origine slave et devenue la capitale de l’Électorat. Ces pays étaient nus et pauvres. La guerre de trente ans les avait en plus cruellement éprouvés. Quelle apparence qu’on pût ériger là une puissance considérable et robuste ! Or un chef vint, celui qu’on a justement appelé le grand Électeur, Frédéric-Guillaume de Hohenzollern (1640-1688). Élevé en Hollande, actif, intelligent, tolérant, il sut comme l’a dit Frédéric II « faire de grandes choses avec de faibles moyens ». Il attira des colons hollandais qui développèrent la richesse agricole. Il se créa non seulement une armée mais une flotte ; il fonda des établissements coloniaux sur la côte de Guinée ; il transforma l’administration et le système fiscal, accueillant aux huguenots français aussi bien qu’aux catholiques et aux juifs. Sa femme fille du prince d’Orange l’avait conseillé et soutenu. Leur fils n’avait plus qu’à ceindre la couronne royale.

À vrai dire cela ne se fit pas sans opposition de la part des monarques voisins. Mais le jeune Électeur sut opportunément offrir un tribut de six millions d’écus à l’empereur et persuader au roi de Pologne que le titre de « roi en Prusse » ne ressemblait aucunement à celui de « roi de Prusse ». Moyennant quoi il se fit couronner fastueusement à Königsberg le 18 janvier 1701. Le pape, le roi de France, l’Électeur de Saxe… protestèrent avec véhémence mais comme Frédéric Ier consentit à entrer dans la coalition contre Louis XIV, l’Europe le récompensa à la paix d’Utrecht en reconnaissant sa dignité nouvelle. L’Électeur de Saxe lui rendit d’autre part le service de faire de sa royauté le centre d’attraction du protestantisme allemand, en désertant pour lui-même cette situation avantageuse. La Saxe était jusqu’alors le plus important des États protestants. Son prince pour devenir roi élu de Pologne fut obligé de se convertir au catholicisme et, de ce fait, un rôle nouveau s’offrit à la monarchie prussienne dès son berceau.

Ainsi évoluait le monde germanique. Tandis que, en partie dévastée, désorientée politiquement, avec des indices de morale en baisse et d’intellectualisme diminué, l’Allemagne semblait s’acheminer vers une complète décomposition, les assises d’un avenir meilleur s’édifiaient. Sur elle allait se lever d’ailleurs le génie universel de Leibnitz. En attendant on y parlait français, on copiait les modes de Paris, on s’efforçait à danser des menuets et à tourner des madrigaux, on traçait des jardins inspirés de Versailles et l’on recueillait surtout la recette de l’absolutisme Louis quatorzien.

vi

De 1640 à 1688 l’Angleterre traversa d’étranges péripéties. On y vit s’organiser sous le nom de république le régime le moins républicain que le monde ait jamais connu. Il est vrai que l’étiquette en était corrigée par le titre de lord Protecteur que s’était attribué le fondateur de ladite république. La première moitié du siècle avait été remplie par les règnes également décevants de Jacques Ier (1603-1625) et de Charles Ier. Le fils de Marie Stuart devenu héritier d’Élisabeth s’était montré aussi incohérent que le destin qui l’avait poussé là ; mais tant de médiocres souverains avaient passé sur ce trône britannique sans que la patience populaire s’en fut lassée ! Charles Ier, à défaut de plus d’adresse et de compréhension que son père, était infiniment plus sympathique et quelles qu’aient été la profondeur de ses erreurs et l’injustice de ses décisions, il est certain que la nation libre de le juger ne l’eut jamais condamné et exécuté. Ce fut l’œuvre d’Olivier Cromwell. Il régna neuf ans (1649-1658) aux lieu et place de sa victime ne prenant pas la peine de déguiser son despotisme et infusant à son pays le virus de son inconsciente hypocrisie. Peu d’hommes ont par là, fait plus de mal à l’Angleterre. Mais celle-ci lui sait gré et non sans raison de l’avoir orientée de façon vigoureuse et définitive dans la voie du commerce maritime. Il paraît toujours singulier que la population de ces îles aux rivages découpés ait eu besoin d’y être à tant de reprises incitée pour se confier à la mer. Et pourtant il en fut ainsi. L’« acte de navigation » de 1651 décida de la vocation nationale. La Hollande faisait alors un commerce de transit estimé à un milliard par an. Cromwell chercha d’abord à s’entendre avec elle. Il voulait constituer une sorte de confédération anglo-hollandaise mi-religieuse et mi-commerciale dont, le conseil directeur eut siégé à Londres. Les Hollandais se méfièrent et s’abstinrent. Aussitôt Cromwell décida que les vaisseaux étrangers ne pourraient plus importer en Angleterre que des marchandises originaires de leurs propres pays tandis que, pour les vaisseaux anglais, le commerce serait libre. L’armement anglais prit dès lors une énorme extension tandis que le commerce hollandais périclitait.

En Hollande aussi on venait de passer par une révolution. Depuis qu’en 1579, ce pays s’était soustrait à la domination espagnole, il se composait de sept provinces entre lesquelles toutefois l’union d’Utrecht n’avait su établir que des liens impratiques. Il y avait le duché de Gueldre, ancien fief allemand habité par une noblesse pauvre et batailleuse, les deux comtés maritimes de Hollande et de Zélande très calvinistes, la province d’Utrecht jadis principauté épiscopale, demeurée hiérarchique tout en devenant protestante, la Frise peuplée de marins et de paysans égalitaires, enfin Groningue et Over-yssel terres continentales marécageuses et peu prospères. Depuis 1593 des États-généraux se tenaient à La Haye, composés de députés sans nombre fixe mais où chaque province n’avait qu’une voix. Il y avait aussi un conseil d’État où la petite principauté d’Orange était représentée. Dans chaque province, existaient des « stathouders » sortes de fonctionnaires exécutifs. La réelle valeur des princes d’Orange avait fait converger sur eux plusieurs stathouderats en sorte qu’ils tendaient à devenir de véritables chefs héréditaires de cette singulière république fédérative. Sur leur chemin ils rencontraient l’opposition sourde de la province de Hollande beaucoup plus importante que les autres et qui payait à elle seule plus de la moitié des dépenses générales. Elle avait à sa tête un « conseiller pensionnaire » dont elle tendait à accroître l’autorité. Les stathouders Maurice, Frédéric-Henri (1625-1647) et Guillaume II (1647-1650) furent appuyés par l’armée dont ils étaient les chefs ainsi que par les basses classes et les pasteurs calvinistes ; la bourgeoisie riche de la province de Hollande formait le « parti des États ». Elle était pacifique et poursuivait la réduction de l’armée et la compression des dépenses. C’étaient les intérêts commerciaux qui lui importaient et ils étaient considérables.

Nous avons vu la découverte de la route du Cap ruiner le commerce vénitien et Lisbonne devenir le principal entrepôt de l’Europe occidentale. Les Hollandais, bons marins et alors beaucoup plus aventureux que les Anglais, prirent l’habitude d’y aller chercher les produits de l’orient pour les répandre dans les pays du nord. Puis dès 1594 des marchands d’Amsterdam armèrent une petite flotte qui se rendit dans l’Inde et y réalisa de gros bénéfices. Des groupements se formèrent pour l’extension de cette exploitation directe et en 1602 la « compagnie des grandes Indes » centralisa toute l’entreprise. En ce temps les mers ne permettaient aucune sécurité. Il ne suffisait donc pas d’avoir des transports ; il fallait encore les armer en guerre et leur préparer des points de relâche. Les Hollandais furent amenés à occuper Moka (1613), Ceylan (1632), le Cap (1650). La colonisation portugaise déclinant partout, ils prenaient sa place. Mais à la différence de leurs devanciers, le seul souci de la fortune les actionnait. Batavia leur centre ne deviendrait jamais un foyer de propagande morale. D’autre part, de ce que certains marchands hollandais s’enrichissaient, il ne s’ensuivait pas que l’État, comme naguère en Espagne, se vit abreuvé d’or. Il demeurait sous le poids des dettes contractées pour conduire pendant quarante ans la guerre d’émancipation contre les Espagnols.

Telles étaient les contradictions au milieu desquelles vivait la Hollande. Un conflit ne pouvait manquer d’éclater. Le stathouder risqua un coup d’État, ne réussit pas et mourut peu après (1650). Le parti orangiste subit une éclipse au bénéfice de ses adversaires. Une assemblée nationale convoquée à La Haye l’année suivante leur donna le pouvoir. Jean de Witt gouverna à leur tête avec le titre de « grand pensionnaire » (1652-1672). Son administration fut remarquable ; les finances rétablies, une flotte de vingt mille bâtiments, des progrès agricoles et industriels… eussent dû faire l’union autour de lui mais le monarchisme renaissait autour du jeune prince d’Orange qui allait être Guillaume III. Ce fut la France qui précipita les événements par cette attaque dont nous avons dit qu’elle fut l’erreur fondamentale de Louis XIV. Sous le coup d’un péril inattendu et d’autant plus impressionnant, le peuple hollandais s’insurgea. Jean de Witt et son frère furent massacrés. Guillaume prit le pouvoir.

Pendant ce temps des événements considérables (mais faciles à prévoir ceux-là) s’étaient succédés en Angleterre. Cromwell après avoir ensanglanté l’Irlande et donné à tous l’impression de son impuissance à rien fonder de durable était mort et, après six mois, son fils avait eu le bon sens de renoncer à une hérédité ridicule. La restauration du roi Charles II s’imposait à tous et le général Monk qui en prit l’initiative n’eut pas grand mal à se donner pour la réaliser (1660). Par malheur ce prince qui n’était point incapable sacrifiait tout à son plaisir. Jouisseur et dépensier, il paralysa vite l’élan qui avait salué son retour. Son frère et successeur Jacques II (1685-1688), obstiné et brutal, acheva de compromettre la dynastie. On vit rarement en un siècle autant d’incohérence que sous ces Stuart qu’aucune expérience, si cruelle fut elle, ne parvenait à corriger. Dans le dédale des courants religieux, ils ne surent jamais s’orienter. Le peuple anglais avait supporté avec beaucoup de patience ces alternatives capricieuses et l’incertitude qui en résultait. Mais la patience l’abandonnait ou plutôt, désintéressé de la royauté, il s’attachait à son parlement comme à la seule institution qui put dorénavant le sauvegarder sinon le satisfaire.

Jacques II était retourné au catholicisme et prétendait élever dans cette confession son fils tard venu, le prince de Galles. Ses deux filles, Marie mariée à Guillaume d’Orange et Anne étaient protestantes. En 1688 Guillaume et Marie appelés par le vœu tacite de la majorité du pays débarquèrent en Angleterre tandis que Jacques II se réfugiait en France. Alors fut conclu entre la nation et les nouveaux souverains un pacte que leurs successeurs n’ont jamais cessé d’observer et par lequel étaient garantis : la liberté individuelle, le vote de l’impôt, la liberté électorale, le contrôle permanent du parlement. La succession protestante était assurée, les catholiques exilés des emplois. Une ère nouvelle commençait pour l’Angleterre. On pourrait l’appeler l’ère du balancier. Sous le règne de la reine Anne (1702-1714) qui succéda à sa sœur et à son beau-frère, ces principes se consolidèrent. Il fut désormais acquis que la guerre ne devait pas être conduite au-delà des frontières de l’intérêt, que les discussions religieuses ne devaient pas dépasser les limites de la tranquillité publique, que l’alternance des partis whig et tory[32] assurerait le jeu raisonnable de la constitution et qu’aussi bien l’Angleterre était une puissance insulariste qui ne devait ni se dépenser ni se compromettre pour l’avantage des continentaux. Quelques-uns de ces principes pénétrèrent également l’âme hollandaise.

vii

L’Italie déchue s’était consolée en inventant l’opéra. Dès le début du xviime siècle, on avait inauguré à Florence la « musique récitative » c’est-à-dire des représentations en musique où « chacun des personnages chantait suivant les sentiments qu’il devait exprimer ». Tout de suite un grand musicien, Monteverde avait fait sienne cette idée et en 1607 Mantoue écoutait un véritable opéra « Orphée et Eurydice ». L’innovation fit fureur. La nation en fut transportée. La musique d’église elle-même subit le contrecoup. L’« oratorio » y pénétra. Par ailleurs l’intellectualisme participa à la décadence générale. Florence jeta un dernier éclat grâce à Galilée puis s’effaça sous le règne du grand duc Cosme III (1670-1723) bigot et dissolu. De même Venise à qui le doge Morosini rendit momentanément par ses victoires sur les Ottomans une belle situation méditerranéenne. Gênes ne possédait plus que la Corse et une étroite bande de l’ancien littoral ligure. Le pape Innocent XI (1676-1689), austère et dur, tint en tutelle ses États qu’il débarrassa du moins de la plaie du népotisme. Le joug espagnol laissait le Milanais et le royaume de Naples également misérables. Milan avait perdu le tiers de sa population. Seule la Sicile gardait encore la force d’organiser des insurrections ; Palerme en 1647, Messine en 1674 s’étaient vainement soulevées. Les Espagnols avaient fait tant de mal et si peu de bien qu’on voyait venir avec satisfaction les Autrichiens que la paix d’Utrecht leur substituait en Italie. Mais cette même paix accordait au duc de Savoie le titre de roi. Charles Emmanuel II, et Victor Amédée II qui lui avait succédé en 1675 avaient su manœuvrer au milieu des écueils, mêlant l’énergie et la souplesse et toujours avisés dans leurs desseins. Le Piémont et la cour de Turin dorénavant, incarneraient l’avenir national.

Rien d’analogue en Espagne. Aucune pierre d’attente n’y semblait disposée pour des constructions futures. Le xviime siècle ne représente pour elle qu’une descente continue. Philippe II (1559-1598) l’avait laissée pourtant en passe de puissance compromise mais restaurable. Une légende pèse sur ce prince. En étudiant son règne, on est frappé des analogies qu’il présente avec celui de Louis XIV. À cinquante ans de distance les deux monarques accusent de nombreux traits communs. Même volonté de tout diriger, même assiduité au travail, même subordination de l’homme privé capable de s’humaniser à l’homme public incapable de se laisser fléchir ; même infatuation de la dignité royale ; surtout même passion d’unifier les territoires aussi bien que les consciences. Philippe II persécute les « morisques » — ces chrétiens de nom demeurés musulmans de cœur — pour le même motif qui dressera Louis XIV contre les protestants. L’annexion du Portugal[33] évoque celles que prononceront les « chambres de réunion » d’Alsace. La flotte géante, « l’invincible armada » est lancée contre l’Angleterre — comme plus tard les armées françaises contre la Hollande par orgueil et rancune personnelle. Mais le parallèle qui pourrait être poussé plus loin s’estompe si l’on veut considérer qu’entre le roi d’Espagne et le roi de France, il y a malgré tout le contraste psychique qui oppose l’Escurial à Versailles et fait de l’un le temple angoissé de la mort et de l’autre le château de la vie somptueuse.

Philippe III (1598-1621) et Philippe IV (1621-1665), princes sans moyens et sans caractère, laissèrent s’effriter l’armée, la marine, les finances. Des favoris sans scrupules, une noblesse insatiable s’arrachèrent les dépouilles de l’État. Des révoltes en Catalogne et en Portugal, l’expulsion des « morisques » que Philippe II avait du moins conservés dans le pays et qui représentaient le meilleur élément au point de vue agricole, l’intolérance croissante du clergé dont les effectifs approchaient du demi-million, l’abaissement des études dans les trente-cinq universités de la péninsule jadis prospères… et pourtant la puissance espagnole inquiétait au dehors tant le cadre en restait vaste.

viii

Alliée de la France au temps de Richelieu, la Suède se détacha de cette alliance sous Louis XIV. On ne sut pas l’y retenir mais il faut avouer que les circonstances n’y étaient pas favorables. De son pays pauvre et sans crédit, Gustave-Adolphe, avait fait une grande puissance. Mais ce ne pouvait être qu’à titre passager. Il n’y avait aucune raison pour que la Baltique fut transformée en une sorte de lac suédois. Passe pour la Finlande mais l’Esthonie, la Livonie ni la Poméranie n’étaient susceptibles de devenir des terres scandinaves. Les Suédois d’ailleurs n’y détenaient guère que le littoral et cette domination artificielle ne pouvait manquer de leur échapper quelque jour.

Gustave-Adolphe en mourant (1632) avait laissé à sa fille Christine âgée de six ans la meilleure des sauvegardes en la personne du chancelier Oxenstiern qui gouvernerait en son nom — et à celui-ci les meilleurs éléments de gouvernement : une forte armée et de bonnes finances. Malheureusement la jeune souveraine ne tarda pas à révéler un caractère romanesque et fantaisiste, des goûts dispendieux, des instincts exotiques. Intelligente et cultivée, elle commença par attirer à sa cour artistes et savants. Descartes vint y mourir (1650). Les Suédois d’alors estimaient s’être grandement affinés depuis cent ans. Mais leur souveraine rêvait d’autres luxes et d’horizons moins barbares. Elle entreprit de grands voyages scandalisant Paris et Rome par ses aventures et ses propos. Elle abdiqua après avoir fait reconnaître pour son héritier son cousin-germain. Entre ses mains le trésor public avait fondu. La Suède ne pouvait plus faire face à ses obligations. Sous Charles X et Charles XI il fallut recourir à des expédients et à des confiscations déguisées pour subvenir aux dépenses publiques.

L’armée cependant était demeurée solide. Sa valeur professionnelle, l’esprit à la fois militaire et religieux qui l’avait naguère animée en feraient encore un redoutable instrument de combat entre les mains d’un souverain guerrier. Charles XII (1697-1718) dont la biographie écrite par Voltaire a si fort contribué à grandir la renommée, ne pensa qu’à la guerre dès son jeune âge. Soldat d’une incroyable énergie, véritable ascète militaire, imbu de la doctrine de la prédestination et rêvant aux lauriers d’Alexandre le grand, il conduisit à travers la Pologne, la Saxe, la Russie et jusqu’en Turquie la plus folle et la plus inféconde des épopées. Dépourvu de tout sens politique, un tel homme ne pouvait laisser derrière lui que des ruines. Seule la Russie lui devrait ériger des statues car il en fut le fondateur indirect. La bataille de Poltava où sombra sa fortune transforma littéralement celle du tsar Pierre le grand.

De cette Europe orientale nous parlerons tout à l’heure. Louis XIV n’y exerça d’action que de façon indirecte ou passagère. Mais sur l’Europe centrale et occidentale souvent provoquée par lui et qui, à bien des égards avait eu raison de ses prétentions et l’avait en tous cas affaibli et ruiné, son prestige s’étalait comme un manteau fulgurant. Avec ses palais aux nobles façades, ses jardins pleins d’eaux jaillissantes, l’éclat de ses fêtes, l’élégance de ses manières, la civilisation Louis quatorzième avait belle allure. Elle avait gagné de proche en proche. Mais aux souverains comme aux peuples le roi de France avait insufflé le goût et l’habitude de l’absolutisme monarchique. Différent de l’impérialisme de Charles-Quint, le sien n’en était pas moins comme un nouveau chaînon ajouté à la chaîne des servitudes dorées sous lesquelles se préparaient les révoltes fatales.


LE PARTAGE DE LA POLOGNE

Le partage de la Pologne est un drame de carrefour en trois actes et à quatre personnages : la victime et les trois agresseurs : drame d’une certaine vulgarité car ni les mobiles ni les procédés n’y diffèrent grandement de ce qu’impliquent les procès criminels ordinaires jugés en cour d’assises. En général devant l’histoire la défense a peu plaidé, s’en tenant à un argument d’une extrême simplicité : la Pologne s’abandonnait, ne pouvait plus se gouverner ; en somme on est presque venu à son secours ; on lui a même rendu un service ; ses habitants mieux encadrés ont eu accès de la sorte à des formes supérieures de civilisation… façon de présenter les choses qui n’a jamais trompé personne mais qui a aidé à endormir les consciences.

La fin du règne de Sigismond II avait provoqué un grand émoi. Plus de Jagellons ; la race était éteinte. Deux candidats s’étaient aussitôt présentés, l’empereur Maximilien d’Autriche pour son fils et le tsar de Russie Ivan IV pour lui-même. Les Polonais pensant se tirer ainsi d’affaire leur avaient préféré Henri de Valois, frère cadet du roi de France Charles IX (1573). Or, après quatre mois de séjour sur les bords de la Vistule, Henri apprenant que la couronne de France venait de lui échoir et ravi de la pouvoir échanger contre celle de Pologne, s’était enfui de chez ses sujets slaves en se cachant pour n’être point retenu par eux. Alors s’étaient succédés sur le trône abandonné : Étienne Bathory, prince de Transylvanie (1574-1586) puis trois représentants d’une branche catholique des Vasa de Suède : Sigismond III (1587-1631), son fils Ladislas IV (1631-1648) et le frère de celui-ci Jean-Casimir (1648-1669) enfin Jean Sobieski l’illustre vainqueur des Turcs élu en 1674. Ces princes de rencontre — et sauf le dernier — de sang étranger eurent des règnes normaux comme durée et n’auraient pas tous été de mauvais gouvernants s’ils avaient pu faire abstraction de leur passé, de leurs nationalités d’origine et aussi des conditions dans lesquelles s’opérait désormais l’élection tumultueuse de chaque souverain. L’assemblée qui y procédait, adonnée aux festivités et aux intrigues, faussait dès le principe l’axe du règne. À ce moment de son histoire, ce fut bien la monarchie qui perdit la Pologne. Constituée en véritable république fédérative, il est probable que, malgré les faiblesses inhérentes à pareil régime, elle eût mieux résisté. Avec la ressource de la dictature temporaire à la romaine en cas de péril national, elle se fut ressaisie périodiquement comme si souvent déjà elle s’en était montrée capable. Sous bien des rapports l’État polonais avait été novateur. Le paysan soumis ailleurs à un dur servage avait bénéficié au dedans de ses frontières, d’une émancipation relative. La tolérance religieuse s’était de bonne heure manifestée et l’on avait vu ariens, sociniens, luthériens, orthodoxes — et même les juifs persécutés dans les autres pays — trouver là un asile. En 1573 la diète avait encore confirmé solennellement ces vieilles traditions libérales mais, à l’heure même où elles recevaient une nouvelle consécration verbale, on commençait à les délaisser pratiquement. Sigismond III, antislave et sectaire favorisa l’action des jésuites qui visaient à animer la jeune Pologne contre l’orthodoxie voisine. Et tandis que l’on préparait ainsi la révolte des Ukrainiens fort attachés à leur foi et d’autant plus à ménager que leurs cosaques[34] constituaient à la Pologne une précieuse garde-frontière, le pays se trouvait entraîné d’autre part dans une série de fâcheuses complications. Sigismond s’étant avisé de faire valoir des droits au trône de Suède, d’interminables hostilités en résultèrent entre les deux peuples : luttes stériles auxquelles les Russes ne pouvaient manquer de prendre part.

Le vrai péril de la Pologne, ce furent les tsars Ivan IV et Pierre le grand qui l’instituèrent : le premier en autocratisant la Russie et le second en la tournant de force vers l’occident. Ce sera pour les historiens à venir une passionnante étude de déterminer s’ils ne firent pas ainsi le malheur de l’Europe et de la Russie elle-même.

Le règne d’Ivan IV (1533-1584) est loin de présenter l’unité qu’on lui suppose volontiers. À vrai dire ce prince manifesta les violences propres aux alcooliques. Un moment vers 1570, il avait semblé se décourager, faisant demander à la reine Élisabeth un asile éventuel en Angleterre. Il conduisait alors une curieuse expérience dont l’idée témoigne de son imagination fertile. Ne pouvant encore mater la douma ou assemblée des seigneurs (boïars), il lui avait abandonné l’administration d’une partie du territoire, se réservant d’y intervenir seulement pour « punir la trahison ». L’autre portion serait gouvernée directement par lui-même et selon la formule autocratique. La douma à ce moment n’avait point de chef de valeur et ne pouvait guère organiser que l’anarchie. De plus la clause de trahison permettait à Ivan de supprimer les opposants et il ne s’en priva point.

Il subsistait çà et là de redoutables foyers d’opposition. La république de Novgorod n’avait disparu que nominalement ; son esprit vivait toujours ; à ce point que des moscovites transplantés devenaient des novgorodiens « à tendances républicaines, à sympathies marquées pour les institutions allemandes ou polonaises ». Pskof était à cet égard le « frère cadet » de Novgorod. Ivan procéda par irruptions brutales ; des exécutions, de brèves et sanglantes assises, quelques ukases impitoyables… et l’autocratie eut bientôt triomphé. Ce même souverain favorisait l’imprimerie, attirait les étrangers, convoquait même des sortes d’États-généraux, instituait des tribunaux composés de juges élus… On vit plus tard que ces contradictions n’avaient pas déplu au peuple russe, qu’elles l’avaient même séduit et rallié à l’autocratisme.

Ivan avait-il regardé vers l’ouest ou vers l’est ? Sans parler de sa candidature au trône de Pologne, sa politique livonienne le montre ouvert aux perspectives occidentales. L’ordre des Porte-glaive qui détenait la Livonie avait favorisé grandement la colonisation allemande. Mais maintenant que les États scandinaves et la Prusse étaient acquis à la Réforme, la situation devenait difficile pour les autorités de l’ordre demeurées catholiques et isolées parmi des populations que le protestantisme conquérait peu à peu. De là des agitations, des désordres dont Ivan avait profité pour intervenir. Et malgré que cette proie lui fut disputée par le Danemark, la Suède, la Pologne, il s’en tira avec la possession assurée d’un port sur la Baltique : premier débouché maritime russe de ce côté. Mais du côté de l’est ses conquêtes étaient de plus vaste envergure. Il existait un khanat de Sibérie qui s’était formé au xvme siècle en même temps que les khanats de Kazan, d’Astrakhan, de Khiva et de Boukara. Le khan de Sibérie dont la dynastie se rattachait à Gengiskhan avait sa capitale proche du lieu où s’élève aujourd’hui Tobolsk. La prise de cette capitale en 1582 ouvrait à la Russie les plus vastes perspectives asiatiques. Ainsi les destins demeuraient indécis. Et sans doute il faudrait toujours s’inquiéter de ces Tartars de Crimée qui venaient encore de pousser leurs audacieux ravages jusqu’à Moscou — et aussi de ces Ukrainiens, frères par la croyance et à cause de cela, exposés aux entreprises du catholicisme polonais. Mais sans faillir à ces devoirs essentiels, la possibilité s’affirmait d’un effort persévérant et fécond au delà de l’Oural… Pierre le grand allait en décider autrement.

La période de l’histoire russe qui s’étend de la mort d’Ivan IV (1584) à l’avènement de Pierre (1682) est agitée et confuse : siècle excessif où se heurtent les réalités barbares et les idéologies complexes, où l’on voit naître des sectes de maniaques et de martyrs volontaires, où l’on se querelle longuement pour savoir si le signe de la croix doit être fait avec trois doigts ou seulement deux siècles sans progrès apparents et que traversent des rebellions. Novgorod et Pskof jamais résignées à la perte de leur indépendance érigent des gouvernements populaires qu’il faut abattre à nouveau ou bien ce sont les cosaques du Don soulevés par un élan communiste et arrivant jusque près de Moscou guidés par leur chef Stenka Razine lequel déclare « être venu pour tuer les boïars et les riches et partager en frère avec les simples et les pauvres ». Des interrègnes se succèdent, des minorités de princes incapables, des régences de princesses mystiques. Le trône passe à un boïar, Boris Godounof, beau-frère du précédent tsar et dont l’impopularité s’accroît des malheurs publics qui surviennent, pestes, famines… mais le malheur le plus grand et dont il est responsable, c’est en 1597 l’asservissement des paysans par leur fixation au sol. La population encore clairsemée tendait à se concentrer sur les terres des moines ou des plus riches seigneurs. Les petits propriétaires voyaient ainsi leurs revenus diminuer. Or, comme les anciens féodaux, ils devaient au tsar le service militaire. Il leur fallait s’y présenter armés, équipés, avec une escorte convenable. De là leurs plaintes. L’ukase de 1597 leur donna satisfaction. Il fut dès lors défendu au paysan de s’éloigner et il fut permis de le poursuivre en cas de fuite et de le ramener de force ainsi que sa famille.

Une longue crise de désordres et d’apathie s’ouvrit après la mort de Boris. L’homme qui contribua le plus à la dénouer fut Cosma Minine, un boucher de Nijni-Novgorod dont la physionomie demeurée dans une pénombre sympathique évoque curieusement la nouvelle Russie, hésitante encore devant les conséquences de son unité et pourtant résolue à la maintenir. Le peuple russe partageait-il donc l’ambition qu’A. Rambaud prête aux premiers tsars[35] de faire de Moscou la « troisième Rome » et leur prétention d’identifier la Russie avec ce « sixième empire » dont parle l’apocalypse ? On en peut douter mais il est certain que s’était établie dès alors dans les cerveaux de tous la notion d’une étroite corrélation entre la grande étendue solidaire de la terre slave, le tsarisme protecteur et omnipotent, la foi orthodoxe intangible et incorruptible.

L’assemblée réunie par les soins de Cosma Minine et de ses collaborateurs s’était employée à élire un tsar Michel Romanof, censé descendre de Rurik (1613) puis elle s’était dispersée, ne cherchant point à proroger ses pouvoirs pas plus que ceux qui l’avaient provoquée ne cherchaient à imposer leur influence. Étranges révolutionnaires dont l’action pourtant énergique, se bornait à tirer de l’ornière le char de l’État embourbé afin qu’il pût continuer sa route. En 1645 Alexis Ier succéda à son père Michel. Ils régnèrent chacun trente ans environ. Vraiment il ne semblait pas que rien fût changé : même char, même route et, l’on pourrait ajouter, mêmes heurts, mêmes cahots. Le grand dilemme pourtant s’imposait avec une croissante intensité. Orient ou occident ?… On avait tourné sur soi-même. Quels horizons allait-on fixer ? Il est bien probable que si la mentalité russe avait pu s’exprimer, elle eût indiqué l’orient. Pierre le grand voulut l’occident.

Il le voulut avec cette énergie à la fois magnifique et déplaisante qui le caractérisait. Jamais encore le monde n’avait vu passer pareil souverain ; à vrai dire il a été à peu près seul de son type, seul à se faire contremaître sur ses propres chantiers, officier subalterne dans sa propre armée. Ayant organisé une vaste ambassade de plus de deux cent cinquante membres chargée de visiter les pays étrangers, il se dissimule dans ses rangs. À Königsberg il passe un examen devant un colonel prussien pour être reçu officier d’artillerie. En Hollande il se déguise en matelot et s’en va travailler à la construction d’un navire après quoi il passe dans les ateliers de divers métiers : tout cela avec quelque bluff et peu de méthode. La légende a embelli cette odyssée utilitariste. Rappelé d’Autriche par la nouvelle d’une rébellion, il rentre à Moscou, fait exécuter plus de mille pseudo-coupables s’employant lui-même à l’office de bourreau. En tous cas il est revenu décidé à déraciner les traditions et les coutumes slaves. Vainement s’est-on évertué à l’en justifier depuis, il est et restera anti-slave ce qui n’est pas une marque de génie pour un empereur russe. Lorsqu’il fait venir de l’étranger des ingénieurs pour creuser le canal Ladoga ou des savants pour organiser une académie des sciences, ses initiatives sont louables. Lorsqu’il choisit l’embouchure de la Néva pour y construire dans les conditions les plus laborieuses et coûteuses une capitale nouvelle ou qu’il répartit le corps des fonctionnaires en quatorze degrés (le tchin) dont « les huit premiers assureront la noblesse héréditaire et quelques autres la noblesse personnelle », il semble moins heureusement inspiré. Mais quand il prétend imposer à ses sujets les habits et les manières allemandes, les soumet à la tyrannie occulte de sa « chancellerie secrète » qui est en somme une inquisition d’État, supprime de fait la douma et remplace le patriarcat[36] par un synode dont il tiendra les fils, il accomplit une besogne franchement mauvaise et dont les néfastes conséquences continuent de se faire sentir.

Tout cela se trouve sanctionné par la retentissante bataille de Poltava (1709) s’effondre la fortune du téméraire Charles XII de Suède. En soi le succès militaire n’était que d’ordre secondaire mais l’Europe occidentale s’était si fort divertie des réformes du tsar et avait si peu pris au sérieux ses prétentions militaires qu’une sorte de stupeur se répandit à voir fuir devant lui un vaincu de pareille envergure. Du coup on cessa de rire et l’on eut raison. L’armée et la marine russes étaient devenues de puissantes réalités. La question était de savoir à quelles besognes on les allait employer.

La mort de Pierre le grand (1725) — au moment où le danois Behring explorait sur son ordre les rivages de l’Asie septentrionale et se préparait à découvrir le détroit qui la sépare de l’Amérique — avait été précédée d’une horrible tragédie. Le prince héritier Alexis, longuement torturé dans sa prison y avait enfin péri sous les yeux — sinon de la main de son père. Autour de lui, toute la vieille Russie protestataire, était en passe de faire bloc et Pierre dégradé prématurément par ses orgies, en proie à des crises épileptiques et affolé d’un croissant orgueil n’avait pas reculé, afin de frapper la réaction en plein cœur, devant le plus monstrueux des crimes. Mais maintenant il n’avait plus d’héritiers que ses deux filles ou bien le jeune fils d’Alexis. Il désigna pour lui succéder la servante illettrée qu’il avait fini par associer au trône et qui seule avait su depuis vingt ans conserver sur lui une influence durable. Cette singulière souveraine trouva pour la soutenir tous ceux dont le nouveau régime avait assuré la fortune et qui redoutaient avant tout un retour offensif du parti vieux-russe. Catherine qui d’ailleurs n’était pas sans moyens ne survécut pas longtemps à son époux. Dès 1727 elle disparaissait à son tour. Avec Pierre II, le fils d’Alexis, (1727-1730) les opprimés pensaient prendre leur revanche, mais sa fin prématurée désorienta leur effort. Il n’y avait plus de Romanof qu’en lignée féminine. On alla chercher une nièce de Pierre le grand, Anne à laquelle on imposa des engagements qui limitaient sa souveraineté. Mais le peuple tenait à l’autocratie et l’imposa. Or, Anne, de mœurs déplorables comme la plupart des dirigeants russes d’alors, avait vécu entourée d’allemands et n’aimait qu’eux. Pendant les dix ans de son règne (1730-1740), on peut dire qu’elle leur livra Moscou où elle avait été contrainte de transférer à nouveau la cour et le gouvernement. Une nuée d’aventuriers rapaces à la tête desquels était le favori de l’impératrice (un ancien palefrenier qu’elle fit duc de Courlande) s’abattit sur la Moscovie, l’exploita, la terrorisa. Sitôt Anne disparue, une révolte plaça sur le trône Élisabeth fille de Pierre le grand et de Catherine. Alors pendant vingt et un ans (1741-1762) la Russie respira. Plus d’exécutions, des impôts diminués, des prisonniers libérés, le slavisme rendu à lui-même, l’odieuse tyrannie étrangère écartée. Ce n’était pas qu’Élisabeth eût des mœurs pures ni qu’elle fût instruite ou toujours tolérante mais elle était « nationale ». Tout n’était pas dit cependant. Le prochain règne, celui de Pierre III duc de Holstein et de sa femme Catherine d’Anhalt ramènerait la domination allemande. Mais Pierre III était un incapable. Sa femme le méprisait. À peine empereur, elle le détrôna et prit le pouvoir à sa place. Ainsi débuta le long règne de Catherine II (1762-1796).

Tandis que se succédaient en Russie ces impératrices inattendues, le sceptre des Habsbourg passait également en des mains féminines. L’empereur Charles VI qui avait succédé en 1711 à son frère Joseph Ier était le dernier descendant mâle de Charles-Quint. Tout son règne s’était dépensé à préparer l’accession au trône de sa fille aînée, l’archiduchesse Marie-Thérèse. Or son prédécesseur aussi avait laissé des filles. Si l’on admettait les femmes, celles-ci ne devaient-elles pas hériter en première ligne ? Au vrai il ne s’agissait pas directement de la dignité impériale puisque cette dignité conservait bien que de façon fictive son caractère électif. Mais les possessions de Charles VI comprenaient avec l’Autriche et ses dépendances, Styrie, Carniole, Tyrol, la Bohême et la Silésie, la Hongrie avec la Transylvanie et la Dalmatie, enfin la Belgique et le Milanais sans parler de quelques autres territoires de dimensions plus restreintes. C’était une belle succession qui naturellement ne manquait point de prétendants. Marie-Thérèse avait épousé le duc François de Lorraine[37] qu’elle devait réussir en 1746 à faire élire empereur. Les six années qui s’écoulèrent entre la mort de son père (1740) et l’élection de son mari furent employées par elle à se mettre en possession, morceau par morceau, de l’héritage paternel. Elle y déploya des qualités remarquables. Le duc de Broglie a pu dire d’elle que « jamais intimidée, jamais ébranlée, jamais découragée et ne voulant qu’une chose à la fois, elle ne la perdait jamais de vue ». Ses vertus privées rehaussaient ses talents politiques et par cet ensemble, elle conquit ses sujets et désarma plus d’un ennemi.

Frédéric II de Prusse ne fut point de ceux-là. Il possédait sur ses voisins d’Autriche et de Russie cette supériorité de n’avoir point à hésiter entre des politiques contradictoires. Précisément parce que l’État et le titre dont il héritait en cette même année 1740 avaient un caractère un peu artificiel, il ne s’agissait pour lui que d’agrandir et d’enrichir l’un, de fortifier et d’illustrer l’autre. Toutes les occasions devaient lui être bonnes pour y parvenir d’autant que, dépourvu de scrupules, il était pourvu de moyens abondants. Au service de son intelligence et de sa volonté étaient les finances prospères et l’excellente armée que lui léguait son père. Frédéric-Guillaume Ier (1713-1740) ne s’était point lassé d’exercer cette armée et, grâce à elle, il avait pu faire l’économie de la guerre, tenant en respect ses adversaires et en haleine ses sujets. Son royaume encore composé de tronçons épars et dont le nom même semblait anormal et imprécis[38] était probablement le plus homogène de l’Europe par l’unité de l’effort collectif et des aspirations nationales. C’était déjà la cellule rénovatrice de l’Allemagne.

Sitôt roi, Frédéric II considéra qu’il avait besoin de la Silésie « riche pays, peuplé de douze cent mille habitants tchèques d’origine mais à demi-germanisés, où les protestants assez nombreux l’appelaient par leurs vœux secrets ». Il indigna Marie-Thérèse en lui offrant d’acheter cette province et sur son refus s’en empara gratis. L’Autriche n’avait que des troupes insuffisantes et était endettée. Marie-Thérèse fit appel à la France. Ce fut en vain. Louis XV crut habile de s’allier à Frédéric.

L’Europe traversait alors une phase singulière. On eût dit que la personnalité des peuples s’était évanouie, effacée comme en un crépuscule général tandis que les souverains, entre eux, jouaient aux échecs. Ils avançaient ou retiraient leurs troupes, occupant ou évacuant des territoires, cherchant des combinaisons propres à faire réussir quelque coup avantageux. On « renversait les alliances », on échangeait des provinces ou des couronnes, on concluait des traités dictés par l’intérêt personnel des princes. Un monarque français sachant mal l’espagnol régnait à Madrid et un monarque allemand ne parlant pas l’anglais, régnait à Londres. Pour le mariage manqué du roi de France avec une infante, pour assurer en Italie le trône des Deux Siciles au fils cadet du roi d’Espagne, parce que des aventuriers devenus ministres, Alberoni et Dubois, prétendaient recevoir la pourpre cardinalice, parce que le roi d’Angleterre était en même temps Électeur de Hanovre, parce que Stanislas Leczinski roi de Pologne avait été renversé et que « la reine de France ne pouvait pas être la fille d’un simple particulier » pour ces motifs ou d’autres similaires, la guerre menaçait d’éclater ou éclatait réellement. De ces faiblesses et de ces folies, Frédéric II tira une bonne part de ses succès. Au milieu d’une autre Europe, il eût sans doute moins bien réussi malgré ses talents et son énergie. Mais seul il était vraiment identifié à ses sujets, sa sécurité, ses besoins et ses ambitions se confondant avec les leurs. Son royaume n’en conservait pas moins une forme étrange et défectueuse. Aussi ne pouvant l’étendre au sud sans se heurter à la Saxe ni à l’ouest sans empiéter sur le Hanovre, il devait nécessairement en venir à concevoir le dépeçage de la Pologne. Il n’était pas le premier. Dès 1667 on en avait « causé » entre Suédois, Autrichiens et Brandebourgeois. En 1711 et 1713 des pourparlers s’étaient noués entre Russes et Allemands.

En Pologne, les choses n’avaient cessé d’empirer depuis la mort du roi Jean Sobieski (1696). Le règne d’Auguste de Saxe, celui de Stanislas Leczinski avaient vu s’étendre et s’agrandir les fissures qui désagrégeaient l’énorme royaume (car à part la Russie, l’État polonais était le plus grand de l’Europe). Le sénat et les libéraux se montraient partisans de réformes radicales auxquelles les nobles appuyés par les jésuites et le clergé romain s’opposaient énergiquement. Cette aristocratie avait à sa tête quelques familles telles que les Radzivill, les Czartoriski, les Lubomirski, les Potocki… possédant des districts entiers, des villes, des châteaux, parfois même de petites armées particulières. Venaient ensuite un certain nombre de famille pourvues de terres d’étendue et de revenus variables et enfin la masse des chevaliers sans fortune, entichés des exploits de leurs ancêtres et jaloux du maintien de leurs moindres prérogatives. C’est ce prolétariat nobiliaire qui gouvernait, imposant à chaque nouveau roi des limitations croissantes de son autorité, paralysant chaque réunion de la Diète par la pratique du liberum veto, ce règlement en vertu duquel, toute résolution devant être votée à l’unanimité, il était loisible à un seul de faire échec à la volonté de tous les autres. La bourgeoisie polonaise s’était éliminée depuis que le droit de posséder des terres lui avait été retiré. Les villes, jadis si prospères, étaient en décadence. Le commerce, la banque, l’industrie avaient passé aux mains des juifs.

À partir de 1763, Frédéric II se sentit les mains libres. La guerre dite de sept ans venait de prendre fin. La France en sortait affaiblie et humiliée. La suprématie continentale de la Prusse au contraire était désormais solidement établie. En Russie, d’autre part, le nationalisme d’Élisabeth se trouvait remplacé par le réalisme de Catherine II, princesse allemande avec laquelle il était plus aisé de s’entendre. Par les articles secrets d’un traité signé à St-Petersbourg en 1764 les deux complices se promirent de maintenir la constitution anarchique de la Pologne. Ce fut la première scène du drame et probablement la plus coupable par son amoralisme. Le prince Repnine s’installa à Varsovie en tant que ministre de Catherine II auprès du roi Stanislas Poniatowski récemment élu. Il y noua des intrigues d’une rare perversité, surexcitant à la fois le parti patriote contre la Russie et les dissidents, orthodoxes et protestants, contre les patriotes. Bientôt il osa faire entrer des troupes russes sous prétexte de se protéger. Des troubles graves éclatèrent en Ukraine ; il y eut d’affreux massacres, plus de cent mille victimes,

Le gouvernement français ne pouvant intervenir directement s’employait à lancer la Turquie contre les Russes. La guerre fut en effet déclarée (1768) mais les troupes ottomanes étaient maintenant bien déchues de leur altière réputation. Elles se firent battre. Frédéric II qui affectait de mépriser le militarisme moscovite déclara que les Turcs étaient « des aveugles vaincus par des borgnes ». Il est de fait que la chance se manifesta contre eux. Mais leurs adversaires ne furent pas sans valeur. La flotte hâtivement équipée à Cronstadt pour venir aborder en Grèce réalisa la plus audacieuse croisière qu’on eût encore conçue. Un hellène au service de la Russie s’y était employé, aidé par les Grecs d’Italie. À l’approche des vaisseaux libérateurs, l’Hellade fut debout. Et sans doute ce fut en vain puisque cette expédition échoua et provoqua de sanglantes représailles. Le débarquement en Morée de même que l’occupation temporaire de Jassy et de Bukarest n’en constituèrent pas moins des événements de profondes conséquences pour l’avenir. Après plusieurs années de négociations devait être conclu le traité de Kaïnardji (1774) qui assurerait à Catherine II la possession de la Crimée et poserait le principe d’une protection russe en faveur des chrétiens orthodoxes soumis à la domination ottomane.

