Histoire universelle — Tome II/Texte entier

Société de l’Histoire universelle (Tome IIp. -190).

« Tout enseignement historique fragmentaire est rendu stérile par l’absence d’une connaissance préalable de l’ensemble des annales humaines ; le principe des fausses proportions de temps et d’espace s’introduit ainsi dans l’esprit, égarant l’homme d’étude aussi bien que l’homme politique… »

PRÉAMBULE

Séparateur

Au point de vue géographique la région méditerranéenne présente des traits exactement inverses de ceux qui distinguent le continent asiatique. Ainsi que nous l’avons vu, la géographie de l’Asie est divergente : celle de la Méditerranée est au contraire convergente. Au lieu de compartiments isolés les uns des autres, de fleuves s’éloignant d’un centre commun pour aboutir à des rivages dissemblables, au lieu de contrastes excessifs imposés par la nature du sol et l’opposition des climats, la Méditerranée agit comme un foyer unique d’attraction vers lequel la terre dirige l’homme. Ses contours gracieux dessinent une série de façades par où les peuples riverains sont appelés à une existence collective. L’harmonie des formes et des couleurs y modèle dans un sens identique le geste et la pensée, les habitudes de travail et les aspirations de l’âme. Encore qu’il y ait à cet égard quelque différence entre la Méditerranée orientale et la Méditerranée occidentale, on peut dire que l’habitant de ces pays privilégiés, quelle que soit sa race d’origine, envisage l’existence sous la même lumière azurée. S’il est venu de loin, il ne tarde pas à s’accoutumer à la clémence des éléments et à subir l’empreinte du milieu. Ainsi l’histoire méditerranéenne doit-elle présenter certains caractères inéluctables. On doit y trouver les traces d’une pénétration perpétuelle, d’un continuel échange de produits et d’idées, d’une succession d’événements rapides et aussi les rivalités et les conflits qu’engendre l’affluence sans cesse renouvelée d’une grande foule humaine sur un point déterminé du globe. À regarder la configuration du monde méditerranéen, on devine aussitôt les courbes de son évolution historique, les courants qui s’y sont formés et les centres d’activité dont l’importance a prévalu à travers les siècles. Au centre les deux péninsules essentielles, l’Italie et la Grèce appelées à vouloir dominer l’une dans l’Adriatique, l’autre dans la mer Égée et toutes deux dans la mer Ionienne, — aux extrémités, d’un côté le delta du Nil et le détroit des Dardanelles, de l’autre, le détroit de Gibraltar et le delta du Rhône, — la côte d’Espagne et la côte de Syrie se faisant vis-à-vis, et tendu de l’une à l’autre le cordon des îles, les Baléares, la Sardaigne, la Sicile, la Crète et Chypre — Venise au fond de son golfe et Carthage à la pointe de son cap : tel est le théâtre sur lequel ont évolué successivement ou simultanément les Égyptiens et les Phéniciens, les Arabes et les Turcs, les Espagnols et les Français. C’est là que se sont épanouies les splendeurs de l’hellénisme et que s’est édifiée la prodigieuse fortune de Rome, là qu’ont retenti les premiers accents de la parole chrétienne, là qu’ont navigué les croisés et que s’est élevé le souffle passionné de la Renaissance. Annales si touffues et si complexes qu’il semble, au premier abord, imprudent d’y vouloir tracer des routes d’ensemble. Il convient cependant de le tenter car ces annales constituent une phase déterminée de l’histoire humaine dont la haute valeur éducative est en raison du respect que l’on porte à son unité.

L’ÉGYPTE

Hérodote a d’un mot charmant caractérisé la terre égyptienne en disant qu’elle était un « présent du Nil ». Mais il ne faudrait point mésestimer le laborieux effort à l’aide duquel ce présent fut mis — et maintenu — en valeur. Maspero évoque judicieusement les caprices du fleuve primitif, ses débordements improductifs, les marécages et les bourbiers auxquels il donnait naissance. Peu à peu, les habitants, dit-il, « apprirent à régler leur fleuve, à l’endiguer L’Égypte sortit de la boue et devint dans la main de l’homme une des contrées les mieux appropriées au développement paisible d’une grande civilisation ».

Le terme « paisible » définit bien l’idéal égyptien et la tendance générale d’un peuple qui, ayant aménagé le sol sur lequel le destin l’avait fixé, dirigea toutes ses ambitions vers la réalisation d’un équilibre heureux de la famille et de l’État — et dont les chefs se dévouèrent passionnément à leur tâche administrative et ne guerroyèrent le plus souvent que par nécessité. Ce pacifisme éclairé procura à l’Égypte une remarquable stabilité sociale et politique mais faillit à diverses reprises compromettre sa sécurité.

D’où venaient les premiers habitants de l’Égypte, combien leur fallut-il de siècles pour rendre le pays habitable et jeter les bases de sa future prospérité, quand et comment s’introduisit l’écriture hiéroglyphique ce sont là des problèmes sur lesquels il ne nous est pas encore permis de nous prononcer mais il paraît certain qu’originaire de l’Asie ou de l’Afrique, la race nationale (qui se rapproche des plus belles races blanches de l’Europe ou de l’Asie occidentale) parlait, dès l’an cinq mille avant notre ère, une langue unique rappelant à la fois le berbère et les langues sémitiques ; peut-être cette langue s’arrêta-t-elle dans son développement en s’isolant alors que les autres continuaient d’évoluer ; ainsi s’expliqueraient l’analogie et les divergences notées par les philologues. En ce même temps, les traits essentiels de la civilisation égyptienne s’accusaient déjà. Attaché à la vie qui maintenant lui souriait, l’homme se montrait anxieux de la prolonger en assurant la survivance de l’âme matérialisée qui « doublait » son corps ; un fonctionnarisme complexe mais fortement pénétré de la notion du bien public assumait tous les services, religieux et civils ; le goût des grandes constructions s’affirmait ; l’outillage perfectionné, l’industrie en progrès témoignaient d’un penchant évident pour le travail ordonné et méthodique ; un libéralisme bienveillant réglait les rapports familiaux.

Peu à peu, les petites principautés embryonnaires qui s’échelonnaient du sud au nord tendirent vers l’unité. Le souffle nationaliste vint du sud remontant vers ce delta fertile et pourtant inerte que, plus tard, les Égyptiens regardèrent à tort comme le berceau de leur grandeur. À la longue deux royaumes se formèrent ; celui du sud ne tarda pas à marquer sa suprématie. Thinis en était la capitale et Abydos, la nécropole. Ménès, prince habile et énergique, sut réunir les deux couronnes ; il symbolisa sa victoire en édifiant une nouvelle capitale, Memphis. Il régna soixante ans et inaugura cette monarchie des Pharaons qui devait à travers des péripéties diverses se maintenir pendant près de quatre mille ans et détenir ainsi le record de la durée dynastique.

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On désigne sous le terme insignifiant et imprécis d’« ancien empire » la période d’environ douze cents ans (3400-2200) durant laquelle Memphis domina. L’empire memphite, écrit Gustave Jéquier, présente « un mélange extrêmement curieux de tous les modes de gouvernements ; en haut une souveraineté absolue et théocratique, au dessous une aristocratie héréditaire féodale et terrienne ; enfin, tant pour les provinces que pour l’ensemble du pays, une administration accessible à tous, tenant en même temps de la démocratie et du mandarinat, avec un caractère sacerdotal très marqué ». Il suffisait en effet d’être scribe, intelligent, instruit et actif pour s’élever aux plus hautes charges administratives. D’autre part les prêtres pouvaient cumuler des fonctions civiles avec leurs fonctions sacerdotales ; ils ne paraissent pas s’être recrutés dans une caste spéciale. Que de pareils rouages aient pu fonctionner sans heurts, il nous est difficile de le concevoir mais ce système devait être singulièrement approprié au tempérament et aux besoins du peuple égyptien puisque non seulement il dura autant que l’« ancien empire » mais lui survécut et que chacun des régimes qui se succédèrent par la suite dut, après des essais infructueux pour gouverner autrement, en revenir à l’organisation pharaonique, seule source durable de force et de prospérité. La politique extérieure s’enfermait de même en quelques données si simples que leur observation s’imposa à tous les gouvernements successifs. Atteindre la mer Rouge pour y commercer, s’assurer l’exploitation des richesses minières de la presqu’île du Sinni, se protéger contre les incursions des nomades lybiens, surveiller les horizons asiatiques du côté de la Syrie, enfin contenir au sud la Nubie nègre toujours prête aux attaques fructueuses, tel fut au cours des âges l’invariable programme de la défense égyptienne. N’a-t-on pas vu à la fin du xixme siècle les évènements de Karthoum et, au début du xxme, les attaques turco-allemandes par la Palestine venir rappeler la persistance du double péril contre lequel les Pharaons avaient eu à se prémunir ?

Pacifistes, ils y employèrent surtout des troupes mercenaires. Lorsque ces troupes ne suffisaient pas, les grands vassaux amenant leurs contingents locaux en composaient une armée sans doute trop peu cohérente car elle ne fut pas toujours apte à briser l’élan de l’agresseur. Contenir les ambitions de ces grands vassaux constituait par ailleurs une tâche essentielle et ardue du Pharaon. Elle n’eut pas pu être remplie si la géographie n’y avait aidé en opposant aux dites ambitions la meilleure des entraves. En effet échelonnées le long du Nil et, partant, isolées les unes des autres, les anciennes principautés autonomes devenues provinces de l’empire se trouvaient empêchées le plus souvent d’établir entre elles, en vue de la rébellion, une entente préalable. C’est ainsi pourtant que « l’ancien empire » prit fin. Des souverains sans valeur, sans éclat se succédèrent sur le trône. L’armature de l’État fléchit et une désagrégation s’ensuivit. Au bout de longtemps, l’hégémonie fut rétablie par les princes de Thèbes à leur profit. Thèbes prit dès lors la place de Memphis, La période qui s’ouvrait ainsi dura environ sept siècles (2200-1500).

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Où en était alors l’Égypte ? Elle avait grandement prospéré. Des relations commerciales avec l’Arabie, la Syrie, Chypre contribuaient à son enrichissement. L’agriculture s’était étendue ; les céréales, la vigne, le lin, les légumes abondaient. L’élevage des bœufs, des vaches, des chèvres, des moutons était considérable ainsi que celui des ânes bien que ces animaux ne fussent point encore utilisés comme montures. On allait à pied ou en bateau. La navigation à voile et à rames était active. Les navires destinés à la mer n’avaient point encore de superstructure ; la nef pontée n’apparut que vers l’an 2000. On filait, on tissait des tentures multicolores ; il nous est parvenu quelques fragments de fine toile. Des ouvrages de sparterie, de cuir, d’ébénisterie, des bijoux d’une facture délicate, une céramique originale indiquent l’habileté et le goût des ouvriers. Il est plus malaisé de se faire une opinion sur l’avancement de la culture intellectuelle. La limpidité de l’air facilitait les observations astronomiques et certains calculs étaient d’une justesse qui contraste avec la notion physique du ciel en lequel on persistait, semble-t-il, à ne voir qu’un plafond rigide. D’autre part, comme l’indique Maspero, « les architectes qui ont construit les pyramides étaient nécessairement des géomètres fort estimables ». Leur travail fut sans doute apprécié de ceux qui l’avarient ordonné ; il paraît l’avoir été moins de ceux qui furent requis pour l’exécuter. Bien longtemps après que Keops et Kefren eurent disparu, la rancune subsistait des peines qu’avait causées l’érection de leurs tombeaux. Car les Pyramides, comme on sait, étaient des tombeaux. Le soin que prenaient les anciens Égyptiens d’embaumer les corps et de se préparer de leur vivant de belles sépultures a donné naissance à la légende qui a si longtemps égaré l’opinion sur leur compte. On a cru que la hantise de la mort avait assombri pour eux l’existence en même temps qu’elle les avait immobilisés dans une sphère d’idées immuables. Combien différent est le peuple que les fouilles et les travaux des savants — et notamment des savants français Champollion, Mariette — qui créèrent l’Égyptologie, ont ressuscité à nos yeux. Il nous apparaît tranquillement joyeux parmi les calmes horizons de son pays, ami du soleil et des étoiles, rythmant sa vie sur celle du fleuve immense aux sources mystérieuses, fondant des familles heureuses où dominent la liberté, la tendresse, l’intimité, où la monogamie est le cas le plus général, où les filles et les garçons grandissent ensemble et ont des droits identiques à l’héritage paternel. Après cela, il est permis de s’étonner que ces hommes raisonnables et pondérés aient divinisé les animaux et surtout que, pendant plusieurs milliers d’années et jusqu’après l’ère chrétienne, le bœuf Apis ait été parmi eux l’objet d’un culte ininterrompu et somptueux. Lorsque dans la nuit du 12 au 13 novembre 1851, Mariette — en ayant, après des déboires et des difficultés terribles, retrouvé et déblayé les approches — pénétra dans les galeries souterraines du Serapeum et qu’il aperçut les immenses sarcophages alignés dans lesquels étaient enfermées les momies des animaux sacrés, à l’émotion d’avoir découvert et rendu à la science des milliers de documents, inscriptions, stèles, peintures, etc dut se mêler en lui la stupeur engendrée par le contact matériel d’une si formidable aberration de l’esprit humain. En présence de cette succession inouïe de tombes royalement décorées, comment douter de la longue emprise exercée sur l’Égypte par la doctrine de l’incarnation divine dans les corps d’animaux ? Aux temps antiques, les voyageurs déjà s’en émerveillaient. Leurs explications ne nous satisfont pas plus qu’elles ne semblent les avoir satisfaits eux-mêmes. Si ces témoins oculaires trouvèrent malaisé d’interpréter sur ce point la mentalité égyptienne, notre inhabileté à y parvenir n’est guère surprenante. On connaît aujourd’hui les dédales de la religion des Égyptiens ; il est vain de prétendre qu’on la comprenne. Mais demandons nous si nos coutumes ou nos croyances actuelles seront toujours compréhensibles à ceux qui vivront dans plusieurs milliers d’années. D’autre part il semble certain que, de bonne heure, l’élite intellectuelle de l’ancienne Égypte s’éleva à la conception d’un Dieu unique et immatériel. « Dieu seul et un salut à toi, l’Unique, Dieu, âme du monde » répètent des papyrus ou des inscriptions murales. Pourtant ce spiritualisme monothéiste gagna peu de fidèles. La foule garda sa préférence à des divinités variées et continua de rendre des honneurs divins au bœuf noir tacheté de blanc en lequel s’incarnait Osiris, prenant le deuil à la mort de l’animal et saluant son successeur par des transports d’allégresse. Elle continua surtout à penser que l’individu mis au tombeau y vivait d’une vie diminuée mais certaine qu’il fallait entretenir en préservant de toute destruction définitive la forme corporelle ou au moins l’image du défunt. De là ces innombrables statues ou statuettes d’un art si vivant qui ont été trouvées dans les tombeaux, ces reproductions en miniature d’objets familiers, de meubles, d’ustensiles, ces fresques enfin montrant les scènes les plus variées de l’existence égyptienne. Des formules consacrées inscrites sur la tombe assuraient au mort la jouissance des réalités correspondantes aux objets qu’on plaçait ainsi ou qu’on figurait auprès de lui. Il semble qu’au début les bonnes ou mauvaises actions d’ici-bas ne dussent guère exercer d’influence sur son sort. « Du moment que les rites avaient été accomplis et les prières prononcées sur lui » son avenir était sauf. Mais par la suite, à côté du corps et de son « double », on admit une sorte d’âme moins matérielle laquelle devait comparaître devant Osiris pour être jugée. Le Livre des morts dont nombre de momies contenaient des copies ou des passages enseignait à l’âme à se défendre et énumérait les fautes dont elle devait se déclarer exempte. Dans cette énumération figurent surtout les manquements rituels et les atteintes à la propriété, à la richesse publique, à la probité commerciale.

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Les princes thébains apportèrent de l’énergie et de l’opiniâtreté à rétablir l’unité impériale. Leur œuvre servit de soubassement à la xiime dynastie (2000-1792) dont les rois portèrent le nom d’Amenemhait ou de Senousrit et qui fut l’une des plus brillantes. La frontière fut portée jusqu’à la deuxième cataracte. Amenemhait iii creusa le lac Moeris destiné à la régularisation des mouvements du Nil et exécuta de considérables travaux d’intérêt public. Suivit une période pendant laquelle Thèbes d’une part et, de l’autre, la ville de Xoïs dans le delta se partagèrent la prépondérance. Le delta était devenu très certainement l’entrepôt du commerce avec l’Asie et il devait s’y trouver des colonies de commerçants sémites. Le monde sémitique subissait encore le contre-coup des événements dont la Mésopotamie avait été le théâtre. Nous avons vu les victoires des Élamites provoquer un exode de tribus dans la direction de la Syrie et de l’Égypte. C’est à cela qu’il faut originairement rattacher l’aventure des « Hyksos » pénétrant dans ce dernier pays. Ces princes sémites se fortifièrent d’abord dans le delta, s’y enrichirent puis peu à peu étendirent leur autorité vers le sud sans qu’elle semble avoir jamais été très complète ou du moins très sûre d’elle-même malgré qu’ils prissent grand soin de se « pharaoniser » de leur mieux. Ils demeurèrent campés en somme, méfiants, inaptes à égaler les grands souverains dont ils avaient usurpé le trône. On ne leur dut ni grands progrès ni beaux édifices. Leur capitale était Avaris dans le delta. Ce fut le dernier réduit de leur pouvoir lorsque, sous la direction de princes thébains, l’Égypte entière se leva pour les chasser. Mais il fallut encore cent années pour y réussir. La réorganisation suivit la victoire. Amenophis ier s’y employa sans succès puis Thoutmès ier inaugura la série des princes belliqueux. L’armée égyptienne s’était grandement fortifiée. Elle possédait des armures, des armes perfectionnées, des chars de guerre et surtout des chevaux inconnus jusqu’à la venue des sémites et que ceux-ci avaient introduits dans le pays. Aguerris par la longue lutte contre les usurpateurs, les soldats pouvaient désormais fournir un effort sérieux. Thoutmès iii (1481-1449) envahit la Syrie et atteignit l’Euphrate. Après lui d’autres souverains, Amenophis III, Seti Ier, Ramsès II (1300-1234) dirigèrent des expéditions armées du même côté mais sans chercher à opérer de nouvelles conquêtes et sans que l’entreprise militaire ait jamais fait perdre aux Pharaons le sens de leurs devoirs civils. Ce furent, si l’on peut ainsi dire, des opérations défensives en forme d’offensive. La leçon des « Hyksos » n’était pas perdue et l’avenir devait justifier cette prudence puisque c’est bien par là que plus tard devaient pénétrer successivement les envahisseurs assyriens, les Perses et, plus tard encore, les Arabes et les Turcs. Ainsi l’Égypte libérée de ses dynasties sémites se retrouvait éprise de paix et de prospérité comme elle l’avait été sous « l’ancien empire ». Une révolution religieuse vint pourtant troubler cette quiétude. Amenophis IV se prononça tout à coup contre le culte d’Ammon, le dieu des Thébains qui peu à peu était devenu le dieu national et dont les prêtres avaient vu grandir démesurément leurs attributions et leur influence. Sans doute ce clergé encombrant en était-il arrivé à contrarier et gêner le pouvoir royal. Ce qui est étrange, en cette histoire, c’est le radicalisme d’inspiration et de procédés dont fit preuve le Pharaon récalcitrant. Il supprima purement et simplement le culte d’Ammon, ferma tous ses temples, en dispersa les prêtres. Après quoi il changea de nom, s’appela Khounaten et, abandonnant Thèbes, alla fonder ailleurs une capitale dont on a retrouvé les ruines. Khounaten signifie : splendeur du disque solaire. Telle est en effet la religion nouvelle qu’Amenophis IV offrait à son peuple. Le soleil d’ailleurs avait toujours été honoré sous le nom de Ra. Le temple de Ra à Héliopolis subsistait encore avec son clergé mais le Pharaon voulut innover en toutes choses. On s’est aperçu qu’il avait aussi cherché à provoquer un art nouveau. Au puissant réalisme qui avait marqué les œuvres des artistes anciens s’était substituée une technique conventionnelle dont la sculpture égyptienne souffrait grandement. Au lieu d’observer la nature et de chercher à l’interpréter, on lui imposait des lois artificielles ; la raideur hiératique était devenue un dogme. Libérés de ce dogme, les artistes du nouveau régime usèrent de leur liberté avec une gaucherie intéressante et non sans charmes.

On regrette de n’en point savoir davantage sur ce monarque familial et de mœurs simples qui se faisait partout représenter entouré de sa femme et de ses filles, associées de la sorte à chacun de ses actes. D’où lui était venu son monothéisme à la fois mystique et matérialiste ? Quelles étaient ses conceptions philosophiques ? Nous ne savons rien de sa fin ni même l’exacte durée de son règne : ses gendres lui succédèrent. Le second d’entre eux se vit obligé de revenir à la tradition et de rouvrir les temples d’Ammon. Bientôt un Pharaon, d’ailleurs remarquable, du nom d’Horemheb, restaura intégralement le régime auquel Amenophis IV avait prétendu mettre fin. À la faveur de ces événements, de nombreuses insurrections avaient éclaté dans les territoires soumis et de nouveaux périls se dessinaient aux frontières. On note dans les documents qui sont parvenus jusqu’à nous les plaintes des gouverneurs auxquels on n’envoie pas les renforts demandés et aussi, de la part des souverains étrangers en correspondance avec la cour d’Égypte, un ton moins humble et moins respectueux que sous les règnes antérieurs.

Il est vrai que l’Égypte avait des ennemis de plus en plus nombreux et redoutables ; il y avait à cela deux motifs. Elle était trop riche ; elle était devenue le grenier de l’orient. Puis, à côté d’elle, s’étaient développés des peuples dont les convoitises grandissaient avec la force leur permettant de les faire valoir. Cette richesse devait être d’autant plus tentante à saisir qu’elle se trouvait principalement aux mains de l’État. Il appert en effet que le gouvernement des Pharaons se réservait le commerce international, ne laissant aux particuliers que le commerce intérieur. « Des lois protégeaient les industries locales et il était interdit aux ouvriers spécialistes de passer à l’étranger ».

Les « peuples de la mer », disent les chroniques, formèrent donc une coalition. Par cette expression il faut sans doute comprendre les Crétois et les Phéniciens. Ils s’entendirent avec les tribus lybiennes de la Cyrénaïque et peut-être même de la Tunisie actuelle. L’effort combiné fut dirigé moins contre l’Égypte entière que contre la portion du sol égyptien où se cantonnait le commerce international, c’est-à-dire le delta. Menephtah (1234-1214) qui régnait alors parvint à repousser les agresseurs mais, sous ses successeurs des hordes syriennes ravagèrent la région et la rançonnèrent. Après une période de décadence et d’anarchie, l’ordre fut restauré. La coalition, reformée d’une façon plus complète et redoutable, fut anéantie à la fois sur terre et sur mer par l’armée et la flotte de Ramsès III (1202-1171). Ce grand prince imbu des traditions anciennes se garda de pousser sa victoire jusqu’à l’offensive. Content d’avoir assuré la sécurité nécessaire, il employa tout le reste de son règne aux travaux de la paix, à accroître la richesse et le bien-être, à élever de beaux monuments, à développer la civilisation. Ce dernier des grands Pharaons gouvernait exactement comme ses lointains prédécesseurs de l’« ancien empire » et la formule de ce gouvernement n’avait rien perdu de son opportunité et de sa valeur. C’étaient toujours le pacifisme éclairé, la centralisation libérale et le hiérarchisme démocratique dont les curieuses combinaisons firent de l’Égypte ancienne quelque chose de si particulier et de si unique — quelque chose que cimentèrent des conditions géographiques exceptionnelles et dont elles assurèrent la durée. Il convient de s’arrêter plus qu’on ne le fait d’habitude à ce règne de Ramsès III qui marque la fin d’une époque et clôture trois mille ans d’histoire. Après lui, il restait, d’une part, le peuple égyptien, dont la figure, si puissamment dessinée, ne se modifierait plus jamais. Pas même physiquement. On sait l’anecdote de ces fellahs qui, exhumant de nos jours une statue de bois d’une haute antiquité, y virent aussitôt le chef de leur village tant la ressemblance était parfaite. Le nom de celui-ci resta à la statue. Elle symbolise l’immutabilité d’une race sur laquelle ont passé depuis des dominations multiples sans qu’elle en paraisse altérée dans son type ou détournée de son idéal. Mais d’autre part le régime pharaonique entra dans son déclin définitif. Il perdit son caractère national. Une lente décadence, une somnolence plutôt se manifesta ; il n’y eut durant plusieurs siècles ni événements à longue portée, ni actions d’éclat. Le pouvoir changea de mains et parfois se dédoubla. Un grand-prêtre d’Ammon s’empara du trône. Une dynastie locale régna à Tanis, ville construite au nord-est du delta et dont Ramsès II avait cherché à faire un point de résistance contre les attaques venant de la Syrie. Les Mashaouash, tribu lybienne qui, depuis longtemps, fournissait des soldats mercenaires aux Pharaons et dont les chefs avaient fini par acquérir une haute situation à la cour en arrivèrent à dominer dans la basse Égypte. Bubastis fut la capitale de cette dynastie barbare. Puis ce fut un roi d’Éthiopie qui, descendant de quelque Pharaon, sans doute par alliance, apparut soudain réclamant le trône et prétendant refaire l’unité. Il vint par le Nil avec toute une flottille et une armée. Rien ne lui résista mais dès qu’il fut retourné chez lui laissant à Thèbes une sorte de vice-roi, la dislocation recommença. Un autre roi éthiopien, Taharka, répéta avec succès la tentative. Par malheur la menace assyrienne grandissait. Déjà en 701, l’Égypte avait manqué être envahie. Elle le fut par Assarhadon qui prit et pilla Memphis (670 av. J.-C.). Huit ans plus tard, Assurbanipal s’empara de Thèbes et soumit le pays jusqu’à la deuxième cataracte du Nil. Mais les Assyriens furent vite expulsés.

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Ils le furent par les princes de Saïs. Vers la mer, des principautés s’étaient formées, quasi indépendantes en fait, vassales en droit du pouvoir central. Saïs était la plus vigoureuse. Elle donna à l’Égypte les Nechao, les Psammeticus, Apriès, Amasis : des chefs qui lui rendirent non seulement l’indépendance mais la prospérité. Seulement ces souverains s’appuyèrent de plus en plus sur les Grecs nombreux maintenant dans le delta. Ainsi l’Égypte et l’hellénisme entraient en contact. Qu’allait-il en advenir ? Une expérience commençait qu’à peine interrompraient un moment les victoires des Perses, à laquelle la gloire d’Alexandre apporterait la plus grande chance de réussite, qui n’en était pas moins destinée à échouer. Pour en mieux saisir l’évolution, délimitons-en d’abord les phases successives. Nous sommes en 600 av. J.-C. L’Égypte est aux mains des princes saïtes qui l’ont sauvée de l’Assyrie. Elle est debout et libre. Cent ans plus tard ses forces vont succomber devant l’attaque de Cambyse bientôt renouvelée par Darius. L’Égypte fait alors partie de l’empire perse non comme une « satrapie » ordinaire mais en conservant sa pleine autonomie. Darius se proclame Pharaon, honore les dieux nationaux et leur élève des temples sans pour cela gagner les cœurs de ses nouveaux sujets. Encore cent années et le joug est secoué. Mais les Perses reviennent à la charge et en l’an 342 reprennent possession de l’Égypte qu’ils saccagent. En 332 Alexandre apparaît ; il est salué comme un sauveur. À sa mort prématurée son empire est partagé entre ses généraux. L’Égypte est dévolue à Ptolémée dont les descendants règnent environ trois siècles jusqu’à la réunion du pays à l’empire romain l’an 30 av. J.-C. Tel est le cadre ; voyons les faits.

Les mercenaires ioniens qui aidèrent Psammeticus à libérer son pays du joug assyrien eussent été d’inefficaces agents d’hellénisation s’ils n’avaient eu à côté d’eux des commerçants de leur race établis dans le delta ou y résidant périodiquement. L’existence de pareils établissements à cette époque est chose certaine. Il y en avait d’autres. Les Phéniciens eurent à Memphis des entrepôts et des magasins formant tout un quartier de la ville. Mais les Phéniciens pouvaient vivre là en simples négociants satisfaits de vaquer à leurs affaires et ne désirant rien au delà. Avec les Hellènes, il en allait autrement. Dès qu’ils posaient le pied quelque part, ils y introduisaient leurs institutions municipales, l’agora et ses libres discussions, les magistrats élus et contrôlés par l’assemblée du peuple, le gymnase et l’éphébie. Aussi Amasis qui, plus encore que ses prédécesseurs, s’appuya sur eux et leur marqua sa sympathie les installa-t-il dans une ville à eux, Naucratis, où ils furent libres de s’organiser à leur gré. Naucratis, tout de suite prospère, conserva probablement la plupart de ses privilèges sous la domination de Darius. Quand les Égyptiens en 405 réussirent à rejeter les garnisons perses, quand de 379 à 342 ils bataillèrent contre une nouvelle offensive de ceux-ci, c’est encore avec l’aide des mercenaires hellènes qu’ils conduisirent la lutte. Alexandre en arrivant en Égypte y fonda aussitôt une nouvelle ville grecque, Alexandrie, dont les Ptolémées allaient faire leur capitale. Eux-mêmes en créèrent une troisième, Ptolemaïs, qui végéta et ne prit jamais d’essor. Ainsi il y eut dans ce delta trois villes grecques données en quelque sorte en exemple aux Égyptiens et aptes à leur faciliter une transformation dans le sens hellénique. Cette transformation ne se produisit pas. Jusque là on pouvait penser que les Égyptiens ignoraient les Grecs comme ils ignoraient en général les peuples étrangers. Il est très intéressant de rapprocher à cet égard les deux faits suivants. Eschyle dans une de ses pièces avait exposé le « mécanisme » du Nil et la raison naturelle de ses crues périodiques. Lorsque plus tard Hérodote visita l’Égypte (448 av. J.-C. environ), il constata avec quelle pitié dédaigneuse les habitants de ce pays apprenaient de lui que « la Grèce est arrosée par des pluies et non par des inondations des rivières ». Il faut en conclure que les Égyptiens s’imaginaient tous les fleuves plus ou moins semblables au leur. S’ils avaient connu son caractère unique, en le voyant tous les ans presque à jour fixe enfler ses ondes successivement vertes, rouges et bleues et en couvrir les terres desséchées pour les rendre, six mois durant, merveilleusement fécondes, ils auraient vécu en extase devant ce miracle annuel et n’auraient point adoré d’autre dieu que le Nil lui-même. Pour en revenir aux relations des deux pays, il appert donc que si les Grecs étaient relativement au courant de ce qui concernait l’Égypte, celle-ci ne savait rien de la Grèce. Mais maintenant c’est l’hellénisme qui venait au devant d’elle et qui installait ses avant-postes sur son sol. Il fallait bien se connaître sinon se comprendre. Une pénétration forcée s’opéra peu à peu, du moins au nord du pays. Les premiers Ptolémées surnommés Soter (323-285), Philadelphe (285-247), Évergète semblent avoir compté sur une hellénisation rapide et s’être surtout préoccupés de faire figure de monarques méditerranéens. Ayant annexé Cyrène qui les mettait en communication par terre avec l’Afrique romaine, et Chypre qui leur assurait une base navale inappréciable, ils atteignirent le plus haut degré de richesse et de prospérité. Sous leur sceptre, assurément, l’Égypte fut de tous les pays le plus fortuné. Mais lorsque, comprimés sur mer par les flottes grecque, syrienne, romaine, et découragés du rôle extérieur qu’ils avaient voulu jouer, ils se retournèrent vers leurs sujets indigènes, ce fut avec le dessein de travailler à une heureuse fusion. Dans l’armée, il y avait eu d’abord séparation des éléments grecs et égyptiens ; au iime siècle, il y eût mélange fréquent et les privilèges réservés aux Grecs tendirent à disparaître. Un droit mixte gréco-égyptien fut établi. Jusqu’alors les lois grecques et les lois égyptiennes avaient été appliquées séparément. Une commission de théologiens fut assemblée dans l’espoir de rapprocher les deux religions et pour y mieux parvenir, le culte nouveau de Sérapis fut brusquement introduit et entouré de toutes les faveurs. La diffusion de la langue grecque facilitait les choses ; elle s’était répandue dans tout le pays[1]. Les circonstances semblaient donc favorables à un rapprochement qui ne s’était pas opéré spontanément, mais auquel rien de fondamental ne s’opposait car leurs tempéraments et leurs qualités sociales et intellectuelles devaient plutôt rapprocher les deux races. Mais le grand mystère ethnique intervint. Pourquoi s’exprime-t-il — et le plus souvent au rebours des données apparentes et des prévisions raisonnables — ici par une coopération facile et heureuse, là par la stérilité de la pensée ? La cité grecque, en Égypte, demeura inféconde. Elle ne conquit ni ne persuada. Bien plus ; on la vit perdre certains de ses caractères essentiels. Tandis que les souverains, Pharaons malgré eux, étaient entraînés à relever une à une les particularités de l’antique monarchie (jusqu’à ce mariage consanguin qui datait du temps où les Pharaons étaient considérés comme d’essence divine mais devait constituer pour des descendants d’Aryas un véritable opprobre), la population transplantée se laissait prendre peu à peu par le réseau des idées et des coutumes égyptiennes. Les gymnases furent désertés, les droits politiques cessèrent d’être exercés, la pratique de l’association, si symptomatique des groupements hellènes en terre étrangère s’affaiblit et se dissipa. Alexandrie, la métropole riche et puissante ouvrant en plein sur la Méditerranée, eut une administration dont nous ignorons bien des détails mais dont l’aspect complexe et tourmenté ne rappelle guère le clair fonctionnement du civisme hellénique. Quant à l’art grec, il perdit au contact de l’art égyptien ses meilleures qualités sans lui rien insuffler ni rien en acquérir.

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Nous en pouvons rester là de notre aperçu. Les destins égyptiens ne sont plus en péril. L’Égypte qui a résisté à l’hellénisme, victoire sans précédent, résistera désormais à tout. Vers la fin de l’ère ancienne, l’action romaine se fit de plus en plus sentir sur les bords du Nil. Déjà en 201 av. J.-C. la tutelle du jeune Ptolémée Épiphane pendant sa minorité, avait été confiée au sénat romain. Les aventures romanesques de la belle Cléopâtre, la dernière reine d’Égypte, aidèrent à l’emprise. L’Égypte devenue province romaine sous Auguste le demeura jusqu’en 395 apr. J.-C. C’est pendant cette période qu’elle connut le christianisme et que se forma la prospère et turbulente église d’Alexandrie qui agita l’empire d’Orient par ses hérésies et ses exaltations pieuses. Mais le peuple égyptien, demeuré calme et traditionaliste, vit passer la domination byzantine (395-619) comme il avait vu passer la domination romaine. De 619 à 629 il connut celle du roi de Perse Chosroës. En 640 ce furent les califes arabes. Ainsi nous retrouverons l’Égypte dans l’histoire arabe comme dans l’histoire des croisades. On la retrouve partout mais en apparence seulement. Ce sont les façades du pouvoir et rien autre. Où est l’âme égyptienne ? Est-elle enroulée, momie nationale, dans ses bandelettes, attendant les résurrections futures ? En tous cas, son « double » subsiste et ne meurt point de faim. Car sous tous ces régimes de hasard et sans racines, la richesse renaît avec une facilité merveilleuse. Sous les trois premiers Ptolémées, l’Égypte a été l’État le plus riche du monde oriental. Sous les empereurs romains, Flaviens et Antonins, sa situation n’est pas moins fortunée. Viennent les Arabes, il en sera de même ; et encore sous ces sultans « Mamelouks » (1250-1517) d’origine pourtant bien vulgaire pour occuper si longtemps le trône des Pharaons car ils sont issus d’une sorte de grande compagnie de reîtres musulmans « qui se recrute par achats d’esclaves sur tous les marchés à soldats de la steppe. » En 1517 le sultan de Constantinople, Sélim, réduira l’Égypte en province ottomane. Des pachas la gouverneront au nom des sultans. Et ces pachas ne tarderont pas à reconnaître qu’elle est faite pour vivre autonome et libre. Une première révolte dirigée par Ali Bey en 1767 et qui échoue ; une autre en 1840, celle de Méhémet-Ali, et qui réussit à demi. Dans l’intervalle Bonaparte a passé (1798). À la fin du xixe siècle viennent les Anglais. Les uns et les autres ont-ils apporté des pensers, un idéal nouveau ? On le saura plus tard mais le désir d’indépendance, à coup sûr, n’a fait que grandir. Les conquérants passent ; l’Égypte continue.

Deux mots sur l’Éthiopie. On la peut considérer comme une colonie fondée par des sémites venus d’Arabie mais promptement attirée par la civilisation égyptienne malgré qu’elle n’eut de relations avec l’Égypte qu’à travers la Nubie hostile. Les Pharaons d’ailleurs n’y furent jamais les maîtres. Le pouvoir sacerdotal paraît s’y être exercé très fortement et, dans l’antiquité, y avoir volontiers dominé le pouvoir civil. Nous avons noté la tentative d’une dynastie éthiopienne pour s’implanter en Égypte ; essai sans lendemain. Les Arabes, du iiime au ivme siècles ap. J.-C., conquirent des parcelles du sol éthiopien dont, en somme, la mer Rouge les séparait moins que les sables du haut Nil ne séparaient l’Éthiopie de l’Égypte. Plus tard ces mêmes Arabes devenus mahométans cherchèrent à imposer leur religion. Les Éthiopiens qui s’étaient convertis au christianisme eutychéen furent aidés dans leur résistance à l’islamisme par les Portugais lesquels, commerçant alors sur la route de l’Inde, faisaient volontiers escale en ces parages. Mais les Portugais hostiles à l’hérésie eutychéenne voulurent à leur tour la déraciner. Il en résulta de longues guerres de religion qui désolèrent le pays. Axoum qui avait remplacé l’antique capitale Meroë, fut détruite en 1538. De nos jours l’Éthiopie est en recul géographique vers le sud par rapport à ce qu’elle était jadis. Dans l’antiquité, elle atteignait la cinquième cataracte. Maintenant le Nil ne coule plus sur son territoire. La colonie italienne de l’Érythrée la sépare au nord de la mer Rouge comme les établissements français d’Obok et de Djibouti et la Somalie anglaise la séparent du golfe d’Aden. Puis vient en bordure de l’océan Indien la Somalie italienne. Au sud la frontière est formée par l’Afrique orientale anglaise. Ainsi les puissances européennes ont enfermé l’Éthiopie dans une circonférence de colonies rivales et elles s’y disputent l’influence sans avoir grandement réussi à y faire pénétrer la civilisation occidentale. Le christianisme même s’y revêt de quelque barbarie, mais ce haut plateau montagneux et dominateur, une fois libéré des entraves étrangères (ce qui arriverait notamment si l’Asie parvenait à s’émanciper de l’emprise européenne), serait probablement appelé à jouer un rôle important dans l’évolution de l’Afrique future.

LES HÉBREUX

Le peuple hébreu ne prend rang dans l’histoire universelle ni au point de vue politique ni au point de vue économique. Son rôle à cet égard fut insignifiant. Ses premières pérégrinations le conduisirent sans doute de la région du golfe Persique à la haute Mésopotamie et de là — sous la conduite d’Abraham — en Syrie. Établis aux environs d’Hébron puis attirés vers l’Égypte dont les relations commerciales avec le pays de Chanaan étaient alors fréquentes, les Hébreux y séjournèrent à une date et pendant un temps indéterminés, d’abord librement et ensuite en une sorte d’esclavage. Il semble qu’ils se soient révoltés et enfuis sous Amenophis III et non, comme on le croit généralement, sous le règne de Menephtah postérieur de deux siècles. Les tablettes égyptiennes sont muettes sur ces événements d’ordre restreint. Les dates d’ailleurs sont ici sans importance comme le sont aussi les multiples légendes dont s’agrémentent les récits de la Bible. À travers la fiction, il est aisé de dégager la réalité. Elle s’enferme tout entière dans l’effort magnifique de Moïse et de Josué pour détruire l’idolâtrie et lui substituer un monothéisme étroit et exclusif mais déjà plein d’élévation. Cette lutte de quelques hommes contre les tendances obscurantistes et passionnées de tout un peuple témoigne de leur surprenante vigueur. Pour que Jéhovah triomphât, il fallait que les Hébreux se sentissent liés à lui par l’obligation d’une gratitude sans bornes. De là tous les prodiges qu’il est réputé accomplir en leur faveur, prodiges que leurs chefs mettaient continuellement en évidence et qui les élevaient au rang de race élue. Mais avant que cette conviction s’enracinât en eux, la foi naissante eut à subir de rudes assauts. « Faites disparaître, s’était écrié Josué, les dieux que vos pères ont adorés au delà de l’Euphrate et en Égypte, et adorez Jéhovah ». Ce n’est pas sans murmures que le peuple avait obéi et longtemps après que, de retour au pays de Chanaan, les tribus se furent partagé le sol (elles représentaient alors six cent mille têtes) le regret des idoles brisées et ensevelies travailla l’âme d’Israël. « Le veau d’or était toujours debout » et l’influence se révélait pernicieuse des dieux voluptueux de la Phénicie, toute proche. Pendant plusieurs siècles les monothéistes demeurèrent sur la brèche, indomptables et farouches, jetant leurs anathèmes aux partisans des cultes étrangers.

À côté des prêtres qui présidaient aux cérémonies, les prophètes façonnaient de la sorte la mentalité hébraïque. Point de gouvernement au sens habituel du mot. David et Salomon tentèrent vainement au xme siècle av. J.-C. de fonder une royauté solide. Le premier fit de Jérusalem sa capitale. Le second y construisit le temple fameux d’où devait rayonner sur le monde la gloire de Jéhovah. Salomon fut une sorte de Pharaon hébreu : figure unique en laquelle Israël se mira mais dont la mission lui parut limitée à la construction du Temple. L’âge qui suivit fut rempli de déchirements intérieurs et d’« alternatives d’abaissement devant l’étranger et de relèvements éphémères ». C’est alors que Nabuchodonosor saccagea Jérusalem et emmena la population en captivité.

Vers le viiime siècle av. J.-C. le prophétisme s’orienta avec Isaïe dans une voie nouvelle. Dès avant David, il avait eu ses écoles où s’entretenait l’exaltation religieuse et où se préparaient au rôle d’agitateurs tous ceux que la conviction ou l’ambition dirigeaient de ce côté. J. de Crozals dit justement que ces écoles fournissaient aux différentes tribus « des orateurs populaires tantôt courtisans des pauvres auxquels ils prêchaient l’égalité des biens, tantôt fulminant comme des tribuns religieux contre les vices de tous ». Ces prédications engendrèrent une littérature dont la majesté et la profondeur d’émotion n’ont sans doute jamais été dépassées et qui s’encadra dans la grande poésie des descriptions et des épisodes bibliques comme un orage fulgurant au centre d’un grandiose paysage. Aux invectives souvent excessives des prophètes se mêla bientôt l’évocation d’un avenir de paix et de lumière. Ce fut le messianisme. La précision de certains détails y contrasta avec l’imprécision d’ensemble de la doctrine. Ce royaume évoqué, serait-il d’ici-bas ou d’au-delà ? Le messie attendu serait-il homme ou dieu, symbole ou réalité ? Le peuple hébreu dominerait-il matériellement ou serait-ce seulement la formule de sa foi qui régirait un jour l’univers ? L’élite ne cessa d’y réfléchir. La foule naturellement se tourna vers les interprétations littérales et tangibles. Tous s’enfermèrent dans l’immense espérance et avec un enthousiasme concentré qui aujourd’hui, après deux mille cinq cents ans, est loin d’avoir produit ses derniers effets.

Lorsque Jésus-Christ parut, les juifs (ainsi qu’on les appelait dès lors) ne le reconnurent point pour le messie. Ils jouissaient en ce temps d’une certaine autonomie sous la suzeraineté de Rome. Mais inquiets bientôt de la fermentation des esprits dont la Judée était le foyer, les Romains résolurent d’y mettre fin. Ils assiégèrent longuement Jérusalem. La défense fut héroïque. Titus s’en empara le 8 septembre 70. Le temple fut détruit et ses illustres dépouilles servirent à parer un de ces cortèges triomphaux dont, à Rome, la vulgarité dorée n’avait jamais cessé de plaire au public. Jérusalem demeura longtemps un amas de ruines. Relevée plus tard, elle ne reprit son nom que sous Constantin. La chute de la ville avait entraîné la capture d’une masse humaine que Tacite évalue à six cent mille — sans doute les localités avoisinantes comprises. Les combattants massacrés, le reste avait été réduit en esclavage et vendu. On estime que près de cent mille juifs furent alors répartis sur différents points des côtes méditerranéennes. Or il y avait eu déjà, et principalement dans les deux derniers siècles, un essaimage volontaire ; des colonies juives existaient en Égypte, dans les villes d’Asie mineure, de Grèce, d’Italie, en Gaule, en Espagne et jusque sur les bords de la mer Noire et de la Caspienne. Ce sont ces communautés qui furent le premier véhicule du christianisme naissant. C’est là que les apôtres prêchèrent d’abord l’Évangile et souvent sans succès, car ils firent plus de prosélytes parmi les païens qui écoutaient aux portes que parmi les juifs eux-mêmes. D’autre part la Judée était demeurée imprégnée de l’esprit jéhovien. Peu à peu le monde sémitique s’en pénétra et se prépara de la sorte à entendre l’appel de Mahomet. Mais entre le judaïsme et les deux grandes religions à l’éclosion et à la diffusion desquelles il participa directement, s’affirma de plus en plus une différence fondamentale. Les chrétiens comme les musulmans sont incités à la vertu par l’appât d’une récompense extra-terrestre. Les juifs ne renoncèrent jamais à l’espoir de voir se réaliser ici-bas leur idéal de paix universelle et de justice démocratique. Ils attendent l’heure où « l’arc guerrier disparaîtra » et où les peuples « forgeront avec leurs épées des socs de charrue. » Mais ils attendent aussi que Jéhovah « renverse les puissants et exalte les humbles, » qu’il « envoie l’abondance aux pauvres » et « retire aux riches leurs trésors. » Par là ils sont demeurés profondément asiatiques. On ne les connaît guère qu’à travers les capitaux amassés par certains d’entre eux. Âpres et persévérants au gain, habiles et rusés en affaires, ils se sont souvent rendus odieux mais derrière leurs vices se tient un idéalisme obstiné et farouche que les persécutions forcenées dont ils ont été l’objet n’ont fait que renforcer et qui a été grandement servi par l’avènement de la démocratie. Renan a dit que la race sémitique a introduit le principe démocratique dans le monde. Il se fut introduit sans elle, mais elle y a aidé et c’est pourquoi Nietzsche l’a dénoncée comme la race « rebelle », qui a substitué la « morale des esclaves », celle de la foule, à la morale des maîtres, des hommes d’élite, forts et beaux. Toute l’erreur germanique et tout l’antisémitisme moderne tiennent dans ces mots. Certains auteurs ont fait observer d’autre part qu’on ne saurait parler d’une race juive parce que, dispersés depuis dix-huit siècles aux quatre coins du monde, les juifs s’étaient tant de fois mêlés aux autres peuples qu’ils avaient perdu les caractères qui constituent une race. Ce point de vue est erroné. Il est vrai que tant par croisement que par propagande, bien des éléments ethniques différents se sont combinés autour de la religion d’Israël. Mais telle est la puissance primordiale du sang juif que quelques gouttes suffisent parfois à lui assurer la conquête d’un foyer[2]. Cela ne signifie pas du reste que le mouvement dit « sioniste » puisse aboutir à la création en Palestine d’un nouvel État juif solide et florissant. L’avenir en décidera.


LES PHÉNICIENS

Sémites comme les Hébreux et ayant sans doute participé au même exode primitif, les Phéniciens aboutirent à la Méditerranée et en occupèrent la côte au pied du Liban, alors arrosé et boisé. Leur domaine, long d’environ deux cent quatre-vingt kilomètres et large de quarante, fut bientôt insuffisant. Ils y avaient développé avec une habileté et des soins surprenants une culture intensive. Quand l’espace manqua, ils devinrent marins. Peut-être l’avaient-ils été déjà ; dans les îles du golfe Persique se voient encore, dit-on, des ruines phéniciennes datant d’avant l’exode, par conséquent de bien avant le xxme siècle. En Méditerranée, les Phéniciens commencèrent par se livrer au cabotage. Leurs villes, Arad, Béryte, Sidon, Tyr, Jopé, s’échelonnaient sur la côte ; cités autonomes, munies de bon ports, gouvernées chacune par une sorte de roi partageant le pouvoir avec des juges et des pontifes. La religion, lascive et cruelle, comportait des sacrifices humains, surtout l’immolation de jeunes enfants. La langue phénicienne qui nous est connue par des inscriptions et par un passage de Plaute cessa d’être parlée après Alexandre ; le grec et l’arabe ou syriaque la supplantèrent alors. L’écriture semble la plus ancienne des écritures sémitiques. Elle a pu dériver des hiéroglyphes égyptiens ou des cunéiformes babyloniens, mais elle délaissa complètement la représentation dessinée des objets. « Les Phéniciens construisirent un système pouvant traduire tous les sons et rien que les sons, sans s’inquiéter de l’image de l’objet. Ils dégagèrent ainsi vingt-deux signes répondant aux sons que l’oreille distingue sans effort et que la voix humaine reproduit constamment. » Il leur fallait une notation rapide et simple car ils étaient commerçants et non point littérateurs ni artistes. Leur œuvre littéraire est à peu près nulle. Leur bagage artistique vaut davantage mais par l’exécution perfectionnée et non par l’invention créatrice. Ils s’inspirèrent en général des arts égyptien, assyrien ou grec. Ils fabriquèrent des verreries, des poteries, des bijoux, des bronzes, des meubles, voire des statuettes de dieux pour les cultes les plus variés : produits soignés et pacotille aussi bien. Ils se firent une spécialité de la teinture et en particulier de la teinture de pourpre. Ils transportèrent des vins, des céréales, des huiles, des épices, du bois, de l’ivoire, des singes et des paons. Ils firent volontiers la traite des esclaves entre temps. Ils eurent des entrepôts d’échanges en Asie-mineure, en Chaldée, aux sources du Jourdain et du Tigre, près des gués ou des défilés montagneux ; ils en eurent surtout dans les villes du delta égyptien et aussi à Memphis. Il est plus malaisé de suivre leurs traces vers l’occident et le nord par les voies de mer. On risque souvent de les confondre avec les Crétois dont nous parlerons plus tard. Cependant il paraît certain qu’ils se posèrent à Chypre, dans les Cyclades, sur les côtes de Grèce, qu’ils exploitèrent les mines d’or de Thasos où Hérodote vit encore les puits et galeries creusés par eux. Ils fondèrent Bithynium sur la mer Noire et arrivèrent sans doute jusqu’au pied du Caucase. En tous ces parages ils rencontrèrent des rivalités gênantes, celle des Crétois remplacée bientôt par celle des Hellènes, élèves des Crétois. C’est alors que, renforçant à la fois leurs navires et leur audace, les Phéniciens abandonnèrent les côtes et affrontèrent la haute mer. Ils créèrent des comptoirs aux îles Ioniennes, à Malte, en Sicile, sur la côte d’Afrique, en Sardaigne, en Corse, aux Baléares, en Espagne, puis ils passèrent les colonnes d’Hercule, occupèrent le rocher de Calpé (Gibraltar) et vers l’an 1100 fondèrent Gadès (Cadix). Grande date de l’histoire. Pour la première fois un peuple civilisé entrait en contact avec l’immensité de l’océan, avec la mer sans îles, la « mer infinie dont le mugissement vient frapper au loin les terres » comme la décrit un rapport carthaginois de date ultérieure. Cet océan, ceinture et limite du monde habitable, les anciens en avaient la notion ; ils en avaient aussi la terreur. Les Phéniciens, avides de profits, surmontèrent leur crainte et se glissèrent à droite et à gauche le long des côtes d’Espagne et de Gaule comme le long des côtes d’Afrique. Strabon parle de « trois cents villes » fondées par eux en allant vers le sud ; de simples petites criques visitées, sans doute ; encore le chiffre semble-t-il exagéré. Bien entendu, aucune visée annexioniste. C’est à peine si, chez eux, les Phéniciens marquaient un nationalisme quelconque. Ils acceptèrent la suzeraineté égyptienne du xvime au xiime siècle environ, puis, du ixme au viiime celle de l’Assyrie. Ensuite ce fut Babylone, puis la Perse Ils savaient se défendre pourtant lorsque leurs intérêts matériels étaient en péril. Nabuchodonosor ayant voulu s’emparer de la ville de Tyr, dut y renoncer après une série de sièges qui, dit-on, durèrent treize ans. Alexandre y réussit mais irrité par la résistance rencontrée, plein de haine d’ailleurs envers ces rivaux séculaires du commerce hellénique, il se livra à d’indignes massacres. La prospérité de Tyr disparut à jamais (332).

Carthage, fille de Tyr, reçut d’elle à cette heure suprême son trésor et ses dieux. Il y avait alors près de cinq siècles que Carthage avait été fondée. Utique et d’autres cités phéniciennes l’avaient précédée sur la côte africaine mais elle dut à sa situation géographique si avantageuse une prospérité rapide. Elle devint bientôt la première puissance maritime et commerciale de la Méditerranée. Derrière elle s’étendait un magnifique hinterland qui avait manqué aux villes de Phénicie, à Tyr, à Sidon. Jusqu’à l’Atlas se succédaient des plaines que le moindre effort pouvait rendre merveilleusement fertiles. Carthage y développa des colonies agricoles chargées de la nourrir mais non de la défendre et qu’elle ne sut pas s’attacher par ses procédés de gouvernement. Le gouvernement carthaginois que certains auteurs anciens trompés par d’insignifiantes apparences, ont comparé à celui de Lacédémone ressemblerait plutôt au régime qui par la suite fonctionna à Venise. Dominée par une oligarchie ploutocratique issue du grand commerce maritime, Carthage tendit toujours à envisager le bien public sous l’angle d’une opération arithmétique. Les guerres, conduites d’ailleurs avec des troupes mercenaires, devaient rapporter matériellement ; sinon on les interrompait sans souci de gloire compromise ou d’honneur engagé. Et parce que cette politique faisait en somme les affaires de tous, elle ne semble guère avoir été combattue. L’histoire de Carthage ne compte pas plus de tentatives d’usurpations monarchiques que de révolutions populaires, c’est-à-dire fort peu. Les institutions n’y jouèrent qu’un rôle effacé. Ni les « suffètes » (au nombre de deux comme les consuls romains) ni le sénat ni l’assemblée du peuple n’apparaissent revêtus d’une autorité certaine ou marqués par des traits saillants. Nous ignorons d’ailleurs comment le droit de cité était accordé. Il semble qu’il n’ait pas existé de noblesse héréditaire mais, en fait, la situation des principales familles se maintenait par la fortune acquise et par le cumul des charges qui n’était point interdit. La politique intérieure s’alimenta principalement par les rivalités des familles dirigeantes et les élections se firent probablement à coups d’argent. Cette politique était elle-même en étroite dépendance des conditions extérieures et celles-ci se résumaient en une double obligation fort simple : défendre les débouchés assurés et s’en ouvrir de nouveaux.

Les adversaires que Carthage rencontra dans la Méditerranée occidentale furent les Étrusques, les Marseillais, les Hellènes et les Romains. Aux Étrusques, elle enleva d’abord la Sardaigne dont les cultures et les mines lui étaient précieuses. Après quoi, réconciliée avec eux et aidée par eux, elle disputa la Corse aux Marseillais (535). Les Étrusques cessèrent assez vite de l’inquiéter. Marseille, bien que fondée depuis soixante-dix ans à peine, ne se laissa pas évincer. Des heurts fréquents se terminèrent souvent à son profit. De bonne heure Carthage avait convoité la Sicile pleine de ressources et si proche d’elle. Ainsi que nous le verrons plus tard, les Hellènes l’y avaient devancée ; de plus, leurs fondations n’étaient pas de simples comptoirs de commerce mais des cités complètement organisées et auxquelles le patriotisme municipal apportait une grande force. Après une série de luttes, les Carthaginois crurent entendre sonner l’heure d’une offensive opportune. La Perse de Darius se jetait sur le monde grec et il ne semblait pas qu’en cette circonstance la victoire put hésiter. Entre Carthage et les Perses, il y eut certainement entente tout au moins verbale. La bataille d’Himère (480) ruina les espérances des uns en même temps que celle de Salamine annulait l’effort des autres. Il fallait donc renoncer à exercer dans la Méditerranée occidentale une domination incontestée ; il fallait y vivre de compromis. Il fallait traiter et avec Marseille et avec Syracuse et avec Rome aussi dont la puissance future commençait à se dessiner. Restaient l’Espagne et l’océan. L’Espagne était encore intacte sauf quelques établissements grecs et marseillais sur la côte orientale. Quant à l’océan, nuls que les Phéniciens ne s’y hasardaient. Carthage dirigea de ce côté un magnifique effort. Hannon fut mis à la tête d’une flotte considérable ; il avait « paru bon qu’il naviguât en dehors des colonnes d’Heraclès et fondât des villes ». Il aurait emmené soixante vaisseaux et « une multitude d’hommes et de femmes au nombre de trente mille environ ». Ce dernier chiffre n’est pas en rapport, semble-t-il, avec le premier. Quoiqu’il en soit, l’expédition très considérable fit escale à Gadès et acheva de s’y organiser. Sept colonies furent fondées parmi lesquelles Sala (Rabat), Mogador, Agadir. Hannon doubla le cap Vert, atteignit le golfe de Guinée et vit fumer le volcan du Cameroun haut de quatre mille mètres et alors en pleine activité. Il prit sans doute possession de Madère et des Canaries. On prétend qu’à Madère une statue fut érigée dont la main tendue vers l’ouest semblait suggérer la possibilité de terres inconnues surgissant au-delà du vaste horizon. « Que fut-il advenu, écrit J. de Crozals commentant cette légende, si au vime siècle un navire carthaginois, devançant Colomb de deux mille ans, avait découvert le nouveau monde ? » Une autre question se pose. Ce qu’on a appelé le « périple d’Hannon » était-il le premier ou bien faut-il tenir pour avéré le fait que des Phéniciens auraient accompli précédemment le tour de l’Afrique pour le compte du roi d’Égypte Nechao ? Hérodote y a cru. La venue d’Hannon en ces parages lointains ne paraît pas avoir causé aux indigènes autant de surprise que si elle avait été complètement inattendue. Deci delà, les Carthaginois rencontrèrent quelques interprètes rudimentaires pour leur venir en aide. À Carthage, par contre, le retour de l’expédition suscita le plus vif intérêt et, contrairement aux coutumes, il fut décidé que le récit de ses aventures serait rendu public. On le grava sur les murs d’un temple. La traduction grecque nous en a été conservée. Vers la même époque, Himilcon avait été chargé de diriger une autre expédition qui devait monter vers le nord. Elle reconnut le promontoire breton, les îles Scilly, l’Irlande Ces expéditions ne donnèrent pas les résultats que les Carthaginois étaient en droit d’en attendre car, peu après, la situation méditerranéenne tendit à se modifier à leur détriment. Des séries de révoltes éclatèrent à Gadès, en Sardaigne, dans les localités siciliennes où Carthage avait pu maintenir ses privilèges et, sans doute, en Afrique même. Nous ne savons pas bien quelles étaient en ce temps les frontières du territoire continental. Furent-elles jamais précises ? La ligne en allait probablement de Bône à Tebessa et de là à Thysdrus (El-Djem). En dehors de cette ligne les Carthaginois occupèrent Theveste, Cherchel, Icosium (Alger), Thapsus (Philippeville) ; en l’an 206 Circa (Constantine) ne leur appartenait pas. Les entrepôts qu’ils créaient sur les côtes étaient toujours fortifiés et les habitants jouissaient de l’autonomie municipale mais ils ne pouvaient ni frapper monnaie ni armer de navires. Le protectionnisme était excessif et les revenus des impôts et des douanes allaient principalement à la métropole. Dans ces conditions l’effervescence des colonies correspondait presque toujours aux attaques du dehors.

