Histoire universelle — Tome I/Texte entier

Société de l’Histoire universelle (Tome Ip. -92).


« Tout enseignement historique fragmentaire est rendu stérile par l’absence d’une connaissance préalable de l’ensemble des annales humaines ; le principe des fausses proportions de temps et d’espace s’introduit ainsi dans l’esprit, égarant l’homme d’étude aussi bien que l’homme politique »

AVANT-PROPOS

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La préhistoire est cette portion indéterminée des annales humaines sur laquelle la science moderne, malgré ses efforts, n’est encore parvenue à recueillir que des renseignements épars et insuffisants. La période préhistorique n’a cessé de croître en durée en même temps qu’elle reculait dans le passé. En effet les fouilles opérées dans le sol ont mis au jour les ruines de nombreux monuments construits par les premières sociétés civilisées ; et en même temps ont été retrouvées et exhumées les traces de foyers primitifs établis bien plus anciennement par des hommes déjà groupés et progressant en commun mais non encore capables de constituer des États organisés.

Ainsi a-t-on été amené d’une part à connaître près de soixante siècles d’histoire proprement dite et de l’autre à entrevoir une préhistoire d’une durée infiniment supérieure. Entre l’une et l’autre la frontière n’est pas fixe et ne saurait l’être car il est possible que des découvertes futures la reportent davantage en arrière. D’une façon générale on peut dire que l’histoire commence avec l’enchaînement des faits. Des faits isolés sans liens continus entre eux ne la sauraient constituer. L’histoire est un tissu. La préhistoire au contraire ne se compose que de matériaux que leur nature ou leur quantité ne rendent point propres à fournir la trame d’un pareil tissu.

De toutes les questions qui relèvent de la préhistoire, aucune à coup sûr ne serait plus passionnante à élucider que celle des origines de l’humanité. Mais elle demeure des plus obscures.

La parenté de l’homme et de l’animal est indiscutable ; on ose dire qu’elle est indiscutée, puisque, d’après le catéchisme lui-même « l’homme est un animal raisonnable » : définition à laquelle nul ne saurait refuser de souscrire. Mais quelle est cette parenté et d’où dérive-t-elle ? L’homme se distingue des autres animaux par deux traits essentiels : l’usage du langage et de l’outil. On dit volontiers qu’il s’en distingue encore par la manière de se tenir, par ce qu’on nomme la station droite. Pourtant certains animaux se rapprochent de lui sous ce rapport et l’on imagine que, sous l’impulsion de circonstances données, une transformation puisse s’opérer en eux qui les en rapproche encore davantage. Il n’en va pas de même du langage. Nous concevons malaisément le passage des sons inarticulés à la parole, expression directe de la pensée. L’homme peut-il être le simple produit d’une évolution incalculable ? Beaucoup de savants acceptent cette doctrine. Ils admettent une période pendant laquelle l’animal humain n’a pu que grogner et japper, puis une seconde période allant peut-être de la parole articulée à la découverte du feu. Le reste s’enchaîne sans difficulté. L’emploi de l’outil primitif marque le commencement de l’industrie, de même que l’idée d’orner le moins du monde cet outil en le travaillant marque le commencement de l’art. Donc, une fois admis l’homme pensant et parlant, l’évolution humaine devient claire ; ce qui ne l’est pas, c’est la façon dont un simple animal du genre de ceux qui nous entourent serait devenu conscient et aurait réussi à traduire sa pensée par la parole articulée. Sans oser s’inscrire en faux contre cette hypothèse, les preuves manquant en somme pour l’infirmer, il convient de prendre en considération l’apparente immobilité du règne animal. À travers toute la période historique nous n’apercevons pas le plus léger symptôme de perfectionnement. Le chien d’Ulysse possédait déjà le genre d’intelligence et la faculté d’attachement qui nous font aimer ses descendants ; les fourmis n’ont point amélioré leurs étonnantes communautés ; le miel de l’hymette n’est pas surpassé ; le talent d’architecte du castor est demeuré identique[1] et l’habileté professionnelle du perroquet n’a pas fait un pas non plus que l’art incontestable du rossignol. Je cite à dessein des animaux que leur industrie, leurs groupements sociaux, leurs facultés et même un curieux phénomène d’articulation irréfléchie désignent comme plus propres à se développer dans un sens parallèle au nôtre. On a dit de certains d’entre eux qu’ils étaient « candidats à l’humanité » ; le mot est joli mais ce sont là de singuliers candidats puisqu’ils ne font aucun progrès ! On objectera alors que quelques mille ans ne représentent que la valeur d’un instant par rapport au formidable amoncellement des âges disparus. Ce n’est pas exact car ces quelques mille ans, en regard des somnolences antérieures, furent une période de perfectionnement matériel intensif pendant laquelle, si le progrès par imitation était réalisable, il paraîtrait impossible qu’on n’en aperçût point de trace. D’ailleurs lors même que l’homme parviendrait à obtenir du singe par exemple, quelques mots ou quelques signes de conscience, resterait à savoir comment lui-même aurait pu jadis franchir cette même étape sans le secours d’un « précepteur ». Ainsi à côté de l’immobilité de l’animal enchaîné à l’étage inférieur semble devoir s’affirmer la valeur de l’homme créé pour l’étage supérieur[2] ; jusqu’à plus ample informé les facultés ici et là semblent irréductibles par rapport les unes aux autres.

Un fait acquis, c’est la présence de l’homme sur la terre en un temps lointain où les eaux, le sol, les climats différaient fondamentalement de ce qu’ils sont aujourd’hui. Cette présence était-elle quasi universelle ? Les grandes îles, les continents étaient-ils déjà peuplés ? Rien ne semble désigner une portion quelconque de la planète comme ayant été le « berceau du genre humain », berceau d’où peu à peu il aurait débordé sur toute l’étendue des terres, de proche en proche. Il est vraisemblable que les choses se sont ainsi passées mais il n’en reste point de vestige. Par contre les vestiges subsistent des cataclysmes qui seraient survenus en ces temps ; ils concordent avec la tradition du déluge qui n’est pas seulement une tradition chaldéo-judaïque mais se retrouve en Chine, aux Indes et en Amérique.

Y eut-il dès le principe plusieurs races distinctes ou bien les distinctions provinrent-elles de la seule évolution ? Les partisans de la première solution ou polygénistes disputent à ce sujet avec les monogénistes qui tiennent pour la seconde. Historiquement le polygénisme demeure un point de départ au delà duquel rien de distinct ne se profile. Si l’on classe les races d’après leur couleur, les jaunes, les blancs, les noirs apparaissent à l’horizon ; si l’on se règle sur le langage, un certain nombre d’idiomes primitifs ne paraissent présenter aucun trait commun permettant jusqu’ici de les rattacher les uns aux autres. Enfin la classification établie d’après la conformation crânienne se résout en deux grandes divisions : la brachycéphalie et la dolichocéphalie c’est-à-dire le rapport entre le diamètre antéro-postérieur et le diamètre transversal du crâne.

Les races sont-elles de même puissance c’est-à-dire, toutes choses égales d’ailleurs, possèdent-elles des qualités équivalentes ? Sur cette question la controverse s’est exercée trop passionnément pour que la clairvoyance et la logique n’en aient pas souffert. L’expérience et le raisonnement tendent à faire de plus en plus justice des assertions exaltées des fougueux partisans de l’inégalité des races. « Il suffirait, écrivait naguère l’un d’eux, que le groupe blanc le plus pur, le plus intelligent et le plus fort résidât par un concours de circonstances invincibles au fond des glaces polaires ou sous les rayons de l’équateur pour que toutes les idées, toutes les tendances, tous les efforts y convergeassent ». En fait les représentants du groupe blanc « le plus pur, le plus intelligent et le plus fort » ont affronté les glaces polaires aussi bien que les rayons de l’équateur et ne s’y sont pas toujours comportés d’une façon propre à corroborer un tel axiome. Du reste l’influence des milieux déjà reconnue par les anciens est aujourd’hui trop clairement établie pour qu’il soit permis d’en faire aussi bon marché.

Le climat a été le véritable sculpteur des races ; c’est lui qui leur a donné leur physionomie et leurs traits distinctifs. Par climat, cela va de soi, il faut entendre non point la température mais l’ensemble des conditions du sol et de l’atmosphère. Ce n’est point le hasard et c’est encore moins l’attrait qui ont poussé les hommes ou les ont retenus loin des régions tempérées et des zones faciles ; mais ce sont la nécessité, le souci de la conservation et de la défense. Ainsi, quittant la plaine, ils ont fui vers la montagne afin d’y trouver la sécurité ou bien ils se sont exposés pour échapper à la férocité de l’animal, à la rudesse des éléments. À quel degré atteint leur adaptabilité aux milieux les plus inattendus, c’est ce que démontrent les villages lacustres tels qu’il en existe encore de nos jours et mieux, les silhouettes si bizarres des pâtres landais perchés sur leurs invraisemblables échasses et se servant de ces jambes postiches avec une dextérité sans égale.

Le climat détermine la nature du travail. La chasse, la pêche, la cueillette, le pâturage, la culture en composent les types généraux. La cueillette fut sans doute le type primordial, non seulement parce qu’au début l’homme manquait des connaissances ou des instruments nécessaires pour se livrer à d’autres travaux mais parce que sa constitution même et son anatomie paraissent révéler un être destiné à se nourrir des fruits du sol plutôt que de la chair des animaux. C’est conduit par les circonstances qu’il devint, selon les cas, chasseur, pêcheur, possesseur de troupeaux qu’il fit paître, agriculteur enfin après qu’il eût découvert, à force d’observation et d’expériences, le mystérieux prodige de l’ensemencement. Le travail à son tour, détermine la nature et les aspects de la propriété et ces deux éléments combinés influent sur la famille, y établissant la prépondérance du père ou celle de la mère, fixant les tendances polygames ou monogames, provoquant l’essaimage ou la cohésion, c’est-à-dire la fondation par les enfants mariés de foyers distincts ou leur maintien au foyer central.

Toute puissante à l’époque préhistorique, l’influence du milieu le fut encore en ces temps historiques ou les civilisations se développaient isolément, où les peuples même voisins continuaient de s’ignorer ou bien, se connaissant, d’entretenir à l’égard les uns des autres des sentiments méfiants et hostiles. Au vrai, son action s’est prolongée jusqu’à l’époque moderne. Aujourd’hui elle décline rapidement, contrariée par le progrès des transports indéfiniment facilités et surtout par la transformation de l’habitation où les perfectionnements de l’éclairage et du chauffage tendent à uniformiser l’existence.

Le progrès s’est accompli pour l’humanité primitive principalement par l’imitation et les contacts. Imiter la nature, l’animal, s’imiter soi-même, telles furent les premières préoccupations de l’homme. Et si nous possédons aujourd’hui d’autres instruments de progrès, il convient d’observer que ceux-là comptent encore parmi les plus puissants et les plus actifs. Une bonne partie des fonctions sociales repose sur la loi d’imitation. Mais il existe un certain nombre « d’inventions » fondamentales dont le rôle est si usuel que nous oublions de nous souvenir du geste spontané ou réfléchi par lequel elles surgirent jadis.

La route s’est inventée d’elle-même ; les hommes et souvent les animaux la dessinèrent d’instinct en suivant leurs propres traces. Mais le pont, l’étoffe, la roue, le levier, le bateau, la poterie, l’écriture enfin, voilà les bases profondes de notre civilisation, voilà les assises géantes enfouies dans le sol, les bienfaits inestimables que nous ont légués nos ancêtres inconnus. Que l’idée du pont soit née de deux arbres s’inclinant l’un vers l’autre au-dessus d’un cours d’eau et reliés peut-être par une liane suggestive — que l’idée du bateau soit issue d’un tronc d’arbre creusé par les ans et s’en allant à la dérive avec quelque branchage donnant prise au vent et servant de voile, cela est vraisemblable. La genèse de l’écriture telle qu’on la rapporte satisfait également. Les marques de couleur servant à reconnaître le bétail en auraient constitué l’embryon. À force de les tracer sur la peau du bœuf vivant et de les apercevoir sur la peau de l’animal mort, on se serait accoutumé à l’utilisation de ce parchemin naturel pour y fixer par des signes conventionnels le souvenir d’un évènement ou le détail d’un contrat.

On imagine moins aisément comment l’homme fut conduit à cuire de la terre ou à fondre du métal et, si certaines plantes tropicales ne présentaient de véritables toiles naturelles à fibres entrecroisées, le principe du tissage nous semblerait inaccessible à l’être primitif. Quant au levier et plus encore à la roue, ils ont dû jaillir d’un esprit avancé qu’éclairaient quelques lueurs de génie. La roue, plus encore que le cheval, facilita les grandes migrations en permettant d’entasser sur des chariots les enfants, les provisions et le butin. Faute de l’avoir connue, l’Amérique fut stagnante. La roue lui manqua plus que le cheval. L’homme voyage sans le cheval ; la famille ne voyage pas sans le chariot. C’est ainsi que des peuplades fort développées socialement et mentalement y vécurent dans le passé isolées et condamnées à l’étiolement.

ii


Tandis que, dans le vaste et un peu monotone domaine de la préhistoire, le labeur opiniâtre des spécialistes parvenait à éclairer de quelques lueurs les débuts enténébrés de l’humanité, l’histoire recevait soudainement de la géographie le puissant renfort qui a fait d’elle la première de toutes les sciences en importance et en efficacité éducatrice, celle dont va dépendre désormais en très large part le progrès politique et moral des sociétés.

Au début du xxme siècle, en effet, les géographes ont achevé de dresser l’inventaire du globe. Il ne reste plus maintenant à sa surface que des détails à vérifier ou à approfondir. Nous connaissons notre planète d’un pôle à un autre ; elle n’a plus de secrets pour nous. Ainsi qu’il arrive fréquemment, un fait si considérable a passé inaperçu. C’est en regardant en arrière que les générations suivantes en saisiront la valeur et en mesureront les conséquences. L’une de ces conséquences est d’avoir abattu les cloisons qui, en limitant le champ visuel de l’homme dans l’espace, égaraient aussi son jugement dans le temps ; si bien que les deux notions essentielles de temps et d’espace qui doivent en quelque sorte servir de norme à l’esprit humain, se trouvaient faussées. Les exactes proportions sont aujourd’hui rétablies telles que les conditions de l’évolution générale les ont déterminées et non telles que les avaient fictivement fixées les orgueils nationaux et les ignorances sédentaires.

Par là l’histoire universelle qui n’était et ne pouvait être jusqu’ici qu’une aspiration devient une possibilité. En même temps s’affirme sa nécessité car elle constitue le cadastre sans le secours duquel les histoires régionales ou spéciales ne sauraient donner lieu qu’à un enseignement hypertrophié ; et les conséquences d’un tel enseignement se font volontiers sentir en de multiples domaines, notamment dans celui de la vie publique qui s’en trouve déréglée et de la vie internationale qui risque d’en être dangereusement exacerbée.

Pour étudier l’histoire il convient de se défaire de certains préjugés dont le pli a été fâcheusement pris. Le premier consiste à assimiler la vie des peuples à celle de l’homme. Jeunesse, âge mûr, vieillesse, décrépitude, ce seraient les stages obligatoires de chaque nation. Ce préjugé a dominé la mentalité du xixme siècle, surtout dans sa seconde partie ; bien des fautes politiques, bien des aberrations de l’opinion en provinrent. Ce sont des hommes de ce siècle pourtant, Frédéric Le Play en tête, qui se sont inscrits en faux contre cette théorie inexacte et malfaisante. Ils ont montré que la jeunesse des peuples est indéfiniment réfectible par leur propre effort et l’observation des saines coutumes sociales. Les événements l’ont démontré parallèlement en prouvant que seuls meurent les peuples qui consentent à mourir. En l’espace de cent ans, la résurrection de la Grèce et celle de la Pologne témoignent que les nations animées d’une foi ardente en leurs destins demeurent vivantes jusqu’au fond du tombeau.

Un second préjugé consiste à envisager les apports moraux des races qui ont composé une synthèse nationale comme exactement proportionnels à la quantité de sang infusé. Or les caractères essentiels d’une race mêlée à une autre ne survivent pas au sein de la collectivité ainsi formée en concordance absolue avec le nombre des individus ayant participé à la fusion. Des exemples étonnants de survivance disproportionnée nous ont été fournis par l’époque contemporaine. Nous continuons pourtant à raisonner comme si la vieille notion ethnique basée sur le nombre avait conservé sa valeur intégrale.

Et voici un troisième et un quatrième préjugés habituels. Pour certains, toutes les grandes actions, toutes les évolutions historiques proviennent de causes économiques ; pour les autres, ce sont les idées et les passions seules qui gouvernent le monde. De même beaucoup professent que les évènements de l’histoire sont le résultat en quelque sorte fatal de courants collectifs tandis que d’autres ne veulent apercevoir que l’intervention volontaire d’individualités puissantes ayant orienté le cours des choses de façon inattendue. Comment peut-on être si exclusif ? L’action personnelle est sans doute, plus ou moins fonction du milieu au sein duquel elle se développe mais ce milieu lui-même peut en recevoir des directives ou des contre-directives décisives. L’histoire en fournit de nombreuses évidences. D’autre part la tendance à affronter des risques graves par idéalisme constitue la plus noble caractéristique des sociétés civilisées ; on les rabaisse en le niant, au rang des sociétés animales ; mais elles ne sont pas pour cela composées de purs esprits et les conditions de la vie matérielle influent nécessairement sur leur marche.

L’histoire universelle a ceci de particulier qu’elle nécessite au service de qui l’enseigne des divisions heureusement établies et assez générales pour alléger la masse pesante des faits en même temps qu’assez précises pour maintenir l’esprit en face des réalités essentielles. Le simple canevas numérique des siècles appliqué à un sujet si vaste le revêt d’une uniformité non seulement fastidieuse mais inexacte. L’homme n’a déjà que trop de tendances à se servir de mesures artificielles et rigides pour apprécier ce qui est irrégulier et mouvant. La notion des limites de sa propre vie et celle de la génération à laquelle il appartient, l’y incite dangereusement. Or, l’humanité évoque l’image de l’océan à la surface duquel tout est action et réaction sans qu’il soit possible de dénombrer les vagues, pourtant distinctes les unes et les autres, et de chronométrer leur parcours. De même suivre séparément le destin de chaque peuple et de chaque nation oblige à repasser maintes fois par les mêmes routes sans pour cela permettre de séjourner aux points de jonction où se prennent les larges vues d’ensemble, de toutes les plus éducatives.

On critiquera sans doute les divisions adoptées dans cet ouvrage. Elles pèchent contre la logique car les deux premières sont d’ordre géographique, la troisième d’ordre ethnique et la quatrième d’ordre politique[3]. Mais ce qui importe c’est qu’elles permettent de classer toutes les phases décisives, tous les faits essentiels de l’histoire et cela de manière à en accentuer le caractère instructif.

On critiquera encore autre chose. À partir du xvime siècle, l’usage constant est de parcourir les routes de l’histoire européenne à une allure soudainement ralentie comme si l’on pénétrait en une région différente du pays précédemment traversé et à l’étude de laquelle il fallut consacrer un effort plus approfondi et plus détaillé. Il y a là une erreur de vision entretenue par des habitudes d’esprit auxquelles il n’y a pas lieu de continuer à se plier. Et d’abord si les quatre derniers siècles renferment des périodes de « progrès accéléré », principalement en ce qui concerne la technique scientifique et ses applications pratiques, ils en présentent d’autres dont la stérile agitation n’a abouti qu’à des régressions morales ou politiques. Le développement normal de l’humanité s’en est trouvé entravé ou dévié, Un tel phénomène n’a rien d’extraordinaire. Il s’en faut que l’évolution d’une race, d’une nation, d’un peuple se traduise en étages successifs semblables à ceux d’un monument, l’œuvre de chaque génération étant représentée par un de ces étages. Au cours de la période la plus proche de la nôtre, on a vu bien des bâtisses éphémères recouvrir de leurs plâtres les constructions préparées par le labeur des générations précédentes.

Mais à part de ces considérations, il y a le principe supérieur dont l’étude de l’histoire universelle réclame l’application constante : c’est que le respect des proportions véritables de temps et d’espace ne soit jamais sacrifié à des considérations régionales ou intéressées. L’histoire universelle — c’est ainsi du moins que l’auteur la conçoit et par là il entend définir à la fois son but et sa méthode — l’histoire universelle doit être la science des « ensembles survolés ».


PREMIÈRE PARTIE




LES EMPIRES D’ASIE

PRÉAMBULE

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L’Asie est en quelque manière le centre géographique de notre planète. L’Europe — quatre fois et demi plus petite — lui constitue à l’ouest comme un déversoir naturel. L’Asie communique avec l’Amérique par l’arcade du détroit de Behring et n’est séparée de l’Afrique que par la profonde entaille de la mer Rouge tandis que les archipels égrenés à l’est, le long de ses rivages, font de l’Océanie une sorte de prolongation de son territoire. Elle forme, d’autre part, la plus grande masse de terres hautes qui existe. On l’a appelée parfois : le toit du monde. On l’a aussi appelée : la mère du monde, considérant que l’humanité a reçu d’elle non seulement ses principales religions mais la plupart des plantes, des animaux domestiques, des instruments aratoires et maints autres éléments de progrès.

Ce qui distingue la géographie de l’Asie, c’est son caractère divergent. Elle est comme morcelée en compartiments que les montagnes isolent les uns des autres. Ses grands fleuves se dirigent du centre vers les trois façades qui ouvrent sur des océans et sous des cieux entièrement dissemblables. Aucun rapport de climat, de faune ou de flore n’existe entre la façade sibérienne, la chinoise ou l’hindoue. À part la formidable dépression qui, entre le Thibet et le Tian Chan, ramène brusquement le sol presqu’au niveau de l’Inde et crée des bassins fermés dont les eaux ne s’écoulent pas — tels ceux du Tarim, du lac Balkach et de la mer d’Aral — la région centrale se tient à des altitudes moyennes de quatre mille mètres et davantage. C’est l’immense royaume des herbes. Le froid intense qui y sévit pendant l’hiver couvre le sol de neige ; puis, subitement, ce sol imbibé d’eau se trouve exposé aux ardents rayons du soleil. Il se produit alors comme une explosion végétale. L’herbe croît avec abondance à une hauteur considérable, étouffant tous autres germes. Point d’arbres ; rien que de l’herbe sur des étendues sans fin. En conséquence une seule forme de travail est possible, le travail pastoral. Encore y faut-il la présence du cheval. Comme l’a fait observer Edmond Demolins, la steppe est essentiellement adaptée au cheval et c’est le cheval qui adapte la steppe à l’homme. Elle constitue un « gigantesque haras naturel ». On peut dire que c’est le cheval qui a réalisé l’unité des peuples nomades et a permis les invasions car, sans lui, la vie nomade est presque impraticable ; avec lui, elle s’impose.

Le travail pastoral présente certaines particularités qu’on ne saurait négliger de retenir. Il entraîne la communauté ; il est peu intense et non progressif ; il rend la prévoyance superflue et l’approvisionnement en stocks, incommode. Il suffit aux besoins ; le lait de jument est la base de l’alimentation des nomades de l’Asie centrale. Mais il ne comporte ni clientèle ni concurrence ; donc point d’engagements salariés et une poursuite très relative de la richesse puisque « nul n’a intérêt à s’approprier une partie du sol ». D’autre part, la facilité de dresser de nouvelles tentes à côté des anciennes rend aisée la vie en commun d’un grand nombre de ménages de la même famille. Chaque famille obligée de produire ce dont elle a besoin a par conséquent intérêt à retenir dans son sein le plus grand nombre de ses membres. Le père ou patriarche conserve près de lui ses fils mariés ou célibataires et celles des filles qui ne se marient pas dans le voisinage. Quand l’étendue ou la fertilité des pâturages n’est plus en rapport avec l’importance de la communauté, on scinde celle-ci par un essaim. Dans le nouveau groupement, l’autorité passe généralement à un ancien. Ainsi, pas de pouvoirs extérieurs à la communauté ; point d’individualisme ni d’esprit d’initiative.

Tel fut, au centre de l’Asie — et tel est encore dans une certaine mesure — cet immense réservoir des pasteurs nomades. En un semblable milieu et avec de pareilles conditions d’existence, le surpeuplement devait fatalement se produire et entraîner l’émigration et les invasions. Il en fut ainsi, en effet, dès l’origine des temps historiques. Or ces hauts plateaux, rudes et grandioses, communiquent par d’autres plateaux graduellement abaissés et dont la ligne continue traverse l’Asie du sud-ouest au nord-est, avec des plaines d’attirance : la Mandchourie et la Chine à l’est, le Turkestan et la Mésopotamie à l’ouest. La steppe s’y prolonge en quelque sorte, facilitant d’autant mieux la descente que les nomades n’éprouvent pas l’obligation de modifier soudainement leurs conditions d’existence. Par le Turkestan russe et la Russie méridionale, le domaine des herbes atteint les bouches du Danube et rejoint la puzta hongroise. Vers le nord, l’épaisse zone forestière que traversent les fleuves sibériens présente cette particularité que, le long des berges de ces fleuves s’étendent en général des bandes herbues propres au passage des troupeaux. C’est du côté de l’Inde que les communications sont vraiment ardues à cause de la barrière qu’oppose le massif de l’Himalaya. On n’y peut guère pénétrer qu’en tournant l’obstacle par les étroits défilés ouvrant sur le Penjab et l’Afghanistan.

À l’heure où le rideau de l’histoire se lève, des sociétés civilisées sont déjà constituées en Mésopotamie — en voie de constitution en Chine et dans l’Hindoustan. Là seront des États plus ou moins solides, capables pourtant de résister à la pression incessante des nomades qui occupent le centre du continent. Ceux-ci s’écouleront alors par groupes restreints vers le nord ou le nord-ouest, à moins que, sous la conduite d’un chef plus hardi, plus entreprenant ou bien sous l’aiguillon de quelque famine résultant d’une épizootie ou d’un cataclysme atmosphérique, de véritables expéditions ne viennent à s’organiser, se déversant en hordes de pillage sur les terres fertiles de l’est et de l’ouest. Surgisse enfin un « seigneur de guerre », un Attila, un Gengis Khan, un Tamerlan, hommes doués d’une énergie, d’une ambition et d’une audace également exceptionnelles et ce seront de formidables raids emportant tout sur leur passage et aboutissant à la création d’empires énormes mais éphémères. Attila (449-453) ravage tout l’occident et menace Rome et Paris. Gengis Khan (1207-1227) s’empare à six ans de distance de Pékin et de Samarcande. Les soldats de son fils Ogotaï incendient Moscou, envahissent la Pologne et la Hongrie et menacent en même temps la Corée. Tamerlan (1369-1405) se rend maître d’Herat, de Tiflis, d’Ispahan puis, tourné vers l’Inde, en fait la conquête en quelques mois. De toutes ces annexions brutales, rien d’apparent ne demeure. Bien plus : l’attrait de la vie pastorale est tel que, le maître disparu, ses cavaliers souhaiteraient souvent se replier vers la steppe bien aimée. Après la mort d’Attila beaucoup des siens retournent d’où ils viennent et ceux qui se fixent en occident et se laissent muer en agriculteurs sédentaires sont longtemps tourmentés par le regret de la grande vie libre et chevauchante à travers les espaces aux horizons illimités.