Entre temps l’attentat contre la Pologne avait été perpétré. Catherine qui s’était flattée un moment de pouvoir établir son protectorat sur l’État voisin avait été amenée par Frédéric II à admettre le principe du partage — et même du partage à trois. Car le roi de Prusse qui ne se faisait aucune illusion sur la vilenie de l’acte qu’on allait commettre n’entendait point que l’Autriche n’y fût pas compromise. Il n’eut pas trop de peine à décider Marie-Thérèse malgré ses scrupules de conscience. Depuis 1765 devenue veuve, Marie-Thérèse continuait de gouverner tandis que le titre impérial avait passé à son fils Joseph II. Ce fut le jeune empereur qu’elle envoya s’entendre avec Frédéric. On négocia en 1769 et encore en 1770 : tristes palabres pleins d’impudeur où chacun s’efforçait à jeter les autres en avant en tirant à soi le plus possible d’avantages matériels. Les traités définitifs furent signés à Petersbourg et à Vienne au début de 1772. Après avoir argué de la « confusion » où se trouvait la Pologne par « la division des grands et la perversité de tous les citoyens », les co-partageants déclaraient « au nom de la Sainte Trinité » s’adjuger les territoires qu’ils avaient convoités. La Pologne se trouvait amputée à l’est, à l’ouest et au sud et perdait environ cinq millions d’habitants sur quinze. Après une année d’impuissante résistance le roi et la diète durent s’incliner devant la force des baïonnettes (1773).

Ce qui suivit était fatal. La Pologne se réforma et des mesures énergiques furent prises mais une partie de la noblesse trahit et à la faveur des troubles suscités çà et là par la révolution française, la Prusse et la Russie intervinrent à nouveau. Les troupes conduites par l’héroïque Kosciusko furent vaincues. La prise de Varsovie marqua le dernier terme (1794). On a distingué subtilement « les trois partages de la Pologne ». Ce sont là de simples étapes d’un même acte conçu et perpétré en pleine paix sans prétexte et sans excuse. Comme l’a si justement écrit A. Rambaud, « le droit du plus fort s’était ainsi ouvertement substitué à l’ancien droit des gens. On avait créé un droit révolutionnaire, on autorisait d’avance les conquêtes de la Convention, du Directoire, de Napoléon… au point de vue européen, le partage de la Pologne créait entre les trois cours du nord une complicité qui les fit pour longtemps solidaires ».

LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
ET L’EMPIRE

La révolution française — tragédie brève — n’est pas séparable de son long prologue, le règne du roi qui la prépara — ni de son fulgurant épilogue, le règne de l’empereur qui la confisqua. Louis XV (1715-1774), la Convention (1792-1795), Bonaparte (1800-1814) évoquent des régimes fort opposés quant à leurs caractères extérieurs, enchaînés pourtant l’un à l’autre de façon très étroite.

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À la mort de Louis XIV, la monarchie française eût pu établir en trois mots le bilan de sa situation : paix, économie, moralité. C’étaient là ses besoins immédiats, les conditions de son existence. Il lui fallait cela pour tenir debout mais ce n’était pas suffisant pour lui permettre de tenir solidement. La solidité ne pouvait lui venir que d’institutions propres à remplacer celles qu’on avait jeté bas. Or des institutions nationales ne s’improvisent pas. Pour en construire de nouvelles, il faut l’effort d’une génération pétrie par une pédagogie saine et résolue. Ce qui advint fut tout autre. Guerre sans trêve, gaspillage croissant, amoralisme effréné, ainsi se résume le règne de Louis XV. Quant à l’éducation, les dirigeants la donnèrent eux-mêmes au pays sous forme de leçons de choses d’un cynisme complet.

Nulle guerre ne s’imposait. Henri IV et Richelieu qui ne bataillaient qu’à bon escient eussent remercié la providence de leur avoir ménagé une situation à ce point favorable. Séparée désormais de l’Espagne et bien que se maintenant redoutable par la possession de la Belgique et du Milanais, l’Autriche voyait se dresser à ses côtés une Prusse et une Russie soudainement fortifiées. Les querelles continentales auxquelles la Suède avait participé étaient mal apaisées ; d’autres menaçaient de naître dont l’Angleterre, de par sa nouvelle dynastie hanovrienne, aurait à subir le contre-coup. La Pologne pour affaiblie qu’elle fut détenait encore une force appréciable. De même la Turquie. En Italie enfin, ni le jeune royaume de Sardaigne ni le vieux royaume de Naples n’étaient susceptibles d’orienter la politique à leur gré ; et le trône pontifical allait être occupé pendant dix-huit ans (1740-1758) par un pape libéral et conciliant, Benoît xiv. Dès lors la France en jouant le rôle d’arbitre pouvait travailler à concilier les intérêts et à opposer les ambitions. Notamment il était loisible à sa diplomatie de s’employer à maintenir au centre de l’Europe entre Autrichiens et Prussiens un équilibre utile à la paix générale. On s’attendait généralement à lui voir assumer pareille fonction. Certes la régence du duc d’Orléans (1715-1723) n’avait pas beaucoup ajouté à son autorité morale encore que ce prince ne fut ni sans valeur mentale ni sans bravoure personnelle. Mais une fois émancipé, Louis XV avait fait appel à son ancien précepteur le cardinal Fleury envers qui les historiens se sont montrés volontiers injustes. L’ambassadeur de Russie écrivant à son gouvernement, disait de lui : « Il ne songe qu’aux intérêts français ». C’est le meilleur éloge. Par malheur le cardinal était âgé et isolé. De plus l’année avant qu’il accédât au pouvoir (1726) avait été célébré le mariage de Louis XV avec Marie Leczinska, fille du roi dépossédé de Pologne et de six ans son aînée : mariage dû à des intrigues de cour et déraisonnable à tous égards car il en devait résulter des germes de guerre contre le développement desquels Fleury lutta pendant la Première partie de son ministère mais qu’ensuite il ne réussit pas à neutraliser. À partir du rétablissement de Stanislas Leczinski sur le trône de Pologne, la situation arbitrale de la France commença d’être compromise ; et en 1741 elle entrait en guerre contre l’Autriche sur un triple théâtre, en Allemagne, en Italie, en Belgique. Lorsque sept ans plus tard fut conclue la paix d’Aix-la-Chapelle (1748) il se trouva que les Français, après avoir eu à porter le principal fardeau d’une lutte si longue n’en retiraient aucun bénéfice. Les grands se congratulèrent de leurs faits d’armes mais le peuple apprécia différemment les choses. « Bête comme la paix » fut le dicton à la mode cette année-là. Fleury était mort dès 1743 et Louis XV l’avait remplacé par ses favorites, la duchesse de Châteauroux puis madame de Pompadour lesquelles à la différence de ce qui s’était passé sous Louis XIV furent admises à diriger l’État et à décider des alliances et des conflits.

Ces dames ne connaissaient point les choses d’Asie ou d’Amérique. Le roi qui joignait la paresse à ses autres qualités n’en savait guère davantage. Voltaire non plus du reste puisque le Canada ne représentait à ses yeux que « quelques arpents de neige ». Il y avait alors un siècle et demi environ que s’édifiait par un labeur individuel à la fois impétueux et réfléchi le premier empire colonial français. Après Québec, Montréal avait été fondé (1661) puis on avait exploré le cours de l’Ohio et celui du Mississipi, créé la Nouvelle Orléans (1717), construit entre ces cités naissantes une série de postes fortifiés… Dans l’Inde où Pondichery ne datait que de 1674 et Chandernagor de 1688, c’était bien autre chose. La rivalité des compagnies anglaise et française avait fait d’elles des puissances armées et guerroyantes. En 1750 le gouverneur-général français Dupleix se trouva sur la côte Orientale, à la tête d’un véritable royaume. Son prestige se répercutait à travers tout l’Hindoustan. Ne pouvant compter sur un appui efficace de la métropole, il s’était hardiment jeté dans la politique indigène y exerçant une action habile et bientôt prépondérante[39]. Dans le même temps les Anglais se trouvaient presque réduits à la possession de Madras. Sentant leur cause perdue dans l’Inde, ils intriguèrent à Versailles où l’intrigue grassement subventionnée avait toujours chance d’aboutir. Effectivement ils finirent par obtenir le rappel de Dupleix et l’abandon de ses conquêtes.

C’est que ces lointaines aventures n’intéressaient guère les gens de cour au regard de ce qui se passait en Europe. L’on était en pleine période de féminisme royal. Après Élisabeth d’Angleterre on avait vu les deux épouses de Philippe V diriger les affaires en Espagne puis, en Russie, trois femmes ceindre successivement le diadème impérial. De sa belle stature, Marie-Thérèse d’Autriche dominait cette compagnie d’entreprenantes amazones parmi lesquelles la petite Pompadour, née Antoinette Poisson était bien anxieuse de faire figure. Voilà pourquoi en 1756 la France qui n’avait pas trop de sa marine (alors en bonne voie de réfection) pour défendre contre l’Angleterre son nouveau domaine colonial et son commerce renaissant, se lança pour une nouvelle période de sept ans et avec une armée déchue[40] dans la guerre continentale, alliée cette fois de l’Autriche contre la Prusse : politique qui la conduisit au traité de Paris (1763) par lequel elle perdit le Canada, les vallées de l’Ohio et du Mississippi, la Louisiane, la plupart des Antilles et ne conserva au Sénégal qu’un îlot et, dans l’Inde, cinq villes démantelées.

Les finances, comme bien l’on pense, se trouvaient fort mal de ces luttes coûteuses. Au commencement du règne, pendant la régence du duc d’Orléans, une crise d’agiotage avait sévi. Pour remédier à l’énorme déficit laissé par Louis XIV, le régent avait eu recours à un banquier écossais du nom de Law. Celui-ci ayant observé le fonctionnement des banques fondées au siècle précédent à Londres et à Amsterdam en avait conclu à l’efficacité absolue du papier-monnaie sans apercevoir les dangers d’une inflation artificielle dans un pays où déjà les spéculateurs abondaient. Car tout gouvernement à la fois belliqueux et appauvri est entouré de prêteurs et de fournisseurs à forfait qui édifient de rapides et scandaleuses fortunes aux dépens de l’État. La France en avait pâti. En 1716 on avait cherché à faire rendre gorge à ces nouveaux riches. Un tribunal exceptionnel avait été institué… mais malgré les encouragements donnés à la délation, c’est à peine si une centaine de millions étaient rentrés dans les caisses publiques. Law promettait merveilles. Il obtint un privilège d’émission. Sa banque d’abord privée puis officielle distribua de superbes dividendes et l’on vit des particuliers gagner jusqu’à un million en une journée. Personne à Paris n’avait jamais conçu chose pareille. Quand on eut fabriqué pour plus de trois milliards de papier-monnaie, l’immanquable débâcle se produisit. L’État gagna à cette faillite en ce que ses charges et ses dettes en furent quelque peu réduites mais aucune amélioration sérieuse n’en pouvait résulter. On recommença à vivre d’expédients financiers au jour le jour et la situation ne fit que s’aggraver.

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Il en était de même dans presque toute l’Europe car tous les États étaient plus ou moins lourdement endettés et ne jouissaient plus d’aucun crédit. À force d’économies Frédéric II de Prusse avait amassé des réserves que son incapable successeur réussirait d’ailleurs à promptement dissiper. Seule, l’Angleterre, encore que très obérée, possédait des rouages financiers relativement en ordre. Aussi les capitaux étrangers n’allaient-ils pas tarder à y refluer. Les causes de cet état de choses étaient partout les mêmes : injuste répartition et mauvais rendement des impôts, corruption intense des privilégiés, morne désespérance des classes laborieuses devant l’effort improductif. Le tableau lamentable et véridique que Taine a tracé de la misère provinciale en France à la veille de la révolution a concentré l’attention sur ce pays mais ce qu’il en dit peut s’entendre des autres aussi bien. Partout un prolétariat pressuré et exsangue alimentait le luxe d’une haute classe dépravée. Partout il y avait des terres en friche, des maisons en ruines, des mendiants sordides. Partout aussi on s’accordait à prévoir la chute d’une société vouée à de pareils contrastes, L’allemand Forster jugeait l’Europe « à la veille d’une terrible révolution » ; et un de ses compatriotes appelait de ses vœux « une inondation quelconque, fut-elle de barbares, pour balayer ce marais infect ».

On peut se demander dès lors pourquoi cette révolution a éclaté en France plutôt qu’ailleurs. Et d’autant plus que les quinze premières années du règne de Louis XVI (1774-1789) y virent se dessiner un relèvement et s’amorcer des réformes qui remplirent la nation d’espoir et de confiance. La question n’est point aussi complexe qu’il y paraît. Il suffit pour y répondre d’observer la coexistence à proximité l’une de l’autre de deux villes comme Paris et Versailles qui furent les pôles positif et négatif entre lesquels l’étincelle est forcée de jaillir. Versailles, ville de cour où l’imprudence de Louis XIV avait centralisé l’activité des privilégiés était devenue sous son successeur une sorte de musée de tous les abus dont souffrait le royaume. Là se centralisaient les quatre cent millions de rente du roi ; là étaient groupées les quinze mille personnes qui composaient sa maison ; là se dissipait en dépenses somptuaires, en entretien de parasites, en libéralités inavouables le produit des exactions subies par le peuple ; là se nouaient les intrigues de tous ordres dont dépendaient l’élévation et la disgrâce des favoris, la désignation ou la révocation des fonctionnaires… Telle était la puissance de ce mécanisme malfaisant au maintien duquel tant de gens étaient intéressés que même l’intervention d’un monarque réformateur fut demeurée inapte à en modifier sur place le fonctionnement. Il eût fallu d’un geste hardi abandonner Versailles mais pour aller où ?… Le roi s’en retirant, Paris seul le pouvait accueillir[41] mais Paris servait d’officine aux faiseurs de système qu’inspirait l’esprit d’un siècle raisonneur, naïvement scientifique et prompt à se griser de mots. C’était la capitale universelle de la théorie. Quiconque en Europe tenait à se faire entendre parlait en se tournant vers elle comme le muezzin orienté vers la Mecque. Même Voltaire et Rousseau, sans le vouloir paraître, s’adressaient à elle de loin. Le bruit de tant de discours commentés et discutés par la presse et les salons y entretenait une agitation peu propice à une entreprise de réorganisation administrative générale.

Or c’est là ce que les circonstances imposaient et ce que la France souhaitait avant tout. Ni les « cahiers » présentés aux États-généraux par les communes et les corporations (il y en eut, dit-on, près de cinquante mille) ni la plupart des brochures publiées à la même époque ne renferment en effet de conceptions audacieuses, d’injonctions virulentes dans le sens d’une transformation du régime politique. Il ne s’agit que d’obtenir la liberté civile des individus, le vote de l’impôt par les délégués de la nation, la multiplication des écoles, une justice plus égale, la suppression des entraves au commerce… Ces documents reflètent une unité d’aspirations qui s’étend du nord au midi et même d’un ordre à l’autre car, sur beaucoup de points, la noblesse de province est d’accord avec le tiers et le bas-clergé. Il s’en dégage également une impression de sagesse, de bon sens, de modération réfléchie. On a le sentiment des difficultés. Personne ne veut rien hâter ni brusquer.

C’est pour cela que les récentes déceptions n’avaient pas laissé de traces profondes. Quand Louis XVI, peu après son avènement, avait appelé aux affaires l’honnête et courageux Turgot, celui-ci s’était mis sans retard à la besogne. Autour de lui s’était aussitôt dressée la cabale de ceux dont ses réformes entravaient les malversations coutumières. Après deux ans, le roi par mollesse de caractère et méfiance de son propre jugement s’était laissé imposer par la reine et la cour le renvoi de Turgot. Il en avait été de même pour le banquier genevois Necker à qui avait été ensuite confiée la gestion des finances (1777-1781). Ces disgrâces successives avaient causé en France de l’émoi. Mais d’autre part c’était le temps où sous la direction du ministre Vergennes, une politique extérieure énergique autant qu’avisée venait relever le prestige national. L’appui armé donné à la jeune république des États Unis n’apportait pas seulement l’occasion d’une revanche opportune sur l’Angleterre ; il s’auréolait d’un libéralisme fait pour exalter l’opinion. La résistance aux visées autrichiennes[42] n’était pas moins populaire. Trop souvent humiliés sous le règne précédent, les Français se montraient fort sensibles à ces événements. Les exploits de Suffren dans l’Inde[43] les remplirent de satisfaction. Le gouvernement ne s’en laissait point griser. Le traité de Versailles (1783) fut de sa part un acte de parfaite pondération. Dès lors ni les scandales de cour ni la persistance de maints abus ni l’agitation grandissante des milieux parisiens n’entamait la confiance de la nation. C’est dans le plus sincère élan d’enthousiasme envers le roi qu’elle reçut communication du document approuvé par lui le 27 décembre 1788 et dans lequel étaient posés les principes du nouveau régime à établir par les États-généraux convoqués pour le printemps suivant. Ces principes étaient les mêmes dont on avait réclamé l’acceptation aux États de 1356, de 1413 et de 1484. Mais cette fois c’est le souverain lui-même qui prenait l’initiative d’en proclamer l’urgence.

La confiance tomba très lentement. Dès l’ouverture de la session (5 mai 1789) les députés se trouvèrent en contact avec le drame qui se jouait au palais et parmi les péripéties duquel évoluait la conscience inquiète de Louis XVI. Ils comprirent ses bonnes intentions ; la pression incessante qui s’exerçait sur lui, ses opinions incertaines, ses gestes contradictoires et maladroits. Attristés mais non découragés, ils se constituèrent en « assemblée nationale » avec l’intention d’accomplir eux-mêmes la tâche à laquelle ils avaient pensé coopérer avec lui. Même après la prise de la Bastille et ces journées d’octobre qui s’achevèrent par l’internement déguisé de la famille royale aux Tuileries, l’attachement à la forme monarchique et à la personne du roi subsista. Il en fut ainsi pendant toute l’année 1790. Ce n’est qu’après la « fuite de Varennes » (juin 1791) que les illusions tombèrent. La royauté de fait cessa d’exister et la révolution, très vite, versa dans la violence.

iii

Cette violence a surpris au soir d’un siècle « sensible ». Mais la « sensibilité » du xviiime siècle ne fut qu’un vernis recouvrant les instincts brutaux et cruels qu’engendre toujours l’amoralisme. En quelque pays d’Europe que ce soit, le cynisme des gens cultivés, à cette époque, servit trop souvent à duper les foules naïves. À quoi il faut ajouter l’action des aventuriers cosmopolites et de ces pêcheurs en eau trouble qu’attire tout conflit social, la contagion de la peur et des mauvais instincts, les surenchères qu’engendre la crainte d’être chassé du pouvoir par ceux qui le convoitent. Malgré les déformations dictées par la passion politique et les enjolivements inspirés par l’esprit littéraire, la période sanglante de la révolution française s’affirme vicieuse et médiocre. Avec la sinistre pédanterie de leur phraséologie, leur hypocrite emploi des formes légales, leur cortège de délateurs et de « tricoteuses », le Tribunal révolutionnaire et le Comité de salut public font assez triste figure dans les annales de l’humanité. Quant aux réformes opérées par la Convention[44] en matière de droit civil, de finances, d’instruction publique, on les a fréquemment exaltées. Les travaux de cette assemblée sont fort importants mais rien de génial n’en est issu. Les éléments en avaient été d’ailleurs plus ou moins réunis dans la majorité des cas par les administrateurs de la monarchie. Il est advenu qu’en ce temps on a souvent fait mine d’enfoncer avec fracas des portes déjà ouvertes. C’est à Philadelphie en 1776 qu’avait été publiée la véritable charte de la liberté et c’est à Genève sous Calvin qu’avait été élaborée la première « constitution civile du clergé ». La Convention a été également considérée comme ayant réalisé l’unité nationale. Elle se borna à la proclamer. Aulard a très justement appelé l’attention sur le caractère municipal de cette unification qui remonte au mois de juillet 1789. La municipalité de Paris s’était, au lendemain de la destruction de la Bastille, organisée de façon ingénieuse par une sorte de fusion de rouages existants avec le pouvoir issu de l’insurrection. Cet exemple fut suivi par la plupart des villes et s’étendit même aux campagnes. Cela n’alla pas bien entendu sans désordres locaux. Mais on doit admirer qu’il y en ait eu aussi peu. Dans l’ensemble un bon esprit présida à cette transformation accomplie avec une étonnante célérité et que vint appuyer la création de la garde nationale. Le mouvement trouva son terme et sa glorification dans la fameuse « fête de la Fédération » célébrée au champ de Mars à Paris le 14 juillet 1790, la seule des journées révolutionnaires qui mérite vraiment d’être honorée.

Au printemps de 1792 la guerre fut déclarée à l’Autriche bientôt appuyée par la Prusse. Insuffisamment prête, son corps d’officiers désagrégé par l’émigration, l’armée française commença par éprouver des revers. Les Allemands s’emparèrent de Verdun. Mais bientôt les victoires de Valmy et de Jemmapes ouvrirent aux Français la voie de faciles conquêtes. Chambéry, Nice, Mayence, Francfort, Mons, Bruxelles, Liège acclamèrent leur venue libératrice. Cette lune de miel dura peu. On ne s’entendit pas. L’étranger réagit. L’exécution de Louis XVI vint solidariser les inimitiés. Animée par l’Angleterre, toute l’Europe se dressa contre la France qui se trouva envahie de plusieurs côtés tandis que la Vendée royaliste se soulevait. Les troupes que les émigrés avaient formées participaient à l’invasion. Le peuple français écrivit alors la plus belle page de son histoire, page dont le verso continua malheureusement d’être tâché par les crimes de ses dirigeants. Un homme se rencontra, Carnot qui, avec quelques collaborateurs dignes de lui sut mettre sur pied douze cent mille hommes répartis en quatorze armées, dresser les plans de campagne, assurer la défense des places fortes, improviser l’armement et le ravitaillement. Un patriotisme absolu, unique, capable d’alimenter non seulement l’héroïsme quotidien mais toutes les vertus viriles se manifesta parmi ces officiers et ces soldats dont on a pu dire que les uns et les autres ne cessaient de marquer « le même empressement à aller au delà du devoir ». À l’élan de pareilles troupes rien ne pouvait résister. En dix-huit mois les frontières furent dégagées, puis franchies, la Belgique, la Hollande et la rive gauche du Rhin occupées, la coalition dissoute. La Prusse et l’Espagne déposèrent les armes. On signa la paix à Bâle (janvier 1795). L’Angleterre elle, ne désarma pas. Sur mer l’effort français presque aussi prodigieux[45] n’avait pu obtenir de résultats décisifs. La république n’en était pas moins sortie à son avantage d’une épreuve terrible et ses succès étonnaient le monde.

iv

À partir de ce moment un esprit nouveau commença de souffler. Le service militaire redevint un métier, la conquête, un but, l’exploitation du sol ennemi, un usage. Il n’en pouvait être autrement mais Bonaparte à l’armée d’Italie hâta la transformation. Mis au début de 1796 à la tête de troupes insuffisantes et mal entretenues, il se rendit maître en quelques mois de toute l’Italie du nord, en chassa les Autrichiens, rompit leurs contre-offensives, les obligea à traiter. D’un seul bond il s’élevait ainsi un peu par chance mais surtout par génie technique au premier rang des plus illustres guerriers. Dès ce jour aussi il témoigna de ses courtes vues politiques en s’aliénant par ses dépradations et ses procédés arbitraires des populations faciles à contenir. Les Italiens de la fin du xviiime siècle étaient peu belliqueux, de mœurs douces, dépourvus d’esprit public ; les Autrichiens, surtout depuis Marie Thérèse, les avaient gouvernés à l’aide d’une bureaucratie restreinte et d’une fiscalité modérée. La vallée du Pô et la Toscane somnolentes après les longues agitations d’antan ne recherchaient ni l’indépendance ni l’unité nationales. Les républiques que les Français édifièrent dans la péninsule reçurent avec des noms bizarres des constitutions toutes faites. Un si parfait mépris des convenances et des aspirations locales combiné avec le rapt des objets d’art, les pillages, les prélèvements… posèrent le germe de haines futures. Bonaparte ne tarda pas du reste à s’éloigner. Il combina son étrange expédition d’Égypte dont nous avons parlé ailleurs et qu’il devait interrompre brusquement pour rentrer à Paris, l’heure de s’emparer du pouvoir ayant paru sonner pour lui.

Le gouvernement qu’il s’agissait de renverser avait été constitué en 1795. Les principes en étaient réactionnaires sur plus d’un point d’importance. Au suffrage universel, établi en même temps que la république, avait été substitué un suffrage censitaire à deux degrés. Les électeurs du premier degré devaient être contribuables et ceux du second, propriétaires. Un conseil dit des Cinq cents proposait les textes de lois que devait approuver ou rejeter le conseil dit des Anciens. Un directoire de cinq membres se trouvait investi du pouvoir exécutif. Les petites municipalités avaient été supprimées par toute la France au profit des localités plus importantes où se réuniraient leurs représentants. Ce régime était ingénieux et les « conseils » comptèrent des hommes de valeur. Mais les folies sanguinaires auxquelles Paris avait été en proie laissaient derrière elles un malaise mental et moral dont les répercussions se manifestèrent de mille manières. Ce malaise gagna la province. Des troubles éclatèrent. Le Directoire hésita, tergiversa, se déconsidéra. L’opinion inquiète commençait à appeler de ses vœux l’intervention d’un dictateur tandis que royalistes, constitutionnels et jacobins irréductibles cherchaient à imposer leurs formules et leurs hommes. Lorsque Bonaparte apparut, revenant d’Égypte, personne ne douta qu’un coup de force ne fut prochain. Il se produisit en effet le 18 brumaire[46] au milieu d’incidents risibles qui faillirent le faire avorter.

v

Dès lors Bonaparte fut le maître : d’abord comme « premier consul » (il y en avait deux autres qui ne comptèrent point) puis comme « consul à vie » (1802) enfin comme empereur héréditaire (1804). Sa domination de quatorze années compte parmi les périodes historiques les plus passionnantes du point de vue romanesque et les plus stériles du point de vue politique. Il n’en est presque rien resté quoiqu’on dise, sinon pour la France la gêne d’une armure propre à contrarier ses initiatives naturelles — et, pour l’Europe, des rancunes vivaces qui contribuèrent largement à susciter les agitations internationales du xixme siècle. Mais quelle étonnante succession de tableaux saisissants, quelle figuration somptueuse, quel sentiment inné de l’art dramatique ! Car Napoléon a traité la vie comme une représentation théâtrale au cours de laquelle, infatigable, il s’est montré tour à tour selon la parole célèbre du pape, « comédien et tragédien » consommé, exerçant ainsi une emprise formidable sur son temps.

Aux Tuileries dans la simplicité antique des premiers jours et, peu après, guidant l’armée à travers les neiges du grand St-Bernard — saluant le soir de Marengo la victoire fidèle — promulguant le concordat par lequel il transformait le clergé en un corps de fonctionnaires dociles — venant entre deux batailles s’asseoir parmi ceux qui préparent les lois nouvelles et redressant leur travail par une formule souvent inféconde mais toujours lapidaire — recevant au crépuscule à St-Cloud les sénateurs qui lui apportent non sans réticences la pourpre tissée sur son ordre — prenant à Notre-Dame des mains du souverain pontife étonné la couronne qu’il pose lui-même sur sa tête tandis que dans la tribune « madame mère » regarde rigide et méfiante… Puis le voici au camp de Boulogne, sur la falaise abrupte, distribuant à ses légions, au milieu d’une pompe césarienne, les aigles symboliques et, de là, les transportant soudain à marches forcées jusqu’aux rives du Danube où se lève « le soleil d’Austerlitz »… le voici dictant aux seize princes allemands confédérés selon ses vues les articles du pacte qui va les unir — installant ses frères et son beau-frère Murat sur les trônes de Naples, de Hollande, d’Espagne, de Westphalie[47] — réduisant à Iéna la Prusse à merci (1806) — offrant au tsar Alexandre sur le radeau du Niémen le partage du monde (1807) — dressant contre l’Angleterre la menace du « blocus continental » — groupant autour de lui à Erfurth un « parterre de rois » (1808) — obligeant après Wagram l’empereur d’Autriche à lui donner en mariage sa fille Marie-Louise[48] et penché bientôt sur le frêle berceau de l’enfant qu’il décore du titre de roi de Rome et dont le destin fera un second Romulus Augustule Le voici à Fontainebleau cherchant à s’emparer de la conscience de Pie VII comme il s’est emparé de sa personne en le faisant enlever du Vatican — à Dresde enfin en mai 1812, au comble de la puissance, régnant sur un empire qui du Zuydersee au Tibre compte cent trente départements et autour duquel gravitent sept royaumes et trente principautés vassales. Et c’est alors la guerre de Russie, la guerre insensée ; à la lueur des incendies de Moscou s’avèrent l’aveuglement de l’homme et la fragilité de son œuvre. Contre lui la haine de l’Europe s’est amoncelée. En octobre 1813 la bataille de Leipzig décide de son sort. Mais l’île d’Elbe qu’on lui assigne est trop proche ; il revient. Pour l’abattre définitivement il faut Waterloo. Dans la sauvage solitude de Sainte-Hélène, le silence de la mort descend enfin sur lui. La fortune pourtant lui a ménagé une ultime apothéose. Le 15 décembre 1840 ses cendres remontant la Seine du Havre à Paris viendront solennellement reposer sous le dôme des Invalides.

C’est là que, le 9 mai 1921, la république française a célébré avec la dignité qui convenait le centenaire de la mort du grand homme. Après avoir payé au génie un juste tribut, un vainqueur récent et plus humain, le maréchal Foch fixa le jugement de l’histoire par cette critique mémorable : « Il a oublié qu’un homme ne peut être un dieu, qu’au-dessus de l’individu il y a la nation, qu’au-dessus des hommes il y a la morale et que la guerre n’est pas le but suprême car au-dessus d’elle il y a la paix ».

LA RÉSURRECTION DE LA GRÈCE

L’Europe au sein de laquelle éclata soudain la nouvelle qu’il y avait encore des Hellènes et qu’ils réclamaient leur liberté ressemblait à une classe étroitement surveillée à la suite de l’équipée d’un écolier et de l’effervescence manifestée par les camarades du délinquant. Les gouvernements faisaient figure de pédagogues soupçonneux, irritables, prompts à distribuer arrêts et pensums, anxieux en tous cas de réprimer la moindre velléité d’insubordination concertée. Le péril pourtant n’était pas si grand. Sans doute on voyait de tous côtés des mécontents, des agités mais en petit nombre et plus bruyants que résolus. Les peuples fatigués n’aspiraient qu’au repos et à tout prendre, il n’était pas mauvais qu’après l’énervante et décevante épopée que l’on venait de vivre, l’horizon se limitât pour un moment à un idéal d’activité. Cet état de choses n’était point né spontanément. Il était issu du fameux congrès de Vienne lequel, assemblé en 1814 et brusquement interrompu par la réapparition de Napoléon échappé de l’île d’Elbe, avait repris en 1815 et abouti à une série de conventions visant à régler le sort de l’Europe de façon durable. De ces conventions, les unes renfermaient des clauses territoriales[49], tandis que d’autres posaient des règles générales de conduite. C’est ainsi que la Russie, l’Autriche et la Prusse avaient créé une véritable société des nations à laquelle les autres puissances étaient conviées à adhérer. Ce fut la « sainte alliance » ainsi nommée à cause du préambule emphatique qui lui donnait la religion pour base.

La sainte alliance ne dura que dix ans (1815-1825) ; elle ne pouvait vivre beaucoup plus en raison des intérêts contradictoires de ses dirigeants. Les historiens de l’avenir ne manqueront pas de la rapprocher de la Société des nations édifiée un siècle plus tard. Ils mettront en parallèle le mysticisme et le demi-libéralisme du tsar Alexandre avec les bonnes intentions et les « quatorze points » du président Wilson. Ils observeront dans les deux cas une Allemagne méfiante, une France vouée au jeu stérile du balancier, une Angleterre inconsciemment hypnotisée par la perspective du profit immédiat. Ils noteront ici et là les mêmes pommes de discorde : la question polonaise, les problèmes balkaniques… surtout ils apercevront sous le manteau des principes juridiques la même aspiration à conclure un pacte de sécurité qui garantisse aux possédants la jouissance paisible de leur bien ; de quoi résulte forcément le droit d’intervention les uns chez les autres, pierre d’achoppement de toute union de ce genre.

Celle-ci n’ayant point de siège social fixe, les souverains ou les premiers ministres des États qui en faisaient partie se réunirent chaque année dans une ville différente. De 1818 à 1825 les congrès d’Aix-la-Chapelle, de Troppau, de Laybach, de Vérone et enfin la conférence de St-Pétersbourg se succédèrent régulièrement accentuant les divergences croissantes et soulignant l’impuissance de l’alliance à diriger l’Europe.

C’est au congrès de Vérone que la question hellénique s’imposa. Il y avait eu précédemment quelques troubles en Allemagne, en Espagne, dans le royaume de Naples. En Allemagne c’étaient principalement les étudiants qui s’agitaient. Pour soulever le pays contre Napoléon, les souverains avaient en 1813 laissé prononcer d’ardentes paroles. On avait promis en leur nom l’émancipation, des institutions libres la jeunesse s’en souvenait et commençait à s’alarmer que ces promesses ne fussent pas en voie de réalisation. À Naples où Murat aurait pu se maintenir mais s’était renversé lui-même par ses manœuvres maladroites, Ferdinand IV, rétabli sur son trône, avait accumulé en peu de temps assez de fautes pour rendre une rébellion inévitable. Effrayé il s’était laissé imposer une constitution limitant son pouvoir ; appuyé par les armes autrichiennes, il s’employait à présent à remettre en vigueur le régime absolutiste. Même aventure en Espagne. Ferdinand VII, soutenu par la grande masse de la nation, eût gouverné à sa guise si les excès de sa politique réactionnaire n’avaient dépassé toutes bornes. La révolte finit par éclater. Les cortès convoquées entreprirent de libéraliser l’Espagne mais le roi n’attendait qu’une occasion de reprendre ses concessions.

Ces effervescences, si l’on peut ainsi dire, se manifestaient selon les règles. Il n’y avait là rien que de normal ; c’était l’éternel conflit entre gouvernants et gouvernés. Tout autre était le fait d’un groupe ethnique « porté comme disparu » et reparaissant soudain pour revendiquer son droit de vivre. Un tel phénomène n’était-il pas contraire à l’ordre établi ? La théorie bossuetique de la « succession des empires » et le dogme de la « légitimité » qui en était issu se trouvaient ébranlés par cette affirmation révolutionnaire de la survivance des races. De toutes les puissances, la plus atteinte était l’Autriche. Mosaïque de peuples divers, que deviendrait-elle si chacun de ces peuples venait réclamer à son tour l’indépendance ou seulement l’autonomie ? L’influence autrichienne dominait maintenant dans la sainte alliance. Ce n’étaient plus les pieuses rêveries du tsar mais bien les calculs secs et précis du chancelier Metternich qui l’emportaient dans les conseils de l’Europe. Infatué de lui-même, Metternich s’attribuait le rôle de gendarme providentiel et jugeait que de sa ténacité dépendait le salut du monde. Comme le caporal légendaire, il ne voulait plus entendre « remuer un œil ». Aussi s’employa-t-il à obtenir que les délégués hellènes envoyés à Vérone fussent éconduits. Le congrès refusa de les entendre.

L’opinion occidentale pourtant, commençait à devenir attentive. Fort ignorante de l’état du monde balkanique, elle s’imaginait en général la péninsule occupée par de vagues débris d’anciennes populations autochtones destinées à perdre ce qui leur restait encore de leurs passés respectifs mais ayant conservé la religion chrétienne et ayant droit à ce titre à quelque protection encore qu’il s’agit d’un christianisme entaché de superstition aux yeux des protestants et tenu par les catholiques pour schismatique. Du sein de cette opinion ne tarda pas à se détacher une petite élite plus avertie des choses de l’orient. Lord Byron, Chateaubriand et d’autres moins illustres qui avaient visité ces régions en pouvaient parler en connaissance de cause. Bientôt d’ailleurs, les exploits des Hellènes fournirent le meilleur des aliments à l’enthousiasme de leurs partisans.

En réalité ce n’était pas seulement le sort de la Grèce qui était en jeu mais aussi celui des Serbes, des Bulgares, des Roumains. Comme nous l’avons déjà vu, le joug ottoman s’était appesanti sur eux tous de façon opprimante et cruelle certes, mais sans tendance à les supprimer collectivement et encore moins à les assimiler. À mesure que l’empire ottoman voyait sa force décroître, l’étau tendait donc à se desserrer et les nationalités opprimées à se reconstituer ouvertement. Le sultan n’exerçait plus qu’une ombre de pouvoir. À Constantinople, les terribles janissaires lui dictaient à tout moment leurs volontés. Alger, Tunis, Bagdad, la Syrie, l’Albanie, la Bosnie étaient aux mains de vassaux dont la vassalité était toute fictive. Quant au pacha d’Égypte Mehemet Ali[50] c’était un véritable souverain beaucoup plus puissant que le sultan. Maître de l’Arabie et de la Nubie, possédant une armée et une flotte redoutables, ayant développé fort habilement les ressources du pays, il était à même de jouer en orient un rôle de premier plan. De cet ensemble de circonstances concourant à accentuer la décadence ottomane, les Serbes avaient été les premiers à profiter. Leur condition était demeurée longtemps misérable. Réduits aux métiers de laboureurs, de bûcherons ou d’éleveurs de pourceaux, ils avaient conservé une organisation villageoise patriarcale. Le bas clergé issu d’eux partageait leur misère. Les évêques étaient généralement des grecs ayant acheté leurs charges au sultan. Dans les villes les janissaires tenaient garnison et les marchands turcs monopolisaient le commerce. La plupart des descendants des anciens seigneurs étaient devenus musulmans. Ainsi le peuple vivait-il dans l’isolement. Seuls quelques couvents fortifiés et jouissant de privilèges consacrés par le temps maintenaient les traditions nationales, veillant sur les tombeaux des anciens rois et entretenant de rares écoles. Révoltés en 1804 contre des exactions grandissantes, les paysans serbes trouvèrent un chef en Karageorges (Georges le noir), homme brutal et sans culture mais qui parvint à les libérer. La Russie toutefois les ayant abandonnés lorsqu’elle signa avec la Turquie le traité de Bukarest (1812), ils retombèrent sous le joug. Mais un autre chef leur vint en la personne d’un simple valet de ferme, Miloch Obrenovitch dont la bravoure mêlée de finesse réussit à conquérir enfin une autonomie définitive (1814). La Croatie, la Bosnie, l’Herzégovine avaient partagé le sort de la Serbie proprement dite. Quant aux Monténégrins ils vivaient retranchés dans leurs montagnes sous le sceptre d’un chef mi-civil mi-religieux Pierre Ier qui les gouverna pendant un demi-siècle (1782-1830). Redouté des Turcs auxquels il avait en 1796 infligé une défaite retentissante, il sut s’entendre tour à tour avec les Russes ses coreligionnaires et avec les Français que les hasards de la guerre lui donnaient pour voisins[51].

Depuis la disparition du prince de Valachie, Michel le brave, qui un moment au début du xviiime siècle avait réalisé l’unité roumaine, les deux principautés (Valachie et Moldavie) avaient été gouvernées au nom du sultan par des « hospodars », qui tenaient à Jassy et à Bukarest des cours luxueuses et bigarrées où l’on ne parlait guère que grec et français. Le roumain d’ailleurs écrit le plus souvent en caractères slaves n’accusait guère sa filiation latine. Les paysans opprimés et exploités végétaient tristement. Point de protecteurs. Les Russes qui occupèrent le pays de 1806 à 1812 n’y laissèrent que de fâcheux souvenirs et en partant, ils annexèrent la Bessarabie. Déjà en 1775 l’Autriche s’était fait donner la Bukovine. La patrie roumaine continuait pourtant de vivre au fond des âmes et ses enfants espéraient contre toute espérance. Quant aux Bulgares plus proches du pouvoir oppresseur et moins accentués comme nationalité, ils avaient vécu les quatre derniers siècles dans une sorte de somnolence mais parmi eux les signes précurseurs du réveil prochain s’accusaient.

Tous ces peuples se trouvaient plus ou moins concentrés géographiquement. Rien de pareil pour les Hellènes. Ils étaient répandus sur tous les rivages, très vulnérables par conséquent mais insaisissables en même temps. La Grèce continentale avait infiniment souffert. À travers la Morée se remarquaient encore près des ruines des villages incendiés, des monceaux d’ossements. Dans les montagnes erraient des bandes de « klephtes », brigands romantiques qui se piquaient de belles manières et continuaient d’honorer l’hellénisme et de faire revivre les traditions homériques. C’est dans l’archipel que l’activité nationale s’affirmait. Vers le milieu du xviiime siècle, la marine grecque avait repris vigueur. Débuts modestes. Dans de petites îles, Hydra, Psara… qui jouissaient d’une liberté relative, des armateurs s’étaient équipés. La concurrence vénitienne avait cessé et les guerres européennes allaient laisser pratiquement le champ libre en méditerranée orientale. En 1813 les Hellènes se trouvèrent posséder six cent quinze vaisseaux armés de cinq mille huit cents canons car, à cause des corsaires, tout navire de commerce en ce temps là était exposé à devoir livrer bataille. Cette flotte servait à transporter des idées et des mots d’ordre autant que des marchandises. À la société des « Philomuses » de façade littéraire s’ajouta bientôt l’« Hétairie », vaste organisation secrète qui tissa à travers le monde grec si divers une immense toile d’araignée aux fils invisibles. Déjà en 1797 un thessalien, Rhigas, avait entrepris quelque chose d’analogue. Mais les temps n’étaient point révolus et Rhigas avait payé de sa vie un effort prématuré. Cette fois-ci, des couvents retranchés dans la montagne aux pauvres sanctuaires où d’humbles popes entretenaient le feu sacré, des riches colonies grecques d’Odessa, d’Ancône, de Livourne, de Marseille, de Paris, de Petersbourg aux cavernes où les klephtes cachaient leurs trésors, les dons affluèrent et la même ambition s’exprima. À ce peuple auréolé par les reflets d’un si grand passé la liberté de vivre ne suffisait pas. Il fallait un avenir digne de ce passé.

Le 24 mai 1821 la Grèce nouvelle cueillait à Valtetzi ses premiers lauriers et peu après, Colocotronis s’emparait de Tripolitza. Le 1er janvier 1822 une assemblée nationale réunie à Épidaure adopta une constitution et fit appel à l’Europe. Les Turcs affolés répondirent par d’odieux massacres. Ils mirent à mort le patriarche[52], un grand nombre d’évêques et des milliers de chrétiens. Dans les îles, à Patras, en maints endroits le sang coula à flots. L’Europe officielle ne s’émut point. Les Autrichiens ravitaillaient les Turcs ; le « lord commissaire des Sept îles »[53] persécuta les Ioniens qui se déclaraient pour leurs frères hellènes. En France, M. de Villèle demandait, à propos de la Grèce révoltée « quel grand intérêt on pouvait prendre à cette localité ». Quant au tsar Alexandre, il avait d’abord encouragé le mouvement dont les dirigeants, Ypsilanti, Capo d’Istria… étaient à son service et dont le siège social était à Odessa avant d’être dès 1818 audacieusement transporté à Constantinople ; mais la constitution d’Épidaure, trop démocratique l’en avait détaché. Il en était des Hellènes comme des Roumains. Il les voulait bien tenir sous son protectorat mais non point aider à leur complète émancipation.