Les effectifs des troupes mercenaires furent variables mais limités. Les remparts qui couvraient Carthage du côté de la terre renfermaient des casernements pour vingt mille fantassins et quatre mille cavaliers seulement. C’est que l’entretien de ces troupes était onéreux. Dix mille hommes et cinquante galères revenaient à un million par mois. Il est probable que peu d’armées dans l’antiquité coûtèrent aussi cher. C’est qu’il y en eût peu d’aussi bigarrées. Celle-ci comprenait des Ibères, des Celtes, des Corses, des Numides et bien d’autres races encore. On les groupait par nations à cause des langages différents parlés par eux. On leur donnait pour chefs des Carthaginois mais souvent deux chefs de même grade appartenant aux partis rivaux afin de les neutraliser l’un par l’autre au point de vue politique : mauvais calcul peu propre à inspirer aux soldats la confiance nécessaire.

L’armée du grand chef de guerre que fut Annibal eut bien entendu un caractère différent. Sa formation se rattache à l’expédition d’Espagne. C’est vers le milieu du iiime siècle qu’Amilcar Barca père d’Annibal entreprit vraiment la conquête de la péninsule ibérique. Les Barca étaient une des familles les plus en vue et les plus ambitieuses de Carthage. Amilcar semble avoir conçu un plan qui rappelle les visées de Bonaparte sur l’Égypte deux mille deux cents ans plus tard : se créer un fief exotique, source de puissance personnelle, et s’en servir ensuite pour dominer la métropole. Mais peut-être, plus patriotiquement, songeait-il surtout à préparer des phalanges aguerries capables d’intervenir utilement dans le grand duel que tous sentaient proche et qui allait mettre aux prises — pour vaincre ou périr — Rome et Carthage.

La première des guerres qu’on appelle « puniques » avait déjà eu lieu (264-241). Elle avait eu la Sicile pour théâtre. Des pirates italiens désignés sous le nom de Mamertins et qui avaient à Messine leur centre d’action demandèrent aux Romains de les aider à lutter contre le « tyran » de Syracuse, Hiéron, qui était alors allié des Carthaginois dont sans doute il avait moins peur que de Rome. Celle-ci saisit avec empressement le prétexte offert. Les hostilités se poursuivirent avec des accalmies pendant vingt-trois ans et présentèrent des alternatives singulières. Rome parvint à débarquer des troupes en Afrique ce qui semblait pour elle essentiel mais Regulus y trouva la défaite et la mort. Par contre ses flottes improvisées connurent le triomphe et ses initiatives révolutionnèrent l’art naval. Il était dans la tradition maritime des Carthaginois de foncer sur l’adversaire pour l’éperonner mais d’éviter l’abordage. Les Romains le recherchèrent au contraire et construisirent des « corbeaux », sortes de grappins gigantesques qui s’abattaient sur le flanc du navire ennemi et livraient passage aux compagnies d’assaut. Moins habiles à lutter contre les éléments, la tempête leur infligea un désastre. Un moment de découragement s’en suivit puis on construisit une nouvelle flotte et, cette fois, ce fut Carthage qui, s’alarmant, préféra s’avouer vaincue ; non qu’elle fut à bout de ressources mais, négligeant à son habitude les données morales, elle estimait la dépense hors de proportion désormais avec les profits éventuels. Elle abandonna la Sicile et s’engagea à payer en dix années un tribut d’environ dix-neuf millions.

Ce ne pouvait être qu’une trêve. On le sentit à Rome ; à Carthage on ne s’en préoccupa point. Tandis que le sénat romain fortifiait les nouvelles acquisitions, la Corse, la Sardaigne, la Sicile et se préparait à une lutte décisive, les Carthaginois se désintéressèrent des initiatives d’Amilcar et de ses projets espagnols. Il serait intéressant de savoir par le menu comment il les mena à bien. Toujours est-il qu’à sa mort, Annibal lui succéda à la tête d’une armée en bonne condition et pourvue du matériel nécessaire. L’établissement carthaginois en Espagne semblait solide. Carthagène fondée en 227 en était la capitale. Annibal impatient de se servir de l’outil dont il avait désormais la disposition provoqua lui-même la rupture malgré les avis ou les ordres qui lui venaient de sa patrie. Il s’empara de Sagonte, ville gréco-latine de la côte au sud de Barcelone et dont un traité garantissait l’indépendance. Puis il quitta l’Espagne emmenant cinquante mille fantassins, neuf mille cavaliers et trente sept éléphants qu’il avait pu se procurer et dresser (en ce temps on en trouvait encore dans l’Afrique du nord). Le sud de la Gaule fut traversé puis le Rhône, puis les Alpes au petit St-Bernard (218) exploit prodigieux auprès duquel, il faut bien le reconnaître, celui de Bonaparte pâlit. Les Romains furent battus sur le Tessin. Ayant hiverné dans le bassin du Pô, Annibal pénétra en Étrurie à travers les marais de l’Arno. Son armée éprouvée par ces rudes opérations, se renforçait sans cesse grâce aux volontaires celtes qui lui venaient de Gaule. Après le désastre du lac Trasimène (217) Rome trembla. Fabius surnommé « cunctator » (le temporisateur) à cause de la tactique qu’il adopta, se garda d’affronter l’ennemi ; il se contenta de le harceler et de l’énerver tandis que ses troupes descendaient le long de l’Adriatique vers l’Apulie. La tactique était bonne mais les Romains ne surent pas se contenir. L’opinion réclama une nouvelle offensive qui aboutit à un second désastre (216). Si à ce moment les ennemis de Rome s’étaient unis comme tout leur commandait de le faire, ses destins s’en fussent trouvés grandement compromis. Ils ne bougèrent point. Carthage elle-même ne comprit pas ce que la fortune lui offrait. Les troupes d’Annibal étaient arrivées à Capoue près de Naples très affaiblies. Les « délices de Capoue » ne détruisirent pas leur valeur autant qu’on l’a dit puisqu’Annibal parvint à tenir la campagne pendant treize années encore, mais il ne pouvait plus mener qu’une guerre d’escarmouches et d’embuscades. À Rome toutefois, la lassitude était extrême. La constance et la fermeté du sénat ne cessèrent de relever les courages. Les Carthaginois ne s’émurent pas plus du péril d’Annibal que des victoires de Scipion en Espagne et de la prise de Carthagène (211). Leur aveuglement est un des plus extraordinaires de l’histoire. Il démontra d’une part qu’il n’est pas possible pour un État de se maintenir en puissance avec une politique uniquement basée sur la question de profit et, de l’autre, que la capacité d’offensive est seule garante d’une défensive efficace. C’est pour avoir obstinément sacrifié à cette double utopie tout le long de la seconde guerre punique (219-201) que Carthage succomba. La troisième fut brève (149-146) et se termina par la prise et l’incendie de la grande cité africaine[3]. À l’heure du péril suprême, elle retrouva pour mourir une énergie farouche et se défendit noblement. Mais il était trop tard. Les Romains parurent vouloir d’abord en effacer jusqu’aux moindres vestiges ; dès 122 pourtant, ils la reconstruisirent et la Carthage romaine égala les splendeurs de sa devancière. Leurs souvenirs flottent emmêlés dans l’esprit de quiconque vient rêver sur la colline de Byrsa qui porta leurs Parthenons successifs et d’où la vue s’étend sur un paysage immense digne d’encadrer cette vaste et tragique destinée.


L’HELLÉNISME

On dit : les Égyptiens, les Phéniciens, les Arabes, comme on dit : les Français, les Espagnols, les Anglais, comme on dit : Rome, Venise, Byzance en parlant des annales de ces peuples ou des États dont ces villes furent les capitales. Mais quand il s’agit des Hellènes, une expression inusitée s’impose. On dit alors ; l’hellénisme. Et en effet l’histoire des Hellènes, c’est avant tout l’histoire de l’hellénisme c’est-à-dire d’une forme de civilisation ou mieux d’une conception de la vie différentes de celles des autres races et dont ils ont posé l’empreinte partout où ils ont passé, sauf en Égypte et en Palestine. Avant donc que de rien décrire, il faut ici définir. Les écrivains y manquent généralement et d’autant plus à tort qu’il s’agit d’une définition aisée à donner. Le caractère essentiel de l’hellénisme s’affirme avec une clarté parfaite. L’hellénisme est, avant tout, le culte de l’humanité dans sa vie présente et son état d’équilibre. Et qu’on ne s’y trompe point, voilà une grande nouveauté dans la mentalité de tous les peuples et de tous les temps. Partout ailleurs, les cultes se sont basés sur l’aspiration à une vie meilleure, sur l’idée de la récompense et du bonheur outre-tombe et la crainte de la punition pour qui a offensé les dieux. Mais ici, c’est l’existence présente qui est le bonheur. Outre-tombe, il n’y a que le regret d’en être privé ; c’est une survivance diminuée. Aussi faut-il une « consolatrice des morts » à ces prisonniers de l’au-delà, à ces « fils de la terre et du ciel étoilé » en exil loin des fleurs et de la belle lumière. Bien connu est ce vers de Lamartine : « L’homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux » et Nietzche, de son côté, parle de « la nature gémissant sur son morcellement en individus ». Voilà deux paroles fort opposées de style et de pensée mais en lesquelles se reflètent les fondements de la plupart des religions individualistes ou panthéistes. Or elles sont anti-grecques au plus haut degré. Voyez les dieux grecs : des hommes magnifiques mais des hommes — donc imparfaits ; pour la plupart, des sages ; des gens de raison, d’activité aussi. Ils s’assemblent, ils sont sociables, sportifs, très individuels, peu contemplatifs, encore moins livresques. « Chez l’Égyptien, le Juif, le Perse, le musulman, écrit Alb. Thibaudet, la vie religieuse consiste à apprendre par cœur de l’écriture, mais la religion grecque est une religion sans livres ».

Si l’on se demande de quels éléments a été constitué l’hellénisme, on en trouve trois de valeur inégale. Il y a d’abord la base aryenne initiale ; elle est évidente et logique. L’Arya primitif aimait et recherchait l’équilibre, il concevait la beauté de la vie et du travail. Nous avons vu comment l’Inde intempérante le transforma tandis que la Perse pure et sainte, le conservait. Question de climat. Et voici le second élément de formation de l’hellénisme : le climat égéen. C’est lui qui a ciselé la mentalité hellène. La mer Égée forme un tout parfaitement homogène. Entre la côte de Grèce et celle d’Asie, nulle différence. C’est assez loin du rivage que le sol, se relevant de façon brusque, révèle son caractère asiatique. Ainsi l’entière région égéenne participe de la nature méditerranéenne. Partout même ciel harmonieux, même atmosphère légère et transparente, mêmes lignes gracieuses, mêmes vents réglés, mêmes courants dessinant sur les eaux les « sentiers humides » dont parle Homère. Les premiers Hellènes se trouvèrent là comme baignés d’harmonie. Autour d’eux, dit Crozals « rien ne sortait violemment de l’ordre ». Ils s’en éprirent et s’en pénétrèrent. Cependant tout cela n’eût pas suffi, sinon très lentement, à édifier une civilisation si parfaite. Il y eut encore un élément précurseur qui apporta la matière première ; ce fut la Crète et point la Phénicie comme on l’a cru longtemps. La Crète passa dès l’an 3000 av. J.-C. de la période de la « pierre polie » à celle de la métallurgie. Cette classification, on le sait, se base sur la nature de la matière qui fournit à l’homme ses ustensiles, ses armes, ses parures primitives. Chez tous les peuples mais à des dates différentes, l’âge des métaux succédant à celui de la pierre marqua l’étape la plus importante dans la voie du progrès. Le nord de la région égéenne en était encore à ce stade de début que déjà s’élevaient en Crète les palais du roi Minos rappelant ceux des Pharaons avec lesquels les chefs crétois furent en relations dès l’an 2500. Il y a encore beaucoup de mystère autour de ce peuple. Nous savons pourtant qu’il connaissait l’écriture et que son langage était compris dans tout l’archipel. Avant l’apparition des Hellènes, avant même les premières croisières des Phéniciens, la mer Égée fut sillonnée par les marins crétois et sur ses bords naquirent des cités vassales de la Crète et commerçant avec elle.


La formation de l’unité grecque

Or du xvime au xiime siècles, des peuplades nouvelles descendirent le long des rives de la mer Égée se superposant aux indigènes. C’étaient les Pélages et plus tard les Hellènes auxquels Hérodote et Thucydide s’accordent à reconnaître une même origine ethnique. Les Pélages se fixèrent sur les côtes, gouvernés probablement par des chefs économiquement sinon politiquement vassaux de la Crète. Alors Mycène et Troie durent être des foyers de commerce crétois. Les premiers Hellènes (qualifiés parfois d’Achéens, d’Achéo-Phrygiens, de Thraco-Phrygiens, etc…) semblent avoir dès 1300 conquis la Thessalie actuelle et s’y être établis. C’était un peuple terrien ; ils redoutaient la mer avec laquelle la douce Égée devait plus tard les familiariser. Ils passèrent les Thermopyles, occupèrent l’Argolide. D’autres traversèrent le golfe de Corinthe vers l’ouest, contournèrent l’Arcadie ; ils se rejoignirent en Laconie. La Crète était proche : riche encore mais sans doute en décadence. Au milieu du xiiime siècle, les Hellènes furent en Crète ; il y eut conflit car les fouilles ont révélé une destruction suivie de tentatives de reconstruction des palais crétois.

C’est là que l’hellénisme en formation, génie à base aryenne, se heurta avec le sud-asiatisme dont était imprégnée la civilisation crétoise. Celle-ci admettait en effet le matriarcat, le mariage consanguin, les sacrifices humains, la prostitution et les mutilations sacrées ; elle pratiquait les tatouages, le culte des totems animaux et végétaux mangés rituellement par les fidèles qui s’en croient issus ou protégés. À ces influences les Hellènes résistèrent merveilleusement. Ils n’adoptèrent que des progrès matériels tels que l’usage des bains chauds, la construction des escaliers, le tir à l’arc ou bien des pratiques inoffensives comme le culte de la Terre-nourricière ou l’inhumation dans des sarcophages ; et ils maintinrent intégralement l’organisation aryenne de la famille d’après laquelle, sous la prépondérance de l’homme, celui-ci et son épouse composent avec les enfants un foyer harmonieux et puissant basé sur la conscience et le respect de la dignité humaine. Là aussi, ils devinrent navigateurs. Dès 1200, on les vit coopérer avec les Lybiens dans une expédition contre l’Égypte. Un siècle plus tard, ils sont à Chypre. C’est vers cette époque qu’ont dû se passer les événements chantés dans l’Iliade ; ceux qui servent de trame à l’Odyssée seraient sensiblement plus récents. En ce temps, le nord-ouest de l’Asie-mineure devait être aux mains de Phrygiens apparentés à la civilisation aryenne. Le domaine de la culture chaldéenne était limité par le Taurus et le cours de l’Halys. Ces premiers Hellènes n’étaient pas tout à fait des commerçants au sens moderne de ce mot mais plutôt des pirates, métier dont Thucydide déclare qu’il « ne comportait point de honte et même n’allait pas sans quelque gloire ». Il est probable que les chefs hellènes d’alors ressemblèrent aux Normands du temps de Charlemagne « pillant les côtes sur leurs galères et s’établissant à l’entrée des estuaires fructueux ».

Sur ces entrefaites se produisit l’intervention dite dorienne. Elle dut commencer vers 1100 mais ne se manifesta pas sous forme d’invasion. Ce fut, si l’on ose ainsi dire, une infiltration pesante. Elle vint d’Illyrie et revêtit un caractère barbare. Ces peuplades illyriennes étaient franchement anti-helléniques ; les Hellènes se retirèrent devant elles. De l’Épire à la Macédoine tout le pays fut barbarisé et l’Adriatique, du nord jusqu’à Durazzo, resta fermée à l’hellénisme. Détachés de ces groupes et leur servant comme d’avant-garde étaient les Doriens qui parlaient une sorte de grec. Il y a là un certain mystère. On peut admettre pourtant qu’il s’agissait d’anciens aryens isolés, devenus barbares et dont le langage s’était conservé mieux que le caractère. Leur résistance ethnique, en effet, apparaît très faible. Leur randonnée conquérante s’exécuta avec une extrême lenteur. Ils occupèrent successivement la Thessalie, la Béotie, l’Argolide. Ils mirent cent ans à soumettre le Péloponnèse et ce n’est qu’au ixme siècle qu’ils atteignirent la Crète, Rhodes et sur la côte d’Asie-mineure, la péninsule de Carie. Partout là, firent-ils souche ?… guère. Delphes demeura, en pleine terre dorienne, un sanctuaire hellène et non dorien. À Olympie, le culte et les jeux s’hellénisèrent rapidement. Les admirateurs du soi-disant « génie dorien » sont forcés d’admettre que l’Attique lui resta toujours hostile et qu’en Béotie, en Argolide, en Thessalie même, la culture hellénique l’emporta finalement sur le dorianisme. Résultat heureux car voici ce que très justement Ad. Reinach écrit des Doriens : « Craignant l’esprit, soupçonneux de tout ce qui sort de la règle, confiants uniquement dans la force, les Doriens, tant qu’ils restaient fidèles à l’esprit de leur race n’étaient pas faits pour contribuer au développement de l’hellénisme dans tous les domaines de la pensée et de l’art ». En fait, ils eussent été complètement absorbés sans Sparte, ce sinistre réduit de la barbarie dorienne laquelle, sous l’effort de législateurs excessifs, s’y concentra et s’y consolida. Sparte fut une fondation tardive car elle s’édifia sur les ruines d’Amyclées soumise seulement en l’an 740. Elle constitua le seul État terrien, le seul État sans rivages parmi ceux qui dominèrent le monde grec. Elle fut aussi le seul État anti-grec dans son essence. Elle vécut pour le péril incessant de l’hellénisme que pendant des siècles elle menaça — et que, finalement, elle frappa par derrière.

La poussée des tribus illyriennes — s’exerçant de l’ouest vers l’est — avait eu pour effet de « jeter à la mer » les Hellènes. Ceux-ci s’étaient maintenant accoutumés à la navigation. En face d’eux, de l’autre côté de la mer Égée, existaient des richesses attirantes pour leur commerce naissant. Là se trouvait ce royaume de Lydie dont Sardes était la capitale et dont l’histoire est dominée par le nom de son dernier roi, Crésus. Malgré bien des emprunts à la civilisation babylonienne, les Lydiens avaient de fortes tendances hellénistiques et leurs regards étaient tournés vers l’archipel. Tout cela favorisa la création sur la côte d’Asie de nombreuses colonies hellènes. On a prétendu à cet égard, distinguer les colonies « éoliennes » des « ioniennes » : simple question de dialectes. La vérité est que de même que l’esprit dorien eut sa citadelle en Laconie, ce furent l’Attique et l’Eubée qui incarnèrent cette quintessence d’hellénisme qu’on a appelée l’esprit ionien. Au ixme siècle, les Ioniens colonisèrent les Cyclades et les îles côtières. Chios et Samos furent leurs principaux établissements dans ces parages. Puis ils fondèrent Éphèse et Milet. Sur un espace de cinquante lieues il n’y eut pas moins de douze cités florissantes, échelonnées le long de la rive asiatique de la mer Égée et engendrées par l’initiative ionienne. Bientôt, les besoins augmentant, il fallut aller chercher dans la mer Noire le thon base de la nourriture prolétarienne et, sur les côtes, du blé, du bois, des peaux. Abydos, Lampsaque, Sinope furent fondées et enfin Trébizonde (790-780) qui devait être le débouché maritime de l’Arménie. Les Ioniens s’établirent en somme sur tout le pourtour de la mer Noire et jusqu’en Crimée et dans la mer d’Azof. En Méditerranée occidentale, leur activité ne fut pas moindre. En 750, ils créèrent Cumes qui donna par la suite le jour à Naples. La Sicile et le sud de l’Italie se parsemèrent de colonies grecques ; ce furent Reggio et Messine (775) Syracuse (734), Catane (729), Métaponte (710), Sybaris, Crotone. Corfou (longtemps la mystérieuse Phéacie) devint grecque par les Ioniens et essaima à son tour. Les villes ainsi venues au monde en engendrèrent d’autres. Mégare en 728 créa une seconde Mégare vouée à bientôt disparaître mais non sans avoir, cent ans plus tard, créé Sélinonte. Syracuse fonda Himère et Géla, Agrigente (648 et 580). Le mouvement d’expansion, malgré les difficultés et les obstacles que lui opposait la concurrence phénicienne, s’étendit à la Gaule. Vers l’an 600 Marseille fut fondée et peu après Callipolis (Barcelone) puis proches de Marseille, Arles, Agde, Antibes, Nice, Monaco[4].

Ainsi, en l’an 600, le « monde grec » était formé et une prospérité incroyable s’y révélait déjà. On pense qu’au vme siècle, Crotone, Tarente, Agrigente, Syracuse comptèrent de cinquante à quatre vingt-mille habitants, plus qu’Athènes ou Corinthe n’en comptaient elles-mêmes. D’autre part la monnaie de Marseille faisait prime jusqu’en Étrurie et, par la vallée du Rhône, rayonnait jusqu’aux approches du Rhin. Quand à Milet, patrie des « aeinautes » (ou « marins perpétuels »), elle pouvait se parer du titre de reine des cités grecques ; de la mer d’Azof au Nil elle n’avait pas engendré moins de vingt quatre cités filiales ; deux lignes régulières de navigation partaient de son port, l’une vers la mer Noire et l’autre vers l’Égypte. Ces quelques faits soulignent ce qu’on peut appeler l’unité économique du monde grec. Son unité intellectuelle et morale n’était pas moindre. Là aussi certains faits sont instructifs à noter ; tel ce geste de Pisistrate faisant faire six copies officielles de l’œuvre d’Homère et envoyant d’Athènes l’une de ces copies à Marseille et l’autre à Sinope sur la mer Noire : telle encore cette anecdote racontée par Aristote d’un citoyen de Milet qui, prévoyant une surabondante récolte d’olives, accapara d’avance tous les pressoirs de la ville aux fins de les louer ensuite à des prix avantageux. Or ce citoyen si avisé — un peu trop — n’était autre que l’illustre astronome Thalès. Miltiade, Aristide, Thémistocle, ces grands serviteurs de l’intérêt public furent aussi des gens d’affaires. Tout Hellène était tourné vers le commerce ; le lettré était commerçant mais le commerçant était aussi lettré ou s’efforçait à l’être. Dans toutes les cités du littoral d’Asie mineure, le génie grec « s’était éveillé de bonne heure avec un éclat surprenant » ; dès la ixme Olympiade (742), on récitait à Syracuse les chants homériques au sein des assemblées populaires. Partout mêmes goûts, mêmes habitudes d’existence, même religion humaine, même culte bilatéral des choses du corps et de celles de l’esprit. Ne devait on pas à Olympie, la capitale du sport antique, entendre Hérodote lire un livre de son histoire et voir Aetion et Œnopide exposer l’un ses tableaux et l’autre, ses tables astronomiques : symbole puissant de ce trépied merveilleux qui porta la civilisation hellénique et que constituèrent le sport, le civisme et l’art, de cet équilibre qu’elle sut atteindre et maintenir entre l’individu et la cité, entre le solidarisme et l’intérêt personnel.

Que dire de l’unité politique ? C’est ici la principale source d’incompréhension lorsqu’on étudie l’histoire de l’hellénisme et il y faut bien prendre garde. D’autant que cette grande crise à laquelle nous allons arriver, que détermina l’attaque des Perses et dans laquelle l’hellénisme faillit sombrer perd sa véritable signification si on ne l’examine que du point de vue extérieur et sans tenir compte des éléments intérieurs qui la préparèrent et la rendirent si périlleuse.


La crise de l’hellénisme

Les États grecs avaient tous, plus ou moins, le caractère « municipal ». Ils se composaient en général d’une ville, du territoire avoisinant avec quelques bourgades ou villages, d’un rivage avec un port Un particularisme excessif, l’esprit d’indépendance et l’orgueil local, enfin des rivalités inévitables et susceptibles de provoquer parfois des querelles armées, telles étaient les conséquences de leur constitution. Quand il s’agissait de colonies lointaines séparées les unes des autres par des espaces suffisants, les conséquences tendaient à s’atténuer. En Grèce au contraire, où les États étaient comme tassés les uns contre les autres, elles s’accentuaient. Les choses se compliquaient du fait que les traditions monarchiques existaient dans un certain nombre d’États où primitivement avaient régné des princes du type d’Agamemnon. Ces royautés nous sont familières grâce à Homère qui nous les a dépeintes dans son Iliade et son Odyssée. Au viiime siècle, elles avaient disparu laissant derrière elles des oligarchies résistantes. En effet, ce n’est pas du milieu populaire qu’elles étaient issues ; la plupart, électives ou non, avaient été l’apanage de fait de quelques familles aristocratiques qui, les trônes abattus, prétendirent continuer à gouverner. À Athènes, on les appelait les eupatrides ou « bien-nés ». Longtemps leur coterie se maintint au pouvoir, imposant, comme dit Alfred Croiset « un régime très fermé, très autoritaire et au total fort dur ». La bourgeoisie commerçante dite des paraliens ou « gens de la côte » vint en aide au peuple endetté et pressuré par les eupatrides. Le démocratisme était à la base des idées helléniques et il en tirait une grande force de propagande et d’action. Il était donc fort difficile de lui résister indéfiniment. Les eupatrides durent composer avec lui. C’est alors que, d’un commun accord, on appela Solon qui, étant à la fois commerçant, intellectuel et de bonne naissance, se trouvait singulièrement apte au rôle d’arbitre. En l’an 594 av J.-C., on lui remit les pleins pouvoirs. Solon rédigea une constitution dont l’entrée en vigueur s’accompagna de mesures d’amnistie : rappel des bannis, abolition des dettes etc… et qui présenta un curieux amalgame de hardiesses radicales et de préoccupations économiques. En assurant comme il le fit des avantages marqués à la richesse acquise, Solon craignait sans doute que l’athénien pauvre appelé par lui d’autre part à la vie politique ne se donnât pas assez de peine pour enrichir l’État en s’enrichissant lui-même et qu’il ne cherchât plus à gagner au delà des quelques oboles nécessaires à sa subsistance. Sous des cieux trop cléments, c’est là un péril lorsque le pain, un peu de poisson grillé, des figues et des oignons suffisent à l’homme que vient distraire en même temps le spectacle des affaires publiques traitées dans le plein air de l’« agora ». Mais par ailleurs, Solon ne recula devant aucune nouveauté démocratique. On ne saurait prêter trop d’attention à cette constitution d’il y a vingt-cinq siècles qui opéra une véritable révolution et contint en germe tout l’avenir politique de l’hellénisme. Elle établissait côte à côte un sénat de quatre cents membres élus chaque année et chargés de préparer les lois, de surveiller l’administration et la trésorerie — une assemblée générale où tous les citoyens avaient droit de vote et qui choisissait les chefs civils et militaires lesquels devaient, à l’expiration de leur mandat, venir lui en rendre compte — enfin un « aréopage », sorte de cour suprême où étaient admis à siéger les magistrats sortis de charge et dont l’assemblée avait approuvé la gestion. Ces rouages se complétaient de façon ingénieuse les uns les autres. Une législation libérale régla en outre les rapports des parents et des enfants, de l’individu et de la collectivité, du maître et de l’esclave. L’héritage se partageait également sans distinction de sexe, le foyer familial restant à l’aîné ; celui qui mourait sans enfants disposait librement de son bien. Le fils demeurait jusqu’à seize ans soumis à la seule autorité paternelle. De seize à dix huit, l’État complétait son instruction. À dix huit ans il devenait « éphèbe » puis soldat. « Je ne déshonorerai point mes armes en abandonnant mes compagnons ; je combattrai jusqu’au dernier soupir pour défendre les autels et le territoire de la patrie ; je laisserai mon pays en meilleur état que je ne l’ai trouvé ; j’obéirai aux lois et aux magistrats ; je respecterai la religion des ancêtres ». Tel était le magnifique serment qu’on lui faisait prêter. Les lois protégeaient l’étranger venu se placer sous leur égide et laissaient le citoyen libre de s’expatrier si son goût ou son intérêt l’y portaient. Quant à l’esclave, il était traité avec une mansuétude jusqu’alors inconnue et qui atténuait l’odieux d’une institution que l’antiquité ne songea point à supprimer.

Cette présence des esclaves au sein de la république athénienne lui a fait refuser par certains auteurs modernes le nom de démocratie. Mais Alfred Croiset remarque avec raison que d’une part, à Athènes, les esclaves « n’ont jamais été assez nombreux ni assez organisés pour menacer l’État d’une guerre civile comme à Rome » et que, d’autre part, toutes les querelles de la politique intérieure athénienne furent de « véritables luttes de classes ». Athènes a donc bien été une démocratie mais de dimensions fort restreintes ; en dehors de ses métèques (étrangers) et des esclaves, il est à croire que l’État n’a jamais compté plus de cent quatre-vingt à deux cent mille citoyens ; et pourtant on a pu dire de ce groupe si restreint qu’aucun autre n’avait « laissé à l’avenir un héritage plus riche en suggestions de toutes sortes. »

Le retentissement de l’œuvre de Solon fut immense et prolongé. On répète volontiers que ses réformes témoignèrent de leur caractère utopiste par leur peu de durée attendu que Pisistrate (560-528) s’étant emparé du pouvoir, suspendit le fonctionnement de la constitution. Les événements revêtirent un caractère différent. Il est exact que Pisistrate qui était le chef du parti démocrate usa de violence pour établir son autorité mais, au lieu d’abolir les lois politiques, il se borna précisément à en interrompre l’application ce qui était un hommage rendu à leur valeur ; et de plus, il se garda de toucher aux lois civiles et criminelles telles que Solon les avait établies. Aristote reconnaît qu’il gouverna « plutôt en citoyen qu’en tyran ». Il se maintint en somme dans l’esprit de Solon et on peut dire que sous lui la Grèce continua de se « soloniser ». Ce furent ses fils (528-510) qui malgré certaines qualités aimables furent nuisibles à leur patrie en dirigeant contre ses libertés une coupable tentative. Le peuple l’emporta et son chef, Clisthène put, « reprenant l’œuvre au point où Solon l’avait laissée, la porter d’un seul coup presque au terme ». Ainsi, en moins d’un siècle, le démocratisme athénien avait trouvé sa formule complète. Aristote, peu porté à louer la démocratie convient que les réformes de Clisthène donnèrent des résultats remarquables et Hérodote dit qu’elles augmentèrent la puissance d’Athènes. Cette ville était désormais placée en pleine lumière et devenait τῆς Ἑλλάδος παίδευσιν, « l’éducatrice de la Grèce » : parole que Thucydide attribue à Périclès. Mais le jeu même des institutions nouvelles avait pour conséquence la lutte des partis. À Athènes comme dans les cités qui s’inspirèrent de son exemple, deux grands partis se formèrent ; celui du peuple et celui des aristocrates, chacun avec ces chefs et son organisation : et une saine rivalité les opposa l’un à l’autre. Les descendants des anciens « eupatrides » n’étaient plus très nombreux mais il y avait une aristocratie d’argent qui avait hérité de leurs prétentions et qu’il était de l’intérêt de la république de ne point détruire ni décourager tout en l’empêchant de confisquer le pouvoir à son profit. Par malheur, les partis aristocratiques, là comme ailleurs, furent dangereusement tentés de s’appuyer sur la cité qui, au centre même de la Grèce, se dressait en plein contraste avec Athènes. Sparte jouissait alors d’un grand prestige militaire. Elle y avait atteint au moyen d’institutions basées sur l’oligarchisme le plus forcené dont l’histoire fasse mention. Tous les pouvoirs, tous les privilèges se trouvaient aux mains de ceux qu’on appelait les « égaux » : quelques centaines seulement, descendant des chefs doriens qui avaient occupé la Laconie au début et en avaient transformé les habitants en « Ilotes », c’est-à-dire en esclaves privés de tous droits. Ces Laconiens, répartis dans les bourgs et villages environnants, étant beaucoup plus nombreux que les Doriens inspiraient à ceux-ci de perpétuelles craintes. La même discipline brutale et sectaire qui faisait disparaître les rejetons chétifs de la race dominante pour lui conserver sa vigueur, conduisait au massacre périodique des représentants les meilleurs de la race vaincue lorsque celle-ci devenait trop prolifique. Défendue par les hautes montagnes qui l’encerclaient et lui fournissaient le fer nécessaire à ses industries guerrières, Sparte sacrifia tout à son armée. Elle confisqua l’enfant dès l’âge de sept ans, en fit la chose de l’État, lui durcit prodigieusement les muscles et le caractère, ne le munit ni d’instruction ni d’idéal, ne craignit point de lui enseigner au besoin que l’hypocrisie et le mensonge sont aussi des armes. La politique intérieure fut toute de méfiance et de contrôle. Défense aux étrangers d’entrer, aux nationaux de sortir sans permission. Quant à la politique extérieure, elle consista à lutter partout contre le démocratisme, à entretenir les ambitions et à encourager les entreprises des aristocrates. Le bluff incessant dont Sparte s’entourait, si grossier fut-il parfois, exerça une emprise sur les autres cités. Sparte était parvenue à se faire passer pour grecque et elle se donnait comme invincible. Des événements prochains allaient faire justice de cette dernière prétention : quant à la première, la légende en a subsisté jusqu’à nos jours.

Tel était, à la veille de l’agression perse, l’état de choses en Grèce. Pour être complet, il faut ajouter pourtant quelques mots concernant trois institutions dont la forme un peu imprécise a longtemps dissimulé l’importance réelle. Et d’abord l’oracle de Delphes. Apollon était censé s’y exprimer par la voix de la Pythie, femme sans culture choisie par le collège des prêtres et dont les paroles étaient non seulement inspirées mais recueillies et interprétées par eux. Or en serrant de près l’histoire du sanctuaire delphique, on a reconnu qu’il y avait eu là une sorte de conservatoire de l’hellénisme et d’office directeur de ses énergies. J. de Crozals a pu dire en toute vérité que « pendant plusieurs siècles, il ne se fit rien de grand dans le monde grec que l’oracle de Delphes ne l’eût inspiré, prévu, favorisé » Cessons donc de n’y voir que superstitions et supercheries ; il convient de reconnaître que l’adoucissement des mœurs, le sentiment croissant de la dignité de l’homme libre, la stricte observation de la loi morale, le respect de la parole donnée, le développement des vertus sociales et de l’esprit d’entreprise furent les directives presque constantes des hommes remarquables qui siégeaient à Delphes. Ainsi s’expliquent l’extraordinaire renom dont bénéficiait l’oracle, le nombre et l’ampleur des ambassades qui venaient le consulter, les richesses enfin qui s’accumulaient autour de lui. C’est par là du reste que la corruption s’introduisit et que le déclin de son prestige s’affirma.

Tandis que le pur esprit hellénique rayonnait de la sorte des bords du golfe de Corinthe entretenant l’unité intellectuelle, le Conseil amphictyonique, avec moins de lustre mais guère moins d’efficacité, maintenait en contact les États grecs sur le terrain des intérêts matériels. Les amphictyonies qui portaient le nom d’un personnage légendaire réputé leur fondateur, avaient été de bonne heure en usage. C’étaient des conventions entre deux ou plusieurs États, fixant certains points d’entente et visant en général à éviter des conflits ou à en limiter l’étendue. L’idée de trêve sacrée que le moyen-âge devait reprendre et utiliser était à la base de ces conventions. Par la suite l’idée d’arbitrage y pénétra également. Avec le temps les amphictyonies se ramenèrent à deux dont l’une s’assembla chaque printemps à Delphes et l’autre chaque automne aux Thermopyles. Puis il n’y en eut plus qu’une seule qui revêtit dès lors le caractère d’une véritable confédération. Douze « peuples » en faisaient partie. Chaque groupe qui pouvait comprendre plusieurs États avait droit uniformément à deux voix. Rien de plus intéressant à suivre que le prudent travail du conseil ainsi formé. Ses membres semblent avoir eu pleine conscience de leur rôle à la fois étendu et restreint. L’esprit d’indépendance des cités était trop intense pour qu’il fût alors possible de leur superposer les rouages d’une direction fédérale complète. Mais on pouvait faciliter leurs relations, amortir leurs contacts, créer à leur usage une sorte de droit public. Le Conseil amphictyonique n’y manqua pas et lorsqu’on le voit par exemple prescrire aux belligérants des suspensions d’armes pour l’ensevelissement des morts ou bien interdire de couper les conduites d’eau ou de détruire les édifices ou encore spécifier qu’aucun monument commémoratif ne sera élevé par les vainqueurs d’une bataille livrée entre Hellènes afin de ne pas attiser l’esprit de revanche, on comprend la part qui revient à l’influence amphictyonique dans le développement de la civilisation hellénique.

La troisième des institutions dont nous parlons est la plus connue mais non point la mieux comprise. Il s’agit des grands Jeux périodiques : les Jeux isthmiques, néméens, pythiques qui se tenaient dans les régions de Corinthe, de Némée, de Cressa et surtout les Jeux olympiques que l’on célébrait à Olympie tous les quatre ans. L’union intime du sport et de la religion qui caractérisait ces fêtes a déconcerté la postérité, troublée d’ailleurs par leur apparente origine dorienne. Les Doriens cultivaient la gymnastique en raison de son utilité corporelle, disciplinaire, militaire ; et cela explique que les termes techniques en fussent généralement empruntés à leur dialecte. Mais bien avant leur arrivée en Grèce, s’y était manifestée la présence de l’instinct sportif. Les Hellènes du temps de l’Iliade apercevaient déjà dans le sport une marque de noblesse pour qui s’y adonne et « une façon d’honorer les dieux ». « La plus grande gloire pour un homme, dit un héros de l’Odyssée, est d’exercer ses pieds et ses mains. » Et ils comparaient le non-sportif à celui qui, sur un bateau « n’aurait souci que du gain et des provisions ». En somme, deux conceptions de l’exercice physique que, depuis, on a souvent cherché à concilier et vainement car elles sont opposées. Ce fut l’hellénique qui l’emporta sur la dorienne. Non seulement les Jeux olympiques se pénétrèrent — et très rapidement — d’esprit sportif mais à cause de cela, Sparte finit par s’en désintéresser et s’abstenir plus ou moins d’y prendre part. Or c’étaient là comme les assises ethniques de l’hellénisme. La race s’y retrouvait par dessus les inimitiés de famille, les rivalités d’intérêt momentanément oubliées. Elle s’y retrempait dans la conscience de son unité et s’y fortifiait dans la foi en son destin.

En l’an 546 av. J.-C., ainsi que nous l’avons vu en étudiant l’histoire des Perses, Cyrus s’empara de la Lydie et l’annexa. Une entente, d’abord un peu boiteuse mais devenue très intime existait entre les cités grecques d’Asie-mineure et le royaume lydien qui les enrichissait et les protégeait en retour d’une suzeraineté peu gênante et dont les rois de Lydie se trouvaient grandement flattés. À la place de Crésus, monarque hellénisé, se dressa tout-à-coup un roi de Perse qui ne l’était aucunement et qu’au contraire ses victoires tendaient à griser. Les Hellènes considéraient les nouveau-venus comme des barbares. La révolte qui couvait finit par éclater. Milet appela au secours. Sparte refusa son aide mais les Athéniens lui envoyèrent vingt navires dont les équipages joints à ses propres troupes poussèrent un raid audacieux jusqu’à Sardes qu’ils incendièrent (497). En représailles de quoi, Darius qui occupait maintenant le trône de Perse détruisit Milet (494) et poursuivit les navires hellènes ; mais la défaite qu’il leur infligea ne le débarrassa point d’eux. « On n’en avait jamais fini avec ces Grecs, comme dit Hatzfeld. Quand ils étaient vaincus, ils se faisaient pirates et restaient aussi gênants comme corsaires que comme soldats réguliers. » Darius qui tenait à se venger d’Athènes lui dépêcha son gendre Mardionus à la tête d’une flotte considérable montée par de nombreux soldats. Une tempête opportune dispersa les navires perses au large du mont Athos. Une nouvelle expédition s’organisa. La flotte ennemie cette fois passa par l’île de Naxos qu’elle soumit, s’empara d’Érétrie dans l’île d’Eubée dont les habitants furent transportés en masse sur les bords du golfe Persique comme l’avaient été ceux de Milet et vint enfin jeter l’ancre dans la baie de Marathon. C’est dans la plaine du même nom que le 12 septembre 490, dix mille Athéniens conduits par Miltiade et auxquels s’étaient joints mille Platéens remportèrent par leur courage et leur audace une victoire d’une faible importance technique mais dont la portée morale fut immense car elle déconcerta l’adversaire et changea la face du conflit. Le minime contingent envoyé par Sparte arriva le lendemain de la bataille. Les Perses se retirèrent mais il n’était pas douteux qu’ils ne revinssent bientôt, mieux préparés et plus clairvoyants. Athènes eût volontiers, dans la joie de son triomphe, négligé d’y songer. Thémistocle sut la tenir en haleine. Il ne croyait pas qu’il fut possible de forcer définitivement la victoire sur terre mais jugea que, sur mer, on pourrait vaincre. Le port du Pirée fut creusé et une flotte, construite. L’exploitation des mines du Laurium fournit les capitaux ; la jeunesse surexcitée par Thémistocle s’entraîna aux exercices navals ; ce fut une fièvre.

Cependant, à Darius souverain d’esprit élevé et qui commençait à goûter la culture hellénique avait succédé Xerxès. Jeune, beau, courtisé à la folie, enivré de sa puissance, il n’eut qu’un désir : venger Marathon en jetant sur la terre grecque une armée formidable. On évalua à un million les effectifs qu’il assembla. Les excellentes troupes iraniennes, la cavalerie surtout qui était renommée (et les Grecs n’en avaient point) se trouvèrent submergées au milieu de la cohue de mercenaires asiatiques, éthiopiens, lybiens qui n’avaient ni même langage, ni mêmes armes, ni même tactique de combat. Et comment parer aux difficultés d’approvisionnement de pareilles masses ? Le spectacle d’orgueil que s’offrit Xerxès en assistant d’un trône de marbre érigé sur la falaise au départ de ses soldats, était — ou aurait dû être — pour lui doublé d’angoisse. Ses services d’espionnage et de corruption avaient, il est vrai, travaillé de façon à seconder la fortune. En Grèce, le péril d’Athènes n’était pas envisagé comme il eût fallu. Beaucoup n’apercevaient pas que l’hellénisme fut menacé. Il y avait d’abord l’intérêt personnel qui empêchait de s’en rendre compte tous ceux qui vivaient du commerce égéen. Ceux là ne pensaient qu’aux répercussions d’une guerre sur la liberté des communications et le mouvement des échanges. Ensuite les oligarchiques, dont chaque cité ou peu s’en faut comprenait des groupes plus ou moins nombreux et influents, ressentaient une certaine sympathie à l’égard des Perses lesquels, dans les îles grecques occupées par eux s’étaient empressés de supprimer le régime populaire. Et cela en un temps où les innovations démocratiques d’Athènes ne laissaient pas que d’alarmer vivement les anciennes classes privilégiées. À Argos, par exemple, d’ingénieux politiciens du parti réactionnaire forgèrent des généalogies propres à démontrer que les fondateurs de la ville et les rois achéménides descendaient d’une même souche. En effet, ils étaient aryens, les uns et les autres mais, alors, on ne pouvait le savoir et, du reste, c’étaient quand même deux formules de civilisation inégales et opposées qui allaient se heurter. L’or perse abondamment répandu par les émissaires du « Grand roi », avec accompagnement de paroles habiles, acheva de désagréger une opinion déjà divisée. Il n’est pas jusqu’à l’oracle de Delphes qui ne se soit laissé influencer et dont la demi-défaillance n’ait encouragé les « défaitistes ». L’imminence même du danger ne parvint point à dessiller les yeux. Hérodote a laissé un tragique récit du conseil de guerre nocturne qui précéda la journée de Salamine. Les délégués de Corinthe voulaient qu’on se retirât dans l’isthme. Sparte n’avait envoyé que seize trirèmes en plus des trois cents soldats qui, chargés de garder le défilé des Thermopyles, venaient de s’y faire bravement massacrer avec leur chef Léonidas. Elle exerçait néanmoins la présidence des débats. Son représentant menaça Thémistocle de son bâton. Mais Thémistocle tint bon. Athènes avait consenti le plus beau des sacrifices. La ville avait été évacuée ; les femmes et les enfants transportés à Trézène, tous les hommes, vieux navigateurs ou marins novices, s’étaient retirés sur la flotte pour combattre. Thémistocle l’emporta et l’aube du 20 septembre 480 se leva. Xerxès sur le rivage assista au carnage, à l’anéantissement de sa flotte. Sa rage fut telle qu’il repartit aussitôt laissant ses troupes de terre qui occupaient toute l’Attique absolument démoralisées par cette défaite et cette fuite. Elles furent battues à Platées. L’indépendance hellénique était sauve et avec elle, tout l’avenir de la civilisation méditerranéenne.

En même temps que la victoire de Salamine — certains disent le même jour — celle d’Himère avait abattu les Carthaginois, partenaires sinon alliés des Perses. Nous en avons déjà parlé. Les Hellènes de Sicile menaient depuis un siècle une existence fort agitée. Il y avait là, sur un territoire relativement restreint, trop de cités opulentes et populeuses. Au lieu d’une opposition violente mais normale entre aristocrates et démocrates, c’étaient véritablement le ploutocratisme et la démagogie qui s’y livraient bataille. À coup d’argent des dictateurs improvisés parvenaient à s’emparer du pouvoir puis, jetés bas, provoquaient des guerres civiles pour le reconquérir, souvent avec l’appui des villes voisines et rivales. C’est ainsi que Métaponte, Sybaris, Crotone, Syracuse, etc eurent sans cesse les armes à la main les unes contre les autres. Elles appelaient volontiers les villes de Grèce à leur secours. Cet état de choses favorisait les ambitions carthaginoises. L’agression des Perses fournit à celles-ci l’occasion de se manifester ; l’heure semblait très propice. Mais, malgré un effort énorme et bien dirigé, Carthage échoua. Les vainqueurs d’Himère imposèrent sagement une paix clémente par laquelle ils obtenaient des Carthaginois l’engagement de renoncer aux sacrifices humains. Grande date dans l’histoire du monde que celle où un peuple victorieux réclame de tels engagements comme prix de sa victoire. Au même moment, les Athéniens rentraient couverts de gloire dans leur cité dévastée. Les maisons en étaient détruites. Thucydide dit que « seules restaient debout celles qu’avaient occupées les commandants et chefs perses ». De leur côté, les femmes et les enfants transportés à Trézène quittaient cette ville qui les avait bien reçus. Plutarque conte que, sur l’initiative d’un citoyen, un décret avait été rendu autorisant les enfants à cueillir librement des fruits dans la campagne pour adoucir en eux l’amertume de l’exil et de la séparation. À ce trait charmant comme aux conditions de la paix d’Himère, ne reconnaît-on pas la fleur magnifique de l’hellénisme qui s’épanouissait ?

Sparte sortait de la guerre frappée d’une double déchéance. Jusqu’alors sa valeur militaire avait été incontestée. On admettait sa force à l’égal d’un dogme. Or non seulement ses troupes n’avaient participé à une lutte dont rétrospectivement le caractère panhellénique s’accusait de façon nette, qu’avec intermittence et mesquinerie mais, sur le terrain stratégique comme sur le terrain technique, elles avaient révélé une réelle infériorité. C’était l’armée d’Athènes composée d’« entraînés individuels » — de sportifs pourrait-on dire — qui avait innové à Marathon en chargeant au pas de course à la stupeur de l’ennemi ; c’était elle qui, à Platées, avait fait preuve d’une discipline et d’une bravoure combinées qu’on n’attendait point sinon de troupes de métier. C’était sa flotte enfin, sa magnifique flotte hâtivement construite à qui revenait l’honneur d’avoir à Salamine, brisé l’orgueil de l’agresseur. Et chez les chefs — non point des professionnels mais des gens d’affaires, des commerçants, des hommes politiques devenus généraux d’occasion — quel instinct de la bonne manœuvre, quelle promptitude à se décider, à apercevoir et à saisir l’occasion favorable ! Sparte s’en trouvait diminuée d’autant. Ce n’était pas tout. Ces lauriers rutilants venaient orner le chef d’une démocratie du caractère le plus libéral et dont le libéralisme continuait de s’accentuer, bien loin que la guerre eût déterminé chez elle la moindre réaction. Diplomatiquement, commercialement, intellectuellement, Athènes faisait preuve d’une intelligence, d’un équilibre, d’une sagesse, d’une hauteur de vues qui contrastaient grandement avec la médiocrité dont, à tous égards, témoignaient au même moment les gouvernements oligarchiques et celui de Sparte en premier lieu.

La période qui s’étendit pour Athènes de la déroute perse à l’agression spartiate ne fut pas longue : cinquante années seulement (480-431). Mais ce demi-siècle qui marqua le plus haut sommet atteint par l’hellénisme est, du point de vue de l’harmonie humaine, le plus beau de l’histoire et, du point de vue des enseignements qui en découlent, le plus instructif à méditer. On lui a injustement donné le nom de Périclès : hommage rendu à l’éloquence exceptionnelle d’un citoyen que distinguaient en même temps son désintéressement, son dévouement à la chose publique et sa grandeur d’âme. Mais on relègue ainsi dans une ombre injuste les hautes figures de Thémistocle, d’Aristide, de Cimon et de beaucoup d’autres moins en vue qui travaillèrent avec eux à l’œuvre commune. C’est cette œuvre qu’il convient d’honorer ; à travers l’éclat collectif dont elle rayonne demeurent perceptibles les imperfections de chacun de ceux qui s’y sont employés en sorte qu’elle fournit à la fois une leçon et une espérance en montrant quels sont les possibilités et les périls de la liberté associée à la culture.

Athènes reconstruite, agrandie, couverte de monuments avec son annexe nouvelle, le Pirée où derrière de solides remparts s’abritait une population nombreuse dont l’activité commerciale augmentait la richesse générale — un gouvernement issu de la volonté populaire et placé sous le contrôle absolu des citoyens — une armée et une marine vraiment nationales où tous étaient fiers de servir et dont la valeur technique égalait l’élan moral — une floraison artistique et littéraire enfin qui groupait autour d’un architecte comme Ictinos, d’un sculpteur comme Phidias, d’historiens comme Hérodote et Thucydide, de poètes dramatiques comme Eschyle et Sophocle, de philosophes comme Socrate, des élèves dignes de les comprendre et de les imiter, c’étaient là des éléments de prestige qu’aucun État n’avait encore su réunir. Le monde grec fut frappé d’admiration. Athènes en devint le centre ; et non point seulement le centre intellectuel mais le centre matériel. La confédération à la tête de laquelle elle se trouva placée et qui avait pour objet d’assurer la défense commune contre l’éventualité d’un retour offensif des Perses, ne compta pas moins d’un millier de villes et, dit Curtius, la mer Égée devint à ce point athénienne que l’apparition de la moindre flotille spartiate y était considérée presque comme une violation de frontière. Cette situation aurait-elle pu durer ? Et pourquoi non ? Mais il y eut fallu beaucoup de prudence et une certaine modestie. Périclès quoiqu’on en ait dit, manqua parfois de l’une et de l’autre. Maître de l’opinion, il eut pu la mieux diriger. La main-mise sur le trésor de la confédération et son transfert de Délos, où en était le siège social, à Athènes fut une des plus grandes fautes qu’on pût commettre. La prétention de faire juger par les tribunaux athéniens les différends entre alliés en fut une autre. Lorsque Périclès voulut provoquer la réunion d’un grand congrès panhellénique pour délibérer « sur les moyens propres à garantir à tous la sécurité de la navigation et à assurer la paix », il ne comprit pas qu’un tel congrès, pour réussir, devait se tenir en terrain neutre et non à Athènes.

Sparte, pendant ce temps, sentait grandir sa jalousie et son inquiétude mais elle était plus inquiète que jalouse. Plaçant la force au-dessus de tout, elle éprouvait un certain respect pour celle dont Athènes s’était révélée capable. Par contre, les institutions athéniennes lui faisaient l’effet d’un redoutable fléau. En voyant s’étendre les privilèges octroyés à la foule et diminuer les attributions de l’ancien aréopage au profit de l’assemblée populaire, en voyant les dernières classes sociales avoir place au théâtre, aux jeux, aux cérémonies publiques et chaque citoyen recevoir une indemnité pour l’accomplissement de ses devoirs militaires, les aristocrates spartiates frémissaient. Ils n’étaient plus qu’une poignée. En plus des « Ilotes », il y avait autour d’eux ceux qu’on appelait les « amoindris » bâtards, cadets déshérités, esclaves affranchis toute une population qui disposerait bientôt d’assez de ressources pour réclamer ses droits. Sparte se décida donc à tenter d’abattre sa rivale avant que son propre prestige militaire ne fut totalement éclipsé et que les détestables principes de la démocratie athénienne n’eussent achevé de pénétrer partout. Et telle était encore la peur qu’elle inspirait à ses voisins immédiats qu’ils firent cause commune avec elle tandis que çà et là, dans le reste de la Grèce des villes dominées par le parti oligarchique se déclaraient en sa faveur. Ainsi fut déchaînée la guerre sacrilège.

La première période (431-421) se déroula sans résultat et aboutit à une paix blanche. Mais alors Athènes fut en proie aux dissensions. Ses aristocrates, d’abord modérés et demeurés constitutionnels, se laissèrent entraîner à de coupables entreprises. Alcibiade après Cléon compromit l’équilibre. Une aventureuse intervention en Sicile se termina par un désastre (413). Aussitôt Sparte reprit les armes, enhardie. Elle ne craignit point cette fois de s’allier aux Perses et leur dut le succès final. La haine l’inspira seule dans sa façon d’en user. Elle renversa partout les institutions populaires et y substitua des oligarchies de dix membres appuyés par un gouverneur et une garnison spartiates. Les « trente tyrans » auxquels Athènes fut livrée rasèrent ses murailles et brûlèrent ses trirèmes au son des flûtes. Partout il n’y eut que meurtres, spoliations, bannissements. « Ce fut, dit Croiset, un véritable régime de terreur où les passions les plus violentes et les plus basses se donnèrent libre cours. » Les événements de ce temps sont demeurés longtemps obscurs grâce à Xénophon. Il a fallu que la critique moderne se rendit compte du peu de créance mérité par ce célèbre écrivain. Dès lors la vérité est apparue. Sparte consomma sa trahison en signant en 367 avec la Perse un traité par lequel étaient supprimés tous les avantages que la Grèce tenait de la paix négociée jadis en son nom par Cimon.

C’est à la ville de Thèbes en Béotie qu’était réservé l’honneur inattendu de conduire victorieusement la révolte contre la tyrannie spartiate. Les aristocrates qui la gouvernaient avaient, au temps de Salamine, déserté la cause nationale par passion politique ; depuis lors Thèbes avait passé aux mains de démocrates excessifs. En cette circonstance, elle fut « un instant comme élevée au-dessus de ses propres destins par le mérite et les vertus de deux hommes supérieurs » Épaminondas et Pélopidas. L’armée spartiate vaincue à Togire fut détruite à Leuctres en 371 par soixante mille Thébains et alliés que commandait Épaminondas. La gloire de Thèbes fut éphémère mais elle brilla dans l’histoire de tout l’éclat que la justice d’une cause ajoute aux actions des humains.


Alexandre, roi des Hellènes

Le premier roi de Macédoine était d’après Hérodote, un grec d’Argos, Perdicas qui régna vers 700 av. J.-C. et fut par conséquent le contemporain des premiers habitants d’Athènes, de Sparte, de Carthage et de Rome. Ses successeurs Argée, Philippe, Esopos, Alcetas, Amyntas Ier arrondirent et consolidèrent le royaume. Alexandre Ier qui avait été l’ami des fils de Pisistrate participa aux Jeux olympiques ce qui implique la qualité reconnue d’hellène. Il ne semble pas que la dynastie put avoir peine à établir ses droits sur ce point. Quant à la population, elle devait se composer principalement d’anciens Pélages et de barbares illyriens hellénisés. À la faveur de dissensions survenues entre les quatres fils d’Alexandre Ier, les Athéniens s’emparèrent du littoral macédonien et y fondèrent une colonie, Amphipolis. Aussi Perdicas II fut-il, par rancune, l’allié de Sparte pendant la guerre contre Athènes. Archélaos (413-399) propagea activement les lettres et les arts en même temps qu’il construisit des forteresses, traça des routes, disciplina son armée. C’était déjà un adepte du panhellénisme. Amyntas II (393-369) le fut plus encore. Il subit l’influence du chef thessalien Jason qui préconisait une union de tous les États grecs contre la Perse. À la même époque (380) Isocrate donnait à Olympie lecture de son fameux « Panégyrique » dans lequel il réclamait pour Athènes la direction du mouvement panhellénique anti-asiatique. Mais Athènes ne semblait plus se soucier de courir les aventures. Elle s’était, après la chute de Sparte, rapidement relevée. Elle avait rebâti ses fortifications et reconstruit sa flotte. Chios, Mitylène, Byzance et Rhodes étaient devenues ses alliées et, dès 377, elle jetait les bases d’une nouvelle confédération avec les villes de la mer Égée et les îles de Corfou et de Zante. Mais ce qu’elle semblait viser désormais, c’était exclusivement l’extension commerciale. On allait lui voir reprendre le rôle assumé au vime siècle par Milet, envoyer ses navires à travers la mer Noire, nouer des relations avec les chefs des hordes incultes de Crimée, se chercher d’avantageux débouchés sur les côtes du Pont. Quant à diriger une offensive contre la Perse ou même à s’y associer, elle marquait contre de tels projets une vive répugnance et toute l’éloquence de Démosthène s’employait du reste à l’en détourner.