Quelque chose, toutefois, a survécu : quelque chose d’essentiel dans l’histoire de l’Asie : le mouvement. L’Asie, avons nous dit, est divisée en compartiments isolés les uns des autres. La vie sociale y serait restée stagnante, la pensée s’y serait consumée sur place sans les courants déterminés par ces épopées barbares, bienfaisantes en cela malgré leurs sanguinaires violences. Derrière elles se dessinèrent les routes pacifiques des caravanes commerciales et, grâce à elles, des rapports intermittents mais féconds s’établirent non seulement entre l’occident et l’orient mais entre les différentes parties de l’Asie elle-même.

Voici donc ce qu’on peut appeler le « mécanisme asiatique ». La géographie en a donné la formule et réglé le fonctionnement. Le retenir dans l’esprit fournit la clef de toute compréhension en ce qui concerne les peuples de l’Asie. Il faut toujours s’y référer avant de chercher à pénétrer la mentalité de ces peuples, à interpréter leurs religions, leur art, leur philosophie.

Descendons maintenant vers ces pays si longtemps et obstinément convoités par les barbares du centre et qui furent souvent victimes de leurs propres richesses et prospérité : empires de l’est (Chine et Thibet, Annam, Corée, Japon) ; empires du sud (Hindoustan, Birmanie, Siam, Cambodge, Afghanistan) ; empires de l’ouest (Chaldée, Perse, Arménie, Géorgie).

EMPIRES DE L’EST

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Chine

La Chine paraît avoir été balayée dans les temps préhistoriques par un grand nombre d’invasions. Les traditions parlent d’ancêtres sans foyers et ne sachant pas faire le feu. La première ébauche de ce qui sera l’État chinois ne doit guère remonter au delà de 2300 av. J.-C. C’est alors que des pasteurs du type mongol apparaissent, refoulant les indigènes au corps tatoué dont il reste encore des descendants dans les montagnes du continent aussi bien qu’à Formose et aux Philippines.

Ces pasteurs créent dans la région du Fleuve Jaune une sorte de monarchie patriarcale toute pénétrée des idées et des coutumes de la steppe. La religion est un panthéisme imprécis, spiritualiste, sans idoles et dont la cosmogonie ne se compliquera que peu à peu. Le respect de l’âge, se prolongeant en quelque sorte au delà de la mort, fait du culte des ancêtres et de la stricte observation des rites établis par eux la base de toutes les cérémonies publiques et privées. Le régime de la communauté prévaut malgré les difficultés qu’y oppose une existence désormais sédentarisée. Il faudra dix siècles pour que les Chinois en arrivent à concevoir et à pratiquer la propriété individuelle. Ne serait-ce pas le Fleuve Jaune lui-même qui peu à peu les y aide ? Roulant torrentueusement dans une plaine trop vaste ses flots limoneux, il bouleverse sans cesse cette plaine, changeant de cours, inondant les champs, engloutissant les villages. Il a fallu se défendre contre lui avec acharnement et, de nos jours encore, les cataclysmes engendrés par ses caprices, font périodiquement des milliers de victimes. Rien de tel pour attacher l’homme au coin de terre protégé et mis en valeur par sa peine.

Malgré cette menace de la nature, la nation naissante réalise une rapide prospérité. Un recensement ultérieur accusera jusqu’à vingt et un millions d’âmes (ixe siècle av. J.-C.). Et déjà le luxe se manifeste avec ses habituels dangers. Le chef du clan le plus puissant régnait sous la qualification de « fils du ciel » (Ti). Ce rang d’abord électif s’était fait héréditaire pour le clan des Hia (2205-1767) puis avait passé à celui des Shang (1767-1122). Les derniers des Hia auraient été prodigues et débauchés. De là l’intervention populaire qui les déposséda. Mais à part le premier d’entre eux, prince sage et vertueux, les Shang n’auraient pas tardé à dévier eux aussi de la ligne droite. Des documents parlent des crimes de Chan Sin et de sa favorite Taki Les tares de ses souverains n’empêchent point cette Chine primitive d’avoir grand air et l’on comprend la ferveur avec laquelle plus tard, en des temps moins heureux, on a souhaité la faire revivre. Trop attachée aux formes, trop inféodée à ses traditions, exclusive mais saine et libre, travailleuse et fière, elle présentait un robuste soubassement propre à porter les constructions futures.

La dynastie Tcheou qui vint ensuite (1122-255) eut à faire face, semble-t-il, à de grands périls. On n’est pas très au clair pour ce qui concerne ces princes, sages peut-être et bons soldats mais de mœurs plutôt primitives. Ce qui est certain c’est que la pression des nomades du centre se fit, de leur temps, redoutable et constante. Comment résister ? Les Tcheou eurent recours à l’organisation féodale. Ils distribuèrent des fiefs à leurs parents, à leurs serviteurs. Des châteaux s’élevèrent de tous côtés. Une hiérarchie nobiliaire se créa. Les possesseurs de fiefs ne tardèrent point à s’émanciper. On connaît les noms de cent vingt-cinq véritables principautés, plus ou moins indépendantes en fait sinon en droit ; et il en aurait existé, croit-on, jusqu’à dix-huit cents. C’était l’anarchie obligatoire.

Alors parut Confucius (551-479). L’homme est sympathique ; la doctrine est pauvre. A-t-elle été malfaisante pour la Chine ? Les avis sont partagés mais il y paraît. Fonctionnaire subalterne, puis professeur, un moment premier ministre, enfin philosophe errant, Confucius pourrait être défini : un sage sans horizons. Du sage, il avait la modération un peu solennelle, la bienveillance un peu distante et ce respect de la logique qui, lorsqu’il ne se tempère pas d’un idéalisme teinté de quelque passion, est capable d’embourgeoiser n’importe quel système philosophique. À vrai dire, les idées de Confucius ne revêtaient pas absolument le caractère philosophique. Elles constituaient plutôt un code social composé d’éléments recueillis uniquement dans le passé. Et cela suffisait à grouper autour du réformateur les mécontents de plus en plus nombreux et fort enclins à opposer au bel ordre d’autrefois l’anarchie féodale dont ils étaient les témoins attristés.

En établissant leurs institutions, les hommes se sont souvent efforcés d’instinct d’y combiner l’esprit de tradition et l’esprit de nouveauté, tant il est conforme à la nature humaine de ne pouvoir ni se détacher de ce qui fut ni se désintéresser de ce qui sera. Mais, en général, il n’y ont guère réussi. Du reste faire la part égale entre la tradition et la nouveauté — équilibre difficilement réalisable — reviendrait à les annuler l’une par l’autre. Il est normal que l’une des deux prédomine et le dosage pour bien faire, devrait s’opérer à l’inverse du tempérament de la nation et du milieu dans lequel elle se développe.

Confucius avait en face de lui un peuple issu de la steppe et porté comme tous les pasteurs, au respect inébranlable de la tradition. De ce respect il fait un fétichisme. Les rites déborderont du domaine religieux sur celui de la vie intime. Il y aura des préceptes pour se tenir et saluer, pour se lever et s’asseoir, pour boire et manger. Chaque chose devra s’accomplir selon les règles. Par là on honorera les ancêtres tout en travaillant au bien des vivants car la moindre innovation individuelle risquerait de nuire à la communauté à laquelle l’individu doit se sacrifier entièrement. C’est elle, en somme, qui est Dieu. Sans nier Dieu, Confucius le relègue en des cieux indistincts. À peine sa société cristallisée en a-t-elle besoin. Il suffit de maintenir toutes choses telles que les anciens les ont établies et sous la surveillance des sages et des « hommes supérieurs », la foule goûtera le bien-être et le repos.

On oppose volontiers à Confucius son contemporain Lao Tsé. L’opposition se dessina surtout par la suite quand se développèrent, frayant la voie au bouddhisme, les germes de mysticisme et de pessimisme dont sont imprégnés les écrits de Lao Tsé et de ses successeurs. Lao Tsé venait du sud. Depuis qu’à l’avènement des Tcheou, la région de Shanghaï avait été soumise à la domination chinoise, les féodaux avaient entrepris la conquête progressive du bassin du Fleuve Bleu afin de s’y tailler des principautés. La contrée différait essentiellement de la Chine du nord : un sol moins productif mais un climat plus doux, des aspects plus variés et plus riants, des cours d’eau aisément navigables et conduisant à une mer moins rébarbative. Les Chinois firent là leur apprentissage de navigateurs. Les indigènes farouches et grossiers restaient indisciplinés. On guerroyait contre eux mais faiblement : de quoi entretenir l’activité des nouveaux maîtres. Les châteaux forts de ceux-ci grandissaient en nombre et en importance. De véritables petites cours se créèrent où les arts et les lettres reçurent de précieux encouragements. Ainsi pendant qu’achevait de s’effriter l’unité chinoise et qu’au nord Confucius préconisait son rétablissement par l’adoption d’un dogmatisme uniforme et pesant, il advint que l’esprit chinois conquérant d’autres domaines s’y affina et commença de s’épanouir en de charmantes fantaisies. Une littérature artistique et frêle, des élégies délicates, la poésie de la nature « seule amie de l’homme solitaire » combien les modernes s’émerveillent en trouvant tout cela dans les écrits d’alors. Ils trouvent aussi de graves discours sur la relativité des choses et la mutabilité des formes et, par exemple, ce curieux précepte d’un opportunisme savoureux : « Le secret de l’art de vivre ne consiste pas dans l’antagonisme et la critique mais dans la faculté de s’insinuer à travers les interstices existant partout »

Voilà deux Chines en présence et combien différentes ! Laquelle l’emportera ? Un coup de force en décide. La dynastie Tcheou est devenue tout à fait impuissante à contenir ses vassaux. Une tribu du dehors connue sous le nom de Tsin et dont l’importance n’a cessé de s’accroître depuis six cents ans s’empare du pouvoir. C’étaient au début des pâtres mongols ; beaucoup servaient de conducteurs de chars et d’éleveurs de chevaux sous le règne des premiers Tcheou. Tout de suite parmi eux surgit un grand chef, l’empereur Shi Wang Ti (221-210) dont le vigoureux coup de barre décide pour plusieurs siècles de la route à suivre ; et ce sera malgré les apparences, la route indiquée par Confucius. Les fiefs sont abolis ; l’empire, divisé en provinces ; les citoyens, répartis en quatre classes : lettrés, agriculteurs, artisans, commerçants. Une règlementation stricte s’ébauche, fortement hiérarchisée ; il y aura des grades et des rangs que les titulaires obtiendront en passant des examens successifs. Le mandarinat va naître.

Mais d’autre part, l’empire est bien défendu. Shi Wang Ti a entrepris d’édifier la « grande muraille », cette fortification longue de deux mille six cents kilomètres, le seul monument du monde, ont dit depuis avec orgueil les Chinois, qui fut de taille à être vu de la lune. Et bientôt les armées chinoises non contentes de se défendre derrière cette barrière puissante la franchiront et prendront l’offensive. Sous le long règne de Wou Ti (140-87) un prodigieux raid de cavalerie s’enfonce jusqu’à l’extrémité du Turkestan et, deux ans plus tard (119), deux armées fortes de cent mille hommes traversent le désert de Gobi pour conquérir les terres que les hardis cavaliers avaient été reconnaître. En même temps Wou Ti annexe la région de Canton, puis le Sé-Tchouen et impose sa suzeraineté à la Corée. Après lui, Siouan Ti (73-49) poursuit l’affermissement de la puissance chinoise au Turkestan. Un moment ébranlée dans les premières années de l’ère chrétienne, elle est rétablie grâce aux victoires d’un grand homme de guerre, Pan Tchao ; des colonies militaires protègent la frontière, composées de soldats-laboureurs qui défrichent et drainent les armes à la main. Sur l’Asie s’étend ainsi la « paix chinoise » vers le même temps que le monde méditerranéen unifié sous le sceptre d’Auguste goûte les douceurs de la « paix romaine ». Heure dramatique de l’histoire ! Les deux clairières sont proches. Si l’espace qui les sépare est franchi, les destins de l’humanité peuvent être modifiés mais il ne le sera pas et l’Europe et l’Asie reprendront, en continuant de s’ignorer presque complètement, leur marche isolée.

La dynastie des Han qui règne alors[4] a donc réalisé le rêve de Confucius et ce dernier ne s’était pas trompé en annonçant que la prospérité découlerait de l’unité. Aussi sa mémoire est-elle divinisée. On honore en lui le père de la patrie ; ses ouvrages sont les classiques vénérés, base de toute science et de toute culture. La prospérité, en effet, est incroyable. Au début de l’ère chrétienne, la population monte à quatre-vingt millions. D’un bout à l’autre de la Chine unifiée jusqu’au Tonkin, un commerce intense fait déferler la richesse ; les caravanes circulent sur les routes de terre comme les jonques le long des rivages. Le trésor public est saturé ; des moissons abondantes emplissent les greniers.

Ce matérialisme doré apporte-t-il le bonheur ? Non point, car il n’assouvit pas la faim intellectuelle et ne calme pas l’inquiétude qui subsiste toujours au fond de l’âme humaine. Les premiers Han n’ont guère encouragé la pensée. On accuse leur prédécesseur Shi Wang Ti d’avoir fait détruire nombre de livres pour mieux effacer le souvenir du régime qu’il venait lui-même d’abattre. Les grands révolutionnaires ont de ces naïvetés. Mais maintenant l’industrie du papier est née ; l’instrument principal de la propagation des idées se trouve à portée Par ailleurs, les disciples de Lao Tsé ont très lentement mais avec continuité répandu son esprit, développé sa doctrine. Un besoin mystique tourmente les cercles lettrés et il éveille çà et là dans l’âme de la foule des échos inconscients.

Il est probable que, dès avant Jésus-Christ, on avait entendu parler en Chine du bouddhisme comme aussi du brahmanisme et des luttes religieuses dont l’Inde était le théâtre. La légende — une légende fort douteuse — porte qu’en l’an 61 l’empereur Ming Ti fut troublé par un songe qui lui annonçait la venue d’un dieu étranger. Il envoya alors des messagers dans l’Inde d’où ceux-ci revinrent en l’an 67 rapportant des images peintes, des effigies sculptées et surtout des livres saints dans lesquels les prédications de Çakia Mouni se trouvaient transcrites et commentées. La Chine allait s’éprendre de son enseignement six cents ans après qu’il avait été donné et alors que l’Inde s’en détachait. Il faut s’accoutumer à cette lenteur quand on traite des choses de l’Asie continentale ; elle est de règle.

Encore, la faveur impériale ni la conversion personnelle du souverain ne suffirent-elles à déterminer une expansion immédiate du bouddhisme. Il s’infiltra peu à peu. Vers le milieu du iiie siècle seulement commencèrent de se construire en grand nombre des temples et des monastères consacrés à la nouvelle religion. Les temps étaient durs. Sur leur fin les Han avaient vu l’empire unifié par eux se fissurer de nouveau entre leurs mains. Des révoltes éclatèrent, des invasions descendirent de l’Asie centrale. La Chine fut morcelée en trois royaumes se faisant la guerre entre eux ; l’un avait sa capitale à Nankin ; l’autre, son centre dans le Sé-Tchouen ; celui du nord était aux mains d’une horde de Huns qu’au début du iiie siècle les empereurs avaient imprudemment autorisés à s’établir au dedans de la Grande muraille en qualité d’« auxiliaires » et de « clients » de l’empire. Ainsi faisaient vers le même temps, les Romains sur les frontières de Thrace ou de Germanie. Ces barbares se trouvèrent assez forts pour agir en maîtres et s’emparer de Loyang (aujourd’hui Honangfou) qui depuis l’an 6 était la capitale impériale. Le désordre alors s’amplifia. Des bandes de brigands et de pirates dévastèrent le pays ; les sociétés secrètes abondaient ; les conspirations alternèrent avec la guerre civile et la folie avec le crime. On a peine à concevoir les misères de cette affreuse époque mais on s’en fait une idée en notant que la population retombée à vingt-trois millions avait ainsi diminué des trois quarts.

Ce n’était plus seulement l’anarchie politique, c’était l’anarchie morale. Le cloître bouddhique apparut alors aux âmes d’élite comme un refuge ; tel le cloître chrétien en occident au temps des misères accumulées par la barbarie franque. « Il faut, a écrit Maurice Paléologue, se reporter aux historiens contemporains pour se rendre compte de la grandeur du mouvement religieux qui s’empara des consciences chinoises et comprendre ce qu’il y eut de piété fervente et sincère, de mysticisme délicat et élevé, de foi enthousiaste et naïve chez les premiers adeptes du culte bouddhique. Dix siècles plus tard, les âmes en étaient encore imprégnées. » On vit en effet des princes abdiquer pour devenir moines et pendant tout le vie siècle les fondations pieuses se multiplier. Il y eut bientôt deux millions de religieux, trente mille temples, des milliers de couvents

L’ordre se rétablit de façon étrange. Au nord, après les Huns, s’était introduite une peuplade mandchoue appelée Toba. Il ne faut point prêter trop d’attention aux dénominations multiples de ces envahisseurs successifs. Les historiens d’ensemble auraient grand tort de s’y attarder car il n’en peut résulter que de la confusion dans l’esprit du lecteur non préparé par des études spéciales. Mongols, Touraniens, Turcs, Mandchous, Tartares, Huns, que doit-on entendre par ces noms divers ?… une même race, la race jaune ; une même profession d’origine : ce sont tous des pasteurs nomades ; une même mentalité mais dont la réceptivité est susceptible de varier énormément selon les circonstances et le milieu. Le terme le plus général est celui de Touraniens du mot toura qui exprime la « vitesse du cavalier » tandis que le mot arya, selon Max Müller, indique « celui qui cultive, qui laboure » (mais d’autres attribuent à ce dernier mot un autre sens, celui de : noble, excellent, supérieur).

Parmi les Touraniens on peut se risquer à dire que ceux de l’est sont des Mongols et ceux de l’ouest, des Turcs. Mais n’oublions pas qu’il s’agit de nomades dont les déplacements passés furent incessants ; il est donc arrivé aux Mongols de pénétrer jusqu’en Europe et aux Turcs d’agir en Chine. Quant aux appellations particulières, nous n’avons point à en tenir compte. Elles n’ont de valeur que par rapport au degré d’adaptation des peuplades qui les portent. Et ces facultés d’adaptation dépendent, on le conçoit, de la façon plus ou moins favorable dont elles ont pu se développer, du climat, des conditions d’existence, des contacts éducatifs ou progressifs, etc…

Les Tobas qui installés dans le nord de la Chine y dominèrent pendant plus de deux siècles (environ 386 à 617) furent parmi les plus réceptifs. Leurs souverains s’identifièrent si bien avec la civilisation chinoise qu’ils s’en montrèrent les ardents défenseurs et ne cessèrent d’employer leurs armes pour la maintenir ou l’étendre. Lorsque l’un d’eux, en 444, s’avisa de persécuter le bouddhisme auquel ses prédécesseurs avaient témoigné la plus grande faveur, c’est encore l’intérêt chinois qui l’inspirait vis-à-vis d’une religion qu’il estimait affaiblissante alors que les périls de l’époque requéraient la culture de la volonté et l’entretien des énergies. Ce ne fut du reste qu’une saute de vent passagère. Le bouddhisme triompha de nouveau et Loyang en 516 s’enrichit des fameuses grottes peuplées de dix mille images bouddhiques en haut et bas relief. En 589 les héritiers des Tobas s’emparèrent de Nankin ; finalement l’unité se trouva rétablie sous leur sceptre. L’empereur Yang Ti (605-617) pouvait croire sa dynastie fortement établie mais une expédition malheureuse en Corée, expédition dans laquelle il s’obstina, provoqua un mouvement à l’ouest ; il n’y put faire face et ne s’en tira que grâce au génie d’un jeune prince chinois ; cet événement désigna l’empereur à la vindicte publique et du héros de l’aventure fit un candidat à sa succession. Ainsi s’établit la dynastie des Tang (618-907) sous lesquels la Chine devait atteindre l’apogée de sa fortune.

Plusieurs éléments y contribuèrent. Et d’abord le prestige initial jeté sur le trône par l’empereur Taï Tsong (627-650), une des plus grandes figures de l’histoire chinoise, aussi habile politique qu’audacieux combattant et qui non seulement restaura dans toute leur plénitude les immenses frontières jadis atteintes par les Han mais les dépassa et surtout les consolida. Ensuite le fait que le grand mouvement bouddhiste qui n’avait cessé de croître, même à travers les temps troublés qu’on venait de traverser, avait mis la Chine en relations suivies avec l’Inde. À côté d’un pèlerin comme Hiouen Tsong qui ne voyageait que mû par des motifs élevés et qui rapporta de sa longue absence, en plus de documents précieux mille observations curieuses, combien d’autres qui, soit pour eux-mêmes, soit indirectement mêlaient l’intérêt commercial à l’intérêt religieux. Ils traçaient en tous cas la route ; sur leurs pas et d’après leurs indications les marchandises suivaient. Et cela d’autant plus intensément que l’ancienne prospérité avait reparu avec l’ordre et la sécurité. La richesse se développait rapidement. Ne vit-on pas des banques émettre du papier-monnaie et des jonques dûment munies de boussoles (quoiqu’on en ait dit) faire un service régulier avec Ceylan et l’Arabie ?

Cette Chine si progressiste n’était ni intolérante ni xénophobe. Les missionnaires chrétiens et islamiques que lui envoyaient Byzance ou la Perse pouvaient prêcher librement. L’oncle maternel de Mahomet vint en 634 mourir à Canton où son tombeau est encore honoré. Les représentants de ces religions lointaines étaient bien traités mais leur apostolat se produisant en pleine ferveur bouddhiste n’avait pas chance d’opérer beaucoup de conversions. C’est bien plus tard, grâce à l’appoint d’émigrants musulmans que l’islamisme réussit à s’implanter dans une certaine mesure.

Le grand bénéficiaire de cette brillante période fut l’art. L’habileté des artistes chinois s’était révélée de bonne heure mais leur imagination restait captive du ritualisme lequel leur imposait des formes toujours identiques et règlementait jusqu’à la décoration des objets sortis de leurs mains. L’art laïque, en somme, n’existait qu’en doublure de l’art religieux. Jusqu’au bouddhisme la peinture fleurit à peine et la sculpture point du tout. Quant à l’architecture, à part les tours (taï) — dont on pense que la mode avait pu surgir jadis d’un contact de hasard avec la Chaldée — et les arcs triomphaux à trois ou cinq portes dressés devant les temples ou les tombeaux, tous les monuments présentaient cette silhouette caractéristique due à l’énorme toiture basse aux bords relevés, ressouvenir lointain des tentes de la steppe. De plus, construits pour la plupart en bois précieux et en briques friables, ils n’eurent jamais qu’une vie éphémère. Les Chinois ne paraissent pas s’être préoccupés de les rendre durables. La pérennité architecturale ne répond point à leur conception de la vie. Le monument est à l’usage de la génération qui l’a élevé. C’est assez qu’il dure autant qu’elle. Ainsi se marque une fois de plus cette particularité de l’esprit chinois : l’absence d’intérêt pour la descendance. On ne songe guère à ceux qui viendront. Le sentiment héréditaire est pour ainsi dire « retourné » vers ceux qui furent. Ceux-là sont associés constamment aux actions des vivants et lorsque la noblesse est conférée à un citoyen, ce sont ses ancêtres qui en profitent. L’honneur accordé rejaillit sur eux ; ils sont anoblis rétrospectivement.

Pour en revenir à la Chine des Tang, un écrivain français a pu dire justement qu’elle fut alors « le premier empire du monde ». Mais elle ne pouvait le rester qu’à la condition d’avoir une série de souverains dignes de succéder à Taï Tsong. Ce ne fut point le cas. La situation n’était pas facile à maintenir. Car si au Thibet et en Mongolie se tenaient des hordes qui, n’entendant que le langage de la force, pouvaient du moins demeurer dans l’obéissance tant que cette force se faisait sentir à côté d’elles, le Turkestan comprenait des principautés réellement civilisées et dont la vassalité reposait principalement sur le prestige et l’excellence du gouvernement impérial. Depuis, en effet, que les Han avaient les premiers poursuivi l’annexion du Turkestan, ce pays s’était grandement développé. La persistance de nombreux éléments aryens, le très proche voisinage des établissements grecs de Bactriane, enfin des relations fréquentes avec l’Inde en avaient fait un véritable foyer d’art et de pensée. Et sa situation géographique lui permettait de refléter et de répandre comme l’eût fait un miroir, la lumière qu’il recueillait ainsi d’une triple source. D’autre part, en Chine même, le péril provenait de l’affaiblissement graduel de l’élan militaire indispensable à la conservation d’un patrimoine si vaste et si divers. Cet affaiblissement était presque fatal parce que le tempérament chinois, très sensible aux séductions de la richesse, se laisse aisément détendre à son contact. De la sorte se posait devant les empereurs Tang l’ensemble de problèmes qui, à travers les siècles, a constitué ce qu’on peut appeler : la question chinoise.