Cependant dans le monde entier, émus par les faits d’héroïsme dont l’écho leur parvenait, les « philhellènes » se groupaient. Des volontaires accouraient : Byron, Fabvier, Santa Rosa… ; Eynard à Genève, Owe à Boston recueillaient de l’argent, aidaient par tous les moyens. Le président des États-Unis, Monroe fit scandale en énonçant dans son message de 1823 « la très forte conviction que la Grèce deviendrait de nouveau une nation indépendante ». Encore fallait-il qu’on lui vint en aide car l’empire ottoman aux abois se décidait à réclamer le secours de Mehemet Ali. Le sultan le détestait, ce vassal hautain qui n’était même point de sa race mais comment se passer de lui ? Mehemet faisait payer cher à son suzerain les services rendus. On avait dû lui concéder l’administration de la Crète et de Chypre qu’il venait de reprendre. Pour reconquérir la Morée, il stipula que son fils Ibrahim en aurait le gouvernement ; moyennant quoi il consentit à envoyer une flotte considérable avec des troupes de débarquement.

Il y avait quatre ans déjà que la lutte se poursuivait. L’entrée en scène d’Ibrahim marquait un tournant décisif. « Les Hellènes reculèrent pied à pied, livrant un à un leurs champs dévastés, une à une leurs maisons détruites, continuant d’en appeler à l’Europe d’une voix de plus en plus pressante, de plus en plus mourante aussi ». Au dehors l’opinion s’indignait contre les gouvernements. L’Autriche persistait à traiter les Hellènes de « sujets insurgés » de leur « légitime » souverain, le sultan. Mais à Petersbourg où Nicolas Ier venait de succéder à son frère Alexandre, une politique plus virile tendait à se dessiner. L’Angleterre ne voulant pas laisser à la Russie le bénéfice de l’intervention changea d’attitude. Le 6 juillet 1827 une convention fut signée entre la Russie, l’Angleterre et la France, convention d’esprit si timide qu’avec un peu d’habileté le sultan en eût émoussé la pointe. Mais il se fâcha et provoqua en quelque sorte non seulement la bataille de Navarin, où furent anéanties par les alliés les forces navales turco-égyptiennes, mais l’attaque directe des armées russes qui suivit. Finalement le traité d’Andrinople (1829) mit fin aux hostilités et le 3 février 1830 l’indépendance de la Grèce était formellement reconnue.

« L’exclusion de la Crète estropie l’État grec physiquement et moralement ; elle le rend faible et l’appauvrit ». Ainsi s’exprimait le prince Léopold de Saxe Cobourg en refusant le trône auquel fut appelé à sa place le prince Othon de Bavière. Cette critique résume en quelques mots toute la question grecque : l’égoïsme jaloux des puissances qui après avoir laissé se poursuivre pendant des années une guerre inique y mirent fin en créant un État trop petit pour vivre — la volonté tenace et indomptable du peuple hellène qui sut néanmoins faire de cette émancipation incomplète le point de départ d’une renaissance totale. Presque un siècle devait s’écouler pour la Grèce ressuscitée avant que ces conditions d’existence se modifiassent. En vain les Crétois s’insurgèrent-ils à maintes reprises pour obtenir le retour à la mère-patrie. L’Europe terrorisée par la crainte d’avoir à régler la succession de « l’homme malade » (comme on appelait dès lors l’empire ottoman) ne songea qu’à comprimer les plus légitimes aspirations helléniques. Lorsque le congrès de Berlin en 1881 eut enfin sanctionné l’abandon à la Grèce de la Thessalie et d’une moitié de l’Épire, l’obstination turque s’exerça si bien que la décision du tribunal européen ne fut pas exécutée ; de guerre lasse, on dut se contenter à Athènes d’une insignifiante rectification de frontières.

Les institutions politiques subirent le contre-coup de cette situation. Le roi Othon n’ayant point réussi, le prince Georges de Danemark avait été appelé au trône (1863). Sous son règne de plus de quarante cinq ans, le petit royaume accomplit des prodiges d’équilibre et maîtrisa en quelque sorte le destin. Comment la Grèce ayant presque réalisé son unité fut une des principales victimes de la guerre de 1914-1918, l’heure n’est point venue de le raconter. Il suffit de constater que la nation s’est en moins d’un siècle reconstituée avec toutes ses caractéristiques ethniques par un travail en quelque sorte naturel des plus instructifs à suivre. La façon dont le principe de vie s’était conservé en apparence inerte puis, ranimé, a repris son activité, se répandant peu à peu dans tout l’organisme constitue la leçon de choses la plus suggestive que le monde ait reçue. La conception des lois biologiques auxquelles obéissent les collectivités s’en est trouvée modifiée et les conséquences d’un tel fait se révèlent grandes aussi au point de vue de la politique pratique.


NAPOLÉON iii ; L’EUROPE NOUVELLE

Que le règne de Napoléon III forme le carrefour principal du xixme siècle, on n’en saurait douter si l’on remarque l’impossibilité où se trouve l’historien d’étudier ce règne sans toucher aux annales intérieures de la plupart des pays du monde. Que la France d’autre part, ait failli atteindre en ce temps l’apogée de sa fortune, c’est ce que doit reconnaître une critique impartiale. Son prestige, lors de ce congrès de Paris de 1856, où elle prit si largement sa revanche de certaines humiliations antérieures, ne parut pas seulement issu du succès récent de ses armes mais du rayonnement qu’exerçaient alors sa prospérité et sa modération. De pareils résultats ne semblent guère proportionnés à la valeur de ceux qui les avaient obtenus. Ni l’empereur ni ses collaborateurs n’étaient des hommes de génie ; mais s’étant orientés au début dans une voie conforme aux besoins nouveaux qui allaient se manifester, ils avaient eu la chance de bénéficier de circonstances favorables à leur initiative. Cette orientation était en grande partie le fait personnel de Napoléon III. Il y avait en lui une sorte de divination qui lui faisait parfois pressentir ce que de plus intelligents n’apercevaient point. Malheureusement ce don fut bientôt annihilé par un état de santé qui devait finir par faire de lui le jouet des circonstances ; et cela en un temps où il eut fallu la plus grande dextérité pour naviguer à travers les écueils sans mettre en péril le vaisseau national. L’évolution de l’Europe était fatale. Il pouvait être très fructueux pour la France inapte à l’empêcher, de paraître y présider. C’était là de la grande politique. Des desseins d’une telle envergure nécessitent avant tout une continuité patiente et ferme. Dans la seconde partie de son règne Napoléon III en manqua complètement. Il avait foi en son étoile sans avoir pour cela la confiance en soi-même ; de là les apparentes complexités d’un caractère en somme plutôt simple. Le sort dressa sur sa route trois personnalités plus fortes que la sienne : Cavour, Bismarck et Pie IX. Il se perdit en voulant se servir d’elles. Rien, en tous cas, ne rappelle chez lui l’oncle dont il se réclamait et dont, aussi bien, on prétend que le sang familial ne coulait pas dans ses veines. Il crut le continuer en restaurant son œuvre. Entre les institutions le rapprochement fut de pure forme. Si l’on compare, éphémères toutes deux, les constructions impériales de 1804 et de 1852, on constate que la première fut cimentée avec du passé rénové et la seconde, avec de l’avenir entrevu.

En accédant non sans peine au pouvoir suprême, le premier Bonaparte s’était trouvé devant une situation difficile et incertaine. Le second au contraire y fut porté par une insurrection sans racines dont la secousse avait laissé intactes les immenses réserves de forces accumulées depuis trente-trois ans (1815-1848) par la monarchie constitutionnelle. Forces de tout ordre : forces nerveuses d’abord et dont l’action sociologique, malgré qu’on la perde généralement de vue, n’est pas moins importante à considérer que l’action physiologique individuelle. Rien ne vaut pour un peuple une longue période de travail suivi, sans heurts graves comme sans somnolence déprimante. Sous les règnes de Louis XVIII (1815-1824), de Charles X (1824-1830) et de Louis-Philippe (1830-1848) la France avait ainsi vécu. En vain les turbulences parisiennes consécutives à l’escamotage de 1830[54] avaient-elles provoqué des répliques dans quelques grandes villes de province, la nation s’était vite ressaisie et était retournée à son labeur ordonné.

Forces économiques ensuite ; il y avait eu perfectionnement et enrichissement dans toutes les directions ; on avait tracé vingt neuf mille kilomètres de bonnes routes et creusé trois mille kilomètres de canaux. La houille remplaçant le combustible végétal pour fabriquer la fonte et le fer, la grande industrie se substituant au petit atelier, le coton, le lin, la laine filés et tissés mécaniquement, la vapeur devenant force motrice et actionnant la navigation et les premiers chemins de fer… ce furent là sans doute des progrès dont quelques uns dévoilèrent plus tard leur mauvais côté, dont il serait absurde néanmoins de discuter la valeur et de vouloir nier l’heureuse répercussion finale sur la destinée du travailleur manuel. Tout cela se traduisait par une hausse rapide des fonds d’État. Du cours de 52 en 1815 le 5 % français était monté à 80 dès 1818 et atteignit 110 en 1829.

Forces intellectuelles aussi : l’agitation féconde de partis politiques bien charpentés, le gouvernement passant des mains de sages conservateurs comme le duc de Richelieu et Villèle à celles de libéraux modérés comme Decazes et Martignac, plus tard l’énergie d’un Casimir-Périer puis l’intéressante rivalité d’un Thiers et d’un Guizot — un mouvement d’idées tel qu’on n’en vit jamais de plus intense, le modernisme catholique de Lamennais, de Lacordaire, de Montalembert côtoyant les audaces sociales de Saint Simon et de Fourier : tout cela revêtu de somptuosité par le romantisme de Chateaubriand, de Victor Hugo, de Lamartine[55] — l’éloquence de la tribune répondant à celle de la chaire — une presse encore inexperte mais brillante et consciencieuse… on eût dit que l’esprit français pendant cette belle période ressemblait à quelque palais enchanté, répandant de la lumière par toutes les fenêtres de ses façades.

Forces militaires enfin : au temps des armées de métier, il était malaisé pour une nation attachée à la paix de maintenir ses troupes en haleine mais l’Algérie fournit à la France un merveilleux terrain d’entraînement propre à lui former des soldats endurants et des chefs énergiques sans compter l’occasion d’un apprentissage colonial dont elle devait par la suite utiliser les enseignements. À la veille de sa chute, Charles X par l’opportune occupation d’Alger, repaire de pirates, avait accru de la façon la plus heureuse le patrimoine national. Cette conquête pourtant, on faillit l’évacuer pour complaire aux Anglais et par méconnaissance de sa valeur ; la conservant, il fallut l’étendre afin de la rendre sûre et stable. Quinze années durant, en face de la résistance habilement concentrée par Abd-el-Kader, l’armée française avait bataillé, gagnant en vaillance, en souplesse, en unité au point de devenir un remarquable instrument de guerre.

De tout cela Louis-Napoléon Bonaparte se trouva le bénéficiaire ; et il avait encore une force à son actif, le besoin de réaction d’une opinion humiliée. Louis-Philippe, bon administrateur, avait mal régné. Avant lui, la monarchie de Louis XVIII, malgré l’affaiblissement initial que lui avait valu l’aventure des « cent jours », avait su assez vite reprendre son rang en Europe. Le principe discutable de l’expédition d’Espagne (1823) n’avait pas empêché la prise du Trocadéro de jeter quelque lustre sur son drapeau fleurdelisé. Sous Charles X, Navarin et Alger avaient apporté de la vraie gloire, saine et franche. Avec Louis-Philippe tout changea. La bourgeoisie triomphait, non pas celle de jadis sur laquelle les rois capétiens ou valois s’étaient souvent appuyés pour lutter contre l’emprise des seigneurs mais la bourgeoisie issue de la révolution de 1789 qu’elle avait dévoyée. Hostile à la fois à l’aristocratie par jalousie et au peuple par dédain, elle ne connaissait d’autre dogme que la protection de la « Propriété », n’aimait à dépenser qu’en vue d’un gain immédiat et envisageait la politique extérieure d’un point de vue d’arrière-boutique. Le roi, ne pouvant se réclamer ni du droit héréditaire ni des suffrages populaires manquait d’autorité pour diriger cette politique. Il avait passé la moitié de son règne à consolider son fauteuil et l’autre moitié à tenter d’élever ce fauteuil sur un trône. Vers la fin y ayant à demi réussi, il était devenu partisan de l’immobilité à un degré dont ses fils même s’alarmaient. Pareil régime naturellement avait souvent manqué de prestige et valu au pays des avanies et même quelques affronts. Le plus pénible à supporter avait été en 1840 la signature à Londres d’une convention par laquelle l’Angleterre, l’Autriche, la Prusse et la Russie s’étaient mises d’accord à l’insu de la France et contre elle pour dépouiller le khédive d’Égypte, Mehemet Ali, de la Syrie ; vainqueur des Turcs, il réclamait du sultan le gouvernement héréditaire de ce pays ; la France très entichée de lui, appuyait ses revendications. L’humiliation ressentie fut indicible. Elle coïncida maladroitement avec le retour des cendres impériales de l’île de Ste-Hélène. Tout contribuait ainsi à préparer la restauration bonapartiste[56] mais personne ne s’en rendait compte faute d’un Bonaparte sur qui concentrer les regards. À peine se rappelait-on l’existence de Louis-Napoléon. Les mieux renseignés savaient qu’il avait vécu en Italie et s’y était affilié à la secte révolutionnaire des « carbonari » et, que devenu citoyen suisse, il était lieutenant dans l’armée fédérale. Par une ridicule tentative pour provoquer le soulèvement d’un régiment de la garnison de Strasbourg (1836), il avait donné jadis une faible opinion de ses moyens. Quand il avait voulu quelques années plus tard recommencer l’aventure, personne n’y avait fait attention.

La chute de la monarchie orléaniste survint par surprise. Paris même, centre de la campagne menée en faveur de la réforme électorale, ne s’y attendait point. Louis-Philippe ne sut pas réagir et abdiqua. Trois dynasties usées en moins de quarante ans, il ne restait plus que la forme républicaine. On s’y jeta avec beaucoup de bonne volonté. Le gouvernement provisoire trouva pour le servir quelques bons esprits et un grand nombre d’utopistes. Parmi les premiers Lamartine et le général Cavaignac tenaient la tête. L’illustre poète fut égal à lui-même par son éloquence infatigable comme par son sens politique. On était d’accord pour écarter la violence mais le mouvement social devait y conduire. C’était là un terrain nouveau où les Français s’aventuraient sans préparation préalable. L’égalisation des conditions, le nivellement par l’impôt, l’organisation du travail, les institutions mutualistes, tout cela n’avait été ni tenté ni même désiré par les révolutionnaires de la fin du dernier siècle ; ils étaient restés bourgeois et propriétaires avant tout. Depuis lors les idées avaient marché, mais les idées seulement. L’application tentée prématurément fut désastreuse. À Paris où la crise politique avait déterminé une crise économique, on proclama le « droit au travail » et on créa des « ateliers nationaux » pour les ouvriers inoccupés. Il en vint de la province ; ils furent vingt cinq mille en mars, soixante mille en avril, cent mille en mai. Il n’y avait plus de travail. L’Assemblée nationale qui venait d’être élue au suffrage universel provoqua la suppression des ateliers nationaux laissant aux ouvriers le choix entre l’enrôlement dans l’armée ou l’envoi en province comme terrassiers sans garanties sérieuses d’existence. Une insurrection terrible éclata qui, quatre jours durant, ensanglanta Paris. Ces « journées de juin » de l’année 1848 constituèrent un des tournants de l’histoire intérieure du pays comparable en importance à ce qu’avaient été pour l’histoire extérieure les événements de 1840. La grande majorité des Français se révélèrent dès lors assez indifférents à la forme du gouvernement mais très résolus à défendre énergiquement l’ordre social basé sur le dogme de la propriété. Les belles formules dont s’était montrée prodigue la nouvelle république étaient déjà désavouées quatre mois plus tard et, quand sonna l’heure d’élire le nouveau chef de l’État, Lamartine qui avait droit à quelque reconnaissance et Cavaignac dont le caractère était fait pour inspirer confiance se trouvèrent distancés et de très loin par un inconnu mais dont le nom était synonyme d’autorité. Cinq millions et demi de suffrages se portèrent sur Louis-Napoléon Bonaparte : suffrages librement exprimés car il n’existait aucun parti bonapartiste. Il commença de se former le lendemain de l’élection.

C’est ainsi que dès le 10 décembre 1848, la république instituée le 24 février précédent se trouvait déjà moribonde. Le « prince président » ne prit point la peine de l’achever. Élu pour quatre ans et non rééligible, il savait que le pays allait le pousser à proroger lui-même ses pouvoirs. Ainsi le coup d’État de 1851 se trouvait en quelque sorte approuvé d’avance avant même de l’être par un plébiscite de sept millions et demi de suffrages favorables. Il est regrettable que pour se donner apparence d’avoir « sauvé la société », les collaborateurs de Louis-Napoléon aient cru devoir exercer contre la petite minorité protestataire une répression aussi cruelle qu’inutile. Quoiqu’il en soit, le rétablissement de la dignité impériale proposé au peuple français dès l’année suivante rencontra la même adhésion. Le nouveau souverain eut le droit de se dire empereur « par la grâce de Dieu et la volonté nationale ». Et tout de suite s’affirma la politique interventionniste que, dès son élection à la présidence, il avait inaugurée résolument.

L’avènement de Pie IX au trône pontifical (1846) avait semblé ouvrir pour l’Italie une ère nouvelle et la répercussion s’en était fait sentir au loin. Le gouvernement des États pontificaux n’avait jamais été bon ; il était devenu détestable. Léon XII, Pie VIII, Grégoire XVI n’avaient apporté à le réformer aucun zèle. Mais voici que le conclave leur donnait pour successeur un pape jeune, prestigieux, affable et dont la carrière épiscopale semblait annoncer un libéralisme sincère. L’enthousiasme fut immense dans toute la péninsule. Les Italiens depuis le début du siècle avaient vécu d’espérances et de déceptions alternées. L’idée de l’unité les travaillait mais à force de la voir démentie par les circonstances, beaucoup se prenaient à douter que cette unité fut réalisable tandis qu’un petit nombre d’exaltés n’en apercevaient la possibilité qu’avec le concours d’une révolution sociale. Ceux-là avaient afflué à Rome où leurs excès et leur précipitation eurent vite fait de compromettre les résultats acquis. Déjà l’exemple de Pie IX avait obligé le grand duc de Toscane et le roi Charles-Albert de Piémont à faire des concessions. Le roi de Naples résistait mais il allait être entraîné dans la même voie. Les révolutionnaires non contents de harceler le pape lui rendirent bientôt la position intenable ; il dut pour échapper à leur étreinte s’enfuir à Gaëte tandis qu’un régime démagogique était établi dans sa capitale. Toute l’Italie était en effervescence ; car la révolution parisienne de 1848 ayant provoqué des agitations un peu partout en Europe et notamment à Vienne, les Vénitiens et les Milanais en avaient profité pour secouer le joug étranger. Mais Charles-Albert s’étant fait battre à Custozza par les Autrichiens, ceux-ci avaient repris possession de leurs domaines italiens. Victorieuse, l’Autriche s’apprêtait à intervenir à Rome. Par une initiative hardie, Louis-Napoléon l’avait devancée. Sans même s’inquiéter de l’assemblée que la constitution républicaine plaçait à ses côtés, il avait de sa propre autorité dirigé sur Rome par la voie de mer un corps expéditionnaire qui avait assiégé la ville, s’en était emparée et l’avait rendue au pape (1849). Le clergé aussitôt groupé autour de lui l’avait acclamé. Mal vus et mal traités après 1830, les prêtres français en avaient gardé à Louis-Philippe une longue rancune. Aussi s’étaient-ils volontiers ralliés à la république, bénissant dans chaque commune les « arbres de la liberté » et s’associant à toutes les manifestations civiques. Le bonapartisme renaissant semblait peu propre à les attirer car le nom de Napoléon évoquait les mauvais traitements infligés à la papauté par le premier qui l’avait porté. Que restait-il de ce souvenir désormais  ? Le nouveau chef de l’État s’était montré « fils aîné de l’Église. » plus qu’aucun des rois de France ne l’avait jamais été. L’impression ne fit que s’accentuer lorsqu’on le vit, devenu empereur, prendre les armes pour rendre aux catholiques la garde du tombeau du Christ.

Cette affaire des « lieux saints » traînait depuis bientôt cent ans. C’est en 1757 que les moines grecs de Jérusalem qui de tout temps en disputaient aux « latins » la possession s’étaient emparés de quelques uns des sanctuaires dont en 1808 ils avaient réussi à les déposséder totalement. Une abondante paperasserie diplomatique s’était depuis lors échangée à ce sujet. Or l’avènement du tsar Nicolas Ier avait donné à la politique russe des contours décidés et agressifs. Alexandre était mort en 1825 n’ayant cessé, dit Rambaud, « d’éveiller et d’encourager chez ses sujets des rêves de liberté pour les en punir ensuite » ; aussi son gouvernement bien intentionné mais trop souvent incohérent avait-il fait éclore de nombreuses sociétés secrètes et donné naissance parmi les intellectuels à un dangereux anarchisme. Il n’avait pas même su régler sa succession ; finalement ce fut le second de ses frères qui régna. Laborieux, exact, économe mais étroit et méfiant, Nicolas s’appliqua à réaliser d’utiles améliorations matérielles par le moyen de l’autocratisme en lequel il voyait la formule nationale russe. Inquiet des secousses que subissait l’Europe de 1848, il se tint pour « gendarme de l’ordre », rôle hérité de Metternich mais qu’il remplissait avec plus de vigueur que le chancelier autrichien. Dans ce rôle il lassa tout le monde ; il inquiéta surtout l’Angleterre en lui offrant secrètement l’Égypte et la Crète pour la désintéresser du sort de l’empire ottoman avec lequel il était en guerre perpétuelle et qu’il cherchait à dépecer à son profit. Mécontent du rétablissement de l’empire en France et se plaisant maladroitement à humilier Napoléon III[57], il fournit à ce souverain une excellente occasion de se poser en champion de la paix générale que menaçaient ses propres agissements. Tous les rôles maintenant se trouvaient intervertis ; on allait voir un Bonaparte allié de l’Angleterre et serviteur de l’Église prendre la revanche de 1812 au nom de l’équilibre européen ; on le verrait ensuite, la victoire obtenue, présider des assises magnanimes d’où la France sortirait grandie par son attitude généreuse et pacifique. Tels furent la guerre de Crimée (1854-1856) et le congrès de Paris.

Tandis que les alliés poussaient leurs flottes à travers la mer Noire et que débutait le dur et long siège de Sébastopol, une attaque était également dirigée par eux contre les défenses de la Baltique protégeant St-Pétersbourg. Le sort de la Finlande n’allait-il pas se trouver remis en question ? En 1815 on en avait reconnu la possession aux Russes. Pour dédommager les Suédois qui la tenaient sous leur influence depuis le xiiime siècle, on avait imposé au Danemark la rupture de son union séculaire avec la Norvège ; et la Norvège avait été un peu malgré elle, unie à la Suède. Par la suite un événement singulier était intervenu. Adopté par le roi de Suède et de Norvège, le maréchal français Bernadotte lui avait succédé sous le nom de Charles XIV (1818-1844)[58]. C’était maintenant son fils Oscar Ier qui régnait. Or le tsar Nicolas ne bornait point à la Finlande ses visées scandinaves ; il convoitait les ports de la Norvège septentrionale dont l’accès demeure, pendant l’hiver, libre de glaces. Dans le nord la frontière suédo-norvégienne était quelque peu fictive. Pour les besoins de leur vie nomade, les Lapons, avaient l’habitude de passer librement d’un pays à l’autre. L’annexion de la Finlande avait permis à la Russie d’intervenir. Après des pourparlers sans issue, celle-ci avait en 1852 supprimé le droit d’errance des Lapons, créant de la sorte un état de choses propre à lui fournir de faciles prétextes à querelles. Ces faits avaient alarmé l’opinion britannique qui soupçonnait les Russes de vouloir mettre la main sur la Norvège et s’assurer par là « la domination complète des mers du nord ». De tout cela résultait une situation avantageuse à exploiter par les alliés mais ils ne se décidèrent pas à promettre aux Suédois en cas de victoire de leur rendre la Finlande. Ils se bornèrent à leur garantir l’intégrité de leur territoire actuel. On peut concevoir quelle influence eût exercé sur l’équilibre européen au xixme siècle la reconstitution dans le nord d’une grande puissance scandinave ; l’occasion manquée ne devait plus se retrouver.

Il en alla de même avec la Pologne. Napoléon III n’osa pas la servir ni s’en servir. L’étrange est que les Polonais n’aient pas cherché davantage à l’y inciter. Lorsqu’en 1813 les troupes russes y étaient entrées, Varsovie servait encore de capitale au grand-duché créé en 1807 par Napoléon Ier ; création hybride qui avait déplu à tout le monde. Promptement annulée, un nouveau partage était intervenu entre les anciens spoliateurs. Posen avait fait retour à la Prusse et la Galicie à l’Autriche (sauf Cracovie érigée en minuscule république). Mais la Pologne russe avait formé sous le sceptre du tsar un royaume autonome ayant son armée distincte, sa constitution, son drapeau, son université et conservant l’usage de la langue nationale. C’étaient là de précieux privilèges gageant l’avenir. Les Polonais ne l’avaient pas su comprendre. Ils avaient rendu la vie dure au grand-duc Constantin qui résidait parmi eux comme représentant du souverain. Son esprit tatillon ne l’empêchait pas pourtant de leur témoigner en toute occasion un réel bon vouloir et son administration assurait leur prospérité. La population du petit royaume avait en effet passé rapidement de deux millions et demi à quatre millions et les revenus de l’État de douze à quarante millions de marks. Malgré tout, le mécontentement sévissait. Le contrecoup de l’agitation générale de 1830 avait provoqué le soulèvement prévu : révolte déraisonnable et mal conduite qui fut punie par l’abandon de la politique de bienveillance. Une bureaucratie méfiante et tracassière fut installée. À partir de 1846 — l’indépendance de Cracovie supprimée — la Pologne n’eut plus aucune existence légale mais elle demeura frémissante et portée à une nouvelle rébellion. Que cette rébellion, au lieu de coïncider avec la guerre de Crimée et de forcer ainsi la France et l’Angleterre à prendre en mains au rétablissement de la paix, la cause polonaise — n’ait éclaté que huit ans plus tard (1863) c’est ce qui, à distance, paraît peu compréhensible. Mais la Pologne, alors, ne réfléchissait ni ne calculait ; elle était de nouveau en proie à une de ces crises mystiques qui l’avaient maintes fois secouée ; elle ne voulait attendre son salut que de l’intervention divine et, ne croyant plus en la justice humaine, s’en remettait aux forces surnaturelles du soin d’opérer le miracle de sa résurrection. De là le caractère tragiquement romantique des événements de 1863. Les Polonais bientôt écrasés furent traités cette fois avec barbarie par les Russes exaspérés. L’Europe détachée d’eux leur marqua une complète indifférence. On traqua leur langue, leur religion, leurs traditions. Il semble qu’ils n’eussent plus d’amis sinon dans l’Amérique lointaine. La France s’était ôté le droit d’agir et même de parler en leur faveur. Napoléon III avait fait avec la Russie une paix complète, paix dictée à la fois par le sentiment et l’intérêt. C’était un trait de son caractère de chercher à panser les blessures que lui-même avait faites ; mais il entrevoyait aussi l’opportunité de s’assurer les bons offices moscovites dans sa querelle prochaine avec l’Autriche.

Depuis qu’en 1849 les tentatives d’émancipation avaient échoué en Italie, la politique autrichienne de réaction y dominait : non seulement de façon directe à Milan et à Venise retombées sous le joug étranger mais à Parme, à Modène, en Toscane, à Naples par l’entremise de souverains tout dévoués à la cause de l’absolutisme monarchique et prenant leur mot d’ordre à la cour de Vienne. Le pape de son côté s’était détourné à jamais du libéralisme. On sentait qu’il ne l’avait servi d’ailleurs qu’avec l’espoir d’y trouver le germe de conquêtes nouvelles pour l’Église dont il était le chef. Ce résultat, il le cherchait maintenant dans une direction différente. Dominateur par instinct et par goût, persistant dans ses visées, volontiers audacieux dans ses procédés, Pie IX venait de remporter en pays protestants des succès propres à compenser les ennuis que pouvaient lui causer les affaires d’Italie. D’un trait de plume, il avait rétabli en Angleterre et en Hollande la hiérarchie catholique qui n’existait plus. Il avait délimité des diocèses, érigé des sièges épiscopaux, désigné des titulaires ; et malgré la mauvaise humeur des gouvernements intéressés avec lesquels il n’avait pas entamé de négociations préalables, tout cela demeurait acquis. L’autorité du Saint-siège recouvrait ainsi et très rapidement le prestige que lui avait fait perdre une succession de pontifes incapables.

Seul de tous les États italiens, le petit royaume de Piémont et de Sardaigne restait fidèle à l’idée nationale. Il conservait le drapeau aux trois couleurs autour duquel s’étaient groupés en 1848 les partisans de l’indépendance et de l’unité ; il servait d’asile aux proscrits. Sous son nouveau roi Victor Emmanuel II (1849-1878), il était gouverné d’ailleurs par le plus grand politique du xixme siècle, le comte de Cavour. D’accord avec Napoléon III, Cavour ayant fait participer son pays à l’effort militaire de la guerre de Crimée avait acquis par là le droit de siéger au congrès de Paris. Il y prit tout de suite une place de premier plan[59]. Comme prix de sa collaboration, le Piémont ne réclamait rien ; pouvait-on dès lors refuser d’écouter son représentant lorsque celui-ci, prenant à partie l’Autriche et les gouvernements rétrogrades de la péninsule, les déclarait d’avance responsables des troubles prochains. Et, de fait, en matière de corruption, d’oppression et d’obscurantisme, ces gouvernements s’équivalaient. Aux représentations qui lui furent faites peu après par la France et l’Angleterre, le roi de Naples répondit en termes d’où résulta la rupture des relations diplomatiques entre les trois pays (octobre 1856). L’Autriche qui redoutait par dessus tout les ingérences et l’habileté de Cavour pensa l’embarrasser en rompant à son tour avec le Piémont. Mais Napoléon III qui avait gardé à l’Italie de sa jeunesse une affection profonde, était résolu à l’émanciper du joug autrichien. Quoiqu’on en ait dit, il n’était pas besoin de l’attentat d’Orsini (1858) et de l’éloquent appel que, condamné à mort, celui-ci adressa à l’empereur avant d’être exécuté pour éveiller en lui une résolution nouvelle. Seulement pour la mettre en pratique il fallait braver Pie IX ; et derrière Pie IX se dressaient les catholiques français premiers soutiens du trône impérial. Plutôt que de choisir entre deux orientations opposées, Napoléon s’attacha à les concilier en imaginant une Italie confédérée dont le pape exercerait la présidence honoraire et Victor Emmanuel, la présidence effective : projet trop simple pour n’être point naïf. C’est dans ces conditions que se produisit l’intervention de 1859.

L’Autriche n’était certes pas prise au dépourvu. On l’avait prévenue comme par un sentiment chevaleresque exagéré. Mais à Vienne aucun préparatif n’était intervenu. Cavour au contraire avait utilisé les délais qu’on lui imposait pour perfectionner les armements de son pays. La campagne fut rapide. Entre le premier engagement à Montebello et la bataille finale livrée à Solferino, il ne s’écoula que quelques semaines. Alors, brusquement, Napoléon proposa la paix à François-Joseph et la signa à Villafranca sans souci de son allié pour lequel il obtenait seulement la cession de la Lombardie. Venise restait autrichienne. Or n’avait-il pas promis solennellement aux Italiens au début de la guerre de les rendre « libres jusqu’à l’Adriatique » ? Leur colère fut intense. Cavour affecta d’abandonner par dépit la direction des affaires publiques mais c’était pour les mieux diriger et pouvoir utiliser plus librement les insurrections qui éclataient à Florence, à Modène, à Bologne où des gouvernements provisoires s’instituaient en vue de préparer les annexions ultérieures au « royaume d’Italie ».

L’Angleterre s’empressa d’approuver le mouvement. Lord Palmerston, alors premier ministre, voyait avec satisfaction la France engagée dans une aventure où elle ne pouvait plus recueillir que des ennuis et se susciter de la méfiance et des rancunes[60]. Napoléon III se décida donc à reconnaître à son tour le nouvel état de choses dans la péninsule mais il réclama la session à la France de la Savoie et du petit comté de Nice selon les arrangements secrets pris naguère avec Cavour. Ce fut l’objet du traité de Turin (1860). Des plébiscites locaux sanctionnèrent toutes ces modifications territoriales. Restait à résoudre la question napolitaine. Garibaldi s’en chargea. Débarqué en Sicile et bientôt maître de l’île, il ne tarda pas à s’emparer de Naples. Comme il paraissait douteux qu’il y pût maintenir l’ordre, Cavour avec une audace extrême et sous le prétexte de protéger Rome fit mobiliser contre lui. Or pour atteindre les frontières napolitaines, l’armée piémontaise devait traverser la partie orientale des États de l’Église, donc affronter les troupes pontificales. De formation récente, non aguerries mais exaltées par le caractère sacré de leur mission défensive, ces troupes se composaient de volontaires catholiques de pays divers — et principalement de France accourus à l’appel du pape. Un vieux soldat d’Afrique, le général de Lamoricière les commandait. Le choc qui se produisit à Castelfidardo et fut suivi de la capitulation d’Ancone rendit la situation vraiment tragique pour la France dont les traditions séculaires et les intérêts immédiats se trouvaient aux prises sans conciliation possible. Le jeune roi de Naples, François II, réfugié à Gaète avec ses fidèles, y luttait contre toute espérance. Quelques régiments français qu’on avait toujours maintenus à Rome veillaient sur le pape. L’Angleterre malicieusement réclamait leur éloignement. Napoléon III était en butte à l’indignation des catholiques français comme à celle des libéraux italiens ; les uns et les autres l’accusaient de « trahisons » imaginaires. Mais l’unité de l’Italie était faite. Lorsque en février 1861 le premier parlement national s’assembla à Turin, il n’y manquait que les députés de Rome et de Venise. Vingt mois avaient suffi à une si prodigieuse transformation.

L’opinion française avait besoin de diversions. Précisément il y en avait à portée. En Syrie et en Chine des interventions avaient été rendues nécessaires et dans des conditions avantageuses car les intérêts nationaux y concordaient avec la défense des privilèges religieux. Au Liban se trouvaient en présence les Maronites, chrétiens protégés par la France depuis l’époque des croisades et les Druses, peuplade batailleuse, que soutenaient volontiers les consuls britanniques pour lesquels il était habituel de chercher à saper en ces régions l’influence française. À plusieurs reprises des conflits sanglants en étaient résultés. Les événements de 1860 revêtirent un caractère de particulière gravité : il y eut cent cinquante villages détruits et dix à douze mille victimes. Une flotte française débarqua des troupes qui rétablirent l’ordre mais l’Angleterre s’arrangea pour limiter l’importance de l’action et en atténuer les résultats. L’empereur se laissa faire. Il ne s’intéressait guère, à ces « pays du passé ». Il rangeait la Chine dans la même catégorie. L’expédition franco-anglaise qui y fut envoyée eût pu assurer définitivement et dignement la sécurité européenne. Mais l’entreprise fut entachée par son but inavoué (le commerce de l’opium) et par de fâcheux pillages. Une démonstration ultérieure en Corée à la suite d’un meurtre de missionnaires demeura sans profit. Si en Indo-Chine un cas similaire développa des conséquences différentes, c’est que l’opiniâtreté de quelques marins y sut utiliser des hasards favorables. L’occupation de Saïgon (1859) entraîna de la sorte la cession des trois provinces de la Basse Cochinchine (1862) à quoi s’adjoignit l’année suivante le protectorat du Cambodge dont le souverain de ce pays fut habilement conduit à solliciter lui-même l’établissement. Le gouvernement impérial n’y consentit point sans hésitation. Il avait peu de visées coloniales ; l’Algérie seule comptait pour lui. Par contre il ne lui déplaisait pas de faire flotter sur quelques plages lointaines le drapeau tricolore. À quoi l’on dut l’annexion des îles Marquises, de la Nouvelle-Calédonie, d’Obock et de quelques points du Dahomey cependant que se creusait le canal de Suez (1859-1869) et qu’au Sénégal le gouverneur Faidherbe (1854-1865) transformait à peu de frais en un pays d’avenir la vieille colonie fondée dès le xvime siècle et demeurée longtemps stagnante.

Plutôt que de porter les regards sur tous ces territoires, Napoléon III s’en fut chercher au Mexique une aventure extraordinaire et inattendue. Il s’agissait d’y édifier un empire catholique et latin ayant pour mission de disputer l’hégémonie du nouveau-monde à l’anglo-saxonisme auquel, en ce temps, l’Europe prêtait volontiers des arrières-pensées de domination confessionnelle. L’idée n’était point banale mais elle était erronée. Le catholicisme transatlantique ne risquait plus d’être malmené ; point n’était besoin de l’aller protéger. D’autre part, ceux qui avaient visité les États-Unis (Napoléon III était du nombre) devaient se rendre compte de l’impossibilité d’implanter en Amérique de nouvelles monarchies. L’empire brésilien ne s’y maintenait que par le respect témoigné aux mérites personnels du souverain et grâce au développement politique encore insuffisant des populations soumises à son sceptre. Sur le Mexique toutefois dont l’âme indigène demeurait hantée par l’image de la grandeur aztèque, on se flattait de pouvoir greffer le sentiment monarchique. En 1823 un aventurier, Iturbide, l’avait tenté à son profit et s’était fait proclamer empereur sous le nom d’Augustin Ier ; incident sans conséquences. Depuis, l’anarchie s’était perpétuée. Le pays ne savait point s’il voulait d’une administration centraliste ou d’une organisation fédérale à la manière des États-Unis ; et il passait de l’une à l’autre formule. Santa Anna qui, entre 1848 et 1858, avait exercé le pouvoir n’était qu’un ambitieux vulgaire. Benito Juarez le lui avait enlevé ; indigène d’humble extraction, de simple domestique devenu avocat puis député, chef de parti et enfin président de la république, Juarez gouvernait en despote, sans scrupules et sans mesure mais avec une énergie farouche. Ses tendances nettement anticléricales alarmaient l’Église. Les résidents étrangers — principalement anglais, français, espagnols — voyaient leurs intérêts gravement lésés ; des diplomates mêmes furent maltraités. Les trois puissances se mirent d’accord pour intervenir. La Vera-Cruz fut occupée. Mais alors Napoléon se séparant de ses alliés fit connaître son intention d’abattre au Mexique le régime républicain. Un candidat au trône était trouvé ; ce serait l’archiduc Maximilien, frère de l’empereur d’Autriche (1862). Toute une armée française traversa l’océan. Le 10 juin 1863, après de pénibles combats, elle entrait dans Mexico. Une junte complaisante consentit à proclamer Maximilien. Aussi bien Juarez par ses procédés s’était-il fait beaucoup d’ennemis. Le régime instauré par la force n’en était pas plus viable. Les années 1864, 1865, 1866 se passèrent en luttes incessantes entretenues par l’insaisissable Juarez. Maximilien n’ayant pas d’enfants avait adopté les petits fils d’Iturbide. Il ne s’illusionnait guère mais jugeait déshonorant de renoncer à la mission qu’il avait assumée. Ses partisans étaient assez nombreux mais hésitants. On sentait que, sans les baïonnettes françaises, son trône s’écroulerait rapidement. Or en France, le mécontentement grandissait. De plus, les États-Unis, sortis maintenant du cauchemar de la guerre civile, menaçaient d’intervenir et le ton de leur diplomatie réclamant l’évacuation devenait de plus en plus hautain. Au début de 1867, il fallut se résigner à abandonner Maximilien et à rappeler les troupes en France. L’infortuné monarque qui avait refusé d’abdiquer s’enferma dans Queretaro et, après un siège de deux mois, fut pris et fusillé. Napoléon III perdit dans cette affaire une grande part de son prestige personnel. L’amitié américaine pour la France devait être longue à renaître ; la confiance de l’Europe dans le bon sens français demeura ébranlée.

Pendant ce temps des événements de haute importance s’étaient produits en Allemagne. Autant les destins italiens s’étaient dessinés et déroulés de façon limpide et prompte, autant les horizons germaniques étaient restés longtemps embrumés sans qu’aucun indice permit de prévoir d’où soufflerait le vent qui dissiperait finalement les nuages amoncelés. Son instinct poussait l’Allemagne vers l’unité mais sans qu’elle y eût foi ; et d’autant moins qu’ayant cru en 1848 trouver sa voie et n’ayant rencontré que le vide, elle s’était sentie déconcertée. Le roi de Prusse, Frédéric Guillaume IV (1840-1861) qui avait alors refusé le sceptre impérial[61] était un féodal piétiste, agité et têtu. En face de lui le jeune empereur d’Autriche, François-Joseph Ier devant lequel s’ouvrait un si long règne (1848-1916) semblait bien ne « représenter que des négatives ». Étaient-ce là des chefs ? Sur quel sol bâtir d’ailleurs et en quel style ? La confédération germanique reconstituée à Vienne en 1815 comprenait trente cinq royaumes ou principautés et quatre villes libres ; la tendance dominante dans la plupart de ces États était réactionnaire ; on s’y montrait hostile aux « idées modernes » ; par là il convient d’entendre les doctrines françaises de 1789 et le pseudo-libéralisme qui en était issu. Mais un autre démocratisme naissait et se propageait sans qu’on y prit garde ; et celui-là était basé non sur des principes mais sur des intérêts et des faits. Esquissée dès 1828, l’union douanière, le Zollverein avait gagné de proche en proche en Allemagne, engendrant partout une activité féconde. La prospérité matérielle grandissait. D’autre part les sociétés de gymnastique, malgré les persécutions dont elles avaient été l’objet s’étaient multipliées et par elles, s’implantaient le goût et l’habitude de la force disciplinant l’individu pour le bien de la collectivité. C’est à peine si aujourd’hui l’on commence à concevoir rétrospectivement la portée du mouvement gymnique allemand et la part qui revient au Turnerbund dans la création de l’unité nationale. À quoi s’ajoutait l’enseignement réaliste donné dans les universités. À l’heure où disparaissaient Beethoven et Gœthe, Hegel avait commencé de professer à Berlin. Les applications de la science enthousiasmaient la jeunesse qui s’accoutumait au culte simultané de l’art et de la chimie et modelait ses aspirations futuristes sur cette alliance inattendue.

Otto de Bismarck appelé en 1862 aux affaires par le nouveau roi de Prusse, Guillaume Ier ne regardait pas si loin. Mais il était prêt à utiliser les occasions ou les instruments qui s’offraient pour atteindre son but lequel consistait à soumettre l’Allemagne à la Prusse et à faire ainsi de sa patrie l’arbitre de l’Europe. Pour quoi il fallait achever d’évincer l’Autriche. Affaiblie par ses récentes défaites en Italie, cette puissance se trouvait aux prises avec de grandes difficultés intérieures. Mosaïque de peuples qui la pressuraient pour lui arracher la reconnaissance de leur autonomie, sa résistance était vaine faute d’un point d’appui. Deak en Hongrie, Palacky en Bohême[62] incarnaient avec prestige de justes causes ; les revendications des Galiciens, des Croates venaient épauler les leurs. L’« affaire des duchés » permit à la Prusse de s’assurer à la fois la prédominance en Allemagne et la possession de Kiel et du canal de la mer du Nord. Il s’agissait du Schleswig et du Holstein qui, tout en dépendant de la couronne de Danemark n’en faisaient pas partie intégrante[63]. Danois et Allemands (ceux-ci en majorité) y vivaient en mésintelligence. Une question successorale s’y étant superposée à la mort du roi Frédéric vii (1863) l’opinion allemande habilement manœuvrée s’enflamma. Cette question avait été réglée d’avance par une convention signée à Londres en 1852 et à laquelle avaient adhéré outre la Suède et la Russie, l’Autriche et la Prusse mais non pas la Confédération germanique en tant que pouvoir distinct : d’où prétexte pour manquer aux engagements pris. Tout fut conduit du reste avec autant de célérité que d’audace. En huit jours (février 1864) soixante-dix mille hommes jetés dans les duchés rendirent la défense impossible. Christian ix qui venait de monter sur le trône de Danemark, dut sanctionner le brutal traité par lequel lui étaient enlevés la moitié de ses États et un million de sujets sur moins de trois. L’Europe prise de court et médusée avait laissé faire. Il n’était plus besoin de proclamer que « la force prime le droit » ; la preuve en était fournie[64].