Or, Philippe II étant, en 360, monté sur le trône de Macédoine manifesta tout de suite l’envergure de ses desseins. Il s’appliqua à parfaire l’œuvre d’Archelaos et résolut d’autre part d’imposer aux États grecs l’entente dont il avait besoin pour pouvoir, en toute sécurité, tourner ses forces contre la Perse. De nombreux Hellènes tenaient les yeux fixés sur lui. Isocrate, découragé dans son espoir d’hégémonie athénienne, s’était rallié à lui. Seul Démosthène, éloquent mais de vues courtes, le dénonçait avec une âpreté et une violence croissantes comme l’ennemi de l’hellénisme. Impatienté par cette opposition qui rappelle celle du romain Caton à l’égard de Carthage, Philippe se décida à employer la force. La bataille de Chéronée (338) brisa toute résistance en Grèce et l’armée macédonienne passa en Asie où elle commença ses opérations. Mais elle fut rappelée en Macédoine par le meurtre du roi Philippe et l’avènement de son jeune successeur, Alexandre IV, que les siècles devaient saluer à jamais du nom d’Alexandre le grand (336-323).

En l’honorant toutefois, la postérité l’a méconnu ; ou du moins n’a-t-elle pas généralement compris son caractère faute de se rappeler qu’il était monté sur le trône à vingt ans et qu’en lui, l’hérédité et l’éducation avaient déposé des germes d’une force singulière et contradictoire. Son père Philippe était un politique avisé, résolu, persévérant, d’une ambition froide et réfléchie qui ne laissait rien au hasard. Sa mère Olympias d’un tempérament excessif, douée d’une extrême mobilité de sentiments prenait plaisir à diriger elle-même des chœurs de bacchantes et à hypnotiser des serpents. Enthousiaste et exalté comme sa mère, lucide et clairvoyant comme son père, Alexandre reçut dès l’âge de treize ans les leçons du plus illustre pédagogue que la Grèce put fournir, Aristote. Analysant l’enseignement donné au royal élève, Ad. Reinach en résume ainsi les fondements : « Confiance absolue dans la raison humaine et dans les règles de la logique, examen objectif de tous les problèmes, réduction et élimination du surnaturel, exaltation de la dignité de l’homme et de l’activité humaine, conscience élevée des devoirs sociaux, sentiment profond que l’homme libre est seul digne du nom et de la dignité d’homme et que l’Hellène seul est vraiment un homme libre. »

C’est en champion de l’hellénisme qu’Alexandre partit pour l’Asie. Mais il s’en fallait que tous lui reconnussent ce titre et cette qualité. La passion oratoire de Démosthène n’avait point désarmé. Une sorte de rébellion s’était organisée et Thèbes en avait pris la tête. Par la rapidité foudroyante de ses mouvements, le jeune souverain déconcerta ses adversaires. Il s’empara de Thèbes et la détruisit (335). Toute opposition cessa aussitôt et Alexandre franchissant la mer alla débarquer à Troie avec trente mille fantassins et cinq mille cavaliers. C’est avec ces faibles forces qu’il entreprenait, du lieu consacré par le génie d’Homère, la lutte contre le puissant empire perse. Dès le premier engagement, la fortune lui sourit. Bien caractéristique est le geste qu’alors il accomplit en envoyant à Athènes — et non en Macédoine — les armes prises à l’ennemi avec cette simple dédicace : « Alexandre et les Hellènes (sauf les Spartiates) en butin des barbares de l’Asie ». Indiquait-il par là qu’il ne tenait point les Spartiates pour de vrais Hellènes ? On le croirait. Voulant avant tout rendre la liberté aux villes grecques d’Asie-mineure, il suivit la côte parallèlement avec sa flotte. Au-dessus de Sardes, il entreprit la construction d’un temple dédié à Jupiter Olympien. Près d’Issus, au sortir du défilé des Portes ciliciennes par où jadis avait passé Cyrus, il mit en déroute l’immense armée de Darius III. Il fonda alors Alexandrette et se dirigea sur la Phénicie, l’antique rivale et ennemie de la Grèce. Il s’acharna sept mois durant au siège de Tyr (332) et le dépit d’une si belle résistance le rendit cruel au point qu’une tache en subsiste à sa mémoire. La Palestine et l’Égypte se soumirent. Alexandre, redevenu maître de lui, honora les Égyptiens et leur culte. Il créa Alexandrie et visita l’oasis d’Ammon sise dans le désert fort loin du rivage de la mer et de la vallée du Nil, vers l’ouest. Il tenait à cette difficile excursion parce que Cambyse n’avait pu la faire : on reconnaît là ses vingt-cinq ans. Mais tout aussitôt, un problème se posa qui réclamait l’expérience et l’intuition d’un grand politique. Darius offrait de céder toute l’Asie-mineure jusqu’à l’Halys. Les lieutenants d’Alexandre penchaient pour l’acceptation. Il ne se laissa pas convaincre et la victoire lui donna raison. Le 1er octobre 331, dans la plaine d’Arbèles, à l’est des ruines de Ninive, ses quarante mille hommes l’emportèrent sur l’armée près de vingt fois supérieure en nombre qu’avait levée le roi de Perse. Babylone, Suse et Persépolis se rendirent et leurs trésors furent remis à celui qui avait quitté son petit royaume emportant quelque soixante talents (environ 350.000 francs) et endetté par les préparatifs de son expédition d’une somme beaucoup plus forte. Ses conquêtes lui valaient aujourd’hui la possession de 170.000 talents, c’est-à-dire tout près d’un milliard. Darius III s’était enfui vers le nord. Alexandre prenant la tête d’un raid de cavalerie d’une rare audace, parcourut quarante-cinq milles (soixante douze kilomètres) en une nuit mais il n’atteignit qu’un cadavre ; le souverain déchu venait d’être assassiné par un de ses satrapes. Alexandre ayant fait rendre les honneurs royaux à sa dépouille, assuma le titre de « Grand roi » que portaient les rois de Perse : une sorte de synonyme oriental du titre impérial des futurs souverains d’occident. Puis, il eut la grande sagesse de confirmer tous les gouverneurs perses dans leurs fonctions et la grande habileté de gagner par sa magnanimité et sa générosité la sympathie des vaincus. D’Hécatompyle où il séjourna au milieu de fêtes magnifiques, Alexandre signa un décret fameux (330) par lequel il supprimait tous les gouverneurs autoritaires qui se trouvaient dominer dans certains États de Grèce, rendant ainsi à toutes les cités de son pays la pleine liberté de leurs institutions municipales. Il y avait à agir ainsi bien de l’audace et quelque imprudence car cette manière d’unification s’opérait en somme au nom d’un pouvoir que tous en Grèce ne reconnaissaient point. L’invitation à proclamer partout des amnisties ressemblait fort à une injonction. La lecture faite durant les Jeux olympiques de semblables messages n’était point propre à faciliter la tâche du vice-roi de Macédoine, Antipater, auquel Alexandre en partant avait confié la régence. Entre eux point de communications rapides. Les Hellènes pouvaient se croire abandonnés au profit de l’Asie ; des victoires si lointaines ne les touchaient plus.

Ayant repris sa marche, Alexandre se dirigea vers la Bactriane, fondant en route Hérat et Kandahar (330) ; puis il soumit la Sogdiane, fonda Samarcande et « Alexandrie l’extrême » (Chodjend). Pendant l’hiver de 328-27, il tint sa cour à Zariaspa nouant des relations avec les barbares qui gardaient les routes du Thibet et faisant en même temps représenter par des artistes grecs qu’il avait mandés près de lui des tragédies classiques. Il s’attarda fâcheusement dans ses parages pendant l’année 326 en guerres inutiles et dures. Ayant pris Lahore, il prétendit descendre le Gange. La révolte de ses troupes l’arrêta. Alors il descendit l’Hyphase puis l’Indus. L’armée revint par terre tandis que la flotte, sous la conduite de Néarque, suivait le littoral pour l’explorer.

D’où venait cette flotte ? Quand et comment avait-elle était construite ? Nous ne le savons qu’imparfaitement mais il est à peine besoin d’insister sur les difficultés prodigieuses qui furent surmontées au cours de toute cette campagne. Avec le minimum de batailles, le maximum de résultats. Les effectifs toujours au point, le passé et l’avenir toujours ménagés, partout des villes nouvelles si bien situées que la plupart vivent encore, partout des administrations si ingénieuses que les populations y trouvaient de l’allègement au lieu de servitude. De son quartier général ambulant, Alexandre gouvernait l’empire, veillant à tout ; seule, la Grèce était trop loin, trop en dehors de son rayon présent pour qu’il pût agir directement sur elle. Mais la pensée grecque ne l’abandonnait aucunement. Il gardait le culte de la Raison supérieure et de l’équilibre humain. Son État-major était un vrai ministère : des géographes et topographes, des explorateurs, des naturalistes l’accompagnaient et aussi des gens de lettres, poètes et orateurs, des artistes, des musiciens ; c’est toute la civilisation hellénique qui voyageait ainsi avec lui. Nulle confusion pourtant dans ces services si variés. L’ordre et l’eurythmie s’y maintenaient. Lorsque Sandracotta, comme nous l’avons dit, se trouva en contact avec le souverain, ses généraux et ses administrateurs, il eut la révélation d’un monde supérieur et quand il regagna Patna, sa mentalité en était transformée. On était pourtant au plus loin vers l’est et c’était l’instant où les troupes lasses commençaient à murmurer d’un si long exil. Rentré à Suse (325) puis à Babylone (324), Alexandre se retrouva en pleine atmosphère iranienne ; il se garda encore une fois de porter la main sur les rouages perses. L’organisation des satrapies avait à son point de vue, certains inconvénients mais elle concordait avec tout un système routier, postal, fiscal, monétaire qu’il jugeait opportun de maintenir. Il y joignit l’adoption des vêtements, parures, cérémonial et protocole perses, moitié par amusement et griserie de jeunesse et moitié par calcul habile pour consolider son pouvoir. Mais, de cette religion iranienne faite pour séduire un grand esprit, il ne prit rien. Il la respecta comme toutes les autres, davantage sans doute. Elle ne le détourna point de son attachement à Apollon ; donc il restait hellène. Son ami Héphestion était pour lui une manière de grand vizir mais il gardait pour principal confident et conseiller intime son dévoué et remarquable secrétaire, Euménès de Kardia. D’autre part la noblesse iranienne dont il avait besoin pour son armée s’était éprise de lui. Il ne pouvait pas ne pas l’estimer à sa haute valeur. A-t-il rêvé de créer le surhomme-type par la fusion des races ? C’est possible. En épousant une princesse perse, il donna l’exemple et quatre-vingts de ses généraux en firent autant. Ses soldats les imitèrent. Fallut-il faire pression sur eux ? C’est peu probable. En tous cas à Suse dès 325, on comptait dix mille enfants nés de ces mariages mixtes. On a dit qu’Alexandre songeait à transplanter par échange les populations d’Anatolie et de Thrace ; il est à remarquer que des deux parts, il s’agissait de populations hellénisées et non point de pur sang hellène. La distinction vaut d’être relevée car elle éclaire la pensée du conquérant.

Mais pour hellène qu’il fut resté, Alexandre était devenu empereur ; il est le premier des empereurs grecs. Dès son temps, il y eut passablement d’Hellènes séduits par l’idée de la monarchie universelle, si peu hellénique fut-elle. C’était pourtant la minorité ; la grande majorité y était hostile. On ne comprenait pas aisément en Grèce le spectacle auquel on assistait. D’ailleurs l’absence de nouvelles et plus encore les fausses nouvelles devaient induire l’opinion en de constantes erreurs. Pendant ce temps, à Babylone, au comble de la gloire, Alexandre recevait des ambassadeurs étrusques, romains, carthaginois, ibères, celtes, scythes, éthiopiens. Il nourrissait d’énormes projets. Il voulait percer l’isthme de Suez qui, peut-être l’avait été déjà par le roi d’Égypte Nechao mais sans doute de façon insuffisante. Il voulait creuser des ports entre le golfe Persique et l’Inde Que n’eût-il fait car, quoiqu’en aient écrit maints historiens, on n’aperçoit pas en lui, à la veille de sa mort, de symptômes de déchéance intellectuelle mais il est vrai qu’il s’était diminué physiquement et moralement par les fêtes orgiaques dont il avait pris la triste habitude et qu’il gouvernait mal son sang exalté ; aux brusques colères alternées d’attendrissement auxquelles il était sujet venaient s’ajouter des crises de méfiance et de secrètes terreurs. Il avait de Babylone une peur superstitieuse mais il s’imposa de la surmonter et c’est là que, pris par la fièvre, il mourut le 13 juin 323, à trente deux ans après un règne de moins de treize ans « Maître de lui jusqu’à la fin, déjà sans voix mais non sans pensée, il assista au défilé de ses soldats devant son lit » puis il donna son anneau à Perdicas et rendit le dernier soupir. La stupeur fut inouïe ; pendant plusieurs jours, on n’osa point toucher à ses restes qui gardaient, dit-on, l’apparence de la vie et, pendant deux années, on n’osa point ensevelir définitivement le cercueil de métal précieux qui les contenait. Ses généraux pour délibérer s’assemblaient autour. Enfin le corps fut porté à Memphis puis à Alexandrie où il demeura. Trois siècles plus tard on prétend que César fit ouvrir le tombeau pour y poser une couronne d’or et des fleurs. On l’honorait encore au temps de Septime Sévère puis il fut profané et détruit nul ne sait par qui ni comment.


L’hellénisation du monde antique

Les guerres de la succession d’Alexandre durèrent quarante sept ans (323-276). Au début son héritage fut théoriquement dévolu à son frère qui règna en Macédoine et à son fils posthume proclamé roi en Asie. Antipater demeura régent pour l’occident et Perdicas le fut pour l’orient. Les autres se partagèrent l’administration des différentes satrapies mais avec l’intention bien arrêtée de s’y rendre promptement indépendants. En effet, leurs ambitions déchaînées les jetèrent les uns contre les autres. Ils s’entretuèrent de leur mieux. Ils firent plus. Ils se déshonorèrent. Une de ces vagues de cynisme et d’immoralité comme il en passe parfois après que les passions brutales ont été surexcitées par des événements excessifs, ravagea cette société issue d’un drame sans pareil. Les crimes se multiplièrent autour des nouveaux trônes. Un seul État y échappa : l’Égypte où la dynastie des Ptolémées s’implanta et se maintint sans effort. Nous avons vu d’autre part comment celle des Séleucides règna sur la Syrie et la Perse — et comment, de bonne heure, ce dernier pays fut soustrait à sa domination. Finalement (les faibles héritiers d’Alexandre avaient disparu dans la tourmente) il resta en Asie un grand royaume, celui des Séleucides avec sa prestigieuse capitale, Antioche — et plusieurs autres moins considérables — celui de Bactriane auquel nous ne reviendrons plus, et en Asie-mineure, ceux de Pont, de Pergame, de Bithynie, de Cappadoce.

Le Pont, sur la mer Noire, ancienne satrapie de Darius Ier, était devenu peu à peu autonome. La lignée des Mithridate assuma la dignité royale en 301. Mithridate VII, le dernier et le plus célèbre, occupa un moment la Grèce et ses troupes tinrent garnison dans l’acropole. Mais les Romains contre lesquels il luttait finirent par l’abattre et en l’an 63 annexer ses États. Le royaume de Pergame vécut de 282 à 132. Ses cinq monarques qui portèrent alternativement les noms d’Attale et d’Eumène furent amis des lettres et des arts et alliés des Romains auxquels Attale III, le dernier roi, légua son patrimoine. La Bithynie comprenait les territoires de Brousse et de Nicée. Nicomédie, sa capitale, fut bâtie par Nicomède Ier. L’indépendance date de 297. Le souverain le plus en vue fut Prusias (192-148) près de qui Annibal vaincu chercha un refuge et chez lequel il se donna la mort. La Bithynie fut aussi léguée aux Romains en l’an 75 par le roi Nicomède III. Quant à la Cappadoce, elle eut des destins changeants, tantôt soumise à l’un ou l’autre des royaumes voisins, tantôt pleinement indépendante. Les Romains ne l’annexèrent que sous le règne de Tibère.

Pendant ce temps que devenaient les États grecs d’Europe, la Macédoine, la Grèce, les villes de Sicile ?… En Macédoine après la mort du régent Antipater, son fils Cassandre batailla pour s’assurer sa succession. L’ayant obtenue, il se la vit disputer par un autre des généraux d’Alexandre, Antigone. Celui-ci et, après lui, son fils Démétrius conduisirent une guerre de vingt années (306-286) pour s’emparer de la Grèce et de la Macédoine. En 276 le fils de Démétrius entra en possession de ce dernier pays sur lequel il régna sous le nom d’Antigone II. Son principal effort se tourna contre les Celtes. Depuis la mort d’Alexandre, en effet, les Celtes de Bohême, renforcés sans doute par des Celtes de Gaule, menaçaient à tout moment les frontières du nord. Ils avaient même déferlé jusqu’à Delphes et en avaient pillé les temples. Ils constituèrent dans le centre de la Thrace une sorte d’État permanent d’où ils dirigeaient des incursions redoutables. Un autre groupe avait passé en Asie ; ils s’y firent concéder par Antiochus et Nicomède de Bithynie un territoire qu’on nomma la Galatie dans lequel ils devaient se trouver peu à peu enfermés et contraints de se fondre avec les populations avoisinantes. Antigone II et son successeur Démétrius II eurent une politique assez active d’intervention en Grèce. Philippe III (221-178) allié d’Annibal et dont Polybe nous a laissé en quelques lignes un portrait séduisant fut pour Rome un adversaire redoutable. Sa défaite à Cynocéphale en 197, celle de son successeur le remarquable Persée à Pydna en 168 décidèrent pratiquement du sort de la Grèce en même temps que de celui de la Macédoine. L’une et l’autre furent réduites en provinces romaines (149-146).

La Grèce renfermait au iiime siècle entre trois et quatre millions d’habitants. Elle était riche mais turbulente et instable. Presque toutes les cités grecques avaient été définitivement conquises par la démocratie. Sparte même s’y était essayée gauchement (225 av. J.-C.). D’hommes de valeur, il y avait peu car les plus marquants et les plus actifs étaient attirés au dehors vers Alexandrie, Antioche, Pergame… devenues les vrais centres de l’hellénisme. Malgré que le municipalisme exalté qui avait si souvent compromis la fortune de la Grèce continuât de sévir, des ligues s’étaient formées mais qui se contrecarraient et qu’animait en somme un esprit de lutte sociale. L’une, la Ligue étolienne portait le nom de la région centrale, âpre et fruste, où elle avait pris naissance ; démagogique d’allures et d’instinct, puissante d’ailleurs et pouvant mettre sur pied des forces militaires sérieuses, elle englobait tout le nord de la Grèce avec des ramifications locales en Thrace et en Asie-mineure. L’autre, la Ligue achéenne, constituée vers 280 par quelques villes du Péloponnèse, s’inspirait plutôt d’idées conservatrices. Aratus qui la dirigea habilement lui donna de l’importance en y faisant entrer Corinthe et Sycione (252-243). Un texte découvert dans les fouilles d’Épidaure en 1917 montre que la ligue avait non seulement une armée mais un parlement composé de députés de chacune des villes en faisant partie. Ces divers rouages qui eussent pu être des rouages de salut public si le caractère national n’en avait pas été défiguré par les passions politiques, servirent au contraire à provoquer et à entretenir la guerre civile. Sparte à vrai dire ne cessa d’y travailler, fidèle jusqu’au bout à ses traditions d’intrigue et de déloyauté. Lorsqu’en l’an 200, les Romains débarquèrent en Grèce, la Ligue étolienne se déclara en leur faveur mais s’étant ensuite ravisée, elle invoqua le secours du roi de Syrie Antiochus lequel intervint avec des forces très insuffisantes. Les Romains l’ayant vaincu et chassé, eurent aisément raison d’un ultime essai de résistance unifiée auquel est attaché le nom de Philopœmen. Avec ce noble citoyen disparut le dernier champion de l’indépendance hellénique.

La Sicile et les villes grecques d’Italie avaient depuis longtemps déjà perdu la leur. Ayant généralement marqué leur impuissance à s’organiser en démocraties raisonnables, elles s’étaient données — Syracuse surtout — à des « tyrans », c’est-à-dire à des dictateurs permanents issus du suffrage populaire mais enclins à y substituer le droit héréditaire et y réussissant par périodes. C’est ainsi que Gélon et ses deux frères Hiéron et Trasybule, avaient gouverné Syracuse pendant vingt-deux ans (488-466). Les excès de Trasybule, fort inférieur à ses prédécesseurs, amenèrent une révolution démocratique et, pendant un demi-siècle, l’esprit athénien domina. Après 415 les aristocrates reprirent le pouvoir mais ne purent le garder. Un nouveau « tyran » Denys (405-367) releva la puissance syracusaine et prit figure de conquérant. Il soumit toute la Sicile, fonda Ancone, intervint en Épire, fit alliance avec les Celtes, ravagea les côtes étrusques. Ce n’était pas d’ailleurs un véritable hellène. Très personnel, assoiffé de richesse et de puissance, il se souciait peu des intérêts de l’hellénisme qui profita quand même de ses succès. Après lui, Denys le jeune suivit la même politique. Le sage philosophe Dion prit la tête d’un mouvement qui le renversa mais bientôt le peuple, trouvant insupportable la vertu des nouveaux dirigeants, rappela Denys. De 335 à 316 des guerres civiles se succédèrent sans résultats puis Agathocle établit son autorité. La situation devenait de plus en plus difficile avec l’hostilité carthaginoise d’un côté et, de l’autre, la pression croissante de la puissance romaine. En 310 tandis que les Carthaginois assiégeaient Syracuse, Agathocle dirigea sur leur propre sol une attaque audacieuse mais la révolte de ses mercenaires en annula l’effet. Vrai champion de l’hellénisme occidental, il rechercha l’appui des Ptolémées et aussi celui de Pyrrhus roi d’Épire, pays mal hellénisé mais où il devenait de tradition de se porter au secours des intérêts helléniques menacés. Assiégée de nouveau en 279 par les Carthaginois, Syracuse fut prise en 212 par les Romains après le siège fameux à l’issue duquel Archimède, tout à ses calculs et au soin de ses découvertes, reçut le coup fatal sans même songer à détourner le bras brutal qui l’assénait.

Telle fut donc la figure extérieure du monde grec pendant les deux siècles qui s’écoulèrent après la mort d’Alexandre. Quel esprit l’animait ? Quand il s’agit d’hellénisme, c’est toujours là le point essentiel. En politique, deux institutions s’opposaient désormais : le municipalisme et l’impérialisme. Alexandre avait pris aux asiatiques l’idée de la monarchie universelle et l’avait occidentalisée ; il avait été le premier européen à régner sur un vaste ensemble de peuples. Qu’il y eut des candidats à un tel poste, rien d’étonnant. Seleucus, Antiochos le grand et d’autres y visèrent sans succès. Mais de son côté, une partie de l’opinion en maints pays commençait d’évoluer et d’aspirer, confusément encore, à cette unité gouvernementale que Rome devait bientôt réaliser. D’autre part, il n’apparaissait pas nécessairement que l’existence d’un tel pouvoir central fut incompatible avec la liberté des cités. Jamais le type hellène de la cité n’avait été plus répandu. Alexandre avait fondé soixante-dix villes nouvelles et les Séleucides, environ trente-quatre. Toutes avaient reçu les institutions fondamentales de la cité grecque et ce n’était pas la présence d’une sorte de gouverneur royal, exerçant le plus souvent un contrôle assez vague, qui, au iiime et au iime siècles, en entravait le fonctionnement. Le péril pour l’hellénisme était autre. Il provenait de l’incompatibilité — absolue celle-là — qui existait entre le fonctionnarisme égyptien ou les castes spécialisées de Babylone et le principe administratif grec que « tout citoyen cultivé peut être apte à n’importe quelle fonction ». Ajoutez-y que, dans ces villes nouvelles, les unes trop populeuses et cosmopolites, les autres trop isolées, le rôle de l’agora allait s’abaissant. Le débat public y perdait de l’ampleur et de l’intérêt et cessait d’être une école de civisme. Malgré tout, la résistance de la cité et de ses rouages fut longue et tenace. Cent cinquante ans après J.-C., Séleucie avait encore ses collèges d’éphèbes et une assemblée municipale de trois cents membres et il existait à Babylone un gymnase dont on a retrouvé le palmarès.

En religion comme en politique, une tendance unitaire se manifestait préparant les voies au christianisme ; elle les préparait aussi à l’empire romain mais de façon moins consciente et claire puisque dans ce domaine, nulle réalisation n’était encore intervenue — en occident du moins ; et l’Inde ou la Chine étaient trop loin pour qu’on sût ce qui s’y passait. La tolérance s’était largement répandue. L’idée antique que les dieux d’une nation étaient maîtres chez eux y aidait singulièrement. Il semblait tout naturel à l’étranger de passage ou domicilié, de s’assurer leur protection en les honorant. De là à se rendre des politesses de culte, il n’y avait qu’un pas. Les dieux — hormis Assur le sanguinaire et Jahvé l’exclusif — étaient censés se plaire à ces hommages et, à mesure que les relations entre peuples se faisaient plus fréquentes et plus intimes, le cosmopolitisme religieux gagnait des adeptes. Il en résultait un affaiblissement de la foi dans le même temps que les spéculations des philosophes les inclinaient peu à peu vers le scepticisme. Nombreux étaient pourtant ceux qui aspiraient à un au-delà consolant. C’est ce sentiment qui, bien auparavant, avait donné naissance aux « mystères » d’Éleusis, à toutes les manifestations d’exaltation mystique groupées sous le nom d’« orphisme » et dans lesquelles les initiés s’efforçaient surtout de recueillir quelque certitude concernant la vie future. Ces manifestations qui revêtaient souvent des formes excentriques assemblèrent peut-être moins de fidèles que nous le supposons mais elles laissèrent après elles, selon Alf. Croiset « une idée plus nette du mérite et du démérite acquis par la conduite personnelle de chacun indépendamment des actes des ancêtres ». C’était là une des notions les moins familières aux civilisations primitives (le pur hellénisme excepté) et les plus propres à faciliter la diffusion de l’individualisme chrétien. En attendant, la foule semblait à la recherche de divinités nouvelles, donnant volontiers ses préférences à celles qui étaient d’origine exotique et dont les attributions avaient un caractère plutôt général.

Parce que les illustres écrivains et artistes de la grande période athénienne n’eurent point de successeurs dignes de leur être comparés, on en tire cette conclusion qu’un recul de la culture grecque survint et que, notamment, les derniers siècles de l’ère ancienne représentent une décadence de la pensée. Il y a là tout au moins une forte exagération. Certes le génie créateur ne se révéla point par des chefs-d’œuvre littéraires mais — et c’était une condition essentielle de l’hellénisation — la diffusion des chefs d’œuvre antérieurs s’opéra d’une façon à la fois universelle et prompte. Par la connaissance de la langue grecque d’abord. Cette langue si parfaite, dont on a pu dire qu’elle était « articulée » comme le corps d’un bel athlète, pénétra partout, même en Égypte ainsi que nous l’avons vu. Ses progrès en Asie-mineure furent surprenants ; de nombreuses inscriptions attestent que si les dialectes indigènes restaient en usage dans les milieux populaires, les gens cultivés n’employaient point d’autre langue que le grec. Dès le début du iime siècle, il en fut ainsi dans toutes les villes. Le grec se substitua comme langue littéraire et liturgique à l’araméen en Mésopotamie, en Cappadoce ; il s’introduisit en Arménie et chez les Celtes de Galatie qu’en 188 av. J.-C. les Romains traitaient de « gallo-grecs ». En Thrace la ville de Philippopoli (fondée vers 340 par Philippe II, père d’Alexandre) servit de foyer d’hellénisation Or en se répandant de la sorte, le grec ne se déforma pas comme on eût pu le craindre car des adorateurs vigilants veillèrent sur sa conservation. De ceux-là Alexandrie fut le centre d’action. Autour du Musée (temple des Muses) et de la bibliothèque bientôt riche de plus de quatre cent mille manuscrits (établissements créés par les Ptolémées) naquirent des sciences nouvelles : la grammaire, l’annotation, la critique analytique et comparée. L’exemple fut suivi. Antioche eut aussitôt son musée et sa bibliothèque élevés par l’initiative et aux frais d’un riche citoyen. Le zèle était si grand autour de ces centres de savoir qu’à Pergame, dit-on, on catalogua parfois des œuvres de faussaires qui signaient de quelque nom illustre leurs propres écrits. L’érudition, l’esprit de recherche et d’investigation dominèrent. Les sciences exactes y puisèrent de plus grandes facilités d’applications utilitaires. Le bien public réclamait qu’il en fut ainsi. Athènes pouvait demeurer « le sanctuaire des tranquilles méditations et des subtiles disputes d’idées » mais ces villes nouvelles ou renouvelées (non point seulement les métropoles comme Antioche dont la principale rue était longue de près de quatre kilomètres mais Magnésie, Éphèse, Smyrne, Milet jadis détruites puis reconstruites, Cysique, Tarse.… et les villes de l’intérieur comme Laodicée ou Palmyre) avaient d’autres obligations vis-à-vis des vastes territoires avoisinants à travers lesquels elles devaient répandre la richesse et la vie. C’est pourquoi un Archimède (287-212) ne s’enfermait pas dans le temple des pures mathématiques mais employait son savoir à perfectionner la poulie et le levier, à imaginer la roue dentée et la vis sans fin, à résoudre des problèmes de balistique capables de faire progresser l’art militaire. C’est pourquoi les écoles d’éloquence de Rhodes s’appliquaient à former des avocats d’affaires en même temps que des orateurs politiques et pourquoi, du jour où le protectionnisme égyptien interdit l’exportation du papyrus végétal, les gens de Pergame inventèrent d’y suppléer en fabricant le parchemin.

Il n’est point jusqu’à l’art qui ne se laissât orienter vers l’utilitarisme obligatoire ; la « tour lumineuse » de Pharos (d’où vint le nom de phare) qui dressa ses étages de marbre blanc sur un rocher abrupt à l’entrée du port d’Alexandrie, remplaça dans l’admiration des contemporains les plus beaux portiques d’antan. Cela ne se fit point, bien entendu, sans danger de déclin. Chez les sculpteurs, le goût de la violence dans le mouvement prit le pas sur celui des attitudes harmonieuses et, d’accord avec les architectes, ils aimèrent le colossal. À Tarente se dressa un Jupiter de soixante pieds de haut et Antioche eût une Minerve géante. Les bateaux passèrent entre les jambes du fameux « colosse de Rhodes » Un original proposa de sculpter le mont Athos en figure humaine. L’eurythmie périclitait de la sorte.

Les études philosophiques gardaient tout leur attrait mais les circonstances et l’ambiance générale agissaient aussi sur elles. Les premiers philosophes avaient été des astronomes et des physiciens : Thalès de Milet (689-568), Anaximandre et leurs disciples qui cherchaient dans la nature le principe de la vie universelle. Les éléments, l’air, le feu, l’eau, les phénomènes de raréfaction et de condensation avaient fixé tour à tour leur attention sans satisfaire pleinement leur curiosité. Au cours de ces tâtonnements où l’intuition et l’expérience s’aidaient l’une l’autre, les précurseurs s’étaient élevés peu à peu à l’idée de l’unité de substance, de l’espace infini, de la combinaison possible d’atomes indivisibles et indestructibles. Puis tandis qu’Euclide posait les fondements de la géométrie, qu’Aristarque de Samos entrevoyait par un éclair de génie la rotation de la terre autour du soleil, que l’illustre Hipparque inventait la trigonométrie, un rameau parallèle avait fleuri, détaché du tronc unique. Sans délaisser les mathématiques et l’observation de la nature, Pythagore, Socrate, Platon, Aristote, pour ne citer que les plus fameux, s’essayèrent à chercher ailleurs le « chemin de la vie ». Par l’étude de la loi morale, par la connaissance du moi, ils arrivèrent à concevoir l’immortalité de l’âme jusqu’à la vouloir démontrer. Comment toutes ces doctrines ingénieuses ou audacieuses et toutes les discussions auxquelles elles donnèrent lieu n’eussent elles pas conduit soit au scepticisme soit à l’éclectisme, seuls capables d’apporter quelque répit aux agitations de la pensée incertaine ? Mais en même temps, il fallait se diriger, en des temps difficiles, parmi des horizons soudainement agrandis. Jamais encore l’homme n’avait eu à sa portée tant de jouissances variées et jamais, par là, sa force morale et même physique n’avait couru autant de dangers. La déchéance des mœurs et des caractères se précipitait ; la passion du gain déchaînait tous les appétits ; on contractait l’habitude du luxe amollissant, des spectacles surexcitants, d’une existence toute extérieure et frivole. Deux courants : ceux qui voulaient réagir ; les autres, plus nombreux, qui se laissaient aller. À cette alternative répondaient les écoles philosophiques fondées précédemment par Épicure (340-270) à Athènes et par Zénon de Chypre (360-257). Épicure à vrai dire, était un sage qui ne conseilla nullement de s’abandonner à ses instincts. Il croyait en la science émancipatrice. « La connaissance disait-il, sauve l’homme de la crainte des dieux ». Il estimait que bien équilibrer toutes choses est le secret du bonheur. Mais après lui, sa doctrine dévia vers la recherche de la volupté continue. Ainsi présentée, elle répondait aux secrètes aspirations de tous les méditerranéens qui de Rome à Athènes, de Marseille à Cyrène, d’Alexandrie à Pergame tombaient peu à peu dans l’esclavage passionnel. Zénon, lui, avait indiqué l’effort comme le levier moral qui au service de la volonté, permet d’organiser la résistance. De là était sorti le stoïcisme, sorte de raidissement successif ou simultané des sens. Le tempérament énergique des vieux Romains s’y complut, en réaction contre les idées épicuriennes qu’ils confondaient avec l’hellénisme ; mais leur stoïcisme aussi était hellène.

En vérité dans ce monde méditerranéen d’où la Grèce allait s’éclipser pour plusieurs siècles, tout était hellène, car le génie grec avait touché à tout et inventé ou façonné toutes choses. Dans tous les domaines, le sidéral et l’agricole, le gouvernemental et le pédagogique, le médical et l’artistique, le littéraire et le juridique c’étaient des Hellènes qui avaient perfectionné, innové, dirigé Pythagore estimait que la figure de la sphère est la plus parfaite. On peut dire que l’hellénisme avait progressé sphériquement, comme en ondes concentriques, à la fois vers la totalité des horizons — et toujours avec les mêmes rythmes combinés d’élan et de mesure, de savoir et d’intuition.

ROME

Un empire immense qui porte le nom d’une seule ville et cette ville elle-même, d’origine artificielle et n’ayant grandi que par la volonté tenace et quotidienne de ses dirigeants de parvenir à imposer leur domination d’abord à leurs proches voisins, puis à l’Italie, enfin à tout le monde méditerranéen — telles sont les anomalies qui caractérisent et résument l’histoire romaine. On y rencontre ainsi que l’impliquent de pareilles circonstances et de pareils sentiments, de la noblesse et de la servitude, des révoltes et de la coordination, des contrastes violents et une certaine monotonie.

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Il est convenu de considérer la fondation de Rome comme remontant à l’an 754 av. J.-C. Les légendes dont fut entouré rétrospectivement l’événement n’en sauraient dissimuler l’insignifiance. À cette date, l’Italie avait déjà derrière elle une assez longue histoire et comptait nombre de cités prospères. Bien des siècles auparavant, des Pélages chassés peut-être d’Illyrie avaient peuplé les côtes de la péninsule. Puis étaient arrivés, poussés sans doute hors de Gaule par les Celtes, des Ligures qui s’étaient établis dans la région de Gênes. Les Ombriens, anciens occupants, avaient eu leurs heures de gloire. Des guerres heureuses les avaient rendus maîtres de toute la plaine du Po. Ravenne est une des villes fondées ou développées par eux ; leur domination s’étendit également sur la plaine du Tibre. Entretemps, des émigrants hellènes donnèrent le jour à Métaponte, à Salente, à Bénévent — à Crunes surtout créée vers 1100 et qui engendra à son tour Pouzzoles, Parthénope mère de Naples et Messine. Le centre de l’Italie était occupé par des peuplades de peu d’importance dont les Latins — eux-mêmes divisés — et les Sabins, montagnards d’humeur batailleuse.

À ce moment s’affirma la civilisation des Étrusques. D’où venait ce peuple ? À quelle branche ethnique appartenait-il ? Son passage à travers l’histoire demeure enveloppé de brumes. On n’a pu encore ni déchiffrer son langage ni percer le mystère de ses origines bien qu’elles aient semblé lydiennes. Hérodote et Sénèque n’en doutaient point ; les arguments en faveur de cette thèse ont quelque apparence de solidité. Après avoir conquis sur les Ombriens le bassin du Po, y avoir fondé Mantoue, Bologne, Parme… avoir endigué le fleuve, cultivé le sol, les Étrusques pénétrèrent dans la belle région toscane d’où devait rayonner leur puissance et où allait s’organiser la confédération des douze cités protectrices de leur nationalité En 800 on les trouve établis aussi dans la région napolitaine puis bientôt après en Corse et en Sardaigne. Leur industrie était active, leurs richesses considérables. Leurs œuvres d’art s’inspiraient de la Grèce et de l’orient. Ils commerçaient à travers la Gaule et furent, sur mer, des rivaux redoutables pour les Carthaginois. N’a-t-on pas exhumé des tombeaux étrusques de l’or, de l’ambre venu de la Baltique, de l’ivoire d’Afrique, de l’étain des îles Scilly, de la pourpre de Tyr, voire des œufs d’autruche sur lesquels étaient gravés des sphynx. Une aristocratie sacerdotale, hautaine et indiscutée, dominait leur gouvernement. Dans leurs coutumes et leurs croyances, il y a de l’étrange mais le plus étrange est sans doute leur absence de confiance en eux-mêmes, de foi en l’avenir. Ils professaient que l’humanité durerait huit « jours », chacun de ces « jours » d’une longueur de onze cents ans étant dévolu à la suprématie d’une race différente. Ainsi, au bout de onze cents ans, le « jour étrusque » serait terminé et la race disparaîtrait : affaiblissante conception dont on ne trouve guère d’exemple ailleurs et qui renfermait forcément des germes de découragement et de laisser-aller.

Vers le milieu du « jour étrusque », Rome vint au monde. Sur le site choisi par Romulus, son fondateur, se trouvaient sans doute des établissements antérieurs tels que ce temple autour duquel s’assemblaient annuellement pour des échanges commerciaux les marchands étrusques, sabins et latins. Que Romulus ait donné asile à des proscrits, à des pâtres errants, à des brigands peut-être — en tous cas à des aventuriers pourvus d’énergie et dépourvus de scrupules, on n’en saurait douter. L’épisode de l’enlèvement des Sabines ne peut être sans quelque fondement de vérité. Au début ces gens n’eurent point de patrie et Rome ne fut, en somme, la capitale d’aucun peuple. Il lui faudra se fabriquer lentement une nationalité propre avec des éléments divers qu’elle triturera dans le moule de ses fortes institutions.

On a coutume de diviser l’histoire romaine en trois périodes. On distingue : la royauté (754-509 av. J.-C.) ; la république (509-30 av. J.-C.) ; l’empire (30 av. J.-C.-395 ap. J.-C.). Ces dénominations sont trompeuses. Sauf à de rares instants de la période dite impériale, Rome n’a jamais eu de souverains au sens que nous donnons à ce mot. Elle n’a eu que des dictateurs, temporaires ou à vie, individuels ou collectifs. La révolution qui, en 509, instaura la république ne fut qu’un mouvement aristocratique destiné à faire passer aux mains des sénateurs le pouvoir exercé jusqu’alors par un chef unique. Et c’est ce chef unique que quatre siècles et demi plus tard, César sentant le régime sénatorial irrémédiablement impuissant et corrompu, chercha à rétablir sous une appellation nouvelle.

Dès le principe, Rome se trouva dans l’obligation de faire la guerre pour imposer par la force un joug que ne légitimaient ni des frontières géographiques imprécises, ni des prétentions ethniques dénuées de fondement, ni des traditions historiques inexistantes. Devant faire la guerre, il lui fallut des armées et une population nombreuse pour en alimenter le recrutement. Tous les moyens lui furent bons aux fins d’accroître sa puissance numérique — et notamment, celui qui consistait à détruire les villes rivales une fois vaincues et à en transporter les habitants dans sa propre enceinte. Mais la population ainsi agglomérée, les aventuriers du début — mués avec une rapidité surprenante en une aristocratie orgueilleuse et jalouse de ses droits — entendaient la gouverner à leur guise et selon leurs idées. De là cette lutte des classes qui détermina l’aspect de la politique intérieure de Rome comme le militarisme obligatoire fixa les contours de la politique extérieure.

Ces prémisses diverses existèrent dès le début de Rome et c’est pourquoi il y a grand inconvénient à négliger l’étude des deux premiers siècles comme on le fait souvent. Bien loin qu’ils aient constitué un insignifiant préambule à ce qui suivit, c’est alors que s’imprimèrent en traits indélébiles les caractères essentiels de l’évolution future. Ce fut une période robuste ; par la durée gouvernementale d’abord. Sept dictateurs à vie se succédèrent, régulièrement élus ; la durée moyenne de leurs pouvoirs fut de trente-cinq ans ; le règne le plus court, celui d’Ancus Martius (640-616) fut de vingt-quatre ans et le plus long, celui de Servius Tullius (578-534) de quarante-quatre ; par la valeur individuelle ensuite : tous ces hommes étaient remarquables et c’est à leurs initiatives éclairées que Rome dut la rapidité et la solidité de son édification matérielle et morale. Mais — fait curieux et suggestif — tous étaient étrangers. Numa Pompilius et Ancus Martius, les deux premiers successeurs de Romulus étaient des Sabins. Tarquin l’ancien était, croit-on, fils d’un Hellène naturalisé étrusque. Étrusques aussi Servius Tullius et Tarquin le superbe. Ces princes se trouvèrent, comme nous venons de le dire, en présence d’une aristocratie organisée, résolue, tenace — et d’une plèbe de plus en plus nombreuse, assez justement mécontente de son sort, impulsive et agitée. Ainsi qu’il est si souvent advenu dans l’histoire, ils tendirent à s’assurer l’appui de la plèbe contre les grands. Et ce fut la cause fondamentale de l’hostilité du Sénat à leur égard. Ils ne disparurent pas cependant sans avoir décidé en quelque sorte de l’avenir.

Les initiatives de Servius Tullius constituent le premier grand tournant de l’histoire romaine. Pour en bien saisir l’importance, il faut se rendre compte de la façon dont jusqu’à lui, les rouages publics fonctionnaient et de ce que représentait en premier lieu la gens. On nommait ainsi une réunion des familles descendant d’un ancêtre commun, en l’espèce l’un des fondateurs de Rome. Au temps de Servius, Rome n’était vieille que de deux siècles. Cette aristocratie était donc elle-même d’assez récente date ; elle n’en avait ni moins d’exigences ni plus de souplesse. Nous sommes mal renseignés sur le nombre exact de ces groupements mais nous en connaissons les traits principaux. La gens avait sa vie propre, ses anniversaires, son culte et aussi des intérêts collectifs qu’elle défendait en même temps que les intérêts de chacun de ses membres. Elle se doublait d’une singulière institution qu’on nommait la « clientèle ». Les clients étaient des demi-serviteurs, esclaves affranchis ou affiliés volontaires qui faisaient partie de la famille à un rang inférieur et sans jouir d’aucun des droits du citoyen. Le chef de la famille était pour eux le « patron » qui, en échange de leurs services, les protégeait et, plus ou moins, les entretenait. Le chef de la « gens » siégeait au sénat ; les chefs des familles composant chaque « gens » étaient les « patriciens », seuls en possession des droits de citoyenneté c’est-à-dire pouvant non seulement voter mais acquérir, tester, etc L’assemblée des patriciens portait le nom d’assemblée « curiate » ou de « comices par curies ». Elle édictait certaines lois, nommait aux charges religieuses et, d’autre part, réglait les questions d’héritage, de testament, d’adoption, de possession du sol : questions qui, au regard d’une société fermée et fanatiquement attachée à l’idée de propriété, primaient toutes les autres.

Au sein de cette société qui, certainement, ne se fut pas développée telle quelle et dont la sève se fut promptement tarie, Servius Tullius jeta une semence nouvelle. Sous couleur de refondre et d’améliorer l’organisation militaire — et sans rien détruire de ce qui existait par ailleurs — il répartit tous les habitants de Rome en six classes d’après leur état de fortune. Chacun dut déclarer ce qu’il avait et les fausses déclarations furent punies avec une extrême sévérité, pouvant aller jusqu’à la confiscation et à la déchéance. La dernière classe se composait de ceux qui ne possédaient rien et — le service militaire étant considéré comme un honneur — n’étaient astreints en conséquence à aucun service. Par contre, dans les nouvelles assemblées par classes dites « comices par centuries » qui allaient se superposer aux comices par curies sans les remplacer, les votes étaient attribués de façon que la plus haute classe sur laquelle pesaient les plus lourdes charges militaires eût assez de suffrages pour contrebalancer à elle seule ceux des autres classes réunies. Ainsi les patriciens avantagés acceptèrent une réforme qui assurait d’autre part aux plébéiens la possibilité de s’élever, d’acquérir de l’influence et une situation proportionnées à la fortune qu’ils auraient su amasser ; d’où prime à l’enrichissement et au progrès et brèche faite dans la muraille qui jusqu’ici avait isolé complètement la plèbe de l’aristocratie. En agissant de la sorte, Servius Tullius prit rang parmi les profonds politiques. Son œuvre en effet, comme celle des législateurs vraiment grands, s’appliquait à féconder l’avenir et dépassait en portée la génération au milieu de laquelle elle avait été conçue.

Il est compréhensible que, préoccupés de pareils problèmes d’un caractère utilitaire et exact, les dictateurs des deux premiers siècles aient contribué à confirmer la mentalité romaine dans ses tendances pratiques, méticuleuses et sèches. Étroits, sans élan, se méfiant de l’enthousiasme, regardant avant tout aux résultats immédiats, les Romains avaient appris des Étrusques à exceller dans les travaux d’irrigation et d’assainissement, dans la construction des égouts, des canaux, des ponts, des aqueducs. Tout ce qui était susceptible de rendre la terre productrice, les monuments résistants, les communications aisées les intéressaient mais ces connaissances les contentaient. D’arts et de lettres ils n’avaient cure.

Aux Étrusques encore ils avaient emprunté l’aigle emblématique, les faisceaux des licteurs, l’ordre des cérémonies, mille détails de la vie publique et privée. Mais ils avaient répudié la forme fédérative de l’État étrusque ; ce système était incompatible avec leur orgueil et leur ambition. Rome prétendait régner seule, être Urbs, la ville unique, la ville par excellence. L’empreinte religieuse se marquait plus fortement que l’empreinte politique. C’était cette même religion craintive et superstitieuse qu’un historien a caractérisée en disant que l’homme n’y est pas à l’aise avec ses dieux et ne se met en rapports avec eux que « pour en obtenir un service ou éviter un mauvais traitement ». Pour le Romain comme pour l’Étrusque, tout est matière à de troublantes interprétations : le tonnerre, la grêle, la pluie, un accès d’épilepsie qui se produit dans une foule suffisent à indiquer que les dieux sont mécontents. D’Étrurie est venue aussi cette misérable coutume de dépecer des animaux pour chercher dans leurs entrailles des auspices favorables, coutume qui transforme le temple romain en un étal de boucher. La conduite des plus graves événements se règle sur des niaiseries. En l’an 324 on vit un général en chef s’abstenir de livrer bataille parce que les poulets sacrés refusaient de manger, ce qui impliquait de fâcheux présages. Il était infaillible qu’un jour vint où un autre chef militaire, jugeant le moment favorable pour livrer une bataille navale, ferait jeter à la mer les mêmes poulets sacrés en disant que, puisqu’ils ne voulaient pas manger, il fallait leur donner à boire. Seulement les superstitions une fois effondrées, il ne restait rien. La religion qui servit de fortifiant à bien des cités antiques ne fut, à Rome, qu’une entrave morale. Et les conséquences des conceptions religieuses romaines eussent été bien plus fâcheuses s’il s’était formé là, comme chez les Étrusques, une caste sacerdotale. Ce qui sauva Rome de l’oppression de sa propre théologie, absurde et tyrannique, ce fut l’heureuse absence d’une telle caste.

À la dictature à vie dont le dernier titulaire, Tarquin le superbe avait abusé, se plaçant au-dessus des lois et usant de procédés tyranniques, le sénat de l’an 509 substitua, si l’on ose ainsi dire, de la poussière de dictature. Le nouveau régime ne constitua point un véritable contrôle organisé et ne comporta aucune institution rappelant de près ou de loin nos gouvernements représentatifs ou nos ministres responsables. Ce fut un ensemble de charges spéciales, s’opposant, se faisant obstacle les unes aux autres au moyen de vetos tenus pour sacrés et permettant au titulaire de l’une de ces charges d’annihiler l’action des autres ou d’en suspendre l’effet. On comprend malaisément que la machine gouvernementale n’ait pas été constamment arrêtée et tout progrès rendu impossible par la complexité négative d’un tel système. Notre étonnement sur ce point fut partagé d’ailleurs par les Romains eux-mêmes ; Cicéron en fit une fois l’aveu. Ainsi il fut au pouvoir des « tribuns » d’opposer leur veto à une délibération des comices ou même à une décision des consuls — comme il était au pouvoir des « pontifes » de dissoudre brusquement une assemblée ou de casser ses décisions sous prétexte d’augures défavorables — comme il était au pouvoir des « censeurs » de restreindre pour indignité les droits politiques d’un citoyen pendant cinq ans : tout cela sans appel possible, souverainement. Les charges étaient brèves et jamais uniques. Il y eut deux consuls pour assurer le pouvoir exécutif et nommés pour un an seulement. Partout la méfiance se révélait à l’égard de ceux auxquels on confiait une charge. Et pourtant à ceux-là, on octroyait dans les limites resserrées et complexes à la fois de leurs spécialités, des pouvoirs dictatoriaux par bribes. La dictature elle-même, véritable, complète, demeurait en marge ; douze ans ne s’étaient pas écoulés depuis la révolution de 509 qu’on se trouvait amené à la rétablir temporairement. Dès l’an 498, il y fallut recourir en la limitant à six mois. Depuis lors, l’expédient fut souvent employé et les dictatures temporaires, en cas de péril public se succédèrent, centralisant tous les pouvoirs aux mains du titulaire.

Le reste du temps, c’est le sénat qui gouvernait. Simple corps consultatif jusqu’en 509, il comptait à cette date trois cents membres. Ce chiffre fut porté par la suite à quatre cents. Le sénat eut pour mission d’établir le budget, de conclure les traités, de diriger l’administration et, plus tard, de régler le sort des pays conquis. En fait, sa compétence s’étendit bien au delà. C’est qu’au milieu de la complication des charges annuelles, il représentait la permanence et par là, la majesté de la puissance romaine. La liste des sénateurs était dressée tous les cinq ans par les censeurs mais ceux-ci se bornaient à combler les vides faits par la mort ou à remplacer les indignes en cas de scandale. Ils invitaient à siéger dans l’auguste assemblée les citoyens qui s’étaient formés aux affaires en remplissant de façon satisfaisante les principales fonctions publiques. À Rome, le même homme pouvait être appelé successivement à l’exercice d’un commandement militaire, au maniement des deniers de l’État, à l’administration d’une province, aux fonctions de juge ainsi acquérait-il en certains cas la plus haute expérience et pouvait-il exercer sur l’opinion une autorité considérable.

Composé en majeure partie de tels hommes, le sénat qui avait commencé par se montrer mesquin et souvent peu compréhensif, s’éleva peu à peu au-dessus de lui-même. La conscience de sa dignité ne l’abandonnait pas dans l’adversité, ce qui a fait dire à Polybe que jamais les Romains n’étaient plus redoutables que sous la menace d’un grand péril. Le sénat, en plus d’une circonstance tragique, fut vraiment le redan du vouloir et de l’orgueil romains. Il eut souvent à montrer son courage car les débuts de la période dite républicaine furent difficiles et marqués des plus grands revers.

Tarquin avait laissé Rome non seulement pourvue de beaux et utiles monuments, mais possédant une armée de cent cinquante mille combattants. Il y laissait également des partisans. Au dehors les Étrusques, ses compatriotes, étaient naturellement portés à appuyer ses prétentions. La guerre éclata donc et se poursuivit longtemps en vue d’une restauration possible du dictateur déchu. La bataille du lac Régille en 496 mit fin aux entreprises des Tarquinistes ; mais les frontières avaient sensiblement reculé et il ne fallut pas moins de quatre-vingt-dix ans pour que la domination romaine put s’étendre à nouveau sur les territoires jadis soumis. Ce résultat ne fut atteint qu’en l’an 406 et la période qu’on peut appeler défensive ne fut close que dix ans plus tard, en 396, lorsque la ville de Véies, citadelle de la résistance aux ambitions romaines, fut enfin prise après un siège célèbre et interminable.

Jetons ici un regard sur l’armée du vainqueur et sur les particularités qui la différenciaient des autres armées contemporaines. C’était avant tout la « légion », cette véritable cité « en marche entre des murailles de fer » comme la qualifie un historien. Une légion au début comptait trois mille hommes ; Servius Tullius en porta le chiffre à quatre mille. Elle comprenait non seulement de l’infanterie (dix « cohortes » de fantassins) et de la cavalerie (dix « turmes » de trente cavaliers) mais encore tout ce qui était nécessaire pour camper ou soutenir un siège : machines d’assaut avec leurs servants, équipes de charpentiers, de forgerons, de charrons, de pionniers Ainsi chaque légion formait un tout parfaitement homogène et se suffisant à lui-même. Une discipline d’airain y régnait. Un chef put dire un jour en toute vérité que, de tous ses soldats, il n’y en avait pas un qui ne fut prêt sur son ordre à se jeter du haut d’une tour, la tête la première. L’entraînement était dur. Les hommes portaient tout leur bagage sur leur dos — soixante livres environ — et, ainsi chargés, on les exerçait à des marches régulières de plus de trente-cinq kilomètres qu’ils devaient arriver à fournir sans fatigue en cinq heures. Pour autonome qu’elle fut, la légion n’en était pas moins souple et « articulée ». Décrivant ses mérites, Bossuet dit : « On l’unit et on la sépare comme l’on veut : elle défile aisément et se rassemble sans peine ; elle est propre aux détachements, aux ralliements, à toutes sortes de conversions et d’évolutions ».

Cependant une défectuosité grave handicapait au début l’organisation romaine. Les soldats n’avaient point de solde ; les expéditions dès lors ne pouvaient être de très longue durée et l’armée revêtait un certain caractère d’intermittence. Il semble que le sénat ait eu une grande répugnance à accepter le principe de la paie réclamée par le peuple. Il n’y consentit qu’en 405. Dès lors les opérations de longue haleine telles que le siège de Véies devinrent possibles et la guerre changea d’aspect.

Il n’était que temps de fortifier par cette réforme opportune les rouages défensifs car un péril formidable allait fondre sur Rome. Les Celtes de Gaule, maintenant établis dans la vallée du Po, y avaient créé une sorte de « Gaule cisalpine» d’où ils avaient tendance à diriger de fructueuses expéditions vers le sud. Les ennemis de Rome les y incitaient. C’est dans ces conditions que se déclancha la ruée de 390. Les Celtes, que les Romains appelaient Gaulois, arrivèrent devant Rome, s’en emparèrent et la saccagèrent à tel point qu’on hésita à la rebâtir. Ce fut peut-être le seul moment de l’histoire où Rome faillit perdre confiance en son destin. Mais s’étant reprise, elle apporta dès lors à affermir et à étendre sa puissance un vouloir acharné et qui, cessant d’être instinctif comme il l’avait été parfois dans le passé, devint réfléchi et clairvoyant.

Le principal effort dut être dirigé au nord contre les Celtes fréquemment alliés aux Étrusques et qui, à maintes reprises, tentèrent de renouveler leur exploit de l’an 390. Rome ne pouvait avoir de sécurité que lorsqu’elle les aurait rejetés au-delà des Alpes. Il lui fallut deux siècles pour y parvenir. Ce ne fut qu’au bout de ce temps que le résultat visé se trouva obtenu. La prise de Milan consacra la conquête. Les villes de Plaisance, Crémone, Bologne et Parme enlevées aux Celtes, celles de Pise, Lucques et Modène enlevées aux Ligures furent repeuplées et des « colonies » fondées çà et là, selon le plan habituel aux Romains. Ces « colonies » n’avaient rien de commercial. C’étaient plutôt des garnisons, des manières de cités militaires composées de citoyens et de soldats romains avec leurs familles et chargées de maintenir dans l’obéissance les populations conquises.