Ming Houang (712-756) le seul d’entre eux après Taï Tsong qui fut capable d’y faire face a été souvent comparé à Louis XIV. Il en eut certaines qualités et certains défauts ; surtout leurs destins évoluèrent de façon identique. Après de fécondes victoires initiales, Ming Houang voulut une cour éblouissante. Trop de fêtes, trop de spectacles, trop de luxe dans les jardins de Singanfou, sa capitale, la ville aux rivières « à la surface nacrée ». Et quand sur le tard, surpris par des désastres inopinés et la menace renaissante d’invasions fougueuses, il voulut assembler ses armées et redresser la fortune, il s’aperçut qu’autour de lui les caractères s’étaient émoussés et que les énergies défaillaient. Le sensualisme avait engendré un épicuréisme pénétré de lassitude et d’abandon. « L’univers ?… une grande hôtellerie, s’écrie le poète. Toutes choses sont de passage chez cet aubergiste qui a nom le Temps ». Et pour s’en consoler, il interroge la nature. « Est-ce le matin ? Est-ce le soir ? Qu’importe, répond l’oiseau. C’est le printemps. Jouis de la vie qui passe. Qu’importe, répond le fleuve. C’est le printemps. Bois, chante et oublie. »

Non, ce n’était plus le printemps. Le printemps chinois était passé. Après Ming Houang la situation ne cessa d’empirer. En 875 une jacquerie terrible éclata. Sous la conduite d’un chef de hasard les paysans révoltés pillèrent Loyang et Singanfou. L’empire morcelé en sept royaumes ne pouvait plus se défendre. Une horde turque, les Khitaï, s’était établie en Mandchourie ; elle devait plus tard se transporter dans le Turkestan[5]. Les Khitaï occupèrent le nord et fixèrent à Pékin, bourgade jusqu’alors sans importance, le centre de leur pouvoir. Après cinquante ans d’une anarchie complète ce fut l’armée qui, à l’instar des légions romaines, créa un empereur en décernant ce titre à un général populaire. Le choix était bon et la dynastie des Sung devait se maintenir trois siècles (960-1280) mais sur une Chine diminuée matériellement et moralement.

Il y avait longtemps qu’une réaction confucianiste se préparait, justifiée par les excès du cléricalisme bouddhiste et surtout par la fâcheuse évolution qui tendait à faire de cette religion à base élevée un assortiment de superstitions assez vulgaires. Ce qui constituait dans le bouddhisme un véritable danger au point de vue national, c’était à coup sûr son double caractère individualiste et pessimiste. Malheureusement la réaction se dessina sous un angle moins philosophique et c’est pourquoi le mouvement dont nous parlons a une si grande importance dans l’histoire chinoise. Il fut le point de départ des tendances xénophobes qui devaient finalement conduire à sa perte la Chine au génie sociable de laquelle l’isolement fut toujours contraire. Car on eût beau invoquer pour justifier la persécution des motifs différents, c’est bien en qualité de culte d’origine étrangère que le bouddhisme fut attaqué. Dès 845, un édit impérial avait ordonné la destruction de nombreux temples et monastères : deux cent soixante mille nonnes et moines furent rendus d’office à la vie du monde. Avec les Sung, le mouvement s’accentua. À la place du mysticisme, le néo-confucianisme s’installa sans pour cela déraciner le sensualisme. Le gouvernement fut aux mains de mandarins policés, adorateurs de la Raison, confiants en son impeccabilité et l’identifiant d’ailleurs avec l’esprit chinois. Parlant des institutions de ce temps, A. de La Mazelière les a fort bien analysées : « Elles ne cherchent, dit-il, que l’absolu. Elles ne tiennent pas compte du tempérament des souverains, des ministres ou des sujets. Pour la seule fois dans l’histoire, on a l’idée et presque l’exemple d’un système politique qui fonctionne sans l’initiative d’aucun homme d’État et comme automatiquement L’empereur ne sait rien, ne peut rien que par l’entremise des ministères. L’esprit chinois devient tellement jaloux que les fonctions des ministres sont attribuées à des conseils de huit ou dix membres. Ces conseils s’observent réciproquement Nul ne peut obtenir d’emploi sans passer des examens, examens dans lesquels la calligraphie compte autant que les idées et le style ». Tels sont les dirigeants. Les dirigés versent dans une indifférence croissante de la chose publique. Ils n’ont point de grandes ambitions ; ils se laissent vivre. Ils ne songent guère à l’au-delà et ne s’inquiètent plus d’en percer les mystères. Du xie siècle date ce morceau célèbre, qui vaut d’être cité en raison de sa tragique et sèche désespérance : « Seul ! la tête prise dans les ronces ; ta couche humide de rosée, plus froide encore sous le vent ; des feux follets, des lucioles. Aucun bruit que les chants du berger et du bûcheron sur la colline lointaine. Rien à voir qu’un oiseau qui s’envole, une bête fauve qui s’enfuit. Tel est ton désert maintenant. Et, dans mille ans, le renard et le blaireau creuseront leur terrier dans ta fosse, la belette y fera son nid. N’est-ce pas le sort des vertueux et des sages ? Partout leurs tombeaux épars nous font rougir de voir que le ciel est sans cœur ». Et s’il en est ainsi, quoi de mieux que de jouir des biens de la vie sous la protection d’un régime sans ambition lui aussi mais combiné pour fonctionner tout seul de façon régulière et silencieuse : belle machine digne d’admiration et que l’intervention étrangère ne saurait désormais que déranger et détraquer. Sans doute il y a des réformateurs, des novateurs ; il y a des socialistes ; il y en a toujours eu quelques uns. Au premier siècle de l’ère chrétienne, un empereur bien intentionné fut assassiné pour avoir voulu, dit-on, établir le communisme. Et voici que, vers 1080, il se trouve des hommes politiques pour préconiser le socialisme d’État et défricher la route qui y mène. Ils fixent le prix des denrées, instituent le crédit agricole, l’impôt sur le revenu et même le service militaire obligatoire tel que la formule s’en imposera à l’Europe huit cents ans plus tard : éphémère tentative, curieuse en ce qu’elle vient d’en haut et s’appuie sur des exposés de forme châtiée et des discours de noble et généreuse allure.

Du système des Sung on a pu dire qu’il « prévoyait tout sauf l’invasion des barbares ». Les avait-on donc oubliées ?… Au début du douzième siècle, les Mandchous conquirent tout le nord jusqu’au Fleuve Jaune (1127). Le gouvernement se retira à Hang Tcheou sans rien changer à ses méthodes et sans que la population s’éveillât de sa tranquille somnolence matérialiste. Après quoi les Mongols de Gengis Khan chassèrent les Mandchous et imposèrent à toute la Chine, en la personne de Koublaï Khan, une dynastie issue de leur grand chef. Le retentissement de cette aventure fut énorme en Asie car c’était la première fois que la Chine entière se trouvait soumise à une domination étrangère. Au nord bien des conquérants avaient passé, éliminés ou assimilés. Jamais ils n’avaient réussi à franchir le Fleuve Bleu. Depuis quinze siècles, la Chine du sud sauvegardait son indépendance. Cette fois après une lutte de vingt années (1259-1279), elle la perdit. Dans son admirable Histoire de l’Asie, René Grousset a dépeint le respect intimidé avec lequel le nouveau monarque prit possession de ce trône dont le prestige dépassait à tel point celui de tous les autres trônes ; la conscience de sa responsabilité historique pesait sur Koublaï Khan qui se sentait devenu le gardien d’une civilisation millénaire. Plein d’une respectueuse mansuétude envers les vaincus, il se fit chinois en quelque sorte, et reprit à son compte la vieille politique de ses prédécesseurs. Il avait d’ailleurs été préparé à ce rôle de « fils du ciel » par le lettré chinois, conseiller politique de son grand-père Gengis Khan qui avait dirigé ses études. Et somme toute son règne fut un grand règne (1280-1294). S’il échoua dans son ambitieuse tentative pour soumettre le Japon — et de même Java — il imposa son pouvoir au dedans des frontières traditionnelles et y fit prévaloir la sécurité et la paix. Il protégea les lettres, creusa des canaux, multiplia les routes, créa l’assistance publique, développa les services financiers ; sur ce dernier point, il montra d’ailleurs quelque imprudence car la circulation fiduciaire sur la fin de son règne atteignit le chiffre énorme de un milliard huit cent soixante douze millions. La prospérité n’en était pas moins très réelle et solide mais les Chinois en profitèrent en silence, sans se rallier. C’est que tout cela se faisait avec des concours étrangers. Koublaï avait un Persan comme ministre des finances, un Vénitien comme inspecteur, un lama thibétain comme conseiller intime et avec cela des généraux turcs et des ingénieurs syriens. En ce faisant, Koublaï demeurait fidèle à ses traditions familiales. Karakorum la capitale de son grand-père sise au nord de la Mongolie avait été le siège d’un étrange cosmopolitisme. Un moine, en son récit de voyage, ne s’étonnait point d’y trouver établi « maître Guillaume Boucher, orfèvre parisien qui avait demeuré sur le grand pont à Paris » et il arrivait au légat du pape de faire le voyage avec des gens de Prague et de Breslau[6]. Pékin hérita de l’attrait de Karakorum et plus hospitalier, l’accrut fortement. Il vint des savants, des artistes, des négociants de Syrie, de Moscovie, de Pologne, de Hongrie, de Pise, de Venise pêle-mêle avec des Arabes, des Persans, des Hindous, des Siamois.

Quelques siècles plus tôt, la Chine n’y eut point trouvé à redire. Elle n’eut point été choquée non plus de l’éclectisme religieux de Koublaï lequel honorait à la fois Jésus, Mahomet, Moïse et Çakya Mouni « ne sachant lequel est le plus grand dans le ciel ». Mais ces temps n’étaient plus. Raidis dans une intense résistance cérébrale, les Chinois haïssaient maintenant tout ce qui venait du dehors. Ils ne pardonnaient point « l’usurpation » de 1280 ; la dynastie mongole en apparence si robuste avait construit sur le sable.

Son renversement fut le fait d’un fils de paysan, novice dans un couvent bouddhiste et que son patriotisme hardi fit sortir de sa pieuse retraite et plaça à la tête des rebelles. La Chine du sud, démocratique autant qu’intellectuelle et commerçante, fut bientôt groupée derrière lui. Après douze ans de lutte la libération fut complète et le paysan devenu empereur sous le nom de Hong Wou inaugura la plus nationale des dynasties chinoises, celle des Ming (1368-1643). De semblables restaurations ne s’accomplissent pas d’ordinaire sans provoquer de vifs mouvements réactionnaires. Mais cette fois contre qui, contre quoi réagir ? Les princes mongols n’avaient pas porté la main sur les principales institutions chinoises ; ils en avaient respecté la lettre sinon l’esprit. C’étaient des ruines morales qu’il aurait fallu relever. La Chine ne le comprit ni ne l’osa. Après un bref sursaut d’énergie panasiatique sous le règne de l’empereur Yong Lo (1412), elle se laissa progressivement pénétrer par la méfiance, la peur, la jalousie. À l’extérieur le moins d’intervention possible. À l’intérieur, le fonctionnarisme de plus en plus étendu et médiocre. Un jour vint où un véritable prolétariat intellectuel se révéla. Il y eut des milliers de candidats évincés et mécontents autour de chaque fonction. Peu à peu on versait dans l’ornière xénophobe. Lorsqu’au xvie siècle, les Espagnols et les Portugais tentèrent de nouer des relations avec les ports du sud, on leur marqua le plus grand éloignement ; et l’accès du reste du pays leur fut tout à fait interdit. Point encore d’intolérance religieuse. Le bouddhisme seul excitait la haine des lettrés qui marquaient au contraire de la bienveillance aux chrétiens, les missionnaires jésuites ayant eu l’habileté d’accorder leurs prédications aux principes essentiels du confucianisme. De ce confucianisme restauré rien de fécond ne sortait. Un général-philosophe voulut en déduire une morale d’action. Vivre c’est agir, disait cet honnête homme. Ne descendait-il pas de cet autre général-artiste qui, bien des siècles auparavant, guerroyant à la frontière assemblait les chefs vaincus et leur montrait ses tableaux pour les gagner du même coup à la culture chinoise.

Le peuple, lui, jouissait du repos après tant d’agitation. Il était heureux. Il le fut encore après 1644 malgré que la violence et la trahison combinées eussent placé sur le trône une dynastie mandchoue. Les premiers empereurs de cette lignée, Kang Hi (1662-1722), Kien Lung (1736-1795) furent d’ailleurs des hommes remarquables qui surent consolider par des victoires opportunes la domination chinoise sur l’Asie centrale et par là fortifier les assises de la paix à laquelle leurs sujets tenaient tant — à laquelle on peut dire que désormais ils tenaient trop.

Cette paix, il eut fallu du moins la gonfler de prospérité d’autant qu’elle engendrait un de ces énormes accroissements de population si caractéristiques de la race chinoise laquelle peut en temps normal doubler en quarante ou cinquante ans. Or un phénomène nouveau se produisit : la misère. La Chine si aisément riche mais désormais séparée du monde par une barrière obstinée connut une pauvreté durable dans laquelle elle s’enlisa. Le commerce végéta ; les salaires baissèrent ; les ponts croulèrent ; les canaux se comblèrent. L’émigration qui avait débuté petitement lors de la chute des Ming s’accentua, enlevant les plus hardis, les plus travailleurs pour les disséminer dans les îles et plus tard sur tous les rivages du Pacifique. Ceux qui restaient furent victimes des sociétés secrètes. Vieille tradition. L’époque des Han n’avait-elle pas connu la jacquerie des « sourcils rouges » puis celle des « bonnets jaunes ». De nos jours ce furent la « triade » (1794-1804), peu après les « pirates » puis, au milieu du xixe siècle les « Taï-pings » enfin au début du xxe les « boxers ». Généralement formées pour se défendre contre des vexations fiscales mais composées par moitié d’affamés et d’illuminés dans un pareil état de surexcitation, ces terribles associations couvrirent la Chine de ruines et de sang.

Quant à l’Europe à laquelle le seul port de Canton restait ouvert — entr’ouvert plutôt, — elle tenta à plusieurs reprises de défoncer la muraille obstinée. En 1842, par un scandale sans excuse, l’Angleterre selon le mot d’un écrivain japonais « introduisit l’opium par la bouche du canon et extorqua Hong Kong ». En 1860 une expédition franco-anglaise se termina par la prise de Pékin et le pillage du « Palais d’été ». Ce n’étaient sans doute pas de bons moyens de se faire admettre et apprécier mais il faut reconnaître que, de son côté, la xénophobie chinoise se traduisait de façon toujours agaçante, souvent fourbe et parfois sanguinaire.

Ces entreprises européennes n’eurent pas cependant en Chine de très profondes répercussions. Tout autre fut l’effet produit par la guerre sino-japonaise de 1894-95. Ce conflit si souvent prédit, si longtemps retardé mettait aux prises non point seulement les deux plus grandes puissances de l’Asie mais deux formules différentes sinon opposées de l’asiatisme. À le voir se dérouler, l’Europe devenue soudainement attentive comprit que c’était un peu des destins du monde qui se jouait dans ces batailles-là. Aussi sa diplomatie intervint-elle pour en atténuer du moins les conséquences immédiates, limiter la victoire des uns, adoucir la défaite des autres. La dynastie mandchoue finalement y perdit sa couronne et une république inattendue prit sa place.

Sera-ce pour la Chine l’occasion d’un renouveau décisif ? Elle en trouverait les directives dans ses glorieuses annales.


Thibet

L’importance géographique du Thibet par rapport à la Chine se définit en deux mots. Il y conduit et il la menace. Le Thibet est à la fois une route et un redan ; mais pour autant seulement que ce pays ait une organisation quelconque. La sienne fut tardive. Vers l’an 600 ap. J.-C. un chef thibétain parvint à réunir en un faisceau les tribus éparses et demi-sauvages qui erraient sur ce plateau farouche. Son successeur, inquiet sans doute d’en faire façon, appela à son secours les moines bouddhistes de l’Inde. C’était d’ailleurs un homme vaillant qui, ayant attaqué les Chinois et été battu par eux, leur avait inspiré assez de respect pour obtenir de l’empereur la main d’une princesse chinoise. Est-ce à elle que pensait le grand poète Li Taï Pé lorsqu’il s’apitoyait sur « la perdrix exilée auprès d’un vautour de Tartarie, là-haut, bien loin dans la montagne glacée ». La perdrix en l’espèce, fit de la politique chinoise et fort habilement. Devenue régente à la mort de son mari, elle s’employa à faciliter de toutes manières le passage des pèlerins bouddhistes qui se rendaient dans l’Inde et à en accroître le nombre. Bientôt commença cet étrange duel entre les ambitions séculières et la théocratie qui devait durer plusieurs siècles et se terminer par la victoire des moines. Les premiers monastères de Lhassa furent fondés par le roi Khrisrang (755-780). Mais la suprématie monastique avait à lutter contre les mœurs volontiers belliqueuses des tribus. De temps à autre, un chef de bande se présentait qui tenait tête au clergé et tournait le pays vers la guerre. Alors des expéditions suivies de fructueux pillages s’organisaient au détriment des voisins de Chine ou de Kachgarie. Au retour, enorgueillis, les guerriers parlaient haut. En 838 une véritable rébellion éclata. Les moines se délivrèrent par l’assassinat de celui qui la dirigeait et, pour éviter le retour d’une semblable aventure, ils divisèrent le pays en principautés rivales dont eux-mêmes furent les arbitres. L’an mille eut lieu la prédication du célèbre hindou Aticha qui avait été appelé au Thibet pour réformer la religion. Au siècle suivant l’église thibétaine acheva d’imposer son pouvoir. Dans les dernières années du xive siècle enfin se produisit la grande réforme à laquelle est attaché le nom du moine Tsong Kapa (1355). Il remit de l’ordre dans les couvents et rétablit les vœux de pauvreté, de chasteté et de renoncement qui étaient fortement tombés dans l’oubli ; mais surtout il inventa le dogme de la réincarnation perpétuelle des personnages sacrés du bouddhisme. Ce fut ce qu’on a appelé le lamaïsme jaune et tout d’abord cela donna un schisme. Les innombrables moines du Thibet se séparèrent en deux groupes ; il y eut l’église rouge en face de l’église jaune ; cette dernière devait triompher. Qu’on imagine le pieux élan qu’eut provoqué l’église chrétienne en faisant croire au peuple que ses pasteurs présents n’étaient que des réincarnations des apôtres ou des martyrs d’autrefois. Il ne restait plus qu’un pas à franchir pour transformer le Thibet en État pontifical ; il fallait que le pontife suprême, le Dalaï-lama, en vint à être considéré comme une réincarnation de Bouddha lui-même. Dès lors le Dalaï-lama fut pape et roi. Un prestige immense rayonna de sa personne sur toute l’Asie barbare. En 1577 menacé par une révolte de ses sujets laïques, le troisième Dalaï-lama fit appel aux Mongols qui le rétablirent sur son trône et, dans une diète solennelle tenue au Koukounor, proclamèrent le lamaïsme religion officielle de la Mongolie. Bien entendu le Saint siège de Lhassa fut à maintes reprises un centre d’intrigues politiques ; néanmoins son caractère religieux ne cessa de prédominer. « Il ne fut si mince chef de horde, dit René Grousset, qui ne tint à faire confirmer par le pontife de Lhassa ses droits de souveraineté ». Les empereurs chinois eux-mêmes prirent soin, en lui marquant un dévôt respect, de se concilier une si haute autorité mais sans perdre de vue la possibilité d’y superposer quelque jour leur propre domination temporelle. C’est ce qui advint. L’Église thibétaine passa au rang de protégée de la Chine dont deux ambassadeurs résidant en permanence auprès du Dalaï-lama eurent mission de contrôler ses actes et d’intervenir à sa mort dans l’élection de son successeur.

Il est trop tôt pour apprécier les répercussions que provoqueront au centre de l’Asie la révolution russe et l’action bolcheviste. Certains observateurs font grand état d’une renaissance mongole à la fois nationaliste et religieuse qui se préparerait en ces régions. Chinois et bolchevistes se sont entendus à diverses reprises ces dernières années pour comprimer le mouvement. Sans doute n’y réussiraient-ils point si ce mouvement prenait toute la force qu’il est susceptible d’acquérir. Les Mongols sont certainement remués par les souvenirs de Gengis Khan ; et les ruines de Karakorum sont susceptibles de devenir pour eux un de ces lieux de pèlerinage où s’alimente l’ambition passionnée des peuples déchus. D’autre part ils ont aussi leurs « Bouddhas vivants » et le centre religieux d’Ourga, bien moins prestigieux que celui de Lhassa, renferme peut-être plus de germes d’avenir.


Annam

Le nom d’Indo-Chine est bien choisi s’il signifie que l’influence hindoue et l’influence chinoise se sont partagé le territoire ainsi désigné mais il serait erroné d’en conclure que ces influences s’y soient jamais combinées. La frontière demeure tranchée à cet égard. L’Annam est fils de la Chine. Les Annamites, peuple aborigène de la Chine méridionale, occupaient le Kouan Si, c’est-à-dire les régions de Canton, de Hong Kong et de Macao lorsque, sous la pression chinoise, ils descendirent sur le Tonkin actuel et l’envahirent jusqu’à la baie de Tourane. Au delà ils se trouvaient en présence des Tiams, peuple d’origine malaise et de civilisation hindoue auquel ils disputèrent — et sur lequel ils finirent par conquérir — les territoires qui complètent vers le sud, et jusqu’à la frontière du Cambodge, l’Annam actuel. En 214 av. J.-C. les Chinois annexèrent le Tonkin mais dès 207 un de leurs généraux s’y taillait un royaume indépendant qui s’étendit jusqu’à Canton. Environ un siècle plus tard ce royaume fut supprimé et dès lors, c’est-à-dire pendant plus de mille ans (112 av. J.-C. — 968 ap. J.-C.) l’Annam demeura sous la domination des Chinois et s’imprégna complètement de leur civilisation tout en gardant son caractère propre et ses aspirations à l’autonomie. En 939 profitant des troubles qui précédèrent en Chine l’avènement des Sung, les Annamites s’émancipèrent. Ils disputaient alors aux Tiams la région de Hué dont ceux-ci s’étaient emparés à la fin du viiie siècle. Une fois seulement cette rivalité séculaire fit trêve. Les deux peuples luttèrent ensemble contre les Mongols de Koublaï Khan. Le péril écarté, ils redevinrent ennemis. Un moment dominés par les Tiams qui, les attaquant par mer, prirent pied à Hanoï (1360), les Annamites recouvrèrent la suprématie et, en 1471, parvinrent enfin à détruire le royaume tiam dont les habitants émigrèrent, cédant la place à des cultivateurs annamites. Entre temps (1407-1427) une tentative violente d’annexion chinoise avait été complètement repoussée, si bien que l’Annam se trouva avoir satisfait à la fois son besoin de liberté et ses ambitions territoriales. Malheureusement des rivalités dynastiques surgirent et pendant longtemps divisèrent le pays. L’expansion annamite continua toutefois. La Cochinchine avec Saïgon, une partie du Cambodge furent annexés. Toute cette période de 1527 à la fin du xviiie siècle fut désolée par des troubles intérieurs sans lesquels l’Annam serait certainement parvenu à une haute fortune. Enfin l’unité fut rétablie par celui qui devait être l’empereur Gia Long et qui, sous l’inspiration de l’évêque catholique Pigneau de Béhaine, réclama l’appui de la France et signa avec Louis XVI le traité, point de départ de l’intervention française de 1883. Les explorations d’un officier de marine Garnier et d’un négociant français Dupuis ayant amené vers ce temps là des incidents sanglants, la France qui, sous Napoléon III, avait occupé la Cochinchine puis placé sur sa demande le Cambodge sous son protectorat, s’établit au Tonkin. Une guerre avec la Chine s’en suivit qu’illustrèrent les opérations du célèbre amiral Courbet, notamment la destruction de l’arsenal de Fou-Tchéou et des forts échelonnés sur la rivière Min, faits d’armes qui ne coûtèrent aux Français que dix hommes. Le protectorat de la République française sur l’Annam fut reconnu en 1885 par le traité de Tien-Tsin. Dix-sept ans plus tard (1902) l’inauguration du grandiose pont du Fleuve Rouge long de deux kilomètres et demi et l’organisation de l’exposition d’Hanoï permirent d’apprécier la valeur de l’effort accompli par la France.


Japon

De la Chine au Japon, tout diffère. Peuple nerveux dont les origines ethniques sont incertaines et complexes, resserré sur un sol insulaire et volcanique, les Japonais ont développé une civilisation tardive, faite d’emprunts et pourtant originale, pleine de sursauts et cependant continue, apte à des transformations promptes et passionnées sous un masque d’immobile quiétude.

Le premier prince dont nous ayons connaissance régna vers l’an 600 av. J.-C. sur la partie centrale du pays, celle qui correspond aux régions de Kioto et d’Osaka. Il se nommait Djenwo ; c’était peut-être un chef mongol venu par la Corée. En ce temps là, la partie méridionale du Japon était occupée par les Malais. Ne faut-il pas chercher dans le croisement de ces deux races les caractéristiques du tempérament japonais ? Une précédente race existait dans le pays, les Aïnos que Djenwo repoussa vers le nord Sur quoi, ce prologue joué, le rideau retomba pour cinq siècles. À en croire le proverbe, les Japonais furent alors très heureux puisqu’ils n’eurent pas d’histoire, du moins pas d’histoire assez accidentée pour se graver dans la mémoire des hommes. Ils vécurent, semble-t-il, en extase devant les ravissants paysages que leurs yeux contemplaient. Ce sont ces paysages qui, divinisés, formèrent le fond de la religion nationale, le shintoïsme, lequel n’est en réalité que le culte de la terre natale : « La terre est la mère dont toutes les créatures ont reçu l’être et la vie, dit un des chants liturgiques shintoïstes. Toutes mêlent leurs voix à l’hymne universel. Grands arbres et petites herbes, pierres, sable, le sol que nous foulons, les vents, les flots ont une âme divine. Le murmure des brises dans les bois au printemps, le bourdonnement de l’insecte dans les herbes humides de l’automne, autant de strophes du chant de la terre. Soupirs de la brise, fracas du torrent, autant d’hymnes de vie dont tous doivent se réjouir. »

Keiko qui régna de 71 à 130 ap. J.-C. doubla l’étendue du domaine ancestral en l’agrandissant vers le sud et vers le nord. Les Aïnos sans cesse refoulés dans cette dernière direction finirent par se trouver cantonnés dans l’île de Yeso ; elle n’a rien de commun avec les aspects et le climat du Japon et forme une région à part. Au sud, les Malais maintenaient leur indépendance. Au début du iiie siècle, des princes malais régnèrent sur le Japon et c’est à leur dynastie qu’appartint Zingo (201-269) la première de ces impératrices entreprenantes dont l’originalité émaille les annales asiatiques. Zingo voulut tenter la conquête de la Corée avec laquelle des relations commerciales s’étaient nouées vers l’an 116 av. J.-C. seulement. La souveraine avait près d’elle comme conseiller et premier ministre, le fondateur de la puissante famille des Soga qui allait dès lors tenir dans l’État un rang prépondérant. Ainsi se trouvaient déjà posées les bases caractéristiques de ce qui serait durant des siècles la politique japonaise : d’une part, les prétentions sur la Corée et, de l’autre, le gouvernement national confié à des familles privilégiées pourvues de charges héréditaires. Entre ces familles des rivalités violentes allaient se produire. Les Soga investis des relations extérieures avaient pour eux les Otomo, amiraux héréditaires et, contre eux, les Mononobe, commandants militaires et les Nakotomi « gardiens des rites ancestraux ». On était déjà en route vers le shogunat.