Entre les deux spoliateurs du Danemark une querelle éclata. L’Autriche prétendait faire des deux duchés un État indépendant membre de la Confédération germanique ; la Prusse se les réservait. Aussi bien le conflit était-il prévu et même désiré à Berlin — tout au moins par Bismarck dont les écrits ont révélé que, dès 1856, il jugeait impossible « d’éviter la collision », l’Allemagne étant selon lui « trop étroite » pour « contenir à la fois l’Autriche et la Prusse ». Moltke de son côté a reconnu que la guerre de 1866 avait été longuement « préméditée et préparée ». Napoléon iii commit alors une lourde faute. Bismarck, venu à Biarritz, pour le sonder y reçut des encouragements à s’allier à l’Italie pour attaquer l’Autriche. L’empereur mal renseigné sur l’état des forces en présence escomptait une lutte difficile et sans résultats décisifs mais au cours de laquelle les Italiens auraient l’occasion de récupérer enfin la Vénétie. L’écrasement de l’Autriche à Sadowa (1866) fut si prompt et si complet que, d’un coup, les destins de l’Europe s’en trouvèrent modifiés. Le fameux « concert européen » allait changer de direction. Un chef d’orchestre prussien s’emparait du bâton.

Quant à l’Italie, elle obtint bien la Vénétie. Mais défaits par les Autrichiens sur terre et sur mer, les Italiens se virent contraints d’accepter Napoléon iii comme entremetteur et de lui devoir cette Vénétie dont l’Autriche faisait maintenant le sacrifice en vue de s’assurer une paix générale plus solide. Ils avaient rêvé de ne la tenir que de leur propre valeur et leur orgueil en demeura ulcéré à jamais.

En compensation des retentissants échecs éprouvés en Allemagne, au Mexique, en Italie… la politique française pouvait inscrire à son actif des succès peu remarqués mais dont l’avenir soulignerait l’importance. La péninsule des Balkans en était le théâtre. Le feu y couvait toujours. La Serbie, la Bosnie, l’Herzégovine, le Monténégro, les principautés roumaines donnaient l’impression d’un monde instable, vivant de compromis improvisés. À tous ces peuples chrétiens, opprimés mais non domptés, il faudrait bien finir par assurer des statuts qui leur donnassent avec la liberté une sécurité durable. Aucune nation n’était mieux qualifiée que la France ne l’était par son passé pour intervenir dans ce sens. Dès le congrès de Paris (1856) ses plénipotentiaires avaient élevé la voix en faveur des Roumains. Toujours séparés en deux groupes, ces derniers désiraient de plus en plus vivement l’union qui seule leur donnerait la force de compléter leur émancipation. L’Angleterre et l’Autriche appuyaient la Turquie dans sa résistance. On transigea. Il fut convenu (1858) que la Moldavie et la Valachie auraient chacune son « hospodar » et son assemblée distincte, mais avec certaines institutions communes. Les intéressés tournèrent ingénieusement la difficulté en élisant le même prince à Bukarest et à Jassy (1859). Napoléon III qui avait déployé déjà en leur faveur une grande énergie imposa au sultan la reconnaissance de la double élection d’Alexandre Couza. Deux ans plus tard, sans en demander permission, les assemblées fusionnèrent. Constantinople dut encore y consentir. L’union était dès lors virtuellement réalisée. Mais en ces régions, l’indépendance politique ne vaut guère sans l’indépendance religieuse. Il n’y avait pas d’église roumaine. Les couvents de Roumanie nombreux et riches (environ le huitième du sol, dit-on, leur appartenait) vivaient sous l’exclusive dépendance des patriarches et des moines grecs et russes. Une sécularisation était devenue nécessaire. Couza l’opéra. La Russie cette fois protesta mais le cabinet de Paris intervint encore et l’église nationale fut reconnue. D’autres progrès s’imposaient. Couza était un homme impatient. Il osa un coup d’État à la Bonaparte et, s’étant attribué le pouvoir absolu (1864) réalisa en sept mois nombre de réformes dont la plupart étaient louables mais qui ne s’accomplirent point sans léser beaucoup d’intérêts privés et susciter contre leur auteur des inimitiés violentes. Un complot le déposséda. On le força d’abdiquer. Les Roumains se cherchèrent un prince à l’étranger. On n’en trouvait pas. Des intrigues se nouaient. Napoléon III mit en avant la candidature du prince Charles de Hohenzollern son parent en même temps que le neveu du roi de Prusse[65]. Comme en Angleterre et en Russie, on faisait grise mine au candidat, celui-ci d’accord avec ses parrains partit pour la Roumanie et se mit vivement en possession du trône. Par cette série d’événements la France s’ancra solidement au cœur de la nation roumaine. Bukarest, déjà portée à une intimité intellectuelle avec Paris, sentit se resserrer les liens qui unissaient les deux capitales.

En Serbie, Alexandre Karageorgevitch qu’une insurrection avait en 1842 porté au pouvoir s’était vite rendu impopulaire par sa docilité envers les Habsbourg et le sultan. Aussi en 1858 les Obrénovitch avaient-ils été restaurés. Leur chef Michel eut un règne prospère mais trop court (1860-1868) ; un assassinat y mit fin dans lequel il semble que la dynastie rivale ne soit pas sans responsabilité. Son neveu Milan lui succéda. En Europe on commençait à parler de la Serbie comme d’un « Piémont oriental ». L’état serbe ne groupait encore qu’un million de nationaux mais il possédait une armée de cent cinquante mille combattants à l’aide de laquelle Michel avait compté assurer la prochaine émancipation de la Bosnie encore sous le joug. Des garnisons turques continuaient pourtant d’occuper certaines forteresses, notamment la citadelle de Belgrade ; il en résultait de sanglantes échauffourées. La France et la Russie généralement d’accord dans leur politique pro-serbe finirent par imposer à la Turquie, malgré l’Angleterre, le retrait de ses soldats.

Au Monténégro, le pouvoir princier, comme nous l’avons vu, avait longtemps revêtu un caractère semi-ecclésiastique ; il avait été sécularisé en 1851 à l’avènement du prince Danilo et lorsque, plus tard, les Turcs avaient menacé à nouveau l’indépendance monténégrine, une flotte française s’était interposée.

Pour compléter ces interventions balkaniques et établir solidement l’influence française sur les États de la péninsule, il eût fallu ne pas négliger les Hellènes. Le cabinet de Paris ne s’en avisa pas. Les hommes politiques étaient pour la plupart fort ignorants du monde balkanique. Un des ministres de l’empereur appréciant sa sage politique roumaine la qualifiait de « joujou impérial ». La Grèce, de plus, avait cessé d’être populaire en France. Les facéties d’un journaliste, Ed. About exerçaient sur l’opinion une action singulièrement disproportionnée avec la valeur de l’écrivain. On se gaussait des crises gouvernementales : onze en trois ans ; on n’attendait pas plus du roi Georges élu en 1863 que de son prédécesseur le roi Othon. À y regarder de près cependant la question grecque était simple. De même que pour assurer l’avenir roumain, il fallait réaliser l’union des deux principautés, l’avenir hellène exigeait avant tout la réunion de la Crète à la mère-patrie. Selon le mot du prince de Saxe-Cobourg, l’État grec sans la Crète, restait « estropié ». Or les Crétois, jamais résignés, se soulevaient périodiquement. L’Europe les laissait écraser. En 1866 leur effort fut héroïque : quarante mille turcs n’en purent venir à bout. L’Angleterre violemment hostile réussit à paralyser la bonne volonté des autres puissances. La France n’intervint pour finir que très mollement. La Turquie demeura maîtresse de l’île infortunée ; le siècle devait s’achever avant que la liberté lui fut donnée.

En 1867, tandis que l’Exposition universelle attirait à Paris des foules émerveillées, l’affaire du Luxembourg surgit inopinément. Le grand-duché avait cessé de faire partie de la Confédération germanique dissoute après Sadowa et il était demeuré en dehors du nouveau groupement institué sous la direction de la Prusse ; du moins politiquement car économiquement, sa situation n’avait pas changé ; il restait dans le Zollverein. Une garnison prussienne, par une fâcheuse anomalie, continuait aussi d’occuper Luxembourg. Le roi des Pays-bas en sa qualité de grand-duc fut saisi secrètement par Napoléon III d’une proposition de cession à la France. L’empereur espérait par cette acquisition fortifier la frontière française de l’est et en même temps réaliser une sorte de compensation des agrandissements récents de la Prusse. Rien ne s’opposait à une amicale tractation entre la France et la Hollande. L’aventure de 1830 et ses suites n’avaient point laissé de souvenirs amers. Toute l’Europe était d’accord pour considérer qu’en soumettant en 1815 les provinces belges à la domination hollandaise les congressistes de Vienne avaient commis une sottise, sottise fort aggravée par la façon dont le roi Guillaume Ier de Hollande s’était comporté envers les sujets auxquels on imposait son joug. Dès lors la révolution bruxelloise de 1830 apparaissait parfaitement légitime et puisque Guillaume s’était obstiné à vouloir employer la force, l’intervention armée de la France en faveur de l’indépendance de la Belgique n’avait été qu’un acte d’ordre public européen. Aussi bien depuis lors les deux pays avaient progressé en paix, la Hollande sous les gouvernements de Guillaume II (1840-1849) et de Guillaume III ; la Belgique sous ceux de Léopold Ier (1831-1865) et de Léopold II. Le sort du petit pays luxembourgeois qu’une simple union personnelle passagère (les lois de succession n’étant pas les mêmes) rattachait à la Hollande n’intéressait donc que de façon très indirecte les monarchies voisines sauf toutefois la Prusse au cas où elle méditerait d’attaquer la France. Méfiant, le gouvernement hollandais crut devoir consulter — toujours secrètement — le cabinet de Berlin. M. de Bismarck ayant intérêt à ce que l’affaire s’ébruitât, la chose advint aussitôt. De même que dans l’affaire du Schlesvig, l’opinion publique allemande habilement travaillée s’enflamma. M. de Bismarck s’entendait à merveille à ces manœuvres. Le gouvernement français dut battre en retraite en affectant l’innocence et la surprise mais à partir de ce moment on sut en Europe qu’un conflit entre la France et la Prusse pouvait surgir d’un moment à l’autre et que cette dernière puissance n’en redoutait pas l’éventualité.

Le dernier pays que Napoléon III rencontra sur son chemin fut l’Espagne. Fatale à son oncle, elle l’allait être à lui-même. Cependant — bien qu’ayant épousé une espagnole — il ne s’était guère occupé des affaires de la péninsule. Affaires peu reluisantes. L’Espagne traversait une période stérile et agitée dont elle était principalement redevable au long règne de Ferdinand VII (1813-1833). Rétrograde en politique et ennemi de toute culture[66] ce prince n’avait laissé qu’une fille encore enfant, l’infante Isabelle en faveur de laquelle il avait supprimé la loi salique (d’ailleurs d’importation française) lésant ainsi les droits de son frère Don Carlos. Les partisans de ce dernier avaient aussitôt pris les armes ajoutant la guerre civile aux maux dont souffrait l’Espagne. En fait la lutte s’établit surtout entre la centralisation castillane et les fueros ou privilèges provinciaux dont les « carlistes » se proclamaient défenseurs. Isabelle II prématurément émancipée et mariée à un de ses cousins ne sut ni diriger les affaires publiques ni se laisser diriger avec suite. Tantôt le pouvoir se trouvait aux mains de généraux dont quelques uns ne manquaient ni d’intelligence ni d’allant, tantôt il passait à des coteries cléricales, composées de fourbes et d’intrigants. L’incohérence et l’obscurantisme se succédaient de la sorte sans qu’un effort durable fut tenté pour rétablir la situation financière obérée, développer la production ou l’instruction. Une seule page marquante : la campagne vigoureuse menée en 1859 contre les tribus marocaines qui menaçaient sans cesse les « presides » espagnoles[67].

La révolution de 1868 débarrassa l’Espagne de ce régime. La reine Isabelle réfugiée en France dut abdiquer. De longs désordres suivirent. Un gouvernement provisoire, présidé par le maréchal Serrano, pourvut à la vacance du pouvoir. On se mit en quête d’un souverain. Isabelle avait un fils qui devait devenir Alphonse XII (1874-1885) mais pour le moment l’opinion populaire s’en prenant aux Bourbons exigeait leur déchéance collective. On se tourna du côté du Portugal dont les liens avec le Brésil étaient depuis 1822 définitivement rompus. Là aussi il y avait eu des conflits dynastiques, des guerres civiles, un cléricalisme outrancier provoquant des réactions violentes, une stagnation intellectuelle, des abus financiers. Néanmoins le dernier roi Pedro V (1853-1861) et son frère Louis Ier qui lui avait succédé eussent été des monarques acceptables. Mais le vieil antagoniste hispano-portugais survivait Alors surgit la candidature du prince Léopold de Hohenzollern, frère de celui que Napoléon III avait contribué à placer sur le trône roumain. L’opinion française prit ombrage. Le gouvernement impérial au lieu de se prononcer avec calme et netteté laissa approcher l’orage[68]. Il est probable que le comte de Bismarck qui était résolu à la guerre n’avait pas suscité cet incident avec l’intention d’y aboutir aussi vite. Mais par sessions la Prusse était prête et il savait que la France ne l’était pas. Le terrain lui parut bon. L’empire français était en complète effervescence. Napoléon III après avoir, par concessions successives et non sans sagesse, modifié la constitution dans un sens libéral venait d’établir en fait la monarchie parlementaire. Un plébiscite général avait approuvé ces réformes. L’opposition républicaine ne désarmait pas mais le premier ministre Émile Ollivier et ses collaborateurs auguraient bien de la mission qui leur était confiée. Par malheur les rouages militaires s’étaient détendus. Le public les croyait au point ; ils en étaient loin. Ni l’armement ni le commandement ni les effectifs n’avaient été portés au niveau de ce qu’exigeaient les progrès réalisés en Allemagne. Oubliant Sadowa les Français se croyaient toujours au temps de Solférino. Mais tel était encore leur prestige guerrier que leurs adversaires se gardèrent de toute attaque brusquée malgré l’avance dont ils bénéficiaient. Les hostilités s’engagèrent très lentement laissant à la diplomatie des délais que le cabinet de Paris ne sut point utiliser. L’impéritie des chefs fit le reste. On ne s’entendit pas. Ordres et contre-ordres se croisèrent. On arriva ainsi au désastre de Sedan (2 septembre 1870). Après de sanglants combats l’empereur fut fait prisonnier avec son armée. La guerre ne cessa pas pour cela mais l’empire disparut. Le 4 septembre la république fut proclamée sans résistance et les députés de Paris constitués en « gouvernement de la défense nationale » entreprirent de poursuivre héroïquement une lutte inégale contre l’envahisseur.

Ainsi disparut Napoléon III de la scène politique[69]. Ni l’Europe ni la France ne le regrettèrent. Il avait lassé tout le monde par l’espèce de fièvre en laquelle on avait vécu à cause de lui. « L’empire, c’est la paix », avait-il proclamé dix-huit ans plus tôt dans un discours inaugural. Et ç’avaient été sinon la guerre, du moins la surprise, l’aventure, la secousse à jet continu. L’horreur de la catastrophe finale d’ailleurs revêtait tout le règne de ténèbres, soulevant la réprobation générale. Mais aujourd’hui il est permis de prendre une plus juste vue des choses et, sans que disparaissent les petitesses de l’homme ni que s’atténuent les maladresses de son gouvernement, on est amené à reconnaître que le plus grand nombre des initiatives françaises de ce temps ont été consacrées depuis par l’adhésion des peuples ; et l’on est bien forcé d’admirer par exemple la persévérance à l’aide de laquelle Napoléon III réussit à enrichir ses sujets malgré eux en substituant le régime des traités de commerce à un protectionnisme vieilli ou bien la constance avec laquelle il soutint le grand ministre Victor Duruy qu’il avait choisi en dépit de ses opinions républicaines pour rénover la pédagogie. Premier des chefs d’État modernistes, de ces intendants couronnés, de ces animateurs de la chose publique dont le type allait se répandre, il contribua plus que tout autre à orienter l’Europe dans la voie de l’activisme, c’est-à-dire du progrès matériel basé sur l’invention et l’application scientifiques, les échanges intensifs, le perfectionnement indéfini de l’outillage. Et parce que cet activisme, faute d’avoir été doublé en temps voulu par une réfection morale et sociale équivalente, a conduit le vieux monde à de douloureux déboires, il ne s’ensuit pas que doivent être méconnus ceux qui lui avaient ouvert à cet égard des perspectives opportunes et fécondes.


LA FORMATION DES ÉTATS-UNIS

De tous les drapeaux nationaux qui flottent dans le monde, celui des États-Unis est sans doute le plus ingénieusement symbolique car il résume l’histoire de la nation. Les étoiles indiquent le nombre des États actuellement groupés dans la confédération tandis que les bandes blanches et rouges figurent les colonies d’origine.

Dès la fin du xviime siècle, échelonnés du nord au sud, le long de l’Atlantique, ces colonies vivaient d’une vie certaine bien que précaire encore et disparate. C’étaient d’abord le Massachusetts de fondation puritaine, englobant les modestes pêcheries du Maine et du New-Hampshire ; puis Rhode-Island et le Connecticut, deux sécessions ecclésiastiques du Massachusetts. Venaient ensuite : le territoire de New-York et, sur l’autre rive de l’Hudson, le New-Jersey, pays d’élevage mis en valeur par des Écossais presbytériens ; le Delaware, colonie suédoise ; la Pennsylvanie, asile ouvert par William Penn aux adeptes persécutés de la secte des quakers ; le Maryland fondé par lord Baltimore pour servir de refuge aux catholiques anglais ; enfin la Virginie où prospéraient les premières plantations de tabac et la Caroline dont nous avons déjà noté l’origine française. Un peu plus tard devait s’ajouter à cette liste une treizième colonie, la Géorgie où des protestants dissidents d’Allemagne chercheraient un abri contre l’intolérance européenne.

L’intolérance américaine était-elle moindre ? On s’est trop accoutumé à croire les États-Unis issus d’une aspiration libérale. En réalité les puritains de la « nouvelle Angleterre » furent des fanatiques et beaucoup d’entre eux eurent une mentalité d’inquisiteurs[70]. Ils cherchaient la rénovation morale. La passion était en eux de créer l’État chrétien modèle selon la conception étroite qu’ils avaient du christianisme. Pour y atteindre, ils étaient résolus à user de toutes les rigueurs. Mais il leur fallut en même temps s’implanter, sur ce sol inculte où les menaçaient la violence des intempéries et la cruauté des indigènes. Ils durent pour y parvenir déployer une opiniâtreté et une endurance rares. Et, comme pour les tremper encore plus rudement en vue de leurs grandioses destins, la guerre éclata derrière eux ; une guerre qui devait durer bien près de quatre-vingts ans (1690-1765) et d’où ils sortiraient formés en une nation vouée presque malgré elle à vivre libre et unifiée.

Une nuit d’hiver de l’année 1690, la petite bourgade de Shenectady située au nord d’Albany dans l’État actuel de New-York fut attaquée par des Français du Canada qu’assistait un parti de peaux-rouges. Les demeures incendiées, les habitants massacrés, l’agresseur se retira inconscient des conséquences mondiales qu’allait avoir son exploit. Au Canada cette initiative parut légitimée par l’état de guerre existant depuis l’année précédente entre la France et l’Angleterre mais du côté des victimes l’on ne s’était attendu à rien de pareil et l’on en jugea autrement. L’émoi fut intense. Les autorités du Massachusetts convoquèrent un congrès intercolonial qui s’assembla à New-York le 1er mai. Il fut décidé de former un corps spécial pour défendre Albany et en même temps de diriger une double expédition de représailles contre Québec et contre Port-royal en Acadie. Ainsi fut fait. Québec résista mais Port-royal tomba au pouvoir de ces conquérants improvisés.

À première vue, il semblait bien y avoir disproportion de forces entre les adversaires. Sans doute les Français d’Amérique n’étaient guère plus de douze mille : trappeurs, missionnaires, aventuriers, officiers, soldats derrière eux la métropole indifférente n’encourageait point l’émigration. Là était leur faiblesse. Mais par ailleurs ils détenaient les positions les plus fortes. Sur les pas des Jésuites qui écrivaient à travers ces solitudes une belle page de leur histoire, on avait exploré les grands lacs et descendu le Mississippi. Une série de postes et de fortins commençaient à dessiner l’arc de cercle redoutable qui, allant du Saint-Laurent au golfe du Mexique, assurerait à la France la possession de terres fertiles traversées par le plus beau réseau fluvial. Quant à l’Espagne, installée en Floride et à Cuba, elle entretenait des visées sur la Caroline et pouvait de ce chef être incitée à apporter aux Français un utile renfort : ce qui ne tarda pas à se produire en effet.

Que représentaient en regard, les ressources des coloniaux de langue anglaise auxquels on peut dès alors donner ce nom car parmi une si grande diversité de races, de conditions, d’aspirations, un seul principe d’unité tendait à s’affirmer. On parlait maintenant l’anglais sur la côte depuis la frontière canadienne jusqu’à celle de Floride. Répartis sur ce territoire vivaient environ trois cent mille émigrés ou fils d’émigrés européens dont un peu plus d’un sixième dans la Nouvelle Angleterre — et un peu moins en Virginie — formaient probablement les deux groupes les plus homogènes. New-York, bourgade de cinq à six mille habitants, déjà remuée par l’instinct des affaires malgré que les vaches circulassent encore dans les rues — et Philadelphie, riante et paisible, étaient les centres importants. Point de vie commerciale car les communications d’une colonie à l’autre n’existaient guère et le protectionnisme de la mère-patrie s’appliquait d’ailleurs à restreindre tout négoce[71]. Point de vie intellectuelle car en dehors de la religion il n’était guère de sujets sur quoi discourir. Mais presque partout, sauf en Virginie, fonctionnaient des institutions municipales, cellules inconscientes de la république future : le town meeting, l’école la milice. Ainsi se formait un civisme égalitaire dont il n’existait encore d’exemplaire sur aucun point du globe[72]. Les débats au sujet de l’administration de la commune manquaient bien d’envergure et l’enseignement donné à l’école était encore rudimentaire. La milice au contraire, sans cesse tenue en haleine par les escarmouches avec les indigènes, avait progressé rapidement. Tout citoyen de seize à soixante ans en faisait partie. De la sorte purent se former avec une sûreté et une célérité remarquables des armées qui, non contentes d’opposer à l’adversaire une résistance efficace, passèrent à des offensives énergiques. La principale, en 1744, fut dirigée contre Louisbourg, la forteresse réputée imprenable que les Français avaient élevée dans l’île du cap Breton. Des contingents de presque toutes les colonies y prirent part sous le commandement d’un riche marchand, officier de la milice qui se montra capable d’alterner de façon opportune la hardiesse et la prudence. Louisbourg capitula. Les Anglais s’en attribuèrent l’honneur bien que n’y ayant eu presqu’aucune part. Leurs officiers s’entendaient fort mal à cette guerre conduite en dehors des règles admises. Ils se moquaient des coloniaux et, les critiquant sans cesse, s’irritaient de leurs succès. En 1755 il advint que le général anglais Braddock, s’étant jeté dans une embuscade près du fort Duquesne[73], ce fut Washington qui, à la tête des Virginiens, assura et couvrit la retraite. Presqu’en même temps l’américain Lyman et ses hommes regagnèrent à Crown Point une bataille à demi perdue par le général Johnson.

Ni la prise de Québec (1759) ni celle de Montréal ne mirent fin aux hostilités que les indigènes prolongèrent bien après que le traité de Paris (1763) eût consacré la défaite française et la cession de tout le Canada à l’Angleterre. Dans l’ensemble, la lutte entamée en 1690 coûtait aux coloniaux trente mille hommes et quatre-vingt millions de francs, sommes dont la mère-patrie ne remboursa pas même le tiers ; mais leur objectif était atteint car dès le début, ils s’étaient accoutumés à l’idée d’un duel à mort entre eux et les Français, duel qui ne comporterait point d’accommodement quelconque.

Il y avait désormais un peuple américain ayant le sentiment de sa force et éveillé à la notion fédéraliste. Pour conduire un pareil effort guerrier, il avait bien fallu s’assembler et délibérer en commun. Au congrès d’Albany dès 1754, divers plans d’union avaient été discutés dont l’un présenté par Franklin. Mais l’hostilité absolue de l’opinion anglaise à toute initiative de ce genre en arrêtait l’essor. Car les Américains demeuraient loyalistes à un degré extraordinaire. Les injustices, les mauvais traitements, les tracasseries de l’Angleterre avaient beau se multiplier et s’aggraver sans cesse, ils ne se détachaient point d’elle. Ce fut elle-même qui apporta à les jeter dans la rébellion un zèle infatigable. Tant que l’intérêt matériel seul fut en jeu, leur patience ne se démentit pas. Du jour où l’on porta atteinte à leurs libertés essentielles, ils se dressèrent d’un élan spontané. Le domicile privé livré aux perquisitions sous prétexte de réprimer la contrebande, des impôts établis sans le consentement préalable des mandataires du contribuable, c’étaient là des violations de principes sacrés propres à déchaîner une résistance vigoureuse. L’assemblée de Virginie en donna le signal. Elle s’étendit promptement à toutes les colonies. Les produits anglais furent mis en interdit, les marchés dénoncés. L’initiative privée, par des prodiges d’ingéniosité et d’activité, improvisa les industries nécessaires. En même temps un congrès réuni à New-York rédigeait une « Déclaration des droits des colonies » qu’accompagna une adresse d’attachement au roi Georges III. À Londres l’aveuglement persistait. Plusieurs années passèrent encore sans que la situation se détendit. Enfin le 19 avril 1775, jour mémorable, les troupes par lesquelles l’Angleterre avait commis l’imprudence de faire occuper Boston entrèrent en collision à Lexington avec un bataillon américain. Elles furent repoussées. Dès lors la séparation était faite. Le 10 mai, le congrès de Philadelphie décréta la levée générale et appela George Washington au commandement suprême.

Cette nouvelle guerre dura six ans (1775-1781). Les Anglais affectant de tenir leurs adversaires pour des insurgés et non des belligérants s’en prévalurent pour leur refuser les garanties habituelles du droit des gens. Ils les traitèrent de façon barbare. Mais ils avaient à faire à forte partie[74]. De toutes les difficultés rencontrées par les Américains, l’absence de crédit était la pire. La monnaie émise par eux baissant indéfiniment, le coût de la vie haussa en proportion. Un jour vint où une paire de chaussures valut quatre cents dollars. C’est en quoi l’intervention française leur fut le plus efficace. Au début, l’élan de Lafayette et de ses compagnons leur avait apporté un appui moral et technique mais l’alliance officielle du roi de France pouvait seule inspirer à l’Europe confiance en leur avenir. Sans aide ils fussent sortis vainqueurs mais ruinés d’une lutte épuisante. La participation des troupes françaises à la capitulation de Yorktown hâta la paix. C’était là un bienfait précieux car, ce grand pays une fois émancipé, il fallait maintenant l’organiser ; la chose ne serait point aisée.

On dut s’y reprendre à deux fois. La première constitution rédigée par des députés sans autorité n’aboutit qu’à une prompte anarchie. Chacune des colonies devenues États se montrait jalouse de son indépendance. La victoire assurée, les hommes de premier plan qui s’étaient associés pour l’obtenir avaient reporté leurs regards sur leurs États respectifs et s’étaient désintéressés du gouvernement fédéral lequel, pourtant, avait seul façade sur le monde. Maintes questions d’ordre général ne tardèrent pas à surgir dont l’étude et la solution ne pouvaient incomber qu’au pouvoir central. Celui que l’on avait établi manquait à la fois de vouloir et de moyens ; il était comme amorphe. La crise s’aggravant, l’urgence apparut d’y porter remède. Sur la proposition de la Virginie une nouvelle assemblée constituante fut convoquée. Après sept mois d’épineux débats, elle vota le 17 décembre 1787 le texte constitutionnel qui depuis lors a régi l’Union américaine. Il fallut encore un an pour que ce texte fut approuvé par les parlements de chaque État. Il ne le fut qu’à grand peine et par de faibles majorités. Au début de 1789 on put enfin procéder à l’élection présidentielle. Le vote unanime des députés se porta sur George Washington. Si profonde que soit la vénération dont aujourd’hui encore ce nom est entouré par eux, il n’est pas certain que les Américains aient suffisamment réalisé ce qu’ils doivent à celui qui orienta leur marche et fonda leur prestige. L’opinion universelle en tous cas n’a jamais pleinement saisi l’extraordinaire beauté de cette figure incarnant, à l’orée des temps nouveaux, l’équilibre parfait auquel peut aspirer et atteindre l’homme moderne par simple adaptation aux circonstances complexes qui l’entourent, d’une conscience pure et droite.

De 1789 à 1829 les États-Unis vécurent tournés vers l’Europe et suivant avec une surprise inquiète le développement de ses destins agités. Les premiers successeurs de Washington, parmi lesquels furent Jefferson, Madison et Monroe appartenaient comme lui-même à une aristocratie lettrée. Ils ne pensaient point que le nouveau monde put se passer de l’esprit et de la culture du vieux monde ni songer à s’isoler de lui. Or une série d’événements se produisaient d’où cet isolement découlerait de façon fatale. Entre 1792 et 1802 trois nouveaux États, le Kentucky, le Tennessee et l’Ohio avaient été fondés. C’étaient des États continentaux, sans accès à l’océan, découpés dans ce vaste « nord-ouest » dont les gens de l’est n’avaient parlé jusqu’alors qu’avec une sorte de dédain mêlé d’effroi. Au même moment la Louisiane avait été vendue aux États-Unis par Bonaparte (1803). Se l’étant fait restituer par l’Espagne[75] et ne jugeant pas pouvoir la conserver utilement, il voulait éviter avant tout qu’elle ne tombât aux mains des Anglais. À noter que la constitution américaine ne prévoyait pas les agrandissements territoriaux. Jefferson, alors président hésita puis signa le marché. Qu’était la Louisiane ? Personne ne savait au juste ; simple province sise aux bouches du Mississippi ou bien territoire immense atteignant les Montagnes rocheuses ?… La génération nouvelle se prononçait pour cette seconde hypothèse. Aux États récemment créés d’autres s’adjoignaient : l’Indiana, le Mississippi, l’Illinois, l’Alabama. Là se développait un idéal purement américain, nourri par la perspective d’agrandissements indéfinis. Une démocratie à la fois belliqueuse et égalitaire, dédaigneuse de l’Europe, aimant le risque et parlant haut s’approchait du pouvoir. Lorsqu’elle s’en empara par l’élection à la présidence d’Andrew Jackson (1829)[76] elle faisait déjà depuis longtemps sentir son action. C’est cette démocratie impérialiste qui avait poussé à une seconde guerre contre l’Angleterre[77] et cherché à provoquer l’annexion du Canada ; c’est elle qui suscita la république du Texas et, dix ans plus tard, son absorption par l’Union ; elle enfin qui déclancha le conflit armé avec le Mexique. La prise de Mexico par les soldats américains (1847) la ravit d’aise et le traité de Guadalupe Hidalgo signé l’année suivante combla ses vœux. Ce traité — un des plus considérables de l’histoire quant aux stipulations territoriales qu’il renfermait — cédait aux États-Unis la Californie, le Nouveau Mexique, l’Arizona et la région où se formèrent par la suite les États de Colorado, d’Utah et de Nevada[78].

Tout cela ne pouvait s’accomplir sans qu’il en résultât des commotions nerveuses, un ébranlement moral, une sorte de surexcitation collective. C’est en effet ce qui se produisit. L’âme américaine grisée par une si prodigieuse extension des possibilités nationales était demeurée par ailleurs éprise de l’idée ancestrale de rénovation religieuse. En ce domaine aussi elle se jugeait appelée à renouveler la face du monde. Les revivals, ces « cyclones mystiques » qui groupaient pendant une semaine au milieu des forêts des millions d’auditeurs venus de loin pour entendre l’éloquence virulente de quelque apôtre réputé, entretinrent l’agitation. Dans ces meetings, de véritables actes de folie se perpétraient et l’hystérie s’y donnait libre cours. D’autre part de nombreuses sectes prirent naissance dont les unes annonçaient la prochaine réapparition du Christ (en Amérique cette fois) et les autres proclamaient le célibat obligatoire ou s’efforçaient d’organiser le communisme. Dans les assemblées politiques, chez les étudiants, dominait de même la passion des harangues enflammées. Le spiritisme s’en mêlait. Le jeu, l’ivrognerie, la brutalité régnaient dans l’ouest. De toutes parts le désordre gagnait dans les mœurs et dans les idées.

Cependant la crise dont la menace pesait sur les États-Unis, éclata. Le germe en était lointain. Il datait du jour où un vaisseau hollandais, l’an 1619, avait débarqué sur la côte de Virginie une vingtaine d’esclaves noirs. Les planteurs se les étaient partagés et en avaient fait venir d’autres. Avec l’extension des cultures cotonnières le chancre avait grandi ; sur une population globale d’environ dix millions et demi[79], il y avait en 1830 deux millions d’esclaves. Leur présence dans les États du sud y avait développé une civilisation contraire aux intérêts généraux comme aux principes essentiels de l’ensemble de la nation. Ni l’esprit ni les mœurs de l’opulente aristocratie territoriale qui dominait en ces régions n’étaient compatibles avec le progrès américain tel qu’A. de Tocqueville, voyageant alors en Amérique, allait en saisir et en fixer dans son admirable ouvrage le caractère novateur. Chacun, à mesure pourtant que le péril s’affirmait plus pressant, semblait redouter davantage de l’évoquer. L’« institution particulière » (ainsi désignait-on l’esclavage par un euphémisme timoré) bénéficiait de la sorte d’une manière d’équilibre sous lequel on cherchait à dissimuler la cassure chaque jour plus nette entre l’opinion du nord et celle du sud ; celle-ci plus nombreuse, celle-là plus unie, l’une hésitante, l’autre volontaire, troublées toutes deux par la perspective d’un conflit prochain.

La Caroline du sud en donna le signal. Elle avait continué de revendiquer le droit de « nullification » c’est-à-dire le privilège pour chaque État de repousser en ce qui le concernait un acte du gouvernement fédéral jugé contraire à ses propres intérêts. La Caroline du sud se retira de l’Union (déc. 1860) suivie peu après par les États de Mississippi, de Floride, d’Alabama, de Géorgie, de Louisiane, de Texas auxquels se joignirent encore ceux de Virginie, de Kentucky, de Tennessee et de Missouri. Au même moment Abraham Lincoln récemment élu prenait possession de la présidence (1861).

Rude et pauvre bûcheron, né dans une cabane de l’Illinois, s’étant instruit lui-même, devenu avocat puis député, le second « père de la patrie » différait du premier à tous les égards sauf en ce qu’il possédait la même pureté de conscience et la même aspiration à servir la justice et le droit. La situation en face de laquelle il se trouva eût ébranlé une âme moins bien trempée. Une confédération rivale avait surgi avec son drapeau, son président, son armée. Les États séparatistes n’avaient point eu de peine à la constituer car ils possédaient le personnel dirigeant. La Virginie en particulier leur pouvait fournir une élite de chefs militaires et d’administrateurs civils. En regard de ce bloc « sudiste » bien ordonné, la foule « nordiste » paraissait inorganique[80]. Mais Lincoln veillait. Sa foi chrétienne en une cause juste le soutenait. Repoussant tout compromis, il lança un appel aux armes. Il demandait soixante quinze mille volontaires ; trois cent mille s’offrirent. La guerre qui commençait devait être longue, meurtrière et coûteuse. Elle dura d’avril 1861 à avril 1865, anéantit ou estropia un million d’hommes et se solda par environ quatorze milliards de francs de dépenses, somme considérable pour l’époque. Mais les États-Unis y trouvèrent le salut et la démocratie, la victoire. De belles figures de combattants surgirent, Lee, Sherman, Grant. Au dessus d’eux tous se tenait Lincoln. Le poignard assassin qui le cherchait depuis le début l’atteignit alors que, réélu, il se préparait à panser les blessures des vaincus. Mais son esprit survécut. Toute une génération en demeura comme imprégnée. Le monde vit avec surprise la lutte se terminer sans représailles inutiles. Les victimes de l’holocauste furent honorées avec un respect égal et la nation purifiée par leur sacrifice reprit sa route vers un destin unifié.

Les difficultés, bien entendu, abondèrent. Il fallait réajuster chaque pièce de l’énorme machine gouvernementale et faire face aux problèmes suscités par l’incessant accroissement de la population. En dix ans (1870-1880) l’augmentation allait être de onze millions. Cinquante millions d’habitants dont six et demi de noirs et déjà plus de cent mille asiatiques dont les trois quarts en Californie — bientôt quarante États dont dix-neuf dépassant le million — vingt villes de plus de cent mille âmes, tout cela composait un bilan grandiose mais troublant. Les possibilités économiques, heureusement, croissaient en proportion et aussi les audaces de l’esprit d’entreprise. La pose des premiers câbles transatlantiques, la construction de chemins de fer transcontinentaux reliant New-York et la Nouvelle-Orléans à San Francisco ouvrirent une ère d’intense activité. Les trois grandes expositions de Philadelphie, de Chicago et de St-Louis associèrent toutes les nations à la célébration des principaux anniversaires américains. La richesse publique et privée dessina une courbe ascendante qu’on n’eût pas cru possible. Cette montée s’accompagna d’un effort immense en faveur du progrès intellectuel. Bibliothèques, universités, fondations de tout genre se multiplièrent. Les nouveaux enrichis apportaient à les doter une inlassable générosité, témoignant en outre d’un sentiment solidariste qui sembla un moment devoir suffire à l’apaisement des haines sociales.

Une puissance pourvue de pareils moyens d’action pouvait-elle continuer à suivre une politique d’isolement par rapport au reste de l’univers ? Washington, à cet égard, avait par ses instructions testamentaires rendu ses concitoyens méfiants. La majorité de ceux-ci persistaient à penser qu’envers l’étranger une complète indifférence gouvernementale resterait compatible avec l’extension indéfinie des relations d’affaires. Mais d’une part la famille anglo-saxonne ne se bornait plus à l’aïeule au joug de laquelle on s’était soustrait jadis ; il y avait les autres communautés, l’Australie surtout, avec lesquelles il était naturel que l’on cultivât les liens de parenté. D’autre part, depuis le fameux message rédigé en 1823 par le président Monroe[81] les États-Unis se sentaient investis de la mission sacrée de veiller sur l’indépendance des autres républiques américaines. Par ce double canal s’introduisit l’obligation d’une politique extérieure ; et lorsque la guerre de 1898 eut arraché Cuba à l’Espagne et parachevé de la sorte l’émancipation de ses anciennes colonies, il devint malaisé au vainqueur de repousser les conséquences de sa victoire et de se tenir en dehors des litiges mondiaux. Le citoyen l’eût-il voulu du reste que son journal l’en eût empêché. Dès 1870 sur trente huit millions d’habitants la presse américaine comptait près de vingt et un millions d’abonnés auxquels elle distribuait un milliard et demi d’exemplaires : chiffres extraordinaires… et combien dépassés depuis ! C’était là un phénomène inédit. Disposant de ressources presque illimitées, surexcitée par une concurrence jamais assouvie, cette presse traita la planète comme son domaine ne voulant pas que rien s’y passât sans qu’elle en fût la première et la mieux informée.

En cette matière comme en bien d’autres l’Europe se mit peu à peu à l’école de l’Amérique et les Américains en furent flattés. Sourdement leur ancien idéal de rénovation universelle recommença de les travailler. Le moment n’était-il pas venu d’apporter au vieux monde avec les preuves tangibles de la supériorité transatlantique, les bienfaits d’une américanisation définitive. Beaucoup de mobiles divers ont sans doute convergé vers la participation des États-Unis au grand conflit de 1914 mais les plus agissants ont été des mobiles d’ordre sentimental. C’est mal connaître les fils de cette nation que d’ignorer la force de leur sentimentalisme. Avant de se lancer en une pareille aventure, ils réfléchirent certes et supputèrent ; mais ce fut l’idéalisme et non l’intérêt qui finalement en décida. Et ils entrèrent en campagne, pénétrés d’une immense espérance.

La déception éprouvée n’en a été que plus profonde : déception à constater que, somme toute, on ne se comprenait pas et que les deux continents resteraient séparés par un océan immatériel moins aisé à franchir que l’océan véritable — déception aussi à sentir quelque peu ébranlée la foi en la perfection des institutions américaines. Mise à l’épreuve de la coopération internationale, la constitution, objet d’un culte dogmatique, a révélé certaines imperfections ; l’unité nationale a trahi, de son côté, quelques fissures… faits inquiétants dont il ne faut pourtant ni s’exagérer l’ampleur immédiate ni redouter les répercussions trop prochaines.


LES RÉPUBLIQUES SUD-AMÉRICAINES

L’administration érigée par l’Espagne au nouveau monde avait revêtu dès le principe — c’est-à-dire dès la seconde moitié du xvime siècle — les caractères qui devaient la distinguer durant plus de deux cents ans. Elle était simple, somptueuse et point impratique. À Lima, entouré de tout l’appareil de la souveraineté, résidait le vice-roi[82]. Sous ses ordres, des « capitaines-généraux » administraient d’immenses régions réparties en districts. Dans chaque district résidait un fonctionnaire royal qui portait le titre de « protecteur des Indiens »[83] et surveillait les groupements formés par ceux-ci et à la tête desquels étaient restés des caciques le plus souvent héréditaires.

Malheureusement l’Espagne n’était pas assez riche pour mener à bien la tâche entreprise par ses fils. Au début on les avait laissés libres de trafiquer puis sous Charles-Quint, le système du monopole s’était implanté. Non seulement les produits du nouveau monde durent passer par l’Espagne pour s’écouler en Europe mais l’Espagne prétendit suffire aux demandes croissantes de ses colonies. En 1555 il y eut à Séville seize mille métiers en activité et cent trente mille ouvriers au travail. Cela ne dura guère. Sous Philippe III le nombre des métiers était tombé à quatre cents et comme on se cramponnait au mauvais principe du monopole, il fallait acheter à la France, à l’Angleterre, aux Pays-bas, à l’Italie ce qu’on voulait revendre aux Américains.

L’échec de pareilles tentatives rendit plus âpre la poursuite des richesses directement extraites du sol du nouveau monde. Aux mines exploitées par les Incas et dont l’exploitation avait été continuée s’ajoutaient celles récemment découvertes. Dans ces mines qui travaillerait ? L’indigène pas plus que l’espagnol n’aimait le travail manuel. On voulut le contraindre. Il y périt. On commença d’introduire des esclaves noirs importés d’Afrique sans pour cela renoncer à employer de force la main d’œuvre locale. Cet état de choses empira de deux façons. D’abord par la surabondance du personnel ecclésiastique. Les indigènes étaient aisés à convertir : il n’y aurait pas eu besoin de beaucoup de convertisseurs ; il en vint indéfiniment. En 1644 six mille ecclésiastiques sans bénéfices formaient une sorte de prolétariat clérical. En 1649 on comptait trente huit archevêques et évêques et huit cent quarante couvents pourvus de grandes richesses. Le bas clergé dépravé, oppresseur des indigènes échappait au haut clergé généralement respectable mais intolérant et assoupi tout à la fois. Une seconde source de déchéance provenait de l’aristocratie ploutocrate qui s’était rapidement formée. Malgré ses efforts pour drainer à elle les ressources de son vaste domaine transatlantique, l’Espagne n’y parvenait que de façon relative. La plus grande partie de la richesse demeurait accumulée en Amérique entre les mains de privilégiés peu nombreux lesquels n’avaient aucun intérêt à voir augmenter la production autour d’eux si d’autres qu’eux-mêmes en devaient bénéficier. Aussi encourageaient-ils le maintien d’un protectionnisme outrancier qui empêchait l’enrichissement des classes moyennes sans atteindre les possesseurs de vastes domaines.