À l’est et au sud-est, il y eût aussi un effort à faire, moindre en apparence mais dont les conséquences furent d’une bien autre portée. Là, dans la région des Apennins, se tenaient des montagnards rudes, indépendants, belliqueux qu’on appelait les Samnites. Pendant cinquante années les Romains s’appliquèrent à les réduire. Et ne pouvant y réussir, ils les exterminèrent. Une véritable terreur régna autour des assaillants qui déployèrent contre les Samnites toutes les ressources de la plus cynique cruauté. Or les Samnites disparus, Rome se trouva en contact direct avec cette partie de l’Italie qu’on appelait la Grande Grèce. Là s’étalaient déjà depuis des siècles, les nombreuses et opulentes cités dont l’émigration hellène avait parsemé la Sicile et les rivages avoisinants. Tarente notamment se sentit menacée par ce pouvoir nouveau qui s’approchait d’elle. À Venouse, en Apulie, Rome ne venait-elle pas d’établir une colonie forte de vingt mille hommes dans le but de surveiller le pays ? Tarente appela à son secours le roi d’Épire, Pyrrhus et entama les hostilités. On était en 280. Il n’y avait pas un demi-siècle qu’Alexandre était mort à Babylone et tout l’orient se trouvait encore dans l’agitation provoquée par les exploits du fabuleux conquérant et par les heurts de sa tragique succession. Plus près il y avait Carthage, en pleine prospérité commerciale. Tout un monde, tout un avenir nouveau s’ouvraient devant les Romains. Ces terriens qui n’avaient eu encore ni le temps ni le goût de regarder au-delà de la mer allaient se trouver brusquement en face de problèmes inattendus et qu’ils étaient mal préparés à solutionner. C’est ici un autre grand tournant de l’histoire romaine. Les réformes de Servius Tullius ont marqué le premier ; la guerre avec Tarente marque le second ; l’entreprise de César marquera le troisième.

Nous venons de voir où en étaient en 280 les forces militaires de la république et combien ces deux siècles de guerres italiennes les avaient grandies et affirmées. Il reste à examiner où en étaient ses forces sociales et comment avait évolué dans cet intervalle le conflit entre la plèbe et l’aristocratie.

L’aristocratie de naissance marchait vers sa prochaine disparition. La « gens » patricienne ne représentait plus qu’un élément insignifiant. Il y avait eu à l’origine peut-être trois cents de ces groupes familiaux. Dès le vme siècle, on n’en comptait plus que soixante et un, et vingt deux au iiime. Par contre, une nouvelle noblesse était en train de se constituer sur les ruines de la première. Elle se composait de tous ceux qui, ayant revêtu les insignes de quelques unes des grandes charges publiques, s’enorgueillissaient de cet honneur dont l’éclat rejaillissait sur leurs enfants. Par là une forme d’inégalité en remplaçait une autre. Ce n’était aucunement l’égalité, à laquelle d’ailleurs personne n’aspirait.

Car on aurait grand tort de s’imaginer que les revendications plébéiennes visassent à la suppression de la hiérarchie. Cela n’eût été conforme ni aux tendances de l’époque ni au tempérament du peuple romain. Les plébéiens, exclus au début de toute vie publique, gênés dans leur vie privée réclamaient simplement une place dans la cité. Tenus en marge de ses institutions et comme ignorés par elle, ils prétendaient y pénétrer. Tel fut le point de départ de leurs revendications et, comme ils avaient le nombre et qu’on ne pouvait tout de même point se passer d’eux, ils eurent assez rapidement gain de cause, du moins dans le domaine politique. Il leur fallut pourtant recourir fréquemment à la grève ou à la sédition. La grève de 493 est célèbre. Tout le prolétariat se retira sur le mont Sacré ; le sénat dut parlementer et concéder l’institution du tribunat. Les tribuns, porte-paroles de la plèbe, jouirent dès lors de prérogatives grandissantes. Dès 475, ils se sentaient assez forts pour tenir tête aux consuls et censurer les actes de ceux-ci. De nouveaux comices furent créés qu’on appela « comices par tribus ». C’étaient en quelque sorte des assemblées par arrondissements qui eurent notamment pour mission d’élire les dix tribuns. Puis le peuple réclama des lois écrites car les jugements n’étaient encore rendus que d’après la coutume. Le code fameux dit des xii Tables, rédigé par les patriciens, s’inspirait surtout des intérêts de ceux-ci mais des modifications radicales ne tardèrent pas à y être introduites. La plus conséquente fut probablement celle qui, en 445, autorisa le mariage entre patriciens et plébéiens. Dans le droit romain, entièrement basé sur le culte de la famille, le mariage constituait l’acte solennel et important par excellence. La réforme de 445 peut être considérée pour les plébéiens comme une sorte de « prise de la Bastille » dont tout le reste devait découler. En effet ils furent successivement admis au consulat, aux commandements militaires, à la censure, à la préture, au pontificat. En l’an 355 un plébéien se vit confier la dictature. Puis il fut décidé que l’un des deux consuls en charge serait obligatoirement un plébéien. Maintenant ceux-ci partageaient toutes les charges jadis réservées aux patriciens tandis que les patriciens continuaient d’être exclus du tribunat. Or le tribunat étant un des postes les plus influents et par conséquent les plus enviés, il devait advenir que des patriciens arrivistes, désertant leur caste, se fissent adopter par des plébéiens pour avoir le droit de briguer les suffrages populaires en vue de devenir tribuns. Ce jour là la revanche fut complète.

Mais des satisfactions de cet ordre et la conquête d’avantages politiques ne pouvaient résoudre la question sociale laquelle avait un autre aspect bien plus inquiétant. C’étaient l’inégalité croissante dans la répartition de la richesse et le mouvement pour ainsi dire mécanique qui la faisait affluer entre les mains de quelques uns et organisait la pauvreté chez tous les autres, détruisant à mesure qu’elles se formaient ces classes moyennes dont précisément Rome par sa constitution et sa situation se trouvait moins à même de se passer qu’aucune autre cité.

Au début, les guerres incessantes ne laissaient pas au légionnaire le temps de cultiver son petit domaine rural. Et comme, ainsi que nous l’avons dit, il ne recevait point de solde en ce temps là, il avait été forcé de recourir peu à peu à l’emprunt. L’usure — qu’on a appelée le vice romain — avait sévi autour de lui. Bientôt la grande masse des plébéiens s’étaient trouvés aux prises avec de lourdes dettes : situation vis-à-vis de laquelle la loi romaine ne transigeait pas. L’endetté pouvait être emprisonné, ses biens saisis, lui-même et les siens vendus comme esclaves. D’autre part, ces mêmes guerres qui appauvrissaient ainsi les plébéiens enrichissaient les patriciens lesquels s’emparaient des terres de l’État les unes après les autres et dans des conditions fort avantageuses pour eux. On distinguait à Rome la propriété privée et la propriété publique. Cette dernière n’était aliénable que par une loi et de façon tout à fait exceptionnelle. Mais elle pouvait donner lieu à une sorte de location indéterminée comportant le prélèvement d’un dixième des récoltes. Le défrichement et la mise en état incombant à l’occupant, des capitaux étaient indispensables pour une pareille opération qui ne pouvait être tentée fructueusement que sur une assez grande échelle. Le domaine public s’étant considérablement agrandi par suite des conquêtes et des confiscations opérées sur les peuples voisins, les patriciens et les riches se firent attribuer la plus grande portion des terres tombées de la sorte dans le patrimoine de Rome. Pressurant les plébéiens endettés dont les champs se trouvaient voisins des leurs ou enclavés par eux, ils se firent céder ces champs de gré ou de force. Puis ils se dispensèrent peu à peu de payer les redevances et, pour la culture et le service des grands domaines ou latifundia ainsi créés par eux, ils employèrent des esclaves que l’obligation du service militaire n’atteignait pas et dont le misérable entretien ne leur coûtait guère. Enfin, par une inexcusable anomalie, ces terres dont la propriété théorique demeurait à l’État, n’étant pas inscrites au cens, ne payaient pas d’impôts. Tel était l’ensemble des circonstances grâce auxquelles la petite propriété disparaissait rapidement et avec elle la classe des hommes libres.

Dès les premières années de la république, le problème s’était posé puisqu’en 486 le consul Spurius Cassius, voulant y porter remède, proposa de révoquer les concessions territoriales faites aux patriciens et de répartir entre les plébéiens une large part des terres de l’État. Et telle était déjà la violence des passions surexcitées par l’intérêt personnel que Cassius, en butte à la haine des riches, finit par être mis à mort après un honteux simulacre d’instruction judiciaire. Le mal s’étendit. De temps à autre, la distribution de quelques hectares ou une sorte d’amnistie consentie aux endettés ne servirent que de palliatifs provisoires et insuffisants. En l’an 376 Licinius fit enfin passer les lois appelées de son nom Liciniennes. Ces lois enrayèrent pour un siècle environ la décadence. Elles limitaient le droit d’utilisation du domaine public par les particuliers et imposaient à chaque occupant l’obligation d’y employer un certain nombre d’hommes libres. L’agriculture s’en trouva ranimée et l’accaparement des terres interrompu. Mais le profond ébranlement économique et moral qui allait résulter de la chute de Carthage ne devait pas permettre aux lois Liciniennes de rétablir de façon durable les bases sociales de la république.

ii

Le royaume d’Épire traverse l’histoire à la manière des météores qui fulgurent un instant et disparaissent. Pyrrhus et ses soldats semblent n’avoir été là que pour jouer le lever de rideau du drame prochain et fournir l’incident occasionnel qui va déclancher l’intrigue. En effet, les événements se déroulent dès lors avec une implacable logique, enchaînés les uns aux autres. Vainqueurs de Pyrrhus à Bénévent et ayant soumis Tarente, les Romains s’emparent de Rhegium (Reggio) en 271. Les voici devant la Sicile dont ne les sépare plus qu’un étroit bras de mer. Le blé de Sicile est devenu de plus en plus nécessaire à la subsistance de Rome. L’occasion d’ailleurs est favorable. Des pirates de Messine sont en lutte avec Syracuse. Or dans cette lutte, Syracuse a l’appui des Carthaginois qui, évincés naguère de l’île par les Grecs, tournent toujours autour avec la pensée d’en tenter à nouveau la conquête. Ainsi le grand duel des guerres dites « puniques » s’engage. En parcourant l’histoire phénicienne nous en avons contemplé le panorama. Du côté romain, la vue est un peu différente ; le détail perd de l’importance au profit des circonstances concomitantes. La guerre contre Carthage n’établit pas seulement les Romains en Sicile. Elle les conduit en Corse et en Sardaigne où il leur faut se fortifier. Elle les entraîne ensuite en Espagne où les aventureux capitaines carthaginois cherchent de fructueuses compensations à leurs premières défaites — et en Macédoine où Annibal a su nouer une alliance avantageuse. Cent vingt années de guerres presque incessantes, cent vingt années d’un effort gigantesque où la fermeté et la constance du sénat romain répondent souvent à la vaillance et à l’endurance de ses légions, cent vingt années d’une lutte au cours de laquelle on chercherait en vain la possibilité d’une paix solide et durable en sorte qu’on ne peut vraiment reprocher à Rome de n’avoir point su la conclure. Entre la prise d’Agrigente (262 av. J.-C.) et cette année 146 qui voit tomber à la fois Carthage et Corinthe et l’Afrique du nord et la Grèce devenir en même temps « provinces romaines », il n’y a pas une seule vraie fissure où accrocher une entente. C’est la bataille pour la possession de la Méditerranée qui continue. Sans cette possession ni Rome, ni Carthage — capitales pléthoriques dépourvues de bases nationales suffisantes — ne pourraient plus vivre désormais. Il faut que l’une s’efface devant l’autre. Et l’on comprend la passion formidable qui soulève les deux adversaires et leur fait accomplir ce double prodige d’improviser, Carthage des armées dont elle n’avait pas les éléments et ignorait le maniement, Rome des flottes qu’elle n’avait appris ni à construire ni à diriger. La victoire vint aux Romains absolue, totale, universelle, dépassant leurs rêves les plus ambitieux puisque, si loin que portassent leurs regards, ils ne voyaient plus d’ennemis capables de leur résister — annihilée pourtant par la déchéance intérieure qui allait en moins d’un siècle les conduire à l’abîme et obliger César à chercher en dehors d’eux les éléments d’une nouvelle construction à laquelle Rome ne fournirait plus qu’une façade et un nom.

La décadence se manifesta moralement, socialement, économiquement, politiquement. Tout craqua à la fois parce que tout était plus ou moins vermoulu, hormis l’armée. Les historiens se sont souvent arrêtés, surpris devant le peu de résistance de la « vertu romaine » aux influences corruptrices des richesses affluant à Rome après sa victoire mais ils n’ont pas tenu assez compte de ce qu’il y avait d’affecté et d’ostentatoire chez les anciens Romains dans cet « amour de la pauvreté » devant lequel Bossuet s’extasiait. Rome s’honore certes de grands caractères dont l’intègre austérité fut sans taches. N’empêche que, de très bonne heure, on discerne chez ses dirigeants la cupidité rusée et insatiable du paysan convoitant la terre et l’on sait ce que cette passion là est susceptible d’engendrer d’hypocrisie. Les scandales agraires et la façon dont ils se répétèrent nous renseignent d’ailleurs clairement. Nous avons vu Cassius payer de sa vie sa courageuse tentative pour y porter remède et, un siècle plus tard, Licinius réussir dans la sienne. Mais l’accaparement des terres par les riches ne tarda pas à recommencer et, de nouveau, les grands domaines éliminèrent la petite propriété et le travail servile couvrit les campagnes.

L’esclavage était un chancre ancien. Dès les premiers temps de la république, il y avait eu des soulèvements de la part des esclaves exaspérés par les mauvais traitements. Maintenant ils pullulaient. On avait un esclave à partir de deux cent cinquante francs. L’offre croissait encore plus vite que la demande du fait des prisonniers de guerre vendus après chaque campagne. Ainsi la seule guerre de Macédoine se termina par la vente après capture de cent cinquante mille hommes libres. Des spéculateurs accompagnaient les armées pour présider à ce honteux trafic. Il faut ajouter à cette source d’approvisionnement les rafles faites sur les côtes de la Méditerranée orientale par les pirates, ceux de Cilicie notamment qui fournissaient le grand marché d’esclaves de Délos. Strabon dit qu’on y vendait jusqu’à dix mille esclaves en un seul jour. Le marché de Rome devint plus important encore. Les endettés vendus au profit de leurs créanciers ou devenus la propriété de ceux-ci et les enfants d’esclaves (un véritable élevage tendait à s’organiser chez les riches qui en possédaient en grand nombre) contribuaient à l’accroissement de la population servile. Le sort de tous ces malheureux allait en empirant. On était bien loin de la douceur athénienne ; l’esclave rural souffrait le plus souvent les pires traitements. C’était une chose sans individualité dont le maître disposait selon ses besoins avec la plus parfaite inconscience. Les exceptions qu’on cite complaisamment n’apportent qu’une bien légère compensation à l’iniquité générale. L’esclave citadin avait plus de raisons d’espérer l’affranchissement ; ce terme trompeur du reste ne désignait qu’une émancipation très relative. Le maître avait souvent intérêt à s’entourer de nombreux affranchis qu’il utilisait de mille façons et qu’il remplaçait par de nouveaux esclaves plus frais et plus résistants car l’influence délétère d’une pareille condition les usait rapidement. Le temps devait venir où les affranchis seraient si nombreux à Rome qu’ils finiraient par l’emporter sur les citoyens d’origine libre mais, à l’époque dont nous parlons, tel n’était point le cas. On s’est souvent demandé si les esclaves, eu égard à leur nombre, n’auraient pu secouer le joug qui les opprimait. Ils le tentèrent. La révolte de l’an 134 permit à un esclave sicilien, Eunus, de réunir sous ses ordres une véritable armée de soixante-dix mille hommes. En 103 l’Italie fut le théâtre d’une semblable rébellion. Il y eût des répercussions en maints endroits mais la possibilité d’organiser véritablement de pareils mouvements faisait défaut ; ils ne donnaient lieu qu’à des troubles sanglants et passagers.

À côté de la richesse territoriale qui reposait d’aplomb sur une extension incessante de l’esclavage, une richesse mobilière et bancaire s’était spontanément développée par suite de l’afflux des capitaux. On s’est essayé à préciser les chiffres ; la chose est malaisée. Du moins savons nous qu’en douze ans de temps, Rome ne leva pas moins de cent cinquante millions de francs de contributions de guerre sur les peuples vaincus. De l’an 208 à l’an 167, le total de ces contributions atteignit un milliard. Il advint qu’à l’issue d’une seule campagne, le vainqueur rapporta quarante-cinq millions : tout cela sans compter les lingots, les pierres précieuses, les objets en or massif dont on faisait rafle — sans compter non plus les gratifications aux soldats que l’on prélevait sur l’ennemi et le pillage auquel ceux-ci se livraient sur place avec l’agrément de leurs chefs.

Ces trésors furent étalés imprudemment aux yeux du public dans les « triomphes », cérémonies dont la pompe se déroulait à travers la ville et le Forum lorsque le général victorieux les parcourait, escorté de ses guerriers, pour monter au Capitole. Cela s’était fait d’abord simplement, en manière de récompense civique puis on y mêla des éléments de curiosité tels que les éléphants de guerre capturés dans le camp de Pyrrhus après sa défaite. Finalement les cortèges se déployèrent avec un luxe croissant, un véritable luxe de parvenus. Lorsque Paul-Émile, après ses victoires de Grèce et de Macédoine, se rendit au Capitole, il était précédé de trois mille hommes portant des vases remplis d’or tandis que deux cent cinquante chariots promenaient les statues, les objets d’art enlevés aux temples, aux monuments publics, aux collections privées. De tels spectacles étaient bien faits pour tourner la tête du peuple, l’incliner à la vanité et à la paresse, l’inciter à réclamer de ses dirigeants qu’ils le nourrissent et l’amusent. Panem et circenses, du blé et des représentations, ce sera désormais l’éternelle devise des foules romaines.

Qu’était-il ce peuple qui emplissait les rues de Rome ? Ramenés à la vie, les grands ancêtres ne l’eussent certainement pas reconnu. Des vrais Romains, des « hommes libres » selon la formule d’autrefois, on n’en voyait plus guère. Ceux qui restaient, pour la plupart servaient à l’armée. Dans cette ville en laquelle le monde méditerranéen reconnaissait maintenant sa capitale circulaient, par contre, des représentants de toutes les nations soumises et de tous les métiers, avouables ou non : les uns tendus vers l’aventure et le succès, les autres déchus et résignés à la vie médiocre, tous se drapant dans le même orgueil, légitime ou usurpé, du nom romain et confondus dans un culte unanime du moindre effort. Les mêmes sentiments, à peine atténués par l’expression plus nuancée, dominaient la haute classe. L’argent devenait le seul dieu ; le travail honnête et probe demeurait méprisé. Cicéron n’a-t-il pas écrit que « tout ouvrier exerce une profession vile et sordide car rien de noble ne peut sortir d’une boutique ou d’un atelier ». Prêter à des taux aussi élevés que possible constituait la principale source d’enrichissement sur place. Au loin, il y avait l’exploitation des nouvelles provinces. Jadis les territoires annexés étaient voisins ; on se bornait à les confisquer. Mais des « provinces » comme la Grèce, l’Afrique du nord, l’Espagne, il fallait bien les administrer, d’autant qu’elles contenaient des richesses bonnes à exploiter. Les mines espagnoles, par exemple, donnaient des bénéfices énormes. Polybe dit que quarante mille esclaves y travaillaient Or Rome ne possédait point d’agents spéciaux préposés par l’État à la perception des impôts, des droits de douane, des produits des forêts, salines, etc… Pour tout cela, les censeurs s’adressèrent à des groupes de capitalistes. On procédait par voie d’adjudication donnant la préférence au plus offrant. Les compagnies adjudicataires cherchèrent à leur tour de gros bénéfices en pressurant les contribuables. C’est de là, finalement, que devait sortir la guerre civile. Entourés de tels exemples, les fonctionnaires envoyés dans les provinces conquises pour les gouverner « au nom du sénat et du peuple romain », se livrèrent aux pires exactions. La première des lois édictées pour mettre un frein à la cupidité de ces personnages remonte déjà à l’an 149. Par la suite on en édicta d’autres mais elles demeurèrent inefficaces. Un ploutocratisme sans scrupules et sans frein submergeait Rome et les territoires soumis à son pouvoir.

Sur quel frein aurait-on pu compter ? Il n’y avait plus de religion et il n’y avait jamais eu de culture. Ce dernier point est un de ceux que les historiens ont le plus généralement négligé. En louant la belle simplicité de la pédagogie romaine, ils oublient d’indiquer à quoi cette pédagogie se réduisait. En fait il n’existait pas d’écoles à Rome et l’on se contentait d’y faire apprendre aux jeunes hommes le copieux catalogue des dieux et déesses, certains textes de lois et quelques chants. Quant à l’histoire, il va de soi qu’elle se bornait à une énumération de batailles et qu’on ne s’avisait point d’enseigner le détail des conflits sociaux propre à affaiblir la discipline et à semer des germes d’insubordination. Tout au début quand les mœurs familiales étaient encore patriarcales et que même les fils des esclaves de la maison étaient parfois admis à s’instruire à côté des fils du maître, un pareil programme pouvait suffire à engendrer des vertus civiques mais son insuffisance à développer l’esprit ne pouvait manquer de se faire enfin sentir. On fut long à s’en rendre compte. Parlant des anciens Romains, Cicéron dit : « Ils n’ont certainement jamais désiré que l’État s’occupât de réglementer l’éducation et de l’organiser sur un modèle uniforme » et Cicéron ajoute ces mots faits pour surprendre : « Les Grecs y ont pris beaucoup de peine sans aucune nécessité. » De son temps cependant on commençait d’en juger autrement.

Vers l’an 270, un certain Livius Salinator avait confié au nommé Andronicos, grec de Tarente et esclave affranchi, le soin d’enseigner à ses fils la langue grecque, l’histoire et la philosophie. Andronicos était-il qualifié pour pareille besogne ? Il est permis d’en douter à en juger par l’abominable traduction de l’Odyssée que confectionna ce professeur improvisé afin de servir de livre de classe à ses élèves. Cette traduction, paraît-il, demeura longtemps en vogue. Ayant ainsi débuté, Andronicos introduisit à Rome, en le déformant moins cruellement, le théâtre grec auquel le peuple s’intéressa. Beaucoup plus tard, à l’occasion des victoires remportées sur les Carthaginois, il composa un hymne à Junon qu’une troupe de jeunes filles chanta et dansa en plein Forum. Ce qui a fait dire à Gaston Boissier qu’Andronicos avait fait connaître successivement aux Romains l’épopée, le drame et la poésie lyrique. C’est ainsi, en effet, que ceux-ci prirent contact avec les lettres grecques.

Ils auraient pu le faire beaucoup plus tôt s’ils en avaient éprouvé le besoin : apparemment ne l’éprouvaient ils pas. Dès les premiers temps de la république, des rapports directs avaient existé avec la Grèce ; et non point de simple rapports de commerce. Des artistes grecs décorèrent de fresques les murs du temple de Cérès à Rome. Quand il s’agissait d’architecture utilitaire, les Romains d’alors s’adressaient aux Étrusques ou s’inspiraient d’eux mais pour l’architecture décorative, ils avaient recours aux Grecs. Chose plus notoire ; quand, en l’an 454, les plébéiens avaient réclamé des lois écrites, une délégation de jurisconsultes avait été envoyée en Grèce pour y étudier le droit et la législation. Par la suite la renommée de l’oracle de Delphes provoqua la venue de députations romaines empressées à le consulter. Mais le souci de la culture littéraire continua de faire défaut. Le fâcheux fut que lorsqu’il se manifesta, non seulement la Grèce était tombée en décadence mais encore les messagers de sa pensée furent le plus souvent des coureurs d’aventure, esclaves affranchis, gens déracinés ou sans traditions qui servaient volontiers de secrétaires, d’entremetteurs, de commis-voyageurs aussi bien que de maîtres d’école. À côté de ces hommes toutefois, il y en eût — tels Panætius et Polybe, qui créèrent des centres de véritable culture. Polybe résida plus de dix-sept ans dans la maison de Paul-Émile, y forma le fils de celui-ci, Scipion Émilien et y composa son grand ouvrage historique. L’influence de Polybe fut énorme sur la jeunesse à la fois militaire et lettrée qui se groupait autour de Scipion et sur les hommes politiques et les généraux qui fréquentaient chez son père. Ce ne fut pourtant qu’une élite. Pour comprendre à quel degré la masse des Romains étaient encore dépourvus de culture, il convient de se rappeler le mot de Mummius avertissant en 146 av. J.-C. les pilotes chargés de transporter à Rome les statues et œuvres d’art enlevées de Corinthe, après la prise et le sac de cette ville, « qu’ils auraient à remplacer les objets brisés ou détériorés » — et celui d’Anicius assemblant dans un théâtre les meilleurs musiciens de Grèce et, pour apprécier leur talent, leur enjoignant de jouer ensemble chacun son meilleur air. La postérité a, semble-t-il, pris trop au pied de la lettre les véhémentes apostrophes du fameux Caton et de ses disciples, accusant la Grèce d’avoir « corrompu » Rome. Caton lui-même d’ailleurs ne fut pas exempt de certaines faiblesses qui enlèvent à ses intransigeances et à ses indignations beaucoup de droits au respect qu’on leur a témoigné. On se demande en vérité comment les Romains auraient eu accès à la culture intellectuelle sans la Grèce.

En ce qui concerne la religion romaine, ce que nous en avons déjà dit suffit à expliquer son peu d’emprise sur les âmes. Depuis longtemps les patriciens n’y avaient plus cherché qu’un prétexte à défendre ce qui subsistait encore de leurs privilèges honorifiques. Les plébéiens, eux, s’en étaient détachés, n’y trouvant ni consolation ni attraits. Dès qu’ils connurent les dieux grecs, Apollon, Déméter, Dionysios, Perséphone, ils s’éprirent de leurs mythes et de leurs légendes. Puis ce furent les dieux égyptiens. Ces cultes d’orient donnaient lieu à des cérémonies originales, vivantes. La pompe en flattait le regard tandis que le symbolisme en intéressait l’esprit. Cela n’empêchait pas d’ailleurs l’incrédulité de faire de rapides progrès dans toutes les classes. À force de discuter librement les aspects de la spéculation philosophique, les penseurs grecs inclinaient maintenant vers une sorte de tranquille athéisme que la mentalité romaine était encore trop fruste pour affronter sans péril. De tout cet ensemble de circonstances résulta une rapide déchéance morale qui se traduisit en faits précis. Intrigues, crimes, débauches se multiplièrent ; des scandales publics et privés éclatèrent en abondance.

Ainsi tout annonçait une crise vers laquelle s’établissait une sorte de convergence générale. Existait-il un moyen d’en détourner la menace ? Il y en avait un. C’eût été d’unifier juridiquement l’Italie et de la faire entrer tout entière dans la cité romaine, de remplacer ainsi le gouvernement d’une ville par celui d’une nation et de puiser dans une semblable réforme les éléments de la régénération devenue indispensable. Pour bien apprécier la portée d’une telle solution, il convient de se représenter la diversité des régimes imposés par Rome aux villes soumises à sa domination. Les unes jouissaient du droit de cité complet, c’est-à-dire du plein exercice des droits politiques combiné avec le bénéfice des lois civiles romaines. D’autres, au contraire, ne possédaient pas le plein exercice de ces droits. Il y avait des villes « sujettes », généralement celles qui jadis avaient capitulé sans conditions et qui restaient sous la férule directe du vainqueur. Certaines étaient dites « préfectures » ; un régime spécial leur était octroyé avec, à la tête de leur gouvernement, un préfet romain. Il y avait encore des villes « fédérées » qu’un traité d’alliance comportant quelque tribut ou l’entretien d’une garnison romaine, unissait à Rome. Le sénat avait ainsi à sa disposition tout un arsenal d’avantages réels ou de titres flatteurs comme aussi de mesures restrictives ou coercitives dont il se servait habilement pour dissocier les intérêts, les opposer les uns aux autres et par là empêcher toute coalition en rendant dissemblables, d’une ville à l’autre, les privilèges et les risques. Jamais on ne poussa plus loin les précautions inspirées par la maxime fameuse : divide ut imperes. Diviser pour régner.

Tout d’abord la péninsule italienne n’avait pas trop eu à se plaindre d’un état de choses qui lui procurait l’ordre à défaut de la liberté. Mais peu à peu la tyrannie romaine avait pesé sur elle avec une lourdeur croissante. Les charges militaires d’ailleurs s’étaient faites écrasantes par tout ce qu’il avait fallu fournir d’hommes et de matériel pour des guerres de plus en plus fréquentes, longues et lointaines. Les Italiens — ils formaient maintenant une sorte de confédération morale dont le sentiment de la justice de leur cause constituait le lien — firent entendre des doléances, puis des remontrances, mais en vain. Rome ne voulait pas comprendre. Pourtant dès le début du iime siècle, il s’était rencontré chez elle des citoyens assez éclairés pour apercevoir les bienfaits d’une politique d’unification. De ceux-là, Scipion Émilien et, plus tard, le tribun Drusus furent les chefs éloquents ; il est à remarquer que l’un et l’autre furent assassinés.

Le jour devait arriver où les Italiens perdraient patience. En face d’une situation de plus en plus troublée, ils s’uniraient et prendraient les armes. Ce serait cette étrange lutte de trois années (91-88 av. J.-C.) qu’on a si faussement appelée la « guerre sociale » et qui fut en réalité la guerre de l’indépendance italienne. On ne saurait lui comparer que celle dite de « sécession » qui, près de deux mille ans plus tard, devait ébranler la grande république des États-Unis.

Rome aussi fut en péril et, pour son malheur, elle triompha. La défaite lui eut permis de reconstituer son pouvoir sur des bases plus saines sans rien perdre de ses caractères essentiels. Car la « république italienne » qui luttait alors contre elle, s’était formée à son image avec un sénat, deux consuls, douze préteurs et une armée de légionnaires éprouvés. D’ailleurs Rome ne força la victoire hésitante qu’en décrétant une manière d’amnistie préalable et en facilitant aux villes d’Italie l’accession au droit de cité. Ainsi le but que poursuivaient les coalisés se trouva partiellement atteint mais sans que la corruption romaine eût reçu la leçon qu’elle méritait. La crise intérieure qui depuis longtemps sévissait à Rome et qui mettait aux prises le sénat et les ploutocrates n’en fut pas interrompue. Ce n’est pas que les deux partis fussent séparés par une démarcation absolue — il y avait des ploutocrates de chaque côté — ni surtout par une sensible différence de niveau moral ; les scrupules n’abondaient ni à droite ni à gauche. La question des tribunaux avait provoqué le conflit. Qui aurait main-mise sur eux ? Le parti du sénat comprenait la noblesse fonctionnariste qui avait remplacé l’ancienne aristocratie patricienne et qui fournissait ces gouverneurs provinciaux dont les exactions et les méfaits allaient se multipliant chaque jour. Les ploutocrates eux, tenaient le réseau des grandes compagnies qui affermaient le recouvrement des impôts et autres services publics et pressuraient les populations avec une dureté et une iniquité grandissantes. Or les tribunaux devant lesquels les victimes de ces procédés portaient plainte se trouvaient composés de sénateurs. Les ploutocrates prétendaient y faire entrer leurs représentants afin de s’assurer l’impunité. Ils avaient fini par y réussir grâce au tribun Caïus Gracchus qui avait remplacé son frère le généreux et brillant Tiberius Gracchus, l’une des plus séduisantes figures de l’histoire romaine, mort victime de son zèle à résoudre la question sociale. Tiberius Gracchus (132 av. J.-C.) avait voulu, en reprenant l’œuvre de Cassius et de Licinius, l’approprier aux besoins du jour. Des haines forcenées s’étaient levées autour de lui et avaient eu raison de son talent et de son courage. Irrité par cet échec immérité et par le triste spectacle d’une société en décomposition, Caïus Gracchus se laissa entraîner à une politique plutôt démagogique. Par son initiative, pour faire opposition au sénat, les tribunaux furent livrés aux ploutocrates. Dès lors il n’y eut plus ni police ni lois ni magistrats capables d’enrayer le désordre et la discorde. La guerre de l’indépendance eut pu être une sorte de cran d’arrêt ; il n’en fut rien.

iii

Longtemps l’armée s’était maintenue à peu près intacte. Deux hommes, Marius et Sylla, la transformèrent, le premier en l’unifiant, en y appelant les prolétaires, ceux qui ne possédaient aucune parcelle du sol et auxquels la constitution romaine avait toujours dénié le droit de porter les armes — le second en la dévoyant, en la tournant contre l’État, en faisant d’elle un instrument d’ingérence et de pression politiques au service de celui qui la commandait. On représente trop souvent Marius et Sylla comme des chefs de parti. Ce sont les circonstances et aussi leurs tempéraments particuliers qui orientèrent l’un vers la démocratie, l’autre vers l’oligarchie mais ils ne se souciaient véritablement que de leur propre fortune et ils n’avaient ni l’un ni l’autre ce respect discipliné des institutions par lequel la puissance de Rome avait pu s’édifier dans des conditions défavorables et se perpétuer si longtemps malgré tant de causes de décrépitude. Personne, en somme, n’avait encore osé porter la main sur ces institutions sacrées. Marius en confisquant littéralement le consulat à son profit, Sylla en s’attribuant une dictature sans frein (83-79) et en l’exerçant le plus brutalement, les ébranlèrent définitivement. On peut dire que le jour où Sylla marcha sur Rome à la tête de ses troupes, la succession de la république se trouva virtuellement ouverte.

Tout cela s’était passé au milieu des plus grands périls que put courir un État. La crise avait débuté par l’affaire d’Afrique. Après avoir annexé le territoire de Carthage, les Romains avaient délimité sur la côte deux royaumes vassaux, celui de Numidie correspondant à peu près à l’actuelle province de Constantine et celui de Maurétanie (Algérie et Maroc). Le roi de Numidie, Micipsa mort en 118 avait laissé comme régent et tuteur de ses deux fils leur frère bâtard Jugurtha, homme ambitieux et rusé qui s’était aussitôt emparé du trône et depuis lors tenait tête à Rome. Il achetait tout le monde, aussi bien, dit G. Ferrero « les commissaires envoyés pour épier ses manœuvres que les sénateurs chargés de le juger et les généraux qui venaient le combattre. » Et cela en dit long sur la vénalité qui régnait déjà dans les rangs romains. On avait donc le spectacle singulier de la plus puissante république incapable de maîtriser à sa porte un petit royaume barbare. Marius, placé à la tête des légions, mit fin par son énergie à un tel scandale. Ce fut l’aurore de sa popularité. Elle atteignit au plus haut lorsque, l’an 102 av. J.-C., il tailla en pièces à Aix sur le sol gaulois les hordes teutoniques qui, descendues en masses compactes le long de la vallée du Rhône dévastaient tout sur leur passage. En cette occurrence, Marius fut vraiment un des sauveurs de la civilisation méditerranéenne mais il en résulta une sorte d’affermissement de l’emprise romaine sur le territoire gaulois et comme un engagement d’en conquérir davantage.

Ensuite il y eût l’Espagne où, depuis Annibal, on guerroyait sans cesse et où Sertorius (82-73) proconsul révolté — sinon contre sa patrie du moins contre ceux qui l’exploitaient — tenta de se constituer un royaume en y créant une armée indépendante, un arsenal, une école militaire Quant à l’orient, le fameux Mithridate devenu souverain du Pont y mena contre Rome une guerre de quarante années (104-63), l’une des plus romanesques de l’histoire. Cet infatigable asiatique qui se posa un moment en défenseur de l’hellénisme sut tendre aux Romains pièges sur pièges, leur suscita obstacles sur obstacles, changeant à tout moment de plan, d’outil et de méthode, les entraînant contre leur gré à des conquêtes et à des confiscations successives et coûteuses. C’est dans ces entreprises lointaines que l’armée romaine acheva de devenir une sorte de rouage autonome aux mains de chefs qui tenaient originairement leurs pouvoirs du sénat mais n’hésitaient guère à les proroger illégalement. « Le pillage militaire, dit Ferrero, était désormais l’industrie la plus lucrative en Italie. » Aussi des civils improvisés généraux tendirent-ils de plus en plus à commander les troupes. Mais ils eurent de moins en moins l’autorité nécessaire pour y maintenir la discipline d’antan. Il fallut, sous peine de rebellions continuelles, en adoucir les formes. Il fallut aussi admettre les soldats au partage des dépouilles et des richesses ennemies : partage fort inégal d’ailleurs. Lorsque Pompée amena à soumission le roi d’Arménie Tigrane, il exigea de lui la distribution de sommes qui équivalaient à environ trente-huit francs pour chaque soldat, huit cents francs pour chaque centurion et huit mille francs pour chaque tribun mais pour lui-même il réclama vingt-huit millions. On conçoit qu’il lui ait plu de s’attarder en cet orient privilégié que, de la mer Noire au Nil, il rançonna copieusement. Au retour, il versa spontanément quelques soixante-dix millions au trésor de la république, se dispensant ainsi de dire combien il en gardait pour lui. Sur une moindre échelle presque tous agissaient de même. Lorsque Cicéron devint gouverneur de la Cilicie, il fut épouvanté de contempler « l’immense désolation d’une province romaine dévastée par les usuriers et les politiciens venus d’Italie ».

Ainsi les rapines militaires et les fourberies diplomatiques s’accumulaient à la périphérie d’un empire au centre duquel n’existait plus que l’anarchie gouvernementale. Non qu’une révolution eût abattu les anciennes formes du pouvoir. Au contraire elles subsistaient avec leur complexité de conception et le réseau des précautions et des scrupules imposés jadis par des ancêtres méfiants. Mais si l’on affectait d’y demeurer fidèles, il se dépensait une cynique habileté à tourner les lois. La corruption électorale surpassant tout ce qu’on vit jamais dans les temps modernes, le chantage à l’état endémique, aucune fidélité aux convictions affichées ni aux engagements pris, des candidats évincés recrutant comme Catilina des mercenaires pour attaquer Rome, des fonctionnaires recourant comme Verrès à des brigandages pour dépouiller leurs administrés, voilà pour les mœurs publiques ; les mœurs privées témoignaient d’un égal amoralisme ; tous les vices, l’usure, le mensonge, des scandales sans fin, le divorce et l’adultère pénétrant dans les milieux jusqu’alors austères, une frénésie de jouissance allant du raffiné au vulgaire Il est instructif de regarder Cicéron circuler au milieu de toute cette corruption et de noter la peine incessante que devait se donner un honnête homme pour vivre au sein d’une pareille société sans y compromettre sa dignité et y risquer sa propre honnêteté.

César fut le premier à comprendre l’impuissance romaine, à en saisir le caractère définitif. Il partit de là pour élaborer le plan d’un monde nouveau. C’est l’infortune de ce grand homme que sa figure, au lieu de se détacher comme celle d’Alexandre, seule, en pleine lumière, au centre de son temps demeure confondue sur un bas relief tragique avec les silhouettes des hommes inquiétants, louches ou médiocres parmi lesquels il a dû accomplir son œuvre. On ne saurait d’ailleurs comparer équitablement César et Alexandre sauf sur un point, capital il est vrai. L’un et l’autre ont forcé et dirigé le destin. Ils sont probablement dans toute l’histoire, les seuls dont on puisse dire qu’ils ont décidé de l’orientation de la civilisation d’une façon profonde et qui pourtant n’était pas fatale en sorte que, sans eux, le développement s’en fut opéré différemment. Par ailleurs, entre eux, tout diffère. En treize années de jeunesse, Alexandre muni, dès le début, de l’instrument nécessaire put achever le vaste tracé de son entreprise. César, lui, n’héritait ni d’un trône ni d’une armée ni même d’une situation sociale solidement établie. Certes, il descendait d’aïeux illustres mais sa famille était de celles auxquelles les nobles reprochaient de récentes mésalliances. C’est ainsi que César se trouvait être le neveu de Marius. De plus dans un temps rien — même le bien — ne pouvait s’accomplir sans d’énormes dépenses, il n’avait à sa disposition que des ressources insuffisantes. Ajoutons qu’il était de tempérament nerveux et inquiet, de santé délicate, et qu’il vivait parmi des dirigeants étrangers à la notion du bien public, au souci du lendemain, au désir de construire quelque édifice altruiste et durable. Étudiant à Rhodes, chargé de mission en Bithynie, chef militaire en Espagne, il fut long à trouver sa voie. Tout cela explique — sans les excuser — bien des faux pas ou des défaillances de son aventureuse et audacieuse carrière.

Quand, comment César prit-il conscience de son propre dessein ? Quelles doses de réflexions et de vouloir d’un côté, d’intuition et de spontanéité de l’autre, l’exécution de ce dessein révèle-t-elle ? On peut disputer sur ce point à loisir car les indices certains font défaut pour en décider. Et c’est pourquoi maints historiens ont dénié à César le mérite de la clairvoyance ne voulant reconnaître en lui que l’auteur inconscient des transformations prochaines. Cette manière de voir n’est guère défendable en raison non seulement de la constance avec laquelle — sous d’apparentes fluctuations — César a poursuivi la réalisation de ses idées mais de l’éclatante justification qu’après sa mort les événements lui apportèrent en obligeant Octave à gouverner contre son gré d’après les données césariennes c’est-à-dire en s’appuyant, d’une part, sur la Gaule et, de l’autre, sur la classe bourgeoise.

Le siècle qui s’écoula entre la dictature de Sylla et la mort d’Octave devenu « Auguste » (83 av. J.-C.-14 ap. J.-C.) fut dominé par les tentatives obstinées de l’aristocratie romaine et des ploutocrates : les premiers pour récupérer le pouvoir et les privilèges qui leur avaient échappé, les seconds pour déplacer le centre de gravité de l’empire vers l’orient. Il est remarquable que toutes ces tentatives aient échoué. Sylla, Pompée, Octave employèrent tout à tour au service des intérêts aristocratiques, l’un, sa brutalité froide, l’autre son prestige militaire, le troisième son emprise sur l’opinion. À un moment une réaction si marquée se dessina en faveur des vieilles traditions et de tout le passé romain que le rétablissement du gouvernement oligarchique apparut aisé et prochain. Mais les nobles se montrèrent incapables de bénéficier de la chance qui s’offrait. Le retour à la vertu fut aussi bref que solennel ; le retour à l’énergie ne se manifesta même pas. César avait bien jugé. L’oligarchie était incapable de se rénover ; elle ne servirait désormais qu’à perpétuer le désordre. Mais, par ailleurs existait-il une bourgeoisie propre à fournir les cadres de l’administration unitaire qu’il souhaitait d’instaurer ? Quand César mourut, cette classe était encore naissante ; il avait su deviner son avenir. Elle se composait principalement des petits propriétaires installés dans les villes secondaires d’où ils surveillaient ou dirigeaient l’exploitation de leurs terres voisines, y développant à l’aide de leurs esclaves, peu nombreux mais mieux traités que jadis, une culture intensive à laquelle n’avaient pu se livrer ni les modestes citoyens-laboureurs d’autrefois ni les possesseurs de ces immenses domaines dont les pâturages avaient un moment couvert l’Italie. Cette richesse, modérée mais bien répartie, ne tarderait pas à provoquer, principalement dans les régions de Milan, de Modène, de Rimini, d’Ancone la création d’industries rudimentaires, filages, tissages, fabriques de poteries, etc La bourgeoisie nouvelle accusait des tendances égalitaires ; les distinctions de classes tendaient à s’y effacer. Elle allait former l’ordre dit des Décurions et alimenter les administrations municipales. Les jeunes gens y manifestaient des aspirations intellectuelles assez vives, se tournant volontiers vers le savoir hellénique.

Tels étaient ceux auxquels César, aristocrate de goûts et d’instincts mais démocrate de conviction, faisait confiance. C’est parmi ceux-là qu’après avoir abattu Pompée à Pharsale (49 av. J.-C.) et se trouvant dictateur presque malgré lui, il chercha à recruter de préférence des officiers et des magistrats. Ce fut le vrai motif de la conjuration qui se noua contre lui au sénat et dont presque tous les séides étaient des nobles. Cette noblesse qui ne savait plus gouverner savait du moins assassiner à condition d’être en nombre. La scène infamante du 15 mars de l’an 44 fut pourtant sans conséquences profondes. Les conjurés massacrèrent un homme sans défense sous prétexte qu’il aspirait à la royauté, en réalité parce qu’il prétendait en finir avec leur coterie. Mais ils ne tuèrent pas l’idée. Il n’y avait point d’empereur. Bien du temps se passerait avant qu’il y en eut un mais l’empire était fait. Depuis la conquête de la Gaule, il avait sa silhouette géographique ; par l’accession de la nouvelle bourgeoisie aux fonctions publiques il allait posséder sa pépinière administrative.

On s’est demandé parfois si, avant de conquérir la Gaule, César avait connu qu’il trouverait là l’élément pondérateur et régénérateur dont il avait besoin ou bien s’il n’en fit la découverte qu’après l’avoir conquise. Les deux thèses sont soutenables mais qu’importe ? Le fait est qu’entre lui et les Celtes se nouèrent aussitôt des liens puissants. Ces liens furent assez prompts pour qu’à l’assassinat de César, Cicéron ait témoigné d’une vive crainte de voir la Gaule se révolter — et ils furent assez résistants pour faire de ce pays, des siècles durant, la pierre angulaire de l’empire ainsi que nous le verrons en étudiant l’histoire celte.

De telles possibilités toutefois ne s’imposèrent que lentement à l’étrange adolescent qui, adopté par César se trouva prématurément investi de son héritage et commença par s’en montrer si peu digne. Timide, maladif en même temps que cruel et retors, Octave avait devant lui une tâche double : il lui faudrait se réformer lui-même et, en attendant, il devait affirmer son droit d’héritier contre Antoine, lieutenant de César et qui prétendait le continuer après sa mort sans l’avoir compris de son vivant. Or Antoine ne voyait que l’orient : la Perse que César avait désiré conquérir pour en tirer les richesses avec lesquelles il pourrait, en occident, creuser des ports, tracer des routes, fonder des bibliothèques ; l’Égypte surtout, plus opulente que jamais et où régnait une femme dont l’histoire, hypnotisée par sa beauté, a négligé de relever l’intelligence politique. Le roman d’Antoine et de Cléopatre n’enlève rien à l’habileté du plan conçu par celle-ci qui consistait à faire peu à peu d’Alexandrie le centre de l’empire, au lieu de Rome. Antoine y songea longtemps. Comprenant la difficulté d’y réussir, il pensa ensuite à Athènes. Ainsi, bien à l’avance, se dessinait la fissure qui un jour diviserait l’empire en deux portions et conduirait Constantin à Byzance.

Le duel entre Octave et Antoine, duel dans lequel toute la force semblait être du côté de ce dernier se termina par sa défaite. La bataille navale d’Actium livrée à l’entrée de l’Adriatique (30 av. J.-C.) fut suivi de la chute de l’Égypte. Désormais Octave que nous n’appellerons plus que du nom par lequel l’Italie lui témoigna sa gratitude et sa confiance, Auguste — restait seul maître. Son dessein fut d’abord de rendre la république à elle-même et, sinon de se retirer dans la vie privée, du moins de dégager, en la partageant, sa responsabilité. Il avait peur. Comment n’eut-il pas tremblé devant la tâche que lui imposaient les évènements ? D’un bout à l’autre du monde méditerranéen, des masses d’hommes n’ayant plus, au soir d’un siècle affreux, qu’une passion, un désir : la tranquillité — s’en remettaient à lui du soin de leur repos et de leur bonheur. Or, écrit Ferrero, Auguste « ne croyait pas à sa propre légende ». C’est pourquoi il s’essaya à restaurer les antiques institutions. Ce fut en vain. Toutes les charges républicaines qui subsistaient de nom et de formes vinrent converger en sa personne. Ce cumul lui fut imposé sans qu’il pût y échapper. Quand il envoyait au sénat les ambassadeurs parthes venus pour traiter, le sénat les lui renvoyait s’en remettant à lui de l’entente à signer. Il partagea le pouvoir avec Agrippa ; Agrippa mourut et Auguste se retrouva seul. Du reste même avec un collègue, il demeurait le Premier, princeps, terme qu’il faut se garder de traduire par : prince et qui équivaut plutôt à celui de président de la république romaine, un président à pouvoirs toujours croissants et toujours renouvelés, bénéficiant d’une réputation très supérieure à ses talents et condamné à gouverner au rebours de ses principes et de ses préférences. Jamais mieux que par les fêtes fameuses de l’an 17 av. J-C. pour lesquelles Horace composa son Carmen seculare et dont une inscription récemment découverte nous a précisé le caractère, ne s’affirma le désir d’Auguste d’organiser un « retour en arrière ». Il mettait son espoir en une Rome vertueuse dont une forte aristocratie fît le centre de la direction de l’empire. Il laissa une Rome corrompue dont la corruption se reflétait au sein de sa propre famille — une Rome de plus en plus dépendante de ses provinces et dont la bourgeoisie provinciale assurait seule la force.

Cette force était économique : phénomène nouveau. Rome devenait la raison sociale d’une vaste entreprise d’enrichissement par libre-échange qui associait l’Égypte et la Gaule, la Syrie et les régions danubiennes, l’Espagne et l’Asie-mineure. Cet enrichissement s’opérait par les classes moyennes qui avaient survécu dans tous ces pays à la destruction des oligarchies dirigeantes. Rome servait ainsi d’organe de liaison aux intérêts matériels de ces classes tandis que sa propre oligarchie dégénérée en était la servante inconsciente. À cela correspondait un grandissement des autres villes, toutes riches, embellies, luxueuses. Qu’importait alors qu’il y eût au centre un pouvoir tenant à la fois « de la monarchie avortée et de la république abâtardie ». De loin cela ne se voyait pas. À mesure qu’on s’éloignait de la capitale, c’étaient l’étendue et l’unité de l’empire qui apparaissaient. L’étendue était si grande que Rome n’était même plus capable d’opprimer et de spolier. Quant à l’unité, étant matérielle, elle ne nécessitait point la fusion des mœurs ou des idées. L’orient et l’occident ne se trouvaient obligés de se mettre d’accord sur rien, pas même sur leur façon d’envisager le pouvoir d’Auguste. L’orient le voyait sous les traits d’un monarque divinisé ; l’occident honorait en lui, selon l’expression employée à Narbonne, le « gouverneur du monde ». Aussi bien son nom et celui de Rome se trouvaient-ils généralement confondus dans un hommage unique et imprécis. À Lyon, en Espagne comme à Pergame ou à Ancyre dans la lointaine Galatie, c’est en l’honneur d’un certain « état de choses » que s’élevaient des temples et des autels. Et cet état de choses était d’autant plus apprécié qu’il succédait à des siècles de guerres, de dévastations, de ruines et d’insécurité. Ainsi au milieu de tant de causes de faiblesse, malgré les institutions incertaines, malgré l’immoralité de la cité dominante, l’empire trouva en lui-même le secret de sa durée.

L’insignifiance du pouvoir central, son peu de portée s’affirment dans le fait que la série d’incapables ou de demi-aliénés qui de l’an 37 ap. J.-C., date de la mort de Tibère, à l’an 68 date de l’avènement de Vespasien, se succédèrent à la tête de l’empire aient pu occuper un pareil poste sans grandement nuire à la prospérité générale. Sur la fin de sa vie Auguste désigna Tibère pour son successeur. Il ne le fit que contraint et forcé. C’était incontestablement le plus digne mais il était impopulaire et le demeura toujours. Tibère (14-37) apparaît dans l’histoire comme une sorte de Marius aristocratique, rude et sévère, étroit d’idées mais droit, ayant probablement beaucoup plus souffert qu’on ne pense des persécutions qu’il avait subies. Devenu pour finir méfiant, sombre et cruel, malade sans doute, il se sentait desservi par les siens, par son confident, le misérable Séjan, préfet du Prétoire, surtout par le caractère hybride de l’autorité qu’il exerçait. Qu’était-elle ? On ne parvenait pas à lui assigner de règles. En fait ce furent des intrigues de famille appuyées par des intrigues de palais qui en décidèrent. Tibère avait désigné son neveu Caligula. Assassiné au bout de quatre ans, Caligula fut remplacé par son oncle Claude l’un des rares survivants de la parenté d’Auguste décimée par le sort. Claude régna treize ans (41-54). Il adopta son beau fils Néron qui en régna quatorze (54-68). La Rome de ce temps attire les regards de l’historien par les retentissants scandales qui s’y déroulèrent mais c’est ailleurs qu’il faut regarder. Les faits capitaux sont la montée des interventions militaires et celle des influences provinciales. C’étaient les soldats de la garde prétorienne qui avaient choisi Claude et consacré Néron, sans aucun souci du sénat. D’autre part Caligula témoigna aux provinciaux une évidente faveur. Claude créa une chancellerie impériale, véritable ministère, tout l’embryon de la bureaucratie prochaine et il y appela des affranchis des provinces, principalement d’orient. Enfin à la mort de Néron dont le règne inspiré par Sénèque avait bien commencé puis si vite dégénéré en orgie bestiale, les armées provinciales entrèrent en scène.

Il y en avait trois principales : l’armée du Rhin, l’armée d’orient et l’armée du Danube ou d’Illyrie. Les deux premières composées chacune de huit légions s’ignoraient, non seulement parce que leurs cantonnements étaient distants mais parce qu’elles étaient différemment recrutées — la première presque entièrement composée de Celtes et de Germains des confins formant en général des légions distinctes — la seconde, renfermant une forte majorité d’asiatiques, Syriens, Égyptiens, Cappadociens, etc Quant à l’armée d’Illyrie, elle était divisée en deux groupes l’un en contact avec les troupes d’orient, l’autre avec celles d’occident. Elle pouvait ainsi servir d’appoint soit à droite soit à gauche. Il y avait encore, plus isolées, l’armée d’Espagne et celle d’Afrique. Dans tous ces corps l’attachement à l’unité romaine était grand mais l’esprit de corps ne l’était pas moins et à mesure que parvenaient de Rome des nouvelles propres à en ébranler le prestige certains nationalismes commençaient à marquer leur inquiétant éveil.

Galba proconsul en Espagne fut acclamé à Rome par les prétoriens qui bientôt lui substituèrent Othon tandis que les légions de Germanie élevaient Vitellius. Une année suffit à ces trois empereurs de hasard pour s’entretuer (68-69). L’armée d’orient lasse d’obéir aux autres choisit alors Vespasien. Il était occupé avec son fils Titus à réduire la Palestine. Il fut proclamé à Alexandrie le 1er juillet de l’an 69. Cette fois l’empire romain avait un chef.

iv

Vespasien qui n’était plus jeune et qui était d’extraction modeste n’avait accepté le pouvoir suprême qu’avec hésitation. Originaire du pays sabin, son grand-père simple sous-officier de l’armée de Pompée était devenu par la suite receveur des contributions. Son père avait été s’établir chez les Helvètes et y fonder une banque. C’est là, à Aventicum (Avenches) sur les bords du lac de Neuchâtel que Vespasien avait été élevé. Fonctionnaire civil puis militaire, il s’était distingué en Germanie et en Bretagne[5]. Chargé du proconsulat d’Afrique, il y avait laissé une part de sa fortune, témoignage d’une rare intégrité. La disgrâce avait failli tomber sur lui, cruelle et complète parce qu’au théâtre, il s’était endormi pendant que Néron chantait. Pourtant, en raison de ses capacités et de la confiance qu’il inspirait, il s’était vu confier la mission d’en finir avec les Juifs.

Laborieux, plein de bon sens, énergique et modéré tout à la fois, il faut reconnaître à ce bourgeois provincial sa qualité de véritable fondateur de l’empire. Le règne de Vespasien (69-79) fut décisif. Il détermina et inaugura l’ère heureuse et féconde qui devait se prolonger jusqu’à la mort de Marc Aurèle. Le premier souci de Vespasien fut d’épurer le sénat et le second d’assurer la transmission régulière du pouvoir. Il rétablit pour se l’attribuer temporairement la charge de la censure : intéressant scrupule qui montre le souci persistant de se couvrir de la vieille légalité romaine. En tant que censeur, il élimina du sénat tous les indignes, les tarés qui s’y étaient introduits puis il appela à Rome et inscrivit dans l’ordre sénatorial mille familles gauloises, espagnoles ou africaines choisies parmi les plus recommandables par leur situation, leurs vertus et leur culture afin de préparer de la sorte une pépinière de dirigeants intègres et respectables. Quant à l’ordre de succession, il le fixa d’office dans sa famille. Il avait deux fils, Titus et Domitien. Par malheur Titus, bon et gracieux (encore que la façon dont il laissa son armée se comporter après la prise de Jérusalem, entache son nom) ne règna que deux ans (79-81). Domitien qui vint ensuite (81-86) eut la tête tournée par les grandeurs. À la différence de son père demeuré simple et économe et qui, volontiers, plaisantait sur le caractère divin dont l’affublaient les courtisans, Domitien se montra assoiffé d’hommages. L’empire l’apprécia parce qu’il savait remplir avec habileté et exactitude ses devoirs de gouvernant mais Rome l’exécra. Plein de morgue, débauché, entouré d’un luxe excessif, il fit surtout peser sur elle le poids d’une cruauté folle, ordonnant de mettre à mort sur le moindre soupçon ceux qu’il croyait en train de comploter contre lui. Son assassinat fit l’effet d’une délivrance. Il ne laissait point d’héritiers. Le sénat choisit l’un de ses membres, le vieux sénateur Nerva qui ne fut qu’un président sans prestige et sans autorité. Le seul acte pour lequel on lui doive marquer quelque gratitude fut la désignation de Trajan comme son successeur. Et parce que cette sorte d’« adoption politique » en dehors de tous liens de famille aboutit à un remarquable résultat, la pratique s’en imposa cent années durant. Trajan (98-117) choisit Adrien (117-138) qui désigna à son tour Antonin (138-161) lequel adopta Marc Aurèle (161-188).