Cependant un fait capital se produisit. Au moment où l’empereur Keïtaï achevait d’unifier le pays (520), le bouddhisme s’y introduisit. Or le boudhisme, c’étaient l’influence et la civilisation chinoises. Un chinois du sud, bouddhiste dévôt, s’installa au Japon où sa fille allait être la première religieuse de ce culte. De leur côté les rois de Corée qui semblent avoir été de persévérants prosélytes s’employaient à convertir leurs voisins. L’un d’eux envoya en 552 à l’empereur Kimmei une ambassade chargée de lui offrir une statue de Bouddha. Ce présent fut reçu avec faveur. Les Soga se montraient favorables à la religion nouvelle et l’encourageaient ce dont, bien entendu, leurs adversaires se firent une arme contre eux. Une épidémie et une famine étant survenues, le peuple fut aisé à persuader qu’il en fallait rendre responsables les dieux étrangers. La guerre civile éclata ; elle se termina à l’avantage du premier ministre dont la mère était l’impératrice Suiko. L’empereur ayant été assassiné, Suiko continua de régner avec les conseils du sage prince Wumayado auteur d’une sorte de constitution dont les dix sept articles à en croire un écrivain japonais, « émerveillèrent Chinois et Coréens ». Cette constitution en tous cas visait à créer un empire administrativement centralisé à la chinoise ; il semble que lorsque, par un coup de force, l’empereur Tenji eût en 645 mis fin à la domination des Soga, ni lui ni son frère et successeur Temmu (673-686) n’aient eu la moindre velléité d’en prendre occasion pour déterminer une réaction nationaliste. Bientôt d’ailleurs une autre famille princière eût installé son despotisme à l’ombre du trône. C’étaient les Fujiwara. Ceux-là devaient tenir longtemps. La tentative de l’empereur Shomu (724-748) pour restaurer l’indépendance du souverain échoua ; il dut abdiquer. Sa femme, sa fille qui lui succéda avaient beau, dit la chronique « être douées d’un courage viril », elles ne purent résister. C’étaient d’ailleurs des bouddhistes passionnées. Sans doute eut-il fallu pour aboutir unir les deux batailles et grouper tous les mécontents sous un même drapeau à la fois anti-chinois et anti-shogunal (car le shogunat ne s’appelait point encore ainsi mais par le caractère de la fonction et les privilèges qui y étaient attachés, il existait déjà). Dans le peuple régnait certainement une réelle méfiance à l’égard du « continentalisme » chinois et, comme à différentes reprises les communications se trouvèrent coupées avec la Chine par suite des troubles sévissant dans ce pays, on aurait pu en profiter. Du moins cela se serait pu si les classes supérieures n’avaient point été aussi profondément pénétrés par le bouddhisme ce qui les rendait trop accessibles aux influences chinoises. Maintenant on risquait qu’elles ne se pliassent pas facilement à un retour au simple et pur shintoïsme du début. Était-ce un bien ? était-ce un mal ? On n’aura jamais fini d’en disputer tant le pour et le contre s’opposent. Que, dans le domaine de l’art et des lettres, il soit résulté de grands progrès de l’engouement pour la Chine, nul ne saurait le nier. Mais, d’autre part, le « mélancolisme » bouddhique convenait-il à l’âme japonaise ? C’est très douteux. « Connaître la tristesse des choses » n’était pas pour elle un idéal fécond et les sectes qui répandirent la théorie de la grâce et professèrent que l’homme est trop faible pour rien accomplir de bon à lui seul n’apportèrent peut-être pas à la nation le genre de force morale qu’il eut fallu. Du mysticisme, du décadentisme en résultèrent. Des guerriers vécurent comme des prêtres tandis que des gens de cour, considérant que « l’être parfait doit réunir les qualités de l’homme et de la femme » se mirent à s’habiller, à se parer, à se farder comme des femmes.

Période sans grandes lignes et dont on dut se demander où elle conduisait et ce qui en pourrait sortir. Le souverain était tout à fait impuissant. Il vivait relégué dans son palais de Kioto car la capitale d’abord nomade, puis fixée à Nara (710-784), était désormais à Kioto. L’empereur Ouda Tenno voulut reprendre les rênes du gouvernement ; il fut déposé. Son remplacement par Daïgo (898) marqua le triomphe absolu des Fujiwara. Mais, à leur tour, ceux-ci virent échapper à leur pouvoir les grands barons, les daïmios qui s’octroyaient dans leurs fiefs des libertés de plus en plus grandes et les transformaient en véritables principautés. Entourés de leurs hommes d’armes ou samouraïs, ces féodaux développèrent une chevalerie qui ressemblait comme une sœur à celle d’occident. Pourtant, entre elles, il y avait l’épaisseur de la planète et elles ne savaient rien l’une de l’autre. Mais aux heures analogues de leur évolution, il advient que les peuples font les mêmes gestes et disent les mêmes paroles, s’abandonnent aux mêmes passions et engendrent les mêmes institutions. Parmi les duels et les tournois, exagérant à la fois la bravoure et la courtoisie, les chevaliers japonais préparaient sans s’en douter la guerre civile. Car leurs rivalités jalouses et leurs instincts batailleurs les incitèrent à se diviser en deux camps au service des maisons qui se disputaient le shogunat. Les Fujiwara ayant disparus, c’étaient maintenant les Minamoto et les Taïra qui se trouvaient aux prises : longue guerre qui dura plusieurs siècles, toute remplie d’épisodes dramatiques ou romanesques, de revirements, d’exploits fabuleux, de grandes dépenses d’intelligence et d’énergie malheureusement sans profit pour personne, car — en ce pays lointain que son isolement protégeait si complètement des périls extérieurs et qui, tout du long de l’histoire, se trouva au vrai sens du mot « maître de son destin » plus que ne le fut jamais aucun peuple civilisé — la féodalité, à l’inverse de ce qui se passa en Europe, n’avait point de sens ; elle ne constitua qu’un sport brillant et superflu.

Il advint du moins qu’un réservoir de forces physiques se créa de la sorte et, d’autre part, le gouvernement du shogun Yoritomo (1189-1199) chef des Minamoto et homme d’État éminent, en régularisant et en fortifiant les rouages de la machinerie politique, prépara le pays à affronter l’aventure inattendue et unique qui l’assaillit soudainement. Koublaï Khan, devenu empereur de Chine et suzerain de la Corée, envoya en 1268 une ambassade comminatoire réclamer la soumission des Japonais. C’était folie. Immédiatement, sous l’insulte, le Japon tout entier se dressa. Avec une admirable unanimité les forces convergèrent autour du pouvoir et lorsque les vaisseaux de Koublaï Khan parurent dans ce détroit de Tsoushima où six siècles et demi plus tard la flotte russe devait à son tour rencontrer la défaite, ce fut un désastre pour les assaillants. Des vingt-cinq mille hommes qu’ils portaient et malgré que ceux-ci eussent des canons — arme inconnue des Japonais — plus de la moitié périrent en prenant terre. Koublaï Khan s’entêta comme jadis Xerxès voulant du mal aux Grecs. Avec la même ignorance et la même suffisance que le monarque persan, il arma une flotte énorme qui devait conduire au Japon cent mille hommes (1281). Les soldats débarquèrent. Un ouragan complaisant ayant décimé les navires derrière eux, la retraite leur fut coupée et ils périrent en masse. L’indépendance du Japon était sauve, si tant est qu’elle eût pu, même en cette circonstance, se trouver durablement menacée. Elle était sauve à jamais ; nul ne s’avisa plus de risquer le coup.

L’empereur Go Daïgo dont l’avènement se place en 1319 jugea les circonstances opportunes à une restauration impériale. Après un premier échec, il atteignit son but aidé par Masashigé, héros populaire qui rappelle le Bayard français. En présence de l’adhésion unanime et joyeuse qui saluait son succès, Go Daïgo se figura l’avenir assuré, et la méfiance désormais inutile. Mais le shogunat avait eu le temps de pousser des racines profondes. Ses partisans enhardis se groupèrent autour d’une famille ambitieuse les Ashikaga et la poussa au pouvoir. Ces nouveau-venus ne furent point à la hauteur de la tâche qu’ils assumaient. Ils abaissèrent l’autorité morale du souverain la ramenant à son précédent niveau d’effacement et ils ne rétablirent pas pour cela l’autorité matérielle du shogunat. René Grousset rapproche le Japon qui sortit de là de l’Italie telle que la fit vers le même temps la disparition simultanée de l’autorité du pontife romain et de celle du césar germanique. Alors surgit en occident la société compliquée et agitée au sein de laquelle évoluèrent les ruses et les violences des Sforza, des Médicis ou des Borgia. De même s’établit au Japon, entre seigneurs rivaux ce « système d’ambassades, de relations élégantes, d’échanges artistiques, d’espionnage et de trahison » que connut la péninsule méditerranéenne. Machiavel transplanté dans l’archipel asiatique ne s’y fut point senti dépaysé. Des mécènes magnifiques l’eussent accueilli ; il aurait même retrouvé une église casquée et prompte à manier le glaive. Car l’Église bouddhique s’était formidablement enrichie par la générosité des fidèles que la tristesse et l’incertitude des temps incitaient à la piété ; des monastères avaient grandi dont on ne savait plus dire s’ils étaient cloîtres ou forteresses. L’ordre qui possédait les trois mille bonzeries du mont Hieizan près de Kioto disposait d’une armée et d’un budget qui étaient ceux d’un État. Et Osaka se trouvait le siège d’un tiers-ordre dont les dirigeants pouvaient faire figure de puissants princes. Pour compléter la ressemblance, on trouverait à évoquer des « amants de la pauvreté » rappelant à s’y méprendre le doux François d’Assise ; et l’éloquence enflammée du moine Nitchiren fait écho bien étrangement à celle de Savonarole. Pourquoi s’étonner que plus tard le Japon ait su s’assimiler si prestement la politique et les méthodes occidentales ? Le passé l’y préparait.

Nobunaga (1556-1582) mit fin à l’état de choses dont nous venons de tracer la silhouette. C’était un grand seigneur, sceptique, ambitieux à froid, capable de vastes desseins à la manière de Richelieu. Sa position ne fut jamais définie mais, sans titre précis, il exerça durant seize années une dictature dont l’effet fut d’abaisser la turbulente noblesse et de briser la puissance monastique. Parmi les samouraïs groupés par Nobunaga et bénéficiaires de son succès se trouvait un ancien paysan devenu chef de bandes et condottiere, Hideyoshi. On l’a comparé à Bonaparte tant sa carrière eût de lustre dans sa brièveté. Ce qu’il faut remarquer dans le cas de Hideyoshi, c’est son origine toute plébéienne. Il ne s’était pas encore présenté dans l’histoire du Japon qu’un homme parti de si bas montât si haut ni même réussit à se mettre en possession d’un poste supérieur. Or Hideyoshi était trivial et grossier et ne cherchait pas à être autrement. Toutefois pour asseoir vraiment sa fortune, il sentit la nécessité de recourir à un stratagème bien oriental : il se fit adopter par le chef d’une des plus aristocratiques familles du Japon.

La dictature de Hideyoshi dura de 1582 à 1598. Elle fut absolue et ne se voila même pas sous l’artifice d’un titre shogunal. L’empereur régnant continua cependant d’occuper le trône sans que Hideyoshi ait songé sérieusement à l’y remplacer. Mais tous les pouvoirs furent en ses mains. Ses visées étaient principalement continentales. Ce qu’il voulait c’était soumettre la Corée et par elle atteindre la Chine dont il épiait l’état de décadence croissante. Peut-être y eût-il réussi si la mort ne l’avait surpris ; mais à coup sûr le joug japonais ne s’y fut pas maintenu. L’espèce de lassitude un peu insouciante avec laquelle, à certaines périodes de leur histoire les Chinois se sont laissés gouverner par des Mongols et des Mandchous, ils ne l’auraient pas témoignée vis à vis des Japonais trop foncièrement différents d’eux.

Au temps de Hideyoshi — et avant même qu’il eût ouvert la voie à l’épopée — il s’était créé toute une race d’aventuriers marins. Ceux-ci, dès 1523, naviguaient à la façon des pirates sur les mers de Chine, descendant volontiers à terre pour de fructueuses et rapides attaques, fondant aussi des embryons d’établissements aux Philippines, à Formose Ainsi naquirent les colonies japonaises ; il y en eut bientôt jusqu’en Indo-Chine et au Siam. Un autre fait digne d’être noté, c’est la recrudescence d’intérêt qui se manifesta pour le christianisme après le bref mais efficace apostolat de François Xavier (1549-1551). Le célèbre missionnaire fit grande impression sur les seigneurs japonais, et par l’ardeur de sa foi et sans doute aussi par ce qui s’affirmait encore en sa personne d’aristocratique et de guerrier. Au sujet de cette visite on a conté une curieuse anecdote. Un des européens accompagnant François Xavier apporta une arbalète qui intéressa vivement les Japonais. En quelques mois leurs armuriers en eurent fabriqué, d’après ce modèle, plusieurs centaines. Si l’on rapproche ce menu fait de celui-ci : ce ne fut que deux siècles et demi après avoir connu les produits des verreries d’Égypte et de Syrie que les Chinois se mirent à en fabriquer, on a un contraste qui fait saisir assez bien les tempéraments opposés des deux peuples chinois et japonais.

Après la mort de Hideyoshi le pouvoir passa aux mains de Jeyasou chef de la famille Tokugawa qui sut établir si fortement le shogunat que, deux siècles durant, il ne devait plus être efficacement porté atteinte aux privilèges de ceux qui en étaient investis. Sous Jeyasou du reste, il n’y eut pas un empereur et un shogun mais plutôt deux empereurs : l’un réduit à son antique rôle sacerdotal, se bornant à présider aux rites des cultes nationaux — l’autre détenant tous les droits effectifs, avec une capitale distincte, Yedo (aujourd’hui Tokyo), un drapeau à lui, une cour et une chancellerie séparées. Jeyasou se préoccupa de régler chaque chose de façon minutieuse. Tout fut ordonné, hiérarchisé ; tous durent obéir. Dans la pensée de ce grand politique une réaction s’imposait contre les habitudes fantaisistes et incertaines qui avaient prévalu aux époques précédentes. Jeyasou crut à la nécessité d’une concentration japonaise, tant au dedans qu’au dehors. Remplacer l’individualisme et la spontanéité par le classicisme et la règle, restreindre jusqu’à presque l’éliminer l’influence étrangère, tels furent les deux pôles de son programme. C’est cela — et non point une intolérance de pensée — qui arrêta net les progrès du christianisme naissant. L’opinion s’y prêta assez volontiers. Sans doute la conduite des Espagnols en Amérique n’y fut-elle pas étrangère. Ce serait une erreur de penser que les tragiques destins de Montézuma et des Incas péruviens ne furent point connus en Asie ; et cela incita les gens d’extrême orient à réfléchir et à se méfier. L’art, lui, ne perdit rien ; encore que certains auteurs nippons déclarent les Tokugawa coupables d’avoir étouffé l’efflorescence artistique « par leur ardeur d’organisation et de discipline ». C’est un jugement que les amateurs européens n’endossent point. Ils considèrent généralement l’époque des Tokugawa comme « l’époque classique de la peinture et de l’estampe ».

Deux cent soixante années de paix suivirent pendant lesquelles s’accumulèrent les forces matérielles et intellectuelles. Non que l’instruction fit de très grands progrès. Jeyasou l’avait rendue obligatoire mais elle ne répandait guère qu’une science immobile et close sans horizons et sans fécondité. Seulement comme le présent était dépourvu d’intérêt, tous les esprits se tournèrent vers le passé. Les samouraïs inoccupés fouillèrent dans leurs archives de famille afin de se dresser de prestigieux arbres généalogiques. Les historiens cherchèrent à s’orienter à travers le maquis des guerres civiles et des compétitions féodales. Les philosophes s’employèrent à retrouver, sous les constructions bouddhistes, le vieux sol shintoïste. D’une façon générale il y eut révulsion contre les influences hindoue et chinoise et l’on se concentra de plus en plus autour de ce qui était national. L’élite guidait le mouvement ; la foule suivait plus ou moins consciemment.

À force d’étudier le passé, le désir vint d’un avenir meilleur, d’une vie plus intense, d’un rôle à jouer plus important et plus digne de la nation. Tout cela se dessina très lentement au cours du xviiie siècle. Quand, en 1853, apparurent les navires étrangers venant réclamer en termes comminatoires la liberté du trafic pour leurs nationaux, il se produisit ce que l’on considéra en Europe comme la brusque explosion d’une xénophobie innée. C’était en réalité tout autre chose : c’était la mise en action soudaine d’une force active emmagasinée peu à peu et qui, libérée, n’allait pas tarder à trouver son orientation et son emploi. De par l’habileté prudente du gouvernement japonais secondé par la bonne grâce et la patience du commodore américain Perry, rien ne sauta ; on sut ouvrir à temps les soupapes nécessaires. Mais l’agitation fut dès lors incessante. Les seigneurs du midi (les Tokugawa s’étaient toujours appuyés sur ceux du nord) se rapprochèrent de l’empereur Komeï et dirigèrent des attaques répétées contre le régime shogunal qui avait déjà perdu toutes les sympathies populaires. De 1860 à 1868 la lutte fut ardente entre « shogunistes » et « mikadistes ». Les premiers parmi lesquels s’étaient rangés les plus puissants daïmos souhaitaient le retour des divisions féodales ; les seconds préconisaient le rétablissement de l’ancienne bureaucratie impériale. Un troisième parti, celui des unionistes, groupa les gens d’opinion plus éclairée et d’ambitions plus hautes. Ceux-là étaient partisans résolus d’une « européanisation » prompte et complète. Ils déclaraient que les démocraties américaine et britannique avaient réalisé le véritable idéal asiatique en sorte que s’y rallier revenait à suivre les traditions : ce qui prouve qu’ils ne connaissaient guère l’Angleterre et les États-Unis et que d’autre part leur « asiatisme » n’était pas absolument pur et ne les qualifiait pas pour parler au nom de l’Asie. Mais Montesquieu avec sa théorie des trois pouvoirs les comblait d’aise et, pour un peu, ils eussent vu en Georges Washington la réincarnation de Confucius.

Alors se produisit un fait décisif : l’avènement en janvier 1867 de l’empereur Mutsu Hito qui, dans un règne de quarante-cinq ans, le plus grand sans contredit de toute l’histoire japonaise, allait présider avec cette sagesse persévérante qui est une des formes les plus humaines du génie à la transformation de son pays. Le shintoïsme fut restauré mais en même temps la liberté de conscience fut proclamée ; une aristocratie nouvelle avec hiérarchie nobiliaire recouvrit et absorba l’ancienne mais l’abolition des privilèges et l’établissement de l’égalité civile lui enlevèrent la possibilité d’opprimer personne. Une Assemblée nationale constitua le rouage fondamental du gouvernement ; elle se vit adjoindre en 1875 un Sénat, puis une Cour de cassation et en 1879 des conseils provinciaux. L’instruction obligatoire se trouva renforcée, une université impériale fut créée. Enfin le service militaire généralisé et les constructions navales donnèrent au pays les armes propres à appuyer une diplomatie éveillée et hardie : tout cela fait par étapes sous l’inspiration d’une volonté sans défaillance et le contrôle d’une patience infatigable.

L’avenir dira si ces réformes étaient bonnes ; la façon dont elles furent réalisées demeurera de toutes façons un chef-d’œuvre de politique intérieure et extérieure.


Corée

Le principal de ce qui est à dire concernant la Corée se lit sur la carte. Car il suffit d’y jeter les yeux pour apercevoir que la Corée constitue le trait d’union naturel et en quelque sorte obligatoire entre la Chine et le Japon. Si l’on note ensuite que la péninsule coréenne — à peu près grande comme l’Italie — ne renferme pas seulement de belles forêts et des plaines bien irriguées propres au développement d’une riche agriculture mais encore des mines d’or, de houille, de fer, on conçoit qu’elle représente entre ces deux mêmes pays un élément de discorde fatale. Toute l’histoire coréenne se résume en cette double constatation.

Nous avons vu le Japon primitif de l’impératrice Zingo chercher à s’emparer de la Corée. De 209 à 249 ap. J.-C., à trois reprises, l’effort fut renouvelé et non sans succès. Trois royaumes se partageaient alors la péninsule coréenne : l’un situé au nord-ouest, les deux autres au sud : ces deux derniers tombèrent sous la suzeraineté japonaise. Cette suzeraineté toutefois restait précaire et puis elle ne semblait pas suffisante aux bénéficiaires qui eussent souhaité l’étendre à toute la Corée. De là, deux siècles durant (287-452), six expéditions successives sans résultat définitif. La Chine de son côté s’alarmait en voyant le prosélytisme bouddhiste des souverains coréens servir à les rapprocher des Japonais qu’ils s’employaient à convertir. Yang Ti en 612 envahit le royaume du nord-ouest mais il échoua et la retraite de son armée se mua en désastre au passage du fleuve Yalm. L’année suivante, il revint à la charge et son échec ne fut pas moins complet. Enfin en 660, à la faveur d’une guerre civile qui mit aux prises les trois royaumes coréens, la Chine put intervenir plus efficacement. Les Japonais accourus aussitôt furent forcés de se rembarquer (663) ; cinq ans plus tard, les deux tiers de la Corée se trouvaient annexés à la Chine. Mais en 677 la Chine rétablit elle-même l’unité coréenne sous son protectorat au profit d’une dynastie locale.

Les Japonais épièrent longtemps des occasions de revanche. Hideyoshi s’y essaya. La prise de Séoul par les Japonais en 1592 marqua la première manche d’un duel que la résolution des deux adversaires annonçait fort sérieux. L’année suivante, les Chinois gagnaient la seconde manche en obligeant leurs ennemis à évacuer Séoul. Le conflit final éclata en 1597 mais la mort de Hideyoshi laissa la Chine en possession de la Corée sur laquelle son protectorat plus ou moins effectif devait s’exercer jusqu’en 1895. À cette date les rapides victoires du Japon sur la Chine amenèrent la signature du traité de Shimonosaki par lequel la paix fut établie entre ces deux puissances. La Corée en était le prix. Le Japon qui obtenait en outre Formose et les îles Pescadores devenait le « protecteur » de la Corée. La Chine lui cédait encore la presqu’île de Liao Toung que seul le fleuve Yalm sépare de la Corée et qui, à certaines époques historiques, dépendit d’elle. C’est alors que sur le « conseil amical » de la Russie, de la France et de l’Allemagne, les Japonais se trouvèrent forcés d’abandonner cette portion du territoire chinois dont les trois puissances prétendaient sagement maintenir l’intégrité. Mais trois ans plus tard (1898) l’Allemagne obligeait la Chine à lui « céder à bail » à elle-même Kiao-Tcheou qui commande le fertile Chan Toung et fait vis-à-vis à la Corée ; et elle incitait la Russie à s’installer par le même procédé dans cette presqu’île de Liao Toung dont leurs efforts combinés avaient privé le Japon. Cette félonie a nui à l’Europe aux yeux des asiatiques plus qu’aucun des incidents précédents. Après la guerre russo-japonaise (1904-1905) le traité signé à Portsmouth (États-Unis) entre les belligérants établit les Japonais à la place des Russes à Port-Arthur et dans le sud de la Mandchourie. Entrés en 1914 dans la guerre aux côtés des alliés, les Japonais chassèrent les Allemands de Kiao-Tchéou et s’en emparèrent. Tous ces événements dont le point de départ géographique et politique est la Corée soulignent l’importance du rôle de ce pays pour le développement et la fixation des destins de l’Asie orientale.

EMPIRES DU SUD

Séparateur

Inde

L’Hindoustan a reçu de la nature, en trois étapes, son architecture géographique dont la symétrie s’impose à l’attention. Il forme un vaste triangle appuyé à des monts redoutables et encadré par deux puissants deltas. Le plateau du Dekkan en occupe la pointe ; c’est la partie la plus ancienne, l’unique reste d’un continent effondré dont l’océan Indien recouvre aujourd’hui l’emplacement. Longtemps après que le cataclysme se fût produit, des convulsions du sol secouant toute l’Asie, dressèrent la chaîne de l’Himalaya qui comprend, comme chacun le sait, les plus hauts sommets du globe (le mont Everest a 8.840 mètres). Entre le Dekkan et l’Himalaya subsistait un bras de mer auquel les alluvions apportées par les torrents descendus des montagnes substituèrent peu à peu la plaine qu’arrosent maintenant le Gange et ses affluents tandis qu’un phénomène analogue, mais dans des proportions bien plus restreintes, créait au pied des Ghats ou rebords volcaniques du plateau du Dekkan deux minces bandes de plaine en bordure du golfe du Bengale et de la mer d’Oman. Tel fut le drame géologique indien, réparti il va sans dire sur des milliers et des milliers d’années. Quand on parle histoire, on compte par cent ans mais, quand on parle géologie, on compte par dix mille ans. Cela ne représente qu’un moment de l’existence de la terre, existence qui ne vaut elle-même qu’une seconde de la vie universelle.