Les choses s’étaient passées un peu différemment dans l’Amérique portugaise. Les « capitaineries » instituées dès 1504 au Brésil ne constituaient point des délégations régulières du pouvoir métropolitain. C’étaient plutôt des sortes de fiefs seigneuriaux qui furent par la suite repris ou rachetés les uns après les autres. Ce régime avait tout de suite engendré l’anarchie. Le roi de Portugal Jean III, pour y mettre fin, envoya un gouverneur général qui amena à sa suite les Jésuites. Ceux-ci commencèrent aussitôt leur œuvre d’évangélisation que n’interrompit point le passage momentané et d’ailleurs assez théorique du Brésil sous la domination espagnole (1580-1640). Ce fut principalement dans la région de Sao Paulo que cet apostolat s’exerça et tout au profit des indigènes. La colère des colons en fut extrême. Les « paulistes » — ces aventuriers téméraires fils de blancs et de femmes indigènes qui organisaient de véritables battues annuelles pour s’emparer des jeunes gens, les réduire en esclavage et les vendre prirent les armes afin de chasser les adversaires inattendus de leur criminel commerce[84].

Dès la fin du xviiime siècle dans ces domaines seize fois grands comme elle que l’Espagne possédait au nouveau monde, on sentait se manifester une certaine effervescence. En 1780 une révolte avait été fomentée par le fils d’un cacique élevé à Cuzco où il s’était familiarisé avec la culture européenne. Mais celui-ci ayant refusé d’associer les créoles à son initiative, le mouvement n’avait pas eu de suites. Lorsque la révolution française s’affirma, les nouvelles venues de Paris semèrent l’agitation. La France était populaire. Établie à Cayenne dès 1700, ses vaisseaux avaient commencé de bonne heure à paraître dans les eaux de l’océan Pacifique ; une série de missions scientifiques l’avaient en outre mise en vedette[85]. La Déclaration des droits de l’homme fut imprimée en secret à Bogota. Ce qui, plus que la rigueur despotique des autorités, retarda la rébellion, ce furent la difficulté des communications intercoloniales et l’absence de chefs déterminés. L’Espagne jouissait d’ailleurs d’un prestige séculaire. Mais lorsque sa vieille dynastie eut été renversée au profit d’un Bonaparte, les fonctionnaires furent comme frappés de stupeur. Un ébranlement profond se produisit. Tandis que le curé Hidalgo soulevait le Mexique, des insurrections éclatèrent à La Paz et à Quito (1809). Elles furent réprimées. La junte municipale de Caracas s’étant peu après saisie du pouvoir, la révolution reprit à Quito et gagna toute la Nouvelle-Grenade. À Buenos-Ayres une assemblée de notables fut convoquée ; le Chili s’insurgea (1810). Alors se dessina la noble et vaillante — mais parfois un peu déconcertante — figure de Simon Bolivar. Né à Caracas en 1783, il avait été élevé à Madrid par les soins de son oncle le marquis de Palacios. La douleur d’un veuvage prématuré et de fructueux voyages en Europe et aux États-Unis avaient mûri rapidement l’âme du jeune gentilhomme qui semblait promis à une existence facile. On dit qu’à Rome, sur le Mont-sacré, il avait fait le serment de se vouer à l’émancipation de sa patrie. Le serment fut tenu avec une persévérance admirable car, au début, les échecs furent multiples. La désunion des créoles, l’indifférence des indigènes, la difficulté de combiner les coups entre groupements séparés par d’énormes distances, tout conspirait contre l’effort autonomiste. Lima demeurait le centre de la résistance monarchique. La restauration de Ferdinand VII sur le trône métropolitain découragea le parti de l’indépendance. Le Mexique était retombé sous le joug. Il ne resta bientôt plus de libre que la province de Buenos-Ayres ; des divisions intestines y faisaient le jeu des royalistes (1814).

Mais Bolivar demeurait ferme. Avec la tolérance anglaise, il organisa à la Jamaïque une expédition qui pénétra par l’Orénoque. D’Angostura, son quartier général, Bolivar tint la campagne avec une sombre énergie. Les llaneros, ces bouviers de la pampa, cavaliers incomparables et combattants farouches d’abord enrôlés par les royalistes, leur avaient maintenant faussé compagnie et se rangeaient sous les drapeaux du « libérateur ». Alors, tandis que le congrès de Tucuman proclamait l’indépendance des « provinces-unies du rio de la Plata », deux hauts faits furent accomplis que nul manuel d’histoire n’a le droit de passer sous silence. En janvier 1817, avec une audace magnifique, le général San Martin parti de Mendoza à la tête de quelques trois mille cinq cents hommes, franchit les Andes par le col d’Uspalata (haut de quatre mille mètres), descendit vers le Pacifique et ayant défait les royalistes, entra à Santiago et assura l’indépendance du Chili. Dix-huit mois plus tard, Bolivar après avoir consolidé sa situation, se dirigea à son tour à marches forcées d’Angostura vers la Nouvelle-Grenade et, ayant accompli en pleine saison des pluies la traversée terrible des montagnes, s’empara de Bogota.

Il fallait maintenant conquérir le Pérou. À Lima les soldats du vice-roi résistaient. Ils espéraient des renforts d’Espagne. Mais les vingt mille hommes réunis par Ferdinand VII s’étant mutinés marchèrent sur Madrid au lieu de s’embarquer pour l’Amérique (1820). San Martin aidé par l’amiral anglais Cochrane passé au service du Chili s’empara enfin de Lima (1821). Cette même année Bolivar réoccupa Caracas et Carthagène. Le Vénézuela et la Nouvelle-Grenade avaient été unis sous le nom de république de Colombie. Le nouveau gouvernement fut aussitôt reconnu par les États-Unis et signa des traités avec le Chili, le Pérou, le Mexique et la Plata. Et ce fut la fin. Le 6 décembre 1824 les dernières troupes espagnoles furent mises en déroute dans la plaine d’Ayacucho entre Cuzco et Lima. L’Espagne trouvait son Waterloo en ces lieux où, trois siècles plus tôt, s’était abattu sous ses coups l’empire des Incas.

Pendant cette période comme pendant la précédente, l’Amérique portugaise avait eu des destins différents de ceux de l’Amérique espagnole. La maison de Bragance, fuyant devant l’ouragan napoléonien avait débarqué au Brésil en 1808 et, de ce fait, le Brésil était devenu une monarchie indépendante. Il avait bien fallu se décider alors à supprimer les entraves de tout genre qui empêchaient le pays de se développer matériellement et intellectuellement, ouvrir les ports, permettre les défrichements, les industries, les spéculations. Jamais ne fut plus apparente la vertu créatrice de la liberté. En dix ans la population s’accrut d’un tiers et les revenus doublèrent. Le roi Jean VI étendit même sa domination sur Montevideo dont il s’empara. Mais la révolution qui, en 1820, éclata à Lisbonne et à Oporto — contre-coup de celle d’Espagne — le rappela en Europe. Les Brésiliens ne le regrettèrent pas. Il leur laissait pour régent son fils don Pedro ; celui-ci, comprenant que la couronne du Brésil valait mieux que celle de Portugal et qu’entre les deux il faudrait choisir, prit la tête du parti de l’indépendance. L’Assemblée constituante qu’il avait convoquée le proclama empereur du Brésil le 12 octobre 1822.

Depuis 1819 Bolivar était le chef de la république de Colombie. Le Pérou en 1824 l’avait nommé dictateur et il gouvernait également les régions du Haut-Pérou érigées en république de Bolivie. Cela lui constituait un domaine immense qu’il cherchait encore à agrandir et à unifier. Dans sa pensée un régime unitaire et absolutiste était nécessaire pour préparer toutes ces régions à la pratique de la liberté politique. Au nord l’ancienne « capitainerie-générale » de Guatémala formait maintenant la « république des provinces unies de l’Amérique centrale » : c’étaient le Guatémala, Costa-Rica, le Nicaragua, le Honduras et le San-Salvador. Le long du Pacifique le Chili s’organisait. Sur la côte de l’Atlantique il y avait les Guyanes (dernières possessions des puissances européennes) le vaste empire brésilien, enfin la république de la Plata avec, entre eux, l’Uruguay objet de convoitises réciproques. Le Paraguay au centre, se murait dans un isolement volontaire. Au moment où éclata la lutte pour l’indépendance, la population totale n’était que de six millions à peine : douze cent mille en Colombie, autant au Pérou, neuf cent mille au Vénézuela, à peu près autant au Chili et à la Plata… sur l’ensemble, un septième d’espagnols, trois septièmes d’indigènes, trois septièmes de créoles et de races mélangées ; les créoles « vifs, turbulents, brouillons », les indigènes « mornes et apathiques ». Ni les uns ni les autres n’avaient encore appris à aimer le travail manuel. L’instruction était plus que retardée. L’esclavage, du moins pour les enfants à naître, n’existait plus guère qu’au Brésil.

Bolivar convoqua à Panama un congrès qui devait cimenter l’unité. L’entreprise échoua piteusement. Ni le Chili ni l’Argentine ni le Brésil n’y voulurent participer. Puis le Pérou échappa au dictateur et ensuite la Bolivie. Le Vénézuela enfin se sépara de la Colombie et Quito devint la capitale d’un nouvel État, la république de l’Équateur. Bolivar avait eu le tort de risquer la violence et l’illégalité pour retenir l’autorité qui lui échappait. La fin de sa carrière risquait ainsi de ternir l’éclat de l’épopée initiale. Il mourut en 1830 ne s’étant point résigné à l’avortement de ses plans politiques.

Partout sévissait intense la querelle entre unitaires et fédéralistes. Au cours d’une longue crise de croissance des États sud-américains, les deux principes ne cessèrent de s’alterner. Toutefois il devint peu à peu visible que le fédéralisme aurait la victoire définitive ; le continent était voué à cette forme de gouvernement dont le rudiment exista chez les plus avancées des tribus indigènes de l’Amérique du nord et à laquelle l’adhésion des États-Unis apporta de bonne heure une force irrésistible. En 1889 les « États-Unis du Brésil » en se substituant à l’empire de Don Pedro II devaient marquer l’achèvement de l’évolution. À la Plata la question s’était compliquée du fait qu’une des provinces, celle de Buenos-Ayres, était trop développée et trop forte par rapport aux autres et qu’ainsi on arrivait malaisément à la faire s’encastrer dans une organisation fédérale. Vers le milieu du xixme siècle, Buenos-Ayres vécut plusieurs années pratiquement séparé du reste de l’Argentine et, quarante ans plus tard, la lutte de « la capitale contre les provinces » faillit se ranimer.

La paix ne s’établit pas plus aisément que la liberté. Que de guerres en moins de soixante-dix ans ! L’Équateur commença par disputer à la Colombie des territoires dont la situation favorisait grandement le commerce dans le Pacifique ; l’assaillant échoua. En 1827 la guerre sévit entre le Brésil et la Plata pour la possession de l’Uruguay : lutte qui, du moins, se termina de façon raisonnable puisque les deux gouvernements s’accordèrent pour renoncer enfin à leurs ambitions inconciliables et reconnaître l’indépendance de l’Uruguay. Puis vinrent les guerres suscitées par le dictateur argentin Rosas. Non content d’attaquer ses voisins, celui-ci bravait les puissances européennes ; plusieurs fois on vit les flottes française et anglaise bloquer les côtes du pays. Ce despote finit par ameuter contre lui le Brésil, le Paraguay et l’Uruguay. Une armée « libératrice » livra bataille à ses troupes qui furent vaincues (1852). À l’ouest, en 1863, Équatoriens et Colombiens en vinrent de nouveau aux mains ; les seconds prenaient les armes pour abattre, disaient-ils, le régime théocratique auquel Garcia Moreno avait soumis les premiers mais avec la secrète ambition de rétablir sur les trois provinces dont se composait la république de l’Équateur la domination colombienne qui avait existé jadis.

L’Espagne avait fini par reconnaître certains des États américains issus d’elle, mais elle l’avait fait de mauvaise grâce ; et de même qu’en 1812, l’Angleterre était revenue à la charge contre les États-Unis, en 1864 les Espagnols tentèrent de reprendre pied sur la côte du Pacifique. Leur agression contre le Pérou ne suscita pas seulement un blâme presque unanime en Europe, elle souda ensemble les républiques menacées ; le Chili, plus fort se jeta vigoureusement dans la lutte. L’Espagne dut céder.

Survint alors la déplorable guerre du Paraguay (1864-1870). De 1814 à 1840 Francia, despote voltairien, qui avait essayé en la laïcisant de reprendre en ce pays l’œuvre des Jésuites, s’était maintenu par la crainte qu’il inspirait et par les sombres barrières, dans lesquelles il tenait ses concitoyens captifs, privés de toutes communications avec le dehors. Mais les deux Lopez, le père et le fils qui « régnaient » depuis la mort de Francia, avaient d’abord entr’ouvert puis ouvert tout à fait le Paraguay au commerce et au progrès. Le premier Lopez après vingt et un ans de gouvernement (1841-1862) laissait la république en état de prospérité. Son fils commençait à développer cette prospérité quand les querelles de frontières qui se multipliaient entre le Paraguay et ses puissants voisins tendirent à l’extrême une situation depuis longtemps menaçante. Lopez eut le tort d’entamer les hostilités les jugeant fatales. Le Brésil et l’Argentine auxquels se joignit l’Uruguay, apportèrent tout leur effort dans cette lutte de six années pendant lesquelles le président et le peuple du Paraguay firent preuve d’une indomptable énergie et qui se termina par la mort de Lopez sur le champ de bataille et par la prise d’Assomption. De un million trois cent trente sept mille habitants la population de ce malheureux pays avait décru en 1873 jusqu’au chiffre de deux cent vingt et un mille.

Une autre grande guerre a ensanglanté de 1879 à 1884 des régions différentes. Les gisements de salpêtre dont le Chili convoitait la pleine possession et dont il partageait les revenus douaniers avec la Bolivie excitaient par ailleurs les convoitises du Pérou alors en pleine crise financière. La Bolivie, conseillée par le Pérou dénonça la convention qui la liait au Chili au sujet des territoires mitoyens. Le Chili ne redoutant point la bataille, la provoqua. Dès le début des hostilités ses troupes occupèrent le littoral bolivien tandis que ses navires dominaient sur mer. Puis en juin 1880 le Pérou méridional fut envahi. Malgré cela la paix ne se rétablit pas ; même après la prise de Lima les vaincus furent lents à accepter les conséquences de leur défaite. Un traité la consacra enfin : la Bolivie perdait l’accès à la mer et le Pérou cédait des districts riches en salpêtre et en guano.

Chose étrange, une guerre civile en résulta chez le peuple vainqueur. Nous n’avons jusqu’ici parlé que des conflits internationaux. Est-il besoin de rappeler qu’entre citoyens du même État on s’est aussi battu et souvent avec acharnement. Au Vénézuela et dans l’Uruguay les « blancs » et les « gens de couleur » se sont entretués. En Colombie, en Argentine, on en est venu aux mains pour des oppositions d’idées ou de personnes. La série des pronunciamientos péruviens et boliviens est indéfinie

Quand et comment ce régime a pris fin, on serait en peine de le dire. Cela s’est accompli peu à peu. Des présidents ont achevé tranquillement leur mandat et la transmission des pouvoirs s’est opérée sans trouble et sans qu’on ait souvent pris soin de noter ce changement dans les mœurs publiques. Des différends qui jadis eussent provoqué la guerre, comme celui du Chili et de l’Argentine en Patagonie, se sont réglés par des ententes. Dans les esprits comme sur le sol la culture s’est étendue, féconde et pacifiante. Un jour est venu où le vieux monde a constaté surpris la présence, en face de lui, de collectivités pleines de sève, auréolées d’avenir, sorties triomphantes des crises de la formation virile et prêtes désormais à collaborer avec lui au progrès universel.

L’EMPIRE BRITANNIQUE

Ce sera l’impérissable honneur de la reine Victoria que son nom demeure attaché à l’édification d’un système politique original et grandiose — l’empire britannique — en même temps qu’à un essai prolongé de redressement moral. Que cette dernière tentative paraisse avoir finalement échoué ne doit pas rendre injuste envers les artisans d’un noble effort. À vrai dire, l’Angleterre du début du xixme siècle avait singulièrement besoin qu’on la régénérât. Maintenue et comme galvanisée par la lutte acharnée qu’elle avait fournie contre Napoléon Ier, elle y avait acquis des énergies appréciables mais qu’animait un matérialisme égoïste et étroit. La lutte terminée, il avait semblé que la nation ne connut plus de directives, n’eût plus de mandat à exercer, rien que des appétits individuels à satisfaire. La royauté, le parlement, l’Église, les classes possédantes se montraient également déchues. L’amoralisme commençait de se manifester dès le collège ; la vie publique et la vie privée en étaient imprégnées. Aucun remède apparent. Depuis l’émancipation américaine, nul ne croyait à l’avenir colonial ; celui de la mère-patrie elle-même n’inspirait qu’une confiance mitigée. À peine si, au milieu de la corruption ambiante se dressaient çà et là quelques isolés pour qui le bien public n’était pas un vain mot et que leur force de caractère incitait à résister à l’abaissement général. Ceux-là ne pouvaient oublier qu’un William Pitt[86] leur avait, à travers les plus tragiques péripéties, donné un magnifique exemple de persévérance et de sang-froid.

À la reine Anne avaient succédé en 1714 des princes allemands pour qui la grande monarchie insulaire dont ils étaient les héritiers contestables[87] n’était bonne qu’à entretenir ou à renforcer la petite monarchie continentale à laquelle ils demeuraient attachés. Lorsque l’Électeur de Hanovre avait débarqué en Angleterre pour y prendre possession du trône, il avait amené toute sa cour germanique y compris ses deux maîtresses que le peuple, les appréciant d’après leurs silhouettes avait aussitôt baptisées « éléphant » et « mât de cocagne ». Rien ne l’avait intéressé en Angleterre sinon d’y prélever des fonds et d’y recruter des troupes que put utiliser sa politique hanovrienne. À Georges Ier (1714-1727) avait succédé Georges II (1727-1760) sous le règne duquel les mêmes errements s’étaient reproduits. Georges III (1760-1820) avait continué la funeste série : moins médiocre sans doute que ses prédécesseurs, dominé d’ailleurs par les événements extérieurs (la révolte américaine puis la révolution française) mais sectaire, mesquin, tatillon, infatué de ses droits et de sa majesté. Une triste dynastie en vérité ! Cependant beaucoup d’Anglais lui savaient gré de les avoir sauvés du « papisme » et pensaient avec Thackeray que ces mauvais Georges valaient encore mieux que le roi Stuart qui leur fut arrivé « avec le grand cordon de France et une dizaine de Jésuites derrière lui ». La France et le Saint-siège, ogre à deux têtes dont ils n’arrivaient pas à secouer la hantise même après l’impiété des révolutionnaires français et la mise en tutelle du clergé par Bonaparte. L’anglicanisme notamment s’alimentait de la haine pontificale qui lui tenait lieu de raison d’être car les disputes dogmatiques ne passionnaient plus personne et les fidèles qui suivaient le culte y pouvaient maintenant somnoler impunément.

« L’argent est ici souverainement estimé ; l’honneur et la vertu, peu » avait écrit Montesquieu revenant d’Angleterre. Après une brève éclaircie au temps de William Pitt les choses, sous ce rapport, avaient encore empiré. Le parlement de 1814 se trouvait aux mains de propriétaires-fonciers sans scrupules, n’hésitant point à affamer le peuple pour mieux vendre leur blé. Aussi la misère était-elle affreuse. Elle provoquait des émeutes locales et partielles férocement réprimées ; car dans une pareille société, il n’y avait point de place pour la pitié. Les fabriques étaient « des abîmes de souffrance et de cruauté » où les enfants s’étiolaient dans le dur esclavage d’un travail excessif et prématuré. Sur cette vaste « ménagerie des passions » l’alcool régnait incontesté. Les uns mourant de faim et les autres trop nourris s’accordaient à l’honorer. Depuis « les gros squires bouffis par le porto et le bœuf et accoutumés vers la fin du repas à brailler loyalement pour l’Église et pour le roi » (Taine), jusqu’à ces déséquilibrés sentimentaux « prêts le matin à pleurer et le soir à rouler sous la table », tout le monde se grisait. Le jeu et la débauche marchaient de pair. L’ignorance était assez générale et le besoin d’y échapper ne se faisait guère sentir. Parmi tant de nuées amoncelées se glissaient pourtant quelques rayons d’aurore ; et tandis qu’avec Walter Scott, Byron et Shelley une littérature plus saine, plus idéaliste se substituait à la crudité d’un réalisme populacier, Canning entreprenait avec l’esprit pratique et l’absence d’emphase qui allaient marquer l’ère nouvelle, la série des réformes libératrices. Tout était à réformer : logements ouvriers : il y avait des villes industrielles dont une partie des habitants vivaient entassés dans des sous-sols sordides — régime électoral et municipal : la vénalité décidait des scrutins ; des agglomérations de quarante mille âmes étaient aux mains de quelques familles qui y détenaient le pouvoir par une sorte d’hérédité incontestée — instruction publique : l’école existait à peine en maintes communes et l’État n’avait pas même le droit d’inspection — assistance : elle fonctionnait de façon à encourager la paresse et à perpétuer le paupérisme. Il y avait encore l’Irlande où l’éloquence d’O’Connell entreprenait de grouper les catholiques en vue de les soustraire à la tyrannie qui pesait sur eux[88] et aussi la question de l’esclavage dans les colonies contre le principe duquel la conscience publique commençait tout de même à se rebeller.

Sur ces entrefaites mourut Guillaume IV. Il avait remplacé en 1830 son frère Georges IV (1820-1830). L’héritière était leur nièce, la princesse Victoria, qui venait d’atteindre ses dix-huit ans. En vertu du privilège masculin la couronne de Hanovre ne lui revenait point[89] ; ainsi se rompait le lien malheureux qui depuis cent vingt-trois ans tenait unis le Hanovre et l’Angleterre. Un règne s’inaugurait à Londres qui en allait durer soixante-trois (1837-1901) et dédommagerait largement le peuple anglais de la patience avec laquelle il avait supporté une lignée jusqu’alors si peu digne du pouvoir.

Vers le même temps se passaient au loin des faits importants auxquels la métropole n’accordait qu’une distraite attention. Le Canada, l’Australie, l’Afrique du sud — assises de l’empire futur — commençaient d’émerger dans la brume du matin. On ne les connaissait pas encore sous de tels noms. « Cape colony » et « New south Wales » étaient les termes employés pour désigner les communautés embryonnaires qui avaient pris naissance dans l’hémisphère austral. Quant au mot Canada, il ne s’appliquait plus qu’à une portion des territoires qui avaient constitué la Nouvelle-France et dont l’Angleterre avait, après 1763, opéré le démembrement administratif. Les « canadiens », c’étaient à proprement parler, les habitants de la province de Québec, français de race et catholiques — considérés par conséquent comme doublement ennemis du britannisme. Au début on avait escompté à Londres leur élimination rapide, aucune émigration française ne venant plus les renforcer. Mais ils s’étaient révélés si prolifiques et, d’autre part, si résistants à conserver leur langue et leur religion qu’il avait fallu composer avec eux. La métropole incitée d’ailleurs à la prudence par l’émancipation des États-Unis leur avait, dès 1791, concédé quelque autonomie. L’application toutefois en demeurait subordonnée au bon plaisir des gouverneurs, parfois intelligents et bienveillants, plus souvent sectaires et persécuteurs. Même après que le loyalisme des Canadiens se fut manifesté lors de la guerre de 1812[90], l’Angleterre leur demeura hostile : l’animosité de race persistait. Une insurrection finit par éclater en 1837 ; dans les rangs canadiens l’idée gagna dès lors du terrain d’une annexion possible de la province de Québec à la république des États-Unis.

Si l’Australie échappait au danger des disputes ethniques et confessionnelles, d’autres problèmes l’agitaient. Grande comme les trois quarts de l’Europe, mais en majeure partie désertique et inutilisable, peuplée d’un demi million de noirs à peu près réfractaires à toute culture, elle n’était guère faite pour attirer les colons. Cependant quelques uns s’y hasardèrent les dernières années du xviiime siècle et y introduisirent des moutons sud-africains dont l’élevage prospéra aussitôt. Dix ans plutôt un premier convoi de forçats avait atterri sur l’emplacement de Sydney. L’Angleterre ne pouvant plus déporter ses condamnés dans l’Amérique du nord se proposait de les diriger désormais sur l’Australie et son annexe la Tasmanie. Mais les moutons l’emportèrent. En 1839 ils dépassaient le million et leurs éleveurs, les « squatters » commençaient à parler haut, réclamant un sol libre et une administration autonome. Il fallut supprimer la déportation (1840) et bientôt accorder des institutions représentatives. La première assemblée de la Nouvelle-Galles du sud se réunit à Sydney en 1842.

À la pointe méridionale de l’Afrique, la Compagnie néerlandaise des Indes orientales avait créé vers le milieu du xviime siècle une relâche pour ses bateaux. Des Hollandais y étaient venus s’établir bientôt rejoints par des huguenots français. C’étaient là les ancêtres des « Boers ». Lorsque, cent cinquante ans plus tard, au cours des guerres napoléoniennes, le gouvernement britannique avait fait occuper le Cap, il s’y trouvait de nombreux habitants d’origine européenne avec lesquels ses premiers représentants entrèrent vite en conflit. Les dirigeants de la Compagnie néerlandaise avaient déjà, par leur tyrannie, provoqué plusieurs révoltes ; les Anglais n’agirent pas avec plus de douceur ni leurs missionnaires avec moins de maladresse. Les « Boers » commencèrent de monter vers le nord (1825). Ces paysans vigoureux et simplistes tenaient moins à leurs terres qu’à une complète indépendance. Ils voulaient vivre répartis sur de grands espaces où, dit-on, chacun d’eux appréciait que, de sa maison de ferme « on ne put apercevoir la fumée du voisin ». Après 1835 ce fut le grand exode ; mille charriots passèrent le fleuve Orange puis, plus tard, le Vaal affluent de l’Orange. Cette invasion s’étendit jusqu’au Limpopo. Mais les communautés conservatrices et terriennes qui s’organisèrent là ne pouvaient jouir que d’une sécurité transitoire ; tôt ou tard la colonisation anglaise rejoindrait leurs frontières.

Pour administrer et conduire le vaste empire qui, par la force des choses, se constituait ainsi sous son égide et sans qu’elle y apportât ni élan ni orgueil — tant elle se fiait peu à sa durée — de quels hommes disposait l’Angleterre ? Il semble que les collaborateurs de la reine Victoria, quelle qu’ait été la diversité de leurs caractères, puissent être répartis en deux équipes portant les noms des chefs d’école dont l’esprit et les méthodes les pénétrèrent : Palmerston et Gladstone. Esprit et méthodes à ce point contradictoires qu’à vouloir rapprocher ces deux hommes, on risque de paraître naïf en soulignant leurs contrastes et paradoxal en leur découvrant quelque similitude. Ils eurent pourtant une conviction commune. Tous deux crurent à la qualité individuelle du citoyen britannique, à sa valeur en tant que ferment mondial ; mais Palmerston, réaliste et moins scrupuleux, conclut de là à l’obligation pour la nation d’épouser les querelles lointaines de ses fils et de les faire siennes, qu’elles fussent bonnes ou mauvaises. C’était là une doctrine expansionniste assez nouvelle. Le citoyen romain avait tiré son prestige du reflet triomphal dont Rome le revêtait. La gloire de Rome, sans doute, était le produit des efforts de ses fils. L’antiquité n’ignorait pas cette solidarité puisqu’elle en avait donné la formule : civium vires, civitatis vis : les forces des citoyens font la force de la cité. Mais Rome alors fixait les regards et s’imposait à tous. Quel rapport y avait-il entre sa situation dominatrice et celle de l’Angleterre de 1840 avec ses destins incertains, sa médiocre dynastie, ses difficultés intérieures, ses tares et la rivalité de puissances continentales récemment illustrées par leurs exploits comme la France ou fortifiées comme la Prusse par leurs agrandissements territoriaux ?

Les Anglais n’en ignoraient rien ; ils sentaient leur faiblesse collective mais beaucoup d’entre eux ne s’en croyaient pas moins supérieurs comme échantillons d’humanité au reste de l’univers. Et parce que cette conviction ne pouvait reposer encore que sur des présomptions mentales et non sur des preuves tangibles, elle se traduisit chez Palmerston par une sorte de crispation de la volonté, de rage interne qui lui firent détester tout ce qui n’était pas anglais, repousser tout ce qui n’était pas utile aux Anglais, chercher à détruire tout ce qui risquait de les gêner. Au service de cette passion, il apporta son intelligence, sa culture et son ironie hautaine de grand seigneur. Ministre des affaires étrangères, il forgea à son image une diplomatie qui s’employa à créer partout des malentendus, à fomenter des querelles. Dans chaque cour le représentant de l’Angleterre s’appliqua à brouiller les cartes, à nouer des intrigues. « Impérieux, soupçonneux, cassant », on le vit « grossir sans mesure tous les incidents secondaires ». Dans les annales diplomatique, la conduite des agents britanniques à Turin, à Madrid, à Lisbonne, à Paris, à Constantinople, à Athènes… représente un véritable record d’incorrection et d’agitation. Metternich put accuser lord Palmerston de s’être mis « à la tête de tous les mouvements qui tendent à bouleverser l’Europe ». Plusieurs anglais, Robert Peel en tête, ne lui avaient pas fait de moindres reproches. Le pire qu’il ait encouru se trouve formulé dans un mémorandum rédigé en 1847 par le prince-consort pour détourner le gouvernement de renouveler en Italie des fautes ayant valu à l’Angleterre « la haine de tous et la conviction générale qu’elle répandait le désordre pour des motifs intéressés ». Sous la plume discrète, sage et pondérée du mari de la reine, de pareils termes longtemps tenus secrets ont une singulière portée.

Si ces procédés avaient duré aussi longtemps que la longue vie politique de lord Palmerston qui ne mourut qu’en 1865, à quatre-vingts ans passés, ils eussent sans doute nui de façon durable au bon renom du pays. Au contraire l’Angleterre en tira bénéfice. On prit l’habitude en Europe de ménager son irritabilité et de lui marquer des égards particuliers. Lorsque Gladstone eut fait prédominer sa « manière », le contraste n’en fut que plus apprécié au dehors mais sans que cessât pour cela le traitement de faveur dont le « Foreign office » et l’opinion britannique jouissaient de la part de la plupart des chancelleries continentales. Il resta d’ailleurs chez plus d’un homme d’État anglais une tendance à imiter lord Palmerston en gestes et en paroles et à recourir au système des sursauts et des saccades pour surprendre son adversaire ou dérouter ses rivaux.

L’ère gladstonienne n’eut pas le « grand old man » pour seul artisan. Il en fut en quelque sorte le symbole politique appuyé par des éléments rénovateurs d’ordre moral, pédagogique et religieux.

Trois ans après son avènement la jeune reine Victoria avait épousé le prince Albert de Saxe-Cobourg qui au cours d’une union sans nuages, lui donna neuf enfants et lui apporta sans jamais se départir de la discrétion que nécessitait une situation délicate entre toutes, l’aide la plus précieuse pour remplir ses devoirs de souveraine constitutionnelle. S’étant attribué le « département du bien public » c’est-à-dire les œuvres de charité et de progrès, le prince-consort y rendit de grands services mais le plus grand fut sans contredit le cachet de simplicité et de transparence qu’en plein accord avec la reine, il conféra à leur vie familiale, constituant ainsi entre la nation et les souverains une sorte d’intimité affectueuse qui n’avait jamais existé nulle part à un pareil degré. À ce spectacle, toutes les aspirations morales qui sommeillaient sous la corruption récente s’avivèrent et, peu à peu, s’assemblèrent en un faisceau bienfaisant. Le peuple s’accoutuma à cette nouveauté au point peut-être de la sous-apprécier et de trouver tout simple que la reine, affligée par un veuvage prématuré (1862) ait continué de donner l’exemple des vertus domestiques et de l’attachement au devoir jusqu’au seuil de l’extrême vieillesse. Mais l’histoire en établissant la psychologie du règne saura relever les traces quotidiennes d’une influence personnelle indéniable exercée par Victoria sur les affaires publiques comme sur les mœurs privées.

Un mouvement d’émancipation et de purification religieuse vint étayer cette action. Depuis longtemps l’Église anglicane avait perdu toute vigueur et tout idéal. Elle n’était plus guère, aux mains des classes privilégiées, qu’un instrument commode d’ingérence et de domination. Mais, à côté d’elle, il y avait d’une part le méthodisme wesleyen[91] très développé parmi les travailleurs manuels qu’il aidait à supporter leurs misères et, de l’autre, la phalange restreinte mais compacte des catholiques dont une persécution persistante entretenait la cohésion et avivait l’ardeur. Entre les deux se groupèrent de jeunes clergymen épris à la fois de la belle austérité morale des ancêtres puritains et de cet éclat cultuel catholique dont manquaient si complètement les offices anglicans devenus de plus en plus secs et vulgaires. Telle fut l’origine du « ritualisme ». L’erreur pour beaucoup fut d’y voir un acheminement obligatoire vers la rentrée au giron romain. Au début d’assez nombreuses conversions entretinrent les catholiques dans l’illusion à cet égard tandis qu’elles provoquaient de la part de l’orthodoxie protestante — ou plutôt des intérêts matériels auxquels celle-ci servait de paravent — des hostilités maladroites. Le ritualisme en sortit fortifié. Dès lors il se répandit et se fixa. Il avait pour lui le Common prayer book dont le texte comporte une liturgie abondante ; surtout il répondait aux besoins d’une nation dont on était mal venu à penser qu’aimant le faste des cérémonies civiles les plus désuètes, elle put se contenter longtemps d’une religion sans gestes et sans décor. Pour obtenir satisfaction sur ce point, l’opinion anglaise ne se trouvait nullement obligée de renoncer, en se ralliant au Vatican, à l’insularisme ecclésiastique. D’autres communautés chrétiennes avaient déjà su réaliser l’autonomie des Églises nationales sans rompre l’unité des formes. C’est pourquoi il était probable que si un rapprochement ultérieur venait à se dessiner, ce serait plutôt au profit de l’Église orthodoxe grecque. La chose s’est avérée au début du xxme siècle et pour n’être pas codifiée, l’entente entre l’Église anglicane, l’Église épiscopalienne (qui en est la réplique américaine) et l’Église grecque n’en est pas moins vivace aujourd’hui.

Un troisième élément rénovateur — le moins aperçu bien que de beaucoup le plus conséquent — transforma le collège anglais et par là fit prédominer d’abord dans les colonies et ensuite dans le monde entier un principe nouveau en matière d’éducation. Si les historiens négligent d’attribuer à ce facteur une part suffisante dans leurs investigations, c’est que les doctrines pédagogiques d’une époque se trouvent rarement résumées en préceptes précis. Ainsi en allait-il au temps dont nous parlons. Sur le continent prédominait la tendance à envisager l’éducation comme une chirurgie destinée à éliminer violemment les mauvais germes. Cette tendance postérieure au moyen-âge s’était plutôt accentuée récemment par réaction pratique contre les suggestions de Jean Jacques Rousseau. En Angleterre on tenait pour la non-intervention par crainte d’émasculer les énergies en les voulant ordonner ; on s’en remettait pour cela aux rudes contacts de la vie scolaire qui participait pleinement de la grossièreté ambiante. La puissante originalité de la réforme entreprise par Thomas Arnold fut d’introduire au sein de l’école la notion que seul l’adolescent peut édifier sa propre virilité à l’aide des matériaux dont il dispose ; avant tout il doit rechercher le courage physique et la droiture de caractère, éléments d’ordre musculaire et moral auxquels il ne faut pas demander à l’ordre intellectuel d’ajouter de la force car il ne saurait que la distiller en doses imperceptibles. L’athlétisme exalté et coordonné, des institutions scolaires complètes reproduisant la société des hommes avec sa complexité, ses concurrences et même ses injustices, le maître toujours à portée pour observer et aider au moindre appel… c’étaient là des étrangetés que la première génération subit sans les comprendre mais dont les résultats furent prompts. Arnold ne rédigea aucun manuel ; il se contenta de transformer en quatorze années (1828-1842) son collège de Rugby. Cette propagande sans paroles annihila les oppositions prêtes à fulminer. Les autres collèges durent peu à peu se modeler sur celui-là et former à leur tour des « muscular christians » tels que Kingsley les avait souhaités. Puis l’esprit nouveau pénétra les universités. La tempérance servie par des poings solides et bien exercés n’eut plus honte d’elle-même. La confiance et l’optimisme, ces produits naturels de l’exubérance sportive, s’établirent à demeure. Et dans les rangs des administrations civiles et militaires, métropolitaines et coloniales apparut la figure d’une Angleterre régénérée, un peu étroite d’horizons et encore insuffisamment compréhensive mais claire et franche, aspirant au bien et sainement orgueilleuse d’elle-même.

Les « Dominions » en formation ne pouvaient recevoir de renfort plus efficace et plus opportun. Les dirigeants qui leur vinrent désormais apportèrent la liberté et selon une formule ultérieure peace with honour, la paix avec l’honneur. Le Canada dès le milieu du siècle fut apaisé et se développa tranquillement. Lord Elgin non content de rendre ses droits au français prononça en cette langue le discours du trône et sanctionna le vote des crédits destinés à indemniser les victimes de la rébellion de 1837. Des travaux publics, chemin de fer, canaux, lignes télégraphiques assurèrent le progrès commercial ; les chiffres triplèrent en dix ans. À part quelques incidents de frontières aux temps de la guerre de sécession des relations de meilleur voisinage s’établirent avec les États-Unis. Enfin une fédération prit naissance. On en parlait depuis longtemps. Les provinces maritimes, la Nouvelle-Écosse, le New-Brunswick marquaient des réticences, leurs intérêts divergeant quelque peu de ceux des habitants des provinces de Québec et d’Ontario. Mais le sens « fédéral » prédomina. Sous le nom de « Dominion of Canada » un État puissant se forma dont Ottawa fut le centre politique ; la compagnie de la baie de l’Hudson lui céda les immenses territoires qui relevaient d’elle (1869). Là fut taillé le Manitoba avec sa capitale Winnipeg, issue d’un assemblage de huttes où vivaient les « bois-brûlés » métis de blancs et de peaux-rouges, chasseurs enragés qui se défendirent et qu’il fallut réduire par la force. Tout le nord fut divisé en vastes districts pour la colonisation future ; on parqua ce qui restait des indigènes[92] dans des « réserves ». Le Manitoba se trouvait à peu près à mi-chemin de Montréal à Vancouver. Avoir une façade sur le Pacifique était une perspective séduisante. La Colombie britannique[93] consentit à faire partie du Dominion si on l’y reliait par une voie ferrée. C’était un travail cyclopéen. La traversée des montagnes rocheuses présentait d’énormes difficulté. En 1886 les premiers trains directs circulèrent… Le Canada, pays principalement agricole, de traditions mêlées et soumis à de rigoureux hivers a connu maintes difficultés d’ordre intérieur ; l’émigration ralentie, des disputes confessionnelles, l’obligation d’engager de lourdes dépenses pour créer l’outillage national y ont causé des déceptions mais la sagesse éclairée et le courage tranquille des Canadiens leur a permis de cimenter fortement leur union et de s’assurer un avenir solide.

Rien n’apporte à un pays neuf plus de désarroi que la découverte soudaine de pierres ou de métaux précieux dans les roches de ses montagnes ou dans le sable de ses rivières. Mais ce sont là de ces secousses qui, le danger passé, se trouvent parfois avoir consolidé l’organisme en y déposant le germe d’une vigueur renforcée. Si le Canada n’a point passé par là, les autres communautés anglo-saxonnes en ont presque simultanément fait l’expérience. Les annales véridiques du « cyclone de l’or » en Californie (1848-1851) ont l’intérêt des romans d’aventure les plus émouvants. Quelques mois suffirent à tripler le chiffre de la population et dans Yerba-buena devenue San-Francisco, quelques heures suffirent à faire et à défaire des fortunes. L’Australie connut de 1851 à 1855 pareille effervescence. Là aussi vinrent des aventuriers qui se muèrent peu à peu, en citoyens. L’ordre naquit du heurt passionné des énergies individuelles. Ce fut un ordre ultradémocratique. On vit les colonies australiennes établir le suffrage universel, l’électorat et l’éligibilité des femmes, la journée de huit heures, l’impôt progressif, l’école officielle et neutre, reconnaître les syndicats ouvriers, séparer l’Église de l’État, introduire des monopoles… bien avant que l’Europe ne consentit à voir dans ces réformes autre chose que d’impraticables et dangereuses rêveries. En même temps un nationalisme anticipé se manifestait. Les Australiens obligèrent la métropole à se saisir des terres environnantes ou à les disputer, à la France et à l’Allemagne ; ils voulaient être seuls maîtres des approches de leur continent dont pourtant la plus grande portion leur demeurait inconnue[94] et qu’ils n’arrivaient pas à unifier politiquement. Alors que le principe de la fédération était depuis longtemps ancré dans leurs cerveaux, des querelles de détail les empêchaient de la constituer. On y parvint par étapes et, à l’orée du xxme siècle, le « Commonwealth of Australia » — disons la république d’Australie — prit rang fièrement avec son drapeau constellé parmi les peuples émancipés. Le sort de la Nouvelle-Zélande avait été un peu différent comme l’étaient sa formation physique et ses conditions ethniques. Des deux grandes îles contiguës qui la constituent et dont l’ensemble égale à peu près l’Italie, l’une, l’île du sud, aux cimes neigeuses, vécut sans grands efforts une vie de travail régulier sous un climat favorable ; l’île du nord fut au contraire troublée par des guerres indigènes. Les Maoris qui étaient peut-être un million à l’origine et dont le nombre a décru jusqu’à faire prévoir leur élimination totale défendirent énergiquement de 1860 à 1868 leurs droits à la possession du sol contre les colons européens. La colonisation avait été entreprise par une compagnie à laquelle la couronne s’était substituée en 1840. L’initiative religieuse s’y était superposée. Dunedin avait été fondée par les presbytériens et Christchurch par les anglicans. Mais c’est à Wellington sur le détroit qu’en 1865 fut établie la capitale.

Lorsque vers 1869 les premiers diamants furent extraits du sol africain aux lieux où s’éleva peu après la ville de Kimberley, l’espèce de compromis mal déterminé qui existait depuis une quinzaine d’années entre les Boers et l’Angleterre se trouva aussitôt remis en question. L’État libre d’Orange reconnu par elle en 1854 se vit enlever brutalement les districts diamantifères mais la découverte amena dans toute la région une prospérité rapide. L’Orange en profita à la différence de la république du Transvaal, l’autre État boer, où tout allait le plus médiocrement du monde et qui, criblé de dettes, engagé dans des luttes incessantes contre la batailleuse peuplade des Zoulous apparut aux Anglais comme un fruit mûr qu’il était temps de cueillir. Ils l’annexèrent en effet mais ne surent pas prévoir les conséquences de leur acte qui les mit en contact direct avec les Zoulous ; à la faveur des succès de surprise remportés par ceux-ci, les Boers reprirent courage et restaurèrent leur république infligeant même aux Anglais à Majuba Hill (1881) une défaite dont le retentissement fut considérable. Gladstone alors premier ministre et très opposé à l’annexion en profita pour rétablir, à peu de choses près, le régime antérieur mais de nouvelles difficultés ne tardèrent pas à surgir. Tous les Hollandais de l’Afrique australe n’étaient pas des « boers ». Tous n’avaient pas émigré. Au Cap les descendants de ceux qui étaient restés représentaient un parti nombreux, riche, compact. Et lorsqu’en 1872 l’autonomie eut été concédée à la colonie qui possédait déjà un parlement depuis 1853, leur action se fit sentir si fortement que bientôt, ils purent s’emparer du pouvoir, imposer leur langue et tout en se proclamant fidèles à l’empire, jeter les bases d’une puissante ligue l’Afrikander bond, à laquelle les Boers du Transvaal se virent contraints d’adhérer. Ils le firent à regret. Leur chef, Krüger, paysan rusé et habile, partageait leur horreur du modernisme et ne cherchait qu’à lui faire échec, ne craignant pas toujours pour y parvenir le recours à des procédés douteux. Des années s’écoulèrent en sourdes manœuvres peu comprises en Europe. Krüger vit se lever en la personne de Cecil Rhodes un adversaire qui le dépassait de toutes les manières. Débarqué tout jeune en Afrique, frêle, menacé de phtisie, Rhodes n’y avait pas seulement rétabli sa santé ; il avait réalisé une grande fortune[95]. Ayant syndicalisé les mines, le trust ainsi formé valut entre ses mains l’arme la mieux aiguisée. Il l’utilisa selon sa conception du bien public. L’opinion européenne s’est mépris sur ces deux hommes. Égarée par les mensonges ou les ignorances d’une presse dite d’« information» encore à ses débuts et inexperte[96], elle a paré l’un de vertus imaginaires et refusé de reconnaître les qualités dont témoignait l’autre. La politique s’en est mêlée. L’Allemagne ni la France n’ont su si elles voulaient intervenir ou non. Quand le conflit armé fut près d’éclater, l’Angleterre qui avait assurément usé de certains procédés blâmables fut en Europe l’objet d’insultes peu en rapport avec ses torts. Elle ne pouvait ni ne voulait reculer. Elle fit tête à l’orage avec vigueur et volonté, ne se laissant ébranler ni par les difficultés d’un vaste transport de troupes à pareille distance ni par les déceptions et les angoisses inséparables d’une guerre de trois années. Elle en fut récompensée tant par sa victoire finale que par la paix définitive qui en résulta. Les États boers disparurent sans laisser de traces et l’Union sud-africaine s’organisa avec le concours loyal des vaincus réconciliés. Cecil Rhodes put mourir ayant réalisé son rêve (1902). Il léguait à son pays d’adoption l’immense annexe qui porte son nom — la Rhodesia — au centre de laquelle, dans un site grandiose, il avait préparé sa tombe. Par ses dispositions testamentaires et les conditions d’obtention des nombreuses bourses fondées par lui, il rendait un hommage singulier aux principes d’éducation virile posés un demi-siècle plus tôt par Thomas Arnold et dont l’inconsciente diffusion de proche en proche à travers tout l’empire lui avait donné sa cohésion et sa force.