Ce fut le triomphe du cosmopolitisme. Trajan était né en Espagne, Antonin venait de Nîmes. Adrien passa la plus grande partie de son règne à voyager. Quant à Marc Aurèle, il incarnait cette philosophie stoïcienne qui « confondant tous les hommes et tous les peuples dans un principe d’égalité morale » travaillait comme le christianisme naissant dans un sens anti-romain. Ainsi se poursuivait le découronnement de Rome. Trajan essaya encore de lutter. Il s’indignait, raconte Pline, que l’on considérât Rome « non comme une patrie mais comme une hôtellerie ». Il n’y put rien. Il semblait impossible de la remettre debout moralement. Malgré le sang nouveau infusé par Vespasien, le sénat restait incapable et apathique. Rome ne s’intéressait qu’aux jeux sanglants du cirque et en voulait à Marc Aurèle d’en être l’adversaire. Son indigne fils Commode (180-193) qu’il eût la faiblesse d’imposer en place du candidat qu’on lui suggérait, donna sur ce point toute satisfaction à la populace mais ce fut au prix de la plus criminelle tyrannie. On vit alors que ceux qu’on appelle du nom de l’un d’eux, « les Antonins », à savoir les quatre empereurs Trajan, Adrien, Antonin et Marc Aurèle, n’avaient point su malgré tous leurs mérites, leur sagesse, leurs bonnes intentions utiliser la force qui leur venait de la confiance des provinces pour donner à l’empire une constitution robuste et saine. Ils avaient eu tout un siècle pour le tenter ; il leur eût suffi, parmi les rouages existants, de développer les assemblées provinciales ; bien des cités de l’empire avaient les leurs mais trop restreintes comme compétence et juridiction. Qu’on augmentât leurs attributions et c’était la santé générale, le coup de bistouri sauveur donné à l’abcès romain. Maintenant il allait être trop tard. Une modification redoutable venait de s’opérer. Trajan, de caractère assez belliqueux, avait été le dernier à opérer une conquête. Il s’était attaqué aux Daces qui menaçaient la frontière du Danube ; il les en avait chassé et occupant leur pays (Roumanie et Transylvanie actuelles) y avait transporté des colons latins, ancêtres directs des Roumains. Mis en goût, il avait voulu reculer aussi la frontière en orient mais y avait échoué. Sous Adrien et Antonin une sorte d’équilibre s’était maintenu puis le sablier s’était retourné. Marc Aurèle avait vu l’empire assailli au nord et à l’est par des hordes barbares qui pénétrèrent un moment jusqu’à Aquilée au fond du golfe de Trieste. Ces barbares n’en voulaient pas à l’empire ; ils l’admiraient ; ils prétendaient le servir mais Rome opposait à toute entente avec eux son formidable orgueil. Quelle que fut la profondeur de sa déchéance, elle se croyait supérieure au genre humain et en quelque sorte au-dessus des lois divines et humaines.

Après l’assassinat de Commode, deux empereurs furent élus à Rome et successivement assassinés au bout de quelques mois. Aux frontières les armées révoltées s’étaient donné des souverains de leur choix, l’un en Bretagne, l’autre en Syrie, le troisième en Illyrie. Celui-là, Septime Sévère, n’eut pas de peine à mater ses concurrents. C’était un africain, actif et dur, cultivé mais ne concevant point l’empire comme la « chose » de Rome. Les Romains raillèrent son « accent punique » comme ils avaient raillé les façons bourgeoises de Vespasien. Il leur donna un peu raison en élevant des statues à Annibal son concitoyen qu’il considérait comme entré rétrospectivement dans le Panthéon de l’empire. Il licencia la garde prétorienne composée de Romains et d’Italiens et la reconstitua avec des soldats d’élite choisis indistinctement dans toutes les provinces et même chez les barbares. Sa femme Julia Domna était syrienne, fille d’un de ces prêtres du soleil qui représentaient une aristocratie très ancienne et affinée mais volontiers corrompue ; femme supérieure au reste par l’intelligence et le caractère mais qui contribua à préparer l’« orientalisation » de l’empire. Septime Sévère, premier des empereurs absolus mourut après dix-huit ans de règne (193-211) à York en Angleterre au cours d’une expédition pour la défense des frontières. Il laissait le trône à son fils Caracalla.

Le mauvais sort qui avait donné pour héritier à Vespasien un Domitien et à Marc Aurèle un Commode s’acharnait sur l’empire. Caracalla (211-217) fut un monstre lui aussi et périt assassiné. Suivirent près de trois quarts de siècle d’une anarchie sans cesse renaissante durant laquelle on vit passer au pouvoir des fantoches et des aventuriers, un barbare sans culture sorte de géant jovial et terrible sachant à peine le latin, un enfant de treize ans, un prêtre syrien, des généraux victorieux Un moment le sénat élut deux empereurs à la fois par ressouvenir du double consulat d’autrefois. Lorsque Rome célébra le millième anniversaire de sa fondation (250), ce fut par une ironie du destin à un officier de sang arabe, Philippe, momentanément impérialisé qu’échut l’honneur de présider la cérémonie. Triste millénaire. Aux frontières, en Macédoine, en Asie mineure, en Syrie, sur le Rhin on vivait dans une insécurité incessante en face des Germains, des Slaves, des Perses. De nombreuses mines étaient abandonnées et de grandes étendues de terres, en friche. L’industrie périclitait ; les transports devenaient de plus en plus difficiles ; les petites et moyennes fortunes s’effritaient, les capitaux tendant à se concentrer entre des mains le plus souvent égoïstes ou malhonnêtes. Le poids et l’alliage des monnaies étaient altérés ; les pièces d’argent finirent par ne plus contenir que quatre à cinq pour cent de métal précieux.

Tout était-il perdu ? Non car le dogme de l’unité romaine conservait son prestige et de fermes espoirs s’entretenaient encore autour de lui. On le vit bien lorsque la Gaule, pour échapper à l’anarchie, se donna un empereur de son choix, Posthumus, sans marquer le moindre dessein de transformer cette autonomie imposée par les circonstances en indépendance définitive. Presqu’au même instant, à l’autre bout de l’empire un arabe, Odénath, et après lui sa veuve Zénobie (267-272) tentèrent au contraire de se constituer autour de Palmyre — cité prestigieuse où le commerce avait accumulé des richesses inouïes — un royaume dont feraient partie la Mésopotamie et la Syrie. Ils n’y réussirent point.

Aurélien (270-275) par son énergie et ses talents rétablit à droite et à gauche le pouvoir impérial en même temps qu’il chassait d’Italie les barbares qui y avaient pénétré ; mais il sentait — et Probus (276-282) et Dioclétien (284-305) qui allaient venir après lui l’éprouveraient de même — la nécessité de diviser politiquement l’empire et au contraire de l’unifier intellectuellement : besogne presque contradictoire et d’une ampleur effrayante mais qui seule le rendrait gouvernable. Aurélien et Probus eurent à peine le temps d’y travailler ; Dioclétien s’y attela. On sait à quelle conception étrangement complexe s’arrêta ce fils d’un greffier de Dalmatie parvenu par chance et aussi par mérite au rang suprême. Il établit ce qu’on a appelé la tétrarchie. Deux « Augustes » dont l’un avait toutefois la préséance sur l’autre résidèrent à Nicomédie et à Milan. Deux « Césars » leur furent adjoints avec résidence à Trèves et à Sirmium (près Belgrade). Une manière d’adoption désignait les Césars pour devenir Augustes à leur tour.

Dioclétien ne s’en tint pas là. Il porta le chiffre des commandements provinciaux de cinquante-sept à quatre-vingt-seize, séparant d’ailleurs dans chaque province le gouvernement civil du gouvernement militaire, contrairement aux traditions antiques. De plus il institua douze diocèses ou groupements de plusieurs provinces avec un « vicaire » à la tête de chaque diocèse. Ces réformes furent complétées par une augmentation des effectifs militaires portés de trois cent cinquante mille à cinq cent mille hommes, par une révision du cadastre et par une unification du système fiscal. L’empire devenait ainsi une vaste bureaucratie cosmopolite où Rome ne compterait plus qu’honorairement et dans laquelle entraient une foule de demi-barbares. En haut tous ces rouages aboutissaient au despotisme de quatre souverains déifiés.

Sur quelle doctrine allait s’appuyer cette organisation ? À quelle mentalité faire appel pour la soutenir ? Aurélien avait, à cet égard, donné un coup de barre décisif. Il y avait longtemps que les cultes asiatiques faisaient des adeptes en occident et principalement le mithraïsme, issu de l’antique religion persane mais transformée et dégénérée, de tendances absolutistes et monarchiques, identifiant en quelque manière le soleil, roi de la création, avec la majesté sacrée du souverain régnant. Aurélien entreprit de latiniser le culte du soleil en le rendant officiel. Une pareille entreprise devait naturellement dresser contre elle toutes les forces chrétiennes en ébullition. Pendant la crise du iiime siècle le christianisme s’était étendu de tous côtés. Ferrero en distingue bien le double motif. « Tandis, écrit-il, que les âmes d’élite parvenaient au christianisme à travers les épreuves de leur propre douleur par la vision de la douleur d’autrui ou le dégoût du monde bouleversé les foules étaient attirées par la généreuse assistance dont l’Église était si large envers les malheureux ; aumônes, charges ecclésiastiques et revenus qui y étaient attachés, enfin gestion des terres récemment acquises qui employaient un nombre toujours plus considérable d’agents, esclaves, travailleurs, colons, administrateurs »

Dioclétien ne tenait pas de façon spéciale à ce qu’on adorât le soleil mais il tenait à ce qu’on adorât sa propre majesté moins sans doute par basse vanité personnelle que parce qu’il apercevait dans la divinisation de l’empereur le meilleur moyen de rendre de la force et du prestige à l’empire. À quoi les chrétiens ne pouvaient souscrire. Ainsi s’expliquent les persécutions qui se déchaînèrent huit années durant. Il y en avait eu à plusieurs reprises depuis Néron mais passagères et plutôt locales. Cette fois elles furent générales. Ainsi qu’il eût été aisé de le prévoir, la religion nouvelle puisa dans cette épreuve vaillamment supportée un regain d’énergie et, dès lors, l’œuvre de Constantin se trouva tracée d’avance avant même que l’ouvrier destiné à l’accomplir n’eût paru.

La tétrarchie n’était pas viable. Elle ne survécut pas à son inventeur. Moins de vingt années s’écoulèrent avant que Constantin n’eut refait à son profit l’unité impériale (324). Il n’avait pas attendu d’y parvenir pour se tourner vers les chrétiens et leur assurer par le célèbre édit de Milan (313) une tolérance qui se changea bientôt en protection avérée. En 325 l’empereur présida lui-même le concile de Nicée auquel participaient plus de trois cents évêques et prêtres. L’année suivante il se rendit à Rome. L’illustre cité était quasi déshabituée des visites impériales. On croit que Dioclétien n’y était pas venu avant le jour où, sur la fin de son long règne, il lui prit fantaisie de monter triomphalement au capitole. Constantin ne songeait à rien de pareil. Il fut d’ailleurs reçu avec la plus grande froideur par le sénat et le peuple et il leur rendit dédain pour dédain. Entre la vieille capitale païenne et le premier prince protecteur du christianisme, la rupture s’affirma complète. Les conséquences en furent immédiates et radicales. Dès 327 commencèrent les travaux d’agrandissement de Byzance ; ils furent menés avec une hâte inouïe et le 11 mai 330, la nouvelle capitale, immense, monumentale fut solennellement consacrée sous le nom de Constantinople.

C’est à cette date que prend fin l’histoire romaine. Les cent cinquante années durant lesquelles les historiens la prolongent ne sont qu’une fiction. En fait, il n’existe plus dès lors que trois forces alternativement en accord ou en lutte : l’empire byzantin, l’église chrétienne, les royaumes barbares. Rome n’est plus la métropole impériale ; elle n’est pas encore la métropole ecclésiastique ; elle décline, dépouillée et mécontente : elle ne compte plus dans les annales de l’activité mondiale.

Avant de cesser — momentanément — de prononcer son grand nom, il convient d’indiquer en quelques mots ce que ce nom évoque au point de vue des manifestations de la pensée. Les lettres et les arts furent, à Rome, tributaires du dehors. Il est aisé de prétendre que le « génie latin » laissé à lui-même se fût épanoui à son heure mais comme cinq siècles après la fondation de Rome, ce génie ne s’était encore manifesté, en matière d’intellectualisme, par aucun instinct original ni même par une aspiration profonde et durable vers la beauté, une telle affirmation ne peut s’appuyer que sur des arguments sans portée. Au contraire on aperçoit que, sitôt le contact établi entre la culture grecque et la mentalité romaine, celle-ci s’en est trouvée comme fécondée et transformée. Il faut donc bien se résigner à admettre que dans ce domaine, Rome à tout reçu de la Grèce : les procédés de rhétorique aussi bien que les principes de philosophie, l’art d’écrire l’histoire comme celui de composer un discours, le drame et l’épopée comme la satire et la comédie : tout, depuis le péristyle du temple jusqu’à l’atrium de la maison particulière ; tout, depuis les données astronomiques jusqu’à la « médecine scientifique[6] ».

Mais en vain chercherait-on dans la production ainsi provoquée rien qui sente l’imitation. Rome a su préserver sinon l’originalité des formes puisqu’elle ne les a pas créées, du moins celle de l’esprit qui s’y est coulé. On peut bien comparer Salluste, César, Tite Live, Tacite à Hérodote, à Thucydide, à Xénophon, à Polybe mais leur manière de comprendre et d’écrire l’histoire ne rappelle guère la manière des historiens grecs. Encore moins Virgile se rattache-t-il à Homère. Les pièces de Plaute et celles d’Aristophane, les discours de Cicéron et ceux de Démosthène, les odes d’Horace et celles de Pindare, les poésies légères d’Ovide et celles d’Anacréon accusent de même des mentalités d’essence ethnique différente. Malgré que, dans son poème étonnant, De natura rerum Lucrèce n’ait, en somme, qu’assemblé en une fresque grandiose toutes les connaissances, les hypothèses et les déductions de la science grecque, l’œuvre demeure latine et il en est de même, à l’autre bout du cycle des Pensées de Marc Aurèle encore que l’empereur philosophe les ait écrites en langue grecque.

Ce cycle est plus bref et il est aussi moins riche que le cycle grec. Il ne renferme ni des philosophes comme Socrate, Platon et Aristote, ni des auteurs dramatiques comme Eschyle, Sophocle et Euripide. On n’y trouve pas de mathématicien valant Euclide, d’inventeur comparable à Archimède, de géographe égalant Strabon. Quant aux grands astronomes grecs, Rome, quand elle en a eu besoin, a utilisé leurs calculs mais sans chercher à les suivre dans le domaine de la haute spéculation. En philosophie elle s’est bornée à recueillir dans l’héritage de Pythagore quelques legs imprécis, à accepter en les exagérant certaines des conclusions d’Épicure ; elle ne s’est éprise vraiment que du stoïcisme de Zénon dont elle fit quelque chose de délimité, de rude et de solide rappelant les constructions de ses assises primitives. Tous les noms dont s’énorgueillissent les lettrés latines s’inscrivent entre Plaute, sorte de précurseur, mort en 184 av. J.-C. et Marc Aurèle mort en 188 ap. J.-C. La production grecque, elle, va du viiime siècle av. J.-C. au iime ap. J.-C. c’est-à-dire d’Homère et d’Hésiode à Plutarque, Épictète et Lucain. C’est, oserait-on dire, que Rome pouvait vivre, grandir, conquérir sans les travaux de l’Esprit mais non l’hellénisme. Ici, le corps s’adjoignit le cerveau et là, le cerveau fabriqua le corps.

Ce n’est pas seulement par l’éclosion des idées que se manifesta l’action grecque à Rome, c’est aussi par le perfectionnement du langage. Très instructive est, par exemple, la confrontation des différentes inscriptions retrouvées sur les sarcophages du tombeau des Scipions. Il n’y a des unes aux autres que des intervalles ne dépassent pas une génération. L’étonnante rapidité de l’épuration subie par le latin s’y révèle avec netteté. D’un langage « pauvre, rebelle et fruste » comme l’a qualifié la critique moderne et dont Horace lui-même avouait que les premiers ouvriers n’avaient su tirer que des textes « raboteux et diffus », sortit une langue aux contours puissants et précis, susceptible d’une incomparable majesté, pouvant surtout atteindre aux plus extrêmes limites de la concision[7]. C’est cette dernière qualité qui en a fait, à travers les âges, un instrument de formation pédagogique dont la valeur n’est égalée par aucun autre.

En ce qui concerne l’art, les Romains, ainsi que nous l’avons dit, mirent des procédés de construction empruntés aux Étrusques à la disposition d’architectes et de décorateurs venus de Grèce. Les monuments de Rome prirent peu à peu le triple caractère qui les distingua ; ils s’entassèrent sur des espaces restreints ; ils furent revêtus de marbre plaqué et de riches ornements ; enfin ils s’inspirèrent presque toujours d’une idée de « triomphe », d’exaltation patriotique et dominatrice. Les colonnes cannelées, les chapiteaux corinthiens, la solennité des arcs, l’abondance des statues, le flamboiement des dorures emplirent les étroits « forums » et couvrirent les flancs du Capitole et du Palatin, collines sacrées. De Rome cette architecture pressée et parée s’étendit sur les cités méditerranéennes. Elle y trouva la place qui manquait dans la capitale. La notion du « recul », de l’espace vide ménagé pour faire valoir l’édifice en transforma les perspectives. Rome restait la plus prestigieuse mais ne fut sans doute pas la plus belle des villes romaines. En arrivant de Carthage somptueusement rebâtie par les conquérants, St  Augustin laisse voir dans ses écrits combien il se sentit déçu par l’aspect de la métropole. Il lui manquait, il lui manqua toujours l’eurythmie. On eût dit qu’à travers sa façon de porter la fortune perçait encore quelque chose de ses rudes et frustes origines.

LES ROYAUMES BARBARES
D’OCCIDENT

Tandis que, — le siège véritable de l’empire transporté à Constantinople, — le pouvoir achevait à Rome de s’effriter aux mains de titulaires obscurs, cinq royautés barbares s’édifiaient en Italie, en Gaule, en Espagne et en Afrique ; celle des Ostrogoths, des Burgundes, des Francs, des Wisigoths et des Vandales. Ces établissements furent la conséquence d’un mouvement dont il faut chercher l’origine en Asie. Vers la fin du ive siècle les Huns, ces Mongols dévastateurs dont nous avons déjà relaté les exploits sinistres dévalèrent de l’Oural sur l’Europe. Les rives de la mer Noire étaient alors occupés par les Goths peuple germanique venu du nord qui s’était superposé aux Slaves en les soumettant à sa loi. On les divisait en Ostro et en Wisi-Goths selon qu’ils se trouvaient établis à l’est ou à l’ouest du Dniester. Ils étaient plus ou moins sédentarisés et possédaient un embryon d’organisation gouvernementale. De là à parler d’un « empire goth » et à faire de leur chef Hermanaric (vers 360) un grand souverain, il y a loin. Sous la pression des Huns que précédait une réputation de férocité trop justifiée, le monde barbare tassé sur les frontières romaines commença de s’ébranler. Une poussée d’abord lente s’opéra. Les Huns, arrêtés sur la rive gauche du Danube, menaçaient Byzance. Ils avaient coupé en deux la masse des Goths. Les Ostrogoths immobilisés avaient dû se soumettre à eux ; les Wisigoths au contraire commençaient à se diriger vers l’ouest. Après avoir ravagé la Trace et l’Illyrie, les Huns regardèrent à leur tour du côté de l’occident. Leur nouveau chef, le fameux Attila, assoiffé d’ambitions sanguinaires, les conduisait. C’est alors que la panique s’empara des populations de la Germanie. Une immense cohue où il paraît y avoir eu pêle mêle des Slaves et des Germains se jeta sur la Gaule (406). L’histoire ne saurait guère détailler ce chaos ethnique ; à peine peut-elle relever les itinéraires suivis sans toujours les expliquer. L’influence d’un chef, le hasard des circonstances quotidiennes en décidaient : ici l’esprit d’aventure plus développé, là une naissante aspiration à la civilisation sédentaire. Le mouvement participait à la fois du raid exécuté par des bandes d’hommes armés et de la migration entraînant toute une tribu, avec les femmes et les bagages, vers de nouvelles demeures. C’est ainsi qu’on vit les guerriers vandales dessiner le colossal arc de cercle qui, à travers la Gaule et l’Espagne, les conduisit en Afrique — et, au contraire, les Burgundes s’arrêter au plus proche et s’appliquer aussitôt à fonder un État. Dès 411 ils y avaient réussi. Ce fut le « premier royaume de Bourgogne ». Il effleurait l’Alsace, englobait une partie de la Suisse et presque tout le bassin du Rhône jusqu’à la Durance. À l’ouest il atteignit la Loire. Nous le retrouverons plus tard. Pas plus que les Francs, les Burgundes ne relèvent de l’histoire méditerranéenne. Il en va autrement des Vandales en Afrique, des Wisigoths en Espagne et enfin des Ostrogoths en Italie.

Alaric, le premier des « souverains » wisigoths n’était guère plus qu’un chef de bandes mais il s’était montré le plus rapide de tous les envahisseurs et le plus habile. Avant même que les autres n’eussent franchi le Rhin, il rançonnait déjà l’Italie. Le faible Honorius qui régnait de nom à Rome consentit au mariage de sa sœur Placidie avec Ataulf beau-frère d’Alaric et il concéda à ce dernier le droit de gouverner au nom de l’empire l’Espagne et le sud de la Gaule. Alaric, avant d’aller prendre possession de ses nouveaux domaines, s’était attardé en Italie à piller ; il y trouvait plaisir et profit et s’apprêtait à passer en Sicile pour y poursuivre ses ravages quand la mort le surprit. Ses successeurs eurent quelque peine à réaliser l’héritage. L’Espagne était maintenant aux mains des Vandales qui, si bref qu’y ait été leur séjour, devaient pourtant y donner leur nom à une province (Vandalousie, d’où Andalousie). Avec eux étaient venus des Suèves et des Alains qui s’étaient installés dans l’angle nord-ouest de la péninsule ibérique (aujourd’hui Asturies et Galice). En 439 les Vandales abandonnant l’Espagne passèrent en Afrique mais les Suèves demeurèrent étendant leur pouvoir jusqu’en Lusitanie (Portugal). Le sud de la Gaule était plus accessible et les rois wisigoths, maîtres de Toulouse, d’Arles et de Marseille, y firent leur apprentissage de souverains civilisés. Ils paraissent y avoir eu quelques dispositions. Ce furent, de beaucoup, les plus cultivés de tous les barbares. Un moment ils touchèrent à la Loire et, sans doute, tenaient-ils davantage à ces beaux domaines qu’à l’Espagne où leur domination demeurait précaire. Les choses durèrent ainsi à travers tout le vme siècle mais en 507 Clovis, roi des Francs, refaisant à son profit l’unité de la Gaule en chassa les Wisigoths après avoir préalablement annihilé la puissance burgunde. La monarchie des Wisigoths choisit alors Tolède pour capitale et un nouveau cycle commença pour elle. Cycle intéressant à suivre, car on y voit déjà s’esquisser les traits principaux de l’histoire d’Espagne et s’affirmer sa double caractéristique régionaliste et religieuse. Dès alors, se nouent les problèmes qui ont rendu — et, de nos jours, continuent de rendre — ardue et délicate la tâche de tous les gouvernements espagnols.

Le régionalisme semble avoir, en Espagne, été préparé par la nature. Au centre sont de hauts plateaux que bordent ou séparent des montagnes abruptes et sèches ; dans l’angle nord-ouest s’étendent une région des plus accidentées et vers le sud, des plaines d’une délicieuse fertilité ; partout d’âpres contrastes, des oppositions de climat inattendues, telle est la péninsule ibérique ; rappelant fréquemment les terres de l’Atlas, elle apparaît plus africaine qu’européenne et plus atlantique que méditerranéenne. Surtout elle incite à des existences séparées, à des mœurs différentes les peuples cantonnés sur son sol. Aux Ibères, race primitive que nous connaissons mal, s’adjoignirent successivement des éléments phéniciens, romains, germaniques, grecs — et enfin arabes. Les Wisigoths eurent à conduire de longues guerres — de ces guerres de surprises et sans suite comme les pays de montagne les suggèrent. Débarrassés des Vandales, ils furent en butte aux attaques de peuplades ibères demeurées irréductibles (et dont les Basques, par exemple, seraient des descendants) ; ils bataillèrent également contre les guerriers suèves et alains dont nous parlions plus haut. De ces derniers peu nombreux ils eurent plus aisément raison. Mais le roi Léovigilde (569-586) qui commença de les abattre se trouva aux prises d’autre part avec une guerre civile conduite par son propre fils et celle-là avait une origine religieuse.

Les barbares dont nous étudions en ce moment les établissements n’étaient plus des païens. Ils étaient arrivés d’orient déjà convertis au christianisme mais ils l’avaient été à un moment où dominait l’influence du célèbre Arius. Dans la longue série des hérésies que nous verrons se succéder quand nous étudierons l’histoire byzantine, celle d’Arius dépasse de beaucoup toutes les autres en importance. Dirigée contre le mystère de la Trinité, elle simplifiait considérablement le dogme chrétien et le rendait par là plus accessible à la mentalité des incultes. Arius embarrassait les docteurs par son fameux argument : si le Père a engendré le Fils, c’est donc que le Fils n’a pas toujours été ; donc le Fils n’est pas éternel ; donc il n’est pas Dieu. L’arianisme s’adressant au bon sens des masses, devait les séduire. Ainsi s’expliquent sa diffusion très rapide et la lenteur de sa disparition. En vain le concile de Nicée (325) l’avait-il condamné ; parmi les évêques qui avaient consenti à cette condamnation, beaucoup, semble-t-il, inclinaient à l’indulgence ; mais répandu en orient, protégé ou mollement combattu par le clergé grec et le patriarche de Constantinople, l’arianisme devait par là même provoquer l’opposition violente de Rome et du clergé latin. C’est pourquoi lorsque les barbares l’apportèrent avec eux en Italie, en Afrique, en Espagne et en Gaule, ils virent se dresser devant eux l’hostilité résolue des chrétiens occidentaux.

Récarède Ier (586-601) en succédant à Léovigilde ne changea point de sentiments. Il porta sur le trône la passion qui lui avait fait prendre les armes en faveur de la foi latine. Sitôt couronné, il convoqua à Tolède un concile des évêques d’Espagne (589). L’anathème fut lancé contre l’arianisme ; le christianisme espagnol fut dès lors au service de l’Église romaine. Très vite l’intolérance se manifesta. Les conciles se succédèrent à Tolède. Celui de 636 (c’était déjà le sixième) exigea l’expulsion des juifs qui, depuis la destruction de Jérusalem, s’étaient dispersés à travers la Méditerranée et, en Espagne notamment, s’étaient en cinq siècles grandement multipliés. Le clergé espagnol marquait déjà une tendance à annuler la royauté et à se substituer à elle. Celle-ci pourtant avait encore force et prestige. Le roi Sisebut (612-621) en même temps qu’il développait le commerce, prit pied en Afrique par l’occupation de Tanger et de Ceuta et son successeur Swintila expulsa des provinces côtières de l’ouest les garnisons impériales qu’au cours de ses brillantes mais brèves conquêtes, Justinien avait réussi à y installer. Ainsi, sous le sceptre des rois wisigoths qui continuaient de protéger les lettres et les arts, l’unité ibérique semblait refaite lorsqu’un péril redoutable monta du sud. Sous le roi Vamba (672-680) eut lieu la première attaque des Arabes. Ce fut, il est vrai, un désastre pour eux ; ils perdirent deux-cent soixante douze navires. Ils n’en revinrent pas moins à la charge quelques années après et Vitiza (696-710) se vit enlever les îles Baléares. Roderic ayant en 710 détrôné Vitiza pour régner à sa place, il semble que les parents de ce dernier aient noué des intrigues avec l’ennemi. Quoiqu’il en soit, l’invasion déborda sur la péninsule et à la fameuse bataille de Xérès qui dura neuf jours, Roderic vit s’écrouler la fortune de sa race. Il y avait trois siècles que les Wisigoths avaient reçu de l’empereur Honorius le gouvernement de l’Espagne.

Le royaume vandale d’Afrique devait avoir une existence autrement éphémère. Fondé en 439, il succomba dès 534 sous les coups des armées de Justinien. On peut s’étonner que les Vandales aient quitté pour courir l’aventure africaine les délices de la plaine de Séville. Mais leur jeune chef Genséric y trouvait sans doute son ambition à l’étroit. Et d’ailleurs ils pouvaient compter sur une proie facile. N’étaient-ils pas appelés par Boniface qui gouvernait l’Afrique au nom de l’empereur Théodose II et qui, tombé en disgrâce et révolté, avait résolu de s’y rendre indépendant. Pris à partie par l’illustre évêque d’Hippone, Augustin, et ramené par lui au sentiment de son devoir, Boniface se repentit bientôt de sa trahison et s’empressa d’organiser la résistance contre les barbares qu’il avait lui-même incités à franchir le détroit. La lutte fut longue et ardente. Les Vandales l’emportèrent. En 439 Genséric s’étant emparé de Carthage, en fit sa capitale.

Avant de voir passer aux Vandales puis aux Arabes cette Afrique du nord que les Romains avaient arrachée aux Carthaginois, il convient de rappeler comment ils s’y étaient comportés et ce qu’ils en avaient fait. Leur installation s’y était accomplie lentement et non sans méfiance. Les Carthaginois, comme nous l’avons vu, n’avaient eux-mêmes jamais ambitionné une vaste extension de territoire. Leur puissance toute maritime s’était tenue presqu’en bordure de la côte et ils ne s’étaient point avisés de vouloir dompter les indigènes. Ceux-ci qu’on appelait Numides appartenaient à une race unique dont le langage, avec quelques différences de vocabulaire et de prononciation, est encore parlé dans toute l’étendue du Sahara, sur les bords du Niger comme au Sénégal. Son étrange alphabet se retrouve en des inscriptions rupestres éparses jusqu’aux Canaries d’un côté, et de l’autre, jusqu’au pied du Sinaï. Les Numides d’autrefois, ce sont les Berbères actuels et leur portrait est si nettement tracé par les historiens latins que nous n’avons guère d’hésitation à les reconnaître. Plus ou moins nomades mais vivant toujours par petits groupes indépendants, leur incapacité à combiner des efforts persévérants leur enlevait la possibilité de s’opposer à l’envahissement d’armées organisées. Il arrivait parfois pourtant qu’un de leurs chefs prit assez d’ascendant pour établir un pouvoir un peu centralisé et le maintenir quelque temps. Tel avait été le cas de Massinissa, homme d’une trempe exceptionnelle qui à quatre-vingt huit ans montait encore à cheval sans selle et continuait de guerroyer avec une vigueur indomptable. De Cirta (maintenant Constantine) sa capitale, il n’avait cessé de harceler Carthage et il avait aidé grandement les Romains à l’abattre. Ceux-ci l’ayant comblé d’honneur de son vivant, laissèrent subsister sa dynastie. Mais Jugurtha l’un de ses successeurs, ayant abusé de sa situation et laissé paraître des appétits incompatibles avec la sécurité de Rome une guerre s’en était suivie et la Numidie, dans les derniers temps de la république, avait été annexée à la province romaine d’Afrique. Toutefois les descendants du vieux roi numide s’étaient vu confier le gouvernement de la Maurétanie c’est-à-dire de l’Afrique occidentale. C’est là à Césarée (aujourd’hui Cherchell) qu’avait régné au temps d’Auguste, ce prince charmant Juba II qui, élevé à Rome, s’y était pénétré de toute la culture gréco-latine sans pour cela se désintéresser de son pays natal. Écrivain, encyclopédiste, protecteur de tous les arts, épris de la beauté sous toutes ses formes, Juba avait trouvé une compagne digne de lui en Cléopatre Séléné que la reine d’Égypte avait eue de sa liaison avec Antoine. La sœur d’Auguste, Octavie, femme légitime d’Antoine, dont l’admirable figure contraste avec les mœurs dépravées de ce temps, ayant recueilli l’enfant de son mari après le désastre d’Actium, l’avait élevée près d’elle dans son palais en mémoire de l’époux qui l’avait délaissée et auquel elle demeurait fidèle. Tel était le couple qui prit à tâche d’implanter la civilisation en terre numide et dont plus d’un indice nous révèle qu’ils avaient commencé d’y réussir. Peut-être les fouilles de Cherchell nous rendront elles plus familières quelque jour les silhouettes de Juba II et de sa femme. Elles suffisent déjà à indiquer à quel degré de splendeur et de prospérité la ville disparue était parvenue sous leur sceptre. On conçoit que le long règne de Juba — un demi-siècle — joint aux efforts des Romains[8] aient produit de sensibles résultats. Ceux-ci pénétrèrent jusqu’à Ghadamès (hinterland tunisien) et traversèrent les oasis du Fezzan (Tripolitaine). Au premier siècle de l’ère chrétienne, ils construisirent ces villes dont les ruines nous étonnent : Tebessa, Lambèse, Timgad, Nous avons retrouvé les restes des postes militaires qui de Gafsa à Biskra, jalonnaient leur frontière du côté du désert. Nous avons surtout retrouvé les traces des innombrables et merveilleux travaux hydrauliques exécutés par leurs soins persévérants. La contrée en fut évidemment transformée. Salluste qui décrit l’Afrique à l’arrivée des Romains le fait en des termes qui seraient applicables à l’Afrique actuelle. Il la dit « fertile en céréales, favorable aux troupeaux » mais manquant d’eau et « contraire aux arbres ». Or on sait que, sur la fin de l’empire, elle exportait de grandes quantités de bois de charpente et de chauffage. Le climat n’avait pas changé pourtant car, au temps d’Adrien, on nota une période de cinq années sans pluies, C’est à une irrigation savante et acharnée qu’il faut faire honneur des résultats obtenus. Plus tard lorsque les Arabes arrivèrent, au témoignage de leurs chefs, ils traversèrent l’Afrique de l’est à l’ouest « sous une voûte de feuillage ». Exagération poétique sans doute ; le fait n’est pas moins à retenir.

Le royaume que le sort des armes et la singularité des circonstances plaçaient entre les mains des Vandales était donc riche et peuplé. Il ne leur fallut pas bien longtemps pour le dépeupler et en dilapider les ressources. Disciple d’Arius comme la plupart des barbares alors en passe de civilisation, Genséric tenta d’abord de gagner à l’arianisme ses nouveaux sujets. Mais l’Église d’Afrique était puissante et obstinée. Des pasteurs tels qu’Augustin lui apportaient une force considérable. Genséric échoua et déchaîna une persécution vengeresse contre ceux qui lui avaient résisté. Au dehors il eut pu se faire en quelque sorte l’arbitre entre Rome et Byzance, établissant sa suprématie sur toute la Méditerranée. Mais il ne sut que piller et trancher par la force les problèmes qui surgissaient devant lui. Il donna la mesure de sa médiocre compréhension lorsqu’il décida avant de mourir que le trône appartiendrait toujours au plus âgé de ses descendants mâles. Cette étrange loi de succession provoqua, comme on pouvait s’y attendre, de nombreux crimes, chaque prince ayant intérêt à faire disparaître ceux de ses collatéraux qui séparaient son fils de la couronne. Opprimée dans sa foi et dans ses intérêts, la population romaine supportait avec peine le joug des Vandales et se flattait, vu leur nombre restreint, de parvenir à les chasser. Le clergé entretenait ces sentiments. De là des persécutions incessantes. Si on ajoute à cela que les Maures de Tripolitaine, sorte d’avant-garde arabe constituaient maintenant un voisinage incommode et batailleur, on peut se représenter en quelle agitation sanguinaire se dépensèrent après le long règne de Genséric (439-477) les cinquante années qui suivirent.

Où en était pendant ce temps l’Italie ? Sa ruine avait été consommée dès le milieu du vme siècle (450). Aux maux occasionnés par les incursions fréquentes des bandes barbares s’étaient ajouté la rapacité du fisc, l’avidité éhontée des fonctionnaires et l’ingérence perpétuelle de l’administration supprimant toute initiative individuelle ; si bien que la diminution des fortunes acquises et la difficulté de créer des ressources nouvelles avaient amené une rapide diminution de la population tant dans les villes que dans les campagnes. La dignité impériale était le jouet des chefs barbares qui, n’osant la revêtir eux-mêmes, faisaient proclamer leurs créatures quitte à les déposséder avec une égale désinvolture. En vingt années neuf empereurs se succédèrent ainsi. À lui seul un chef, Récimer en renversa quatre en quatorze ans. Finalement un ancien conseiller d’Attila, Oreste, enrichi et fixé en Italie, réussit à faire élire son fils lequel par une ironie du sort s’appelait Romulus. L’opinion l’affubla du sobriquet d’Augustule. Celui-là devait être le dernier. L’armée romaine n’était plus composée que de mercenaires appartenant aux diverses races barbares et leurs exigences allaient croissant. Ils réclamèrent d’Oreste en couronnant son fils, qu’on leur donnât le tiers des terres arables de la péninsule. Sur son refus, la rébellion éclata. Odoacre en fut le chef (476). C’était un homme de basse extraction, scythe ou goth, qui servait dans les gardes de l’empereur. Sa haute taille et sa hardiesse groupèrent autour de lui tous les mécontents. En peu de temps, il eut conquis Ravenne et marcha sur Rome. Oreste avait péri. Odoacre déposa le petit Romulus et força le sénat à déclarer que le trône resterait désormais vacant.

C’était là, par hasard, une idée de génie. Zénon, alors empereur d’Orient redevenait le seul titulaire de l’empire. Or, impuissant à établir en Italie sa domination effective, force lui était de déléguer ses pouvoirs à Odoacre faisant ainsi bénéficier le chef barbare de l’espèce de consécration divine qui s’attachait encore aux dignités consenties par l’empereur. Odoacre fut assez sage pour se contenter de ce rôle et pendant dix-sept ans (476-493) il n’en sortit pas. Résidant à Ravenne, non à Rome, il n’usurpa ni le droit de placer son effigie sur les monnaies d’or ni celui de promulguer des constitutions. Les barbares le nommaient leur roi mais les Romains voyaient en lui le patrice gouvernant au nom de l’empereur. Des historiens l’ont désigné sous le nom de roi des Hérules ; à tort. Il commandait à des troupes où se mêlaient des races très diverses. Sa domination s’étendit sur toute l’Italie et, plus tard, sur la Sicile que lui céda Genséric et sur la Dalmatie dont il s’empara. Lui et ses guerriers restèrent toujours isolés au milieu de la population italienne. « Leur gouvernement, dit M. Martroye, fut celui d’une armée d’occupation. Les lois romaines restèrent en vigueur, le sénat romain continua de subsister, entouré de respect mais sa compétence réduite aux affaires municipales. » Quant à l’Église, Odoacre qui se réclamait d’Arius ne manqua point de chercher à la mettre en tutelle. Le pontife Simplice étant mort en 483, il intervint dans l’élection de son successeur Félix iii qu’il savait devoir être plus indulgent à l’arianisme.

En 487 Odoacre ayant eu l’imprudence de s’attaquer aux Ruges, peuplade des rives du Danube dont les déprédations s’exerçaient souvent aux dépens de la Dalmatie, le chef des Ruges invoqua le secours de son parent Théodoric, roi des Ostrogoths. Théodoric avait passé une partie de son enfance à Byzance ; il y avait été envoyé comme otage à huit ans ; il y avait sans doute appris beaucoup de choses mais non l’écriture. Toute sa vie, il y resta rebelle ; il signait les actes publics au moyen d’une plaque d’or ajourée dont sa plume barbare suivait les contours. Guerrier avant tout, il méprisait tout autre métier que celui des armes. Chef de son peuple depuis 472, il était pour l’empire un voisin peu désirable. À plusieurs reprises, il avait dévasté les frontières et même la Macédoine et la Thessalie ; il occupait de façon permanente la Mésie et la Dacie (Bulgarie et Roumanie actuelles). Zénon qui le craignait et lui avait, pour l’amadouer, conféré le titre de consul, n’aperçut que des avantages à le voir entrer en conflit avec Odoacre. Il l’encouragea donc à descendre en Italie, de sorte qu’à l’automne de 488, Théodoric ayant mobilisé toutes les tribus qui reconnaissaient son autorité, une masse humaine accompagnée d’immenses convois roula vers la péninsule. C’était cette fois[9] une véritable migration ; on partait sans esprit de retour. Odoacre vaincu à Aquilée, perdit Vérone et alla s’enfermer dans Ravenne où il résista deux années. En 493 l’autorité de Théodoric s’étendit sur la plus grande partie de l’Italie. Il se garda de modifier la ligne politique qui avait si bien réussi à son prédécesseur, en rétablissant l’empire d’Occident ou en se déclarant indépendant de l’empire d’Orient. À défaut d’un sens gouvernemental très éveillé, il sut se confier à deux hommes qui allaient être pour lui les plus précieux des inspirateurs. Les Cassiodore, père et fils, étaient alliés, bien que de lointaine origine syrienne, à toutes les grandes familles romaines. Romain avant tout et ne manquant pas de caractère, Cassiodore le père avait été souvent consulté par Odoacre. Il était ce qu’on pourrait appeler un opportuniste de distinction. Son intervention retint les Siciliens d’entrer en lutte contre Théodoric à l’arrivée des Goths et celui-ci en conçut une vive reconnaissance. Il combla d’honneurs Cassiodore et sa famille. Ainsi, après avoir vu des barbares servir de conseillers et de confidents aux derniers empereurs romains, c’étaient maintenant des patriciens de Rome qui remplissaient le même office auprès des rois barbares.

Bien qu’il n’en existe jusqu’ici aucune preuve définitive, on peut tenir pour acquis que Cassiodore le père fut l’initiateur de la politique d’union entre tous les royaumes barbares qui devait être la « grande pensée » du règne de Théodoric. Celui-ci n’aurait pu concevoir à lui seul une pareille politique. Il est curieux que la notion de l’unité de race n’ait pour ainsi dire point existé parmi les barbares. Ils s’enrôlaient les uns contre les autres sans hésitation et se battaient comme des frères ennemis qui auraient ignoré leur parenté. Cassiodore voulait faire du gouvernement de Ravenne le centre d’un nouvel ordre de choses en occident. Il noua donc une série d’ententes familiales et politiques. Théodoric épousa une sœur de Clovis roi des Francs, maria sa propre sœur au roi des Vandales, ses deux filles aux rois des Wisigoths et des Burgundes ; enfin il s’attacha par des présents et une sorte « d’adoption militaire » en usage chez eux, certains chefs germains. Seulement un évènement survint qui trompa les calculs de Cassiodore. Tous ces souverains appartenaient à l’arianisme hormis Clovis resté païen. Or en 496, le roi des Francs se convertit mais à la foi romaine. Nous aurons occasion plus tard de revenir sur cet évènement de grande importance. Il rompit le faisceau projeté. Toute l’Église d’occident qui supportait avec peine le joug hérétique se tourna vers le roi franc et l’appuya.

Du reste pour favoris que fussent les Cassiodore, Théodoric n’avait point abdiqué entre leurs mains ses ambitions guerrières. Sitôt son trône consolidé, il tourna ses armes vers ses voisins du nord et de l’est. Il poussa assez loin ses conquêtes. En 504 ses États comprenaient en plus de l’Italie et de la Dalmatie, la Bosnie, l’Autriche et une partie de la Hongrie. À peine un tel empire contentait-il ses ambitions. Certains faits montrent qu’il eut volontiers conquis au-delà, au mépris de toute prudence. Cassiodore le jeune s’ingéniait à organiser ces possessions. Il multipliait instructions et règlements. Il recommandait aux administrateurs de sans cesse « opposer la justice des Goths à la perversité des autres nations » et enjoignait aux administrés que « leurs procès se décident par des plaidoiries et non par les armes. » C’est naturellement sur l’Italie que portait son effort principal. Il cherchait à flatter les Romains. Il engageait le maître à reprendre peu à peu les traditions impériales : distributions de blé, jeux du cirque, entretien et restauration des monuments Mais Théodoric, économe de ses deniers pour tout ce qui ne touchait pas à la guerre, entendait s’en tirer à bon compte. Il dissimulait sous la munificence du langage la mesquinerie de la réalité. Rien de comique comme le ton dithyrambique sur lequel il parle des temples et des statues de Rome en de longs préambules à des décrets par lesquels il décide de placer quelques barres de fer sous leurs voûtes chancelantes ou un peu de plâtre le long de leurs socles ébréchés.

Les succès de Clovis inquiétaient la cour de Ravenne. Cassiodore envoya au dehors une série de pompeuses ambassades derrière lesquelles se nouaient d’actives et secrètes négociations. Tandis que les envoyés officiels de Théodoric n’ayant à la bouche que les mots de justice et de concorde, cherchaient d’une part à prévenir les méfiances de l’empereur, de l’autre à calmer les ambitions franques, ses émissaires pénétraient en Germanie tâchant d’inciter les chefs germains à prendre les Francs à revers pour dégager les Burgundes et les Wisigoths menacés par eux. Mais par la rapidité de son action, Clovis déjoua les calculs. Rejetant les Wisigoths en Espagne, il s’était emparé de l’Aquitaine avant qu’aucune intervention ait pu se produire. Théodoric ne réussit qu’à libérer Arles assiégée par les Francs ; ceux-ci subirent un grand désastre et perdirent, dit-on, jusqu’à trente mille des leurs. Le vainqueur se contenta de garder la Provence et renonça à tenter la conquête de l’Aquitaine. Les circonstances lui commandaient la méfiance. En effet l’arianisme ne trouvait plus guère d’appui à Byzance et, momentanément réunis par la communauté de foi, l’empereur, la pape et le roi des Francs ne seraient-ils pas tentés d’enfermer Théodoric dans un dangereux triangle ? Celui-ci manifesta donc des intentions pacifiques mais, en même temps, il accrut ses armements. Il n’avait pas de marine ; il en créa une. Il fit construire mille vaisseaux et organisa un recrutement régulier des équipages. Il enrôla des mercenaires (à la solde de trois sous d’or par semaine) pour tenir garnison en Provence.

Sur ces entrefaites la mort de Clovis (511) et le partage de ses États ayant une fois de plus modifié la situation, Théodoric se retrouva libre de ses mouvements. Il s’empressa de se tourner contre l’Église dont il voulait empêcher la réconciliation définitive avec l’empire. Il la persécuta sans scrupules. Il n’avait rien d’un libéral. Au début de son règne, il avait enlevé le droit de tester aux anciens partisans d’Odoacre ; puis les Cassiodore l’avaient ramené à des pratiques gouvernementales plus intelligentes. Néanmoins les libertés dont jouissaient ses sujets n’avaient jamais été grandes. Il leur fallait une autorisation des magistrats pour sortir de la ville où ils résidaient : contrainte singulière sous un régime qui — par exemple en organisant des services postaux réguliers — savait se montrer progressiste. Sur la fin, Théodoric se laissa aller à d’inexcusables violences. C’est alors que pour terroriser le sénat romain, il fit saisir et mettre à mort le plus digne et le plus illustre de ses membres, Boetius que l’antiquité de sa race, sa haute situation, sa science, son éloquence et ses vertus recommandaient au respect de tous. Boetius est une de ces figures que l’histoire néglige à tort. Sa sage modération aux jours heureux n’eut d’égale que sa grandeur d’âme dans l’infortune. Le livre « De la consolation de la philosophie » écrit en prison est de ceux qui honorent l’humanité. Théodoric se saisit ensuite de la personne du pape Jean Ier et l’envoya à Byzance réclamer la réouverture des églises arianistes. Jean n’ayant obtenu qu’une demi-tolérance pour les coréligionnaires du roi barbare se vit, au retour, jeté en prison. Il y mourut. Théodoric venait de signer un décret attribuant aux arianistes dans toute l’Italie les basiliques des Latins lorsqu’une maladie foudroyante l’enleva en trois jours (526) comme allait s’ouvrir à Byzance le règne de celui auquel il était réservé de détruire son œuvre, Justinien.

Théodoric laissait pour héritier le fils d’une de ses filles, Athalaric, qui régna sous la régence de sa mère Athalasunthe. Quant à l’espèce de ligue amicale dont il avait poursuivi la réalisation, on en était plus éloigné que jamais. La discorde régnait partout. Les barbares se montraient décidément incapables de suivre une politique pondérée et un peu prévoyante. On en eut une nouvelle épreuve. Athalasunthe élevait sagement son fils en prince romain et Cassiodore dont la fortune avait survécu à tant de péripéties, plaçant toutes ses espérances sur le front du jeune Athalaric, entrevoyait dès alors le but vers lequel, plus tard, s’orienterait Charlemagne. Mais les chefs goths s’indignèrent et se révoltèrent. Athalaric arraché aux mains de sa mère, cessa ses études et vécut une vie ignorante et débauchée qui l’emporta rapidement (534). Cette même année les soldats de Justinien débarquaient en Sicile. Ils venaient de supprimer en Afrique la royauté vandale ; ils s’attaquaient maintenant à celle des Ostrogoths. Ceux-ci, sous des chefs énergiques Vitigès et Totila résistèrent plus de quinze années. Ce fut une lamentable période. Rome et Naples prises et reprises trois fois, Milan saccagée et détruite, partout la ruine et de terribles épidémies venant ajouter à la misère générale. Des Francs, des Hérules, des Ruges participèrent à ces luttes, se trahissant et pillant pour leur compte. L’Italie souffrit tous les maux à la fois, durant que s’effondrait l’édifice hybride élevé par Cassiodore avec tant de patience au nom de Théodoric mais auquel l’ignorance et l’incompréhension des guerriers barbares n’avaient pu fournir les fondations suffisantes.


BYZANCE

Fondée naguère par les Grecs, Byzance appartint successivement à Darius, à Xercès puis aux Spartiates, puis aux Athéniens. Devenue indépendante elle se déclara en faveur des Romains qui la prirent sous leur protectorat. Révoltée en 193 av. J.-C. contre leur domination, elle soutint sous Septime Sévère un siège de trois années. Pillée et rasée, elle fut rebâtie par Caracalla. Nous avons dit comment Constantin la transforma, lui donna un nom nouveau et en fit sa capitale. L’histoire byzantine proprement dite commence à cette date et s’étend sur une période de onze cent vingt-trois ans (330-1453). Les deux premiers siècles de cette histoire (330-518) sont dominés par le péril barbare et l’agitation religieuse. Il faut suivre sur la carte la marche des envahisseurs successifs venant de l’est pour se bien rendre compte comment la vallée du Danube a dirigé leurs mouvements, constituant à la fois pour eux l’arrêt obligatoire, la première étape — et ensuite le couloir d’attirance qui les drainait vers l’Italie. Ainsi sur ce théâtre danubien ont tour à tour paru, séjourné et puis passé tant d’acteurs du grand drame, Wisigoths, Huns, Ostrogoths etc Tous ont menacé, ébranlé et parfois ébréché l’empire byzantin. Mais les uns après les autres, ils ont pour ainsi dire glissé le long de ses frontières le laissant finalement indemne. La tâche des successeurs de Constantin fut de leur résister le plus souvent, de leur céder parfois, de ne s’abandonner jamais. Tâche difficile car cet empire — le leur — était géographiquement et ethniquement aussi mal constitué que possible pour se maintenir uni. Il comprenait toute la péninsule des Balkans, l’Asie-mineure jusque vers l’Arménie, la Syrie jusqu’à l’Euphrate, l’Égypte et la Cyrénaïque. Des métropoles remuantes et ambitieuses, Alexandrie, Antioche, Éphèse y pouvaient rivaliser avec Byzance située, semble-t-il, trop en avant-garde sur la frontière du nord. Le grec et le latin dominaient mais on parlait bien d’autres langues encore. Et quant aux traditions, aux formules politiques et administratives, comment concilier ce qui venait de Rome et d’Athènes avec les influences égyptiennes et surtout orientales, partout sensibles ? De l’amalgame qui devait forcément en résulter, la tolérance du moins ne naîtrait-elle pas en matière religieuse ? Se battre pour les articles d’un credo, ce n’était en somme ni grec ni latin. Une seule lutte semblait à craindre, celle que provoquerait le paganisme avant de disparaître. Or le paganisme agonisait vraiment. Les intellectuels de tous les pays ont toujours considéré avec attention la réaction tentée par l’empereur Julien dit l’apostat. Figure intéressante et attachante, esprit curieux, cultivé, ce prince, eut-il vécu, n’eût exercé aucune action durable. Le paganisme ne représentait plus que les doutes raffinés de la haute classe tandis que les espérances chrétiennes avaient posé leur empreinte sur les masses qui, par elles, s’éveillaient à une vie nouvelle. Constantin l’avait bien compris et c’est pourquoi, par esprit politique bien plus que par conviction personnelle, il avait donné le formidable coup de barre qui porta le christianisme au sommet. Il se flattait d’ailleurs que le pouvoir civil y trouverait son compte. En tout cela on n’aperçoit rien qui fut propre à incliner plus les gouvernants que les gouvernés vers les subtilités des disputes théologiques. Sans doute très vite, la simplicité évangélique primitive ayant fait place à un épiscopalisme hiérarchisé qui s’entourait volontiers de pompe et d’éclat, des rivalités d’autorité étaient nées. Les patriarches de Byzance et d’Alexandrie jaloux l’un de l’autre l’étaient non moins de l’évêque de Rome lequel se méfiait d’eux. Cela donnait lieu à des convocations fréquentes de conciles tantôt régionaux tantôt « œcuméniques » (universels) qui se lançaient l’anathème les uns aux autres. Mais l’opinion publique, comment pouvait-elle se passionner violemment pour le problème des « deux natures » ? Arius avait voulu démontrer que Jésus-Christ n’était point Dieu et son raisonnement était à la portée de tous. Mais lorsque Nestorius enseignait que Jésus-Christ était un homme devenu Dieu et Eutychès, que Jésus-Christ bien qu’incarné n’avait jamais été homme mais seulement Dieu, c’étaient là des conceptions qui dépassaient l’entendement moyen. Nous comprenons mal qu’elles aient suscité tant de véhémence, provoqué tant de conflits aigus, occasionné tant de crises politiques. On a voulu en trouver une explication dans le fait que les populations helléniques ou hellénisées privées de la saine agitation de l’agora satisfaisaient sur le terrain religieux le besoin de discourir et de discuter que la pratique de la liberté leur avait jadis insufflé. Mais il n’est pas exact que l’agora fut réduite au silence. Là où elle l’était, c’est que les citoyens l’avaient volontairement désertée non que l’autorité en eût ainsi ordonné. Les cités grecques entrées dans l’empire romain n’avaient pas eu, pour la plupart, à abandonner leurs institutions. Presque toutes en Grèce, un très grand nombre en Asie, avaient été déclarées libres. Au-dessus d’elles le proconsulat romain ne constituait guère qu’un contrôle et une trésorerie. Et sans doute leur activité politique se trouvait restreinte. Le régime municipal n’en était pas moins à même d’y fonctionner. Mais il est certain que l’esprit civique s’était affaibli. Dans beaucoup de cités les finances en mauvais état, les écoles négligées, les monuments publics endommagés constituaient un ensemble peu fait pour encourager les magistratures volontaires. D’autre part la religion avec ses sacerdoces, ses fêtes, son luxe, en était arrivée à dominer le commerce et l’industrie créant autour d’elle une quantité d’intérêts matériels nouveaux. Seulement du fait que la foule s’enthousiasmât pour les cérémonies religieuses, il ne s’ensuit pas qu’elle dût s’éprendre d’une casuistique compliquée. Une autre explication a été suggérée : le besoin d’unité. L’unité romaine avait pénétré d’admiration le monde méditerranéen tout entier. Sa disparition était comme la synthèse des malheurs présents et des périls à venir. Or le christianisme paraissait désormais seul capable de maintenir ce qui restait du monde romain en état d’union. De là l’importance attribuée au dogme et le désir d’en fixer jusqu’aux moindres détails. Tout cela est exact mais un tel sentiment n’eut-il pas dû, en fin de compte, arrêter plutôt qu’accroître le flot des hérésies. Or elles pullulèrent, dit Tertullien dans son indignation « ainsi que les scorpions des bords du Nil au soleil de l’été ».

Quoiqu’il en soit dans l’empire byzantin, le trône et l’autel allèrent s’« asiatisant » chaque jour d’avantage. En même temps les éléments grecs tendaient à supplanter les éléments latins et une centralisation inévitable fortifiait aux mains de l’empereur un pouvoir sans contre-poids. Ces caractéristiques ne se dessinèrent point d’emblée. La succession de Constantin avait donné lieu à des troubles sans intérêt et la brève tentative de réaction païenne de Julien avait passé sans presque laisser de traces. Puis Théodose Ier auquel on décerna le titre de grand pour son orthodoxie, semble-t-il, plutôt que pour les mérites de son gouvernement, avait régné sur l’empire une dernière fois unifié. À sa mort (395) le partage s’était opéré définitivement entre l’orient et l’occident. Pour la Rome impériale c’était l’agonie et la mort prochaines. Pour Byzance rajeunie c’étaient dix siècles qui s’ouvraient d’une existence indépendante, tumultueuse mais grandiose.

En 408 Théodose II qui accédait au trône et devait l’occuper pendant quarante-deux ans était mineur. Sa sœur Pulchérie que l’Église a canonisée pour sa dévotion et son zèle à doter les couvents dirigea l’empire en son nom. Elle était instruite et, bien que de vues étroites, avait le sens du gouvernement. Mais elle aimait si fort le pouvoir qu’elle ne consentit jamais à s’en dessaisir. Et à la mort de son frère (450) qu’elle avait dominé toute sa vie, elle continua de régner jusqu’à sa propre mort[10]. Théodose aimait l’art et l’étude mais il était de caractère faible. « Consciencieux et médiocre » a-t-on dit de lui. On lui doit pourtant les Codes de lois qui portent son nom et surtout la fondation en 426 de l’université de Byzance, événement d’une haute portée dû très probablement à l’initiative de l’impératrice Eudocie. Née païenne, fille d’un modeste professeur athénien, elle avait été choisie par Pulchérie à cause de son humble extraction et par Théodose à cause de sa radieuse beauté. C’était une femme de la plus rare culture. Athènes qui trois siècles plus tard ne serait plus qu’« une petite ville de province tranquille et dévote » restait encore en ce temps là « le dernier asile des Lettres païennes ». Eudocie y avait puisé l’amour non seulement de la littérature mais des sciences et de la philosophie. Nous savons qu’en 438, visitant Antioche et reçue dans le palais du sénat, elle y prononça une harangue enthousiaste en l’honneur de l’hellénisme. À ce moment son influence sur Théodose, d’abord très considérable, déclinait au profit de son impérieuse belle-sœur mais en 425 son crédit demeurait entier[11] et la prépondérance donnée aux études grecques dans le programme de la nouvelle université doit être son œuvre.

Jusqu’alors il n’y avait point eu d’enseignement d’État au vrai sens de ce mot. Vespasien, le premier, croit-on, avait fondé une chaire officielle de rhétorique. Après lui Adrien, Antonin, Marc Aurèle en avaient institué d’autres. Alexandre Sévère avait créé des écoles et stipulé que les villes auraient à entretenir un certain nombre de boursiers choisis parmi les enfants pauvres jugés aptes à recevoir une instruction complète. Mais en toutes ces institutions, le maître désigné demeurait libre d’enseigner selon ses vues. En 370 Julien avait bien rendu un décret par lequel il se réservait le droit d’agréer les professeurs et de fixer l’enseignement mais le temps lui avait manqué pour en poursuivre l’application. En 425 ce furent à la fois le rôle pédagogique de l’État et son monopole qui se trouvèrent proclamés. En même temps que la loi interdit aux professeurs de donner des leçons en dehors de l’université, elle défendit aux autres d’ouvrir aucune école publique. Ainsi se posèrent à bien des siècles de distance les problèmes devant lesquels devait si longtemps hésiter la pédagogie moderne.