Chacune des portions de cet Hindoustan dont nous venons d’évoquer brièvement la figure a joué un rôle historique déterminé et essentiel. L’Himalaya a protégé le pays des contacts inquiétants de l’Asie centrale sans pourtant l’en isoler complètement. Le vaste bassin du Gange, soumis aux excès du climat tropical, aux exubérances d’une flore et d’une faune sans freins était propre à exalter et à déséquilibrer en même temps le tempérament de l’homme ; et c’est ce qui est constamment advenu. Le Dekkan a été dès lors le refuge et, si l’on ose ainsi dire, le conservatoire des énergies hindoues.

i

Le premier des sept grands faits qui jalonnent l’histoire de l’Inde, c’est l’arrivée des Aryas. Les populations primitives de l’Hindoustan, Todas, Negrites, Kolariens étaient rudes et sans culture, vivant de chasse et de pêche et se laissant dominer par les sortilèges de leurs sorciers. Puis vinrent ceux qu’on a appelé les Dravidiens. Polygames, de peau très foncée, groupés par métiers et adonnés à d’étranges religions telles que le culte des organes sexuels, les Dravidiens semblent avoir occupé tout l’Hindoustan. Des Mongols descendant le cours du Brahmapoutra fondèrent vers le même temps quelques colonies au Bengale. Enfin parurent les Aryas. À leur sujet philologues et phrénologues se disputent congrument. Il s’agit d’accorder les conclusions tirées de la conformation comparée des crânes avec les résultats obtenus par l’étude des racines des mots. À ces controverses le simple bon sens n’a pas toujours été convié et, par contre, on y a vu parfois intervenir des préoccupations ethniques inspirées par des intérêts politiques ou religieux. Ce qui reste acquis toutefois de façon définitive depuis les travaux admirables d’Anquetil-Duperron (1771), de la Société asiatique fondée à Calcutta en 1784 et des savants européens du début du xixe siècle tels que William Jones, Schlegel et Burnouf, c’est d’abord l’étroite parenté du sanscrit — la langue sacrée des Hindous — avec l’ancien persan, le grec, le latin, les langues celtiques, germaniques et lithuano-slaves ; et c’est, d’autre part, l’évidence des migrations qui détachèrent les peuples parlant ces langues d’un tronc commun, d’un peuple-ancêtre auquel ils se relient historiquement à la différence des Sémites pour la race blanche et des Touraniens (Mongols et Turcs) pour la race jaune qui accusent des origines linguistiques différentes. Ce peuple-ancêtre, ce seraient les Aryas. Quel fut le point de départ des migrations qui le dispersèrent et quelles en furent les dates approximatives ? Il y a sur ces points divergence entre les savants. Pour ce qui concerne notamment les Aryas de l’Iran et ceux de l’Inde dont la vie commune paraît s’être prolongée davantage, on hésite entre la Bactriane et la partie de la Perse sise au pied du Caucase[7]. Et quant à l’époque à laquelle les Aryas auraient pénétré dans l’Inde, l’écart entre les appréciations n’est pas inférieur à neuf cents ans. Pour les uns ce serait vers l’an 2000 av. J.-C. ; pour les autres, vers l’an 1100 seulement.

Ils y pénétrèrent par le Penjab où ils séjournèrent longtemps. Le Penjab a joué pour les envahisseurs successifs de l’Inde le rôle de vestibule d’acclimatation. Il les a préparés aux effrayantes intempérances de la vallée du Gange. Les Aryas semblent avoir longtemps répugné à en sortir. Mais le Penjab était devenu trop restreint. Ils s’y trouvaient trop à l’étroit. Ces hommes grands, forts, de teint clair, le visage rasé sauf la moustache, vêtus de leurs tuniques de laine ou de lin, attachés au travail agricole, avec leur organisation familiale basée sur la monogamie et le rôle élevé et libre de la femme, avec l’équilibre de leur mentalité, la tranquille bienveillance de leurs mœurs et leur religion simple et pure durent se trouver étrangement dépaysés au contact de ces régions inquiétantes où la nature elle-même semble en proie à de monstrueuses incartades. Le brûlant soleil, les orages de la mousson, la crue prodigieuse des fleuves, n’était-ce pas propice à la conception d’une foule d’êtres surnaturels, hostiles à l’humanité ?

Pourtant, il n’y eut d’abord chez ces Aryas transplantés ni temples ni idoles. L’ébranlement de la pensée religieuse ne s’en révèle pas moins émouvant et profond. Les Védas qui sont les recueils sacrés de ce temps ne nous intéressent pas seulement en ce qu’on y peut suivre la transformation de l’ancienne langue aryenne en sanscrit mais en ce qu’à travers tant de choses incompréhensibles, il y jaillit çà et là d’étonnantes fulgurations. Quel doute et quelle inquiétude dans ces lignes du Rig-Véda ! « Il n’y avait à l’origine ni l’Être ni le non-Être, ni l’atmosphère ni le ciel qui est au-dessus Qu’est-ce qui se meut ? En quel sens ? Sous la garde de qui ? Qui sait d’où vient le monde et si les Dieux ne sont pas nés après lui. Si le monde a été créé ou non, Celui qui veille du haut du ciel seul le sait ; et encore le sait-il ? » Rapprochez cela des conceptions religieuses des Aryas de l’Iran à la même époque ; la différence est aussi grande qu’entre l’eau d’un bassin limpide et celle du torrent qui roule de la terre et des rochers. Sans doute ce pessimisme découragé reflète la pensée de l’Arya cultivé. Dans le peuple, l’idée de l’Être suprême s’efface déjà devant les images qui surgissent de dieux idolâtriques : tel Indra, dieu de la foudre, ivrogne et batailleur. « Je quitte le dieu sans sacrifices pour le dieu qui reçoit des sacrifices » chantera un hymne postérieur. Ici la régression s’accuse nettement ; c’est une humanité qui recule.

La transformation ethnique et sociale s’accomplit parallèlement. La vallée du Gange était peuplée de Dravidiens, de Mongols immigrés, de survivants des sauvageries préhistoriques. Les Aryas soucieux de préserver leur race, s’y établirent en colonies autonomes mais dont l’autonomie ne put demeurer complètement étanche. L’énervement du climat rendait les blancs impropres à tout métier pénible. Dans le Penjab déjà, ils s’étaient accoutumés à recourir à la main-d’œuvre indigène ; ici, ils ne pouvaient s’en passer. Les habitants des villages indigènes vendirent leur travail. Les mésalliances suivirent. Toute union avec eux apparaissait sacrilège ; elle était interdite. Mais les blancs se reproduisaient mal sans le secours d’un sang déjà acclimaté. De cet ensemble de circonstances naquirent les castes. Les castes furent un instrument de défense instinctive, de résistance obstinée comme il en naît dans les sociétés animales. Envisagées sous cet angle qui est le vrai, elles ne méritent pas la sévérité avec laquelle on les a jugées en Europe. Le principe, en tous cas, en était justifié.

Au sommet, la caste des Brahmanes s’érigea en gardienne de la race et s’appuya sur le respect absolu des traditions ; il ne pouvait manquer d’en résulter un formalisme exalté et, bientôt, une tyrannie véritable. Les Brahmanes devinrent vite trop nombreux pour se limiter aux fonctions sacerdotales. Il y en eut de laïques ; il y en eut de très riches et de très pauvres ; on en trouva occupés aux métiers les plus vils sans que leurs prétentions orgueilleuses se fussent pour cela atténuées. Au point de vue intellectuel, deux courants divergents se dessinèrent. Les Brahmanes en contact avec le bas-peuple s’adonnèrent aux superstitions grossières et même à la sorcellerie. Au contraire ceux auxquels étaient permises les pures spéculations de l’esprit s’élevèrent à des hauteurs surprenantes. C’était, bien entendu, le petit nombre. Parmi ceux-là on trouve les précurseurs de tous les systèmes à la construction desquels la philosophie européenne s’est employée par la suite. Il y eut ainsi, dans l’Inde primitive, des scolastiques et des cartésiens et des spinozistes. Schopenhauer, dit-on, a éprouvé quelque stupeur à découvrir ses propres idées exposées par Kapila qui vivait deux mille cinq cents ans avant lui. Et, qu’il soit ou non panthéiste, qui ne lirait avec émotion ces strophes admirables : « De même que des milliers d’étincelles jaillissent d’un feu brûlant dont elles ont la nature, de même les âmes individuelles sortent de l’Être immuable et y retournent. — Comme les gouttes de pluie viennent individuellement des mers et y rentrent, les âmes rentrent en Toi une à une à la dissolution des mondes. » Chez certains mystiques enfin, l’ascétisme et l’extase s’exaltèrent jusqu’au déséquilibre absolu. Quant à la doctrine de la réincarnation, de la métempsycose, elle se répandit sans doute d’abord chez les deshérités à qui elle apportait l’espoir d’une sorte de revanche de leur vie misérable et il est probable qu’elle était d’origine dravidienne car la base en est anti-aryenne. Il est vrai que les Aryas étaient maintenant bien éloignés de leurs conceptions premières. Demeurés dominants par le nombre mais déjà quelque peu fusionnés avec les autres races, la nature les avait modifiés grandement. Bruns foncés avec les yeux fendus sous les longs cils, intelligents mais de caractère affaibli, à la fois endurants et paresseux, lascifs, à l’occasion perfides et cruels, ils s’annonçaient mieux doués pour la philosophie, l’art et la poésie que pour les sciences exactes.

Dans la plaine du Gange, des royaumes s’étaient fondés qui avaient empiété sur le Dekkan et contribué à mêler çà et là les civilisations aryenne et dravidienne. Entre l’absolutisme gouvernemental des souverains et l’orgueil intransigeant des Brahmanes, des conflits avaient surgi. Mais sur toute cette société hindoue à l’aube de ses somptueuses et tragiques destinées et au sein de laquelle s’esquissaient les contrastes violents et les complexes exaltations pesait déjà la désespérance secrète où a continué de s’alimenter depuis lors un intellectualisme inquiet et frémissant.

ii

Alors intervint le Bouddhisme. Siddharta, dit Çakia Mouni (557-477) était le fils d’un prince de Kapilavastu, localité sise sur les frontières du Népaul au nord de Bénarès. On a dit qu’« au spectacle de la douleur universelle un désenchantement profond s’empara de lui ». Ces mots expliquent et résument son cas. À vingt-neuf ans, il renonça au monde et se retira à Ourouvela au sud de Patna. Ce n’était point un fait inhabituel. Parallèlement à l’agitation anti-brahmanique se manifestaient volontiers, surtout en haut lieu, des aspirations ferventes. Bien des ermitages se cachaient dans la jungle et autour des ascètes errants on voyait s’assembler des princes, des femmes, de riches marchands en quête d’une réaction salutaire contre les maux de l’âme et du corps. Et cette réaction, ils la cherchaient excessive comme toutes choses dans l’Inde.

La prédication de Çakia Mouni pourtant n’eût point ce caractère, contrairement à ce que l’on s’imagine d’ordinaire. L’homme qui a déconseillé la mortification volontaire comme « indigne et vaine » et qui a dit : « le meilleur refuge contre le mal, c’est la saine réalité » était un esprit singulièrement pondéré. Mais en proclamant que l’existence individuelle est la cause de la douleur et que la suppression de la douleur ne peut provenir que de l’anéantissement du désir d’exister, il se plaçait aux antipodes de la conception aryenne à laquelle les Perses et les Grecs, demeurés fidèles, apportaient en ce même temps une consolidation définitive. Désormais aux religions d’action et d’inégalité qui seraient celles de l’occident, l’orient opposerait la formule de son Nirvana égalitaire comportant la divinisation du néant et l’anathème jeté au progrès. La supériorité du bouddhisme à ses débuts, c’est qu’il se réclamait de la solidarité humaine, de la fraternité — vertu qui devait demeurer si étrangère aux peuples occidentaux que l’Évangile même ne réussirait point à l’implanter parmi eux. Mais la pratique d’une fraternité efficace exige l’effort individuel et il n’y a point d’effort individuel sérieux sans attachement à la vie. De là le caractère occasionnel et infécond de la solidarité bouddhique. Le jour où l’occident converti au solidarisme entreprendrait de l’organiser, l’Asie aurait perdu le seul élément de supériorité morale dont elle puisse se prévaloir par rapport au reste du monde civilisé.

La parole de Çakia Mouni, embellie de tout le charme de pureté et de bonté qui émanait de sa personne lui attira de fervents disciples. Malgré que l’égalitarisme et le renoncement fussent à la base de la doctrine, ces disciples furent généralement des lettrés, des dirigeants, des riches. Tel était pourtant le besoin d’une réaction contre l’intolérance et l’intransigeance des Brahmanes qu’un mouvement similaire se dessina parmi le peuple sous le nom de Djainisme. Les adeptes de ce mouvement, inaccessibles à la contemplation et à la méditation, pratiquèrent un ascétisme rigoureux.

Tout cela se répandit d’autant moins vite que Çakia Mouni ne laissait pas derrière lui les éléments d’une véritable Église. Peut-on créer une Église sans culte ni prières ? Peut-on assurer son fonctionnement sans hiérarchie ni sacerdoce ? Mais, à défaut, le bouddhisme avait des monastères dont les chefs s’assemblèrent en concile l’année même de la mort du maître (477). Et l’Église bouddhiste se constitua de la sorte. Des événements inattendus allaient la consolider et précipiter son évolution.

iii

L’an 326 av. J.-C., Alexandre le Grand franchit l’Indus. Depuis un siècle et demi environ, une certaine hégémonie tendait à se créer dans la plaine du Gange au profit de dynasties dont Patna était la capitale. Le prestige de cette puissance naissante fut assez grand pour tenter l’ambition du conquérant. Sans la révolte de ses troupes, il eût descendu le fleuve jusqu’à la mer des Indes. Un hindou entreprenant, Sandracotta s’était offert à l’y aider. Cet hindou, durant les pourparlers auxquels donnèrent lieu ses propositions, observa attentivement les rouages, militaires et gouvernementaux avec lesquels le hasard le mettait en contact. Aventurier de basse caste, dit-on, homme en tous cas d’une intelligence et d’une énergie supérieures. Son plan conçu et arrêté, il le mit à exécution. Il parvint à jeter bas la dynastie de Patna et s’empara du trône. Bientôt, du delta gangétique au sommet du Penjab tout lui fut soumis. Après un vain effort pour le renverser, les princes Seleucides, héritiers de l’empire d’Alexandre pour la partie orientale, préférèrent s’entendre avec lui. Une alliance se noua. Megasthènes, l’ambassadeur grec qui résida à la cour de Patna nous a laissé de précieuses indications sur Sandracotta et son entourage. La fondation de cet empire inattendu fut la première conséquence de l’expédition d’Alexandre en ce qui concerne l’Inde. Nous verrons tout à l’heure qu’il y en eut une seconde.

Le fils de Sandracotta continua sa politique : unification à l’intérieur ; philhellénisme au dehors. Non seulement les Seleucides rois de Syrie, mais les Ptolémées d’Égypte entretinrent avec lui des relations amicales et suivies, le considérant semble-t-il comme faisant partie de la famille des monarques successeurs d’Alexandre. Sandracotta et son fils étaient demeurés fervents brahmanistes. Or Asoka (272-231) petit-fils de Sandracotta, un des plus grands souverains de l’Inde, se convertit au bouddhisme. Asoka ne domina pas seulement du Kashmir au delta du Gange ; il exerça un protectorat sur tout le nord du Dekkan jusqu’à Haïderabad environ. L’administration de son empire était centralisée à la façon de Darius et d’Alexandre. Il y eut quatre vice-rois, des ministres, une hiérarchie de fonctionnaires, une armée régulière nombreuse. Asoka construisit en outre des routes, des ponts, des canaux, des hôpitaux. Tout cela était une grande nouveauté pour l’Inde. L’idée impériale s’emparait ainsi de la plaine du Gange. Tous les empires qui devaient s’y construire par la suite prendraient leur point de départ dans l’entrevue d’un aventurier hindou avec le héros de l’épopée hellénique et dans les initiatives géniales du petit-fils et successeur dudit aventurier.

Ayant réalisé l’unité politique, Asoka, en adhérant au bouddhisme, eût-il l’ambition de la doubler d’une solide unité religieuse et jugea-t-il qu’une pareille entreprise pouvait réussir avec le bouddhisme et non avec le brahmanisme ? Il se peut mais on doit considérer que l’ardeur de la conviction personnelle l’emporta bien vite chez ce prince sur toute considération, sur tout calcul d’intérêt. Par certains côtés Asoka évoque l’image du roi de France Louis IX. Il lui ressemble notamment en ceci que sa profonde ferveur religieuse ne lui fit point négliger ses devoirs de souverain ni desservir les intérêts matériels de ses sujets ; d’autre part, la vivacité de sa foi ne le rendit point intolérant. Ayant retiré aux Brahmanes l’appui officiel dont ils avaient si souvent abusé, il se garda de les persécuter. Toutes les sectes jouirent d’une sage liberté. Par elles et au dessus d’elles, il ne cessait de travailler à moraliser le peuple, se répandant en charités intelligentes, interdisant de tuer inutilement et de faire souffrir les animaux, enseignant à tous la douceur et l’entr’aide.

Asoka termina sa vie sous l’habit des moines bouddhistes sans pour cela cesser d’occuper le trône. Vers la fin sa piété grandissante l’entraîna à quelques faiblesses par lesquelles il sembla perdre de vue les prérogatives essentielles d’un État laïque. En 242 il avait assemblé à Patna un concile en vue de la propagande mondiale qu’il se proposait d’organiser. Et en effet, des missionnaires qualifiés, choisis parmi les plus convaincus et compétents, se répandirent dans toutes les directions, vers Ceylan et vers le Kashmir, vers la Birmanie et vers l’Afghanistan. Il semble même que leurs traces puissent être retrouvées fort au delà, jusqu’en Syrie, en Égypte et en Grèce.

Ceylan devint par la suite un des foyers permanents du bouddhisme, lequel par le Kashmir, pénétra d’autre part au Thibet où devait être dans l’avenir son autre centre. Mais dès 140 av. J.-C. les deux Églises divergeraient ; deux confessions se dessineraient : l’Église de Ceylan restée fidèle sinon à l’enseignement de Çakia Mouni, du moins à l’esprit de sa doctrine et l’Église du nord, plus compliquée, pénétrée de merveilleux, par là plus accessible à la mentalité de la foule.

iv

L’expédition d’Alexandre avait eu, en ce qui concerne l’Inde, une seconde conséquence d’une importance presque égale, à savoir la formation aux confins de l’Hindoustan d’un foyer de civilisation hellénique dont l’influence resta compacte et directement agissante jusqu’aux approches de l’ère chrétienne et se prolongea ensuite de façon indirecte et comme diluée.

Toute la conduite d’Alexandre en Perse et en Bactriane prouve que, sans rien savoir des Aryas et de la commune origine des races en présence desquelles il se trouvait et de la sienne propre (connaissance que seule la science moderne a pu acquérir et répandre), il a eu le sentiment très net d’une similitude de tempérament et d’intellect et d’une coopération — peut-être d’une fusion — possible entre ces races supérieures. Il ne s’est épris ni des Sémites, ni (quoi qu’on en ait dit) des Égyptiens. Mais il s’est épris des Iraniens qui, en ce temps, ne peuplaient pas seulement l’Iran mais la Bactriane et la Sogdiane c’est-à-dire l’Afghanistan-nord et le Bokara actuels. Dans ces régions, Alexandre créa des colonies helléniques : vingt-cinq mille hommes furent répartis en douze postes militaires et des familles entières transplantées par leur volonté spontanée ou par persuasion, vinrent s’y fixer. C’est ainsi que furent fondées les villes qui se nomment aujourd’hui Herat, Kandahar, Caboul, Merv, Samarcande, Khodjend, villes dont les sites étaient si admirablement choisis que leur possession assurait la domination de toute la contrée adjacente. Bactres (aujourd’hui Balkh) fut le centre de ces établissements. En étudiant l’histoire de la Perse nous verrons comment ils s’émancipèrent et, sous des souverains qui s’appelèrent Diodote, Euthydème, Demetrios, Aniketos, Eucraditas formèrent un royaume grec dont les destins se développèrent de l’an 250 à l’an 129 av. J.-C. Cette année là, les Tokhares (que les Chinois appellent Yuetchi, peuple assez mystérieux dont les traces originaires se retrouvent au Turkestan) s’emparèrent de la Bactriane et détrônèrent le dernier roi grec, Hélioclès. Mais entre temps, Demetrios et Eucratidas avaient occupé le Penjab et l’avaient annexé à leurs États. Jusqu’alors l’action politique de ces États s’était surtout exercée vers l’ouest. Ils faisaient partie de l’Iran. Maintenant leur action allait s’exercer également sur l’Inde car, dépossédés de la Bactriane, les princes grecs continuèrent de régner sur leur nouveau domaine hindou auquel s’ajoutait la portion orientale de l’Afghanistan. L’un d’eux, Ménandre (150-130) prit à cœur son double rôle de monarque hellénique et hindou. De sa capitale, Sangala près de Lahore, il étendit son pouvoir à l’est vers Patna où les débris de la puissance d’Asoka se trouvaient aux mains d’un usurpateur qui s’efforçait de se consolider en s’appuyant sur le brahmanisme et en persécutant le bouddhisme.

Ménandre ne pouvait hésiter entre deux religions dont l’une, grâce au système des castes était forcément xénophobe alors que l’autre, dépourvue de caractère national, se montrait accueillante à toutes les races. Ménandre s’érigea en protecteur du bouddhisme et il le fit avec tant de zèle qu’après sa mort l’Église bouddhiste le canonisa. Car elle avait maintenant des saints, cette Église si différemment orientée de ce qu’avait conçu son fondateur. Elle avait une liturgie, des dévotions spéciales, un paradis précisé, tout un ensemble d’articles de foi. Mais elle ne possédait point d’image de Çakia Mouni bien qu’elle l’eut déifié et identifié avec Bouddha. Comme on l’a justement remarqué, ni Allah ni Jahvé n’eurent de représentation tangible. Il était réservé aux artistes indo-grecs de faire franchir au bouddhisme ce pas redoutable en ciselant les premiers la classique figure qui allait se reproduire à l’infini et devenir populaire jusqu’aux extrémités de l’Asie. C’est qu’un foyer de culture et d’art de la plus grande activité existait en ces parages. Depuis le iie siècle av. J.-C., en Bactriane et dans la région de Caboul appelée alors Gandhara, travaillaient ces artistes dont les Pallas ou les bacchantes qui ornent les musées de Lahore et de Pechawar s’apparentent si clairement à leurs sœurs de Grèce. Or la production de ces ateliers ne fut pas limitée à la durée des royaumes indo-grecs. Après Ménandre, il est vrai, il devint visible que sa dynastie ne se soutiendrait pas. Un prince grec du nom d’Hermaios régna encore un quart de siècle puis, en l’an 30 av. J.-C. les Tokhares ou Yuetchi (on les appelle aussi parfois Indo-scythes) s’emparèrent du Penjab comme déjà ils s’étaient emparés de la Bactriane. Chose étrange ! Ils s’y comportèrent en continuateurs des Grecs. Peut-être demi Aryas d’origine, déjà affinés par le double contact de la civilisation chinoise et de la civilisation iranienne, ils s’étaient pénétrés en Bactriane de l’importance de l’héritage dont ils allaient se trouver investis. Leurs princes furent, pendant deux siècles, à la hauteur d’une telle mission. L’un d’eux Kanichka (70-102) se montra un grand souverain. De sa capitale de Pechawar, il exerça une influence considérable sur l’Inde gangétique. Portant à la fois les titres de basileus et de maharajah, il eut la sagesse de suivre les voies tracées par Ménandre. Sans doute, il n’avait plus à sa cour une aristocratie grecque et l’on n’y jouait plus peut-être les tragédies d’Euripide mais l’hellénisme y dominait encore par la pensée, l’art, la tradition. Comme Ménandre et avec plus de conviction encore, Kanichka protégea le bouddhisme. Sous son règne fut tenu le célèbre concile de Pechawar que l’on considère comme le point de départ du grand mouvement d’évangélisation de la Chine et en même temps comme ayant consacré le schisme définitif entre les deux branches du bouddhisme : celle de Ceylan, l’Hinayana laquelle garda son caractère primitif de haute intellectualité et celle du nord, le Mahayana, religion positive hérissée de dogmes, de miracles et de divinités subalternes mais apte sans doute à contenter, en lui ouvrant des perspectives plus précises, les aspirations de la foule. De là sortit aussi le mouvement monastique indo-chinois dont les résultats dans le domaine de l’art furent si considérables.

Il ne faudrait pas toutefois verser dans l’exagération comme certains ont, de nos jours, tendance à le faire ; les européens, en prétendant que tout l’art de l’Asie orientale dériva de l’hellénisme par l’intermédiaire de l’Inde et certains asiatiques en se refusant à admettre que l’Europe ait la moindre part dans les progrès de l’Asie. Il est puéril de ne voir dans l’architecture hindoue que des inspirations assyriennes ou persanes, dans les arts plastiques hindous que des réminiscences grecques. On ne peut pas plus nier les initiatives artistiques de l’Inde et de la Chine que leur originalité philosophique et littéraire. Mais la portée de l’action hellénique n’est pas davantage négligeable et c’est pourquoi dans les annales asiatiques, il est peu d’épisodes plus féconds que l’initiative d’Alexandre et les développements qu’elle a eus.

v

Dans les premiers siècles de l’ère chrétienne, il put sembler que des grands faits que nous venons de passer en revue, rien ne resterait. Les États de Kanichka tombèrent en décadence puis furent ravagés par des hordes turques descendues de l’Asie centrale. On les nommait les Huns blancs. Ils ensanglantèrent tout l’Hindoustan occidental. Ils éteignirent de façon définitive la flamme de l’hellénisme hindou et dressèrent entre l’Inde et les régions méditerranéennes une barrière qui ne devait plus s’abaisser. Jusqu’alors la distance seule les avait séparées. Désormais ç’allait être une croissante incompréhension. Tandis que les barbares accomplissaient leur œuvre de destruction, la force et la pensée dravidiennes prenaient leur revanche sur la force et la pensée aryennes. Le Dekkan intervenait à son tour dans les affaires de l’Inde et tenait tête à la plaine du Gange politiquement désagrégée.

Les Brahmanes n’avaient jamais accepté leur défaite. L’organisation des castes facilitait la résistance. Eux — la caste sacrée — en tiraient une grande force. Mais de même que le bouddhisme, pour gagner des fidèles, avait dû se modifier, le brahmanisme se vit contraint d’évoluer vers les formes nouvelles. Tandis que le petit groupe de ceux auxquels suffisait la notion de l’Être suprême continuait ses subtiles analyses philosophiques, Brahma devenait pour les esprits moins cultivés l’associé de Vishnou et de Siva. La trinité ainsi constituée satisfaisait les imaginations populaires. Vishnou, dieu humanisé était considéré comme s’incarnant et se réincarnant sans cesse ce qui lui permettait de s’identifier avec un grand nombre de divinités locales. Pour un peu on eut compté Çakya Mouni parmi les incarnations de Vishnou. Quant à Siva, c’était l’idole-fétiche des Dravidiens, cruelle et sadique. Qu’on put l’honorer aux côtés du pur Brahma en lequel les Aryas, aux temps védiques, avaient symbolisé l’ordre supérieur et la raison des choses — voilà qui mesure l’intensité du repliement de l’Inde sur elle-même.