Les sentiments de la métropole à l’égard de cet empire avaient passé par trois étapes. Longtemps, avons-nous dit, on considéra les établissements coloniaux comme des enfants qu’une ingratitude obligatoire conduirait à se rebeller ainsi qu’avait fait le frère aîné ; et on se promettait cette fois de ne plus s’imposer pour les retenir les frais d’une guerre inutile. Lorsque les Dominions commencèrent à se constituer, l’opinion s’intéressa à leur croissance et l’on entrevit en Angleterre la possibilité d’une séparation graduelle, à l’amiable, qui laisserait subsister des liens amicaux. Puis lorsqu’une politique sagement libérale et une pédagogie créatrice d’initiative et de self control eurent porté leurs fruits, on se prit à douter si vraiment la séparation était fatale. Depuis 1884 l’Imperial Federation league travaillait à l’unité. Ses comités multiples, son activité, l’adhésion des personnalités les plus considérables des Dominions aussi bien que de la mère-patrie lui ralliaient des partisans de plus en plus nombreux. Lorsque le 21 juin 1887, la reine célébra son premier « jubilé », les Anglais dressèrent le bilan impérial des cinquante années écoulées depuis son avènement. Les statistiques étaient impressionnantes ; la population coloniale avait passé de cent vingt-six à deux cent cinquante millions ; la superficie utilisable s’était accrue d’environ trois millions et demi de kilomètres carrés ; le commerce des colonies était monté de cinquante quatre à quatre cent trente quatre millions de livres, leurs revenus publics avaient quintuplé ; quarante millions de kilomètres de voies ferrées sillonnaient leurs territoires… Il y eut du vertige dans les âmes. Nul ne le perçut d’abord. Dix ans s’écoulèrent encore avant que l’effet n’en devint apparent. En 1897 un second jubilé intervint ; soixante ans d’un règne sans régence ni éclipse : cela tournait au prodige. Le cortège qui se déroula à travers Londres ne ressembla pas au précédent ; au lieu d’une belle fête familiale à laquelle avaient participé les dynasties apparentées, on eut un étalage de puissance mondiale rappelant les pompes orgueilleuses de la Rome antique. L’ascension avait pris fin. On était au sommet ; allait-on s’y tenir ?… En réalité ce n’était que le sommet matériel ; le sommet moral se trouvait déjà franchi et la descente, amorcée. L’affranchissement de l’Irlande auquel demeurait attaché le grand nom de Gladstone se poursuivrait envers et contre tous ; des libertés trop tardives, bienfaisantes quand même, seraient reconnues aux Égyptiens et aux Hindous… mais de la métropole ne rayonnerait plus aucun courant d’aspirations morales. De nouveau allaient y dominer l’esprit mercantile exclusif, la passion du gain et de la richesse avec toutes les conséquences corruptrices qu’entraîne toujours une semblable domination.

GUILLAUME ii
ET LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

La guerre de 1870 laissait la France et l’Allemagne en face de difficultés dont ni l’une ni l’autre n’avaient conscience : la France devant un dilemme ignoré, l’Allemagne au seuil d’une impasse inaperçue. L’Europe n’était pas plus clairvoyante. Aux yeux de tous la question qui se posait devant les Français concernait principalement la forme de leur gouvernement. Serait-il monarchique ou républicain ? L’important, c’est qu’il fût enfin stable. Quant aux Allemands, parvenus au but de leurs efforts et appuyant désormais leur empire restauré[97] sur une unité solide, ils devaient se tenir pour satisfaits. Telles étaient les vues courantes. La réalité en différait grandement.

Au cours du xixme siècle l’esprit de parti avait confisqué l’histoire de France soit pour exalter la révolution de 1789 au delà de toutes bornes raisonnables et de façon que ce qui l’avait précédé n’apparut plus que comme un préambule de peu d’importance — soit pour découvrir dans le lien monarchique une vertu intrinsèque à laquelle on pût faire honneur de tout ce qui s’était produit en France de bien et de beau depuis l’origine. De cette dernière conception était issue l’étonnante galerie de portraits où, de Mérovée à Charles X, les souverains étaient honorés dans des cadres similaires comme les artisans successifs de la même entreprise nationale. Bonaparte contrariait un peu la symétrie mais, le recul du temps aidant, il entrerait sans trop de peine comme y étaient entrés Clovis et Charlemagne dans le musée ainsi constitué Or on aura beau épiloguer, Clovis roi des Francs et Charlemagne empereur d’Occident demeureront des Germains dont les conceptions par ce seul fait ont opprimé et meurtri l’idéal celto-romain vers lequel les Capétiens étaient lentement et sagement retournés, inaugurant une politique et créant peu à peu des institutions dont l’affermissement eût assuré à toute l’Europe occidentale une marche moins sanglante vers un progrès plus rapide et plus réel. Quiconque y réfléchit sans parti-pris est amené à reconnaître que l’œuvre capétienne fut non seulement déviée mais contredite par les Valois et les Bourbons. La France eut dès lors devant elle deux formules presque opposées d’activité politique, deux visions quasi contradictoires de l’idéal national et comme deux interprétations souvent peu conciliables du devoir international. D’un côté il y a eu l’esprit opportuniste fait de mesure, de réflexion, de lenteur calculée et persévérante, de recherche de l’équilibre, de goût pour les solutions de détail… de l’autre, l’esprit jacobin passionné de logique, d’unité, d’ordre, s’épanouissant en idées directrices supérieures aux réalités et jugées capables de courber les faits sous leur joug pour le bien général. Qu’opportunistes et jacobins[98] aient cultivé en commun certaines qualités inhérentes à la race, telles que l’amour des belles formes ou le besoin d’expressions claires, cela n’atténue point la pesanteur de l’alternative en face de laquelle la nation a vécu et continue de vivre. Tout le reste n’est qu’apparences. Cléricalisme et libre pensée, individualisme et solidarisme ne diviseraient pas plus la France que ne s’en trouvent divisées l’Allemagne, l’Angleterre, l’Italie ou la Suède. Mais il y a deux manières de « penser la France » parce qu’il y a deux héritages français, somptueux et féconds l’un et l’autre et tels qu’on ne peut jouir de la plénitude de l’un sans répudier en quelque manière tout ou partie de l’autre.

Sitôt conclue la paix de Francfort (1871) à laquelle l’Assemblée nationale réunie à Bordeaux[99] apporta une approbation douloureuse et contrainte, les formules simplistes s’offrirent de nouveau au choix de la nation. Les césariens, un moment désorientés par la catastrophe de Sedan, relevaient la tête, préconisant leur doctrine de l’« appel au peuple » tandis que les partisans du « droit divin » présentaient le recours à la monarchie « légitime » comme le moyen unique de résoudre toutes les difficultés ; à gauche, l’on penchait vers l’omnipotence d’une chambre élue gouvernant sans sénat ni chef d’État. Les formules complexes faites de compromis entre l’autorité et la liberté exerçaient sur l’opinion un moindre prestige. Une expérience chèrement acquise militait néanmoins en leur faveur. Depuis 1791 la France avait usé douze constitutions dont deux, la charte de 1814 et celle de 1830, représentaient non seulement une durée globale de trente-trois années contre quarante-sept pour les dix autres, mais des temps beaucoup plus calmes et propices au travail. Le peuple sans doute n’en était guère averti mais dans les milieux éclairés on s’en trouvait impressionné. Alors que l’incertitude se prolongeait favorisant les espérances des partis extrêmes, ce fut Gambetta qui entraîna les adhésions nécessaires. Son éloquence de tribun patriote eut raison des préventions et des préjugés de son parti. Forts de cet appui, les libéraux purent organiser la république. Ainsi furent votées une à une les lois constitutionnelles de 1875 empreintes d’une sagesse calculée et dépourvues de toute phraséologie[100]. Nul ne pensait toutefois que ces textes dépasseraient la cinquantaine et résisteraient à l’épreuve de quatre années de guerre générale.

Tandis que la France à cette heure trouble de son histoire abritait de la sorte et comme inconsciemment son inquiétude sous l’égide de ses traditions capétiennes, l’effort constitutionnel de l’Allemagne nouvelle s’était parachevé dans un esprit inverse, plus proche des conceptions napoléoniennes. Du fédéralisme germanique auquel le général Grant alors président des États-Unis rendait, le croyant renforcé, un naïf hommage, il ne subsisterait que des formes trompeuses. En réalité le prince de Bismarck avait institué dans l’empire la prédominance de la Prusse et dans le gouvernement prussien celle du chancelier de l’empire. C’étaient des prédominances mécaniques destinées à jouer obligatoirement malgré les hommes et les événements dans l’atmosphère stagnante et étouffée d’une usine gardée militairement au dedans et au dehors. Contre ses murailles hérissées rien n’aurait prise. L’ordre et la paix naîtraient de sa seule architecture ; sa silhouette rude signifierait sans cesse au monde que le peuple allemand avait reçu de Dieu la mission de s’imposer à l’Europe pour le bien général.

Vers 1887 l’absence de prestige commença d’agiter les Français. Ils avaient conquis à bon compte la Tunisie et le Tonkin mais leurs regards tournés vers le Rhin les empêchaient d’apprécier ces lauriers. Jules Ferry avait été un grand ministre mais ils n’aimaient pas sa figure. Thiers leur avait légué des finances restaurées et le duc Decazes, une politique extérieure heureusement définie mais ces avantages leur semblaient incolores ; le panache leur manquait. C’est pourquoi ils acclamèrent le général Boulanger qui montait un beau cheval. En même temps le président Carnot ayant remplacé à l’Élysée Jules Grévy[101] entreprit de rendre à sa haute fonction l’éclat et l’importance qu’il estimait désirables. L’exposition de 1889 lui fournit le moyen d’y réussir. Le succès en fut considérable et fit d’autant plus d’impression au dehors que cette manifestation coïncidait avec l’affermissement certain du régime républicain par la défaite du parti « boulangiste ». Or la république approchait de sa vingtième année : terme fatal qu’aucun des régimes précédents n’avait su dépasser. La stabilité gouvernementale de la France créait en Europe une situation modifiée et l’alliance de la république prenait dès lors une sérieuse valeur. Ses forces militaires et navales reconstituées, son empire colonial superbement agrandi, ses universités régionales rétablies, tant de progrès de tous ordres discrètement réalisés ; c’étaient là des garanties plus que suffisantes aux yeux de l’Allemagne, de l’Angleterre et même de l’autocratique Russie.

Peu de temps après l’élection du président Carnot, l’empereur Guillaume Ier avait disparu (1888). Son fils Frédéric III déjà moribond l’avait bientôt rejoint dans la tombe et Guillaume II, impatient du pouvoir, s’en était avidement saisi. Conservant envers le prince de Bismarck une déférence toute extérieure, il n’avait pas tardé à l’acculer à la retraite et aussitôt s’était employé à neutraliser ce qu’il y avait de défectueux dans l’œuvre de ce dernier. Réformer la constitution de l’empire, on n’y pouvait songer tant était complexe le réseau des institutions qui en composaient l’armature. Les pouvoirs de l’empereur, du roi de Prusse, du chancelier, du Reichstag, du Bundesrath demeureraient savamment emmêlés. Du reste Guillaume II eût été imprudent de porter la main sur ces rouages. Il n’était pas de taille à les reconstituer après les avoir détruits. Au contraire il lui serait aisé d’y verser de l’huile pour les faire mieux fonctionner. Bismarck avait dès 1872 déclaré la guerre aux catholiques et conduit contre eux de maladroites offensives. Dans cette lutte il avait été vaincu et avait dû battre en retraite ; au Vatican on en gardait rancune malgré le succès final. Ensuite était venu le tour des ouvriers. On les avait jetés vers le socialisme en bafouant leurs aspirations intellectuelles et progressistes et en leur montrant qu’on ne prenait intérêt qu’à leur capacité de producteurs. Et, comme socialistes, on les avait persécutés avec le seul résultat d’ailleurs de faire passer en neuf ans leurs effectifs électoraux de trois cent mille à quinze cent mille. Guillaume II orienta son action de façon à effacer le souvenir de ces différends. Il le fit habilement mais tout de suite se marqua un trait un peu enfantin de son caractère : l’impatience à recueillir de chaque geste un fruit immédiat. On en a souvent conclu qu’il manquait de suite dans les idées et avait un tempérament d’impulsif. Ce n’est point exact. L’empereur savait réfléchir et calculer ; d’autre part, il s’est souvent montré capable de persévérance notamment dans la création de la marine allemande et l’organisation du Drang nach Osten, cette lente conquête de l’orient par le commerce et le chemin de fer ; mais c’est qu’en pareille matière précisément, des résultats tangibles et féconds se dessinèrent dès le début et que de telles initiatives répondaient aux besoins d’une grande nation prolifique enfermée dans un espace trop étroit où elle sentait l’étouffement la menacer. Une politique expansionniste s’imposait à tous égards avec les calculs, les tractations, l’activité, l’élan qu’il y faut pour réussir. Au contraire aucune politique extérieure définie ne liait la diplomatie impériale. De là dans ce domaine des fantaisies, des incohérences… surtout des entreprises auxquelles l’empereur ne laissait pas le temps d’aboutir. Le prince de Bismarck dans ses desseins n’avait pas été au delà d’une entente entre les trois empires mitoyens basée sur le solidarisme dynastique et le statu quo territorial. Mais la durée d’un pacte de ce genre devait être rendu éphémère par les conditions opposées dans lesquelles évoluaient les États européens.

En Russie la réaction triomphait. Les réformes réalisées en 1870 semblaient avoir échoué. Le « nihilisme » gagnait dans les centres intellectuels. Le mysticisme de l’absolu faisait des ravages à droite et à gauche, les uns voyant dans le tsarisme l’unique principe du bien public, les autres, l’obstacle infranchissable à tout progrès. En réponse à de multiples attentats une terreur officielle s’organisait. L’empire était divisé en six grands districts policiers dont les chefs avaient tout pouvoir pour arrêter, juger sans pourvoi, exécuter sans délai. Les attentats continuaient. Le 1er mars 1881, Alexandre II fut assassiné. On ne pouvait attendre d’Alexandre III (1881-1894) qu’il fût indulgent pour les assassins de son père. Le nouveau tsar inclina vers une politique de russification unitaire qui s’appliqua à la Pologne, à la Finlande (où l’on s’était peu à peu habitué à jouir d’une autonomie de fait) et surtout à l’Esthonie, à la Livonie, à la Courlande… où les éléments germaniques, riches et puissants, aimaient faire la loi. Cette politique tendait naturellement à s’adosser au panslavisme. Sur ce terrain elle se heurtait à l’Autriche ou, comme l’on disait désormais, à l’« Autriche-Hongrie ».

Devenue dualiste, la monarchie des Habsbourgs n’avait pas tardé à voir son équilibre intérieur à peine réalisé se rompre de nouveau et cette fois, au profit de la Hongrie dont la prédominance gouvernementale cherchait à s’affirmer. Or les Magyars pas plus que les Allemands n’étaient en mesure d’apporter une formule vraiment nationale dont la dynastie pût se faire un appui. Sur ces derniers s’étendait malgré tout l’ombre-portée de l’empire congénère auquel ils se sentaient ethniquement rattachés et les premiers devaient partager le territoire que la géographie assignait à leur activité avec des minorités slaves : Croates, Serbes, Slovaques… sans compter les Roumains de Transylvanie. Les Habsbourgs en plus avaient pour sujets des Tchèques et des Polonais. Tous ces peuples grandissaient numériquement et politiquement. L’Autriche-Hongrie devenait slave quoi qu’elle en eût[102]. L’occupation, sous prétexte de sécurité de la Bosnie et de l’Herzégovine, accentua le caractère de la transformation. Ce coup de force survenant après la prise de Rome et l’annexion de l’Alsace rendait l’Allemagne, l’Italie et l’Autriche-Hongrie en quelque sorte solidaires dans leur intérêt à se garantir mutuellement des conquêtes d’une légitimité douteuse. Entre elles une entente devait se nouer. Ce fut la véritable origine de la « triplice » dont on a beaucoup parlé et dont il reste encore plus à dire car, derrière des textes plusieurs fois modifiés, la critique pressent des tergiversations encore insuffisamment dévoilées mais qui enlevaient à ce célèbre instrument diplomatique une large part de son efficacité éventuelle. On en put juger lorsqu’éclata la guerre de 1914 par la façon dont l’Italie se retira d’une association où elle estimait avoir été traitée en « parente pauvre ». En fait elle y avait trouvé de grandes satisfactions d’amour-propre et certains avantages matériels.

L’attitude de la France en face de la triple alliance se précisa en 1891. Cette année-là vit la réception de la flotte française à Cronstadt et le séjour à Paris en demi-incognito de l’impératrice Victoria, veuve de Frédéric III et mère de Guillaume II : deux menus faits dont, ainsi qu’il advient parfois, les conséquences furent immenses. Depuis plusieurs années, Alexandre III rendu méfiant à l’égard de l’Allemagne inclinait vers la France ; en quoi la majorité de ses sujets l’approuvait. De vieilles sympathies accrues par un courant récent d’intellectualisme rapprochaient les deux pays. Les Français n’avaient guère cessé d’être populaires en Russie. Soudainement les Russes le devinrent en France à un degré prodigieux. La flotte française frappa le tsar d’admiration. « Je ne croyais pas, murmura-t-il, que les marins d’une république pussent avoir cette tenue-là ». De ce jour l’alliance franco-russe exista. L’esprit en devança la lettre. Au retour la flotte fit escale à Portsmouth et y fut fêtée. L’Angleterre à son tour honorait la république. Peu avant, Léon XIII avait indiqué aux catholiques français qu’ils devaient désormais séparer « le trône et l’autel » et se rallier au régime établi. Ainsi s’opérait une sorte de convergence générale ; et selon l’expression d’un chroniqueur, on avait l’impression que « la France était rentrée en Europe ».

L’empereur d’Allemagne depuis son avènement lui avait témoigné des prévenances mais sans y mêler jamais le désir d’évoquer la question d’Alsace pour en régler ou seulement en atténuer les termes. De là un malentendu persistant. À Paris on attendait que cette réserve cessât et à Berlin, que Paris comprit qu’elle ne pouvait cesser. Jules Ferry et même Gambetta l’avaient compris naguère mais la « Ligue des patriotes » et son chef Déroulède pensant servir l’intérêt national et entretenir en même temps la noble fidélité des provinces séparées, évoquaient à tout propos et souvent hors de propos les souvenirs douloureux de 1870. Leur action se fit particulièrement intempestive à propos du voyage de l’impératrice. Mal préparée et mal conduite par l’ambassade allemande, l’aventure faillit tourner au tragique. Paris manqua triplement à ses traditions par son attitude envers une femme qui, anglaise de naissance et frappée par le malheur, lui avait toujours marqué une vive sympathie[103]. L’empereur en conçut, comme on pouvait le penser, un profond ressentiment. Cependant il ne se laissa pas dominer par son irritation. Mais bientôt un autre sentiment germa en lui auquel on n’a pas pris garde, qu’a révélé sa correspondance privée avec Nicolas II et dont aussi bien la genèse est trop naturelle pour qu’on s’étonne d’avoir à en relever les effets.

Aux approches du xxme siècle pour l’ouverture duquel elle avait convié tous les peuples à une cinquième Exposition universelle[104] qui devait éclipser les précédentes (ce qui ne fut pas le cas) la France déconcertait un peu ses voisins et ses amis. Non que l’on doutât de sa puissance ou de sa richesse. En 1892 tandis que le drapeau tricolore flottait sur Abomey et sur Tombouctou, le 3 % avait atteint le pair. L’année 1893 avait vu une nouvelle déconfiture de l’opposition monarchiste qui, après l’équipée un tantinet ridicule du général Boulanger, avait dressé contre la république la conspiration bien autrement redoutable dite du Panama[105]. Le pays ne s’y était pas laissé prendre. Il semblait donc que le régime républicain fût maintenant à l’abri de tout péril. Mais, d’une part, l’institution de la présidence dont Carnot avait fixé la juste formule et que sa fin tragique aurait dû cimenter passait par des péripéties inattendues et, d’autre part, l’affaire Dreyfus et l’alerte de Fachoda ne risquaient-elles pas de compromettre à la fois l’organisation militaire et la situation diplomatique de la France ? Occuper Fachoda était à ce moment une grande maladresse. L’Angleterre sur le point de réaliser, après maintes indications préalables, son Cape to Cairo plan était justifiée à voir là un mauvais procédé. Quant à l’affaire Dreyfus, son véritable caractère ne pouvait être saisi sur le moment ni par les étrangers ni même par la majorité des Français. L’anticléricalisme et l’antisémitisme en effet, n’y constituèrent que des façades derrière lesquelles, déclanché par un événement occasionnel, se joua le drame véritable, à savoir le conflit entre l’ancienne et la nouvelle armée. Il est tout à l’honneur du patriotisme français qu’un tel conflit n’ait éclaté qu’au bout d’un quart de siècle car il était fatal ; et parmi les chefs plus d’un le prévoyaient et le redoutaient. Dans les cadres étroitement traditionalistes de l’armée de métier le service obligatoire avait poussé la nation entière. Peu à peu s’était ainsi formée une classe d’officiers inaptes à partager les préjugés de leurs camarades dont ils se sentaient les égaux en bravoure et souvent les supérieurs en savoir. L’âpreté des querelles soulevées autour de la personnalité incolore du capitaine Dreyfus s’aviva des rancunes amassées entre les uns et les autres. Mais l’énorme agitation provoquée en France et en Europe par la discussion juridique de l’affaire et par les excès de langage d’une presse passionnée s’éteignit très vite et — quoiqu’on en ait dit — sans laisser de traces. Ce fut l’erreur du premier ministre Waldeck-Rousseau et de son successeur Émile Combes (1899-1905) de croire à un ébranlement national profond et à la nécessité d’une politique de « défense laïque ». Waldeck-Rousseau était un dilettante inféodé à des milieux intellectuels alors sans contact avec les masses populaires — Combes, un théoricien de tendances volontiers sectaires. Tous deux s’obstinèrent à déchaîner stérilement les violences anticléricales[106]. Il en résulta la séparation des Églises et de l’État, réforme dont on s’est fort exagéré la portée — et la rupture des relations avec le Vatican. Cette rupture constituait la faute la plus grave que l’on pût commettre ; dès lors que le concordat se trouvait aboli, il fallait au contraire redoubler de vigilance pour écarter de la papauté les influences francophobes. Ces événements toutefois ne provoquèrent point au delà des frontières la répercussion à laquelle s’étaient attendus les cléricaux français. À maintes reprises les rapports entre le Saint-siège et les nations catholiques avaient été troublés ou suspendus. Ni les adversaires de la France, satisfaits — ni ses amis contrariés de sa bévue, ne considérèrent qu’il dût y avoir là autre chose qu’une querelle passagère.

Les alarmes de Guillaume II, avons-nous dit, provenaient d’une autre source. Si la défaillance de Casimir-Perier démissionnant sans raison au bout de six mois (1895) et la mort presque subite de son successeur Félix Faure (1899) avaient quelque peu ébranlé l’autorité politique de la présidence, celle-ci n’avait point été atteinte dans son prestige extérieur. De plus en plus le chef de l’État français se voyait assimilé aux plus puissants souverains ; et voilà ce dont s’inquiétait Guillaume. Félix Faure avait tendance à exagérer cette assimilation mais les présidents suivants, Émile Loubet (1899-1906) et Fallières (1906-1913) qui achevèrent paisiblement leur septennat surent, sans se départir d’une simplicité qui plaisait généralement, visiter officiellement Saint-Pétersbourg, Copenhague, Stockholm, Kristiania, Rome, Madrid, Lisbonne, Bruxelles, Berne et recevoir au nom de la France les souverains russes, espagnols, italiens, anglais, suédois, norvégiens, danois, hollandais, bulgare et serbe. Le protocole de ces entrevues jetait l’empereur d’Allemagne en un émoi croissant. Il ne manquait pas de clairvoyance d’ailleurs en devinant là une menace pour le principe monarchique dont il estimait être à la fois le plus haut représentant et le gardien commissionné par la providence. Il est certain que lorsqu’en 1903, venant, après Édouard vii, d’accueillir à Paris le roi et la reine d’Italie, le président Loubet se voyait salué dans la rade d’Alger par des escadres russe, italienne, espagnole, anglaise, l’argument si longtemps utilisé contre la république perdait toute saveur. À quoi bon le chef héréditaire si le chef élu jouit d’égales prérogatives ? Un autre argument habituel aux opposants, celui de l’instabilité ministérielle inévitable recevait des événements un démenti similaire. Depuis 1898 un même ministre, Delcassé, siégeait au quai d’Orsay. D’autres avant lui, y avaient séjourné trois et quatre ans ; cette durée maximum se trouvait maintenant dépassée ; Delcassé devenait inamovible et sa situation en Europe ne cessait de grandir. Arrivé au pouvoir au soir tragique de Fachoda, tandis que sévissait la guerre hispano-américaine et que certains malentendus détendaient légèrement l’alliance avec la Russie, « ce diable d’homme » avait conduit sa barque avec une sûreté, un calme, une présence d’esprit, une audace étonnantes. L’affaire Dreyfus, certes, l’avait gêné et aussi la guerre anglo-boer et plus encore, la rupture avec le Vatican consommée malgré lui. Mais rien ne le décourageait ; il semblait jouer avec les difficultés. De la paix, rétablie par son intermédiaire entre l’Espagne et les États-Unis, les deux parties lui conservaient une égale gratitude. Des traités de commerce ou d’arbitrage avaient été négociés en Europe, des conventions avantageuses conclues en extrême-orient. Ses interventions récentes au Maroc et à Constantinople conduites avec une énergie modérée avaient valu d’immédiates satisfactions. Même l’Italie sentait ses préventions s’atténuer. Restait l’Angleterre. À côté de rancunes récentes, il existait tant de « points de friction » entre elle et la France que l’opinion européenne avait fini par admettre l’impossibilité d’une entente fondamentale. Delcassé pensait autrement. Édouard VII dont on a exalté les initiatives bien au delà de la réalité se laissa gagner et marqua bientôt au ministre français une confiance égale à celle que lui témoignait Nicolas II. Silencieux, s’abstenant de toute manifestation publique, aimant à dissimuler sa personne derrière les résultats qu’il obtenait, Delcassé préparait le coup de théâtre de 1904 : ces « accords » qui, concernant à la fois le Maroc, l’Égypte, Terre-neuve, l’Afrique occidentale, Siam, Madagascar et les Nouvelles-Hébrides liquidèrent d’un seul coup la plupart des litiges anglo-français. Encore que quelques détails en fussent réglés un peu artificiellement, l’opération était d’une envergure telle que les données diplomatiques européennes s’en trouvèrent modifiées tout au moins momentanément. Par malheur des précautions suffisantes n’avaient pas été prises pour éviter une brusque réaction allemande.

Les Allemands ne doutèrent plus qu’on ne poursuivit l’« encerclement » de l’empire avec l’arrière-pensée de déchaîner un conflit ultérieur. C’était une erreur. Delcassé ne désirait ni ne cherchait la guerre mais il cherchait des sécurités accrues contre une agression qu’il croyait inévitable. Le parti pangermaniste la préméditait assurément et ses agissements qui révélaient des ambitions désordonnées pouvaient à tout moment engendrer une situation périlleuse. Le gouvernement impérial s’en alarmait, éprouvant l’obligation de quelque action prochaine qui donnât satisfaction à des besoins réels d’expansion et cherchant en vain la formule à la fois pratique et majestueuse qui lui permettrait d’y parvenir sans se jeter dans les aventures. Les accords franco-anglais lui rendirent un service éminent. Il put sonner le ralliement au nom de la patrie « offensée dans son légitime orgueil et menacée dans ses intérêts essentiels ». Et Guillaume s’en fut débarquer à Tanger (1905).

Ce geste devait signifier à l’Europe que l’Allemagne, ne reconnaissant pas les accords de 1904, tenait l’intégrité de la souveraineté marocaine pour intacte et ne souscrivait pas à la liberté d’action consentie par l’Angleterre aux Français en ce pays. La manœuvre exécutée sans précipitation et sans paroles irrémédiables réussit. Faiblement soutenu d’abord, abandonné ensuite par ses collègues, Delcassé trouva le parlement préoccupé avant tout d’éviter la guerre et trop empressé à le laisser voir. Il dut se retirer. C’était une capitulation. L’humiliation était grande. Deux jours durant, Guillaume II fut l’arbitre des destinées européennes. Si, pour bien marquer son désir de paix, il avait alors convié les nations à de vastes assises dont Berlin eût pu être le siège, il eût probablement réalisé l’œuvre devant laquelle Nicolas II avait échoué et rendu à l’Allemagne une situation de prépondérance indiscutée. Ni l’empereur ni sa chancellerie n’aperçurent cette issue. Ils voulurent pousser leur avantage présent et provoquèrent l’ouverture d’une période d’incohérences et de malaises d’où devait finalement sortir la guerre[107].

Tandis que l’Allemagne resserrait ses forces autour d’une idée claire : celle d’un encerclement européen qu’il lui faudrait briser pour progresser, la France laissait au contraire se détendre le ressort de ses énergies si longtemps rassemblées autour de la notion de la reconstruction nécessaire. 1870 n’était plus qu’une date historique. On en avait oublié les leçons. Le démocratisme et la réaction n’étaient plus disposés à s’associer sur la base de concessions réciproques quand le bien du pays l’exigeait. La forme républicaine sans doute avait cessé d’être discutée mais chaque parti entendait la république à sa façon et, jugeant cette façon la seule bonne, prétendait l’imposer sans retard à tous. Les méthodes opportunistes perdaient leur prestige. On ne se rendait compte ni de la grandeur de l’entreprise qu’elles avaient permis de mener à bien ni de la place qu’elles occupaient dans le patrimoine national où elles représentaient l’héritage capétien. Visiblement un retour offensif de la pensée jacobine se préparait. La littérature d’imagination très pauvre d’inspiration bien qu’imbue au plus haut point de sa propre valeur, en était déjà imprégnée. Le goût des idées froides, des principes rectangulaires, des raisonnements en forme de théorèmes se répandait dans la foule alternant avec celui des couleurs heurtées et des bizarreries exotiques. Tout cela composait un intellectualisme de désunion qui fissurait peu à peu le bloc de la véritable pensée française nuancée et amie des expressions modérées. Le dénigrement sévissait. On eût dit chaque groupe de citoyen préposé à la tâche de redresser le groupe voisin. Ce penchant procurait aux adversaires de la république l’occasion d’assouvir leurs rancunes. Il devait en coûter cher à la nation.

En Allemagne la personnalité de l’empereur s’effaçait quelque peu. Il ne paraissait plus diriger et, de fait, sa volonté fléchissait. Autour de lui l’idée de la guerre inévitable gagnait du terrain. Il s’accoutumait à la juger telle. L’archiduc François-Ferdinand le poussait plutôt dans cette voie car si l’Allemagne pouvait à la rigueur effectuer quelque annexion en se bornant à menacer[108] l’Autriche n’avait rien à attendre d’un pareil procédé. L’organisation tripartite rêvée par l’archiduc ne naîtrait que d’une secousse. Il faudrait faire lâcher prise à la Russie que sa défaite en orient attachait encore davantage, s’il était possible, à son rôle de protectrice des Slaves. François-Ferdinand regardait vers l’est ; Guillaume vers l’ouest. Agrandir de ce côté son empire, atteindre la mer, abattre cette république dont les succès ne s’étaient développés qu’au détriment des idées monarchistes, il y avait là de quoi le tenter. Il s’inquiétait pourtant de l’énorme enjeu à jeter dans la bagarre. On devait aussi convaincre le vieil empereur François-Joseph peu désireux de terminer son règne dans le sang comme il l’avait commencé soixante ans plus tôt… À vaincre ces hésitations de leurs ennemis les Français apportaient l’appui paradoxal d’une critique quotidienne et acerbe de leurs propres institutions. À force de répéter partout qu’ils étaient affaiblis et désorganisés, ils finirent par se faire entendre. Les cabinets de Berlin et de Vienne se plurent à penser que la campagne serait brève, que des décisions militaires seraient obtenues avant qu’un seul soldat russe pût franchir la frontière, que la république s’affaisserait au premier coup de canon Le monde intellectuel et universitaire allemand venait à la rescousse. Vieux professeurs et jeunes étudiants s’éprenaient des batailles prochaines y voyant les uns, la perspective d’une main-mise complète et définitive sur l’Europe de cette culture germanique seule capable d’« organiser » enfin l’humanité — les autres, un moyen tragique mais salutaire d’arrêter la corruption et l’amoralisme qu’ils sentaient grandir autour d’eux ; car l’Allemagne comme l’Angleterre et plus que la France accusait une régression morale évidente ; lente au début du xxme siècle, cette régression s’accélérait rapidement. Aussi bien les empires centraux se tenaient-ils pour assurés de la coopération italienne et de la neutralité anglaise. Cette dernière donnée influa de façon décisive sur les événements. Le gouvernement français s’en rendait compte. À l’heure suprême, le président Poincaré fit porter en toute urgence un message au roi Georges V adjurant l’Angleterre de donner à cet égard un clair avertissement à l’opinion allemande. Il n’y a plus de doute aujourd’hui que le moindre geste du cabinet britannique eût suffi à empêcher l’ouverture des hostilités. Mais prisonnier de ses faibles prérogatives, le souverain ne crut pas, malgré la solennité des circonstances, pouvoir les dépasser. Il fallut l’invasion de la Belgique pour tirer ses ministres de leur long aveuglement.


LA CONFÉDÉRATION HELVÉTIQUE

Sous sa forme présente, la Confédération helvétique constitue l’achèvement politique le plus parfait qu’ait encore réalisé l’humanité. Plusieurs races, deux religions, trois langues, des traditions multiples, des héritages divers, maintes oppositions d’intérêt ont abouti, de par le seul vouloir des populations, à un amalgame souple et fort sans qu’aient eu à intervenir pour le cimenter la guidance de chefs de génie ou les hasards particulièrement favorables de la fortune. Ailleurs la sagesse additionnée de générations successives a produit d’heureux résultats mais il a fallu pour les confirmer ou les maintenir que de telles interventions se produisissent. Rien de pareil en Suisse. La Suisse est par excellence l’œuvre anonyme d’une collectivité. On y a voulu relever des influences extérieures et, sans doute, il s’en est manifesté au cours de son histoire mais c’est méconnaître le caractère de cette histoire que de ne pas distinguer l’axe autour duquel elle évolue. Cet axe a été forgé par le labeur opiniâtre et persévérant du peuple suisse tout entier.

Au xviime siècle, après deux cents ans d’indépendance réelle et plus de cinquante ans d’indépendance de droit, il semblait pourtant que le « louable corps helvétique » fut près d’entrer en dissolution. Cette formule même, employée par la chancellerie française, évoquait quelque chose d’amorphe et d’inconsistant. Lorsqu’aux temps héroïques, entre Sempach (1386) et Morat (1476), l’élément urbain et l’élément rural s’étaient unis pour la conquête de la liberté et avaient fait reculer les soldats d’Autriche et de Bourgogne, l’établissement d’une confédération définitive était apparu comme la réalisation prochaine d’un état de choses nécessaire. Maintenant ces temps étaient loin. Les aristocraties marchandes de Bâle et de Zurich et l’aristocratie militaire de Berne étaient-elles vraiment aptes à s’associer ? L’esprit seigneurial de Lucerne, de Fribourg ou de Soleure pouvait-il collaborer avec la simplicité persistante des cantons alpestres ? Il existait bien une organisation fédérative mais d’aspect impuissant et désuet. Une ou deux fois par an s’assemblaient des diètes fédérales que paralysait le plus souvent l’absolutisme de la souveraineté cantonale. Saint-Gall, Bienne, Mulhouse et le Valais, pays « alliés » y envoyaient des délégués. Chaque canton avait droit à deux représentants. Zurich présidait. Étaient encore réputés membres à des degrés divers du « corps helvétique » : le duché de Milan, la Franche-comté, certaines villes impériales du Rhin, les ligues des Grisons, la principauté de Neuchâtel que les guerres européennes allaient faire passer à la maison de Prusse, la république de Genève toujours un peu en marge de la vie commune ; enfin les pays « sujets» : l’Argovie, la Thurgovie, le Tessin, Vaud, la Valteline. Sur toute cette complexité les querelles religieuses avaient déversé un surcroit de tendances au désaccord. Zurich et Genève, centres d’attraction des réformés de langue française et de langue allemande étaient séparées par le bloc des cantons demeurés catholiques ; dès 1656 une guerre civile avait éclaté ; l’intervention des Bâlois avait rétabli la paix.

Et malgré que des germes de division fussent ainsi partout visibles, l’unité progressait. On ne la cherchait plus dans les institutions mais la pensée, inconsciemment, visait à la créer. Un grand essor intellectuel soulevait l’élite. D’autre part les énergies physiques nécessaires à la fondation d’une nation étaient entretenues par les contingents qui servaient à l’étranger[109]. Enfin la population sédentaire, de tendances conservatrices, s’habituait peu à peu aux devoirs qu’implique le privilège de la « neutralité » : c’étaient là les éléments dominants de l’évolution helvétique. La neutralité recevait des entorses ; l’important toutefois était que les Suisses n’y manquassent pas eux-mêmes. Pendant la guerre de trente ans, les protestants enthousiasmés par les exploits de Gustave-Adolphe s’étaient sentis près d’y renoncer ; et de même les catholiques sous Louis XIV mais la sage réflexion l’avait emporté sur la passion imprudente. Ainsi se fortifiait au dedans cette communauté inachevée dont la façade, de style hybride, présentait aux regards d’inquiétantes lézardes.

Le voisinage de la révolution française et, plus tard, l’action coercitive de Bonaparte ne parvinrent pas à transformer l’édifice. On lui donna vainement un aspect artificiel d’État unifié. L’esprit et les habitudes engendrés par l’autonomie cantonale subsistaient. Quand la paix eut été rétablie en Europe, la confédération sortit de cette longue crise en voie d’organisation définitive. Avec ses vingt-deux cantons et sa neutralité confirmée, elle allait pouvoir fonctionner pour autant toutefois que chaque citoyen s’entrainât consciencieusement à la pratique de ce patriotisme à deux étages — cantonal et fédéral — qui réclame de l’attention quotidienne et de l’abnégation diluée. Les Américains en faisaient en même temps l’expérience mais sur une grande échelle et dans des conditions d’isolement qui la leur facilitaient singulièrement. Placée au centre d’une Europe encore incompréhensive à l’égard de cette superposition possible de sentiments et d’intérêts, la petite Suisse ne jouissait pas des mêmes avantages. L’atmosphère continentale, de plus, était peu propice. La réaction dominait parmi les gouvernants des différents pays tandis que les milieux progressistes manifestaient parfois une effervescence dont on ne savait pas si elle pourrait, le cas échéant, être maîtrisée ou canalisée. Rendus méfiants par l’expérience, les Suisses redoutaient d’être à nouveau mêlés aux événements extérieurs et entraînés dans l’orbite des grandes puissances[110]. Cet état d’esprit leur fut salutaire, les forçant à chercher en eux-mêmes les éléments de leur propre sécurité. Il fallait assurer à la confédération le moyen de se faire respecter au dehors et, sans porter atteinte à l’indépendance cantonale, obtenir au dedans le maximum d’action concertée. Ce fut le programme d’un siècle (1814-1914). À l’exécuter moins lentement, avec moins d’étapes, le peuple suisse eût fait œuvre fragile et ne se fût pas rendu capable d’affronter de 1914 à 1918 une redoutable épreuve : quatre années de mobilisation inactive et de gêne économique avec la guerre à toutes les frontières et l’embarras de sympathies adverses à l’égard des belligérants lesquelles divisant la population, venaient se répercuter jusqu’au sein du gouvernement et du commandement. Pourtant il n’y eut ni rupture d’équilibre ni libertés restreintes ni à-coups violents ni incidents vraiment sérieux. Et loin de déceler la moindre fissure, l’unité en parut cimentée plus fortement encore.

À quoi l’Europe a pu mesurer la qualité des rouages, la perfection de l’unité politique, la profondeur de l’unité morale[111]. Comment la variété d’institutions cantonales qui existait encore en 1830 a été peu à peu remplacée par une uniformité dosée, laissant à chaque canton sa physionomie propre tout en lui épargnant les désavantages administratifs et commerciaux du régime antérieur, — comment l’usage du referendum et du droit d’initiative populaire fut expérimenté localement avant d’être généralisé — comment la constitution fédérale esquissée en 1815, mise au point en 1848, amendée en 1874 a pris sa figure définitive — comment l’institution militaire côtoyant la milice et l’armée de métier et s’inspirant de l’un et de l’autre systèmes les a fondus en un tout d’une harmonieuse originalité — comment, sans réactions injustes, le patriarcat a été conduit à abandonner des privilèges surannés au profit de la bourgeoisie d’abord et du peuple ensuite — comment l’esprit d’égalité s’est étendu à toute la confédération sans détruire le hiérarchisme indispensable à toute humanité organisée c’est par là qu’a été attirée l’attention de l’Europe. Attirée mais non retenue. L’Europe fut très lente à se douter que la Suisse lui servirait de jardin d’essai et qu’elle-même pourrait avoir un jour à s’inspirer des expériences politiques et sociales conduites en ce pays. Elle éprouvait un inconscient dédain moins pour les dimensions restreintes du sol confédéré que pour la simplicité d’allures de ses habitants, pour leur indifférence à l’égard des palais dorés et des minuties protocolaires et parce qu’ils ne se réclamaient d’aucun de ces vicariats providentiels que l’orgueil national a colportés à travers l’histoire. En vérité, le « Gott mit uns », le « gesta Dei per Francos », le « Dieu et mon droit » pouvaient-ils frayer avec ce « tous pour un, un pour tous », devise d’un syndicalisme bien subalterne et ne paraissant viser que l’amélioration des conditions matérielles de l’existence. Pourtant on trouva commode d’installer chez ces braves gens les « Bureaux internationaux » à mesure que se faisait sentir la nécessité de leur création. La Croix-rouge, les postes et télégraphes, les chemins de fer… leur furent confiés. On leur fit même honneur de quelques arbitrages à exercer en des conflits lointains ou techniques Le jour vint où, ayant à caser la Société des nations, on se rendit compte qu’elle ne pourrait vivre et se développer que sur la terre de Suisse.