À Théodose et à sa sœur succédèrent Léon Ier, puis Zénon, gendre de Léon, puis Anastase, époux de la veuve de Zénon : succession fantaisiste. Pendant cette période (457-517) il y eut des luttes à l’extérieur, des conflits à l’intérieur. Les Bulgares récemment établis sur le Danube étaient déjà des voisins gênants. Dans Byzance les fameuses factions des verts et des bleus à l’existence desquelles les jeux du cirque servaient de prétexte commençaient de se déchirer entre elles.

Lorsqu’Anastase mourut, une intrigue obscure porta au pouvoir le commandant en chef des troupes de la garde, Justin. Cet honnête paysan macédonien devenu général et resté illettré avait soixante-dix ans. Il prit pour conseiller — et le conseiller devint bientôt une sorte de vice-empereur — son neveu Justinien auquel il avait fait donner une éducation très complète et qui lui succéda ayant à ses côtés sa femme la célèbre Théodora, fille d’un gardien des ours de l’hippodrome, puis actrice en renom et enfin impératrice énergique et clairvoyante. Procope en ses commérages l’a si abondamment décriée que beaucoup d’écrivains se sont de nos jours acharnés sur elle, défigurant son rôle et son caractère. Justinien régna neuf ans sous le nom de son oncle (918-527) et trente-huit ans (527-565) comme empereur : règne illustre, l’un des plus intéressants de l’histoire universelle, mais dont en politique il n’est rien resté parce qu’il fut tout entier consacré à l’exécution d’un plan dont le point de départ était erroné. Justinien voulut refaire non pas l’empire romain car il ne songea jamais à abandonner Byzance pour Rome, mais l’empire méditerranéen dont Rome avait été le centre. Or les temps n’étaient plus où un pareil édifice put être rétabli ; les fondations même en avaient disparu. En vain les flottes et les armées de Justinien commandées par ses fameux généraux Bélisaire et Narsès réalisèrent-elles, par un gigantesque effort de plus de vingt années (583-554), les grandes lignes du plan ; en vain, la royauté des Vandales et celle des Ostrogoths abattues, l’Afrique du nord et l’Italie rentrèrent elles sous l’autorité impériale. En vain des mesures ingénieuses et intelligentes furent elles prises pour organiser la défense et la mise en valeur des terres reconquises. En vain de sages réformes furent elles introduites dans l’administration tandis que les travaux publics recevaient un grand essor et qu’une diplomatie habile et remuante multipliait les missions et les ambassades de propagande. Ni la sécurité, ni la prospérité ne naquirent, du moins à un degré suffisant pour étayer une pareille entreprise. Avant de l’oser Justinien avait dû s’assurer la paix du côté de l’orient en signant avec les Perses alors menaçants un traité qui laissait les choses en l’état (532). Il avait aussi mis fin à la discorde religieuse en négociant avec le pontife romain une entente indispensable. Dès 525 il l’avait convié à venir à Byzance. Le pape Jean y avait été reçu avec de grands honneurs. Enfin il lui avait fallu réduire au silence les factieux qui pouvaient ébranler le trône. De sourdes révoltes couvaient alors ; les règnes précédents avait engendré du mécontentement ; la population de la capitale s’agitait. Une insurrection éclata soudain dont nous pouvons apprecier l’ampleur mais dont nous connaissons mal le détail. Elle fut si grave que Justinien perdit contenance et, un moment, parla d’abdiquer. Ce fut Théodora qui par sa vaillance, sauva la couronne en tenant tête à l’orage mais au prix d’une cruelle répression. On dit que trente mille victimes jonchèrent le sol de l’hippodrome où la lutte s’était concentrée. À partir de ce moment, l’empereur eut les mains libres.

Théodora mourut en 548 pleurée par Justinien dont elle avait été jusqu’au bout la confidente et l’associée. Elle s’était à plusieurs reprises efforcée de l’arrêter sur une pente dangereuse. Elle ne croyait pas que l’entente religieuse avec Rome pût être durable et la politique méditerranéenne ne lui semblait acceptable que pour autant qu’elle ne déplacerait pas le centre de gravité de l’empire vers l’occident. Elle voyait juste et les événements devaient lui donner promptement raison mais après sa mort Justinien, bien qu’il vouât un véritable culte à sa mémoire, s’entêta dans ses propres idées. Ce travailleur infatigable devenu inquiet et tatillon continua de construire à grands frais des forteresses pour protéger ses possessions latines tandis qu’il laissait des périls plus urgents s’accumuler sur le bas Danube et en Syrie. Quand il mourut à quatre-vingt sept ans la misère était générale ; l’empire était financièrement épuisé.

Sur cet échec d’une politique disproportionnée aux ressources qu’eût exigées sa réalisation, il faudrait bien se garder de juger et de condamner l’œuvre entière de Justinien. Il en subsista d’impérissables monuments : monuments juridiques d’abord, le Digeste, les Institutes tous ces recueils où se condensa la jurisprudence romaine et à la rédaction parfois hâtive et tronquée desquels on peut faire de justes reproches mais qui n’en furent pas moins, pendant des siècles, les introducteurs des sociétés barbares dans les voies de la justice civilisée — monuments architecturaux ensuite : et ici nulle restriction ne peut être émise. L’éclosion de la beauté byzantine sous le règne de Justinien ne se compare qu’à l’essor athénien au temps de Périclès et à la floraison des cathédrales gothiques en occident. Ce furent là, en architecture les trois poussées divines qui honorent à jamais le cerveau humain et lui ont fait franchir les horizons de la vie. On a dit justement que Sainte-Sophie avait non seulement consacré l’avènement d’un art nouveau mais haussé du premier coup cet art à un niveau insurpassé. Construite de 532 à 537 par Isidore de Milet et Anthemius de Tralles sur l’ordre de Justinien qui en surveillait lui-même les travaux, la radieuse basilique pénétra de stupeur et d’admiration les contemporains. Avec sa coupole audacieuse, ses absides, ses colonnades superposées, ses marbres polychromes, ses mosaïques, ses émaux, ses lustres et ses six milles candélabres, elle dépassait en magnificence ce que les imaginations surexcitées par sa construction avaient attendu. Elle innovait surtout à tous les degrés : conception, exécution, décoration. Certes depuis Constantin l’art byzantin « se cherchait » si l’on peut ainsi dire. Mais la basilique primitive avec son portique extérieur, ses trois nefs, son plafond de bois ou ses charpentes apparentes ne conduisait que bien indirectement aux splendeurs prochaines. Et quant à prétendre trouver en Asie la source des inspirations qui provoquèrent l’élan byzantin, cela ressemble un peu à cette assertion que le fronton du Parthénon fut conçu en regardant les monts qui dominent Athènes. Qu’importent ces recherches ? Ici et là le génie se révèle et le génie n’a pas besoin qu’on lui découvre des parentés. Par contre il laisse toujours derrière lui une progéniture ; celle-ci fut innombrable. De St-Marc de Venise au Kremlin de Moscou, la descendance artistique byzantine a engendré des merveilles qui rivalisent entre elles par la légèreté des structures, l’originalité des équilibres et la somptuosité des revêtements.

La tragédie byzantine présente, comme la tragédie chinoise, cette particularité de se diviser en actes successifs entre lesquels s’étendent de lents et confus entr’actes. Mais en Chine les actes se ressemblent ; il s’agit toujours du même objet : la réfection de l’unité nationale périodiquement brisée. À Byzance, au contraire, une extrême variété s’y révèle. Nous avons vu Justinien s’essayer à restaurer le passé politique romain ; nous allons voir les empereurs qu’on nomme « iconoclastes » donner la première formule du modernisme religieux. Entre les deux époques l’intervalle est considérable, près d’un siècle et demi (565-717). D’abord tout va mal : la liquidation de l’œuvre de Justinien est laborieuse. Justin II son neveu s’y emploie puis l’empereur Maurice impopulaire parce qu’il a le courage d’être économe. La succession est irrégulière. Héraclius fils du gouverneur de l’Afrique règne de 610 à 641. C’est un glorieux combattant. Il écarte le péril perse mais le péril arabe maintenant formidable a raison de sa valeur. Des conquêtes de Justinien, il ne reste plus guère. Les deux tiers de l’Italie sont tombés dès 568 aux mains des Lombards. Voici les Arabes qui s’emparent de la Syrie, de l’Égypte, enfin de l’Afrique du nord. Byzance est assiégée cinq années durant (673-678) mais Constantin IV (668-685) repousse les assaillants. Suivent vingt années d’anarchie. L’empire mutilé, privé du blé d’Égypte, en proie à mille difficultés est exposé aux incursions arabes et bulgares, les unes montant du sud, les autres descendant du nord ; et l’on se demande par quel miracle il résiste d’autant qu’il traverse une crise d’affaissement moral ; les mœurs sont mauvaises ; un mélange de cruauté et de superstition se propage.

L’entente religieuse entre Rome et Byzance n’a guère duré ; du vivant même de Justinien, elle se lézardait. Constantin IV la rétablit en convoquant à Byzance un nouveau concile (680-681) mais les données du problème ont beaucoup changé. La conquête arabe a enlevé aux patriarches d’Alexandrie, de Jérusalem et d’Antioche tout moyen d’imposer leur souveraineté spirituelle. Il ne reste plus en face l’une de l’autre que Rome et Byzance. Or elles s’opposent bien autrement que par des rivalités de préséance. C’est d’abord la forme même de la civilisation qui les sépare. La réhellénisation de l’empire d’orient est un fait accompli. Le latin a été chassé des chancelleries. Tout est redevenu grec. Les actes officiels sont rédigés en grec. On ne parle plus que grec, on ne pense plus qu’en grec. C’est ensuite la confusion désormais consommée des dignités politique et religieuse en la personne impériale. L’empereur est pontife suprême. La cérémonie du sacre introduite au vme siècle fait de lui le chef de toute la hiérarchie ecclésiastique et même l’arbitre final des conflits dogmatiques. En occident, au contraire, les deux pouvoirs se trouvent complètement séparés ; dans l’avenir on les verra lutter pour se dominer l’un l’autre mais il ne seront quand même jamais confondus. En troisième lieu, si le prestige de l’Église romaine a grandi par la conversion des barbares germaniques, celui de l’Église byzantine a grandi plus encore par l’incomparable éclat de sa liturgie, l’éloquence de ses docteurs, un Basile, un Grégoire de Nazianze, un Jean Chrysostome, par l’activité enfin qu’elle a déployée au dehors, par ses missions qui ont circulé de la mer Noire à l’Abyssinie et par l’empreinte que déjà elle pose sur le monde slave dont la conversion se prépare. Mais ce qui, moins sensible peut-être aux contemporains, nous frappe le plus, ce sont certaines divergences profondes dans la façon de concevoir la prière, les sacrements, le rôle du prêtre Quand aujourd’hui nous pénétrons dans une église grecque et que nous assistons aux cérémonies qui s’y déroulent, nous avons l’impression d’une sorte de luxueux protestantisme et, à travers la scrupuleuse observance des rites traditionnels nous sentons s’affirmer la liberté individuelle des fidèles. La grande crise du viiime siècle (726-780) s’évoque alors dans nos mémoires. En apparence la séparation ne s’est produite que bien longtemps après. C’est en 858 que s’est élevée la querelle fameuse entre le patriarche Photius et le pape Nicolas Ier et en 1054 seulement que le patriarche Michel Cérulaire a provoqué une rupture définitive et mis fin aux réconciliations périodiques qui s’étaient accomplies jusque là. Mais en réalité c’est bien à l’empereur Léon III (717-740) et à son fils Constantin V (740-775) qu’incombe la responsabilité d’avoir donné à l’Église grecque sa figure et sa formule finales.

De grands princes, autoritaires et violents mais intelligents et énergiques qui s’imposent triplement au respect de l’histoire par la grandeur de leurs victoires, l’importance de leur législation, la hardiesse de leurs initiatives réformatrices ; victoires opportunes remportées sur les Bulgares et les Arabes — législation multiforme comprenant un code militaire pour fixer les règles de la discipline, un code rural destiné à protéger la petite propriété, un code nautique propre à encourager la marine marchande, un nouveau code civil enfin qu’on nomme l’Écloga, à travers lequel passe par instants ce souffle d’égalitarisme qui s’est manifesté déjà dans la prose enflammée de St  Jean Chrysostome. Quant aux réformes, elles visent à purifier la religion. Les images étouffent l’idée ; on les adore ; une sorte d’idolâtrie prosterne des foules devant elles. En Asie surtout ces tendances suscitent des rebellions. L’islam naissant a proscrit toute image. Byzance n’ira pas jusque là. Léon III par sa première ordonnance exige seulement que dans les églises les icones soient appendues plus haut, comme hors de portée des fidèles. Dans le haut clergé, dans l’armée, dans le peuple même son initiative rencontre de chaleureuses approbations. C’est qu’elle atteint les monastères de plus en plus nombreux, de plus en plus riches et vers lesquels telles ou telles images réputées attirent les pèlerins et les dons. Or les progrès du monastisme mettent l’État en péril. L’agriculture, l’armée sont drainées au profit des couvents. Mais ceux-ci sont en mesure de se défendre et reçoivent un renfort considérable de Rome où les pontifes se déclarent en faveur du culte des images. L’Italie attachée à ce culte emboîte le pas. Léon III demeure modéré dans la bataille. Constantin V plus passionné accentue sa politique par des mesures qui semblent devoir aboutir à la suppression du culte de la Vierge et des saints. Et parce que son radicalisme n’a pas aussitôt gain de cause, il s’emporte et déchaîne une véritable persécution (765-770). Toute persécution est pourvoyeuse fatale de réaction. Après le règne très bref de Léon IV (775-780) sa veuve Irène, régente pour son fils Constantin VI et qui aura la sinistre énergie de faire aveugler celui-ci devenu majeur pour régner à sa place, juge utile à ses intérêts de s’entendre à nouveau avec Rome. En 787 le concile de Nicée rétablit le culte des images mais l’œuvre des empereurs « iconoclastes » était trop sensée et trop politique pour que ses adversaires en eussent si vite raison. En 815 le concile assemblé à Ste-Sophie restaure les principes qui les avaient inspirés. En 843 ces principes succombent à nouveau ; pour la dernière fois, pourrait-on dire mais la défaite n’est qu’apparente ; en réalité il reste des traces indélébiles de cette longue querelle, de quoi influencer puissamment l’évolution du christianisme à travers les âges, de quoi conduire à la Réforme et aux émancipations progressives de l’esprit humain.

Ce ne sont pas là les seules prémisses de la civilisation moderne que renferment les annales de Byzance. On y relève à chaque pas des nouveautés plus ou moins précisées mais nettement perceptibles. En 687 un empereur convoque une de ces « assemblées de notables » qui seront d’usage en occident bien des siècles plus tard. Puis voici en germe toute une administration ministérielle divisée en départements distincts : guerre, marine, finances, justice, intérieur, transports : autant de portefeuilles dont les titulaires sont responsables devant l’empereur au lieu de l’être devant un parlement. Voici le « Bureau des barbares » où se centralisent les informations de tout ordre concernant les peuples qui encerclent l’empire et chez lesquels il faut entretenir l’admiration tout en tempérant la convoitise car c’est là toute la politique extérieure des Byzantins. Voici enfin de véritables services de « propagande » à la fois économique, religieuse, pédagogique. L’unité byzantine est une réalité vivante quoique nous en pensions à distance et le sens patriotique existe. On a d’ailleurs trop répété qu’il était né beaucoup plus tard en occident ; c’est là une complète erreur. L’Asie l’a connu ; l’antiquité méditerranéenne, également. Il n’en vaut pas moins de signaler un ouvrage byzantin du xme siècle intitulé : le Patriote — car si la chose existait, le mot, en son sens pratique, est d’un emploi nouveau. Au point de vue intellectuel aussi, l’innovation fleurit. La future « chanson de geste » apparaît en des poèmes populaires pleins d’allures. Ceux qui ont pris part ou assisté à des événements mémorables écrivent leurs « mémoires ». Les encyclopédies se multiplient. On se documente en assemblant des données sur les sujets les plus variés : médecine, agriculture, art militaire… On commente ces données et aussi les auteurs anciens qu’on ne cesse de recopier et de relire. Les bibliothèques grandissent ; à Byzance l’une d’elles en arrivera à contenir trente mille ouvrages. Cette richesse qui s’emmagasine et à laquelle les arts viennent ajouter leurs conceptions d’une splendeur persistante, ce sont les bagages de la future « Renaissance » que déjà l’on prépare sans le savoir car la Renaissance provoquera un immense transport d’idées classées et emballées par les Byzantins.

Le xme siècle que nous venons de citer compte parmi les plus glorieuses périodes de l’histoire de Byzance. C’est le temps où régna la dynastie dite « macédonienne » mais ainsi nommée contre toute raison puisque son fondateur Basile Ier était arménien. De mauvaises années venaient de s’écouler. Depuis le crime infamant d’Irène, des complots et des assassinats avaient ensanglanté le trône. Un soulèvement populaire d’un caractère nettement socialiste s’était produit (822-824). Il avait fallu reconnaître le titre d’empereur d’Occident conféré par le pape à Charlemagne. Les Arabes s’emparant de la Crète (826) l’avaient transformée en un centre d’affreuse piraterie d’où leurs flottilles ravageaient tout l’archipel. En Italie, Byzance ne possédait plus que quelques territoires vers le sud. L’année 813 avait vu les Bulgares s’emparer d’Andrinople. Sans doute Léon V puis Théophile avaient su raffermir quelque peu la situation mais elle était encore, à l’avènement de Basile, des plus précaires. Celui-ci — un paysan de carrure vigoureuse, tout à fait illettré mais d’une intelligence et d’une énergie peu communes — était venu vers 840 chercher fortune à Byzance. Il avait alors dix-huit ans. Pour avoir abattu un célèbre lutteur bulgare et dompté un cheval dont personne ne venait à bout, il obtint les faveurs de Michel III dont il flatta sans scrupules les instincts extravagants. D’abord écuyer en chef puis grand chambellan, il finit par être associé au trône. Quand il s’aperçut que son crédit tendait à baisser, il ne recula pas devant l’assassinat de son bienfaiteur. Qu’un homme d’un pareil cynisme et d’une telle bassesse morale ait pu ensuite et pendant près de vingt années (867-886) fournir une carrière de grand souverain laborieux, persévérant, économe, voilà de quoi nous surprendre et nous dérouter. Après lui Léon VI qui probablement n’était pas son fils mais censé l’être régna vingt-six ans (886-912). Suivit alors une série singulière. Tandis que Constantin VII, Romain II héritiers légitimes occupaient le trône, des généraux victorieux s’y assirent à leurs côtés : Romain Lécapène (919-944), Nicephore Phocas (963-969), Jean Tsimiscès (969-976) empereurs-associés, tous de réelle valeur et batailleurs infatigables ; puis enfin Basile II (963-1025) qui, à partir de sa majorité et pendant tout un demi-siècle gouverna en autocrate intelligent et audacieux.

Les résultats de cette continuité dans l’énergie et l’activité furent considérables. La Crète, puis Antioche, Damas, Alep reprises aux Arabes (961-995), la Bulgarie si redoutable sous ses grands chefs Syméon (893-927) et Samuel (977-1014) finalement réannexée à l’empire, les conquêtes orientales poussées jusqu’à l’Euphrate et à Erzeroum, la Croatie, la Serbie, les terres vénitiennes placées sous le protectorat byzantin et de même tout le sud de l’Italie, (villes indépendantes comme Naples et Gaète aussi bien que principautés lombardes de Salerne et de Bénévent), la Russie récemment convertie et, par le poste avancé de Cherson (Sébastopol), les princes du Caucase tournés vers Byzance en une sorte de vassalité féconde, ce fut la récompense de tant d’efforts coordonnés et répétés. Lorsqu’en 1018 Basile II accomplit à travers la Bulgarie son triomphal voyage, il put être fier de constater que l’ayant conquise par sa vaillance, il l’avait aussi, par sa sagesse et sa modération, pacifiée en quatre années. Et lorsqu’Athènes reçut la visite impériale, ce dut être dans tout le monde hellénique un émoi singulier que la vue de ce contact entre la gloire présente et la mémoire des grands ancêtres.

D’autant que cette gloire apparaissait solide et raisonnable parce qu’à la différence de ce qu’avait poursuivi Justinien, la force présente reposait sur l’homogénéité. Jamais le noyau de l’empire n’avait été aussi ramassé et compact, aussi « d’un seul morceau » au point de vue de la langue, de la religion, des idées. Le grec dominait partout ; tous, même dans les rangs des troupes mercenaires, s’appliquaient à le parler. L’organisation ecclésiastique était à l’apogée avec cinquante sept métropoles, quarante neuf archevêchés et cinq cent quatorze évêchés. L’université, agrandie et prospère attirait des étudiants de toutes les régions. Malgré l’exagération du régime protectionniste des monopoles et des prohibitions, le commerce s’était développé grandement ; l’agriculture de même. Les finances étaient administrées avec méthode et probité. Aussi à la fin du règne de Basile II, les revenus de l’État dépassaient-ils trois milliards ; ce prince en mourant, laissa une réserve de plus d’un milliard.

Il laissa ce qui était plus précieux encore, une armée et une flotte redoutables. L’armée, lui et ses prédécesseurs l’avaient endurcie par un siècle de campagnes et de combats. C’est elle qui avait accompli, entr’autres exploits, ce raid incroyable de l’hiver 994-95 grâce auquel Alep sur le point de succomber avait été sauvée. Une quarantaine de mille hommes détachés des opérations contre les Bulgares avaient été lancés à travers l’Asie-mineure franchissant le Taurus comme jadis Alexandre et Cyrus. Tous étaient montés sur des mules rapides. L’énorme distance fut parcourue en seize jours. L’orient en resta frappé d’admiration et de crainte. Quant à la flotte, elle avait pour arme principale le fameux « feu grégeois » dont le secret jalousement gardé ne put jamais être connu des ennemis. Il semble évident, en comparant les nombreux textes qui font mention de ses effets effrayants que le « feu grégeois » devait être une combinaison de mélanges détonants et d’huiles inflammables. De longs tubes flexibles placés à la proue de chaque navire servaient à diriger le jet brûlant qui portait la terreur parmi les équipages adverses[12]. Les arsenaux byzantins étaient à même d’armer des quantités de ces navires. Lors de l’expédition de Crète en 960, on en mit en ligne plus de deux mille.

En regard de tant d’éléments de force, l’empire possédait deux sources principales de faiblesse. Une féodalité s’y développait. La terre s’agglomérait en domaines d’une immense étendue dont il était infaillible que les possesseurs ne finissent par s’ériger en princes quasi indépendants. En vain les empereurs multipliaient-ils les mesures pour la protection de la petite propriété, celle-ci tendait de plus en plus à disparaître. Par ailleurs dans cette monarchie ultra-centralisée, la valeur du chef unique devenait question de vie ou de mort. Supérieur, il pouvait tout ; inférieur à sa tâche, il perdait tout. Or voici qu’à cent cinquante années illustrées par les noms de souverains mémorables allaient succéder cinquante cinq années (1025-1081) de défaillances, de coups d’État, d’anarchie. Le péril extérieur avait changé de nom et de direction, voilà tout ; il venait maintenant de l’est et de l’ouest ; les Turcs envahisseurs de l’Asie-mineure étaient presque plus inquiétants que ne l’avaient été les Arabes ; les Normands exploiteurs de la Méditerranée ne l’étaient guère moins que ne l’avaient été les Bulgares. À l’intérieur une sorte de réaction anti-militariste se manifesta. Il se créa un « parti civil ». Des « intellectuels » en furent les instigateurs. Certains réclamaient au nom de la « pensée libre ». Le plus grand d’entre eux, Psellos, fut le premier ministre de Michel VII (1071-1078). Historien, pamphlétaire, poète, orateur, voire même astronome et philosophe, celui qu’on a nommé parfois le « Voltaire byzantin » nous a laissé sur son temps les écrits les plus curieux et donné de son intérieur familial l’impression la plus captivante. Son style plein de verve et d’esprit, l’étendue de son savoir, l’originalité de ses vues font oublier son caractère insuffisant, ses intrigues, ses flatteries, son souci d’être vu et admiré. Le byzantinisme dont Psellos nous a tracé le tableau accusait la décadence. Pourtant il recelait encore beaucoup de forces et c’est pourquoi il devait résister quatre siècles aux pires assauts du destin mais il n’avait plus ces contours robustes qui, aux temps de Justinien, de Constantin V ou de Basile Ier, avaient permis le prompt relèvement de l’empire chaque fois qu’une main puissante s’était trouvée à portée pour saisir le gouvernail.

Ces quatre siècles ne sont plus à proprement parler de l’histoire byzantine. Ils relèvent plutôt de l’histoire des Normands, des Turcs et des croisés. Byzance y apparaît écrasée sous la triple pression de ces adversaires redoutables et la lenteur de son trépas est chose étonnante. Les Commène (1081-1204) en accédant au trône par un coup d’État — salutaire en ce qu’il mettait fin à une période de désordre et d’impuissance — aristocratisèrent définitivement le pouvoir impérial. Ils appartenaient à la haute féodalité militaire. Et sans doute, Alexis (1081-1118), Jean (1118-1142), Manuel (1143-1180) furent des souverains remarquables, bons soldats, bons diplomates, braves, brillants, zélés. Le second mérita d’être appelé Kalojean ce qui signifie Jean l’excellent et le troisième fut la plus séduisante figure de son temps. Mais, en face d’une noblesse de plus en plus exigeante et remuante et dont ils étaient eux-même issus, ils ne purent pas s’appuyer efficacement sur le peuple comme l’avaient fait tant de leurs prédécesseurs sortis du peuple. Pour l’avoir tenté, Andronic Commène (1182-1185) fut promptement renversé. Autour d’eux la féodalité agissait comme un agent de dislocation. Lorsque l’énorme vague d’appétits matériels provoquée par les croisades déferla de l’occident sur l’orient, tout était mûr pour le morcellement.

L’hostilité de la papauté, les convoitises des aventuriers, les rancunes latines contre l’hellénisme aidèrent grandement les Vénitiens à exécuter le plan machiavélique qu’ils avaient conçu. La ivme croisade (1203) détournée par eux de son but et de sa route jeta contre Byzance toutes les forces assemblées pour délivrer la Terre sainte. Le 12 avril 1204 la ville prise d’assaut fut honteusement pillée et saccagée. Et selon le traité de partage préalablement signé, les vainqueurs s’attribuèrent les dépouilles. Venise occupa tous les points dont son commerce pouvait bénéficier : Durazzo, la Crète, l’Eubée, Gallipoli, Rodosto tandis que ses patriciens se créaient de belles seigneuries dans les îles de l’archipel. Un patriarche vénitien remplaça le patriarche grec en même temps qu’un croisé flamand, Baudouin devenait empereur entouré de vassaux tels que le roi de Salonique, le duc de Philippopoli, le duc d’Athènes, le prince de Morée, etc… toute une floraison d’États féodaux sans racines et sans raison d’être, mis aux mains de titulaires le plus souvent ignorants, avides et enorgueillis de leur facile victoire.

Les gouvernants et le haut clergé byzantin passèrent en Asie-mineure. Ils s’y trouvaient chez eux. L’Anatolie était demeurée très grecque de race et de langue. Elle le savait et s’en vantait. C’est de là que l’empire tirait ses meilleurs serviteurs civils et militaires. Les Commène en sortaient. Ils n’eurent point de peine à y grouper toutes les volontés pour préparer la revanche. Deux États naquirent. L’un dont Trébizonde fut la capitale s’étendit sur les côtes de la mer Noire jusqu’au Caucase. Il devait subsister pendant deux siècles et demi (1204-1461). L’autre constitué autour de Nicée grandit rapidement. Théodose Lascaris (1206-1222) et son gendre Jean Vatatsès (1222-1254) le rendirent prospère. Pendant ce temps les « Latins » comme on les appelait voyaient les difficultés se multiplier sous leurs pas. Et déjà Salonique leur avait été enlevé par un grec d’Europe. Tantôt en s’appuyant sur les Bulgares et tantôt sur le sultanat d’Iconium, mais surtout en utilisant les discordes de ses adversaires, Vatatsès était parvenu à encercler Byzance. Quand il mourut, il ne restait plus qu’à reprendre la ville. Le 15 août 1261 Michel Paléologue était couronné dans la basilique de Ste-Sophie. Les territoires sur lesquels il allait régner se trouvaient singulièrement réduits : en Europe, la Thrace et une partie de la Macédoine, dans l’archipel, Rhodes, Lesbos, Samothrace… en Asie, l’Anatolie. Ce qui était plus réduit encore, c’était le prestige impérial jadis si solide, si persistant à travers les circonstances critiques, désormais inapte à entraver les mauvais desseins. Byzance avait été prise une fois. Pendant plus de cinquante ans elle était demeurée aux mains des usurpateurs. C’en était assez pour rompre le charme sacré qui avait aidé longtemps à sa défense. Vainement Michel VIII (1261-1282) guerroya-t-il vaillamment à toutes les frontières. Vainement alla-t-il pour se ménager des alliances jusqu’à négocier une entente avec Rome, prêt à renoncer même à l’indépendance de l’Église grecque. L’empire comme on l’a dit « ne pouvait plus être sauvé ». Pendant tout un siècle des discordes internes le désolèrent. Tandis que les Ottomans au dehors progressaient à ses dépens, les prétendants se disputaient le trône. Un vent de révolution soufflait sur le peuple. Salonique se constitua en république démagogique. L’opinion refusait de consentir au rapprochement des Églises. Le projet n’avait fait qu’exaspérer les passions religieuses. À la veille de la catastrophe finale (1452), on se battait autour de Ste-Sophie entre adversaires et partisans de l’union. Les mercenaires se révoltaient. Un moment la garde catalane bloqua la ville et saccagea les alentours. Quant aux envahisseurs turcs, l’occident jaloux et rancunier les regardait avec satisfaction occuper la péninsule des Balkans. Dès 1365 leur capitale fut à Andrinople. Ils détruisirent la Serbie à Kossovo (1389) et bientôt après annexèrent la Bulgarie. Ils s’attaquèrent enfin à Byzance et deux fois sans succès. La cité résistait héroïquement. Elle tomba le 29 mai 1453 après un siège de cinquante quatre jours et son dernier empereur Constantin XI mourut glorieusement sur la brèche. Jusqu’à l’heure suprême elle était restée l’asile de la culture et de l’art. Son université, ses écoles brillaient encore du plus vif éclat. Ses écrivains, ses savants, ses philosophes étaient légion. Des souffles novateurs semblaient inspirer ses architectes et ses décorateurs. Jamais agonie ne fut plus grandiose. Jamais on n’avait vu ni on ne devait revoir ce rétrécissement graduel et concentrique d’un grand empire autour de la ville qui en avait été l’animatrice et le symbole. Carthage n’avait possédé que des territoires de production ou d’exploitation. Mais l’empire byzantin peuplé de sites illustres, héritier de traditions millénaires avait été une réalité puissante. Alors que de cette réalité plus rien ne restait que des débris épars, on eût dit que la cité impériale ramassait en elle-même la lumière qu’elle avait durant des siècles répandue sur le monde afin de s’entourer d’un ultime éclat au moment de sombrer dans la nuit barbare.


LES ARABES

En propageant de l’est à l’ouest la religion de l’islam, les Arabes en ont-ils voulu tracer l’emblème sur le sol ? Leur épopée en effet a dessiné comme un immense croissant appuyé aux rives méridionales de la Méditerranée et dont Bagdad et Cordoue formeraient les pointes. Cette épopée a duré six siècles : elle s’enferme entre les deux dates extrêmes : 622-1212. Mais on ne saurait la bien comprendre si on en néglige le préambule, c’est-à-dire l’étude de l’Arabie avant Mahomet.

L’Arabie est une terre étrange dont les parties fertiles ou simplement habitables sont séparées les unes des autres par de vastes régions pierreuses et desséchées et qu’isolent au nord des déserts de sable. Elle a dû à sa configuration d’échapper aux invasions asiatiques. Les habitants n’ont point connu les grands bouleversements, les migrations dévastatrices, les formes politiques ou religieuses imposées par un vainqueur impitoyable mais c’est une erreur généralement commise de voir en eux des populations retardataires vouées à l’ignorance et à la pauvreté. Placés sur la route des caravanes qui, par les rivages orientaux de la mer Rouge et ensuite par eau, mettaient la Méditerranée et l’Inde en communications de façon plus rapide, plus facile et souvent plus sûre que ce n’était le cas en traversant l’Iran ou même le golfe Persique — appartenant à cette fine race sémitique d’où sortaient les Hébreux, les Phéniciens, beaucoup de Syriens et de Babyloniens, les Arabes avaient pris contact de très bonne heure avec les deux groupes de civilisation, le méditerranéen et l’asiatique. Ils n’étaient ni intellectuellement ni matériellement en position de leur servir de trait d’union et d’en assurer ainsi la féconde fusion mais ils se trouvaient capables de s’affiner grandement sous l’influence des peuples dont la liaison commerciale s’opérait par leur territoire. De la sorte s’étaient développés chez eux le culte du beau langage, l’amour de la poésie, la pratique d’une large et généreuse hospitalité, le respect de la parole donnée ; à ces qualités chevaleresques la vie nomade et les conditions géographiques accouplaient des mœurs pillardes et ce goût du guet-apens, de l’aventure et de la violence que de pareilles mœurs impliquent toujours. En Arabie de grands marchés annuels se tenaient à l’occasion desquels on concluait une trêve de plusieurs mois. Ces marchés n’étaient pas seulement des centres d’opérations commerciales ; des concours de poésie les ennoblissaient. L’un d’eux avait lieu aux environs de la Mecque et les participants en profitaient pour accomplir un pèlerinage au sanctuaire qui consacrait le souvenir d’Agar et d’Ismaël tombant épuisés dans le désert et voyant une source miraculeuse jaillir à leurs pieds. Cette origine biblique est à remarquer. La religion d’Abraham avait été celle des Arabes. C’est lui qui était réputé avoir construit le petit temple fruste reposait la « pierre noire » apportée du ciel par l’ange Gabriel. Les tribus s’étaient souvent disputées à qui aurait la garde de l’enceinte sacrée. Ce privilège finit par être réservé à une famille déterminée, celle dont précisément devait sortir Mahomet.

Il naquit en 570 ap. J.-C. En ce temps là les Arabes étaient en régression morale. Dès avant l’ère chrétienne, le monothéisme traditionnel avait été obscurci chez eux par les pratiques d’une idolâtrie vulgaire. Il eut même été complètement étouffé si à l’action de quelques groupes demeurés obstinément fidèles aux doctrines monothéistes ne s’était superposé le prosélytisme des nombreuses colonies juives établies sur divers points de l’Arabie. Au sud, dans l’Yemen, tout un groupe de tribus arabes avaient même adopté la foi d’Israël. Le christianisme implanté en Éthiopie avait agi de son côté mais avec moins de force et de succès. Les partisans de l’unité divine représentaient une élite assez puissante et convaincue pour déterminer un grand mouvement d’épuration le jour où un chef se présenterait, prêt à prendre la tête d’un tel mouvement.

Mahomet fut ce chef. On l’a naturellement comparé à Jésus-Christ et à Çakya Mouni antérieurs à lui l’un de six cents ans et l’autre de douze cents car il y a comme un rythme singulier dans la succession des trois religions, bouddhiste, chrétienne et musulmane. Mahomet ne peut guère soutenir la comparaison. C’est une figure sympathique mais il n’eut rien de divin ni même de surhumain. Enrichi par son mariage, adonné à la polygamie, il ne posséda que les vertus accessibles à l’homme moyen. Sa probité, sa douceur, sa fidélité étaient grandes et même après que, visionnaire exalté, il eût cessé de se croire un homme comme les autres, il demeura sincère et bon. Pourtant quand il lui fallut le 16 Juillet 622 (c’est la date de l’hégire, c’est-à-dire de l’ère musulmane) s’enfuir de la Mecque pour échapper aux persécutions dont il commençait à être l’objet, c’est à l’épée qu’il recourut pour imposer la foi nouvelle et ce simple fait suffit à différencier de façon fondamentale l’islamisme du bouddhisme et du christianisme. Il est certain que la « guerre sainte » ne fut prêchée que contre les idolâtres mais le principe allait bien vite s’en trouver étendu à tout ce qui n’était pas musulman. De même la soumission sans réserve à la volonté divine — signification du mot : islam — devait rapidement dégénérer en un fatalisme simpliste propre à engendrer la stagnation de l’esprit. Par ailleurs son extrême clarté dogmatique explique la rapide diffusion de l’islamisme. Tandis que le bouddhisme nourri de philosophie, avait tout de suite ouvert la porte à des spéculations sans fin, tandis que la doctrine chrétienne en se constituant, s’était appuyée sur des « mystères » devant lesquels elle conviait la raison humaine à s’incliner sans comprendre, l’islamisme se présentait avec l’auréole de la logique et du bon sens, accessible à tous et capable d’une unité dont les contours grandioses dissimulaient la pauvreté et la stérilité éventuelles. Le monothéisme arabe, en somme, reflétait le monothéisme hébreux dont il était issu mais avec la double supériorité d’un Dieu dénationalisé, rendu infiniment plus « universel » que Jéhovah ne pouvait l’être — et d’un culte à la fois précis dans ses prescriptions et si simple que nul fidèle ne serait enclin à en discuter le principe.

Sitôt Mahomet disparu, l’exaltation qu’il avait su provoquer parmi ses adeptes déjà nombreux fit explosion. Un prosélytisme forcené s’empara des Arabes et les jeta en quelque sorte hors d’eux-mêmes. Sous prétexte d’abattre l’idolâtrie, ils entreprirent la conquête des pays voisins. Ce n’étaient point là leurs premières « sorties ». En Éthiopie, en Égypte, en Syrie, en Mésopotamie on avait eu jadis à faire à eux. Les « hyksos » égyptiens étaient bien certainement des Arabes ; ceux-ci avaient plus récemment dominé à Palmyre avec Odenath et Zénobie… mais alors ils n’avaient ni conscience de leur unité ethnique ni conviction religieuse passionnée tandis que Mahomet venait de leur donner l’une et l’autre. Ils continuaient par contre de ne posséder ni formules gouvernementales ou administratives ni traditions pédagogiques à implanter au dehors ; au vrai ils n’en auraient jamais. On allait les voir se pénétrer peu à peu des formules et des traditions des peuples conquis par eux et servir par là les civilisations que, d’abord, ils voulaient détruire. Mais ils présentaient une nouveauté redoutable : des armées fanatisées aux mains de chefs religieux ne dépendant que de leur propre vouloir. Les premiers « califes » (635-661) furent ainsi à même de conduire sans aucun frein leur entreprise guerrière. En peu d’années, ils devinrent maîtres de la Syrie, de la Palestine et de l’Égypte. L’an 637 Omar, le plus célèbre d’entre eux s’empara de Jérusalem et sa mosquée s’éleva sur l’emplacement qu’avait occupé le temple de Salomon. Puis leurs troupes débordèrent à droite sur la Perse et à gauche sur la Cyrénaïque. Elles parcoururent d’un bout à l’autre l’Afrique du nord et dès 710 pénétrèrent en Espagne. Le croissant était dessiné.

Or jusque là nul n’avait su vaincre ces conquérants soulevés par leur foi et devenus, pour la servir, persécuteurs et sanguinaires. Soudainement leur étonnante fortune atteignit ses limites. En 718, après une année d’efforts acharnés, les Arabes furent repoussés de Byzance qu’ils voulaient prendre ; et quatorze ans plus tard, en 732 à l’autre bout de l’Europe, ayant franchi les Pyrénées et s’étant avancés jusque vers la Loire, ceux d’Espagne subissaient près de Poitiers une retentissante défaite. Les noms de l’empereur byzantin Léon III et du héros franc Charles Martel sont attachés à cette double victoire de la chrétienté. Les conséquences en furent promptes et considérables. Le croissant s’effrita. En 755 la dynastie des califes qui gouvernaient le monde arabe de leur capitale, Damas, fut renversée. On les appelait du nom de l’un d’eux les « Omniades ». Les « Abbassides » qui prirent leur place, se créèrent une nouvelle capitale, Bagdad sur le Tigre. L’année suivante, les « émirs » qui depuis 716 étaient à Cordoue les représentants des califes se proclamèrent indépendants. Dès lors Bagdad et Cordoue s’ignorèrent. Pour compléter la désagrégation, la ville sainte de Kairouan fondée en 669 devint vers 800 une sorte de principauté autonome. Puis ce fut, au Maroc, un arabe du nom d’Edriss qui en 789 déchaîna une guerre religieuse contre les tribus indigènes dont beaucoup suivaient le culte chrétien ou le culte juif ; ayant réussi, il s’érigea lui aussi en prince souverain. Son fils devait être le fondateur de Fez (808). Enfin en 916 un « mahdi » ou prédicateur, moitié moine, moitié soldat leva en Égypte l’étendard de la révolte et devint le fondateur de la dynastie dite des Fatimites dont le Caire, bâti en 968, fut la capitale.

Le monde arabe ainsi disloqué, l’unité s’en trouva irrémédiablement compromise. Sur ce point la religion donne l’illusion contraire mais ce n’est là qu’un trompe l’œil. La foi musulmane, sans doute, ne fut pas entamée. Sa simplicité même la défendait. Qu’il y eût plusieurs califes au lieu d’un seul n’ébranla point la constance des fidèles ; le nombre des mosquées ne s’en trouva pas diminué mais nul génie proprement arabe ne fleurit au pied de leurs minarets ; des goûts, des tendances se prononcèrent qui trouvèrent à s’alimenter dans les traditions des peuples momentanément subjugués : mésopotamiens et syriens, grecs et byzantins, persans, égyptiens. C’est par leur aide que se forma le trésor de connaissances dont les Arabes furent les intelligents conservateurs. Ces connaissances, ils surent les rapprocher, les classer, les perfectionner à une époque où l’occident barbarisé et ruiné se montrait incapable de rétablir la culture antique et de faire valoir l’héritage classique. Eux-mêmes, nous l’avons dit, n’étaient point des barbares ; leur langue perfectionnée, l’amour et l’habitude de la poésie les prédisposaient à ce rôle de médiateurs qui fut si utile à l’Europe. Ce qui est assez étrange c’est que, enclins à la littérature, ils s’en soient plutôt détournés au profit des sciences et de la philosophie aristotélienne.

Il faut peut-être voir là une conséquence de ce qu’on pourrait appeler la tyrannie coranique. Le coran, comme chacun sait, est le recueil des enseignements de Mahomet. Le désordre des versets souvent obscurs, parfois même inintelligibles ne nuit pas à la beauté littéraire de l’ensemble. L’éclat des images, l’impétuosité de la pensée, la grâce de maints passages font du coran une œuvre impressionnante. Rendu public au lendemain de la mort du prophète par les soins de son successeur, le coran fut aussitôt l’objet de la vénération générale. Il devint le livre unique des Arabes ; ceux-ci le relurent indéfiniment et l’apprirent par cœur ; chaque mot leur en parut inspiré. On prête au calife Omar accusé par la postérité d’avoir livré aux flammes les manuscrits de la bibliothèque d’Alexandrie — désastre irréparable ! — cette parole insensée : « Ou bien, ils (les manuscrits) contiennent la même chose que le coran et alors ils sont inutiles ; ou bien ils contiennent autre chose et alors ils sont nuisibles. » L’exactitude de l’anecdote a été contestée mais elle dépeint assez bien l’état d’esprit des chefs arabes au début de leur épopée. Plus tard lorsque, rassassiés de victoires, ils se furent fixés sur les terres conquises, leur obscurantisme s’atténua. La finesse innée de la race reprit le dessus. Les souverains qui régnèrent à Bagdad s’entourèrent de savants et de chercheurs ; leurs cours devinrent des foyers de brillante culture mais l’esprit qui y domina demeura orienté vers l’exact et le pratique et dans la faveur alors marquée aux écrits d’Aristote, on reconnaît le souci encyclopédique si caractéristique de la civilisation arabe. Initiés à l’hellénisme par les nestoriens d’Édesse (ainsi que nous l’avons vu en étudiant l’histoire de la Perse) les Arabes connurent aussi Platon car les derniers philosophes platoniciens de l’école d’Athènes exilés par Justinien avaient trouvé asile en Perse mais c’est d’Aristote qu’ils s’éprirent et avec ses œuvres, ce furent celles de Gallien, d’Hippocrate, d’Euclide, d’Archimède qu’ils étudièrent et traduisirent de préférence. Reprenant le travail astronomique des Grecs, ils poussèrent les observations, les calculs, la fabrication des instruments nécessaires… aussi loin qu’ils le purent, se montrant toutefois incapables des hautes spéculations qui avaient permis à un Aristarque de Samos de pressentir tout le système de l’univers. Les mathématiques firent, grâce à eux, de grands progrès ; la trigonométrie et surtout l’algèbre furent à ce point perfectionnées qu’ils en ont souvent passé pour les inventeurs et on leur fait gloire de la numération en usage parmi nous, bien qu’ils n’en soient pas les auteurs, parce qu’ils surent lui donner sa forme ingénieusement simplifiée. Ils eurent des géographes, des agriculteurs, des chimistes, des médecins et dans tous ces domaines — notamment par la culture et l’utilisation des plantes médicinales et industrielles — ils réalisèrent une multitude de ces petits progrès dont la coordination améliore l’existence en augmentant le bien-être.

Y eut-il un art arabe ? On ne saurait le nier. Si la plupart des monuments arabes d’orient ont péri, élevés qu’ils étaient en matériaux trop frêles, ceux d’Espagne ont mieux résisté. Séville, Cordoue, Grenade attestent un goût architectural et une habileté ouvrière extrêmes ; seulement des indices certains permettent de remonter aux origines d’une pensée artistique qui n’est point arabe. Les premiers constructeurs de mosquées avaient simplement reproduit le plan des basiliques chrétiennes primitives. Utilisant les débris de temples anciens qui se trouvaient à portée, on les avait vus parfois planter les colonnes à l’envers, le chapiteau à terre et le piédestal en l’air. N’ayant point de préférence, ils se mirent volontiers à l’école des Byzantins et des Persans mais bientôt un art différent s’offrit à les servir, celui des Coptes.

Les Coptes[13] étaient des mystiques en réaction contre Byzance et dont l’opposition s’était manifestée jusque dans la conception de la beauté. Répudiant à la fois la coupole et le plein cintre, leur architecture présentait ces caractéristiques contradictoires d’une silhouette extérieure en terrasse et d’un dessin intérieur en ogive. L’arc brisé aigu était-il là pour soutenir le toit et éviter des couvertures qui ne pouvaient plus se faire en pierre comme au temps des Pharaons faute de main-d’œuvre et d’argent et qui ne pouvaient pas non plus se faire en bois, le bois étant trop rare en Égypte ? Ou bien répondait-il à une aspiration de l’âme et symbolisait-il quelque extase mentale ? On peut en disserter à loisir. Mais comme d’autre part les Coptes témoignaient d’une répugnance extrême pour les formes sculpturales et picturales représentant des êtres vivants et se plaisaient à y substituer les motifs stylisés et les figures géométriques fleuries, ils étaient faits pour s’entendre avec les Arabes que les enseignements du coran engageaient dans la même direction. Les artistes coptes furent dès lors au service de ceux-ci et, sous leurs doigts habiles, naquit l’arabesque. Faïences, boiseries, verreries, tentures, tapis, armes damasquinées, l’entrelacement à la fois fantaisiste et discipliné des lignes indéfinies se trouva reproduit partout, sur les murailles et sur les objets, sur le cuir et sur le parchemin. Et passée de là dans le domaine universel, l’arabesque ne cessa plus de charmer le regard par les multiples aspects de ses entrecroisements légers.

Nous pouvons maintenant prendre, au soir de son destin, un aperçu panoramique de ce monde arabe si singulier, attachant et divers. Bien vite rentrée dans le cadre de son autonomie silencieuse, l’Arabie ne sera plus qu’une Terre sainte vers laquelle se dirigeront tout le long des âges d’infatigables pèlerinages. Aux deux pointes du croissant, en Mésopotamie et en Égypte d’un côté, en Espagne de l’autre se sont élevées des souverainetés somptueuses que l’excès des richesses et le goût de tous les luxes ont rapidement affaiblies. Là il n’y a guère eu d’arabe que les chefs, parfois remarquables, volontiers tolérants, sachant utiliser avec intelligence le concours des races indigènes : races affinées comme les Persans et les Égyptiens ou bien énergiques et vivaces comme les Espagnols et les Berbères. Nous avons vu en étudiant l’histoire des premiers s’écrouler successivement sous la poussée turque la puissance des califes de Bagdad (1056) et celle des califes du Caire (1171). L’histoire des seconds nous apprend comment vers l’an 1000 le califat de Cordoue s’étant démembré en une série de principautés, l’action marocaine se manifesta dans la péninsule par l’intermédiaire de deux dynasties successives, celle des Almoravides (1055-1147) et celle des Almohades (1147-1269) qui combinèrent assez curieusement les mentalités arabe et berbère et dont la puissance, un long moment, s’étendit sur tout le sud de l’Espagne en même temps que sur l’occident de l’Afrique, ce moghreb (couchant) dont le nom poétique est encore employé parfois pour désigner le Maroc.

Mais il ne conviendrait pas de penser que par une énumération d’empires et de principautés, le champ de l’activité arabe se trouve délimité. Il reste les innombrables groupements alimentés par la piraterie. Durant des siècles, les pirates arabes non seulement entravèrent et rançonnèrent le commerce de la Méditerranée mais sur bien des points de ses rivages créèrent des établissements durables. Une tradition existait. Avant eux des pirates grecs et phéniciens, ibères et illyriens avaient écumé la mer. C’était un métier lucratif et tentant. On s’associait pour armer une flottille qui grandissait avec le succès. Il y fallait de l’audace, de l’ingéniosité, le goût des aventures et la passion du gain, toutes caractéristiques par lesquelles les Arabes se distinguaient. Aussi, s’étant vite familiarisés avec la mer, ils se répandirent de tous côtés, occupant les îles, Chypre, la Crète, la Sardaigne, la Sicile… prenant pied sur la côte marseillaise, partout précédés par la terreur qu’inspirait leur nom. On peut se faire une idée de leurs exploits en évoquant ce sac de Salonique qui eut lieu un dimanche de juillet de l’an 904. La grande ville surprise en pleine sécurité se vit enlever en quelques heures vingt deux mille jeunes gens et jeunes filles qui emmenés en Crète y furent vendus comme esclaves. La Crète, grande capitale des pirates, regorgea bientôt de richesses ; son marché d’esclaves surpassait tous les autres. De là les efforts des empereurs byzantins pour la reprendre. Après cinq expéditions infructueuses, celle de 960 conduite par Nicéphore Phocas réussit et la Crète redevint grecque pour deux siècles et demi. Mais la piraterie arabe ne cessa pas pour cela ; les vaisseaux effilés et rapides dont les voiles noires annonçaient aux populations riveraines les deuils prochains continuèrent de sillonner les flots. Alger, Tunis et Tripoli en furent les centres attardés. Les âges passaient et leurs corsaires demeuraient impunis. Derrière cette façade de brigandage, le monde arabe se cristallisa ; la vie du désert s’empara de son esprit et le limita aux horizons primitifs. Il ne resta plus que le souvenir de ces émirs fastueux et despotiques, alternativement cruels et généreux, et aussi à leur aise, comme on l’a observé, « dans les palais des mille et une nuits que sous la tente du bédouin pillard. »[14]

Qu’ainsi le dernier mot ait été dit de l’histoire arabe, cela n’est guère probable. Lorsqu’une race possède un pareil passé, on doit s’attendre à ce que de longues somnolences lui préparent un réveil brillant.


LES CROISADES

Le numérotage des croisades a été inventé pour la commodité d’un enseignement formaliste et tendancieux. Il est contraire à la réalité des faits. Il n’y a eu qu’une seule croisade composée de plusieurs expéditions et qui revêtit dès le principe un triple caractère : religieux, guerrier et commercial. Le caractère religieux s’affaiblit et disparut le premier ; le caractère commercial s’affermit au contraire et subsista longtemps.

Dès le ivme siècle de l’ère chrétienne, les fidèles d’occident avaient commencé à se rendre en pèlerinage à Jérusalem. La mère de Constantin, Hélène, par son zèle pieux avait restitué aux lieux saints sinon leur aspect primitif du moins leur autonomie. On pouvait s’en approcher et y faire ses dévotions. Les nouveaux convertis du nord, Germains, Francs, Scandinaves mûs par l’ardeur des néophytes ainsi que par la curiosité du voyage affluaient. À d’autres le pèlerinage était imposé en expiation de quelque crime. Des sortes d’agences de voyage fonctionnaient avec itinéraires combinés d’avance. À travers cet état de choses la conquête arabe ne jeta qu’un trouble passager ; d’abord, parce que le Christ ayant été honoré par Mahomet, les Arabes respectaient son tombeau ; ensuite parce qu’ils avaient intérêt à ne pas décourager un mouvement qui les enrichissait eux-mêmes. Charlemagne qui échangea des présents amicaux avec Haroun-al-Raschid reçut de ce calife une sorte de suzeraineté honoraire sur les lieux saints. Il l’exerça par l’envoi d’une ambassade annuelle chargée d’encourager et de surveiller les établissements hospitaliers qui avaient pris naissance en Palestine pour le service des pèlerins. Après l’effritement de l’empire de Charlemagne, ce privilège passa aux empereurs byzantins. Ainsi des relations satisfaisantes — et parfois presque cordiales — existaient en orient entre chrétiens et musulmans. Au début du xime siècle, après la terreur de l’an mille qui décidément n’avait pas amené la fin du monde, les pèlerinages redoublèrent d’intensité. Mais vers le soir de ce siècle, l’apparition des Turcs modifia entièrement la situation. On eut le sentiment d’un péril prochain, avant même qu’il ne se fût dessiné.

La papauté qui s’en émut la première jouissait alors d’un grand prestige moral. Elle venait d’affirmer son pouvoir en proclamant la « trêve de Dieu » par laquelle du mercredi soir au lundi matin de chaque semaine nul ne devait faire acte de violence envers son prochain sous peine d’excommunication. Il faut se transporter par la pensée au sein de la société d’alors livrée à ses instincts barbares pour apprécier le bienfait de cette détente hebdomadaire obligatoire. Il n’y avait là pourtant qu’un palliatif. Pour mettre fin à la crise dont souffrait l’occident en mal d’organisation civilisée, il fallait davantage. Quelque grande secousse était nécessaire. La force féodale inoccupée se dépensait en querelles armées entre les seigneurs. Les peuples en pâtissaient, soumis à des tyrannies locales exaspérantes. C’est alors que le pape songea à la « délivrance du tombeau du Christ ». On a voulu faire croire qu’il y avait eu là une pensée longuement mûrie par l’Église ; les documents sur lesquels on s’est appuyé pour le prouver ont été reconnus apocryphes. Le plan, au contraire, jaillit spontanément ce qui n’enlève rien à sa valeur. Malheureusement son exécution fut déplorable. Il eut fallu tout réglementer et préparer avec soin. Au lieu de cela on s’en remit au Saint esprit. La foi fut chargée de faire des miracles et l’enthousiasme de tenir lieu d’organisation technique. De plus, tandis qu’au concile de Clermont (1095) où l’entouraient des milliers de chevaliers, le pape Urbain II les incitait à mettre leurs épées au service de la chrétienté, on permit à des agitateurs populaires tels que les français Pierre l’ermite et Gauthier « sans avoir » ou l’allemand Gottesschalk de provoquer l’exode de masses indigentes fanatisées par leurs discours. Et l’on vit ainsi des familles entières avec vieillards et enfants entasser des provisions sur un charriot et se mettre en route au hasard à la grâce de Dieu, demandant à chaque ville rencontrée si ce n’était point là cette Jérusalem vers laquelle ils se dirigeaient. Bientôt une masse inouïe dévala le long du Danube, harassée, affolée par cette marche interminable, obligée de piller pour se nourrir, soulevant l’hostilité sur son passage, semant des traînards destinés à mourir de misère et ne luttant contre le découragement que grâce à l’exaspération mystique quotidiennement entretenue par les chefs.

L’empire grec avait une part de responsabilité dans l’évènement. Malgré son peu de sympathie pour l’occident, Alexis Commène inquiet des progrès formidables des Turcs installés en Asie mineure[15] avait adressé un pressant appel à la chrétienté. Lorsqu’il vit aux portes de Byzance l’étrange secours qu’on lui envoyait, il regretta amèrement de l’avoir provoqué. Cependant, à la suite d’une si lamentable avant-garde, parurent les guerriers : quatre armées groupées par nationalités. Godefroy de Bouillon, duc de Basse Lorraine et son frère Baudouin commandaient les Allemands ; deux princes normands de Sicile, Bohémond et Tancrède, commandaient les Italiens. Quant aux Français, ils étaient divisés en deux groupes : les Provençaux et les Français du nord. Ils descendirent la vallée du Po, traversèrent l’Adriatique et la péninsule des Balkans. Il semble qu’en route l’état d’esprit des croisés se soit précisé ; la convoitise commença de l’emporter sur la conviction. On les a bien dépeints en disant que la plupart étaient des hommes « simples, oisifs, curieux, pleins d’ambition, avides de satisfaire leurs appétits dans ce monde et d’assurer leur salut dans l’autre ». Ce qui les jetait avec tant d’enthousiasme en une pareille aventure, c’était justement la perspective d’assurer leur salut en satisfaisant leurs appétits. Or ces appétits, d’abord vagues, prirent bientôt des contours nets. La vue de Byzance et de ses merveilles, l’exemple de cette poignée de Normands qui avaient su, soixante ans plus tôt, avec un peu de chance et beaucoup d’audace, se tailler des royaumes dans le sud de l’Italie, le contact de tant d’ardeurs individuelles se surexcitant les unes les autres, tout concourait à matérialiser de plus en plus la croisade. Il n’était pas jusqu’aux nombreux ecclésiastiques accompagnant les guerriers qui ne rêvassent d’évêchés plantureux et d’opulentes prélatures.