La dynastie Gupta qui se maintint à Patna pendant environ deux siècles (290-480) fut très brahmaniste. Le pèlerin chinois Fa Hien qui visita l’Inde vers ce temps trouva les lieux saints consacrés par la naissance, la prédication et la mort de Çakya Mouni tout à fait à l’abandon mais des monastères nombreux étaient encore florissants. Nulle persécution du reste. C’est au Penjab que les Huns blancs la déchaînèrent en 520. Ils détruisirent les couvents, martyrisèrent les moines si bien qu’en 526 le patriarche suprême de l’Église bouddhiste abandonnant l’Inde débarqua à Canton et alla fixer sa résidence à Loyang tandis que les religieux s’enfuyaient les uns en Birmanie, à Java, à Ceylan, les autres au Thibet et dans le Turkestan.

Après cela, peu importe que la ferveur de Siladitya (606-664) se soit appliquée à ramener le bouddhisme. Son jour était passé en tant que religion dominante. Siladitya qui s’appelait en réalité Harsha Vardana était un cadet de famille et fut un souverain de hasard comme la plaine du Gange s’habituait maintenant à en voir passer. Les circonstances favorisèrent son élévation mais il échoua dans ses plans d’hégémonie. Les Dravidiens qu’il voulait soumettre lui infligèrent un échec complet. Il s’en consola en s’adonnant avec une passion désordonnée aux controverses théologiques. L’université de Nalanda qu’on a appelé l’Oxford hindou, située près de Bénarès, était alors la proie d’un scolastisme intense. Dix mille étudiants discutaient sans fin sur des problèmes de détail auxquels la foule ne pouvait s’intéresser et dont l’élite elle-même se détournait. Siladitya aimait à présider aux discussions — y conviant même des Brahmanes — mais pour autant qu’elles se terminassent à son gré ; et sa puissance séculière savait au besoin venir à l’aide de sa dialectique. Dans sa capitale, Kanaudj, il reçut en grande pompe le célèbre moine chinois. Hiouen Tsang et le fit participer à un concile qui s’accompagna de fêtes et de cortèges luxueux. Hiouen Tsang relate complaisamment la beauté des spectacles auxquels il assiste mais, en voyageur avisé, il ne manque pas de noter l’état misérable des villages et des quartiers populaires des villes qu’il traverse et l’affligeant contraste de tant de luxe avec tant de pauvreté. Aussi bien Siladitya était un prodigue qui dilapidait à plaisir ses propres trésors. En fêtant comme il le fit Hiouen Tsang, il avait bien quelque arrière-pensée, car il s’imaginait que l’alliance de la Chine bouddhiste pourrait consolidait son propre trône ; mais ce trône n’avait aucune base et s’effondra dès sa mort. L’anarchie reprit.

Une sorte de féodalité s’installa dans la plaine du Gange. La caste militaire des Rajputs y pourvut. Ce n’était point là, quoiqu’il y paraisse, une entité ethnique déterminée. Les Rajputs étaient des seigneurs « en quête d’aventures romanesques et de belles passes d’armes. » Ils ressemblaient aux chevaliers d’occident. Comme eux, courtois et braves, élégants et rudes, ils unissaient volontiers des instincts de brigands à des manières de grands seigneurs. Ils se taillèrent des principautés au hasard des circonstances mais, ne pratiquant pas le droit d’aînesse, ne purent étayer solidement leurs institutions féodales. Plus tard, vaincus par les musulmans, ils se cantonnèrent dans la région qui s’appela dès lors le Rajputana et qu’ils parsemèrent de forteresses dont une nature aride et tourmentée aidait à défendre les abords.

En regard de l’anarchie matérielle et morale où s’enlisait l’Inde gangétique que le rempart aryen ne défendait plus contre les intempérances intellectuelles et l’indiscipline des sens, l’Inde dravidienne présentait un contraste heureux. Non qu’elle fut unifiée ni à l’abri des guerres civiles. Les Mahrattes que Hiouen Tsang en parcourant leur pays qualifie de peuple « fier et emporté» et qui occupaient tout l’ouest du Dekkan c’est-à-dire la région de Bombay et la côte jusqu’à Goa — les Télougous qui tenaient Hyderabad et la côte est de Vizagapatam à Madras — les Tamuls enfin, agriculteurs et artistes, dont le domaine s’étendait de Madras au cap Comorin, furent souvent aux prises les uns avec les autres ; et le plateau de Mysore vit se dérouler bien des conflits sanglants pour la possession des retranchements naturels que présente sa surface accidentée. Mais entre tous ces peuples, il y avait le lien commun d’une vigueur saine et persévérante. L’influence étrangère n’avait sur eux guère de prise. D’eux sortirait finalement l’hindouïsme moderne. Ces peuples, ayant reçu de l’Inde aryenne les éléments de leur culture, les avaient déjà profondément modifiés. Leurs croyances, leur littérature, leur art en font foi. Les monuments dont le Dekkan se couvrit à partir du vie siècle ont une originalité et une puissance architecturales singulières. Tels les temples d’Ellora près d’Aurengabad dont l’un, le Kaïlaça taillé et évidé à même la montagne, constitue, avec sa grande salle centrale et ses chapelles, un immense monolithe haut de trente mètres ; telles encore les grandes pagodes de Tandjore et Madoura Les Dravidiens s’enrichirent de bonne heure par le commerce (dès les premiers siècles de l’ère chrétienne le port de Mangalore fut, par l’Égypte, un des fournisseurs indirects de l’empire romain). Au vie siècle, le commerce arabe développa une prospérité considérable en même temps qu’il frayait la voie à l’apostolat islamique.

C’est de Ghazna, en Afghanistan, que partit la conquête musulmane. Il y eut là, à partir de l’an 962, une sorte de principauté turque dont les chefs s’étaient composé une armée redoutable. Turcs nomades et Afghans de la montagne y guerroyaient de compagnie, poussés par l’amour des prouesses autant que par l’attrait du butin. En 997 Mahmoud devenu chef de la principauté lança ses hommes sur l’Inde. De 1005 à 1030 il ne cessa d’envahir, de razzier, de piller. Entre ses expéditions (on en compte dix-sept) il rentrait à Ghazna où il faisait à peu de frais figure de prince éclairé. Non qu’il fut illettré mais c’était, comme on dit, un « paladin » ; terme qui n’a pas de sens précis et sous lequel il est convenu de dissimuler trop souvent la violence et l’ignorance. Mahmoud d’ailleurs ne semble pas avoir pensé à devenir souverain de l’Inde ni même avoir cherché, bien qu’il fut dévôt, à opérer beaucoup de conversions. Son fils Masoud (1030-1040) suivit les mêmes errements avec moins de brio et une tendance marquée à délaisser Ghazna pour Lahore. L’État musulman des Ghaznévides périclita assez rapidement sous les successeurs de Mahmoud. C’est à Mohammed de Ghor (1186-1206) qu’il était réservé de fonder dans l’Inde, avec Delhi pour capitale, un véritable empire islamique qui devait durer jusqu’à l’irruption de Tamerlan (1398), se scinder ensuite en cinq royaumes distincts puis être relevé en 1526 par Baber sur des bases plus résistantes et plus prestigieuses.

Mohammed de Ghor était un afghan « turquifié ». Afghan aussi, Alaeddin (1295-1315) qui repoussa brillamment en 1297 et 1305 deux invasions mongoles descendues par le Penjab et un peu plus tard, exécutant un raid à travers tout le Dekkan, s’en vint camper jusqu’en face de Ceylan. Mais dans cet empire inorganique, l’ordre de succession n’était jamais régulièrement établi. Le trône fut maintes fois occupé par des aventuriers, des « mamelouks » anciens esclaves dont tout ce qu’on peut dire est qu’ils furent de grands bâtisseurs et élevèrent quelques beaux monuments. Certains se piquèrent même de protéger les lettres en sorte que cette période ne fut pas tout à fait perdue pour la pensée. Brutaux dans leur façon militariste de gouverner, ils persécutèrent peu, sauf Mohammed Tuglak (1325-1351) dont la tyrannie fastueuse et fantasque provoqua des troubles et affaiblit le pouvoir central à la veille du jour où son impuissance à défendre le pays contre les violences de Tamerlan devait achever de le discréditer aux yeux des indigènes.

Tamerlan passa en ouragan selon sa manière, détruisit et tua. Après sa victoire de Panipat, il se fit couronner empereur à Delhi puis quitta l’Inde et n’y revint pas. Tout se morcela. Des royaumes indépendants se fondèrent ici et là qui se firent la guerre les uns aux autres mais sans que l’hégémonie musulmane en parut d’abord ébranlée. L’Inde allait-elle donc devenir terre d’islam ? Il n’en devait pas être ainsi mais le clair et simple monothéisme musulman procurait comme une sorte d’apaisement forcé aux esprits surexcités par la complication des effervescences religieuses. Ce fut l’apport de l’islam comme l’idée de la grâce fut l’apport des missionnaires chrétiens. La religion hindoue en tira finalement une force nouvelle. Elle avait encore ses foyers et sa sève. Tous ces royaumes, en somme, étaient gouvernés par des étrangers qui ne savaient pas le sanscrit. L’indépendance des Brahmanes trouvait dans un tel fait une grande sécurité ; elle put s’exercer fructueusement. Puis il restait au centre du Dekkan des États hindous : surtout l’État de Vijayanagar fondé en 1335 et qui, deux siècles durant, tint tête opiniâtrement aux musulmans. Lorsque la ville de Vijayanagar fut enfin réduite par eux (1565) et que ses merveilleux monuments ne furent plus qu’un amas de ruines propres à susciter autant d’admiration que de regrets, les autres peuples dravidiens ne se sentirent point résignés à la défaite. Le xviiime siècle devait les trouver de nouveau en pleine révolte. Pendant ce temps la fortune matérielle de Surate et des autres villes du littoral grandissait. De puissantes fortunes privées s’y édifiaient. Les marchands servaient de prêteurs aux princes voisins ; ils y gagnaient influence et considération. À l’autre bout de la péninsule, le Bengale et l’Orissa, la « serre chaude » de l’Inde, bien qu’aux mains des musulmans, continuaient de pourvoir à une floraison intellectuelle et religieuse intensive. Puri était le principal sanctuaire de l’irrédentisme hindou et bientôt allait retentir des appels du grand réformateur Çaitanya prêchant un ascétisme mystique… ainsi l’Inde n’était point domptée ; elle ne le serait jamais.

vi

Baber était turc d’origine mais il suffit de lire ses étranges mémoires pour constater son degré d’iranisation et admirer à la fois la réceptivité de l’individu et la puissance de pénétration de la culture persane. Baber avait beau descendre à la fois de Gengis Khan et de Tamerlan — ce qui le glorifiait d’ailleurs aux yeux des asiatiques du centre pour qui ces conquérants malgré leurs cruautés demeuraient auréolés — il ressemblait, nous dit-on, « à quelque seigneur d’Ispahan ou de Chiraz aux yeux méditatifs, à l’élégance aristocratique ». Possédant à la fois le bon sens, la méthode et l’activité nécessaires à un fondateur d’empire — philosophe d’autre part, tolérant, d’esprit libre, fin et juste — poète enfin, écrivain d’une délicatesse presque moderniste, Baber débuta dans la vie d’une façon romanesque. La principauté dont il avait hérité dans le Turkestan lui ayant été ravie, il se trouva un moment réduit au rôle de chevalier errant. Il entreprit alors de refaire sa fortune dans le pays dont René Grousset dit justement qu’il « était depuis quatre siècles, le rendez-vous de tous les aventuriers sans emploi », l’Afghanistan. Avec quelques troupes recrutées au mieux, il s’empara de Caboul et de Kandahar. De là, en 1525, il entreprit de conquérir l’Inde. Dans la plaine de Panipat où cent vingt-cinq ans plus tôt Tamerlan avait remporté la victoire, Baber cueillit des lauriers qui lui assurèrent du premier coup le trône impérial. En cinq ans, il eut terrassé le roi du Bengale d’un côté et, de l’autre, la confédération des princes Rajputs. Malheureusement le temps ne lui fut pas départi d’organiser ses domaines. Il mourut dès 1530 laissant de ce fait son fils Houmayoun en face des plus grandes difficultés. Après dix ans de luttes, Houmayoun, vaincu et délaissé se trouva dans la situation qu’avait jadis connue son père ; presque sans ressources, il dut regagner avec quelques fidèles l’Afghanistan. Mais dans cette infortune, ses vainqueurs, les princes musulmans de l’Inde, lui apportèrent d’eux-mêmes une revanche. Leurs discordes violentes les affaiblirent si bien que, quinze ans après avoir quitté Delhi, Houmayoun y rentrait (1555). L’année suivante il y mourait laissant pour héritier son fils âgé de quatorze ans mais déjà homme par l’intelligence, l’action et la volonté ; celui-là allait être Akbar le grand (1556-1605). Le long règne qui débutait ainsi est un des plus beaux et des plus réconfortants de l’histoire. Soldat plein de valeur et de noblesse, Akbar conquit une à une toutes les provinces de son empire. Des princes Rajputs maîtrisés par sa force et charmés par sa magnanimité, il sut faire des feudataires enthousiastes et fidèles. Mais en lui la vaillance du combattant s’efface devant les mérites du gouvernant. À la différence de son père et de son grand-père qui les avaient plutôt méprisés, Akbar aima ses sujets hindous. Il leur restitua tous les droits que leur avait enlevés et toute la considération dont les avait privés la tyrannie musulmane. La suppression des injustices fiscales combinée avec une sage administration lui procurèrent, tant était grande la richesse de l’Inde, un budget annuel de deux milliards dont un quart fourni par le seul impôt foncier. À la tête de cette administration, Akbar avait placé des Persans car la civilisation persane, sa préférée, dominait sa pensée. Le persan était le langage de la cour. Mais au point de vue linguistique, le pays évoquait l’image de la tour de Babel, ni le Turc ni l’Arabe n’étant parvenu à supplanter les dialectes indigènes. Akbar créa une langue, l’hindoustani, que parlent aujourd’hui cent millions d’hommes. Le fait est unique. Mais tout semble unique chez ce prince. On l’a comparé à Marc Aurèle. Il le dépasse. Son célèbre Édit de tolérance (1593) ne se borne point à permettre à tous les Hindous islamisés de force sous les précédents règnes de retourner librement à leurs anciennes croyances — ce qui déjà témoignait d’un remarquable courage. Il se dégage de cet édit bien plus que de la tolérance, bien plus que le respect des consciences. On y sent une ardente aspiration vers l’émancipation de l’esprit humain et l’union des âmes. On y pourrait placer comme préambule ces lignes du philosophe Aboul Fazl, le confident des pensées d’Akbar : « Un jour, je visite l’église, un jour la mosquée mais, de temple en temple, je ne cherche que toi, ô mon Dieu ». Ayant brisé le joug despotique du clergé orthodoxe musulman mais protégeant à la fois les brahmanistes, les chrétiens, les bouddhistes, les mahométans, les libre-penseurs Akbar avait conçu au-dessus de toutes croyances une sorte d’atmosphère morale faite de justice, d’espérance et de bonté ; et son effort tendit à créer cette atmosphère et à la répandre.

Toute entreprise humaine qui monte trop haut rencontre sa limite et éprouve sa faiblesse. Akbar avait convoqué des « congrès des religions » pour comparer dans une lumière apaisée les solutions diverses du problème métaphysique. Or son admiration justifiée pour l’Avesta et l’enseignement de Zoroastre le conduisit sur le tard à en tirer les éléments d’un culte qu’il voulut superposer aux autres. Cette erreur l’entraîna hors de l’équilibre intellectuel auquel il avait su atteindre mais sans le détourner, bien entendu, de la saine politique qu’il avait toujours suivie. Il légua donc à ses enfants une autorité pleinement assurée et justifiée. Par une symétrie déplorable, l’œuvre qu’Akbar avait édifiée en un règne de quarante-neuf ans emplissant la seconde moitié du xviime siècle fut détruite par son arrière petit-fils, Aurengzeb (1659-1707) en un règne d’égale durée occupant la période correspondante du xviiime siècle. Dans l’intervalle avaient passé deux princes insignifiants sauf pour les merveilleux monuments qui nous en restent et notamment le mausolée d’Agra, le Taj Mahal, chef-d’œuvre inégalé de l’art indo-persan. Aurengzeb, s’étant assuré le trône par l’assassinat de ses frères et l’emprisonnement de son père, s’y montra mahométan fanatique, persécuteur acharné, administrateur imprudent et pressureur. Sectaire, fourbe et cruel, c’est assurément une des plus sinistres physionomies de l’histoire asiatique. Il sema autour de lui des germes de haine et de ruine. En vain écrasa-t-il les révoltes. Dès sa mort, le morcellement se produisit. Les gouverneurs d’Haïderabad, du Bengale, du Carnatic, le rajah de Mysore s’affranchirent les premiers. Il n’y eut plus bientôt qu’un fantôme d’empire qui devait durer jusqu’en 1857. Quant à l’égalité devant la loi et la justice, principe supérieur posé par Akbar, il n’en restait rien. L’islamisme qui ne représentait pas même le cinquième de la population de l’Inde avait été rétabli par Aurengzeb dans ses privilèges oppresseurs Cependant des destins nouveaux se préparaient.

vii

La septième période de l’histoire hindoue commençait. L’intervention européenne avait eu son point de départ le jour où Vasco de Gama, ayant accompli le tour de l’Afrique, avait débarqué à Calicut (1498). Sur ses traces, ses compatriotes s’étaient lancés. Dès 1505 Almeida s’intitulait vice-roi de l’Inde portugaise encore que celle-ci ne comprit que quelques établissements épars. La capitale en fut fixée à Goa ; on conquit Malacca, Ormuz ; on eût accès au Bengale. Un commerce considérable se développa autour de ces entreprises. L’aventure portugaise prit fin avec le xvime siècle. C’est aux Hollandais qu’appartint le siècle suivant. En 1596 Cornelius Houtman avait atteint Sumatra et, quatre ans plus tard, se fondait à Amsterdam la puissante compagnie des Indes qui eût bientôt des factoreries dans la mer Rouge, dans le golfe Persique, à Ceylan, à Malacca, à Formose. Entre 1635 et 1669, les Hollandais enlevèrent aux Portugais toutes leurs colonies à l’exception de Goa et de Macao. Mais l’avidité dont ils firent preuve leur suscita d’autres rivaux. Haussant perpétuellement les prix comme s’ils se croyaient en possession d’un monopole inattaquable, ils alarmèrent les marchands de la Cité à Londres ; et ceux-ci furent amenés à agir directement pour leur compte. Des factoreries anglaises prirent naissance sur la côte de Malabar et la côte de Coromandel. Les Français, de leur côté, possesseurs des îles de France et de la Réunion, s’intéressaient au commerce de l’Inde et la compagnie française obtint d’importants privilèges. Jusque là ni les uns ni les autres ne s’étaient inquiétés d’autre chose que de leurs intérêts financiers. Brusquement tout changea. Un homme de génie, le gouverneur des établissements français, Dupleix, en présence de la dislocation qui s’opérait graduellement dans l’Inde depuis la mort d’Aurengzeb, aperçut la possibilité de grouper, au profit et sous le contrôle de la France, les éléments indigènes en une force nouvelle : confédération, empire ou simple compagnie commerciale, peu importait la forme du pouvoir pourvu qu’il existât. Et ce fut fait. Dupleix eut une armée, une diplomatie, tout un gouvernement. Durant quatorze années (1741-1756) il fut le maître du Dekkan et l’arbitre de l’Inde. Mais les intrigues ourdies à Paris où régnait le triste Louis XV aboutirent à son rappel. Persécuté et ruiné, il devait y mourir en 1763 l’année même où la France, signant la paix avec l’Angleterre, déclarait renoncer à toutes prétentions sur l’Inde. On imagine volontiers que la domination anglaise dans la péninsule s’est consolidée à cette date et à la suite de cet événement. C’est une erreur. Dupleix écarté, restaient ses alliés, les Mahrattes. Les Mahrattes, forcés par une coalition de l’émir d’Afghanistan et des princes musulmans d’évacuer Delhi qu’ils avaient pris, un nouvel adversaire surgit. Haïder Ali devenu sultan de Mysore menaça Madras tandis que les Mahrattes bloquaient Bombay ; peu avant, un rajah du Bengale s’était emparé de Calcutta. Les affaires de la compagnie britannique n’étaient guère brillantes ; les directeurs se disputaient sans cesse avec leurs agents, et contre ceux-ci se tramaient à Londres des intrigues semblables à celles qui avaient perdu Dupleix. Ils n’étaient d’ailleurs point aisés à défendre. Macaulay a écrit que « leur seule préoccupation était d’extorquer aussi vite que possible deux ou trois cent mille livres » et il conclut qu’à ce moment « le mauvais gouvernement des Anglais atteignit un degré qui semble incompatible avec l’existence même d’une société ». Une terrible famine (1770) acheva de vider la caisse et de mécontenter les indigènes. L’influence française vivait toujours. Au souvenir admiratif que l’on gardait de Dupleix ne se mêlait aucune rancune et beaucoup d’officiers français entrés au service des rajahs commandaient leurs armées. Dès qu’on sut la France alliée aux Américains contre l’Angleterre, la guerre reprit dans l’Inde. Haïder Ali s’entendit avec ses voisins et dressa contre la domination britannique les deux tiers de l’Inde. La bataille de Conjeveram (1779) fut pour les Anglais une défaite complète. Bientôt apparut l’escadre française commandée par le fameux Suffren (1782) ; ses victoires suivies du débarquement d’un corps expéditionnaire laissaient entrevoir le triomphe prochain de la coalition franco-hindoue quand la signature de la paix de Versailles (1783) vint arrêter les hostilités. L’Inde anglaise était sauvée. Elle le dut d’ailleurs pour une large part à l’énergie et à l’intelligence de gouverneurs tels que Clive et Warren Hastings qui surent préparer les voies de l’avenir en réalisant au profit de leur patrie le plan conçu par Dupleix. Lord Cornwallis nommé gouverneur (1786-1793) perfectionna et fortifia l’administration. Il obligea la compagnie à gouverner alors qu’elle n’aurait voulu que commercer. Mais au milieu de l’anarchie générale n’était-elle pas la seule organisation capable d’apporter un peu d’ordre dans le pays ? Cela suffisait à lui assurer le succès. L’opinion anglaise commençait du reste à s’éclairer ; elle comprenait l’importance de l’entreprise ; dans le but de tenir la route de l’Inde, les Anglais occupèrent Gibraltar et Malte, intervinrent en Égypte et en Asie-mineure. Dans l’Inde même, lord Wellesley (1798-1805) annexa le royaume de Mysore et abattit la confédération mahratte. Les Français au contraire continuaient d’ignorer l’Hindoustan ; l’idée qu’eut un moment Bonaparte de s’entendre depuis l’Égypte avec Tippo-sahib fils d’Haïder Ali leur sembla insensée. Cependant trois Français possédaient alors dans la péninsule une situation considérable. Au service des Rajahs, de Boigne, Perron et Raymond avaient réussi à former selon l’expression même de Wellesley de véritables « États français indépendants » dans les territoires dont la défense leur était confiée.

Peu à peu, la paix rétablie en Europe, la domination anglaise dans l’Inde se régularisa. Ceux qui en étaient investis s’intéressèrent aux Hindous et s’efforcèrent de leur faire du bien. Mais ne les comprenant guère, ils y réussirent mal. Les impôts plus justement établis furent réclamés en espèces et à date fixe. Les agriculteurs s’endettèrent pour y faire face et l’usure progressa. D’autre part, les troupes hindoues (on les appelait les cipayes) que Clive avait organisées à l’instar de celles de Dupleix, étaient à la fois orgueilleuses et alarmées des victoires que lord Dalhousie (1848-1856) leur avait fait remporter pour annexer le Penjab et la Birmanie méridionale. N’était-ce pas trahir la foi des ancêtres que d’opérer de telles conquêtes au bénéfice de l’étranger ? Aux approches de 1857, les cipayes (ils étaient deux cent trente-trois mille contre quarante-cinq mille Anglais) étaient prêts à la révolte. Elle éclata à propos d’incidents locaux, sans ordre et sans chefs. À Delhi, un mouvement musulman rétablit l’empereur dans sa pleine indépendance et chassa les Anglais. À Cawnpore, un mouvement hindou dont Nana-sahib était le chef provoqua d’odieux massacres de femmes et d’enfants. Il y eut des troubles dans le pays mahratte. Mais ces centres demeurèrent isolés les uns des autres. Les musulmans et Nana-sahib ne concertèrent pas leur action. Dans le Penjab à Calcutta, à Madras, à Bombay la population ne fit pas cause commune avec l’armée. Surtout la haute sagesse de lord Canning, le gouverneur général, produisit ses effets. Ainsi comme l’a jugé A. de La Mazelière « l’insurrection de 1857, bien que produite par des causes générales, se résolut en révoltes partielles… elle découvrit à l’Angleterre les fautes qu’elle avait commises et à l’Inde l’inutilité de sa résistance ». La compagnie fut dépossédée au profit de la couronne. Lord Canning devenu vice-roi promulgua la charte de réorganisation. Le dernier successeur d’Akbar fut déposé (1858). L’empire ne devait être restauré que dix-neuf ans plus tard. Le 1er janvier 1877, la reine Victoria fut proclamée impératrice de l’Inde. La capitale anglaise demeura à Calcutta d’où Georges V, quarante ans après, la ramena à Delhi.