Cette évolution flatteuse dans son principe encore que parfois déplaisante dans ses allures, la Suisse s’y prêta avec un calme, une dignité, un bon vouloir insurpassables. Par là elle s’est définitivement classée la première dans l’ordre des disciples de la sagesse collective. Si l’on voulait de nos jours consacrer à Minerve un nouveau monument, c’est sans doute au pied des monts helvétiques qu’il conviendrait de l’ériger. Minerve n’y figurerait pas sous l’aspect de la déesse altière et presque inaccessible, revêtue d’or et entourée d’encens mais sous les traits terrestres de la femme capable d’appliquer à la vie quotidienne son savoir et sa raison par équilibre corporel et mental. Et cette conception-là vaut aussi d’être honorée.

L’AFRIQUE

L’Europe a pénétré les secrets de l’Asie et de l’Amérique lointaines bien avant ceux de sa voisine l’Afrique. De cette longue ignorance sont issus des préjugés tenaces, notamment celui de l’« infériorité » africaine. On s’est représenté le sol en majeure partie infertile, le climat meurtrier, les populations vouées à une barbarie irréductible… les Européens en sont ainsi venus à considérer l’Afrique comme une sorte de monde subalterne dépendant du leur, destiné à être, dans la mesure du possible, exploité par eux et à leur fournir pour cette besogne la main d’œuvre nécessaire.

Sauf les Hollandais qui s’installèrent en colons à la pointe sud, les autres peuples n’eurent d’abord en vue que la fondation d’établissements de commerce et de comptoirs d’échange. Puis ayant peu à peu utilisé de cette façon la périphérie du continent, ils s’entendirent pour un partage de l’intérieur. Ainsi naquit l’Afrique blanche. Français, Anglais, Portugais, Espagnols, Allemands, Belges, Italiens participèrent à sa création. Elle est de belle ordonnance et d’aspect puissant. Seulement sous le décalque de ses divisions transparaît une Afrique noire qu’on avait tenue pour négligeable. On ne lui connaissait point de passé : elle en avait un. On lui déniait le droit à l’avenir : elle s’apprête à le revendiquer. Cette Afrique-là s’adaptera-t-elle à l’autre en vue d’une coopération productive ou bien est-elle vouée à l’affronter dans la violence ? Problème angoissant car le repos de l’univers en dépend pour une large part.

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La force de l’Afrique noire est évidemment fonction de ses effectifs numériques, de leur unité ethnique et des capacités éventuelles qu’ils représentent. Elle renferme, croit-on, quelque cent cinquante millions d’individus : le chiffre serait-il exagéré, c’est en tous cas, beaucoup plus qu’on ne l’avait cru longtemps et cela suffit à faire écarter sans rémission l’hypothèse jadis entrevue et caressée par l’égoïsme européen d’une élimination progressive de l’élément nègre au seul contact des races blanches. Cet élément nous en ignorons l’origine ; mais la presque unanimité des traditions indigènes évoque, perdues dans la nuit des âges, des migrations venues de l’est. Le fait que les noirs d’Océanie ont, dans les temps historiques, essaimé à Madagascar souligne la vraisemblance de pareils essaimages opérés antérieurement, et sans doute à diverses reprises, sur le continent même. Les nouveau-venus y auraient trouvé des hommes de petite taille à peau rougeâtre et à grosses têtes dont subsistent çà et là des descendants non métissés qu’on désigne sous le nom conventionnel de « négrilles ». Débarqués sur le littoral oriental, ils eurent devant eux une immense étendue de terre habitable — encore que située en majeure partie dans la zone torride. Des fleuves, des lacs, des montagnes, des forêts — au nord, de vastes steppes — vers le sud des hauts plateaux… c’était là une nature propre à développer des tribus de chasseurs et de pêcheurs, nomades ou sédentaires selon les conditions locales, isolées en tous cas du reste du monde par des côtes sans découpures que baignaient des océans solitaires ou par la barrière d’un Sahara déjà en voie d’absolu dessèchement. Il est à croire que les premiers arrivés occupèrent les régions comprises entre le Congo, les lacs et le Zambèze refoulant les négrilles à droite et à gauche et que, de là, peu à peu, ils se répandirent à travers toute l’Afrique méridionale. Ce domaine est encore celui de leurs descendants directs, les Bantous qui représentent le type le plus intact de la race primitive et qu’il n’y a pas lieu de différencier grandement de leurs congénères de Guinée ou du Soudan. Mais l’origine commune doit être fort ancienne. Dans son remarquable précis consacré aux populations noires de l’Afrique, M. M. Delafosse, ancien gouverneur de l’Oubanghi et professeur à l’École coloniale de Paris, admet que ces populations « étaient à peu près dans le même état et occupaient à peu près les mêmes territoires il y a six mille ans qu’aujourd’hui ». Considérant en outre qu’il existe « d’une manière presque continue, à la limite de la zone désertique actuelle, de la mer Rouge à l’océan Atlantique » des peuplades chez lesquelles le sang mêlé blanc et noir se révèle à doses variables, il est porté à voir là les traces d’un métissage antérieur à l’époque historique avec des « autochtones primitifs de race blanche méditerranéenne qui étaient, à partir du Sahara central dans les pays devenus plus tard l’Égypte et la Lybie, les contemporains des négrilles ». Il y a dans ces vues la part d’hypothèse que comporte la préhistoire mais il semble qu’en effet durant la période historique les infiltrations à travers le Sahara devenu sans doute de plus en plus inhospitalier aient été de très faible importance. Des caravanes phéniciennes conduites par d’audacieux trafiquants, quelques tribus sémites venues peut-être par l’Abyssinie et qui s’implantèrent, enfin plus récemment des convertisseurs musulmans au zèle fougueux, tels furent les seuls agents de transformation dont il y ait à tenir compte. Malheureusement si l’étude comparée des langues est une précieuse source d’investigation ethnique, l’histoire politique des anciennes sociétés noires nous demeure peu accessible faute de documents à déchiffrer ou d’inscriptions à exhumer.

Le premier État organisé dont nous ayons connaissance a dû s’élever au ivme siècle. On a reconnu les ruines de sa capitale Ghana ou Koumbi située à l’ouest de Tombouctou. De l’autre côté de Tombouctou, sur le Niger, se trouve Gao centre d’un royaume qui, à partir du viime siècle, fut souvent en rivalité avec celui de Ghana. L’un et l’autre eurent à lutter contre le royaume mandingue qui occupait la région formant l’hinterland actuel de la Guinée et avait pour capitale Kangaba, aujourd’hui simple village[112] non loin de Bamako. Puis venaient les États Mossi, fondés aux xime et xiime siècles ; c’étaient des collectivités de pur sang noir présentant de singulières complications administratives avec une cour où existaient de nombreuses charges rendues héréditaires dans certaines familles. Au sud sur le golfe de Guinée le royaume des Achantis et celui du Dahomey se distinguèrent par leur forte organisation. Entre le Niger et le Tchad résidaient les Haoussa répartis en plusieurs royaumes qui furent tour à tour tributaires les uns des autres ; celui de Kano renommé pour sa richesse agricole ; celui du Gober dont on appréciait au xvime siècle les produits manufacturés, tissus et cuirs. Des deux côtés du Tchad le Bornou et le Kanem virent aussi s’élever des royautés prospères. Au delà s’étendaient les territoires des Ouadaï, du Darfour et du Kordofan, ce dernier touchant au haut Nil.

Les chefs de ces États ne furent pas seulement des guerriers ; beaucoup firent fonction de gouvernants au sens élevé que la civilisation donne à ce mot. Soundiata, roi des Mandingues, auréolé par une brillante victoire remportée en 1230 à Koulikoro sur un adversaire redoutable est réputé d’autre part pour avoir fait faire à l’agriculture d’heureux progrès. Un de ses successeurs Gongo Moussa (1307-1332) qui s’empara de Gao et de Tombouctou éleva dans ces deux villes les premières mosquées à terrasses et à minarets. Sa politique extérieure était active ; il échangeait des présents avec le sultan du Maroc et fut reçu avec éclat au Caire lors du voyage qu’il fit au tombeau du prophète. Nous avons pour nous renseigner tant sur l’État mandingue que sur les autres États de l’Afrique occidentale les relations d’Ibn Babouta et de Léon « l’africain » qui l’un au xivme et l’autre au début du xvime siècle les visitèrent, souvent impressionnés par le bon ordre administratif et la prospérité qui y régnaient.

Or à la fin du xvime siècle, le sultan du Maroc convoitant la possession de salines d’un revenu appréciable et de mines d’or dont il s’exagérait le rendement dirigea sur le royaume de Gao un corps de reîtres espagnols, renégats embauchés à cet effet. Ces hommes munis d’armes à feu épouvantèrent et mirent en déroute les vingt-cinq mille fantassins et les deux mille cavaliers du roi de Gao. Tombouctou fut prise ; elle était devenue un centre de culture ; des jurisconsultes s’y formaient : une littérature s’y développait dont on commence à peine à se faire quelque idée. Les vainqueurs, de vrais bandits, installés dans le pays, le corrompirent et portèrent un coup funeste à cette naissante civilisation qui ne s’en releva point. Gao s’affaissa. Tombouctou entra dans une sorte de crépuscule. Les royaumes qui s’élevèrent par la suite furent nettement en recul moral et politique encore que quelques uns aient atteint un certain niveau de prospérité. Pour un Mohammed Bello (1815-1837) conscient de ses devoirs royaux[113], protecteur des Lettres, écrivain lui-même en poésie et en prose, que de chefs sanguinaires sans idéal et sans culture ! Aussi bien une autre cause de démoralisation était intervenue. À travers ces sociétés que leur isolement condamnait à de lents et difficiles progrès se propageait le virus de l’industrie esclavagiste. L’esclavage avait toujours existé mais réduit aux prisonniers de guerre. Maintenant que l’esclave devenait objet d’exportation, les razzias pour se le procurer représentaient une opération profitable. Sur la côte orientale, c’était depuis longtemps un métier lucratif. Là, échelonnés de Sofala au cap Guardafui étaient les sultanats tels que Mozambique, Quiloa, Zanzibar, Mombassa, que des capitalistes de Mascate, de Chiraz et de Bombay avaient installés — quelques uns dès le xiime siècle — en vue d’exploiter le bétail humain. Par la suite les vaisseaux négriers portugais avaient pris l’habitude de s’y alimenter. Toutefois le marché demeurait restreint. Lorsque l’Europe occidentale commença à s’adonner à la grande colonisation, l’esclavagisme gagna de proche en proche. Une grande partie du malheureux continent en devint la proie ; il sévit violemment sur la côte de l’Atlantique où les souverains de quelques États anciens comme le Dahomey y puisèrent l’occasion d’un regain de richesse.

Les moins atteints par le fléau furent les États bantous du centre. Ils bénéficiaient des circonstances mêmes qui avaient entravé leur développement. Protégés par le rempart de la forêt équatoriale et par un réseau fluvial dont les inondations annuelles les coupaient les uns et les autres, ils étaient demeurés enfermés dans leur autonomie obligatoire. On en a trop vite conclu à la médiocrité de leurs capacités évolutionnistes. Mieux informée, la critique contemporaine tend à reconnaître que si les peuples noirs de l’Afrique offrent sous le rapport de la vie matérielle des diversités qui s’expliquent par les conditions géographiques nullement similaires dans lesquelles ils sont placés, ils présentent par ailleurs « une unité remarquable au point de vue moral et social ». De quoi est faite cette unité ?… Il est sans doute intéressant de constater que ces peuples possèdent pour la plupart des aptitudes artistiques remarquables, que leurs chants de guerre ou d’amour sont expressifs, leurs rythmes originaux, que leur style est imagé, que certaines de leurs langues se recommandent par la richesse et la souplesse, que tels d’entre eux ont inventé des instruments de musique ingénieux, que tels autres ont sculpté l’ivoire et ciselé l’or de façon à éveiller la vive recherche des collectionneurs modernes ; mais ce qui importe avant tout, c’est de pénétrer l’organisation familiale qui les distingue, la conception qu’ils ont de la vie, le secret des croyances qu’ils professent. Sur ce dernier point il semble que le fanatisme soit étranger à leur nature et que lorsqu’il s’est manifesté, la responsabilité en incombe aux blancs. L’islamisme en pénétrant jadis chez eux a trouvé les uns réfractaires, les autres accueillants. On a vu souvent des dynasties y adhérer par ambition tandis que leurs sujets demeuraient fidèles à l’ancienne religion — et ce dualisme fonctionner sans heurts. Les violences extérieures n’ont pas manqué. Au soir du xime siècle le royaume de Ghana fut à demi détruit par Aboubekr[114] pour avoir résisté à l’islamisation et, huit cents ans plus tard, l’Ouganda était ensanglanté par une guerre déplorable qu’avaient provoquée les rivalités des missions protestantes et catholiques. Les chrétiens ne comptent pas encore un demi-million de fidèles et les musulmans quoique beaucoup plus nombreux le sont moins qu’ils ne le croient ou veulent le faire croire. Du reste les convertis n’ont pas toujours abjuré ce culte des esprits qui est le fondement de l’« animisme » africain et dans lequel se reflète une tendance panthéiste évidente ; ils ont notamment de la peine à s’accoutumer à la notion de l’intervention providentielle. C’est par là pourtant que réussira à s’exercer — si elle doit réussir — l’emprise religieuse de l’Europe ; de même que son emprise sociale ne pourra aboutir que par le développement de l’individualisme. Les sociétés noires sont-elles, comme le prétendent certains spécialistes de l’Afrique « foncièrement collectivistes » ? Ce n’est pas acquis mais il est exact que la notion de propriété y est généralement limitée aux produits du travail et ne s’étend pas au sol lui-même. Quant à la famille, elle paraît avoir été autrefois basée sur la prépondérance de la parenté féminine ; de nos jours la parenté masculine a triomphé chez beaucoup de peuplades.

Tirer un horoscope raisonnable de ces tendances est impossible ; les destins de l’Afrique noire en seront évidemment influencés mais ils le seront plus encore par le contact de l’Afrique blanche et les exemples qu’elle en recevra.

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Il y avait déjà longtemps que la France avait pris pied à Alger et l’Angleterre au Cap — plus longtemps encore que les Portugais s’étaient établis sur les côtes d’Angola et de Mozambique — lorsque, par l’initiative imprévue du roi des Belges Léopold II, se trouva déclanchée entre les gouvernements de l’Europe la « course aux protectorats » africains. Jusque là l’effort blanc vers l’intérieur du continent s’était partagé entre des explorateurs du type de René Caillé, des savants comme Barth ou Nachtingal, des missionnaires inspirés par l’exemple de Livingstone[115]. Envoyé par son journal à la recherche de ce dernier dont le sort inquiétait ses compatriotes (1877), un reporter américain, Stanley sut retrouver l’illustre anglais ; en même temps il découvrit le bassin du Congo. Ce fut une révélation. Comme beaucoup de fleuves africains, celui-là rencontrait aux approches de l’océan des barrages naturels qu’il franchissait en cataractes rébarbatives mais, à quatre cents kilomètres du rivage, avec ses multiples affluents, il constituait à travers une immense région aplanie le plus beau réseau de voies navigables. Léopold II dont le regard aigu s’était déjà posé sur l’Afrique centrale avait entrepris dès 1876 la lutte antiesclavagiste[116]. Une association internationale ayant son centre à Bruxelles avait provoqué l’envoi de missions : il y en avait une française dirigée par Brazza, une allemande commandée par Böhm. Les Portugais s’agitaient de leur côté si bien qu’il y eût à l’embouchure du Congo convergence d’efforts sous lesquels naturellement perçaient des rivalités internationales. L’initiative belge s’y faufila. Le roi Léopold ayant constitué un « Comité d’études du Haut-Congo » envoya vers l’intérieur une expédition commerciale qui noua des relations, signa des traités, négocia des protectorats. Ainsi naquit l’État du Congo, conception ultra-moderne et si inédite que personne d’abord n’y voulut croire. Mais avec une sûreté de vues et une habileté de doigté confinant au génie, Léopold suivait sa route, encourageant la poignée d’agents audacieux qui lui conquéraient un empire et traçant lui-même les frontières de cet empire à l’aide de tractations dans lesquelles il s’appuyait tour à tour sur l’Allemagne ou sur la France, opposant les intérêts des puissances les unes aux autres, cédant à l’une, résistant à l’autre, coordonnant toutes choses. L’État belge demeurait étranger, presque hostile à cette épopée qui comptera parmi les plus étonnantes de l’histoire. Le souverain passé homme d’affaires ne lui demandait rien. Il engageait ses propres capitaux ou s’en procurait comme s’il se fut agi d’une entreprise privée. Puis brusquement un congrès assemblé à Berlin (1884-1885) pour établir un « droit public africain » se trouva amené à reconnaître « l’État libre du Congo ». Sans cesser d’être homme d’affaires, Léopold redevenait souverain. Quatre ans plus tard, par un testament prestigieux[117] il léguerait à la Belgique un avenir immense assuré par son intelligence, sa volonté et sa patience. Ces façons de faire médusaient les Anglais. Ils laissèrent échapper les précieuses régions du Katanga et même cédèrent à bail un vaste territoire sis entre le Congo et le Nil ; la France se croyant lésée intervint maladroitement pour obliger les Belges à se retirer de la vallée du Nil qu’elle livrait ainsi aux Anglais : erreur politique que plus maladroitement encore, elle devait un peu plus tard, chercher à réparer en occupant Fachoda. Pendant ces temps les troupes congolaises formées et commandées par des officiers belges pourchassaient péniblement les populations esclavagistes tandis qu’avec des difficultés répétées se construisait la voie ferrée mettant le Congo navigable en communication avec la côte. Lorsqu’elle eût été inaugurée (1898) le commerce congolais se mit à progresser à raison de dix millions par an.

La création de l’État du Congo agit comme une sorte de révulsif sur les puissances européennes, celles surtout qui semblaient pouvoir prétendre à une hégémonie africaine, c’est-à-dire l’Angleterre et la France lesquelles possédaient au Cap et en Algérie de fortes bases d’action. Mais tandis que l’Angleterre eut la chance de trouver Cecil Rhodes pour servir ses intérêts, la France se retarda grandement en ne réalisant pas en temps voulu le chemin de fer transsaharien.

L’action française datait de loin. Elle s’était dépensée depuis 1820 — mais surtout depuis 1880 — en poussière d’héroïsme. Des missions mal subventionnées, peu encouragées mais jamais en peine d’endurance avaient sillonné l’Afrique occidentale forçant peu à peu l’attention de la métropole, nouant des relations avec les roitelets indigènes, s’imposant par la bravoure et la douceur combinées. L’effort français convergeait vers le Tchad. Il y eut bientôt là une immense « sphère d’influence » selon l’expression que les chancelleries employaient et qui était encore plus élastique que le terme d’« hinterland » déjà fort imprécis. De 1885 à 1890 des conventions signées avec l’Allemagne, la Belgique, le Portugal, l’Angleterre commencèrent de délimiter le nouveau domaine de la république. Cela se faisait à l’amiable. En ce temps là, les causes de conflit se trouvaient au sud. L’Angleterre s’alarmait des menées portugaises et allemandes susceptibles de contrecarrer ses desseins grandissants. Après le voyage de l’explorateur Serpa Pinto (1877-1879), l’activité portugaise s’était réveillée de son long et imprudent sommeil. On s’était pris à Lisbonne à imaginer une jonction possible à travers le continent des colonies d’Angola et de Mozambique ; des protectorats un peu artificiels avaient été négociés. Ces ambitions transversales coupaient la verticale britannique juste au moment où celle-ci tendait à s’affirmer au détriment des Boers. Or les Allemands s’établissaient à ce moment un peu partout : à Angra-Pequena, au Togo, au Cameroun, plus tard à l’est du lac Tanganika. L’orgueil national chez eux devançait le besoin. Leurs colonies n’étaient encore que des colonies de luxe mais les prévoyants fondateurs de ces établissements apercevaient l’opportunité de venir en aide aux Boers et aux Portugais contre les Anglais ; cette opportunité ne pouvait faire de doute. Heureusement pour ces derniers l’influence anti-coloniale du prince de Bismarck avait paralysé le gouvernement impérial. Lorsque de temps à autre le chancelier croyait devoir donner quelque satisfaction aux partisans d’une politique expansionniste, il le faisait de mauvaise grâce ; le plus souvent il contrecarrait leurs actions. L’Angleterre ainsi échappa au plus grave péril qui put la menacer dans l’Afrique australe. L’occupation du Bechuanaland, un ultimatum violent présenté à Lisbonne et suivi d’une campagne d’intimidation assurèrent sa victoire. Elle réussit même à mettre le sultanat de Zanzibar[118] à l’abri des ambitions germaniques par la cession en échange de l’ilôt d’Héligoland situé à l’embouchure de l’Elbe et qui ne lui était guère utile mais que convoitaient les milieux militaires prussiens. L’Allemagne ne s’aperçut que longtemps après combien son hésitation à jouer les grands rôles en Afrique avait desservi ses intérêts mondiaux.

Elle s’appliqua du moins à bien organiser ses colonies qui, pour isolées qu’elles fussent les unes des autres[119] et sans espoir de se jamais rejoindre, n’en constituaient pas moins de domaines d’étendue considérable et dont l’avenir pouvait devenir brillant. L’issue de la guerre de 1914-1918 arrêta l’essor allemand. La fiction des « mandats » (il n’y avait là qu’une annexion déguisée) permit aux Anglais de s’emparer de ces territoires dont ils laissèrent leurs alliés français prendre une petite part. On peut douter que le cours du destin s’en trouve grandement modifié. Aux yeux des noirs, les blancs demeurent des exploitants et même lorsque ceux-ci se font apprécier de l’indigène, ils ne doivent pas se figurer avoir enfoncé dans le sol africain des fondations bien durables.

L’Italie, elle, avait tenté sa chance à l’extrême-est. Déçu dans ses aspirations tunisiennes, son gouvernement vers 1888 s’empara du littoral de la mer Rouge qui fut dénommé Érythrée. Les Anglais qui avaient encouragé les Italiens à cette prise de possession les arrêtèrent lorsque, deux ans plus tard, ceux-ci voulurent s’aventurer dans la région de Karthoum. L’empereur Jean d’Éthiopie (le roi des rois comme on le désigne) étant mort, le gouvernement italien commit l’erreur au lieu de laisser les candidats à sa succession s’entredéchirer de se prononcer en faveur de l’un d’eux, Ménélik, qu’elle voulut, une fois couronné, traiter en vassal. La guerre s’ensuivit et le désastre d’Adoua (1896) découragea pour longtemps le cabinet de Rome de rien entreprendre de ce côté. Par la suite toutefois l’Italie s’implanta en Tripolitaine et en Cyrénaïque mais ce sont là régions méditerranéennes dont l’évolution, certainement, demeurera distincte de celle de l’Afrique noire.


L’UNITÉ DU MONDE
ET LE PROGRÈS HUMAIN

Envisagées du point de vue historique, la notion d’unité et la notion de progrès demeurent essentiellement relatives. Elles ne sauraient conduire à aucun absolu. Quoiqu’il advienne, l’humanité ne réalisera jamais l’uniformité complète pas plus que le progrès ne se confondra avec la perfection. Ces notions ne sont pas davantage connexes à l’idée de continuité mais elles sont apparemment solidaires. L’exemple des sociétés antiques : chinoise, hindoue, égyptienne, perse, hellène… prouve que la corrélation entre le progrès et l’unité s’est affirmée à maintes reprises, étant entendu qu’il s’agit de toute forme d’unité aussi bien politique, religieuse, intellectuelle que simplement territoriale. L’exemple des États barbares établit d’autre part que lorsque la régression s’est produite, elle a eu lieu presque simultanément dans les deux domaines. Mais de même que nous avons vu le mouvement démocratique devoir à l’invention de l’imprimerie le principe de son extension et ne se développer vraiment qu’avec la diffusion de cette invention, de même l’électricité précédée par son chambellan, la vapeur, apparaît comme reine et maîtresse du progrès moderne. Or le progrès qu’elle régente affecte principalement la vie matérielle et la vie sociale. Dans quelle mesure la vie intellectuelle et la vie morale en ont-elles été influencées, voilà ce qui serait à déterminer. La civilisation a ses sceptiques aux yeux de qui tout gain se trouve plus ou moins compensé par une perte — l’abaissement moral servant de rançon à l’amélioration matérielle et la qualité amoindrie répondant au nombre accru. Cette appréciation est empirique. Rien dans les enseignements du passé ne nous oblige à prévoir que le cinéma doive tuer l’art dramatique ou l’automobile dissocier la famille. Autant dire que les chemins de fer ont embrumé la pensée. Nous savons par contre que la possibilité de l’usage implique la possibilité de l’abus et que l’homme ne possède pas la capacité de se maintenir par la seule grâce de sa nature à mi-chemin de l’usage à l’abus. Il lui faut donc une résistance apprise. Cette résistance est d’autant plus complexe à organiser que les chances d’abuser s’accroissent, en général, à mesure que les chances d’user deviennent plus nombreuses et plus variées. De là la prépondérance grandissante de la pédagogie. L’avenir lui est soumis. Mais elle-même demeure soumise à la loi démocratique du nombre. Les collectivités ne veulent plus obéir à des élites de surhommes formés dans un temple ; elles réclament l’accès du temple. L’éducation intégrale promise à quiconque en peut profiter sans autre privilégié que le plus capable est un idéal vers lequel la démocratie a cheminé depuis plus d’un siècle, silencieusement, pas à pas et comme à couvert. Par ailleurs l’action pédagogique se trouve limitée par un héritage qu’elle ne saurait répudier ; ce sont les données, les aspirations, les habitudes acquises ou contractées par les générations antérieures et dont l’ensemble fait partie intégrante de la civilisation.

On pourrait essayer de constituer un tableau graphique dont les courbes, correspondant aux divers aspects de la valeur individuelle, permettraient d’en apprécier approximativement l’évolution. Au point de vue de sa vigueur corporelle, de sa conscience, de son caractère, de son intellectualité, de sa plasticité… comment le civilisé d’aujourd’hui se compare-t-il avec l’homme des âges précédents ?

Celui des cavernes sans doute le dépassait en force musculaire sinon en force nerveuse mais sa résistance à la maladie devait être moindre. Il était en tous cas désarmé en face de l’accident, ne possédant guère de moyens d’aider l’action de la nature. C’est aux temps préhistoriques pourtant que naquit la chirurgie opératoire[120]. S’il est exact qu’un traité de thérapeutique rédigé en Chine deux mille cinq cents ans avant l’ère chrétienne ait, par l’Inde et l’Égypte, influencé le monde méditerranéen, nous savons qu’il n’y avait alors à proposer au malade que l’usage de remèdes naturels et très simples ; du moins ces prescriptions ne barraient pas la route à la science expérimentale comme le firent à plusieurs reprises les médicaments charlatanesques mis à la mode dans la suite par le snobisme et l’excentricité. En ce domaine comme en astronomie, le génie intuitif des Hellènes s’était approché de la vérité au point d’être près de la saisir. C’est ainsi qu’Hippocrate, né au vme siècle av. J.-C. domine de beaucoup Galien qui vécut six cents ans après lui. Mais ce qui, plus que l’insuffisance des moyens d’investigation, consacra le recul et entrava tout progrès, ce fut l’opposition religieuse aux études anatomiques, la dissection d’un cadavre étant regardée comme profanatoire par le christianisme et aussi par l’islam. Pendant tout le moyen-âge les hommes s’en remettant à Dieu du soin de guérir leurs maux, vécurent ignorants de leur constitution corporelle et peu anxieux d’en connaître les secrets. L’anatomie ne fut remise en honneur que par la Renaissance. La découverte du mécanisme de la circulation du sang au début du xviime siècle ouvrit une ère nouvelle ; celle du rôle des micro-organismes au xixme siècle élargit brusquement l’horizon ; désormais l’humanité connut l’ennemi principal contre lequel elle avait à se défendre. Toutes les modalités de la science requises pour l’y aider conduisirent à des résultats inespérés. Et sans doute ici aussi, l’abus est né. On peut prétendre que la préoccupation exacerbée de sa santé affaiblit et diminue l’individu. Mais la médecine n’est-elle pas préservée contre son propre excès par l’hygiène qui a grandi parallèlement et constitue par excellence l’art de se passer d’elle ? L’une et l’autre tendent à devenir des services publics ; il est malaisé de prévoir où s’arrêtera dans cette voie le courant interventionniste. Les « eugénistes » se flattent de le pousser à l’extrême et d’en tirer les éléments d’une législation protectrice à l’aide de laquelle s’érigerait une race éminente et quasi-surhumaine. Quoiqu’il en soit, il appert que si l’individu dépense de nos jours une large part de ses réserves vitales par l’usure plus grande de l’existence moderne, il possède des moyens adéquats de neutraliser cette usure en récupérant la force perdue.

Une pareille équivalence s’établit-elle en ce qui concerne la force morale ? Ce terme couvre plusieurs domaines, notamment le caractère et la conscience qu’on ne saurait confondre — et aussi la religion dont il est malaisé de disserter sans éveiller des passions qui repoussent le droit de critique. Les Églises ont traversé dès l’origine des périodes de décadence et des périodes de redressement. Il est généralement reconnu aujourd’hui, même par leurs fidèles, qu’elles obéissent aux lois de l’évolution comme toutes les institutions. Les effectifs qui représentent leur puissance numérique, sans être stationnaires, n’ont pas subi les modifications considérables escomptées par les chefs. Elles ont, en somme, peu gagné les unes sur les autres au total[121] ; elles ont sans doute perdu par rapport à la libre-pensée mais la libre-pensée s’est de son côté dépouillée de son caractère agressif et violent. Vers la fin du xixme siècle notamment le doute a chez beaucoup de libre-penseurs pris la place de la négation intransigeante tandis qu’au sein des Églises le sentiment religieux tendait à l’emporter sur le dogme. Or le dogme inspire volontiers l’intolérance alors que le sentiment religieux s’accommode de bienveillance à l’égard de ceux qui ne l’éprouvent point. Il constitue aussi un facteur d’unité comme il est apparu par exemple au congrès des religions tenu à Chicago en 1893 ; le dogme ne saurait l’être ; toute perspective de réaliser l’unité dogmatique parmi les hommes semble écartée désormais. La foi, l’espérance et la charité justement dénommées « vertus théologales » ont continué d’alimenter le sentiment religieux dans la plupart des Églises mais non point à doses égales. La foi vacille souvent ; l’espérance au contraire se terre indéracinable dans le cœur de l’homme. La charité n’a cessé de se fortifier et de se propager ; c’est la véritable conquête des temps modernes dans le domaine moral comme l’est l’électricité dans l’ordre matériel. Qu’on la débaptise pour l’appeler altruisme ou solidarisme, elle conserve le même visage. C’est toujours l’« amour du prochain » entrevu par les religions antérieures et auquel l’évangile a donné une formule définitive en l’érigeant en devoir social.

De ce chef la conscience de l’homme civilisé apparaîtrait comme susceptible de perfectionnement mais on n’en peut encore juger, les germes de corruption s’étant accrus au sein de la société. Il y a là comme deux énergies contraires en lutte violente l’une contre l’autre. La poursuite passionnée de la fortune sévit depuis toujours, engendrant l’hypocrisie et la malhonnêteté mais ces maux ont grandi à mesure que s’étendaient les facilités de production et surtout de circulation de la richesse. Il paraît vain d’escompter un progrès de l’individu autrement que par une réforme de la collectivité et par le secours d’une législation d’endiguement l’aidant à maîtriser ses appétits. La façon d’accorder la justice sociale avec l’état économique est recherchée plus ou moins consciemment de tous côtés et sans qu’une solution claire et pratique se laisse encore apercevoir.

Les institutions de l’ordre politique ont passé par de nombreuses modalités auxquelles les contemporains ont généralement attribué une valeur ou une non-valeur également exagérées. L’individu, la cité, l’État restent partout face à face avec leurs intérêts à la fois convergents et divergents qu’il faut accorder le moins mal possible. Ni les gouvernements d’autrefois ni ceux d’aujourd’hui n’y ont réussi complètement ; on devrait dire qu’ils y ont échoué s’il ne s’agissait que de principes, aucune formule assez éminente pour être universellement recommandée n’ayant été trouvée. Mais en matière politique l’esprit public joue par rapport aux institutions, le même rôle que le sentiment religieux par rapport au dogme. C’est lui qui anime et vivifie. Or l’esprit public a progressé parmi la plupart des peuples. Qu’il soit fonction de la culture est indéniable mais il paraît l’être de la culture moyenne bien plutôt que de la culture supérieure apparemment moins apte à l’alimenter.

L’homme du xxme siècle se trouve en possession d’un outillage dont le perfectionnement s’est brusquement accéléré. Une industrie ingénieuse incitée par les découvertes de la science contemporaine a tout transformé autour de lui, son travail comme ses plaisirs, son logement comme ses moyens de transport. Les conséquences de ces transformations encore qu’insuffisamment dessinées pour être appréciées avec certitude s’affirment comme d’inégale portée. Celles qui concernent le foyer ont accru l’indépendance de l’homme à l’égard des circonstances extérieures ainsi que ses facultés d’adaptation et sa plasticité ; celles qui concernent le travail ont tantôt amélioré et tantôt empiré les conditions dans lesquelles il s’y adonnait. Quant aux transports, il est résulté de leur progression un élément nouveau, la vitesse. Depuis cent ans, elle n’a cessé de croître engendrant à son tour le besoin de vitesse lequel n’affecte pas seulement la vie physique mais aussi la vie mentale et sociale. Une agitation qui menace d’être inféconde s’est établie. Il se peut que par l’éducation, l’humanité parvienne à ne retenir de cette agitation que ce qui serait nécessaire à une production suffisamment intensive, le domaine de la pensée désintéressée y demeurant soustrait. Peut-être de grandes nouveautés surgiront-elles dans cette direction ; le problème n’ayant pas été sérieusement étudié jusqu’ici, demeure entier. Pour l’aborder avec chance de succès, il faudrait renouveler d’abord l’idéal et les méthodes pédagogiques ; il faudrait aussi le concours d’un état social plus stable sinon plus uniforme et n’autorisant pas de si brusques et si grands écarts dans la situation de chacun.

Par rapport à son caractère c’est-à-dire à sa force de contrôle sur lui-même, à son action sur ses semblables, à sa résistance en face des circonstances adverses, l’homme civilisé est-il voué comme on l’a dit à une déchéance obligatoire ? Si la mode n’était passée de composer des « parallèles » entre tel ou tel de ceux qui marquèrent dans l’histoire, on constaterait par ce procédé que les indices de valeur n’ont fléchi ni en ce qui concerne le courage militaire ou civique ni en ce qui concerne la décision, la persévérance ou l’endurance volontaires.

Reste l’intellectualisme. Pour la commodité de notre recherche, considérons l’être humain du point de vue intellectuel comme une usine divisée en trois départements : connaissances, entendement, imagination créatrice. Le premier, dirait-on, a charge d’amasser les matériaux, le second de les classer et de les répartir, le troisième d’en tirer la substance nécessaire à l’invention personnelle. Ce dernier point peut prêter à discussion, certains tenant l’imagination créatrice pour une faculté en quelque sorte autonome. À l’origine pourtant on ne se la représente pas fonctionnant sans aucune donnée acquise ni entraînement préalable de l’intelligence mais c’est là un « moins l’infini » que l’on peut négliger ici. Le peintre de fresques préhistoriques possédait déjà un capital considérable d’expérience et de réflexion.

Au cours des âges historiques, le département des connaissances s’est agrandi de façon surprenante par une gradation irrégulière et nullement inéluctable. La marche en avant pouvait s’opérer tout autrement. Bergson s’est demandé ce qu’il fût advenu si la curiosité antique s’était concentrée sur les sciences psychiques plutôt que sur les mathématiques ; l’orientation générale de l’histoire n’en eût-elle pas été modifiée ?… Mais le psychisme était alors et est demeuré malgré tout trop fuyant pour être utilisé comme point de départ et base de recherches expérimentales. Au contraire le hasard aurait pu orienter de très bonne heure nos ancêtres du côté des phénomènes chimiques ; il est singulier qu’il n’en ait pas été ainsi. Le principe en était à portée. Il n’est pas moins étrange que l’idée d’utiliser la force de la vapeur ne se soit pas manifestée plus tôt et que l’électricité ait tant tardé à se laisser capter. La documentation s’opéra par la chance aidée d’une intuition non réglée. Le désir de savoir incitait souvent les hommes mais le levier de la méthode leur manqua constamment. Après avoir cru sentir dans les choses des volontés autonomes qu’ils s’inquiétaient de se rendre favorables, ils n’y virent plus que les pièces d’un mécanisme compliqué dont ils s’efforçaient de trouver le centre et la mesure ; l’idée d’y chercher des forces en action ne fit jamais qu’effleurer leur mentalité ; la conception dynamique leur resta étrangère. Ils furent d’ailleurs victimes de régressions profondes ; maintes connaissances acquises se perdirent qu’il fallut récupérer péniblement. Au moyen-âge, comme nous l’avons vu, on se crut, confondant la science avec la religion, parvenu à l’étape dernière.

Pareils périls ne sont plus à redouter mais un autre se dessine issu d’une documentation maintenant trop abondante et qui, jusqu’ici, n’a pu être ordonnée et rattachée à un classement supérieur. La spécialisation s’est donc imposée. Le savoir a dû être distribué comme on fait de l’eau d’un fleuve pour irriguer le sol à l’entour par parcelles. Récent est le procédé et déjà l’on s’aperçoit combien l’entendement va en souffrir. C’est qu’en effet « plus les faits à connaître se multiplient, plus est vain l’effort pour les assimiler ; mais d’autre part plus va se développant le spécialisme, plus devient large le fossé d’incompréhension qui sépare les spécialisés ». Est-ce à dire que l’esprit humain doive finalement rétrograder ? Il n’y paraît guère. Le cerveau de l’homme n’a pas fléchi. Ses capacités demeurent identiques mais son jugement risque d’être dévoyé par le spécialisme comme il le fut jadis par la scolastique.

Pour l’imagination créatrice. Elle a fait un bond formidable mais dans un seul domaine, la musique. Les autres arts et la littérature aussi bien n’ont cessé d’alterner entre le talent qui est fréquent et le génie qui est rare. Des fulgurations esthétiques traversent parfois la vie des peuples, illuminant leur marche. Le reste du temps, ou bien ils s’illusionnent sur la valeur de leurs littérateurs et de leurs artistes alors que ceux-ci se tiennent au-dessous du médiocre ou bien, rendus injustes, ils se retournent, avec regret, vers les âges écoulés dont ils proclament les productions inégalables. La musique, elle, n’est point exposée aux comparaisons rétrospectives. Les cimes qu’elle a atteintes dominent de trop haut toutes les régions antérieures. Régions fort anciennes, certes. On peut imaginer que l’homme a chanté avant même que de parler et les premiers et rudimentaires instruments de musique ont dû vibrer sous ses doigts avant qu’il se soit essayé à manier le pinceau ou le ciseau. Les intervalles musicaux, la notation par des signes datent de loin : notre gamme actuelle est bientôt millénaire. Pourtant, des chanteurs du temple de Jérusalem aux Meistersinger de Nuremberg, de la grande harpe qui figure sur le tombeau de Ramsès III à l’orgue géant construit au xme siècle par l’évêque de Winchester, le progrès, si l’on ose ainsi dire, est resté lié au sol ; puis subitement il est devenu ailé et s’est, comme par un envol magnifique, emparé de l’espace. Sans doute le perfectionnement des instruments qui a permis la constitution des orchestres modernes en a-t-il été l’occasion. La peinture, elle aussi, avait dû, il y a quelques siècles, sa rénovation à des applications techniques d’une ingénieuse opportunité. Mais l’art musical comporte désormais un élément nouveau à savoir la métamorphose éventuelle d’un corps d’exécutants, en une sorte d’organisme vivant, autonome, d’une unité à la fois souple et puissante — et l’électrisation par cet organisme des plus vastes auditoires auxquels s’ouvre ainsi l’accès direct à un monde irréel : monde mystérieux dont les limites d’influence ne sont encore ni atteintes ni même connues. La musique pourrait devenir une véritable religion dont l’action n’en serait alors qu’à ses débuts

Pour caractériser d’un seul mot l’ensemble du progrès humain, tenons-nous en à celui-ci : l’extension des possibilités. C’est là ce qui définit le mieux le mélange de certitudes et d’incertitudes enregistrées jusqu’ici. Cette extension s’est produite plutôt horizontalement que verticalement, plutôt en étendue plane qu’en profondeur ; concédons-le à la critique. Mais si même la civilisation ne devait plus s’enrichir et que seul dut augmenter le nombre des individus appelés à en partager le bénéfice, ne vaudrait-il pas la peine de travailler avec ardeur afin d’assurer un tel résultat ?

  1. Par la suite, il n’en fut plus ainsi. Anxieux de rémunération matérielle et poussés à produire le plus possible, les copistes accumulèrent les omissions et les erreurs. Pétrarque s’est plaint d’eux en termes véhéments.
  2. La législation britannique tolérait cinq esclaves par trois tonneaux, mais on en chargeait souvent sept. Pour les transports de soldats on exigeait des armateurs, au minimum, un espace de deux tonneaux pour trois hommes.
  3. Il est vraisemblable que les mélanges détonnants ont été connus de bonne heure par les Chinois et que ce sont les Arabes, qui, en occident, fabriquèrent les premiers canons, mais si médiocres et difficiles à manœuvrer qu’ils furent longtemps inefficaces. On ignorait le rapport entre la longueur et la portée de l’arme aussi bien que la résistance comparée des divers alliages. Le xve siècle ne réalisa pas grande amélioration, de sorte qu’au xvie, Montaigne pouvait encore écrire : « Les armes à feu sont de si peu d’effet, sauf l’étonnement des oreilles qu’on en quittera l’emploi » ; jugement rappelant celui de Thiers lorsque, devant la Chambre des Députés vers 1840, il affirmait que les chemins de fer ne remplaceraient jamais les diligences.
  4. L’un des nombreux enfants du pape Alexandre VI.
  5. Marguerite de Valois plus tard reine de Navarre fut l’une des premières « princesses de lettres ». Séduisante et généreuse, elle groupa autour d’elle les écrivains, protégeant les protestants contre les premières persécutions. Ses contes en proses groupés sous le nom d’Heptameron, sont supérieurs à ses vers, mais ne donnent pas une idée très respectable de la valeur morale de la cour de François Ier.
  6. Depuis leurs victoires sur la Bourgogne et sur l’Autriche, les troupes suisses passaient pour invincibles. En 1511, le pape belliqueux Jules II tournant contre la France la ligue qu’il avait d’abord formée contre Venise, obtint leur concours. Mais Marignan ramena les Suisses à la France. Vaincus par elle, ils en furent pénétrés d’admiration et signèrent avec François Ier la « paix perpétuelle » qui devait durer jusqu’en 1789. Le traité fut conclu à Genève entre la France et huit des cantons suisses.
  7. Érasme (1467-1536) de Rotterdam, « moine malgré lui », voyageur infatigable et curieux, exerça sur son temps une influence considérable. Bâle était sa résidence préférée. En montrant, comme dit Nisard « que l’homme moderne est fils de l’ancien » et que les littératures « ne sont que le dépôt de la raison humaine », il aida beaucoup à répandre la doctrine de l’évolution et du progrès. Il fut le grand précurseur de l’internationalisme intellectuel qui ne devait vraiment s’épanouir qu’au xviiie siècle.

    John Colet fonda la célèbre école de St-Paul, mère de tous les grands public schools d’Angleterre. Son nom est à rapprocher de ceux de St-Anselme qui vivait six siècles avant lui et de Thomas Arnold qui vécut trois siècles plus tard. Ces hommes déposèrent à trois reprises dans un sol ingrat, les germes de la pédagogie réfléchie et respectueuse de la nature humaine qui fit la force de l’Angleterre moderne.