L’empereur Alexis Commène cherchait à se débarrasser au plus tôt des hôtes encombrants desquels il attendait peu d’appui et qui lui valaient, ne fut ce qu’en matière de ravitaillement, les pires complications. Mais il ne voulait pas les laisser aller sans qu’ils se fussent engagés à restituer à l’empire les territoires jadis siens que leurs armes pourraient arracher à l’islam. L’engagement finit par être pris ; bien entendu, il ne fut pas tenu. Les navires byzantins transportèrent alors les croisés en Asie-mineure. Leur nombre était déjà fort diminué ; pourtant à la revue générale qui fut passée devant Nicée, on en dénombra environ six cent mille sans compter cent mille cavaliers. Bien peu de ces combattants devaient revoir l’Europe. À l’approche du but leur fougue les rendit redoutables. Vainqueurs à Dorylée (1097), ils s’emparèrent d’Antioche en 1098 et l’année suivante entrèrent à Jérusalem. Leur triomphe s’accompagna des plus vilaines cruautés. Un chanoine de la cathédrale du Puy qui raconte ce dont il fut témoin, décrit joyeusement « les monceaux de têtes, de mains et de pieds » dressés aux carrefours de la cité sainte ; il note que le comte de Toulouse a fait arracher les yeux et couper le nez de ses prisonniers et il voit en cela un « juste et admirable jugement de Dieu »!

Ainsi prit fin ce qu’on dénomme la « première croisade », longue et sanglante expédition qui coûta la vie à un demi million d’hommes et aboutit à la fondation de quatre États : le royaume de Jérusalem, la principauté d’Antioche, le comté d’Édesse et le comté de Tripoli[16]. Ces États de civilisation nettement française vécurent un siècle environ ; nous aurons à y revenir. D’autre part, les villes du littoral asiatique devinrent de véritables entrepôts européens où Marseille et les grandes cités commerçantes d’Italie se firent attribuer des quartiers entiers. Les pèlerins recommencèrent à affluer et des ordres militaires furent créés pour les protéger[17].

Cependant un pareil élan devait nécessairement se prolonger. Les premiers croisés ne pouvaient manquer d’avoir des imitateurs. Dès 1101 une expédition composée de Français, d’Allemands et d’Italiens du nord s’organisa. Elle fut anéantie et l’on accusa l’empereur Alexis de complicité dans cet événement. Il y eut aussi des croisades de parade. En 1102 Éric le bon, roi de Danemark partit pour Jérusalem avec sa femme et trois cents hommes d’armes. Il traversa la Russie « au son des cantiques et des cloches[18] ». Il s’arrêta à Byzance où sa présence suscita tant d’enthousiasme parmi la garde impériale composée de scandinaves que l’empereur Alexis en conçut quelque souci. Ayant continué son voyage, Éric, tombé malade, débarqua à Chypre et y mourut. La reine, peu après, mourut à Jérusalem et les soldats danois allèrent se joindre aux chrétiens qui assiégeaient Jaffa. En 1106, ce fut Sigurd Ier de Norvège qui partit avec soixante grands vaisseaux et dix mille hommes, fit escale en Angleterre et en Portugal, guerroya contre les pirates arabes aux Baléares, se vit fêter au passage par le roi normand de Sicile et finalement aida le roi de Jérusalem Baudouin à s’emparer de Sidon et à défendre Saint Jean d’Acre. Sigurd revint par Byzance et l’Allemagne.

Édesse ayant été repris par les musulmans en 1144, le pape Eugène III tenta de déterminer une croisade. St. Bernard la prêcha. Louis VII de France et Conrad III d’Allemagne en prirent la tête mais l’enthousiasme n’y était plus et dit un chroniqueur « leurs armées fondirent en route ». Les deux souverains d’ailleurs ne s’entendirent pas. On ne réussit pas même à prendre Damas. L’échec fut complet. En 1187, Jérusalem retomba aux mains des musulmans. L’émotion fut considérable en occident où, quatre vingt dix ans auparavant, la prise de la ville par les chrétiens avait été saluée comme un gage du plus solide avenir. L’empereur d’Allemagne Frédéric Barberousse, Philippe Auguste roi de France et Richard « cœur de lion » roi d’Angleterre partirent pour la Terre sainte. Les Allemands arrivés les premiers par voie de terre (1190) s’emparèrent d’Iconium au passage mais l’empereur s’étant noyé par accident dans le Cydnus, ses troupes désorientées revinrent sur leurs pas. Les souverains français et anglais qui se jalousaient vinrent par mer et s’emparèrent de Saint Jean d’Acre (1191). Leurs dissentiments s’aigrirent. Philippe Auguste rentra chez lui. Richard demeura et fit un retour romantique dont les aventures tournèrent en légende.

La « quatrième croisade » fut provoquée par le pape Innocent III en 1202. Ce fut celle que Venise détourna à son profit et qui jeta bas pour un demi siècle l’empire byzantin au bénéfice des croisés chez lesquels les appétits terrestres prenaient décidément de plus en plus le pas sur le souci des biens éternels. En 1217, une expédition mise sur pied par le roi de Hongrie, André II, n’aboutit pas[19]. Dix ans plus tard, l’empereur d’Allemagne Frédéric II s’en vint en Palestine près du roi titulaire de Jérusalem qui régnait alors à Saint Jean d’Acre et dont il avait épousé la fille. L’empereur auquel son beau père céda ses droits sur la ville sainte en négocia le rachat et l’obtint. Il y établit un état de choses assez sage (1229) mais qu’on ne sut pas faire durer. Les musulmans y rentrèrent en 1244.

Ce ne sont pas là des « croisades ». À peine faut il donner ce nom aux expéditions de Louis IX, roi de France, en Égypte et en Tunisie (1248 et 1268), expéditions dont nous aurons à parler comme relevant de la politique française. Est-ce à dire qu’en restreignant ainsi à une période de quelques quarante années le mouvement dit des « croisades », il faille également en restreindre l’importance et les résultats ? Bien au contraire. Ces résultats furent immenses mais ainsi qu’il est arrivé si souvent dans l’histoire, ils furent exactement inverses de ce qu’en attendaient les initiateurs. La papauté n’en sortit point grandie et le sentiment religieux en reçut quelque ébranlement. On apprit en occident que tout ne se passait pas à Rome avec autant de vertu et de désintéressement qu’on l’avait cru et que les musulmans n’étaient point les sacripants qu’il avait semblé ; qu’aussi bien Mahomet n’était pas mort « dévoré par les pourceaux » comme la légende en avait circulé. Par ailleurs le commerce et l’industrie virent s’ouvrir devant eux de vastes horizons et, surtout, la féodalité reçut un coup mortel dont elle ne put jamais se relever complétement. Les innombrables petits fiefs qui entravaient tout progrès et limitaient tout horizon disparurent. Leurs possesseurs endettés vendirent des terres ou durent renoncer à des privilèges dont ils n’avaient plus l’autorité nécessaire pour imposer l’observation. Tous ces changements, bien entendu, s’accomplirent lentement et les contemporains ne s’en rendirent compte que très imparfaitement. L’histoire est rarement pressée. Le progrès matériel et le progrès intellectuel pour n’être pas immédiats n’en furent pas moins décisifs. Les croisades taillèrent dans l’enceinte de la société occidentale murée en son ignorance et son étroitesse, la brêche bienfaisante par laquelle tout l’avenir devait passer.


VENISE

L’histoire de Venise qui s’étend sur une période d’environ mille ans ressemble à quelque magnifique représentation théâtrale coupée de ballets et de divertissements et se déroulant dans un décor surprenant : représentation qui aurait toutefois cette double singularité que l’apothéose y surgirait au milieu et non à la fin, et que l’intrigue, d’une belle ampleur et d’un constant intérêt, débuterait et se terminerait petitement.

Le début, ce fut en effet, aux vme et vime siècles, la fuite éperdue des populations du littoral devant les invasions barbares et le refuge cherché par elles dans les lagunes boueuses où s’enfoncèrent les premiers pilotis de Venise ; le terme, ce fut onze siècles plus tard (1797) l’abdication peureuse et précipitée devant Bonaparte qui, par un acte aussi inintelligent qu’immoral, donna Venise et son territoire à l’Autriche.

Dès l’an 774, le groupe des îlots artificiellement agrandis où se forgeait, au contact des rudes industries de la mer, l’énergie vénitienne possédait assez d’habitants pour avoir un évêque et un « duc » dont l’élection par le peuple devait recevoir la sanction de l’empereur byzantin. Car Venise se réclamait de Byzance et mettait alors à s’y rattacher une ténacité réfléchie. Un autre empire s’élevait dans le même temps, celui de Charlemagne qui tenait la Gaule et la Germanie. Entre ces deux empires une nouvelle route commerciale tendait à s’affirmer, remplaçant celle de la vallée du Rhône. Cette route utilisait les cols des Alpes ; Pavie y servait d’entrepôt mais, plus proche du Brenner, Venise serait à même de supplanter toute rivale Elle le voulut et y parvint. Dès lors s’édifia, pierre à pierre, servie par un civisme que pendant des siècles rien n’émoussa, la fortune municipale la plus étonnante de l’histoire. L’intérêt de Venise avant tout ! La beauté de Venise avant tout ! Pour les servir, rien ne coûtera : ni efforts ni félonies. Pour Venise, on fera et on défera sans vergogne les alliances ; pour elle, on tiendra tête aux pirates croates et aux escadres normandes ; pour elle, on bravera les excommunications pontificales ; pour elle un jour, on trahira l’empire byzantin et on organisera l’immense escroquerie de la « ivme croisade » qui lui assurera la primauté méditerranéenne. Pour elle surtout, pour qu’elle soit plus certaine de ne rien laisser perdre de l’activité de ses fils, on mettra debout un extraordinaire gouvernement dont les contrôles jaloux et les surveillances obliques iront s’enchevêtrant indéfiniment et dont l’inquisition et la délation officiellement pratiquées serviront à maintenir la redoutable puissance.

Tout cela suppose des luttes, des résistances, des représailles. Il y en eut. Les « ducs » devenus des doges étaient de vrais monarques et en associant leurs fils à leur pouvoir, ils cherchaient à le rendre héréditaire. Dès 1032 on le leur interdit et deux « conseillers » furent chargés de les espionner. À la suite d’une insurrection fut institué en 1310 ce fameux « Conseil des dix » qui a laissé une réputation de sombre et froide férocité. À partir de 1335, il y eut des « inquisiteurs » permanents et en 1355 le doge Marino Faliero fut décapité pour avoir voulu résister à la tyrannie anonyme qui se fortifiait sans cesse. Désormais nul n’osa plus se rebeller. Quant aux crises sociales, on y pallia en divisant les corps de métier de façon stricte et compliquée. Tout cela formait comme une mosaïque d’institutions immobiles, rigidement encastrées les unes dans les autres. Ce régime qui partout ailleurs eut engendré la stagnation et tué toute initiative puisait, si l’on ose ainsi dire, son antidote dans le fait qu’il fonctionnait dans une atmosphère exclusivement maritime. Venise vraiment détachée de la terre ferme vivait dans la perpétuelle activité des flots, comme un gigantesque entrepôt flottant et il y régnait naturellement un peu de la discipline et de la solidarité qu’impose à bord des navires l’instinct du salut commun.

Il n’en faudrait point conclure que les Vénitiens aient réussi tout le long de leur histoire, à se désintéresser de la politique territoriale. Les circonstances les forcèrent à plusieurs reprises de s’y mêler et parfois aussi, des ambitions mal conçues. Les questions d’alimentation les mirent aux prises avec leurs voisins de la plaine du . La possession de Padoue leur importait pour leur sécurité. Ils furent en guerre avec Vérone et plus tard avec Milan. Bologne et Ferrare qui s’arrogeaient volontiers le contrôle de la navigation fluviale leur portaient ombrage. Tenir le Frioul leur parut une nécessité. De bonne heure ils avaient occupé la Dalmatie. Ils s’y maintinrent quatre siècles pour éviter que d’autres n’y prissent pied ; ils la défendirent successivement contre les Croates, les Hongrois et les Turcs ; ils y élevèrent des belles et artistiques constructions et y recrutèrent d’excellents soldats mais ils n’eurent aucun scrupule à couper les forêts et à étouffer le commerce local par crainte de voir se développer sur cette côte avantagée par la nature des concurrences inquiétantes. Le plus généralement, ils redoutaient la dépense et le péril d’une occupation souveraine. Lorsqu’après la prise de Constantinople par les croisés en 1204, ils se trouvèrent possesseurs « d’un quart et demi de l’empire byzantin » formule qui fut dès lors insérée dans les actes officiels, ils ne tardèrent pas à s’en alarmer. Ils gardèrent la formule parce qu’elle flattait leur amour-propre mais ils se défirent par d’ingénieux procédés de toutes les charges qui ne comportaient point de profits pécuniaires. Ce qu’il leur fallait, c’étaient des privilèges, des exemptions de droits, des concessions sous forme d’entrepôts et de ports francs, des points de relâche bien choisis et aisés à défendre. Ils en eurent partout : en Égypte, en Crète, à Rhodes, à Chypre, sur la côte d’Asie-mineure, dans le Péloponèse et jusqu’en Crimée, au fond de la mer d’Azof. Quand une emprise leur échappait, ils en substituaient une autre. À ce jeu la prospérité croissait en progression vertigineuse. À la fin du xivme et au début du xvme siècles, la richesse de Venise dépassait tous les pronostics. On y comptait plus de mille familles possédant entre deux cent et cinq cent mille francs de rente. Une banque d’État — la première en Europe — recevait des dépôts privés productifs d’intérêts. Venise comptait alors cent quatre vingt-dix mille habitants (bien moins par conséquent que les grandes villes grecques d’Asie, que Babylone, Carthage ou Rome n’en avaient contenu). Sa flotte comprenait trois mille vaisseaux de commerce et trois cents vaisseaux de guerre montés par vingt-cinq mille hommes d’équipage. Sa Monnaie frappait annuellement des ducats d’or (le ducat valait environ seize francs) pour une somme de plus de dix millions de francs. Le luxe était inouï. À certains moments les pouvoirs publics s’en inquiétèrent. Un rescrit sénatorial de 1504 proteste contre les fluctuations incessantes de la mode en matière de toilettes féminines et contre le gaspillage d’étoffe et d’argent qu’entraîne la substitution perpétuelle des robes à traîne aux « robes rondes sans queue » et vice versa. Il est à croire que nombre de sénateurs se trouvaient alors endettés du fait de leurs épouses. Mais Venise, par son étrangeté même et l’énormité de la fortune accumulée dans ses mains, était condamnée à demeurer une ville de fêtes et de plaisirs.

Un cadre merveilleux et vraiment unique y faisait valoir chaque spectacle et le spectacle était quasi quotidien, la moindre occasion de réjouissance étant avidement saisie par toute la population. Il n’est point de ville dont les aspects n’aient été rendus par l’image plus familiers à tout l’univers. Partout on connaît les silhouettes du Campanile, du palais des Doges, de la basilique de St-Marc et l’éblouissante perspective du grand canal sillonné de gondoles et bordé de palais. Un peu d’imagination suffit à évoquer la splendeur inégalable d’une célébration patriotique ou d’une réception solennelle de visiteurs illustres en un pareil lieu. La filiation artistique byzantine s’y révélait de toutes manières et principalement dans l’architecture de la basilique. St. Marc était le patron de Venise depuis le jour très lointain où deux marchands vénitiens s’étant emparé à Alexandrie de la dépouille de l’évangéliste l’avaient rapportée, pensant peut-être par ce pieux larcin illustrer et faire fructifier leur commerce. En 828 on édifia une première église pour abriter la précieuse relique. Puis on la remplaça par une autre plus belle. En 1094 on construisit le troisième St. Marc et quatre siècles d’embellissement en firent selon le mot de Ruskin un « immense reliquaire » tout flamboyant, tout rutilant. Marbres, parures, vitraux, émaux, il n’était rien d’assez riche et d’assez beau pour orner le sanctuaire où palpitait en quelque sorte l’âme orgueilleuse et voluptueuse de la « triomphante cité » comme l’appelait l’historien Comynes lorsqu’il y vint en 1494 représenter la France.

La morale, certes, n’y avait point son temple. Boccace l’appelle crûment « l’asile de toute mauvaiseté ». Mais Pétrarque déclarait qu’« un ami de la tranquillité et de la vertu » ne pouvait se trouver mieux en aucune ville. Va pour la tranquillité ; les gondoles ne font pas de bruit. La vertu c’est autre chose. En tous cas par sa diplomatie habile mais fourbe, par l’égoïsme de sa politique, par l’absence de scrupules de ses procédés, le gouvernement vénitien s’était fait détester des nombreuses victimes de ses intrigues. En 1466 le duc de Milan le disait sans ambages aux ambassadeurs de Venise et, vers le même temps, le pape Jules II déclarait à l’un d’eux qu’il voulait ramener sa patrie « à l’état d’un village de pêcheurs » ; à quoi le vénitien répondit : « Et nous, Saint Père, si vous n’êtes pas raisonnable, nous ferons de vous un petit curé ». Un jour vint où une ligue formidable qu’on a appelée la ligue de Cambrai (1508) se noua entre l’empereur d’Allemagne, les rois de France et d’Aragon, le pape, les ducs de Ferrare et de Mantoue. Venise fut battue et se replia dans ses lagunes comme elle l’avait fait cent cinquante ans plus tôt (1358) lorsque les Génois avec l’appui des Hongrois lui avaient fait courir un péril intense. Dans ces moments-là les Vénitiens ne manquaient ni de courage ni de constance ; ils laissaient passer l’orage et vaillamment préparaient leur revanche sur la destinée.

La fortune de Venise pourtant commençait à déchoir non pas tant du fait des Turcs qui la chassaient peu à peu de ses positions dans la Méditerranée orientale que par suite de la découverte d’une route maritime vers les Indes. Le voyage de Vasco de Gama (1498) contournant l’Afrique et doublant le cap de Bonne espérance provoqua une révolution économique aussi soudaine que profonde. La différence entre le prix de revient des marchandises venues par mer et celui des mêmes marchandises ayant suivi la voie de terre était telle que rien ne pouvait la compenser. Dès 1502 Lisbonne devenait le grand marché des denrées orientales et, l’audace des Portugais croissant avec leurs succès, ils placèrent des navires à l’entrée de la mer Rouge pour achever d’arrêter le commerce de transit avec Venise par l’Égypte. Il eut fallu percer l’isthme de Suez. Venise y songea (1504) mais elle ne sut point convaincre le sultan d’Égypte de la valeur d’une telle mesure peu accessible à la mentalité musulmane. Lisbonne ironiquement invita Venise à venir se ravitailler chez elle et les marchands allemands désertant l’Adriatique s’y transportèrent en effet.

Venise se débattit longtemps et glorieusement contre le mauvais sort. Lorsque les Turcs lui eurent enlevé Chypre, ce fut elle qui, coalisée avec l’Autriche et l’Espagne, leur infligea cette grande défaite navale de Lépante (1571) dont on a pu dire qu’elle avait sauvé la chrétienté et lorsque en 1645, la Crète se trouva attaquée à son tour, les Vénitiens, avec l’aide de volontaires français et autres, tinrent pendant vingt années dans Candie : siège à jamais mémorable dont s’enthousiasma l’opinion européenne.

Dès lors Venise vécut sans espoir de rétablir sa puissance déchue. Elle vécut comme une grande dame noble entourée de ses souvenirs, drapée dans les restes de sa magnificence, fréquentée par de nombreux et illustres admirateurs et accoutumée à recevoir leurs hommages. Puis son énergie et sa dignité déclinèrent. Elle ne sut point mourir en beauté. Retrempée par les souffrances que lui fit éprouver le dur joug autrichien, après une vaine révolte en 1848, elle entra enfin dans le royaume d’Italie (1866) dont elle demeure un des plus beaux fleurons.

On ne saurait traiter de Venise sans mentionner ses rivales méditerranéennes et en premier lieu, Gênes. Indépendants dès le xe siècle, les Génois se donnèrent successivement comme gouvernants des consuls, des « podestats », des dictateurs (1257), des « protecteurs » qui administraient concurremment avec des tribuns appelés « abbés du peuple ». Finalement ils créèrent des doges (1339) comme Venise qu’ils s’efforçaient d’imiter. À deux reprises Gênes appartint à la France (en 1396 et en 1458) puis aux ducs de Milan, mais aucun régime n’y durait. Nobles et plébéiens ne cessaient de se pourfendre. Gênes n’en eut pas moins des flottes puissantes qui firent affluer dans son port de grandes richesses et par moments illustrèrent ses couleurs. Après une vaine lutte de quatorze années contre Venise (1257-1270), les Génois s’allièrent aux empereurs byzantins rentrés dans leur capitale. Ils en tirèrent de grands profits ; ils jouirent alors à Byzance d’une situation privilégiée. Ils eurent des entrepôts à Smyrne, à Ténédos, à Phocée, à Chios, à Lesbos, à Chypre et jusqu’à Caffa en Crimée. En 1350 et en 1376 ils s’attaquèrent de nouveau aux Vénitiens et faillirent les mettre à mal, mais leurs dissensions intestines amenèrent un prompt déclin de leur prospérité.

Pise — que son port ensablé écarte aujourd’hui du rivage — fut un moment une puissance maritime et commerciale redoutable. Elle détint la Corse (1092), la Sardaigne, les Baléares et même Palerme. Elle obtint à Byzance, à Antioche, à Tripoli des avantages pour son trafic. Il faudrait encore citer Naples, Gaète et surtout Amalfi dont l’importance commerciale fut considérable de 849 à 1131 environ. C’étaient d’anciennes républiques grecques qui avaient résisté aux barbares et jouissaient sous le protectorat byzantin d’une véritable indépendance. Mais leur renommée maritime s’efface dans le grand éclat projeté sur tout le monde méditerranéen par l’inégalable Venise.


L’ÉTAT PONTIFICAL

L’histoire de l’État pontifical se confond avec celle d’une institution — la papauté — qui posséda des souverains avant de posséder des territoires et dont le caractère souverain survécut à la perte des dits territoires. L’exemple est unique.

À l’origine, les petites communautés chrétiennes avaient été dirigées par le plus ancien (presbyteros, d’où dériva le mot prêtre). Jusqu’au iime siècle ap. J.-C., les seuls dirigeants ou à peu près furent ainsi ceux que leur âge et leur sagesse désignaient pour cet office. Le nombre des fidèles s’accroissant, on vit se former un clergé ; il était électif. Les « anciens» s’assemblaient pour choisir un « surveillant » (episcopos, évêque) et ils le présentaient ensuite aux fidèles qui devaient confirmer leur choix. Les fidèles validaient également la désignation des prêtres et des diacres faite par l’évêque. Ainsi se forma la hiérarchie sacerdotale. Le droit de prédication qui avait d’abord appartenu à tous fut réservé aux membres du clergé qui devinrent aussi les dispensateurs des sacrements. Une fois constituées sur ces bases, les différentes Églises nouèrent des liens entre elles. Leurs chefs cherchèrent à se réunir pour se concerter, s’éclairer, s’encourager. Vers la fin du iime siècle ces réunions en se régularisant devinrent les « conciles ». Il y eut plusieurs assemblées d’évêques avant Septime-Sévère et sous son règne (193-211) Cyprien, évêque de Carthage en convoqua deux qui groupèrent l’un soixante et l’autre quatre-vingt sept évêques. Les villes les plus importantes furent alors considérées comme des « métropoles » et les occupants de sièges métropolitains devenus des « patriarches » provoquèrent et dirigèrent les conciles, confirmèrent et consacrèrent les simples évêques. Au début du ivme siècle le concile de Nicée reconnut solennellement les patriarcats de Rome, Alexandrie et Antioche. Il y eut aussi ceux de Byzance et de Jérusalem. Ainsi l’Église chrétienne évoluait de la démocratie à l’oligarchie ; elle allait passer de là à la monarchie.

En ce temps la priorité romaine réclamée par les intéressés se trouvait encore très contestée. Dans une lettre à l’évêque Cyprien, son collègue Firmilien dit : « Je suis indigné de la folle arrogance de l’évêque de Rome qui prétend avoir hérité son siège de l’apôtre Pierre » et Tertullien, de son côté tourne en ridicule de pareilles prétentions. Elles étaient viables pourtant, sinon fondées. Rome sanctifiée par la présence des apôtres Pierre et Paul et leur martyre (dont la réalité souvent niée paraît de moins en moins douteuse) avait surtout un double avantage sur les autres métropoles. Elle était seule à l’occident tandis que les quatre autres trop rapprochées les unes des autres se disputaient l’orient. La « zone de conversion » de Rome, pour ainsi parler, se trouvait ainsi être bien plus vaste que celles dont pouvaient disposer ses rivales ; bien plus facile aussi à conquérir et à maintenir : Ibères, Celtes et Germains la peuplaient sans parler des Berbères d’Afrique. Or ces peuples occidentaux étaient des païens d’ordre simpliste n’ayant pas derrière eux le passé de raffinement mythologique et philosophique qu’avaient les Égyptiens, les Grecs ou les Perses. L’hérésie d’Arius — et justement à cause de sa simplicité — devait de longtemps être la seule source de sérieuses difficultés dogmatiques rencontrées par les pontifes romains dans leur œuvre d’évangélisation de ce côté de l’Europe. Ceux-ci d’autre part bénéficiaient du prestige immense dont s’auréolait le nom de Rome. Dans toutes les villes, à mesure que les pouvoirs publics s’y décomposaient, c’était l’évêque qui, de fait, prenait leur place. Qu’on lui donnât ou non le titre de « défenseur de la cité » il en exerçait les fonctions, servant d’arbitre dans les conflits et intervenant auprès des envahisseurs pour les incliner à la pitié. Lorsque la puissance impériale se fut retirée de Rome n’y laissant pour la représenter qu’un préfet placé en face de l’évêque, il était infaillible que ce dernier prit peu à peu le pas sur le délégué d’un pouvoir agité et lointain.

Et pourtant cela ne se fit qu’à la longue tant était grande la force d’attraction historique de ce pouvoir. L’évolution s’opéra entre le pontificat de Léon Ier (440-462) et celui de Grégoire le Grand (590-604). On a pu dire de Léon Ier qu’il fut « le véritable fondateur de la monarchie pontificale. » Il lui donna en effet des principes et des cadres, une organisation et des traditions administratives mais celui qui assura vraiment son avenir fut Grégoire Ier[20]. Descendant d’une illustre famille qui avait fourni des consuls et même des empereurs, Grégoire avait abandonné richesses et honneurs pour embrasser la vie monastique. En occident c’était encore une nouveauté. Les anachorètes et les cénobites d’orient étaient, au début, des individuels qui avaient fini par fonder des sortes de monastères et ces monastères à leur tour s’étaient unis donnant naissance aux premières congrégations religieuses. Ce n’est que vers 340 que l’exemple en avait été suivi en occident. Le premier couvent avait été créé près de Milan par l’évêque Ambroise. L’existence y était contemplative et attirait surtout les désenchantés qui réprouvaient la corruption grandissante du siècle. Ce fut une véritable révolution que la fondation de l’ordre des Bénédictins au mont Cassin en Italie (529) par le futur Saint Benoît. « Esprit net, volonté ferme, conscience pure, » Benoît considérait que « l’oisiveté est l’ennemie de l’âme » ; de ses moines il fit des travailleurs manuels réservant une portion de leur journée à la culture intellectuelle mais leur imposant d’en consacrer la plus grande partie à l’effort musculaire utile. En réaction salutaire contre un mysticisme énervant en même temps que contre l’immoralité laïque, restaurant le travail et l’honorant, donnant des règles austères et saines, l’ordre des Bénédictins provoqua une véritable rénovation morale et le nombre de ses adhérents s’accrut rapidement. Sorti de ce milieu et installé malgré lui sur le siège pontifical, Grégoire y apporta le triple prestige de la race, de la vertu et de l’intelligence. Souverain sans royaume, on peut comparer l’énorme influence qu’il exerça à celle dont devait jouir treize siècles plus tard, Léon XIII — et par là, réaliser à quel degré la papauté fut handicapée dans sa mission par l’adjonction d’un domaine temporel.

On sait comment il se forma. Effrayés par les progrès de la puissance lombarde, les papes firent appel aux Francs. Le nouveau roi des Francs Pépin le bref fut sacré à Saint-Denis près de Paris par Étienne II et en retour il donna au Saint Siège (755) les villes de Ravenne, d’Ancone et de Rimini… avec les territoires adjacents enlevés aux Lombards. Charlemagne en 774 y ajouta le duché de Spolète. Longtemps après, en 1115 la comtesse Mathilde de Toscane légua au Souverain pontife la Toscane, une partie de la Lombardie, Modène, Parme, Bologne, Plaisance. Mais la première donation avait suffi à déterminer le déclin. Dès la fin du ixme siècle, la papauté ayant des intérêts matériels à sauvegarder et des frontières à défendre était devenue prisonnière à l’extérieur de l’empire barbare qu’elle avait créé en couronnant Charlemagne et, à l’intérieur, des partis politiques qui n’avaient pas tardé à se former dans ses États. Le peuple et l’aristocratie, les cléricaux et les anticléricaux se livraient à Rome une lutte incessante. Rome devenait une sorte de théocratie dominée par des prêtres et des femmes. Des scandales sans nom s’y succédèrent. On vit des courtisanes disposer de la tiare. Le désordre ne fut arrêté que par l’intervention des césars germaniques après qu’Othon Ier eût en 962, refait à son profit l’empire de Charlemagne. Leurs choix ne furent pas toujours mauvais ; le célèbre français Gerbert devenu pape sous le nom de Silvestre II (999-1003) en témoigne mais il était chaque jour plus évident que, pour avoir prétendu assurer l’indépendance du Saint Siège en face de chefs barbares promptement disparus, on lui avait forgé des chaînes autrement durables et par lesquelles sa liberté d’action spirituelle risquait d’être définitivement entravée.

Alors parut Grégoire VII. C’était un moine de l’abbaye de Cluny en Bourgogne, un homme remarquable par son énergie et son intelligence mais qui n’avait point la pondération de son illustre homonyme. Appelé à Rome par le pape Léon IX (1049) Hildebrand fut le secrétaire d’État de quatre pontifes successifs. En 1073 il fut élu lui-même et prit le nom de Grégoire VII. Ainsi de 1049 à 1084 il gouverna l’Église. Son but était de la purifier d’une part, de l’émanciper du joug impérial de l’autre. Il y apporta une audace incroyable. Un concile assemblé à Rome par ses soins décida que le pape serait désormais élu par le collège des cardinaux qui devenait ainsi le sénat de la nouvelle Rome (1059). Le peuple ne conservait plus qu’un vague droit d’acquiescement et l’empereur celui, tout aussi illusoire, de « confirmer » l’élection. En 1073 un autre concile interdit le mariage des prêtres. La révolte fut générale surtout en Allemagne. Car un grand nombre de prêtres étaient mariés ou vivaient en union libre. Le célibat n’existait en somme que dans les monastères et précisément les moines d’alors étaient principalement des laïques. Pour comprendre l’état des choses dans l’Église, il ne faut pas perdre de vue ces points essentiels. Grégoire VII ayant déchaîné des orages de tous côtés y fit tête sans défaillance et tel était le prestige de son caractère et aussi de sa vertu qu’il eût gain de cause. L’empereur allemand Henri IV dont la conscience était du reste chargée de nombreux crimes se rendit en pénitent au château de Canossa le pape l’attendait (1077). Grégoire VII commit alors la plus grande faute qu’il pût commettre. Au lieu de consacrer son triomphe par la mansuétude que lui dictait l’évangile, il humilia follement le souverain repentant et se l’aliéna à jamais. Sept ans plus tard, Henri IV entrait à Rome en vainqueur tandis que son adversaire retiré à Salerne sous la protection des princes normands y mourait bientôt, matériellement abattu mais moralement indomptable. De son œuvre devaient survivre l’indépendance de l’élection pontificale[21] et le célibat ecclésiastique. Sur ces deux points de longues résistances se produiraient encore mais le principe était acquis et les conséquences en seraient immenses. Par contre la papauté se trouvait engagée dans la voie de prétentions insoutenables.

On peut dire qu’à ce moment elle avait cessé d’être « méditerranéenne ». Son histoire en tant qu’institution allait se poursuivre dans le nord, en Allemagne et en France principalement. Mais l’État pontifical, lui, ne pouvait s’abstraire de l’Italie dont il occupait le centre. De là la marche boîteuse du Saint Siège constamment entravé par ses intérêts contradictoires et aux prises avec d’insolubles situations. Étrange tragédie dont les tableaux successifs se déroulent comme un film de cinéma. Voici les dernières années du xime siècle, l’appel à la croisade qui secoue toute l’Europe et témoigne de l’influence qu’y exerce le pape. Or, bientôt après, celui-ci est chassé de sa capitale révoltée tandis qu’à l’appel d’un moine vertueux mais exalté, Arnauld de Brescia, une sorte de pastiche de l’ancienne république romaine s’inaugure au Capitole (1155) et y brille passagèrement. Voici Alexandre III luttant pendant vingt-deux ans (1159-1181) et non sans succès contre l’empereur Frédéric Barberousse qui prétend asservir l’Italie ; puis le sablier se retourne et c’est l’empereur Henri VI qui, tenant à la fois le nord et sud de la péninsule semble devoir mettre Rome en tutelle définitive. Alors surgit Innocent III (1198-1216) : figure singulière, pape à trente-sept ans, dévoré d’activité, poursuivant à la fois la mise en valeur des domaines pontificaux, l’établissement d’une sorte d’arbitrage permanent sur les États chrétiens et l’extermination des hérésies qui, en Flandre, en Languedoc, en Provence, dans la haute Italie viennent de naître, annonçant la Réformation. Un souffle belliqueux passe sur l’Église. Les milices enthousiastes des Dominicains et des Franciscains entrent en scène ; cette création de nouveaux ordres représente la troisième intervention monastique dans la conduite des affaires ecclésiastiques ; les Jésuites plus tard opèreront la quatrième. Mais on est loin des pures aspirations bénédictines ; l’idéal s’obscurcit, se matérialise, dévie vers la politique.

Sous le règne de l’empereur Frédéric II et les pontificats de Grégoire IX et d’Innocent IV, la querelle reprend furieuse entre l’empire et la papauté. L’Italie est à feu et à sang. La plupart des villes du nord, Milan en tête, se rebellent contre le joug allemand et le pape fait cause commune avec elles. D’autres villes se groupent avec Pavie dans le parti impérialiste.[22] La mort de Frédéric sauve l’Italie. L’empire va passer aux mains des Habsbourgs qui se désintéresseront d’elle et reconnaîtront la pleine indépendance des États de l’Église.

Mais l’orgueil pontifical est sans limites. Il s’exalte sans cesse à considérer « le monde entier comme sa propriété » et « le droit des rois comme une émanation du droit des papes ». L’an 1300, Boniface VIII proclame un « jubilé » solennel qui attire à Rome par centaines de mille des pélerins auxquels on a offert des « indulgences » pour racheter leurs péchés. Rome est encombrée. On campe dans les rues. Boniface se croit le maître de l’univers. Il fait porter devant lui les insignes impériaux, le sceptre, le globe, l’épée. Et n’ayant plus d’empereur à combattre, c’est contre le roi de France, Philippe le Bel, qu’il tourne sa colère. Il se déclare établi au-dessus des rois et des empires « pour les gouverner avec une verge de fer » et les briser au besoin « comme le vase du potier ». Suit la scène fameuse d’Anagni. Guillaume de Nogaret envoyé du roi Philippe rencontre le pontife dans cette ville et perdant toute retenue, oubliant le caractère de sa mission, l’âge et la dignité de celui auquel il parle, s’emporte et insulte Boniface. Le frappa-t-il lâchement de son gantelet ? Le bruit s’en répandit. L’attentat en tous les cas eût dû avoir à travers la chrétienté une répercussion formidable et ne l’eût pas. C’est que, sans que la foule se détachât des croyances chrétiennes, un grand mécontentement se manifestait en Europe contre les dirigeants de l’Église.

On s’indignait de leur faste croissant, de leur orgueil jamais assouvi, de leur honteuse vénalité. Les revenus ecclésiastiques étaient devenus immenses et la moitié du sol se trouvait aux mains du haut clergé.

La mort de Boniface VIII fut suivie d’une longue éclipse de la papauté. Cette éclipse eut deux phases. La première se déroula à Avignon où se succédèrent de 1309 à 1377 sept pontifes français qui tinrent leur cour dans cette ville[23] non sans utilité parfois pour les lettres et les arts mais en tous cas sans grande autorité morale sur le reste du monde chrétien. La seconde phase fut encore plus longue (1378-1449). Ce fut celle du schisme ; il y eut deux papes, parfois trois qui s’invectivaient et s’excommuniaient l’un l’autre. Les fidèles divisés, la corruption ecclésiastique grandissante, les gouvernements aux prises avec mille difficultés résultant de ce désordre, telles étaient les lointaines conséquences de l’imprudente attitude de Grégoire VII. Quatre conciles successivement assemblés à Pise, à Constance, à Bâle, à Florence travaillent en vain à rétablir l’unité. Le schisme cesse enfin par l’abdication d’un des pontifes mais l’unité demeure rompue. Bientôt la moitié de l’Europe passe au protestantisme cependant que Rome, sous des papes guerriers ou artistes — un Alexandre Borgia, un Jules II, un Léon X — s’est mêlée activement aux agitations fécondes ou stériles dont vit l’Italie de la Renaissance.

Si la papauté, dès lors, a encore une histoire dont il faut chercher le fil conducteur dans les annales de l’Espagne, de l’Allemagne ou de la France — l’État pontifical n’en a plus. Il survit et voilà tout. Son existence est quelconque et demeurera telle jusqu’au soir du xixme siècle, jusqu’à ce que l’unité politique de l’Italie enfin réalisée y mette un terme et du même coup émancipe le chef de l’Église, si longtemps esclave de sa faible royauté.


LA RENAISSANCE

La grande poussée d’effervescence intellectuelle et artistique qui s’est produite en Italie au xvme siècle fut un phénomène exclusivement méditerranéen mais il faut se garder d’y voir la simple tentative de restauration d’une civilisation périmée. On groupe à tort sous cette appellation abrégée et pas tout à fait exacte de « Renaissance » nombre de faits entre lesquels on risque d’établir ainsi, en même temps que des liens justifiés, de fâcheuses confusions. Pour bien saisir les caractéristiques du mouvement et en pouvoir apprécier la portée, il convient d’en scruter la longue préparation. On y distingue alors de multiples éléments : survivances du passé, réaction contre le présent, importations étrangères, interventions d’individualités puissantes, action des événements

i

Les survivances antiques étaient, en Italie, beaucoup plus nombreuses et diverses qu’on n’a coutume de le penser. Elles étaient à la fois ethniques, politiques, littéraires, architecturales Des premières on se rend compte en notant la forte persistance des langues grecque et latine. Les archives de Naples et de Sicile renferment toutes sortes d’actes (documents liturgiques, chartes, chroniques) qui prouvent qu’au sud, la population grecque n’avait nullement été éliminée. Lorsque les chefs normands dont nous conterons plus loin l’étonnante aventure, pénétrèrent en Sicile, ils y trouvèrent — et notamment à Palerme leur future capitale — d’importantes communautés grecques. Il en était de même dans le sud de l’Italie où des écoles grecques telles que celle d’Otrante demeurèrent longtemps florissantes. Au centre et dans le nord de la péninsule, le domaine du latin se trouvait plus entamé. Pourtant on plaidait, on prêchait, on chantait encore dans cette langue. Ni la domination des Goths ni celle des Lombards n’avaient entravé le fonctionnement des anciennes « écoles de grammaire ». Dans la seule ville de Bénévent, au viiime siècle, trente-deux professeurs enseignaient les lettres profanes. Sans doute s’agissait-il d’un latin dégénéré et d’un grec obscurci. Il n’en est pas moins permis de conclure que les barbares, tout en couvrant de ruines lamentables la terre italienne n’en avaient point extirpé la semence classique ni transformé le caractère ethnique.

Sur les populations conquises la tradition maintenait son emprise inconsciente. On ne s’étonne pas assurément de voir Rome, périodiquement travaillée par le regret de sa grandeur perdue, s’employer à en rétablir les formes. Ainsi se produisirent les tentatives successives d’Alberic de Camerino (932-954), de Crescentius et de son fils proclamant la république (974-985), d’Arnauld de Brescia voulant ressusciter le tribunat (1145-1155), de Rienzi enfin réussissant presque — à la faveur du transfert du Saint Siège à Avignon — à implanter son pouvoir pseudo-consulaire et à le faire reconnaître (1347-1354). Ces tentatives sont dans l’ordre des choses ; il semble qu’elles n’auraient pas pu ne pas avoir lieu. De même la lecture solennelle des œuvres de Virgile dans le forum de Trajan ou la convocation au Capitole des écrivains appelés à l’honneur de s’y voir décerner la couronne de laurier symbolique. N’est-il pas normal qu’un peuple possédant un tel passé cherche, fut-ce en le pastichant, à se donner l’illusion de le voir revivre ?

Mais bien plus suggestif, encore que moins perceptible, est le lent travail d’évolution par lequel passent les cités italiennes après le renversement, aux xme et xime siècles, des institutions féodales qui les opprimaient. Seigneurs laïques ou bénéficiaires ecclésiastiques une fois dépouillés de leurs privilèges (généralement par l’effort combiné des corporations de métiers), des « communes » s’organisent en lesquelles revit le municipalisme un peu étroit de la Rome antique. L’habitant en vient à être victime du citoyen. À un moment donné on verra Florence compter près de quatre-vingt-dix mille habitants dont moins de quatre mille seront des citoyens. Bientôt déchirées par les factions, en luttes incessantes les unes contre les autres, menacées par la démagogie, les villes se réfugient dans le despotisme. Elles acclament des « tyrans » pris parfois dans les rangs de l’aristocratie locale mais qui, plus souvent, sont de simples aventuriers imposés par leurs exploits de guerre, l’audace de leurs desseins, l’énergie de leur caractère. Voilà le sort que subissent tour à tour Sienne, Pavie, Padoue, Ravenne, Verone, Lucques, Modène, Ferrare, Pérouse et aussi Milan et Florence… Ne dirait-on pas l’histoire de Rome et celle de Syracuse qui recommencent, amalgamées en raccourcis saisissants ? Et sur toutes ces péripéties, le droit romain étend son ombre respectée. Il n’y a que deux éléments nouveaux mais d’importance. C’est d’abord qu’aucune de ces villes n’est assez puissante pour soumettre les autres si bien que l’unité politique ne se fera pas ; c’est ensuite qu’un commerce nouveau va créer de la richesse inattendue : la banque. Elle fleurit à Venise mais Venise vit à part dans ses lagunes. C’est à Florence qu’on verra ce phénomène : une dynastie de banquiers investie du gouvernement et faisant régner l’ordre et la prospérité parmi des pompes artistiques jusqu’alors inégalées. Comment ce dernier trait s’est-il préparé ?

ii

L’Italie, comme le reste de l’Europe chrétienne, avait vécu dans l’hypnose de cet an mille qui, d’après une superstition basée sur des interprétations de prophéties ou de passages de l’apocalypse, devait amener la fin du monde et le jugement des âmes. Certains attendaient le cataclysme à heure fixe pour le dernier soir du siècle. Mais la plupart, moins précis en leurs angoisses, en demeurèrent la proie au delà de la date prévue. Aussi l’agitation fut-elle longue à s’apaiser et la confiance en l’avenir ne revint-elle que peu à peu. Les Italiens furent plus prompts que d’autres à sourire à la vie. Les charmes de leur climat sans doute les y incitaient. Des élans divers se manifestèrent parmi eux qui se traduisirent notamment par la construction de nouveaux édifices et par l’orientation des esprits vers de nouveaux horizons.

C’est en 1063 que fut élevée la cathédrale de Pise à côté de laquelle se dressèrent par la suite le baptistère, le campanile qu’un tassement de terrain dévia bizarrement de la verticale et enfin le « campo santo » ; ensemble surprenant qui dut exercer sur les contemporains une action puissante. Quiconque, aujourd’hui encore, est brusquement mis en présence de ces monuments en ressent une émotion véritable. S’il en analyse les aspects, il discerne harmonieusement combinées, d’une part les traditions antiques léguées par les basiliques païennes avec leurs colonnades et leurs absides ou par les édifices circulaires dont quelques uns — tels le panthéon d’Agrippa, le mausolée d’Adrien (château St Ange) ou celui de Théodoric à Ravenne — ont subsisté jusqu’à nous, de l’autre les influences arabe, byzantine et gothique partout perceptibles. Or c’est là comme une « table des matières » de la Renaissance car tels furent précisément les éléments qui lui servirent de base.

La floraison des cathédrales s’étendit à toute la péninsule : Salerne, Modène, Amalfi, Prato, Volterra, Plaisance, Parme, Bergame, Arezzo, Sienne, Orvieto, Florence Entre temps Saint Marc de Venise avait été rebâti sous sa forme définitive et, en Sicile, les monuments arabes, prompts à s’effriter faisaient place aux constructions si particulières des rois normands dont subsistent à Palerme de magnifiques spécimens. Dernière venue devait surgir au seuil du xvme siècle la cathédrale de Milan, vaste reliquaire gothique bien différent cependant des églises du nord. En tout cela quelle prodigieuse variété, quelle imagination, quelle ingéniosité sans que se soit affirmée pourtant la conception dominatrice capable d’inaugurer une ère architecturale définie.

Que si nous abordons maintenant le domaine intellectuel, une pareille diversité s’y révèle. Il était immanquable qu’une réaction païenne intervint mais l’épicuréisme qui reparut ne fut point le produit d’un dilettantisme quelconque. Il jaillit de l’exubérance physique, de la joie folle de vivre, de l’aspiration à vivre double si possible. Les grands artistes du xvme siècle, un Vinci, un Cellini dont les aventures nous passionnent, devaient être à cet égard parents des étudiants vagabonds du xiime qui, lettrés et paillards, s’en allaient chantant la « messe du dieu Bacchus » et récitant Horace et Juvénal. L’opinion ne s’en choquait point. Elle était fort libre, cette opinion. Elle admettait qu’on jouât du poignard pour s’enrichir et mieux encore pour se venger mais non qu’on s’entretuât pour des idées. Elle ne détestait que les censeurs ; l’honnête réformateur Savonarole devait un jour en faire l’expérience. Les gens pieux du reste évoluaient de leur côté. Et celui dont il faut sans doute citer le nom en premier parmi les individualités qui modelèrent le piédestal de la Renaissance est un moine, Joachim de Flore (1132-1202) qui fut bien près d’être un hérétique et dont le doux François d’Assise, son contemporain, apparaît un peu comme le frère spirituel. Joachim annonçait un « évangile éternel » dont la prédication prochaine ferait régner parmi les hommes la bonté, l’indulgence et la douceur. L’ancien Testament avait correspondu à l’âge de la loi et de la crainte ; le nouveau à celui de la foi et de la grâce. Le Saint Esprit allait régner maintenant et ce serait l’âge de l’amour. Combien d’âmes se tinrent dans l’attente de ce renouveau bienheureux[24] et s’en trouvèrent vivifiées et consolées.

iii

Joachim de Flore et François d’Assise venaient de passer quand Frédéric II parut sur la scène. Par son père l’empereur Henri VI, il appartenait à la lignée des Césars germaniques. Par sa mère, l’impératrice Constance, il était l’héritier de ce royaume sicilien dont la dynastie s’était arrêtée à elle. Élevé tristement à Palerme sous la tutelle du pape Innocent III pour devenir le chevalier-servant de l’Église, ce prince italo-allemand ne fut ni dévot ni italien ni allemand. Il fut grec, arabe, français… et laïque. Tout cela, il est vrai, ses ancêtres maternels, les rois normands, l’avaient été avant lui. N’était-ce pas l’un d’eux qui avait dit à ses sujets musulmans cette jolie parole de souverain moderne : « Que chacun prie le Dieu qu’il adore. Celui qui a foi en son Dieu sentira la paix dans son cœur ». La tolérance sagement entendue engendre volontiers la prospérité. Sous le régime normand qui avait succédé en 1074 à deux siècles de domination arabe mal définie mais effective, tout avait prospéré en Sicile. L’île produisait du blé, des cotons, de merveilleuses soieries, du papier, des émaux, des bijoux. Les industries de luxe dont, plus tard, Venise, Gênes et Florence s’empareraient, y fleurissaient. Ses navires sillonnaient la mer. Elle était d’autre part comme le miroir où se concentrait toute l’activité intellectuelle du monde méditerranéen. Les savants et les poètes arabes y côtoyaient les penseurs, les artistes grecs et byzantins et aussi les troubadours et les romanciers français dont la vogue croissait sans cesse. C’est tout ce trésor de richesses matérielles et de données fécondes dont disposait Frédéric II et qu’il répandit sur l’Italie comme un semeur qui saisit le grain à pleines mains et le lance dans les sillons. Or il apporta à cette besogne ses qualités et ses défauts propres qui allaient précisément caractériser après lui les grands hommes de la Renaissance à savoir : la fougue du tempérament, des énergies personnelles capables de verser à chaque instant dans la violence et le sensualisme, une absolue indépendance d’esprit, une curiosité universelle et insatiable, des tendances encyclopédiques et cosmopolites marquées, enfin cette sorte d’aspiration et de foi au progrès qui se manifestait peut-être pour la première fois dans l’histoire de l’humanité et à laquelle celle-ci devait plus tard s’adonner avec une passion qui comporterait bien des déceptions.

Les Italiens suivirent avec un prodigieux intérêt la carrière agitée et finalement dramatique de Frédéric II. Il suscita parmi eux l’admiration ou l’indignation, l’attirance ou la répulsion mais nul ne sut rester indifférent. Vers ce même temps l’université de Paris dont la renommée s’étendait au loin distribuait un enseignement rigide basé sur le culte des spéculations abstraites. Cet enseignement comptait en Italie peu de disciples mais quelques maîtres et parmi eux l’illustre docteur Thomas d’Aquin. Après de vains efforts pour y implanter la scolastique, on les vit presque tous se replier sur Paris. De ce jour on eût pu prédire la prochaine victoire de l’expérimentalisme éclectique et audacieux dont Frédéric II avait donné non la formule mais l’exemple.

iv

Cependant la langue italienne s’était lentement élaborée dans le creuset des parlers populaires. Dante (1265-1321) en ses écrits et principalement en son étrange épopée « la Divine comédie » sut la purifier, la compléter et la fixer. Lorsque d’autre part Cimabué et surtout Giotto (1266-1334) eurent, à Florence, émancipé l’art de peindre des règles conventionnelles qui l’entravaient et l’eurent ramené à l’observation de la nature, la réceptivité de l’Italie se trouva au point. C’est alors que se produisit un évènement décisif qui orienta ses destins. Byzance survivait mais autour d’elle la menace ottomane devenait chaque jour plus proche et plus dense. Une émigration commença qui d’abord n’attira point l’attention parce qu’elle ne mettait en branle qu’un petit nombre d’individus mais ces individus étaient pour la plupart des lettrés fuyant la barbarie. Ils transportaient avec eux les précieux manuscrits des bibliothèques provinciales de l’empire, publiques et privées. Eux-mêmes cherchaient à provoquer un mouvement d’opinion favorable à leur patrie encore que beaucoup la sentissent déjà perdue ; et par un juste instinct ils se réclamaient dans leurs discours, leur correspondance ou leur enseignement, de l’aïeule prestigieuse dont l’héritage intellectuel avait été longtemps négligé et vers lequel, au seuil du trépas, Byzance se retournait dévotement. Une grande émotion secoua l’Italie à ce rappel d’une antiquité vénérable. Comme l’a justement écrit Gebhardt, la Grèce, leur voisine, demeurait pour les Italiens « une chose réelle et concrète » au lieu qu’en ce temps là son nom, dans la pensée des Français et des Allemands, ne faisait que « flotter comme une abstraction ». Depuis qu’en 1224, Frédéric II avait fondé l’université de Naples cherchant à l’égaler à celle de Bologne qui déjà comptait près de dix mille étudiants et à celle de Padoue dont la prospérité allait rapidement grandir, d’autres centres universitaires s’étaient créés : Fermo, Pérouse, Pise, Florence, Sienne, Pavie… Les « missionnaires de Belles lettres envoyés par l’hellénisme agonisant » trouvèrent partout un accueil égal à leur infortune et le zèle qu’ils allumèrent autour des études grecques se revêtit d’un caractère plus sentimental encore que scientifique. N’est-il pas symbolique le geste de Pétrarque tenant embrassé l’Homère qu’il ne pouvait lire dans le texte d’origine ? Pétrarque était venu trop tôt (1304-1374) mais en restaurant l’usage du pur latin aux côtés de l’italien, il fut lui aussi un des grands « préparateurs » de la Renaissance.

À l’aube du xvme siècle le mouvement éclata avec une vigueur soudaine. On dit parfois qu’il fut bref et tassé. Où prend-on cela ? Il dura tout ce siècle et enjamba superbement le suivant[25]. Telle, dans une terre fertile et bien ensemencée la poussée de la sève longtemps comprimée. Aussi, au milieu d’une aspiration perpétuelle vers l’expression artistique la plus parfaite, vers l’idée la plus libre, vers la vie cérébrale la plus intense, vit-on se déchaîner toutes les passions violentes : la luxure, l’orgueil, l’esprit de lucre et celui de vengeance ; si bien que dans la fresque dessinée par cette robuste époque, il est malaisé de séparer le crime de l’idéal et même parfois de discerner dans le même homme la limite du vice et de la vertu.

Un pareil mouvement ne comportait ni lassitude possible ni mélancolie. Tous ces hommes, encore que beaucoup fussent de francs sceptiques ne doutèrent jamais d’eux mêmes. Lorsque la vieillesse attardée de Michel-Ange (1475-1564) laissa percer les premiers symptômes de découragement, la déchéance commençait irrémédiable et rapide. Une seule chose y eut pu faire obstacle : l’adhésion de la foule à l’esprit et aux enthousiasmes de l’élite. Quoiqu’on en ait dit, cela ne fut pas. L’illusion à cet égard nous vient de ces multiples petits États en lesquels l’Italie d’alors se trouvait divisée et dont les chefs, ayant presque tous le même puissant relief individuel, s’efforçaient à rivaliser entre eux de munificence éclairée aussi bien que d’habilité et d’astuce politiques. Que d’ambitions et d’aventures, que de festoiement et d’éclat dans ces cours agitées et rutilantes. Les femmes s’en mêlaient : les unes, de la bonne façon comme Isabelle d’Este, marquise de Mantoue en prenant leur part de toutes les activités du temps ; les autres, de la mauvaise comme Lucrèce Borgia en trempant dans les infamies qui le déshonoraient. Mais tout ce monde de passion nous a dissimulé la « réalité populaire et bourgeoise » fort différente. La foule put s’amuser des griseries de ses dirigeants ; elle ne s’en pénétra pas. Eux-mêmes d’ailleurs échouèrent à maintenir l’équilibre entre la violence et le raffinement dont, comme par une réminiscence de la Rome impériale, ils avaient poursuivi l’impossible mariage. La violence l’emporta. Il faut dire que des voisins sans scrupules, Autrichiens et Français, s’y employèrent de leur mieux. Nous reviendrons plus loin sur ces événements. Ils mirent fin à l’autonomie méditerranéenne de la péninsule et la rattachèrent à l’Europe continentale. Ils éteignirent le foyer de la Renaissance mais du moins en dispersèrent au dehors les fécondes étincelles.

En mourant, la Renaissance italienne acheva un dernier monument, la plus grande église du monde, Saint Pierre de Rome. La décoration décadente qui les empâte n’y annule pas l’effet des perspectives lesquelles évoquent les courbes surprenantes de la basilique de Constantin au Forum ou des thermes de Caracalla et de Dioclétien. Élevé parmi de perpétuels changements de plan, par les soins alternés d’artistes de génie et de médiocres architectes, Saint Pierre pour finir, s’embellit d’une colonnade inattendue que l’image a popularisée d’un bout de l’univers à l’autre. Ainsi le temple de la papauté se présente-t-il aux regards des peuples lointains comme le symbole d’une époque à la fois grandiose et séduisante mais souvent illogique et parfois incohérente, époque dont l’emprise sur l’imagination demeurera toujours irrésistible.


LES OTTOMANS

Les annales asiatiques nous font faire à maintes reprises connaissance avec les Turcs. Ils ont agi en Chine, dans l’Inde, en Perse. Lorsqu’ensuite nous les retrouvons, acteurs du drame méditerranéen, nous sommes surpris qu’ils s’y révèlent si différents de ce qu’annonçait leur passé. Pour le comprendre, il faut jeter un regard en arrière vers les terres d’Asie.

Au temps où les Turcs dominaient sur toute la Mongolie c’est-à-dire de 546 à 581, ils étaient divisés en deux « khanats » dont l’un, le khanat oriental fut attiré puis absorbé par la force chinoise et l’autre, le khanat occidental repoussé par cette même force se transporta peu à peu de l’est à l’ouest. Cela se fit en trois étapes géographiques qui furent le Turkestan russe (autrefois Sogdiane et Transoxyane), la Perse et enfin l’Asie-mineure. Au cours de cette migration ils ne changèrent pas seulement de religion mais perdirent, semble-t-il, leur aptitude à devenir des agents de civilisation. Istami, chef des Turcs occidentaux de l’Asie centrale (568-574) conçut bien avant Gengiskhan le plan attribué à ce dernier : la création d’un grand courant d’échanges entre l’occident et la Chine. Et au lieu de procéder par le fer et le feu comme devait l’oser le sinistre mongol, il y employa les voies diplomatiques. Il s’adressa d’abord au roi de Perse puis, éconduit, à l’empereur. Byzance hésita ; quand elle se décida enfin, Istami venait de mourir. Son peuple campait alors au sud de la mer d’Aral ; l’Oxus lui servait de frontière provisoire. Quelques siècles plus tard nous voyons une autre tribu turque, celle des Keraït, demeurée au sud du lac Baïkal, adhérer solennellement au christianisme nestorien qui lui est apporté par l’évêque de Merv. Les deux cent mille Turcs de cette tribu se font baptiser en bloc avec leur khan dont la réputation embellie par la légende se répand jusqu’en Europe où on le désigne sous le nom de « prêtre Jean ». Les Naïmanes, autre tribu voisine, sont également chrétiens — et aussi les Oïgours, peuplade remarquable chez laquelle le sang turc est mêlé d’éléments tokhares c’est-à-dire semi-aryens. Tous ces faits indiquent bien une race qui n’est pas vouée à l’intransigeance et à l’immobilité, une race plus fine que la mongole, sa sœur d’origine et devant laquelle paraissent s’ouvrir des destins heureux et variés.