L’empire actuel ne renferme pas moins de sept cents États autonomes dont le territoire forme à peu près le tiers de la superficie totale ; les deux autres tiers sont administrés directement par l’Angleterre. De ces États de dimensions très variées et jouissant de droits inégaux, les uns ont progressé remarquablement ; c’est ainsi que les États d’Haïderabad, de Travancore, de Gwalior, de Bhopal, de Baroda ont été transformés par leurs souverains ou ministres ; beaucoup d’autres sont très retardataires. La population de l’Inde se tient aux environs de deux cent quatre-vingt millions dont deux cent mille européens, officiers et fonctionnaires compris. Population urbaine : environ vingt-huit millions — rurale : deux cent soixante millions. Il y avait au début du xxe siècle approximativement : cent soixante quinze millions vivant de l’agriculture et de l’élevage, onze millions de domestiques, cinq millions et demi d’employés et petits fonctionnaires, six cent soixante cinq mille soldats. Près de six millions exerçaient des professions libérales ; cinq millions et quart étaient des ascètes ou des moines errants vivant d’aumônes. Les castes étaient au nombre de deux mille neuf cents à peu près. Les religions primitives comptaient neuf millions de fidèles ; le brahmanisme, deux cent sept ; l’islamisme, soixante ; le bouddhisme, neuf ; le christianisme, deux. Il n’y avait que 193,000 rentiers et 482,000 personnes ayant un revenu de plus de cinq cents roupies. Malgré les efforts faits pour développer l’instruction, à peine dix pour cent en recevaient le bénéfice. La population des collèges d’enseignement complet était à proportion plus nombreuse que celle des écoles primaires. Plus de quatre-vingts dialectes différents étaient en usage mais l’hindoustani et le bengali (ce dernier parlé par quarante et un millions) l’emportaient de loin sur les autres langues.

Ces données entre lesquelles les rapports proportionnels ne varient guère, sont à prendre en considération par quiconque veut se faire une idée du fourmillement humain de l’Hindoustan. De même faut-il se rappeler la physionomie si diverse de chaque région : Bengale, Oudh, Penjab, Sind, Rajputana, Guyarat, Dekkan chacune avec ses particularités climatériques, ethniques, historiques chacune composant un milieu distinct et offrant, semble-t-il, des perspectives divergentes. Mais qu’on ne s’y fie pas. Là serait l’erreur d’optique ; là serait l’illusion fâcheuse. Derrière tant de variétés se tient une unité profonde. Que ceux qui ne l’aperçoivent pas s’efforcent à la deviner et, s’ils n’y parviennent pas, qu’ils ne cessent point d’y croire ; unité aussi résistante qu’elle est subtile et dont l’histoire a préparé le triomphe.


Ceylan

La nature a fait de Ceylan un jardin merveilleux ; ses annales qui ont commencé de dérouler leurs péripéties l’an 240 av. J.-C. et se sont pratiquement déterminées en 1314 en ont fait un musée : annales toutes religieuses mais qui ne furent pas exemptes pour cela de périls et de violences. Occupée par les Tamouls, un des peuples du Dekkan, Ceylan fut convertie au bouddhisme par Asoka qui confia à ses propres enfants le soin de son évangélisation. Les monastères aussitôt s’édifièrent en grand nombre. Çakya Mouni avait marqué de son vivant sa prédilection pour les beaux ombrages, les paysages de choix, les fleurs… C’est dans des parcs attrayants, au bord de l’eau, que s’étaient groupés ses premiers disciples pour méditer et s’entretenir. Ceylan n’était-il pas pour le bouddhisme un lieu prédestiné ? La religion dès lors y régna sans conteste. Les souverains de l’île ne furent grands qu’en raison de leur piété, de la protection accordée par eux aux moines et du zèle dépensé à entretenir les missions. Ceylan devint un grand centre d’expansion fervente, principalement vers l’est ; la sainteté des sanctuaires y attira d’autre part de nombreux pèlerins. Lorsque les bouddhistes se virent persécutés dans l’Inde soit par le brahmanisme soit plus tard par l’islamisme, ils y cherchèrent un refuge et un abri. Çà et là des hérésies surgirent qui divisèrent les moines et déchaînèrent de violentes controverses mais en général la paix régnait aidée peut-être par la torpeur tropicale. À partir de l’an 1000 les choses changèrent. Les Tamouls du Dekkan passèrent à plusieurs reprises le détroit pour des expéditions où l’anti-bouddhisme et l’intérêt matériel avaient sans doute parts égales. Puis ce furent en 1277 des pirates malais de Sumatra qui ravagèrent l’île. Peu belliqueux, les Cinghalais n’usaient point de représailles. Un seul de leurs rois est réputé avoir pris sa revanche en portant à son tour la guerre chez l’ennemi. Les Tamouls revinrent à la charge et en 1314 s’emparèrent du nord de l’île. Ce fut la fin de sa douce prospérité. Ceylan s’endormit et rêva de son passé parmi les ruines de ses pagodes.


Birmanie, Siam, Cambodge

Quels qu’aient été les sauvages habitants de ces contrées aux temps préhistoriques, il semble bien qu’à l’aurore de leur histoire, elles aient servi de théâtre à la rivalité de deux peuples d’origine différente : les Khmers venus de l’ouest et les Tiams venus de l’est. L’origine malaise des seconds ne paraît pas douteuse ; celle des premiers demeure incertaine. Les uns et les autres en tous cas reçurent leur culture de l’Inde et non de la Chine. À quelle époque ? Sur ce point également, l’accord n’est pas fait. Aux environs de l’ère chrétienne, disent certains érudits ; au iiie ou même au ive siècle avant cette ère, affirment d’autres. Peu importe. Khmers et Tiams tracèrent leurs inscriptions en sanscrit et adorèrent Brahma ; les noms de leurs souverains et ceux de leurs capitales, Indrapura, Vyadhapura, Vijaya… sont des noms hindous. Bien entendu, ils connurent aussi le bouddhisme. Ils le connurent même de bonne heure puisque Asoka se préoccupait déjà d’envoyer des missionnaires dans ces parages. Mais ils ne paraissent s’en être épris que tardivement et partiellement. Le brahmanisme les avait marqués d’une forte empreinte.

La fortune de ces peuples fut diverse. Nous avons vu les Tiams aux prises avec les Annamites en des luttes séculaires et finalement vaincus par ces derniers. Serrés entre les Annamites et les Khmers leur situation n’était pas enviable sans compter que, malgré l’origine commune, ils furent en butte aux incursions des pirates malais. Quant aux Khmers leur destin les éleva au contraire à un degré si éminent qu’on en demeure surpris. Les premiers États khmers auraient été créés vers l’an 435 ap. J.-C. par des Brahmanes émigrés de l’Inde, l’un dans le Cambodge actuel, l’autre au nord vers le Laos. La rivalité de ces deux États dura longtemps. Au vie siècle celui du sud l’emportait ; plus tard son rival domina sans conteste. À partir du ixe siècle et pendant près de quatre cents ans la puissance khmer éclipsa toutes les autres. La capitale, Angkor-Thom, eut une enceinte plus vaste que Rome et rappelant les dimensions de celle de Babylone. Les ruines des temples et des palais khmers montrent que toute l’aspiration de ce peuple encore mystérieux se traduisit en constructions et en sculptures d’un art spécial où les influences hindoues et certaines réminiscences chinoises se trouvent comme adoucies par le sens occidental de l’harmonie et de la proportion. La cour des rois khmers fut assurément un centre de culture des plus remarquables. L’un d’eux qui régna de 1002 à 1050 est réputé avoir fondé un collège « voué au culte du vrai et du bien à l’intérieur et du beau à l’extérieur ». Que faisait, pendant ce temps, la pauvre Europe de l’an mille ?…

Les Thaï qui, sous le nom de Siamois, devaient abattre les Khmers et les réduire à n’être plus au Cambodge qu’un État effacé et restreint résidaient au Yunnan où, vers le viiie siècle, ils avaient connu l’indépendance et la prospérité. De là ils descendirent le Mékong puis la vallée du Ménam ce qui les mit en contact avec les Khmers dont ils furent longtemps les sujets. Ayant pris conscience de leur force, ils se révoltèrent en 1220 et purent soustraire le Laos à la domination khmer. Vers 1300, il en fut de même de la région du haut Ménam. Enfin Rama Dhipati (1351-1371) créa, par l’unification de diverses principautés rivales, le royaume de Siam actuel. Dès lors ce fut entre Khmers et Siamois une guerre incessante. De 1356 à 1460 Angkor fut prise et pillée à quatre reprises. Elle fut enfin abandonnée et la jungle commença d’étendre son manteau sur ses ruines merveilleuses.

La Birmanie fut le théâtre de rivalités parallèles. Les Birmans qui devaient lui donner son nom moderne étaient originaires du Thibet et bouddhistes comme les Siamois. Leur descente s’opéra par la vallée de l’Iraouaddy. Il y eut aussi dans cette vallée deux royaumes rivaux qui se subjuguèrent alternativement, celui des Pegous qui étaient les premiers occupants de la basse Birmanie et celui des Birmans, les nouveau-venus. Finalement ils se confondirent. Après de nombreuses péripéties, un chef birman, Alompra réussit à unifier tout le pays (1760). Déjà deux siècles auparavant Birmans et Siamois s’étaient fait la guerre. Depuis lors le royaume de Siam était devenu redoutable. Le roi Phra Naraï (1656-1688) qui envoya une ambassade à Louis XIV à Versailles avait, avec l’appui d’un aventurier grec devenu ministre, commencé d’européaniser son gouvernement. Alompra envahit le territoire siamois et en détruisit la capitale, Ayouthia (1767). Mais un homme énergique Phyatak releva le courage de ses compatriotes. Il parvint à chasser les Birmans, créa une nouvelle capitale, Bangkok et, proclamé roi, fut le chef de la dynastie qui règne encore.

Quant à la Birmanie, elle devait tenter les nouveaux conquérants de l’Inde auxquels elle apparaissait comme une sorte d’annexe de l’Hindoustan. La première intervention anglaise date de 1824. En 1892 une seconde expédition se termina par l’annexion de la Birmanie inférieure. Enfin la prise de Mandalay en 1885 entraîna la déposition du roi Thibau et la réunion de ses États à l’empire. Fertile et bien arrosé, couvert d’immenses forêts, ce grand pays est habité par des hommes intelligents, ouverts aux choses d’Europe mais volontiers insouciants et paresseux ; les femmes s’y montrent par contre, actives, adroites et influentes.

Birmanie et Siam recèlent probablement autant d’avenir que de passé et peut-être davantage.


Insulinde

Sumatra et Java, n’ont point d’histoire à proprement parler. Encore ne peut-on les ignorer en raison de leur importance géographique. La Hollande qui, depuis le xviie siècle (Batavia a été fondée en 1619) possède en cette partie du monde un empire de quelques trente millions d’habitants a commencé de le développer économiquement mais les possibilités sous ce rapport sont loin d’être atteintes. Politiquement ces îles n’ont formé le plus souvent que de la poussière d’états. Aucune fédération puissante ne les a liées. À un moment seulement — après la tentative de Koublaï Khan pour soumettre Java et sous l’impulsion de Radem Vijaya qui avait pris la tête de la résistance — un pouvoir de quelque envergure s’édifia dans cette île. Ce fut ce qu’on a appelé l’empire de Madjapahit (1294-1474). Il paraît avoir étendu son action sur tout l’archipel malais. La civilisation dont il se réclamait venait de l’Inde car depuis l’ère chrétienne l’Inde brahmaniste — et depuis l’an 423 environ l’Inde bouddhiste — n’avaient cessé d’exercer à Java et à Sumatra une influence exclusive. Littérature, architecture, croyances, tout était hindou. Il semble que l’activité maritime de cette race malaise en perpétuelle circulation depuis le Japon jusqu’à Madagascar ait capté toutes ses énergies et ne lui ait laissé ni le moyen ni le goût d’innover dans le domaine de l’esprit. Par la suite, et toujours en imitation de l’Inde, des princes javanais convertis à l’islamisme établirent des sultanats musulmans mais sans que l’orientation générale en fut modifiée dans l’archipel. Il faut considérer sans doute l’Insulinde actuelle comme en état d’indifférence à l’égard des choses d’Europe mais apte à réagir à toute impulsion asiatique et cela avec plus ou moins de force selon que l’impulsion viendrait de l’Inde ou bien de la Chine ou du Japon.


Afghanistan

Si le Penjab est le vestibule intérieur de l’Inde, on peut dire que l’Afghanistan en est le vestibule extérieur. Il en a été souvent question dans les pages qui précèdent et de même, dans celles qui suivent, en trouvera-t-on mention. La géographie a fait de ce pays un de ces redoutables carrefours où se préparent les agressions et dont la possession peut seule assurer la sécurité de ceux qui les avoisinent. Or l’Afghanistan n’est aisé ni à conquérir ni à conserver. D’une superficie qui dépasse celle de la France (550.000 km. carrés) il renferme environ quatre millions et demi d’habitants d’origine iranienne mais musulmans. C’est en 1839 qu’a eu lieu la première intervention anglaise. Les Anglais occupèrent Caboul, détrônèrent l’émir et en installèrent un autre. Ils en voulaient un à leur dévotion. On commençait en Angleterre à s’alarmer de ce que l’on considérait comme fatalement appelé à peser sur les destinées de l’Inde : le péril russe, la descente obligatoire de l’expansion russe vers la mer d’Oman à travers la Perse, l’Afghanistan et l’Hindoustan. Il y avait là une grande part de chimère mais la politique mondiale s’en trouva longtemps influencée et cette crainte ne fut pas étrangère à l’encouragement tacite donné en 1870 à l’Allemagne par le gouvernement britannique qui désirait voir ce pays devenir assez puissant pour pouvoir au besoin servir de contrepoids aux ambitions moscovites déchaînées.

En 1842 la garnison anglaise de Caboul ayant été massacrée, il s’en suivit une nouvelle expédition. La guerre recommença trente-six ans plus tard (1878-1881) : elle fut sérieuse. Dès lors le protectorat anglais fut plus ou moins accepté par les Afghans mais les Russes s’y résignaient mal. En 1885, ils s’emparèrent de Merv et l’on put croire le conflit près d’éclater entre la Russie et l’Angleterre. Finalement ce fut la paix qui vint. L’accord général de 1907 calqué sur celui qui trois ans plus tôt avait liquidé tous les litiges franco-anglais posa les bases d’une entente générale russo-anglaise en Perse, en Afghanistan, au Thibet. Tout cela était l’œuvre du grand ministre français Delcassé qui préparait par cette double action l’alliance anglo-franco-russe dont il voulait faire la pierre angulaire de la paix européenne. Il est difficile de dire si l’accord de 1907 eut suffi à immobiliser les passions impérialistes d’alors entre lesquelles il s’efforçait de tracer ainsi une frontière mitoyenne. Toujours est-il que, profitant des circonstances favorables, le nationalisme afghan s’est affirmé en 1919 avec une vigueur qui semble l’avoir libéré pour longtemps des menaces extérieures. Par le traité signé à Caboul en 1921, l’Angleterre a subi en ces lieux si longuement convoités par elle une défaite difficile à réparer. L’émir Amanullah n’est pas seulement devenu un souverain indépendant. Appuyé par des ententes avec les nationalistes de Téhéran et d’Angora, il parle haut et se pose en champion de l’islamisme.

EMPIRES DE L’OUEST

Séparateur

Chaldée

La science a paru d’accord avec la Bible pour placer en Chaldée le foyer premier de la civilisation. Il a été reconnu que ce pays fut considérablement en avance sur tous les autres et que, par exemple, le cycle métallurgique commença pour lui peut-être cinq mille ans avant l’ère chrétienne.

Les fouilles ont révélé la lointaine présence de trois peuples qui devaient se trouver là dès l’an 4000 mais dont les origines nous demeurent jusqu’à présent inconnues. Il y a d’abord les Sumériens qui occupaient les bords du golfe Persique près de l’embouchure du Tigre et de l’Euphrate ; ils avaient une écriture cunéiforme et parlaient un langage qu’on ne sait trop à quel groupe rattacher. Au-dessus d’eux, répandus autour de Babylone, étaient les Akkads : de race sémitique, ceux-là. Enfin sur la rive gauche du Tigre, entre ce fleuve et les monts Zagros, se tenaient les Élamites dont la langue récemment découverte ne se rapproche ni de celle des Akkads ni de celle des Sumériens. Et voici qui serait déjà étrange : que ces trois peuples assemblés sur un espace à peine plus grand que la France n’accusent entre eux aucune communauté ethnique.

Ils étaient morcelés en petits États indépendants et rivaux. Ils se jalousaient et se battaient entre eux. Les questions de canalisation alimentaient les disputes de façon inépuisable car ce sol qui peut donner jusqu’à trois récoltes par an n’est fertile qu’à la condition d’être arrosé. Le Tigre et l’Euphrate fournissent toute l’eau désirable mais il faut la capter, la conduire et la répartir.

Le plus ancien roi que mentionne Nabonide (un prince-archéologue qui, beaucoup plus tard, s’avisa de dresser la liste des règnes antérieurs) serait un certain Naram Sin dont le nom s’est trouvé identifié de nos jours par les explorateurs de Suse mais auquel il paraît difficile de reconnaître l’ancienneté que lui attribue Nabonide. L’un des premiers dont nous possédons actuellement une trace certaine est Mésilim sous lequel (en 3500 environ) la ville de Kish exerça une prépondérance sur les autres cités. Cette prépondérance passa ensuite à Lagash (Tello). Là fut trouvée cette impressionnante « stèle des vautours » représentant le roi de Lagash, Eannadou qui marche à la tête de ses phalanges sur un sol jonché de cadavres ennemis dont les vautours s’arrachent les débris en tournoyant dans les airs. Sur une autre stèle on voit le roi Our Nina entouré de ses enfants, procédant à la fondation d’un sanctuaire.

L’unité semble avoir été réalisée vers 2600 par un prince akkad, Sargon l’ancien, dont la capitale se trouvait à Agadé sur l’Euphrate, au nord de Babylone. Sargon et son fils auraient réussi à étendre leur puissance sur l’Élam et même sur la Syrie. Mais les rois sumériens de la ville d’Our, un siècle et demi plus tard, s’emparèrent à leur tour de l’hégémonie et la conservèrent une centaine d’années. Après quoi les Élamites, domptés par ces princes, prirent leur revanche et, en 2285, passant le Tigre, s’emparèrent d’Our et de Babylone et leur imposèrent une suzeraineté plus ou moins complète. Sans doute y eut-il à ce moment un contre-coup d’effroi déterminant parmi les Akkads, l’exode de certaines tribus. De ces fuyards les uns remontant le Tigre, allèrent fonder Ninive ; les autres, Chananéens et Phéniciens, émigrèrent vers le Liban et la Palestine où nous les retrouverons plus tard. Les Élamites semblent du reste les avoir poursuivis sans réussir à les supprimer. À partir de cet instant, c’est dans le quadrilatère dessiné par les villes de Babylone, Ninive, Ecbatane et Suse que se jouèrent les destins de la Chaldée.

D’abord, Babylone domina. Vers 2200 Soumou Abou y fonda une dynastie dont son successeur Hammourabi (2124-2081) allait être le grand législateur et organisateur. Émancipée du protectorat de l’Élam, Babylone concentra les regards et les hommages. C’est l’élément akkad (sémite par conséquent) qui y gouvernait mais les Akkads avaient reçu la forte empreinte de la civilisation sumérienne : civilisation réaliste et positive qui n’essayait ni d’attendrir la mort ni de la tourner par le subterfuge d’une seconde vie et se bornait à voir en elle le triomphe des principes méchants qui entourent sans cesse l’homme et le menacent. De là, la dureté dans la conception de l’existence et du sort de là, la croyance à une corrélation fatale entre la vie des hommes et la marche des astres dont une atmosphère pure et calme permettait mieux qu’ailleurs de suivre les mouvements. C’est pour observer les astres que les Chaldéens élevèrent leurs massives constructions à sept étages en briques (la pierre fait défaut en Chaldée) et c’est pour étayer leurs observations qu’ils « inventèrent » en quelque sorte les mathématiques en lesquelles se complut et se reposa leur esprit inquiet et méfiant.

Par Babylone l’écriture cunéiforme[8] des Sumériens fut transmise aux alentours. Les Élamites l’employaient à Suse dès l’an 2500. L’usage s’en répandit jusqu’en Cappadoce et en Égypte. Il semble qu’en somme la civilisation sumérienne ait submergé celle des Élamites qui lui était peut-être antérieure et dont les fouilles de Suse ont révélé, bien qu’imparfaitement encore, la réelle importance. Ce qui nous surprend le plus de la part de ces Chaldéens, ce sont les résultats scientifiques auxquels ils parvinrent. Les « tables » de calculs astronomiques exhumées à Sippar (ville qui était située sur l’Euphrate au-dessus de Babylone) dépassent l’imagination. Lorsque les Grecs d’Alexandre entrèrent à Babylone, n’y trouvèrent-ils pas des relations d’observations sidérales accumulées depuis dix neuf cent trois ans sans discontinuité. Or cela se passait en 331 av. J.-C. C’est donc en 4234 que les dites observations avaient commencé d’être enregistrées !… Sippar était la « ville des livres ». Plus loin Warka (l’Erech de la Bible) fut le siège d’écoles où les scribes d’Assurbanipal vinrent au viiie siècle, chercher les éléments de la bibliothèque de Ninive.

La rivalité de Ninive et de Babylone se dessina de bonne heure. Dès 1370, les rois d’Assyrie se sentaient assez puissants pour intervenir à Babylone mais on dirait qu’avant de l’attaquer de front pour s’en emparer, ils aient cherché à se « faire les griffes » sur des adversaires moins bien armés. C’est ainsi que Teglatphalasar Ier (1130-1090) se tourna vers la Syrie et l’Arménie pour y conduire des guerres fructueuses. Après lui, il y eût un fléchissement, un recul ; dans cet intervalle se placent pour les Hébreux, les règnes célèbres de David et de Salomon (1000-931) et pour la ville phénicienne de Tyr, sa période de grande prospérité. Le brutal et cruel Assournazirabal III et son fils Salmanazar II (885-825) reprirent la série des conquêtes assyriennes vers le nord et l’ouest. Enfin Teglatphalasar III (745-726) tourna ses armes contre Babylone et, vainqueur, annexa toute la Chaldée. Sous Sennacherib (705-681), le même qui assiégea Ézechias dans Jérusalem, la domination assyrienne s’étendit à l’Arabie. Assarhadon qui vint ensuite (681-667) pénétra en Égypte. Quant à Assurbanipal (667-625) il prit et pilla Suse. Ce fut pour l’antique royaume d’Élam la suprême catastrophe ; il ne devait plus s’en relever.

On oppose fréquemment les Assyriens aux Chaldéens. C’est commettre une erreur. Les Assyriens sont à la Chaldée ce qu’est l’étrange et tragique fleur de l’aloès par rapport à la plante d’où elle sort et qu’elle épuise en s’épanouissant. L’assyrianisme est issu directement de la science et de la philosophie chaldéennes, de leur réalisme volontaire et dur. Les rois de Ninive ont mis en action les tendances de la civilisation chaldéenne et les ont poussées à l’extrême. Ils n’ont eu aucun dessein sinon de dominer, aucune politique sinon de terroriser ; pour mieux y parvenir, ils ont inventé le dieu national, exclusif, que son peuple élu réjouit et honore en massacrant et en exterminant les autres peuples. Ils ont été les créateurs de ces nationalismes exaltés qui, sous des formes atténuées, subsistent encore dans le monde moderne et qui s’appuient sur une sorte de confiscation de la Providence à leur profit. Mais Assur — le premier des Jéhovahs militaristes — ne semble point avoir d’éternité pour se satisfaire. Il est passionnément attaché à la terre, aux richesses, aux pompes, à toutes les passions terrestres. Aussi jamais ces passions ne se sont elles déchaînées avec une violence plus magnifique et plus hideuse à la fois qu’autour des souverains ninivites. Le luxe, la cruauté, la débauche portés au maximum, le sang et l’or se gorgeant l’un de l’autre, aucune morale, aucun doute, aucune inquiétude, aucun sentiment de pitié, tous les moyens jugés bons pour arriver au but, pour se donner à soi-même et donner aux autres l’impression d’une supériorité écrasante et inégalable ; et parce que la science et l’art peuvent aider à assurer cette supériorité, les voilà à leur tour asservis et forcés de travailler au triomphe d’Assur. L’art est pesant, flamboyant dans l’ornementation ; la polychromie s’y montre audacieuse ; la massivité des formes vise au colossal et parvient souvent à la beauté. Les paysages reproduits sont défectueux car il n’y a nul sens de perspective. L’homme est toujours vu de profil avec l’œil taillé dans le nez et ce « regard d’épervier » qui dut être celui de la race. Les détails de la parure ont une exactitude trop parfaite. Mais, chose curieuse, tout cela ne diminue pas la valeur individuelle de l’artiste, son aptitude à comprendre et à interpréter les mouvements — surtout ceux des animaux, des fauves et des chevaux de guerre. Cet art assyrien passera par la suite en Perse ; là, il s’épurera, il s’affinera ; il trouvera la liberté de ses ailes et cessera d’être l’esclave d’une pensée barbare.

Ninive a dû, autour d’elle, semer des haines bien plus vivaces et profondes que l’histoire ne nous le dit. Les autres peuples de proie dont elle conte les aventures ne furent pas isolés à ce point. Ils eurent des alliés, des amis à côté de leurs nombreux ennemis. Chez les Assyriens rien de semblable. Tout ce qui n’est pas assyrien est ennemi, ennemi exécrable et exécré. Pas un autour d’eux qui n’ait subi à son tour le joug de leur férocité, de cette volupté particulière qu’ils éprouvaient à tuer après avoir torturé. De là, les coalitions toujours renaissantes dont nous trouvons les traces… Il y a aussi dans les annales ninivites, des somnolences qu’on dirait provoquées par la détente physique de la bête repue de carnage. C’est probablement au cours d’une pareille période que Ninive fut abattue. Sa défaite fut l’œuvre de cette tribu des Aryas de l’Iran qu’on appelait les Mèdes et que nous pouvons en somme identifier avec les Perses, les considérant comme deux rameaux issus du même tronc.

Les Mèdes qui occupaient la région située au nord de l’Élam avec Ecbatane pour capitale avaient été parmi les victimes les plus éprouvées de l’empire assyrien ; ils en avaient supporté la pesée d’une façon continue grâce au proche voisinage. Ils prirent la tête des révoltés. Leur roi Cyaxare (635-584) après avoir une première fois assiégé Ninive en 633 réussit à s’en emparer en 608 aidé par les Babyloniens. La ville fut complètement détruite ; les chefs et les fonctionnaires assyriens furent massacrés et les vainqueurs se partagèrent le territoire.