    Quant à Thomas More, homme d’État « ardent et inflexible », philosophe « austère et tendre », on lui doit sous le nom d’Utopia (d’où vint le mot utopique) la description d’un royaume imaginaire dont les institutions sont surtout remarquables par la critique qu’elles comportent de l’ordre social tel qu’il est encore compris. More le qualifie de « conspiration permanente des riches contre les pauvres » et l’accuse de « fabriquer des criminels pour le plaisir de les châtier ». Nombre de ses théories avancées sont aujourd’hui admises ou près de l’être.

  8. Anne de Bretagne héritière du duché ayant épouse Charles VIII, cette province avait fait retour à la couronne.
  9. C’est au cours de cette campagne que fut tué l’illustre Bayard, le « chevalier sans peur et sans reproche ». Déposé mourant au pied d’un arbre, il vit venir à lui le traître Bourbon qui s’apitoya sur son sort. « Je ne suis point à plaindre, lui dit Bayard, car je meurs en homme de bien, mais j’ai pitié de vous qui combattez contre votre roi, votre patrie et votre serment ».
  10. Les « capitulations » accordèrent aux Français dans tout l’empire ottoman une situation privilégiée, une entière liberté de navigation et de commerce moyennant un droit fixe de cinq pour cent, la juridiction civile et criminelle de leurs propres consuls, une sorte de protectorat sur la Terre-sainte et sur les chrétiens d’orient, etc… Aucun peuple occidental ne jouissant de pareils avantages, on vit souvent les navires des autres pays être obligés de trafiquer sous pavillon français.
  11. Nice disputée entre les princes de Tende, ceux de Monaco, les comtes de Provence et la Savoie appartenait alors à cette dernière principauté et lui fut restituée à la paix.
  12. Le nom de protestants a commencé d’être appliqué aux réformés après la diète de Spire (1529) où ils avaient protesté contre les mesures proposées. Quant au terme huguenot, c’est une corruption française ultérieure du mot allemand Eidgenossen (confédérés).
  13. Strasbourg était alors l’asile le plus sûr pour la liberté de penser. Les deux cultes y coexistaient sans violence et l’on avait vu l’évêque lui-même applaudir à la fondation du collège protestant et s’y intéresser.
  14. Catherine de Médicis était la nièce du pape Clément VII et avait épousé par raison politique en 1533, le second fils de François Ier qui ne semblait pas destiné à devenir dauphin et ne le fut que par la mort de son frère aîné. Catherine avait été froidement reçue par la cour qui considérait comme une mésalliance une telle union.
  15. Il restait des « vaudois » ces hérétiques du xiie siècle dont nous avons parlé précédemment. Inoffensifs et soumis aux lois ils vivaient en divers petits bourgs et villages de la région d’Aix. C’est là qu’en 1545 la fureur persécutrice les vint chercher renouvelant les infamies de la guerre des Albigeois. Trois mille innocents furent égorgés sans défense avec d’incroyables raffinements de cruauté, d’autres exécutés après une parodie de jugement, d’autres envoyés aux galères et beaucoup d’enfants vendus comme esclaves.
  16. Un anglais, Dallington, qui séjourna en France vers 1598, a décrit les Français comme déraisonnablement passionnés pour les exercices violents et s’y livrant « sans souci de l’heure ou de la température ». Il s’est plaint de son propre pays qui, dit-il s’y laissait entraîner par leur exemple.
  17. Dès 1550 s’était installé à Lima, fondée depuis quinze ans seulement, le premier vice-roi espagnol.
  18. Ce n’est qu’après la publication du célèbre livre de Bossuet, Histoire des variations de l’Église protestante, en 1688, que l’exposé de l’auteur paraissant irréfutable même à beaucoup de réformés, ceux-ci s’accoutumèrent à l’idée d’une unité impossible et furent amenés à considérer cette impossibilité comme la marque de la supériorité individualiste de leur confession.
  19. Joseph Leclerc du Tremblay plus connu sous le nom de père Joseph, entré en 1599 dans l’ordre des Franciscains alors que de belles carrières militaires ou civiles semblaient s’ouvrir devant lui fut pour Richelieu un admirable collaborateur. Parfaitement équilibré, enthousiaste, ardent patriote, diplomate habile et connaissant fort bien les rouages européens, la plupart des historiens ne lui ont pas rendu la justice qui lui était due.
  20. Nous utilisons bien entendu les noms actuels. Ce ne sont pas toujours les premiers donnés. Ainsi Colomb avait commencé par baptiser St-Domingue : Espanola. Le Pérou et le Chili dont les noms indigènes prévalurent s’appelèrent d’abord Nouvelle Tolède et Nouvelle Castille.
  21. Magellan ayant traversé tout l’océan Pacifique aborda en 1521 aux Philippines. Il y fut tué par des indigènes. Un des navires de son escadrille parvint jusqu’au cap de Bonne-espérance et rallia Lisbonne en 1522. Les dix-huit hommes qu’il portait avaient ainsi accompli le premier tour du monde.
  22. Il a été reconnu que la métallurgie du cuivre avait été apportée en Égypte par des étrangers qui adoraient le soleil. Hérodote parle d’Atlantes de l’Atlas marocain ayant le même culte. Peut-être la solution atlante aiderait-elle à dégager, chemin faisant, certaines inconnues méditerranéennes ; Berbères, Basques, Ligures, Étrusques, Crétois sont des peuples dont le passé demeure quelque peu énigmatique.
  23. La description de cette ville telle qu’elle figure dans une lettre de Fernand Cortez à l’empereur Charles-Quint, datée du 30 octobre 1520 est à rapprocher du récit de Platon concernant la capitale de l’Atlantide encore qu’on n’en puisse bien entendu rien inférer de décisif. Les chroniqueurs se sont souvent demandé ce qu’il fallait penser des descriptions enthousiastes des conquérants espagnols. Il y a lieu de les croire sincères mais non absolument véridiques. Les séductions de la nature, l’aspect prestigieux des grandes cités américaines et de l’ordre qui y régnait durent émouvoir fortement des hommes récemment échappés aux angoisses et aux privations de pénibles et longs voyages. Mais surtout le reflet de l’or qu’ils voyaient en abondance les éblouit et magnifia toutes choses à leurs yeux.
  24. Leur destin fut différent. C’est ainsi que la résistance armée des Seminoles se prolongea jusqu’en 1840. Ils n’étaient plus que quelques milliers. Les Cherokees au contraire se civilisèrent. À la fin du xixme siècle, il en restait environ vingt-trois mille dont les trois quarts parlaient l’anglais et plus de la moitié savaient lire. Ils possédaient une soixantaine d’églises et soixante-quinze écoles.
  25. Ils furent vengés. L’initiative privée s’en chargea. Un gentilhomme de Mont-de-Marsan prit l’affaire à son compte, embarqua à Bordeaux deux cents compagnons, se rendit en Floride, massacra quatre cents Espagnols et s’en revint satisfait.
  26. Il laissa une fortune énorme dont on peut dire d’une façon générale qu’elle avait été fort mal acquise. Ses nièces qu’il avait fait entrer par mariage dans la plus haute aristocratie, héritèrent de lui sans que Louis XIV intervint. Le roi témoigna ainsi de sa gratitude pour les immenses services rendus à l’État par le cardinal et pour ce que lui-même en avait reçu d’avis et de directions profitables. Il agit tout autrement avec le surintendant des finances Fouquet dont les prévarications furent punies avec une rigueur extrême. Prisonnier perpétuel, Fouquet fut parfois considéré comme le fameux « masque de fer ». La légende du masque de fer semble éclaircie ; le détenu qui y donna naissance aurait été un ministre du duc de Mantoue qui avait trahi la France et dont on s’empara par guet-apens.
  27. Beaucoup de gouverneurs résidèrent à Versailles ne se rendant dans leurs provinces que quelques semaines chaque année pour y donner des fêtes. Le duc de Villars, gouverneur de Provence n’y séjourna que trois mois en vingt ans.
  28. Françoise d’Aubigné d’une famille protestante mariée à un médiocre poète, Scarron, veuve à vingt-cinq ans et choisie pour élever les enfants de Louis XIV, et de Mme de Montespan, charma le roi par son esprit et sa discrète beauté. Le roi lui donna le titre de marquise de Maintenon et, las de la vie irrégulière et immorale qu’il avait menée jusqu’alors, il l’épousa morganatiquement un an après que la reine fut morte (1684).
  29. La Déclaration remettait notamment en honneur le principe de la subordination pontificale aux conciles œcuméniques. C’est en échange de l’abandon de cette controverse que lors du concordat de 1516 conclu entre François Ier et Léon X, le pape avait reconnu au roi le droit de nommer les évêques ; privilège considérable qui donnait la mesure du prix attaché par le Saint-siège à ce qu’on ne parlât plus de la suprématie des conciles. C’est à partir du dit concordat que le clergé français tendit à devenir un corps de fonctionnaires.
  30. Les controverses sur la grâce et le libre arbitre avaient repris au xvie siècle à Louvain, à Salamanque, à Paris. L’évêque d’Ypres, Jansénius dont les idées à cet égard se rapprochaient de celles de Calvin aviva la dispute. Ses disciples français parmi lesquels les Arnaud et le célèbre Pascal se formèrent en colonie de « solitaires » dans le monastère abandonné de Port royal des Champs près Paris. Vers 1650 ils entrèrent en conflit avec les jésuites. Apaisée vers 1668, la querelle reprit beaucoup plus violente en 1702.
  31. Peu après il l’échangea contre la Sardaigne.
  32. Le mot whig semble une abréviation écossaise appliquée en 1648, à des hommes qui avaient manifesté à Édimbourg contre le pouvoir royal ; d’usage courant après 1680, il servit à désigner les partisans des droits populaires et fut opposé dès lors à tory, terme injurieux d’origine irlandaise, dont on affubla certains royalistes et, par extension ultérieure, les conservateurs.
  33. Le roi Sébastien de Portugal s’étant en 1578 lancé dans une intervention religieuse et guerrière au Maroc y périt sans laisser d’héritiers directs. Philippe II, fils d’une infante portugaise en profita pour s’imposer. Il n’y eut pas de peine mais le peuple demeura muré dans ses regrets et dans son hostilité. On vit bientôt qu’il ne renoncerait jamais à son indépendance.
  34. Le terme cosaque d’origine asiatique semble avoir été employé pour la première fois en Russie, vers la fin du xve siècle, et avoir servi à désigner les cavaliers semi-nomades qui vivaient de pillage et qu’allaient souvent rejoindre des moscovites fuyant les impôts et aspirant à la vie de la steppe. Organisés en « cercles » que commandaient leurs « atamans » les Cosaques que le gouvernement de Moscou ne pouvait réduire, lui servirent à protéger les frontières. Leur centre fut la région du Don. Ils agrandirent peu à peu leurs domaines en refoulant les asiatiques et devinrent fort redoutables par leurs exigences et leurs fréquentes révoltes.
  35. Le titre de tsar pris par Ivan IV, en 1547 est celui sous lequel les anciens livres slavons désignaient Nabuchodonosor, Assuérus, les pharaons, les césars romains ou byzantins. Il impliquait l’idée de rang suprême, de majesté impériale. En l’assumant, les anciens « grands princes » de Moscovie élevaient leur pouvoir « au-dessus des rois ».
  36. C’est en 1589 que le métropolite de Moscou avait pris rang de patriarche, du consentement un peu forcé du patriarche grec de Constantinople jusque là chef unique de l’Église orthodoxe. Cette élévation avait placé le siège de Moscou au-dessus de celui de Kiew et complété l’autonomie religieuse de la Russie.
  37. La Lorraine fit en 1735 l’objet d’un échange singulier. En fait elle faisait déjà partie de la France qui l’avait occupée à diverses reprises. Stanislas Leczinski renonçant au trône de Pologne la reçut pour sa vie durant. Il était le beau-père de Louis XV de France. On sait les souvenirs que laissa à Nancy le « bon roi Stanislas ». Quant au duc titulaire de Lorraine, il reçut en échange le grand duché de Toscane.
  38. Il y avait donc en Europe, à cette époque, deux souverainetés dont les titulaires avaient été « promus rois » avec des titres incertains. L’un l’Électeur de Brandebourg qui s’intitulait roi de Prusse, alors que la Prusse, domaine d’un peuple disparu depuis longtemps, ne représentait qu’une faible partie de ses États ; l’autre, le duc de Savoie qui depuis 1720 était « roi de Sardaigne » bien que régnant de fait en Piémont.
  39. Pondichéry, capitale de l’Inde française, eut alors jusqu’à 800.000 habitants. Volontiers on est porté à considérer Dupleix comme une sorte de météore brillant et inattendu. Or son gouvernement (1741-1754) avait été précédé par ceux de Lenoir (1721-1735) et de Dumas (1735-1741) administrateurs remarquables qui lui avaient préparé les voies. En même temps La Bourdonnais, gouverneur de l’île Bourbon et de l’île de France (ancienne île Maurice abandonnée par les Hollandais en 1720) révélait d’admirables talents de chef colonial.
  40. Cette déchéance était due à la réaction aristocratique qui s’était produite après la mort de Louis XIV. Rappelée dans les « conseils du roi » la noblesse y avait fait si piètre figure que ces conseils en avaient perdu toute influence. Replacée à la tête des régiments, elle y faisait preuve d’une belle vaillance mais peu coordonnée (la bataille de Fontenoy symbolise bien son élégante bravoure). D’autre part, le faste des officiers contrastait douloureusement avec la misère des soldats mal recrutés, mal nourris et sans cesse brutalisés. Pendant la guerre dite de sept ans, le comte de St-Germain écrivait que « la misère du soldat fait saigner le cœur ». On le fait « vivre comme un chien enchaîné ». Résultat : soixante mille désertions.
  41. Le Paris d’alors comptait dans les six cent mille habitants (chiffre qui avait été dépassé au début du xviiie siècle mais qui diminua ensuite jusqu’à 547.000 au début du xixe). Outre les monuments à grand effet tels que les colonnades du Louvre et de la place de la Concorde, l’école militaire, la porte St-Denis, Notre-Dame, etc. on y admirait les galeries du Palais royal récemment élevées. Il n’y avait point de quais le long de la Seine et la plupart des rues étaient étroites et tortueuses. Les « cafés » et les « restaurants » étaient encore une nouveauté. Le faubourg St-Antoine très vaste contenait de nombreux couvents et de non moins nombreuses maisons de plaisir, des « folies » comme on les appelait.
  42. L’empereur Joseph II d’accord avec Catherine II de Russie jugea l’occasion favorable pour attaquer l’empire ottoman et si possible le dépecer. Contrecarré par la France, il imagina ensuite de proposer à la maison de Wittelsbach l’échange de la Bavière avec les Pays-Bas qu’il se déclarait prêt à lui céder la Bavière devenant ainsi partie intégrante de la monarchie autrichienne. Pour la gagner à ces vues, il offrit à la France le Luxembourg. Mais le gouvernement français n’eut garde de tomber dans le piège et se déclara résolu au maintien de l’équilibre issu de la paix de Westphalie.
  43. La France étant en guerre avec l’Angleterre l’attaqua aussi dans l’Inde. À la tête de forces navales pourtant insuffisantes, Suffren lui infligea en 1782 et 1783 des défaites dont la conclusion de la paix empêcha de recueillir le fruit.
  44. À l’assemblée élue en 1791 conformément à la constitution qui venait d’être votée succéda dès 1792 une « Convention nationale » chargée d’établir le régime républicain. La Convention dura en droit jusqu’en 1795 mais en fait ce fut pendant les années 1793 et 1794 le « Comité de salut public » émané d’elle qui gouverna.
  45. On avait construit hâtivement et armé une flotte d’environ soixante-dix navires que montèrent des matelots sans expérience. Des épisodes fameux témoignent de la valeur de ces équipages qui causèrent les plus grands dommages au commerce anglais.
  46. 9 Novembre 1799. Parmi beaucoup d’autres ridicules les révolutionnaires s’étaient donné celui de vouloir changer le calendrier. Le leur fut en usage quelques années. Les mois avaient reçu des noms d’ailleurs poétiques et charmants tels que prairial, messidor, brumaire, nivôse, chaque saison ayant une terminaison différente. Mais les divisions ne correspondaient pas à l’ancien calendrier demeuré partout ailleurs en usage de sorte que leur abandon ne tarda pas à s’imposer.
  47. Le royaume de Westphalie créé par Napoléon pour son dernier frère Jérôme ne vécut que six années (1807-1813). Il comprenait les provinces prussiennes sises à l’orient de l’Elbe, la Hesse électorale, une partie du Hanovre… ; la population était d’à peu près deux millions. Cette création ne répondait à rien et dès 1810, Napoléon la démembra. Le roi Jérôme d’ailleurs s’intéressa peu à son royaume.
  48. Par orgueil et par intérêt dynastique Napoléon répudia à contre-cœur l’impératrice Joséphine dont il n’avait pas d’enfants. Créole de naissance, celle-ci mariée d’abord au général de Beauharnais en avait eu deux enfants. Sa fille Hortense épousa le frère de Napoléon, Louis roi de Hollande et fut la mère de Napoléon III.
  49. La Belgique avait été réunie à la Hollande sous le sceptre du prince d’Orange qui prit le titre du roi des Pays-Bas. La Lombardie et la Vénétie étaient attribuées à l’Autriche. La Prusse eût voulu annexer les états du roi de Saxe allié fidèle de Napoléon et la Russie s’emparer du grand duché de Varsovie que l’empereur des Français avait établi comme embryon d’une nouvelle Pologne. C’est en suscitant l’hostilité anglaise et autrichienne contre ces ambitions que Talleyrand parvint à Vienne à disjoindre la coalition formée contre la France. Quant aux limites territoriales de la France elle-même, elles étaient ramenés à l’état de choses existant en 1792.
  50. Mehemet était albanais et avait débuté comme marchand de tabac. De même son voisin Ahmed, pacha de Syrie était un ancien portefaix, bosniaque de naissance. Ces aventuriers d’origine chrétienne prenaient peu à peu dans l’empire turc dégénéré les premières places.
  51. En attribuant en 1797 Venise à l’Autriche, Bonaparte lui avait aussi cédé la Dalmatie mais dès 1806 cette province côtière avait été reprise par la France. La petite république de Raguse demeurée libre jusque là avait été supprimée et bientôt toute l’Illyrie avait passé sous la domination française laquelle se perpétua en ces parages jusqu’en 1813.
  52. Le patriarche grec de Constantinople, sans que sa situation soit clairement définie par rapport aux églises nationales, est le chef de la foi orthodoxe et son représentant suprême.
  53. Les sept îles Ioniennes avaient été en 1797 occupées par Bonaparte qui les considérait comme « plus intéressantes que toute l’Italie ensemble ». Par la suite ces îles furent constituées en une république dont la Turquie n’exerçait que le protectorat nominal. Au congrès de Vienne l’Angleterre malgré la Russie se fit transférer le protectorat qu’elle détint jusqu’en 1863 à l’avènement du roi Georges de Grèce.
  54. Louis-Philippe fut proclamé « roi des Français » par quelques deux cents députés appartenant à une Chambre dissoute ; ils représentaient à peine cent mille électeurs dont aucun ne leur avait donné mandat d’opérer un changement de dynastie ; la France dans son ensemble y était certainement opposée. L’émeute parisienne de 1830 fut alimentée par la pédanterie des « doctrinaires » et les excitations intéressées de certains arrivistes. Les ordonnances royales qui y servirent de prétexte étaient d’une légalité très discutable mais n’avaient rien d’un coup d’État. Le changement de règne coûta à la France les provinces belges dont le prince de Polignac, ministre de Charles X, était en train de préparer l’annexion.
  55. Autour de ces trois illustres écrivains peut-on s’abstenir de nommer Vigny, Musset, de Maistre, Balzac, Stendhal, Augustin Thierry, Henri Martin, Michelet, Tocqueville et combien d’autres composant une pléiade d’une singulière richesse de pensée et d’expression.
  56. Dès les premiers temps du règne de Louis XVIII s’était répandue la légende d’un Napoléon Ier champion des idées libérales dont il avait voulu imposer le respect à l’Europe et que celle-ci avait méchamment obligé à des guerres incessantes. Il y eut là une des plus curieuses déformations du sens critique collectif. L’opposition l’utilisa abondamment. En fin de compte ce fut Louis-Napoléon qui en profita.
  57. Le chiffre iii ne contentait pas les souverains. Une curieuse anecdote porte à croire que Louis-Napoléon était prêt à régner sous le nom de Napoléon II. Une proclamation se terminant par les mots : vive Napoléon II ! aurait été portée hâtivement à une imprimerie où le point d’exclamation suivant le chiffre ii fut confondu avec le chiffre lui-même.
  58. Charles XIII qu’une révolution avait en 1809 porté au trône en place de son neveu Gustave IV, auquel le peuple suédois reprochait d’agir en créature de l’Angleterre, n’avait pas d’héritier direct. Un de ses parents adopté par lui mourut aussitôt. Un parti se forma autour de Bernadotte entré par mariage dans la famille de Napoléon et qui au cours des guerres impériales s’était fait bien venir en Poméranie des Suédois immigrés ou prisonniers. Bernadotte consentit à devenir luthérien et avec l’assentiment de Napoléon et des États-généraux de Suède fut reconnu comme prince royal.
  59. La maîtrise dont fit preuve Cavour en cette circonstance rappelle, sans toutefois l’égaler, celle qu’avait déployée au congrès de Vienne en 1814, Talleyrand, ambassadeur de Louis XVIII. Isolé et suspecté, il avait su comme en se jouant rompre la coalition qui lui était opposée et y substituer un système d’alliances utile à la France. Ce tour de force est le plus réputé de l’histoire diplomatique.
  60. Il n’y avait jamais eu à proprement parler d’alliance franco-anglaise mais une sorte d’entente générale superposée à de perpétuelles mésententes de détail. Cela durait ainsi depuis Louis-Philippe. Les deux gouvernements se proclamaient amis mais les deux peuples se tenaient pour ennemis.
  61. Le parlement de Francfort qui le lui avait offert était une assemblée irrégulière car c’étaient cinquante et un membres du parti libéral qui, réunis à Heidelberg, en avaient décidé la convocation, mais il incarnait bien l’esprit national de l’Allemagne nouvelle.
  62. Le célèbre historien Palacky personnifie la renaissance du nationalisme tchèque. Accablée après la bataille de la Montagne-blanche (1620) la Bohême n’avait que très lentement repris conscience d’elle-même. Le mouvement se manifesta d’abord dans les arts, les lettres et l’histoire. Il acquit au xixe siècle une force remarquable.
  63. Le Schlesvig habité primitivement par les Angles et les Frisons et le Holstein dépendance du duché de Saxe puis de l’évêché de Lubeck se trouvèrent passer au xve siècle aux mains du comte d’Oldenbourg élu roi de Danemark. Mais cela n’impliquait pas aux yeux des Allemands qui habitaient ces régions une annexion au Danemark.
  64. L’année 1864 apparaît ainsi comme un important « tournant de siècle ». Elle vit d’autre part se constituer une « Internationale des travailleurs » ayant son siège à Londres, et s’assembler à Malines les « catholiques libéraux », à Amsterdam le congrès des « sciences sociales » et à Genève les fondateurs de la Croix rouge : quadruple nouveauté.
  65. Le prince était le petit-fils d’une cousine de l’impératrice Joséphine, mariée au margrave de Bade devenu grand-duc en 1806 par la faveur de Napoléon Ier. D’autre part le fils de l’impératrice, Eugène de Beauharnais, adopté par Napoléon et fait par lui vice-roi d’Italie avait épousé une princesse de Bavière et en avait eu cinq enfants. Napoléon III se trouvait ainsi en relations de parenté avec plus d’une famille régnante. Mais sa vie de jeune homme aux allures indépendantes et ses idées avancées l’avaient isolé et fait mal voir de cette lignée aristocratique.
  66. Sous les premiers rois Bourbons s’était affirmé ce qui semblait être déjà une caractéristique de l’Espagne antérieure, la séparation mentale de l’élite et de la foule. Proches les uns des autres dans le domaine du sentiment, enclins aux mêmes élans patriotiques, les Espagnols dans le domaine de l’esprit vivaient sans contact entre eux. D’un côté se tenaient quelques hommes hautement cultivés mais dont l’effort altruiste s’étiolait par isolement ; de l’autre, une population retardataire, retranchée dans son indolente ignorance. En vain un roi comme Charles III (1759-1788) servi par des ministres comme Campomanès s’était-il employé à « organiser » la renaissance intellectuelle ; celle-ci très intense ne franchit pas les enceintes des cénacles. Campomanès qui à 12 ans traduisait Ovide en vers castillans fut à la fois philosophe, historien, ironiste cinglant et homme politique novateur et hardi. On peut rapprocher de lui Jovellanos à la fois poète, auteur dramatique et homme d’État. Mais depuis le début du xixe siècle le niveau de l’élite avait baissé sans que celui de la foule se fut relevé.
  67. Presides (du latin præsidium) terme employé aux Indes puis en Méditerranée pour désigner des postes fortifiés. Les presides possédés par les Espagnols au Maroc étaient Ceuta, Alhucemas, Melilla…
  68. Le prince de Hohenzollern retira sa candidature donnant ainsi à la France une satisfaction dont il eut été prudent de se contenter. Ce fut Amédée de Savoie qui fut choisi. Au bout de trois ans (1870-1873) il se démit, sentant ses efforts vains. Après quelques mois de république Alphonse XII fut restauré.
  69. Retiré en Angleterre il y mourut au début de 1873. Son fils unique, le prince impérial, fut tué en 1879 dans le Sud-Afrique où il s’était joint à une expédition anglaise dirigée contre des indigènes insurgés.
  70. En 1657 une loi condamnait à avoir les oreilles coupées ou la langue percée d’un fer rouge tout quaker qui, expulsé du Massachusetts, y pénétrait de nouveau. En 1692 cinquante personnes y furent torturées et vingt pendues sous l’accusation de sorcellerie. L’inobservation du dimanche, là et ailleurs, était punie des peines les plus sévères. En 1741, on brûla encore un prêtre catholique à New-York.
  71. L’« acte de navigation » de 1651 n’autorisait les exportations que sur des navires anglais. En 1660 cette clause fut étendue aux importations. Puis il fut interdit aux colonies de se vendre l’une à l’autre des produits du sol ou de l’industrie. Un produit du Massachusetts acheté par Rhode Island dut passer par l’Angleterre pour aller d’une de ces colonies à l’autre bien qu’elles fussent voisines. Taxes, amendes, confiscations, restrictions de tout genre se multiplièrent. En 1750 on alla jusqu’à ordonner la destruction des forges, hauts-fourneaux, aciéries avec défense d’en établir d’autres. En somme on interdisait aux coloniaux de rien fabriquer et on voulait les obliger à tout acheter en Angleterre.
  72. Les principes égalitaires ne s’établirent pas toujours sans lutte. Parmi les premiers colons il y avait plus d’un partisan des distinctions aristocratiques et ils s’efforcèrent à diverses reprises de les remettre en vigueur mais la force des choses l’emporta.
  73. Le fort Duquesne fut ultérieurement pris et détruit et sur ses ruines fut fondée la ville de Pittsburg.
  74. L’agent secret envoyé en 1775 par le gouvernement français et qui parcourut les États-Unis déguisé en marchand disait dans son rapport daté de Philadelphie : « Chacun ici est soldat. Les troupes sont bien habillées et bien commandées. Ils ont à peu près cinquante mille hommes de troupes payées et un grand nombre de volontaires qui refusent de l’être ». L’Angleterre commença par opposer des mercenaires loués aux divers princes allemands : Hesse, Brunswick, Anhalt, Anspach Frédéric II de Prusse qui n’aimait point cette façon de faire la guerre préleva le droit sur les bestiaux pour chacun des hommes ainsi enrôlés qui eut à traverser ses États. Frédéric s’intéressait beaucoup à l’aventure américaine. Il la suivit attentivement et considéra les campagnes de Washington et notamment les batailles de Trenton et de Princeton comme des faits d’armes remarquables.
  75. Elle avait été cédée par la France au roi d’Espagne en 1763. La domination espagnole y fut sans portée. La France la recouvra en 1800.
  76. Andrew Jackson, était un self made man dans toute l’acception du terme ; il s’était acquis une renommée militaire en même temps que la réputation d’un homme politique énergique et honnête. Mais, candidat des populistes, il dut se plier en arrivant au pouvoir aux exigences de ses électeurs. De là date la « rotation des offices », c’est-à-dire le renouvellement de chaque fonctionnaire, petit ou grand, à chaque présidence nouvelle.
  77. L’Angleterre par ses mauvais procédés avait tout fait pour la rendre inévitable, il faut le reconnaître. Elle éclata en 1812 et dura deux ans. La ville de Washington fut prise et le capitole incendié mais les Anglais essuyèrent ensuite des revers importants. Une sorte de paix blanche intervint.
  78. En 1819 la Floride avait été achetée à l’Espagne. La superficie des États-Unis avait ainsi quintuplé en quarante cinq ans. Ils devaient se compléter par l’achat de l’Alaska à la Russie en 1868.
  79. Dans le mouvement de la population aux États-Unis il faut toujours tenir compte de l’élément immigré. Entre 1820 et 1830 pénétrèrent environ 143.400 émigrants ; il en était venu précédemment quelques 2.500.000. Dans les cinquante années suivantes les émigrés furent près de 8 millions. En seize ans, 250.000 scandinaves s’implantèrent. En 1870 le recensement indique que plus de la moitié des recensés étaient nés en Europe ou nés d’Européens transplantés. L’américanisation de tous était rapide.
  80. Le nord comptait au sud des sympathies efficaces. Les forestiers et petits agriculteurs peuplant certaines parties montagneuses du Kentucky, du Tennessee, de la Virginie de l’ouest, de la Caroline du nord étaient antiesclavagistes. Par contre, bien des gens d’affaires du nord qui négociaient les titres cotonniers et spéculaient sur ces valeurs nourrissaient de secrètes sympathies pour les sudistes.
  81. Le président des États-Unis y proclamait que le sol américain ne devait plus « être considéré comme susceptible de colonisation par aucune puissance européenne ». Ce célèbre document daté de décembre 1823 prit par la suite une valeur rétrospective énorme. On y vit une « doctrine », presque un dogme.
  82. Plus tard il y eut un second vice-roi pour la Nouvelle Grenade et en 1776 un troisième pour les territoires de La Plata.
  83. Ce titre n’était pas une ironie. Les rois d’Espagne ne cessèrent d’édicter des mesures préservatrices. Une série de lois ordonnaient de laisser les indigènes libres. Il était interdit de leur vendre des armes ou des spiritueux, de les employer au portage avant dix-huit ans, etc., mais l’autorité centrale était trop loin pour se faire obéir.
  84. Les Jésuites fondèrent en 1609 sur la rive droite du Parana leurs fameuses « réductions », collectivités théocratiques et communistes qui comprirent jusqu’à quarante mille familles réparties en trente deux bourgades. Poussant plus loin encore, ils allèrent jusqu’à Cordoba où ils créèrent une université prospère. Après leur expulsion du Brésil le ministre portugais Pombal tenta d’émanciper légalement l’indigène mais sans parvenir à rallier les colons à ce libéralisme encore prématuré.
  85. En particulier la mission envoyée à Quito en 1736 par l’Académie des sciences de Paris pour mesurer un degré de méridien.
  86. William Pitt appelé au pouvoir en 1784 avait commencé aussitôt d’améliorer les conditions financières déplorables engendrées par la guerre d’Amérique. En deux ans il avait réussi à réduire d’un quart environ les dépenses publiques et à accroître les recettes de près d’un tiers ; le budget de 1790 avait été présenté en équilibre et le cours du 3 % descendu à 56 s’était relevé à 97. Appuyer la politique sur les affaires sans perdre de vue les intérêts des masses répondait à son instinct. Mais la destinée l’en avait détourné en le dressant contre la France révolutionnaire et napoléonienne dont l’action menaçait la fortune de l’Angleterre en même temps que ses principes politiques. Il soutint l’aventure avec conviction mais non sans déplaisir car l’œuvre rénovatrice à laquelle il eût voulu s’employer s’en trouvait compromise. Une fois son parti pris, il fit preuve d’une énergie et d’une ténacité indomptables. Pitt mourut en 1806 affligé par les triomphes de Napoléon mais ne doutant point de leur caractère éphémère.
  87. Anne avait elle-même succédé à sa sœur et à son beau-frère Guillaume d’Orange. Ne laissant pas d’héritiers directs, la question s’était posée si la couronne après elle ne reviendrait pas à l’héritier légitime, leur frère, le duc d’York, écarté comme catholique. Les Hanovre descendaient d’une fille de Jacques Ier leur ancêtre commun.
  88. Pour persécutés qu’ils fussent assurément, les Irlandais n’en avaient pas moins réalisé une certaine prospérité. Par malheur la population était devenue trop nombreuse pour les ressources de l’île et de mauvaises récoltes ayant déterminé une famine, il s’en suivit une vaste émigration aux États-Unis.
  89. L’Électorat de Hanovre avait été érigé en royaume en 1814. Il devait subsister comme tel jusqu’à son annexion par la Prusse en 1866.
  90. Au cours de cette guerre dont il a été question plus haut, les Américains s’attaquèrent au Canada ne pouvant atteindre directement l’Angleterre faute d’une marine suffisante. Ils renouvelèrent trois fois leur attaque ; repoussés en 1812 ils furent plus heureux en 1813 et 1814 mais ne purent tirer profit de leur victoire, les Canadiens ne les ayant pas soutenus comme ils s’y attendaient.
  91. C’est en 1729 que Wesley et son frère avaient fondé à Oxford le petit club d’étudiants d’où était sorti le méthodisme. Peu écouté d’abord en son pays, Wesley avait connu le succès en « agitant » le peuple des États-Unis. Les méthodistes sont encore puissants en Amérique. L’armée du Salut fondée en 1865 fut une sorte de néo-méthodisme.
  92. Environ 30.000 ; dans l’ensemble du Canada il en restait à peu près 90.000. Les efforts pour les transformer en agriculteurs sédentaires ont partiellement réussi.
  93. De l’or y ayant été découvert, le territoire de la Colombie britannique jusque là dépendant de la Compagnie de la baie d’Hudson avait été érigé en colonie de la Couronne (1858). L’or n’était pas abondant mais des mines de charbon y furent ensuite exploitées. La province est le double de la France en superficie.
  94. Elle l’est encore en partie. Les premiers qui voulurent traverser les territoires déserts australiens y périrent.
  95. Sans pour cela cesser d’étudier. Dans les premières années il alla plusieurs fois de Kimberley à Oxford.
  96. Les journaux européens de l’époque précédente s’étaient proposés de commenter les faits, de les expliquer, de chercher à les rendre clairs. Peu à peu se substitua à cette conception des devoirs et du rôle de la presse une autre ambition : apporter des nouvelles, le plus possible vraies ou fausses pourvu qu’elles soient « sensationnelles » et en avance de quelques heures les unes sur les autres. En Amérique c’était un jeu, un sport… l’Europe en s’y appliquant déforma sa mentalité. La presse d’information est principalement responsable des malentendus internationaux sinon des conflits sanglants qui en résultèrent.
  97. L’ancien empire n’existait plus guère que de nom lorsque Bonaparte en 1806 avait obligé son dernier titulaire à échanger le titre d’empereur d’Allemagne contre celui d’empereur d’Autriche.
  98. Le terme jacobin date de la révolution française pendant laquelle l’ancien couvent des Jacobins servit de lieu de réunion aux éléments avancés. Celui d’opportuniste appliqué à un parti politique n’a guère été employé avant Gambetta.
  99. Au début de 1871 une Assemblée nationale remplaça le « gouvernement de la défense nationale » formé le 4 septembre 1870 par les députés de Paris. L’Assemblée se transporta ensuite à Versailles tandis qu’éclatait à Paris une insurrection communiste qu’elle dut réprimer.
  100. Ces lois furent votées le 25 février 1875 avec une majorité de 181 voix sur 689. D’autre part dès le 31 août 1871 un scrutin de 480 voix contre 93 avait conféré pour trois ans à Ad. Thiers le titre de président de la république. En rapprochant ces chiffres, on voit ce que vaut la légende d’après laquelle la république n’aurait été « établie qu’à une voix de majorité ».
  101. Le premier président de la république, Adolphe Thiers avait été à la fois chef d’État et premier ministre : situation singulière qui ne pouvait se perpétuer. Le maréchal de Mac Mahon élu en 1873 pour sept années démissionna en 1879. La droite l’avait traité comme une sorte de « régent du royaume » malgré qu’il s’efforçât de remplir loyalement des fonctions que les circonstances rendaient délicates. La présidence devint stable mais incolore avec Jules Grévy élu en 1879 et réélu en 1886. Un scandale de famille interrompit son second septennat en l’obligeant à rentrer dans la vie privée.
  102. On peut se faire une idée de ce qu’était le « chaos ethnique » austro-hongrois vers le début du xxe siècle par les indications approximatives suivantes : en Silésie, 50 % d’Allemands et 29 % de Polonais ; en Moravie, 29 % d’Allemands et 71 % de Tchécoslovaques ; en Styrie, 63 % d’Allemands et 34 % de Slovènes ; en Carinthie, 72 % d’Allemands et 28 % d’italiens et de Slovènes ; en Carniole 90 % de Slovènes ; en Croatie, 94 % de Serbe-Croates et de Magyars ; en Dalmatie, 88 % de Serbo-Croates. La Galicie renfermait deux millions de Polonais catholiques et trois millions de Ruthènes orthodoxes. Quant au royaume hongrois, il renfermait sept millions et demi de Magyars, deux millions et quart d’Allemands, deux millions trois quarts de Roumains et deux millions de Slovaques.
  103. L’impératrice était venue en messagère officieuse de son fils convier les peintres français à une exposition d’art à Berlin. Il est à remarquer que dès 1878 les artistes allemands avaient exposé à Paris. Il n’y avait donc rien d’anormal dans cette démarche. L’invitation avait d’abord été acceptée. L’effervescence nationaliste fut artificiellement soulevée et sans motif sérieux.
  104. La première avait eu lieu sous l’empire en 1855 aux Champs Élysées et la seconde en 1867 au Champ de Mars. La république en organisa trois en 1878, 1889 et 1900 ; le palais du Trocadéro fut édifié pour celle de 1878 et la tour Eiffel pour celle de 1889.
  105. Le scandale financier qui y servit de prétexte avait pour point de départ des tentatives de corruption des parlementaires par la compagnie de Panama en vue de se créer à la chambre une majorité favorable. La calomnie se dépensa à droite pour jeter à cette occasion le discrédit sur tout le parti républicain ; elle n’y parvint pas.
  106. En 1880 Jules Ferry avait dirigé une première offensive contre le cléricalisme, offensive quelque peu justifiée par l’éducation nettement antirépublicaine qui se donnait alors dans les établissements religieux. Mais il ne s’y était pas attardé. En 1900 les circonstances étaient autres. Le prétendu « péril clérical » n’exigeait aucune initiative de ce genre. D’autre part en émancipant l’Église des liens établis par le concordat de Bonaparte, l’État sacrifiait ses propres armes.
  107. En général l’Europe soutint la France. À la conférence d’Algésiras (1906) les États-Unis entrèrent en scène et leur action pro-française compensa l’effacement de la Russie alors en guerre avec le Japon et essuyant des défaites aussi retentissantes qu’inattendues. Algésiras ne mit pas fin aux incidents marocains. La situation franco-allemande demeura tendue.
  108. C’est ainsi qu’en 1911 le cabinet français présidé par M. Caillaux se résigna à négocier avec celui de Berlin sur la base d’une cession de territoire congolais en échange de la liberté d’action au Maroc. Le territoire cédé, bizarrement dessiné, assurait à la colonie allemande du Cameroun un accès au fleuve du Congo. Le traité mécontenta l’opinion dans les deux pays et ne fit que hâter la guerre.
  109. En plusieurs pays d’Europe mais surtout en France. Pendant les guerres de Louis XV, il y eut jusqu’à 80.000 soldats suisses en service dans les armées françaises. Louis XVI en 1777 renouvela les contrats.
  110. Les puissances européennes avaient à maintes reprises traité les cantons comme leur domaine. Au congrès de Vienne, affectant d’ignorer la Suisse et de ne connaître que les intérêts cantonaux, elles en avaient délimité le territoire à leur gré. C’est de cette époque que date l’extension injustifiée du canton de Berne vers le Jura. De 1815 à 1830 la « Sainte-alliance » s’attribua une sorte de protectorat sur la Suisse et sous prétexte de surveiller les réfugiés politiques qu’il était dans les traditions du pays d’accueillir, le remplit d’espions et d’agents de la police secrète.
  111. Les dernières secousses furent, en 1847, le Sonderbund qui dressa les cantons catholiques contre le reste de la Suisse et l’affaire de Neuchâtel en 1856. Le Sonderbund fut en raccourci la sécession américaine ; les analogies sont frappantes ; les résultats identiques ; identique surtout l’esprit de désintéressement, de patriotisme et d’humanité qui se révéla. À Neuchâtel où quelques royalistes attardés se proclamèrent sujets du roi de Prusse, leur « souverain légitime », on procéda avec une énergie non exempte de l’ironie que comportait l’aventure.
  112. La dynastie Keita qui y subsiste encore serait, dit-on, la plus vieille de l’univers car elle a régné (sauf un intervalle de quinze années) pendant treize siècles consécutifs. Mais la courbe qui l’éleva jusqu’à l’apogée aux xiiie et xive siècles est retombée au niveau initial, celui d’une minuscule souveraineté locale.
  113. Mohammed Bello appartenait à une dynastie toucouleur et musulmane implantée au début du xixe siècle en pays haoussa, et qui subsista jusqu’à l’occupation de Sokoto par les Anglais en 1904.
  114. D’une île du bas-Sénégal était sortie vers 1040 la secte des Almoravides. Aboubekr, l’un des chefs almoravides s’empara rapidement du Maroc et par la prise de Séville (1087) étendit un moment sa domination sur l’Espagne. C’est en 1076 qu’il mit la main sur Ghana.
  115. René Caillé passionné par la lecture de Robinson s’instruisit lui-même, partit pour le Sénégal, apprit l’arabe et parvint en se faisant passer pour un esclave égyptien à se joindre à une caravane. Il put ainsi en 1828 visiter Tombouctou. Barth et Nachtingal, explorateurs allemands du type scientifique, visitèrent tout le centre de l’Afrique septentrionale vers 1860 et 1880. Quand à David Livingstone (1813-1873) employé dès dix ans dans une filature de coton, il réussit à acquérir une instruction considérable et s’engagea dans les missions. Il pénétra en 1840 dans l’Afrique équatoriale et y mena de front des explorations admirables et une noble évangélisation. Il a été inhumé à Westminster par sa patrie reconnaissante.
  116. Son initiative à cet égard avait été précédée par celle du cardinal Lavigerie, archevêque de Carthage et d’Alger qui avait dès 1874 prêché la croisade antiesclavagiste et créé pour la conduire la congrégation des « Pères blancs ».
  117. Léopold II ne mourut qu’en 1910 laissant le trône à son neveu Albert Ier. Il régnait depuis quarante cinq ans. Très constitutionnel à l’intérieur, il avait aidé à la formation politique définitive de la Belgique en favorisant le jeu des partis se succédant au pouvoir ; de 1870 à 1878 les catholiques, de 1878 à 1884 les libéraux mais sous son sourire sceptique se cachait quelque passion ; son autorité était considérable sur l’opinion.
  118. Zanzibar un moment occupé par les Portugais après le voyage de Vasco de Gama était tombé sous la dépendance des sultans de Mascate et ne s’émancipa que pour devenir un objet de convoitises entre Allemands et Anglais. La France intervint aussi et se fit donner des compensations lorsqu’en 1890 Zanzibar fut reconnu comme soumis à l’influence britannique.
  119. Le Bechuanaland séparait les premiers établissements allemands du Damaraland et les républiques boers. De là son importance pour l’Angleterre. C’est la Rhodesia qui sépare d’autre part les colonies portugaises d’Angola et de Mozambique entre lesquelles le cours du Zambèze constitue un lien plus théorique que pratique.
  120. Le nombre des crânes trépanés extraits des gisements préhistoriques est probant sur ce point.
  121. La plupart des statistiques n’apportent que des données très imprécises à cet égard car nombreux sont les individus inscrits dans les rangs d’une Église et qui en vivent éloignés ou ne fréquentent le culte que pour des motifs étrangers à la religion.