L’introduction de l’islamisme dans le milieu turc se fit par la conversion d’une dynastie des Turcs Karluk lesquels, au début du xme siècle, se trouvaient maîtres du Turkestan oriental ou Turkestan chinois. Les Karluk n’étaient pas très fixés s’ils voulaient être chrétiens ou bouddhistes. L’islam les départagea. Les chefs y ayant adhéré, leurs sujets suivirent. Un foyer mahométan se trouva de la sorte constitué en Kachgarie. Lorsque les Arabes eurent occupé la Perse, ils se trouvèrent pour la première fois en contact avec les Turcs et une réciproque aversion se manifesta aussitôt entre eux. C’est un élément dont on ne tient pas assez compte que cette antipathie spontanée. Elle explique beaucoup de faits passés et peut-être n’est pas encore hors de cause de nos jours. Le désir de prendre en Iran la place des Arabes, la jalousie de voir ceux-ci en possession de régions enviables et qu’ennoblissaient de grands souvenirs ne cessèrent dès lors de travailler l’âme turque. Les Seldjoucides réalisèrent le rêve national. Nous avons vu sur le trône de Perse passer Togroul Beg, Alp Arslan, Melik Shah, souverains turcs. Alp Arslan battit et captura l’empereur byzantin Romain Diogène à la bataille de Menazgherd en Asie-mineure (1071) et il exigea la main de la fille du « basileus » pour son fils Melik Shah. Cette victoire et ce geste, ce furent la première esquisse des prétentions futures sur Constantinople.

Cependant en 1092 un Seldjoucide d’une branche collatérale se créa en Phrygie et en Cappadoce, au centre de l’Asie-mineure, une principauté autonome qui devint le sultanat d’Iconium. Admirablement placé sur la route de Constantinople à Antioche et à Jérusalem pour gêner les croisés quand ils voulurent passer, cet État fut un moment ébranlé par les Byzantins et dut reconnaître (1161-1176) la suzeraineté de l’empereur Manuel Commène ; puis il recouvra sa liberté et devint une puissance avec laquelle tous durent compter. Les mongols de Gengiskhan l’abattirent en 1243. Il semblait alors que « le jour turc » fût passé. Mais après les Seldjoucides vint le tour des Ottomans. Qui eût pu augurer l’avenir de cette horde peu nombreuse et sans prestige lorsque commença sa migration ? À la fin du xiime siècle, elle avait quitté la steppe pour gagner la région de Merv. Vers 1230 on la trouve en Arménie : quatre cents familles à peine. Son chef reçoit des Seldjoucides, au moment où ils vont disparaître, un fief en Phrygie. Othman qui donnera son nom à la horde (1259-1326) se fait musulman. Il a flairé le vent au milieu des bagarres environnantes et il s’est décidé pour l’islam. Ses États mesurent « une journée de marche dans tous les sens » mais ses ambitions n’ont point de limites. Avec son successeur Orkhan (1326-1360) aidé de son frère Aladin qui lui sert de vizir, l’ère commence des conquêtes décisives. Orkhan enlève aux Grecs Nicée, Nicomèdie, Brousse et sa capitale. Il se proclame sultan. D’être émir ne suffit plus à si grand seigneur. Il y en a partout, des émirs. La déconfiture des sultans seldjoucides dont la présence maintenait une sorte de discipline parmi ces Turcs d’occident a été pour eux le signal de l’émancipation. En Mysie, en Lydie, à Pergame, en Bithynie, à Éphèse, à Smyrne, tous les gouverneurs se sont déclarés émirs ou bien des aventuriers sont arrivés de l’est pour s’emparer du pouvoir local. Mais les Ottomans, eux, ont un sultan. Orkhan, à la fin de son règne, est maître de toute la rive asiatique de la mer de Marmara. Ses dernières prises, ce sont Gallipoli et Rodosto, clefs des détroits. Dès lors la puissance ottomane se développe en ouragan. Mourad ier (1360-1389) rencontre les soldats d’Europe levés trop tard. Après avoir annexé Angora, il s’empare d’Andrinople et y transfère aussitôt sa capitale. Une coalition danubienne dirigée par le roi de Hongrie se dresse contre lui. Les alliés sont vaincus sur la Maritza. En 1373 il prend aux Serbes Monastir et la Macédoine ; en 1383, Sofia aux Bulgares. En 1389 c’est Kossovo, la profonde, l’irréparable défaite dont si longtemps les Serbes ont gardé la mémoire endeuillée au fond de leur cœur.

Sous Bajazet Ier (1389-1402) tous les émirats turcs d’Asie mineure sont annexés. Les Ottomans la possèdent toute entière à l’exception du petit État grec de Trébizonde et de la Cilicie qui appartient aux mamelucks d’Égypte. Alors s’organise une sorte de croisade occidentale dont le duc de Bourgogne, le maréchal Boucicaut et l’amiral Jean de Vienne sont les chefs et qui rallie au passage les Hongrois : sorte d’entreprise privée à laquelle les gouvernements ne prêtent qu’un appui distrait. Bajazet qui déjà bloquait Constantinople s’avance au devant de ces nouveaux ennemis et les rencontre à Nicopolis en Bulgarie (1396). Leur absurde témérité leur vaut un échec complet ; douze mille prisonniers sont égorgés. L’empereur Manuel II accourt à Paris demander du secours. Il y trouve un roi fou, Charles VI, une reine qui trahit ses sujets au profit des Anglais, une cour assoiffée de plaisirs. Qu’importe à tous ces gens ce qui se passe aux rives du Bosphore ? Savent-ils seulement où le situer ? Le secours vient pourtant d’un horizon bien inattendu. Tamerlan surgit du fond de l’orient, Tamerlan pour qui Bajazet n’est qu’un vil usurpateur, une manière d’aventurier sans noblesse. À Ancyre près d’Angora l’armée formidable des mongols a raison de la force turque (1402). Un massacre s’ensuit ; il y a sur le champ de bataille « des pyramides de têtes humaines qui rappellent les charniers assyriens ». Brousse est incendiée, Bajazet captif. Mais l’Europe n’a pas compris l’utilité d’une action simultanée. Qu’elle prit alors les Turcs à revers, leur épopée s’achevait. Mais elle ne bougea pas. Or Tamerlan et sa fureur passèrent. L’élan turc reprit sous Mourad II (1421-1451) comme de lui-même. Le sultan était pourtant un mystique que le dégoût du monde incita à deux reprises à se retirer dans un couvent de derviches. L’Asie-mineure n’en fut pas moins réoccupée, Salonique enlevée aux Vénitiens (1430), la résistance serbe de nouveau comprimée. Les Magyars prirent encore une fois en mains la cause de l’Europe chrétienne. Conduits par Jean Hunyade, ils remportèrent une série de succès. Un moment par le traité de Szegédin (1440) la Serbie et la Valachie se retrouvèrent libres. Mais victorieux à Varna, les Turcs y revinrent. Pendant ce temps l’albanais Scanderbeg[26] usait en vain sa vaillance contre eux. Mahomet II monté sur le trône en 1451 reprit le siège de Constantinople et s’en empara le 29 mai 1453. La magnifique résistance des cinquante mille soldats enfermés dans la ville et qu’appuyaient cinq mille soldats et marins vénitiens, génois et catalans avait retardé de six semaines le terme fatal.

Quelques années plus tard, la Grèce et la Morée étaient annexées (1456) et ensuite Trébizonde. Enfin en 1516 Sélim Ier s’emparait de la Syrie et pénétrait en Égypte. Il supprima à la fois le sultanat mameluk et l’ancien califat abbasside qui s’y était perpétué obscurément. Il se proclama calife. Le sommet était atteint. Les Ottomans détenaient à la fois l’empire oriental et la papauté musulmane.

On peut se demander d’où leur venait la force nécessaire à un si haut destin du moment qu’ils devaient ensuite s’y montrer si inférieurs car ce n’est point réussir, pour un peuple qui a obtenu de grands triomphes militaires et opéré de grandes conquêtes, que de ne rien ajouter à l’édifice de la civilisation. Or tel a été le cas des Ottomans et à un degré surprenant.

Ils ont dû leur succès apparemment à trois causes essentielles. D’abord les circonstances favorables. L’empire grec et la royauté perse se trouvaient épuisés par des efforts trop prolongés et trop souvent renouvelés. L’Europe d’autre part, mal conduite, ignorante des affaires d’orient les laissa faire. L’Église romaine en pleine crise ne put pas tourner contre eux l’élan chrétien. En second lieu, ils eurent des chefs remarquables et une guidance homogène ce qui avait manqué si complètement aux Arabes. Ceux-ci en effet s’étaient trouvé passer brusquement de la rudesse fanatique des quatre premiers successeurs du prophète à l’amollissant raffinement des califes de Damas et de Bagdad. Rien de pareil chez les Ottomans. Dès le principe, tandis qu’Orkhan conduisait la guerre d’une main vigoureuse et sûre d’elle-même, son frère et grand-vizir Aladin veillait à l’organisation de l’État et, si embryonnaire fut-elle, établissait une administration disciplinée. Les sultans, dociles à l’exemple ainsi donné, s’en inspirèrent les uns après les autres. Enfin — troisième élément de succès — ils eurent en mains un terrible et diabolique instrument de conquête : les janissaires. Cette milice créée par Aladin ne fut point, comme on l’a dit, la première force armée permanente mais elle fut établie sur un principe tout à fait inédit. Les janissaires étaient alimentés par les enfants prélevés de force et en masse sur les populations chrétiennes vaincues. Isolés, enfermés, surexcités dès le premier âge, ils en arrivaient vite à ne plus rien connaître que leur esprit de corps. Victor Bérard relève que certaines années on alla jusqu’à circoncire quarante mille enfants destinés au recrutement. Ces levées annuelles privaient les populations asservies de leurs éléments les plus virils et fournissaient en même temps au pouvoir dominateur une armée déracinée et fanatisée ; mais il faut avouer que peu d’institutions régulières dans l’histoire ont revêtu un caractère plus criminel que celle-là.

Que si nous passons à l’examen des causes qui ont frappé de stérilité le triomphe des Ottomans, il semble qu’il faille d’abord en rendre responsable la rapidité du zig-zag dessiné par eux à travers l’Asie. Transportés trop brusquement des steppes de la Caspienne aux rivages helléniques, il leur manqua de séjourner, comme l’avaient fait les autres Turcs dans le creuset civilisateur de la Perse. Leur préparation au rôle qu’ils allaient avoir à jouer fut de la sorte totalement insuffisante. Ce rôle par ailleurs leur imposa des formes mal adaptées à leurs capacités et comme un moule tout fait dans lequel ils se trouvèrent emprisonnés. Mahomet ii prit, par la force des choses, la place de Constantin xi et devint malgré lui le chef du vaste empire chrétien reconstitué par ses armes. On dit que, maître de Byzance (dont il laissa ses soldats saccager en vrais barbares les trésors artistiques et intellectuels) il ressentit profondément la mélancolie d’être parvenu au point où il avait toujours pensé que son ambition se sentirait apaisée. Elle ne l’était pas.… Mais cet homme intelligent sinon cultivé n’éprouvait-il pas plutôt une secrète inquiétude à l’idée d’avoir désormais à gouverner tout ce qu’il venait de conquérir ? En vain s’efforça-t-il d’échapper à la hantise d’une tâche qui le dépassait en se lançant dans de nouvelles et absurdes offensives. Il débarqua à Otrante voulant s’emparer de Rome. La mort l’arrêta. Ses successeurs ne furent pas plus heureux. Le terme était atteint d’une fortune démesurée, sans rapport avec le mérite. Le règne de Soliman dit le magnifique (1520-1566) marqua une sorte d’apogée comprise entre deux échecs retentissants subis par le prestige ottoman l’un sous les murs de Vienne, l’autre en 1571 dans le golfe de Lépante. Ni alors ni depuis le gouvernement de Constantinople bien qu’introduit par le roi de France François Ier dans le jeu de la diplomatie européenne, ne sut s’égaler aux circonstances. Il n’eut jamais de politique extérieure, se bornant à s’appuyer sur les divergences d’intérêts et les oppositions d’influence des divers impérialismes aux prises en Europe.

Encore moins eut-il une politique intérieure digne d’un grand État. Après leur établissement en Europe les sultans avaient distribué des fiefs (siamet et timar, des grands et des petits) mais aucun n’était héréditaire du moins en droit. Le souverain pouvait à chaque génération confirmer ou annuler la donation. Le possesseur du fief était tenu d’équiper des troupes en proportion des ressources de son domaine et de répondre à l’appel de guerre. C’était là sa seule raison d’être. Lever des impôts au fur et à mesure des besoins et au-delà, puis se mettre en campagne au moindre signal, on ne lui demandait rien autre. D’administration il n’y eut point sinon à Constantinople où les Grecs du Phanar (le quartier de la ville où ils résidaient) accaparèrent peu à peu la direction des services. Seuls, actifs et cultivés, on ne pouvait se passer d’eux. Les « phanariotes » réalisèrent de la sorte de grandes fortunes et bien qu’ils aient souvent par intérêt consenti à se charger de besognes peu honorables, ils rendirent à la cause grecque un précieux service en maintenant leur langue et leur religion vivantes au centre de leur ancienne capitale conquise par l’islam. Quant aux janissaires, lorsque la période d’assaut perpétuel eut pris fin et que l’offensive se trouva limitée et coupée de longues inactions, ils se muèrent en une garde prétorienne turbulente et capricieuse. Des révoltes et des massacres se succédèrent. Des sultans furent tués ; d’autres brutalement déposés. Le désordre et l’incurie régnèrent alimentés par une extraordinaire apathie qui ressemblait à la fatigue qu’engendre parfois un effort corporel trop violent et trop prolongé. Au soir du xixme siècle seulement des désirs de régénération se manifestèrent dont on ne peut dire encore s’ils réussiront à galvaniser la race ou s’ils ne seront que la tentative impuissante et candide de quelques isolés.

FRANÇAIS ET ESPAGNOLS
EN MÉDITERRANÉE

L’action française dans les milieux méditerranéens s’est exercée autour de quatre points déterminés : 1o le sud de l’Italie et la Sicile par la fondation du royaume normand — 2o la Grèce et les côtes de Syrie et de Palestine par la création des « États francs » issus des croisades — 3o l’Égypte par les expéditions de Louis IX et de Bonaparte — 4o enfin l’Algérie et la Tunisie. L’action espagnole beaucoup plus rare et de faible importance se réduit en somme à une intervention inopinée du royaume d’Aragon en Sicile à la suite des fameuses « vêpres siciliennes », à l’établissement dans l’île d’une dynastie aragonaise et à une soumission transitoire de la péninsule à l’action gouvernementale espagnole.

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L’an 1016 quarante chevaliers normands revenant d’un pélerinage firent escale à Salerne. Salerne, ville grecque, érigée en principauté byzantine puis soumise aux Lombards s’était depuis 840 rendue à peu près indépendante. Présentement elle se trouvait sous une menace arabe à laquelle elle n’osait résister. Les Arabes — les « Sarrasins » comme on disait alors en ces parages — inspiraient une si grande terreur aux populations que, bien souvent, celles-ci capitulaient sans coup férir. Les Normands s’indignèrent de pareille veulerie et offrirent aux habitants de leur prêter main forte, ce qui fut aussitôt accepté. Déconfits les Arabes se retirèrent et les Normands comblés de présents retournèrent chez eux non sans avoir promis de revenir car de part et d’autre on s’était plu. Les uns appréciaient le concours d’une si secourable vigueur et les autres, la résidence en un si profitable pays. Ils revinrent en effet non pour péleriner mais pour guerroyer et « le firent si bellement » que de petits contingents normands se trouvèrent bientôt au service des cités et des princes dont les querelles prirent de la sorte une intensité toute nouvelle. Les Normands, engagés dans des partis rivaux, se battirent donc les uns contre les autres et cela avec une désinvolte et sportive satisfaction. Ils n’y voyaient point de mal, étant partis d’une région surpeuplée, où leurs énergies restaient sans emploi, pour aller au loin faire fortune. Le premier qui prit racine dans le sol italien fut Rainolf auquel, en récompense de ses services, le duc grec de Naples octroya le comté d’Aversa sis entre Naples et Capoue. (1029). Parmi ces vaillants et généralement peu scrupuleux aventuriers figurèrent bientôt les fils de Tancrède de Hauteville, gentilhomme du Cotentin de race puissante mais de médiocre fortune. Il en avait douze. Six passèrent en Italie dont Guillaume l’aîné, Roger le cadet et, parmi les intermédiaires Onfroi et Robert dit guiscard (de viscard, avisé). Ils commencèrent par s’emparer de la Pouille et de la Calabre et s’y tailler une principauté. Les Grecs maintenant déchantaient. Le pape non moins inquiet sollicita des troupes de l’empereur allemand et cimenta une ligue défensive. Mais en 1053 à Civitate, l’armée de la ligue fut complètement défaite par les Normands et le pape qui l’accompagnait tomba en leur pouvoir. Il fallut composer avec eux. On s’entendit sans trop de peine. Après tout, le Saint-siège avait intérêt à voir le sud de l’Italie jusqu’alors soumis à l’empire grec (aux tendances de plus en plus schismatiques) passer sous sa propre suzeraineté. Onfroi et Robert Guiscard ne trouvèrent pas moins d’avantages à se reconnaître vassaux du pape. Onfroi disparu, Robert chef incontesté des seigneurs normands s’empara des duchés de Salerne et de Bénévent puis de l’île de Corfou. En vain les Vénitiens vinrent-ils au secours d’Alexis Commène. La domination byzantine avait pris fin en Italie et Robert Guiscard était maintenant pour le pape un allié fidèle. Fidèle mais compromettant car en 1084, accourant à l’appel de Grégoire VII (que l’empereur allemand Henri IV assiégeait dans le château Saint-Ange), il laissa ses soldats saccager Rome et en détruire notamment la partie comprise entre le Colisée et le palais de Latran. Peu après Grégoire VII réfugié à Salerne y mourait suivi de près par Robert (1085). Des deux fils de ce dernier l’un Bohémond, prince de Tarente, devait grâce à la croisade trouver en orient, à Antioche, une souveraineté à la taille de son ambition ; l’autre régna de façon effacée sur la Pouille et la Calabre.

Pendant ce temps, Roger, le frère cadet de Robert, avait conquis la Sicile (1074-1101). Il s’était d’abord emparé de Palerme puis de là, avec sa poignée de Normands, il avait su, non sans bien des alternatives de revers et de succès, soumettre toute l’île, posant au fur et à mesure de sa conquête les bases d’un gouvernement sage, à la fois dur et souple, ouvert au progrès matériel et pratiquant au point de vue ethnique et religieux une tolérance très moderne. Sans aucun préjugé, se servant au besoin de troupes musulmanes contre des chrétiens, mais ne s’attardant jamais à des rancunes ou à des vengeances inutiles, le « grand comte » apparaît comme un précurseur de la « realpolitik ». Tout son effort de constructeur national visa à organiser la Sicile en vaste entrepôt du commerce international. L’île « aux trois faces » (Trinacria comme l’avaient appelée les anciens) lui était apparue dès le principe comme l’escale essentielle de tout le mouvement d’échanges entre le monde arabe et l’Europe occidentale. Son fils Roger II (1105-1154) acheva l’œuvre. De comte devenu roi, ayant pour finir annexé Naples et tout le sud de l’Italie dont il dépouilla son neveu (le fils de Robert Guiscard), il créa le vaste État qui devait s’appeler d’un nom bizarre : le royaume des Deux Siciles. Et ce fut probablement cette extension trop rapide et plus encore le luxe éclatant dont s’entoura la nouvelle monarchie qui lui suscitèrent tant d’ennemis. Roger II eut à faire face à des attaques volontiers coalisées du Saint-siège et des empereurs byzantin et germanique. Il les repoussa, porta même la guerre jusqu’à Athènes ce qui ne l’empêcha pas de diriger sur l’Afrique des troupes qui occupèrent Gabès, Sfax, Sousse, Bône. Partout où ses armes triomphaient, des exploitations agricoles naquirent, des comptoirs se créèrent. Il y avait à Thèbes des tissages de soie réputés. À l’aide de salaires surélevés, Roger attira les tisseurs à Palerme. Ainsi par tous les moyens s’efforçait-il de développer à la fois l’industrie et les échanges. Protecteur des savants et des artistes, il fit de sa capitale un centre intellectuel merveilleux tandis que les architectes appelés par lui y élevaient ces monuments dont la postérité n’a cessé d’admirer le caractère étrangement suggestif. Ainsi régna sur son royaume artificiel mais bien ordonné Roger de Hauteville, monarque d’esprit occidental et de silhouette orientale, entouré d’un luxueux harem et dirigeant lui-même la plus avisée, la plus pratique et la plus active des chancelleries.

La lignée normande transplantée s’épuisa vite. En trente-cinq ans (1154-1189) sous les règnes de Guillaume Ier et de Guillaume II, successeurs de Roger, la décadence s’affirma. Leurs impulsivités alternées de défaillances, les abus et les prévarications des gens de cour que ne retenait plus la main vigoureuse des fondateurs de l’État y portèrent le désordre. Frédéric Barberousse s’étant assuré l’héritage en mariant son fils à la princesse Constance, tante de Guillaume II et son héritière désignée, le trône de Sicile passa aux Hohenstaufen mais par une revanche ironique du sort le fameux Frédéric II devait se montrer bien plus Hauteville que Hohenstaufen.

ii

Les « États francs » d’orient se relient à l’épopée normande de Sicile en ce que le premier de ces États fut créé par un gentilhomme normand, Oursel de Bailleul auquel apparemment les horizons méditerranéens n’avaient point suffi et qui s’en alla guerroyer en Asie-mineure pour le compte de l’empereur grec. Le succès l’encouragea bientôt à travailler pour son propre compte. C’est ainsi que s’étant emparé d’un vaste territoire en Bithynie et en Phrygie, il s’y installa en maître (1071-74). On sait trop peu de choses sur son éphémère royauté. Retrouva-t-il là quelques restes de l’ancien État galate créé par les Celtes une douzaine de siècles avant sa venue ? Quoi qu’il en soit, cette initiative sans lendemain renseigne admirablement sur la psychologie des « conquistadores » français par opposition avec ceux que plus tard l’Espagne lancera à la conquête du nouveau-monde. Les uns et les autres furent déplorablement exempts de scrupules, à quelques exceptions près mais — s’il est permis de parler d’eux sur un ton aussi trivial — les seconds apparaissent plus gloutons et les premiers plus gourmets. Ceux d’Espagne comme nous le verrons en analysant l’histoire sud-américaine, furent surtout mûs par la passion de l’or, par la folie de la richesse. Ceux de France avaient principalement recherché l’inattendu, l’aventure merveilleuse et paradoxale où l’on chevauche les circonstances comme un cheval difficile saisi au passage et maîtrisé. La race en fut longue à s’éteindre. Ne devait-on pas voir vers 1402, Jean de Béthencourt chambellan du roi de France Charles VI s’emparer des îles Canaries et s’en proclamer souverain ? Les îles, du reste, sont particulièrement favorables à ces entreprises individuelles. L’audace et l’énergie ne suffisent en pareil cas que pour s’établir non pour durer. C’est au lendemain de l’établissement que les véritables difficultés commencent. L’insularisme aide à les aplanir. C’est pourquoi les Normands réussirent en Sicile mieux qu’en Italie et pourquoi les croisés se maintinrent à Chypre plus qu’en Syrie ou en Palestine, sans parler de la façon dont à Rhodes et à Malte, les ordres militaires surent résister à l’islam partout ailleurs victorieux.

Au début des croisades, la position stratégique la plus importante à occuper pour en consolider les résultats était assurément le territoire d’Édesse, entre le Tigre et l’Euphrate, proche des chaînes parallèles du Taurus et de l’anti-Taurus. En s’y fortifiant, on coupait en deux le monde musulman. En l’an 146 av. J.-C. avait existé là une principauté qui avait subsisté trois siècles. Le comté qu’y formèrent les croisés ne dura pas cinquante ans (1097-1144). Née presqu’en même temps, la principauté d’Antioche, toute voisine, eut la vie plus longue (1098-1268). Le célèbre Bohémond de Hauteville fils de Robert Guiscard l’avait fondée. Il n’est point de physionomie plus séduisante que la sienne par le mélange si humain de ses qualités et de ses défauts, sa hardiesse, sa beauté, son charme, ses élans, ses défaillances morales et ses capitulations de conscience. Anne Commène fille de l’empereur grec Alexis a, dans ses curieux mémoires, fixé la silhouette de Bohémond d’une façon qui ne laisse guère de doute sur le sentiment qu’elle éprouvait pour lui. Il eut pu prétendre à cette alliance (il épousa par la suite la fille du roi de France Philippe Ier) mais il en sacrifia les avantages moins à un calcul ambitieux qu’à sa passion d’aventures. Cette passion devait l’égarer. Il conduisit en somme mal sa barque ; il eut pu dominer son époque et ne fit que la traverser comme un brillant météore.

Au-dessous de la principauté d’Antioche fut érigé pour Raymond de Toulouse le comté de Tripoli ; il correspondait à la région du Liban. Enfin venait le royaume de Jérusalem c’est-à-dire la Judée et la Galilée avec Tyr, Jaffa et Saint-Jean d’Acre. Le premier de ces États se maintint jusqu’en 1285 ; le second disparut par la prise de Jérusalem dès 1189 ; l’initiative de Frédéric II le ressuscita en 1229 mais pour dix ans seulement. Il n’est point d’histoire moins édifiante que celle des chevaliers promus au gouvernement de ces fondations hybrides qu’une honnête et pure vaillance eût seule pu consolider. La vaillance ne manqua guère mais il n’y eût ni honnêteté ni pureté. Pour un Godefroi de Bouillon à l’âme droite et noble, on compte vingt Renaud de Chatillon : brigands courageux certes mais déshonorés par leurs crimes et leurs fourberies continuelles. On a pu dire, non sans vérité, que dans la passion de revanche qui s’alluma au cœur des musulmans entrait une large part de mépris pour les conquérants. Leur faiblesse de caractère se traduisit en effet par un abandon rapide et à peu près complet de tous les principes évangéliques. L’adaptation levantine ne les conduisit pas seulement au cérémonial et au costume arabes mais à la polygamie et à l’esclavage, institutions que la politique à défaut de la religion leur eût commandé de proscrire. Leur incapacité intellectuelle par ailleurs neutralisa jusqu’aux occasions favorables que leur ménageait le hasard des circonstances. L’islam autour d’eux avait perdu son unité et l’instinct le plus élémentaire de conservation leur dictait d’opposer les uns aux autres les émirs d’Alep, de Mossoul et de Damas ; les deux derniers précisément inclinaient vers une entente. Mais par leurs incessantes querelles intestines et leur politique à courtes vues, les princes français réussirent à grouper en faisceau adverse les trois émirats voisins de leurs possessions. Lorsque Saladin qui avait refait à son profit l’unité musulmane (1174) commit en mourant l’erreur de détacher à nouveau les uns des autres les gouvernements de l’Égypte, d’Alep et de Damas, ses ennemis ne surent pas profiter de cette faute. Leur dernière chance se perdit ainsi.

On peut s’étonner que des États si mal dirigés ne se soient pas effondrés encore plus vite. La cause en est dans l’incroyable prospérité matérielle que développa en ces parages non leur prise de possession par des chevaliers français mais la venue des marchands italiens qui avaient suivi les croisés, Vénitiens, Génois, Pisans en guerre dans leur péninsule se trouvèrent d’accord pour exploiter l’orient qu’on ouvrait à leur activité. Venise, Gênes et Pise avaient des flottes de guerre avec lesquelles elle prêtèrent main-forte aux nouveaux souverains moyennant des concessions et des privilèges commerciaux. C’est ainsi que dans les villes de la côte, Beyrouth, Saint-Jean d’Acre, Jaffa, Tyr, Sidon des colonies italiennes se constituèrent. Autonomes et s’administrant elles-mêmes, elles concentrèrent bientôt autour d’elles d’immenses richesses dont tout l’orient — les musulmans compris — se trouva bénéficier.

Après que Saladin eut pris Jérusalem (1189), les croisés qui ne réussirent point à l’en déloger donnèrent en manière de dédommagement l’île de Chypre au souverain déchu. Richard « cœur de lion », venait justement de s’en emparer au passage. Ce nouvel État dont la géographie assurait l’indépendance et la défense prospéra au-delà de toute attente. Une immigration considérable, un commerce qui ne cessait de croître, d’énormes fortunes privées firent du royaume de Chypre un véritable Eldorado. Aux Grecs orthodoxes qui habitaient l’île antérieurement se superposèrent de nombreuses colonies de marchands et de bourgeois venus des divers points de la Méditerranée. La cour de Nicosie demeurée absolument française fut le centre de réunion de tous les seigneurs chrétiens du levant. À Famagouste, capitale commerciale, de superbes monuments gothiques s’élevèrent dont les ruines surprennent sous ce ciel oriental. Trois siècles durant (1192-1473) les souverains se succédèrent régulièrement. Il y en eut d’assez puissants pour se risquer à la guerre. L’un d’eux s’en alla battre les Turcs près d’Éphèse et leur reprit Smyrne ; un autre s’empara d’Alexandrie. Une civilisation raffinée fleurissait ; il y eut à Chypre une école des langues orientales très fréquentée. Mais toute cette opulence devait exciter des convoitises. À la fin du xivme siècle, les Génois réussirent à imposer au roi Pierre ii une sorte de suprématie à laquelle, longtemps après, ses successeurs n’échappèrent que pour tomber sous le joug des Vénitiens. Nous avons déjà vu comment la vénitienne Catherine Cornaro, épouse du dernier roi Jacques ii (1460-1473) lui survécut et n’ayant point d’enfants, légua Chypre à la « sérénissime république ».

Le démembrement de l’empire byzantin par les croisés en 1204 aboutit en Grèce à la fondation de divers États dont les deux principaux furent le duché d’Athènes et la principauté d’Achaïe. Il n’y a guère à en dire car si les annales de ces États ont un cachet romantique qui les rend attrayantes, elles ne correspondent au point de vue historique à rien de profond. Le seigneur franc-comtois qui s’était vu attribuer Athènes et Thèbes dut chasser des Thermopyles les Grecs qui voulaient lui barrer la route. Vainqueur, il promit le respect des propriétés et la liberté du culte orthodoxe. Mais à peine installé, il désaffecta au profit des Latins l’église très vénérée qui existait dans le Parthénon, bannit l’archevêque grec et confisqua les biens des monastères. Après quoi, pris de nostalgie, il regagna son manoir de Franche-comté pour ne plus le quitter. Il eut néanmoins une série de successeurs mais dont aucun ne s’implanta. Malgré qu’ils se fussent bâti à Thèbes un vaste palais dont les restes sont visibles encore, leur domination resta précaire. Le dernier duc français voulut utiliser contre ses voisins d’Épire les services de la fameuse compagnie catalane dont les aventures surpassent l’imagination. Ces soldats de métier, sans scrupules comme sans peur, avaient été recrutés pour appuyer en Sicile les prétentions aragonaises. Celles-ci ayant triomphé, ils avaient passé à Byzance, engagés par l’empereur dont les troupes mercenaires baissaient à la fois en nombre et en qualité. Mais l’entente n’avait guère duré. De plus en plus exigeants, les Catalans étaient parvenus à terroriser la capitale et ses environs, pillant, brûlant, saccageant avec une audace et une habileté incroyables. Ce ne fut qu’au bout de plusieurs années qu’ils consentirent à se retirer. Le duc d’Athènes qui les prit alors à solde eut d’abord à se louer de leurs services. Mais ayant trahi ses engagements à leur endroit, il dut livrer contre eux une bataille au cours de laquelle il périt avec la plupart des seigneurs français qu’il avait rassemblés autour de lui (1311). Athènes fut à demi détruite puis le duché se reconstitua sous la suzeraineté du roi d’Aragon. En 1387 un florentin qui s’était taillé un domaine à Corinthe s’empara de l’acropole. Lui et les siens réussirent à se maintenir jusqu’à la conquête turque en 1458. De semblables épisodes sont comme les miettes de l’histoire. Ils abondent. On ne saurait les conter ni même les mentionner tous. Mais en recueillir quelques uns ici ou là aide parfois à la compréhension des grands événements dans l’ombre desquels ces détails se perdent. Ce qui doit être évité c’est de comparer les uns avec les autres et d’en transposer la très inégale portée.

La principauté d’Achaïe vécut une existence plus banale et moins mouvementée. Les seigneurs de Villehardouin qui la possédèrent lui assurèrent une certaine prospérité. Vers 1390 les Génois s’implantèrent en Élide et le reste du territoire s’émietta en un grand nombre de petits États. De cette domination française la Grèce semble avoir tiré quelque bénéfice moral : le réveil de ses énergies et la confiance en son avenir. Au seuil du joug ottoman, cela ne fut point sans doute dénué d’importance pour elle. Mais, comme nous le verrons, c’est surtout à son église nationale qu’elle dut son admirable constance à travers les trois siècles de servitude qui allaient s’ouvrir pour elle.

iii

Les croisades de Louis IX ont été l’objet de maintes études. Il n’est pas étonnant que les historiens y aient cherché des arrière-pensées. Le bon roi a donné en son règne de telles preuves non seulement de ses hautes vertus mais de sa valeur politique qu’on attribue tout naturellement à ses gestes de croisé de la profondeur et de la sagacité. Mais il apparaît décidément qu’ici la piété et le zèle apostolique furent seuls en cause. Aussi bien, avec les scrupules que nous lui connaissons, peut-on admettre que Louis IX eût consenti à se servir de la croisade dans un dessein politique tel que l’affaiblissement de la féodalité. Et, même du point de vue laïque, y entraîner les seigneurs afin de les amoindrir eût répugné à sa conscience. D’ailleurs il n’est pas certain que la corrélation entre ces expéditions lointaines et l’effritement de l’organisation féodale fut aussi nettement visible alors qu’elle l’est devenue pour nous. Il y a donc toute raison de croire que Louis IX ne rechercha dans ces aventures que ce qu’il considérait comme la gloire de Dieu et son service.

Lorsqu’en 1248 le roi et ses chevaliers s’embarquèrent à Aigues-Mortes, ils se trouvaient seuls à répondre à l’appel pontifical. Un certain nombre de seigneurs français s’étaient découragés en route et étaient demeurés à Lyon. Les échecs précédents n’en étaient pas la seule cause. En Europe on ne s’intéressait plus à la croisade. L’opinion avait cessé d’y croire et s’en détournait. Les Français allèrent hiverner à Chypre ; ils s’y querellèrent avec les habitants. Une chance de réussite pourtant s’offrait. Les Mongols envoyèrent des émissaires proposer une entente contre les Turcs qu’ils abhorraient. Louis IX ne comprit pas. Il se laissa persuader d’attaquer l’Égypte plutôt que la Syrie et passa trois ans à attendre en vain des renforts qui n’arrivaient pas. En 1254 il rentra en France.

À cinq siècles et demi de là (1798) le général Bonaparte débarquait en Égypte à son tour. Il y venait chercher un prestige exotique susceptible de frapper les imaginations et de lui faciliter les entreprises à l’aide desquelles il méditait dès alors d’établir sa fortune. Mais ce n’est pas à ses soldats qu’il était réservé de rendre féconde et à jamais célèbre une expédition aussi inattendue. Par une intuition dont on ne saurait lui être trop reconnaissant, Bonaparte emmenait avec lui un état-major de savants, d’ingénieurs et d’artistes. De leurs travaux naquit une science nouvelle, l’égyptologie. Parmi les objets exhumés se trouva une pierre dont les inscriptions hiéroglyphiques étaient accompagnées d’une traduction en grec. Malgré cela longtemps encore le secret des hiéroglyphes demeura impénétrable. En 1822 enfin Champollion professeur à la Faculté des lettres de Grenoble saisit à force de persévérance et d’ingéniosité la clef de l’étrange alphabet. Dès lors dans tout l’occident, les études égyptiennes prirent un essor passionné. À un autre français, Mariette, d’abord modeste collaborateur au musée du Louvre, il était réservé au cours de fouilles mémorables de retrouver le Sérapéum, la nécropole souterraine contenant les gigantesques sarcophages des Apis. Après trois mille ans une civilisation oubliée reparut ainsi à la lumière. Ces grands initiateurs ont fait à la science et à l’énergie françaises un honneur extrême et mérité la gratitude de l’humanité mise par eux en contact avec une période prestigieuse de son long passé.

Dans un domaine différent, la France a recueilli également de l’illustration. Le percement de l’isthme de Suez fut son œuvre. Creusé, dit-on par le pharaon Néchao, six siècles avant J.-C. entretenu par l’empereur Adrien puis par les Arabes, le canal s’était complètement ensablé. Les Vénitiens puis Bonaparte avaient vainement projeté d’en tracer un nouveau. Ferdinand de Lesseps appuyé par une compagnie financière universelle créée par lui entreprit l’œuvre. Les travaux commencèrent en 1859. Le canal long de 162 kilomètres fut inauguré le 17 novembre 1869. Il a été « neutralisé » par une convention signée à Londres en 1888.

iv

Les rois normands de Sicile — et après eux, Frédéric II d’Allemagne — avaient exercé en Tunisie des droits avantageux. La Tunisie avait dépendu successivement des califes du Caire et de ceux du Maroc mais il avait toujours existé des liens étroits entre elle et les Arabes siciliens ainsi que l’explique la situation géographique des deux pays. Lorsque, de par la volonté du pape, Charles d’Anjou frère de Saint Louis fut devenu le souverain de Naples et de Palerme, il s’avisa aussitôt de l’intérêt qu’il y aurait à récupérer tous les points sur lesquels ses prédécesseurs avaient étendu leur pouvoir. Or, en 1270 le bon roi qui ne s’était sans doute jamais consolé de l’échec subi en Égypte seize ans plus tôt, décida de repartir en guerre contre l’islam. L’enthousiasme avait encore diminué en France pour ces sortes d’entreprises et il fallut promettre une solde à nombre de chevaliers pour les décider au départ. Le roi de France emmena ses trois fils, son gendre et son frère. Après escale en Sardaigne, on fit voile vers Tunis. Il s’était laissé persuader par Charles d’Anjou que la simple vue d’une armée chrétienne suffirait à convertir l’émir. Aussi mal préparée que la précédente, l’expédition échoua non moins misérablement. Le roi y laissa la vie. Il mourut de maladie dans son camp sur l’emplacement de l’ancienne Carthage, entouré des siens qui ramenèrent pieusement ses restes à Saint-Denis.

Par la suite Tunis fut occupée par les Espagnols (1535) puis par les Turcs (1574) mais la France ne s’en désintéressa pas. Dès 1665 le bey (on appelait ainsi le prince qui gouvernait héréditairement la Tunisie redevenue autonome sous la suzeraineté du sultan) concédait au consul français la préséance sur les autres consuls. La piraterie sévissait dans ces parages. Alger en était le centre. En 1770, à la suite d’une intervention armée des marins français à Bizerte et à Sousse, un premier traité fut signé à Tunis confirmant les privilèges français. Malgré cela les commerçants et les pêcheurs continuèrent d’être souvent molestés. C’est au début du xvime siècle qu’Alger était tombée aux mains des frères Barberousse, fils d’un renégat grec et dont les navires sillonnaient la Méditerranée paralysant le commerce, faisant la traite et organisant sans cesse de fructueuses expéditions. Une fois possesseurs du territoire algérien — y compris Cherchell, Médéah et Tlemcen, — leur puissance décupla. Se disant vassaux du sultan, ils jouirent en réalité d’une absolue indépendance, protégés par la terreur qu’ils inspiraient. Une foule de bandits, de corsaires retirés, d’aventuriers sans foi ni loi se groupèrent dans cette néfaste principauté que Charles-Quint, au sommet de sa puissance, ne réussit pas à maîtriser. Bien qu’un peu atténué, cet état de choses dura jusqu’en 1830. La répression s’imposait. La France l’entreprit. Les derniers jours du règne de Charles X ses troupes s’emparèrent d’Alger et s’y établirent. La révolution de Paris compromit le succès de l’entreprise. Il s’en fallut de peu que Louis Philippe isolé en Europe ne cédât aux remontrances jalouses de l’Angleterre et ne consentît à l’évacuation d’Alger. L’annexion maintenue, force fut de l’étendre afin d’assurer la sécurité des premiers colons. Cette extension qu’illustrent les noms du maréchal Bugeaud, du général de Lamoricière et de leur valeureux et longtemps insaisissable adversaire l’émir Abd-el-Kader, dura un quart de siècle environ (1831-1855). Cette période est des plus importantes dans l’histoire des institutions militaires et coloniales de la France moderne. D’une part, l’Algérie fut, en ce temps, le champ d’entraînement de l’armée qui combattit en Crimée (1856), en Italie (1859), au Mexique (1863) pour réaliser les originales conceptions politiques de Napoléon III ; et ce fut la dernière des armées de métier françaises. D’autre part, cette même Algérie servit de jardin d’essai à l’inexpérience coloniale des nouvelles générations. Là cette inexpérience, après une longue série de maladresses et de tâtonnements, devait se muer en une compétence éclairée à l’aide de laquelle la Troisième république put établir et consolider son vaste empire exotique. En 1881 le protectorat de la Tunisie, en 1904 celui du Maroc vinrent dans des circonstances que nous aurons à évoquer plus tard, compléter la façade méditerranéenne de l’Afrique française désormais rattachée à la mère-patrie par de multiples liens administratifs et économiques.

v

L’action extérieure de l’Espagne moderne s’est manifestée séparément sur les quatre faces du quadrilatère qui représente sa figure géographique. Mais contrairement aux apparences, l’action européenne a été plus profonde que l’africaine et l’action transatlantique plus marquée que la méditerranéenne. C’est cette dernière seulement que nous envisageons en ce moment. Pour la comprendre, il convient de jeter un coup d’œil sur les vicissitudes traversées par l’Espagne depuis le moment où la conquête arabe s’étendant sur la plus grande partie du sol (711) refoula dans l’angle nord-ouest (Galicie et Asturies) les défenseurs irréductibles de la foi chrétienne. Dans cette région âpre et montagneuse, leurs caractères déjà rudes se durcirent encore. À leur tête leur roi Pélage (719-737) les marqua de sa croyance obstinée en la délivrance finale ; et le duel commença qui devait durer sept siècles. Au début tout l’avantage était pour les Arabes. Une civilisation brillante et douce, de grands princes tels qu’Abdérame I, Abdérame III, Al-Hakkam, le régent Almanzor l’éclat des sciences et des lettres, des constructions magnifiques, une cour étincelante apportait au gouvernement établi à Cordoue dès 759 et érigé en califat en 914 la force que donne le succès. Mais le farouche adversaire toujours armé pour sa croisade guerroyait sans défaillance sur la frontière, descendant peu à peu dans la plaine, y plantant sa capitale, Léon et parsemant la région du haut Douro de châteaux-forts d’où lui viendrait le nom de Castille. Et tandis que ses énergies se trempaient dans la pauvreté ainsi qu’il est arrivé si souvent, le luxe détendait celles des Arabes et ruinait leur cohésion. En 1031 à la place du califat démembré, il y eut une poussière d’États tous riches, tous prospères mais désunis. Dans l’autre camp aussi on se disputait souvent. Il y avait là quatre États de tempérament mal commode : le royaume des Asturies ou de Léon, le premier formé, le royaume de Navarre avec Pampelune pour centre, indépendant dès le début du xme siècle) puis le comté de Barcelone et enfin le comté de Castille de formation récente. Un cinquième État ne tarda pas à naître autour de Saragosse, le royaume d’Aragon. Mais sujets et souverains étaient tenus en haleine par l’idée de la croisade voisine. L’expulsion des musulmans demeurait la grande affaire, celle à laquelle d’elle-même se subordonnaient toutes les querelles intestines. La prise de Tolède en 1085 indiqua de quel côté la balance finalement pencherait. Dès lors la Castille fut à l’avant-garde. Le règne d’Alphonse VII (1126-1107) esquissa l’unité future. Tolède reprit figure de métropole catholique comme jadis sous les rois wisigoths[27]. Ce fut une époque de grande transformation. L’espèce de zone mobile, en diagonale, qui séparait les chrétiens en progrès des musulmans en retraite n’avait cessé d’avancer coupant l’Espagne en deux portions qui, un moment égales, s’inégalisaient de nouveau et cette fois au détriment de l’islam. Comme c’était une zone dévastée par la bataille et qu’il fallait faire revivre, le trop plein de la population montagnarde du nord-ouest s’y déversait au fur et à mesure que les guerriers la quittaient. On y appelait aussi pour cultiver, bâtir et repeupler des colons du dehors et notamment du sud de la France. Par ailleurs d’anciens habitants chrétiens qu’un contact si prolongé avec les Arabes avait influencés profondément préféraient se retirer comme eux vers le sud. De la sorte s’établissaient de grands courants d’arrivées et de départs. Aux nouveau-venus on concédait des privilèges, des garanties, embryons des « fueros » auxquels leurs descendants demeurent si attachés. Il existait déjà des assemblées dites « cortès » dont la tradition devait remonter à ces conciles mi-laïques, mi-religieux fréquents aux temps wisigoths. Dès 1169 on vit paraître aux cortes, à côté des prélats et des nobles, des représentants des communes et ceux-ci manifestèrent aussitôt leur humeur interventionniste. L’Espagne d’alors ressemblait ainsi à un prodigieux creuset où on aurait entassé les minerais les plus divers. Le raffinement et la barbarie, la culture et l’ignorance, la liberté et le fanatisme s’y pénétraient constamment, dominés par une étrange chevalerie tout en heurts et en excès et que l’alternance de ses passions et de son sang-froid comme de son éloquence et de son mutisme drapait dans le manteau d’une poésie ardente[28].

Après qu’en 1212 les Arabes, passagèrement renforcés par l’épée africaine des princes almohades eurent été définitivement vaincus et réduits au territoire de Grenade où ils devaient se maintenir jusqu’en 1492, la rivalité fatale de la Castille et de l’Aragon se précisa. Le petit royaume de Navarre qui, sa dynastie éteinte, s’était donné pour souverain le comte de Champagne, Tribaut, allait dès lors graviter dans l’orbite de la France. À l’ouest, l’État portugais créé en 1139 dans des conditions sur lesquelles nous reviendrons plus tard occupait à peu près son territoire actuel. À l’est l’Aragon se trouvait en quelque sorte jeté à la côte par la Castille dont les souverains régnaient maintenant sur toute la masse centrale de la péninsule du nord au sud, Grenade excepté. Mais ce qui plus encore que la pression castillane devait orienter les rois aragonnais vers la mer, c’était la possession de Barcelone et des Baléares. Et c’est là aussi ce qui faisait leur puissance et les égalait à leurs voisins castillans. La Catalogne, pays de marchands et de marins d’esprit ambitieux et entreprenant, s’adonnait au commerce armé, le seul qui fut possible en ces temps où la piraterie rendait toute navigation peu sûre. Les Baléares précisément servaient de repaire aux pirates arabes. Les rois d’Aragon n’eurent de cesse qu’ils ne les en eussent expulsé. Leurs sujets barcelonais les y incitaient. Barcelone exerçait alors une hégémonie véritable ; c’était un entrepôt de grand commerce et, à l’intérieur, une manière de république. Son conseil semblait un vrai sénat ; son université était renommée ; elle avait droit de battre monnaie et neuf autres villes relevaient de sa juridiction. Les rois d’Aragon comme leurs prédécesseurs les comtes de Barcelone étaient obligés de compter avec les directives de la politique catalane. De là leurs entreprises méditerranéennes. La suite en fut soumise pourtant à l’imprévu des circonstances bien plus qu’à la logique des intérêts.

La Sicile rebellée contre Charles d’Anjou, le roi français que le Saint-siège lui avait imposé en 1265 ainsi que nous l’avons vu plus haut, supportait avec une impatience croissante la brutale et maladroite tyrannie de ce prince et de ses serviteurs. Une haine sourde les enveloppa qui aboutit au fameux massacre des « vêpres siciliennes » le 30 mars 1282. Toute l’île soulevée contre les Français appela à elle le roi Pierre III d’Aragon qui, par son mariage, se trouvait appartenir à la descendance directe de Frédéric II. Vainement le pape lança-t-il des excommunications et déclara-t-il le monarque déchu de toutes ses dignités, les Siciliens maintinrent obstinément sa dynastie sur le trône. Bien plus, en 1409, la Sicile devait se laisser annexer par l’Aragon et peu après le roi Alphonse V devait s’emparer de Naples. Si l’on ajoute à ces possessions celle de la Sardaigne et un droit de suzeraineté sur la Corse, on voit que l’Aragon était devenu une grande puissance méditerranéenne. Et cela semblait conforme à son destin et par conséquent durable. Le commerce catalan obtenait par là un champ d’action proportionné à ses hardiesses. Or à ce moment, la conquête turque bloque l’orient. L’Égypte qui servait au transit de l’Inde se ferma aux occidentaux dans le même temps que le voyage de Vasco de Gama ouvrait une route maritime directe contournant le continent africain. Bientôt d’ailleurs, l’Espagne unifiée allait être mêlée par Charles-Quint et Philippe II, aux guerres continentales, puis amenée à détourner ses regards des horizons méditerranéens au profit de ceux que lui ouvrait la possession d’un nouveau monde.

  1. Dès le début de l’ère chrétienne, les hiéroglyphes cessèrent d’être compris en Égypte. Le copte est de l’égyptien écrit en lettres grecques.
  2. La propagande de plus fut jadis fort efficace. On vit au temps de Charlemagne tout un peuple, les Khazars, se faire juifs en bloc.
  3. Annibal rappelé à Carthage après la seconde guerre punique avait tenté d’y réformer toutes choses et de préparer une coalition méditerranéenne contre les Romains. Désappointé, obligé de s’exiler, il se réfugia chez le roi de Bithynie Prusias. Ne s’y sentant pas eu sureté et craignant d’être livré à ses implacables ennemis, il s’y donna la mort (183).
  4. La part des Doriens dans cette œuvre si vaste de multiplication fut minime ; quelques factoreries en Cilicie, l’envoi en 707 de colons à Tarente, en 625 sous l’impulsion de l’oracle de Delphes, la fondation de Cyrène à laquelle le fait d’être relié par terre à l’Égypte devait assurer plus tard une grande importance ce fut à peu près tout.
  5. La « Bretagne » en ce temps-là, c’était l’Angleterre. La péninsule bretonne actuelle portait le nom d’Armorique.
  6. Un médecin grec appelé pour soigner Auguste se vit malgré qu’il l’eut guéri, en butte aux sarcasmes de ceux qui prétendaient s’en tenir à la médecine familiale, aux vieilles « recettes des matrones ».
  7. Auprès de Québec s’élève une simple pyramide en l’honneur de deux adversaires — l’anglais Wolfe et le français Montcalm sous les ordres de qui fut livré en 1759 le combat qui fixa les destinées du Canada. L’inscription suivante se lit sur le granit mémorable : Mortem virtus communem, famam, historia, monumentum posteritas dedit : huit mots qu’il est impossible de traduire en aucune langue, sans le secours de beaucoup d’autres mots. L’inscription signifie ceci : Leur courage les fit égaux dans la mort, l’histoire leur assure une égale renommée, la postérité leur consacre un même monument. C’est un exemple frappant du degré auquel peut parvenir la concision latine.
  8. Juba II ne laissa qu’un fils, Ptolémée. Un jour que le jeune roi de Maurétanie se trouvant à Rome entrait au cirque revêtu d’un superbe manteau de pourpre qui rehaussait sa beauté, Caligula alors empereur conçut de son hôte une telle jalousie qu’il le jeta en prison et l’y fit périr de faim annexant ses États. On les divisa en Maurétanies césarienne (Césarée) et tingitane (Tanger). L’Afrique fut dès lors gouvernée directement par Rome.
  9. On estime à moins de deux cent mille le nombre de Wisigoths qui passèrent en Gaule et en Espagne. En Afrique les Vandales furent à peine cinquante mille. Les barbares qui s’établirent à plusieurs reprises en Italie furent bien plus nombreux.
  10. Les impératrices byzantines n’étaient point couronnées de façon accessoire et comme femmes d’empereurs. Leur couronnement s’opérait à part de celui des empereurs par une cérémonie distincte comme pour bien marquer que le caractère sacré dérivant du titre impérial était indépendant des liens conjugaux et comportait une consécration ineffaçable.
  11. Après bien des vicissitudes et des malheurs Eudocie se retira à Jérusalem. Elle y vécut dix-huit ans. Un incident romanesque lui avait aliéné injustement le cœur de son époux. Elle laissa entr’autres ouvrages un poème singulier dont on a dit que certains passages malgré leur lourdeur, évoquaient à la fois Dante et Shakespeare.
  12. On a retrouvé quantité de « grenades » à main, petits récipients en terre cuite remplis de feu grégeois et que les fantassins jetaient en courant dans les lignes ennemies.
  13. Volontiers on considère les Coptes comme une race distincte. Ils n’étaient que des Égyptiens christianisés. C’est au concile de Chalcédoine (451) que l’Église copte rompit avec l’Église grecque. Elle subsista longtemps, en union avec l’Église abyssine. Les dialectes coptes se sont éteints vers le milieu du xviie siècle.
  14. Bédouins, Maures, Sarrasins sont des noms qu’on doit éviter d’employer en histoire. Ils ont été en usage selon les époques et les lieux mais en fait ils désignent les Arabes de l’islam.
  15. Il ne s’agissait encore que des Turcs seldjoucides et non des Ottomans.
  16. Il ne faut pas confondre les trois Tripoli : l’une ancienne colonie romaine et qui a donné son nom à la Tripolitaine — l’autre située sur la mer Noire dans la région de Trébizonde — et enfin Tripoli de Syrie déjà florissante à l’époque phénicienne et ensuite sous les Byzantins, puis sous les Arabes et qui fut du temps des croisés, de 1109 à 1280, le siège d’un comté.
  17. La première confrérie vouée au service des pèlerins de Terre sainte fut fondée à Sienne au ixme siècle. Après les croisades, les ordres monastiques se multiplièrent en Palestine et revêtirent promptement un caractère à la fois militaire et charitable. Les plus célèbres furent les chevaliers du Temple dit Templiers et les Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem qui par la suite émigrèrent à Rhodes puis à Malte. Ces ordres jouèrent un rôle militaire considérable et amassèrent de grandes richesses.
  18. L’usage des cloches d’église s’était introduit en Europe vers l’an 640.
  19. En 1212 eut lieu l’étrange épisode connu sous le nom de « croisade des enfants » ; à l’appel d’un jeune berger de Vendôme qui prétendait avoir des visions, des milliers d’enfants se groupèrent. Philippe Auguste leur ayant enjoint de retourner chez leurs parents, beaucoup obéirent mais beaucoup aussi persistèrent. Arrivés à Marseille entourés de prêtres, de femmes, de marchands, ils furent embarqués sur sept vaisseaux dont deux firent naufrage sur les côtes de Sardaigne. Les petits passagers conduits à Bougie et à Alexandrie y furent vendus comme esclaves. En 1229 Frédéric II ayant trouvé en Orient les armateurs marseillais coupables les fit prendre et délivra nombre de victimes de cette aventure.
  20. Les patriarches chefs des Églises métropolitaines portaient en général un prénom numéroté comme les souverain laïques. Ce n’était pas là un privilège réservé à celui de Rome. Quant au surnom de Pape impliquant une idée familière d’attachement filial, il ne fut pas non plus réservé au pontife romain au début. Ce ne fut le cas que vers le viime siècle environ.
  21. La pratique du conclave (cum clave, sous clef) proprement dit ne date que du concile œcuménique de Lyon en 1274. Pour en abréger la durée on décida que, s’il se prolongeait plus de trois jours les cardinaux enfermés ne recevraient plus à partir du troisième jour qu’un repas par jour. Cette rigueur ne dura pas.
  22. C’est ce qu’on a appelé la guerre des guelfes et des gibelins. Ces noms n’ont aucune raison d’être. Ils viennent d’un duc de Bavière nommé Welf (guelfe) et d’un seigneur de Wiblingen (gibelin) qui s’étaient disputé la couronne impériale ; dispute qui n’avait, en somme, aucun rapport d’origine avec les évènements d’Italie.
  23. Avignon, ancienne colonie de vétérans fondée par les Romains appartint successivement aux Burgundes, à Théodoric, aux Arabes. En 879 elle fut incorporée dans le royaume d’Arles mais en réalité demeura une sorte de république indépendante placée sous un vague protectorat pontifical. Après que les papes s’y furent réfugiés, ils en firent l’acquisition. Avignon et le comtat Venaissin (Vaucluse) ne furent définitivement incorporés à la France qu’en 1791.
  24. Nous retrouverons un phénomène analogue aux États-Unis six siècles et demi plus tard. Il faut remarquer du reste que le principe en remonte aux origines même du christianisme. Les premières sociétés chrétiennes ne jugeaient pas la fondation de l’Église complète et définitive. Il n’y avait encore ni dogme bien défini ni discipline fortement établie ; la croyance à une nouvelle apparition du Christ était très répandue. L’écho s’en prolongea longuement à travers les âges.
  25. Entre Brunelleschi, né en 1377, qui édifia la cathédrale de Florence, et le Bernin, né en 1680, qui termina Saint-Pierre de Rome, se succèdent sans interruption, autour de Léonard de Vinci, de Raphaël et de Michel-Ange, figures centrales, les merveilleux artistes que furent Ghiberti, Donatello, Luca della Robbia, Masaccio, Mantegna, Botticelli, le Perugin, Ghirlandajo, Carpaccio, Bramante, Andrea del Sarto, Titien, le Corrège, Benvenuto Cellini, le Tintoret, Paul Véronèse.
  26. Scanderbeg est le nom turc de Georges Castriota (1414-1467) fils d’un chef albanais qui, à la mort de son père et sur l’appel de ses compatriotes d’origine, abandonna Constantinople où il avait été élevé et l’islamisme qu’il avait embrassé. Il fut dès lors l’adversaire acharné des Turcs au profit de l’Albanie dont il voulait assurer l’indépendance. L’origine des Albanais qui se nomment eux-mêmes Skipetars est très incertaine. Ils parlent une langue différente de celles de leurs divers voisins. Ayant dans l’antiquité dépendu longtemps de la Macédoine, asservis ensuite de droite et de gauche au hasard des invasions et des circonstances, ils avaient fini à la fin du xiiime siècle par se rendre indépendants.
  27. C’est Alphonse VI qui en 1090 y rétablit le rite romain à la place du rite dit « mozarabe » qui s’y était créé peu à peu sous la domination arabe. Le même roi (les comtes de Castille avaient pris ce titre en 1033) obligea ses sujets à se servir des caractères latins au lieu des caractères gothiques dont ils avaient jusqu’alors gardé la tradition et que quelques réactionnaires obstinés continuèrent à employer.
  28. Le célèbre Cid (Rodrigue Diaz de Bivar) en demeure la personnification la plus célèbre. Il va sans dire que la légende a fort embelli ses traits.