Babylone retrouva alors une prospérité magnifique mais éphémère. Nabopolassar et surtout son successeur, le fameux Nabuchodonosor (606-561) élevèrent de somptueux monuments. Avec son enceinte double de celle de Paris et les cent portes de bronze qui y donnaient accès, avec ses rues à angle droit comme celles d’une ville américaine, avec ses palais, ses temples de cent mètres de haut, ses célèbres « jardins suspendus », Babylone semble avoir surpassé en ce temps tout ce qu’on avait encore vu. Nabuchodonosor entreprit aussi des expéditions au dehors. Il chassa de Syrie les Égyptiens qui y avaient pénétré. Il s’empara de Jérusalem et annexa la Judée (586). Mais tout cela n’était point solide. Il n’y eut là qu’une sorte de reflet de la puissance assyrienne adoucie et humanisée. Le chaldéisme était épuisé ; sa sève ne pouvait plus produire. Il laissait un héritage artistique qui, fécondé par le génie persan, embellirait la route des nations — un bagage scientifique propre à fournir une base au progrès industriel futur — des traditions religieuses et politiques enfin dont il n’aurait fallu rien retenir car elles étaient imprégnées d’un stérile et formidable égoïsme mais dont, hélas ! on ne saurait prétendre qu’elles n’aient pas exercé sur les générations suivantes une néfaste influence.


Perse

Les vainqueurs de l’Assyrie apparaissent en parfait contraste avec elle. C’étaient, avons-nous dit, des Aryas de l’Iran séparés, depuis un certain nombre de siècles déjà, des Aryas de l’Inde. L’Iran a reçu de la nature une configuration singulière. On peut le comparer à un immense fer à cheval appuyé à la mer Caspienne qui l’entaille, ouvert sur la mer d’Oman et dont le bord extérieur est formé par de hautes montagnes — les monts Zagros, l’Elbourz, les monts du Khorassan et de l’Afghanistan — tandis que la courbure délimite une région centrale désertique et inhabitable. Le fer à cheval proprement dit correspondrait aux terres fertiles : vallées paisibles et bien arrosées, cimes boisées, plaines abritées sur lesquelles s’épandent une atmosphère calme et pure, un air sain et vivifiant. À quelle époque les Aryas occupèrent-ils ce pourtour privilégié, nous ne le savons pas exactement. Qu’ils soient descendus par la Bactriane ou le Caucase, la descente assurément se fit lentement, par étapes successives d’autant que l’Iran était habité avant leur venue. Quand au ixe siècle av. J.-C., les soldats d’Assournazirabal franchirent les monts Zagros alors pleins de lions, de tigres, de léopards et dont ils incendièrent les magnifiques forêts, ils semblent avoir trouvé devant eux des populations touraniennes. Toutefois les Perses sont mentionnés dans une inscription assyrienne datant de l’an 835 sous le règne du roi Salmanazar lequel les rencontra sans doute en poussant au nord plus loin que n’avait fait son père. Aux siècles suivants, les Mèdes se fixèrent aux confins de l’Assyrie. Les Perses à ce moment devaient être sous la suzeraineté de ces derniers mais ils possédaient leur autonomie et une dynastie séparée dont le fondateur, Achémenès, aurait vécu vers l’an 688. Ils occupaient une région plus au sud (le Farsistan actuel) qui les isolait davantage du dangereux contact assyrien auquel leurs congénères, les Mèdes, ne surent pas complètement résister. Les Perses étaient restés plus purs, plus vigoureux, plus complètement aryas. Tous les historiens s’accordent à les considérer comme la plus noble race de l’antiquité. La religion qu’ils professaient était, en tous cas, l’une des plus belles et des plus élevées.

Il est oiseux de discuter comme on l’a fait, avec une âpreté où s’indiquent parfois des jalousies ethniques ou confessionnelles, sur l’existence de Zoroastre ou le degré d’authenticité du Zend Avesta. Ce qui demeure intéressant ce sont les bases de la doctrine. Les Perses résolvaient le problème du mal en admettant que l’équilibre de la création ne peut se soutenir que par le jeu de forces contraires presque égales et toujours agissantes. À Ormuzd, principe du bien, s’oppose Ahriman, génie du mal. Mais un jour viendra où Ahriman s’avouant vaincu s’inclinera devant Ormuzd. Cette religion qui affirmait ainsi la croyance au progrès définitif proclamait en outre l’égalité morale des hommes, l’altruisme, la noblesse du travail. « Il est un saint homme, celui qui s’est construit ici-bas une maison dans laquelle il entretient le feu, du bétail, sa femme, ses enfants et de bons troupeaux. Celui qui fait produire du blé à la terre, celui qui cultive les fruits des champs, celui-là cultive la pureté ; il avance la loi d’Ormuzd autant que s’il offrait cent sacrifices ». Ainsi parlent les livres saints, codifiant un enseignement séculaire. Une pareille religion ne pouvait se maintenir intacte ; elle était trop avancée pour son temps et, sur un plus grand théâtre, devait se corrompre. La recherche de la pureté morale fit naître une sorte de recherche fétichiste de la pureté physique. Le culte du feu, emblème de la purification, s’entoura de pratiques superstitieuses. L’astrologie des Mages dégénéra selon les rites chaldéens et il en sortit la magie. On n’en comprend pas moins d’où provenait la grandeur de la Perse et quel fut le germe de sa formidable résistance à travers les siècles. La race chez laquelle, selon Hérodote, on apprenait avant tout aux adolescents « à tirer de l’arc, à monter à cheval et à ne jamais dire un mensonge » domine de très haut l’époque où elle se révèle.

Pour cette révélation il lui fallait un chef. Ce fut Cyrus (558-529). En 549 il ravit aux Mèdes la suprématie et devint dès lors le chef de tout l’Iran. Alors commença pour la dynastie Achéménide une épopée d’une étonnante envergure. On eût dit que rien ne pouvait plus résister à l’élan des Perses. Cyrus débuta par la Lydie où régnait le fameux Crésus (580-545). Il l’abattit et annexa son royaume. Il se trouva ainsi en possession de l’Asie mineure et en contact avec le monde grec et la Méditerranée. Se retournant alors du côté de la Chaldée, Cyrus s’empara de Babylone en 538. Son fils Cambyse poursuivit les conquêtes de son père. Il osa attaquer l’Égypte, occupa Memphis et pénétra jusqu’en Nubie. Darius (521-485) cousin et successeur de Cambyse étendit encore ses possessions en y ajoutant les territoires orientaux sur la frontière de l’Inde. Mais c’est surtout comme organisateur que Darius s’impose à l’attention. Il divise l’empire en trente-deux régions administratives. À la tête de chacune se trouvaient un « satrape » chargé des affaires civiles, un commandant militaire et une sorte de « secrétaire royal » représentant le pouvoir central. Ces trois fonctionnaires supérieurs étaient soumis à l’appréciation d’inspecteurs périodiques. Pareille initiative dans la conception gouvernementale représente une des plus fortes étapes qui aient jamais été franchies d’un seul coup dans la vie politique. Notons que nous sommes en 500 av. J.-C. Rome échappe aux Tarquins ; à Athènes, Clisthène va perfectionner l’œuvre de Solon ; Confucius, en Chine, expose ses doctrines tandis que dans l’Inde, le bouddhisme se propage. Partout ce ne sont si l’on peut ainsi dire, que des progrès en espérance. Ici nous voyons s’organiser soudainement et de façon pratique, un énorme empire composé de peuples différents et sur lesquels ne s’exerce aucune tyrannie en vue de les faire changer de langage ou de religion. Est-ce ce libéralisme si caractéristique de l’aryanisme iranien qui a déplu à Bossuet et l’a rendu injuste dans sa critique de l’empire perse ?… Cependant l’administration impériale ne se bornait pas à se superposer sans les opprimer aux nationalités assemblées sous son égide — ni même à appliquer les principes modernes de la séparation des pouvoirs et de l’inspection permanente. Des impôts réguliers à la place d’un rançonnage arbitraire, un réseau de routes bien entretenues avec un embryon de service postal par courriers, partout la paix au lieu de ces guerres de peuple à peuple, de race à race qui avaient été, sans aucune nécessité providentielle assurément, le régime habituel des temps chaldéens ; avec cela une efflorescence artistique pleine de promesses — enfin une morale individuelle claire et franche : voilà ce que représentait la Perse de Cyrus et de Darius. Il vaut la peine d’y réfléchir un instant. Car Darius est le souverain qui s’est trouvé en conflit avec l’hellénisme. En étudiant plus tard l’histoire grecque, nous aurons à envisager ce conflit du point de vue grec. Et les Perses nous apparaîtront alors comme des « demi-barbares ». Ils l’étaient en effet sous l’angle de l’Esprit. En face de cette Grèce, de cette Athènes qui ont dressé dans la lumière des âges une acropole inégalable, tous les peuples d’alors, parmi les plus cultivés — même les Chinois et les Hindous — font figure de demi-barbares. Mais moralement les Perses tenaient le premier rang. Et ils le gardèrent. Les formes de leur religion purent se modifier, se ternir, la loi morale qui l’étayait demeura et continua d’illuminer leur route du reflet de sa beauté supérieure.

Les successeurs de Darius cependant ne se montrèrent pas à la hauteur de leur tâche. La fortune de leur maison avait été trop rapide sans doute. Le vertige les prit. Ils nourrirent des desseins déraisonnables et l’aventure grecque dans laquelle ils s’obstinèrent tourna contre eux. Leur politique occidentale après cet échec fut sans suite, sans buts précis, imprudente et désordonnée. Elle provoqua en quelque sorte l’initiative d’Alexandre ou du moins la facilita grandement. Et dans la plaine d’Arbèles (331) la destinée des Achéménides s’accomplit. Mais cette journée — l’une des plus importantes de l’histoire — ne fut cependant point pour les Perses une défaite nationale. Car sitôt le contact établi entre eux et le conquérant hellène, un lien les unit. À cet égard, la conduite d’Alexandre reflète péremptoirement sa pensée. Lui, le grand hellénisateur, demeura jusqu’au bout quoiqu’on en ait dit, fidèle à la mission qu’il s’était donnée. Jusque dans l’Inde, il prétendit implanter l’hellénisme. Seule la terre des Perses resta volontairement en dehors de ce plan. Là il lui suffisait de se considérer comme l’héritier de Cyrus et de Darius.

Lorsque sa succession prématurément ouverte fut partagée entre ses généraux, la Perse se trouva comprise dans la portion dévolue à Seleucus. C’était la part du lion — en apparence du moins — mais Ptolémée réduit à la seule Égypte se trouvait mieux servi. Le domaine de Seleucus s’étendait en effet de Sarde à Samarcande ; il était à la fois iranien et grec. Pour le tenir uni, la puissance et la gloire d’Alexandre étaient nécessaires ; nul n’y pouvait prétendre. On le vit sans retard. Seleucus Ier dit Nicator monta sur le trône en 312 et tout aussitôt la désagrégation commença. Pergame qui faisait face à Athènes, la Bithynie située vis-à-vis de Byzance, le Pont qui s’étendait en bordure de la mer Noire, la Cappadoce au centre de l’Asie mineure réalisèrent leur indépendance et l’imposèrent. C’était presque toute la péninsule qui se détachait ainsi. Antiochus Ier Soter (280-262) Antiochus II Theos (262-241) premiers successeurs de Seleucus virent les fissures s’étendre et de nouveaux territoires se détacher, à l’est cette fois, en Bactriane. Là se trouvaient les colonies grecques fondées par Alexandre et dont, nous avons, dans les pages qui précèdent, indiqué l’évolution et l’influence féconde sur l’Inde. Vers 250, le « satrape » de Bactriane, Diodote, rompit le lien qui le rattachait à un pouvoir trop lointain et se proclama roi. De fait ce pouvoir s’était encore éloigné car la capitale n’était plus Séleucie sur le Tigre mais Antioche. Séleucie créée par la dynastie et portant son nom eut certes un beau développement ; Pline assure qu’elle compta jusqu’à six cent mille habitants. Mais elle demeura l’emporium, la ville commerciale. Le gouvernement bien vite la délaissa pour Antioche. Et s’il en fut ainsi, Antioche ne le dut ni à ses monuments et à son luxe ni au cadre incomparable dans lequel s’enchassait sa beauté. Elle le dut à sa situation méditerranéenne, plus proche de la Grèce. Il y eut là comme un symbole de la force de déviation qui opérait sur l’empire séleucide.

Dans le même temps que les Grecs de Bactriane s’émancipaient, un chef parthe, Arsakès, se proclamait aussi indépendant. Les Parthes étaient une horde touranienne qui, précédemment, s’était glissée le long de la Caspienne jusqu’au Khorassan actuel ; ils étaient très peu nombreux mais énergiques et solides : des cavaliers nomades fixés là par le sort. Or cette espèce de principauté qui se dressait ainsi dans ces parages allait isoler complètement les Séleucides de la Bactriane et leur enlever tout moyen de chercher à y établir leur autorité. Ils s’en accommodaient du reste, préoccupés surtout de chercher noise aux Ptolémées d’Égypte ou bien s’épuisant en efforts pour reconquérir la lointaine Pergame. Sans doute, après les règnes sans portée de Seleucus II et de Seleucus III apparut Antiochus III dit le grand (222-186). Vingt années durant il parcourut l’orient en triomphateur à la manière d’Alexandre, récupérant des territoires, maîtrisant les Parthes, forçant même la Bactriane à reconnaître sa suzeraineté tout au moins nominale. Émerveillés, les contemporains crurent un moment à la solidité de cette restauration. Illusion. Même si Antiochus n’avait point commis la faute capitale de s’attaquer aux Romains par qui il connut finalement la défaite, son œuvre n’eût point vécu. Et s’il s’attaqua à eux, c’est justement qu’il était malgré tout un souverain méditerranéen, que seule la politique méditerranéenne l’intéressait, que seuls ses sujets méditerranéens retenaient vraiment son attention. À voir agir Antiochus, on apprécie encore mieux le génie d’Alexandre, sa hauteur de vues, son jugement rapide et la façon dont il sut devenir persan sans cesser d’être hellène. À aucun moment les Séleucides ne s’élevèrent à une pareille conception.

Or la Perse vivait toujours avec ses vertus, sa noblesse d’âme et partie de sa vigueur. Mais elle était désemparée et n’avait point de conducteur. Les Perses avaient respecté le pur hellénisme alexandrin quand il s’était présenté à eux avec ses lauriers scintillants mais comment n’eussent-ils pas repoussé celui de l’époque séleucide, vicieuse et corrompue. Belle occasion pour les chefs parthes de se poser en vengeurs de la civilisation iranienne méconnue. De cette civilisation ils n’avaient que le vernis mais leur zèle ne s’en afficha qu’avec plus d’emphase. Ils firent agréer leur pouvoir plus ou moins spontanément et, forts de cette adhésion, surent reconstituer l’ancien patrimoine persan en y ajoutant même la Mésopotamie. Ainsi s’établit la dynastie parthe dite des Arsacides du nom d’Arsakès son initiateur. Lorsque Seleucus IV et Antiochus IV Épiphane eurent définitivement affaibli la puissance séleucide en usant leurs forces dans une tentative obstinée d’hellénisation de l’Égypte et de la Palestine (les deux seuls pays que l’hellénisme ne réussit jamais à entamer sérieusement) les Arsacides restèrent maîtres du sol iranien et libres d’y jouer le rôle esquissé jusque là par leurs premiers actes. S’ils avaient eu la valeur, le vouloir, l’intelligence, ils eussent pu gagner la partie. Mais en vain prirent-ils des noms persans, en vain honorèrent-ils les Achéménides comme leurs propres ancêtres, le peuple perse conserva vis-à-vis d’eux une réserve, un éloignement significatifs. Leur marquant qu’il ne voulait en eux apercevoir que des usurpateurs, il s’enferma dans ses souvenirs et ses espérances et y demeura comme muré.

Les périls extérieurs étaient redoutables et multiples. C’étaient au nord-est les Tokhares dont nous avons déjà parlé et qui menaçaient la Bactriane dont ils finirent par s’emparer après y avoir détruit le royaume indo-grec. De là leurs ravages s’étendaient sur le Khorassan. Au nord-ouest, les Arméniens cherchaient à se venger de l’oppression qu’ils avaient longtemps subie. À l’ouest, enfin, les Romains malgré leur répugnance avérée à s’aventurer si loin de la Méditerranée, s’y sentaient en quelque sorte obligés. L’Iran, c’était pour eux la « route de la soie », de cette soie qui leur venait d’Asie, qu’eux-mêmes ne savaient pas fabriquer et dont l’abondance se faisait de plus en plus nécessaire à la satisfaction de leur luxe croissant.

Sous Auguste, Rome tenta sa séduction sur les rois parthes. En 55 av. J.-C., le roi parthe Orodès (56-37) avait détruit l’armée du consul Crassus. La gloire en avait un moment illuminé son trône barbare. En occident, la répercussion d’un tel événement avait été considérable. C’était pour les Romains à la fois ignorants et attentifs, la révélation de la puissance iranienne. Ils jugèrent désirable de s’entendre avec elle plutôt que de la heurter de front. Des négociations se nouèrent. Phratacès IV (37-2) consentit même à envoyer à Rome son héritier dont la mère d’ailleurs était italienne. Mais le plan n’eut pas de suite et le jeune prince semble être bientôt devenu un otage entre les mains des Romains. Une certaine xénophobie animait l’aristocratie parthe. Elle était fort hostile aux Romains et ne tolérait l’hellénisme que par égard pour les riches négociants grecs dont la présence à Séleucie et dans les autres villes de la région mésopotamienne était une source de profits pour tout le pays. Les Parthes ne témoignaient de véritables égards qu’aux Perses dont ils cherchaient toujours à désarmer la défiance ; mais toujours en vain. De « parthisme » il n’y avait point.

En l’an 115 ap. J.-C., l’empereur Trajan reprit la tentative dans laquelle Crassus naguère avait échoué. Ayant dompté l’Arménie, il se tourna vers l’Iran, s’empara de la Mésopotamie et entra à Ctésiphon. Après lui, à deux reprises, sous Marc Aurèle en 161, sous Septime Sévère en 193, les légions promenèrent en ces lieux leurs aigles victorieuses. Le prestige des princes arsacides ne put survivre à toutes ces défaites et ces humiliations. Mais ce dont les Perses leur voulaient par dessus tout, c’était de la spontanéité instinctive avec laquelle, en cas de péril, ils se tournaient vers les hordes touraniennes, leurs congénères d’antan, les appelant à leur aide et leur ouvrant la frontière orientale. C’est alors qu’on éprouvait à quel degré les Parthes étaient campés sur le sol iranien et combien leur mongolisme demeurait irréductible et leur âme fermée à tout ce qu’aimait et révérait la Perse.

Conduite par Ardashir chef de la famille Sassanide qui était de pur sang arya, issue du Fars la région d’où les Achéménides étaient partis jadis et où l’iranisme s’était conservé le plus pur, prêchée dans la ville même d’Itakhr bâtie sur les ruines de Persépolis, la révolution s’accomplit au nom de la nation et de la religion opprimées et elle fut dirigée contre l’étranger en général. Ardashir « serviteur d’Ormuzd », eût les Mages à sa dévotion et ce fut une « guerre sainte » qu’il entama. Les Parthes ne pouvaient résister. En vue même de Babylone, Artaban iv le dernier roi parthe perdit la bataille et la vie (226 ap. J.-C.). Ardashir s’empara de Ctésiphon et d’Ecbatane. Les frontières ethniques sinon historiques furent rétablies. Ardashir devint le premier roi de la Perse restaurée.

Ce qui caractérise les quatre siècles pendant lesquels régna sa dynastie, c’est l’empreinte exclusivement persane que reçurent alors le pouvoir et la politique. Cela n’alla pas sans quelque étroitesse et quelque intolérance. Les Mages formèrent un clergé tout-puissant, volontiers fanatique sous la direction du Mage suprême, dignité créée en faveur de Tansar le confident d’Ardashir[9]. Mais de purs Aryas ne pouvaient se laisser longtemps détourner de leur libéralisme fondamental. Dès 240 un Perse né à Ctésiphon, Manès, prêcha l’entente entre les différents cultes, l’union de Zoroastre, de Çakya Mouni et de Jésus-Christ, ces trois « prophètes de Dieu ». Les Mages supprimèrent Manès, d’accord d’ailleurs cette fois-là, avec les chrétiens. De même réussirent-ils à plusieurs reprises à déposer ou à faire disparaître les souverains qui leur tenaient tête. Mais aucune contrainte ne parvint à entraver l’émancipation de la pensée persane qui, en s’écartant de toute oppression, remontait en somme vers ses propres sources. Politiquement la force des Sassanides s’était encore accrue par la victoire que Sapor ier (251-272) fils et successeur d’Ardashir avait remportée sur les Romains. L’empereur Valérien avait été défait et capturé près d’Édesse et le premier résultat de cet événement avait été la réoccupation par les armées perses de la Syrie et de la Cappadoce.

Les Sassanides avaient deux capitales : Istakhr, la ville sainte et Séleucie, la ville commerciale. Cette dernière cité se trouvait en territoire jadis chaldéen et à présent de plus en plus arabisant. Mais il s’y maintenait des communautés chrétiennes nombreuses et des groupes hellènes riches et actifs. Lorsque Constantin eût reçu le baptême, la méfiance à l’endroit du christianisme grandit soudainement en Perse. Il advint en effet que les communautés chrétiennes et aussi les groupes hellènes dirigèrent leur vœux et leurs espoirs du côté de Byzance. Or Byzance était aux yeux des Perses l’héritière de haines et de rivalités séculaires. En tout chrétien les souverains sassanides furent portés à voir un émissaire de Byzance. Cette hantise s’exaspéra encore davantage lorsque, peu après, l’Arménie fut à son tour devenue chrétienne. Les Perses n’eurent de cesse que leur ancienne autorité sur ce pays fut rétablie. Ils y parvinrent en 429 mais durent laisser aux Arméniens une autonomie complète et se contenter d’un inoffensif protectorat ; ils durent surtout renoncer à toute tentative d’« iranisation » de l’Arménie.

Cette tension contenait bien des germes de guerre vers l’occident mais elle cessa tout à coup du fait qu’en 484 le concile des évêques chrétiens de Perse adhéra à l’hérésie nestorienne. Nestorius distinguait deux personnes séparées en Jésus-Christ, sa personne humaine n’étant qu’une sorte d’élément médiateur entre la divinité et l’humanité ce qui revenait à refuser à la Vierge le droit d’être honorée en qualité de mère de Dieu. L’orient se passionnait en ce temps là pour ce genre de considérations ; clercs et laïques en discutaient avec une égale frénésie. Le nestorianisme prit en Perse une telle importance qu’il tint presque le rôle de seconde religion d’État. Et naturellement toute crainte cessa de voir le christianisme servir les intérêts politiques de Byzance où l’hérésie nestorienne était honnie. Lorsqu’en 489 l’empereur Zénon ferma l’école importante que les nestoriens avaient fondée à Édesse, ceux-ci se transportèrent en Perse où ils furent fort bien accueillis. Ils créèrent à Nisibe un nouveau centre d’études destiné à remplacer celui d’Édesse et, par la suite, un autre encore à Séleucie. De ces écoles sortirent nombre de prélats renommés pour leurs travaux philosophiques ou linguistiques. Par cette source fut alimenté le grand mouvement d’expansion qui porta le christianisme nestorien jusqu’en Kachgarie, en Chine et dans l’Inde. À un moment cette confession ne compta pas moins de cent sièges épiscopaux répartis à travers l’Asie et dont le métropolite résidait en Perse. En Syrie et en Asie mineure, c’était alors l’hérésie monophysite qui dominait, c’est-à-dire la croyance en la fusion absolue des deux natures divine et humaine en la personne de Jésus-Christ. Les évêques de cette Église comme ceux de l’Église nestorienne furent d’abondants vulgarisateurs. Ils traduisirent et commentèrent non seulement les pères grecs mais les philosophes et les savants de l’antiquité : Platon, Aristote, Euclide. Seulement ils le firent en langue syriaque[10] et par là nuisirent à l’hellénisme sans servir l’iranisme. Inconsciemment ils préparaient l’avenir sémitique et frayèrent aux Arabes les voies de la culture et de la science.

La dynastie sassanide parvint à son apogée sous le long règne de Khosroès Ier (531-579). Ce prince éclairé, énergique et habile qui lisait Platon dans le texte original ne se borna pas à fonder une Faculté de médecine et à offrir asile aussi bien aux chrétiens des diverses confessions, qu’aux derniers philosophes païens chassés d’Athènes par Justinien. Il guerroya pour préserver et maintenir les frontières essentielles mais il guerroya sagement résistant au dangereux mirage des évocations achéménides. Son fils, au contraire, Khosroès II Parviz (le victorieux) qui régna de 598 à 630 se laissa entraîner à de folles entreprises. Il conquit la Syrie, la Palestine, menaça l’Égypte. Finalement ses troupes vinrent camper en face de Constantinople. L’énergie de l’empereur Héraclius l’arrêta en dressant contre lui une sorte de croisade. Khosroès avant de menacer Constantinople n’avait-il pas violé Jérusalem ? La chrétienté s’émut de l’appel qui lui venait d’orient. Héraclius, par une contre-offensive hardie, parvint à remporter sur son puissant adversaire des avantages décisifs. Lorsque Khosroès mourut, il laissait une Perse épuisée par trente années de guerres extérieures qu’un désastre avait terminées. Des troubles en résultèrent. Le temps manqua pour les apaiser et raffermir la situation. Le flot arabe déferlait.

Dans l’histoire, les Arabes appartiennent principalement aux chapitres méditerranéens. Nous les retrouverons plus tard. En ce moment nous n’avons à considérer que leur action en Perse, et la réaction de la Perse sur eux. La bataille de Kadésiya qui dura trois jours et qui se termina par la déroute des cent mille hommes de l’armée sassanide (637) ouvrit aux vainqueurs les portes de Ctésiphon et de Séleucie. Une seconde bataille non moins acharnée livrée à Nehavend, à l’entrée des montagnes, leur permit de s’emparer d’Ispahan et d’Istakhr. Comme jadis Darius iii fuyant devant Alexandre, le roi Yezdegerd iii fut assassiné par un de ses satrapes dans la région de Merv où il s’était réfugié. Ses héritiers purent gagner la Chine où traités royalement, ils vécurent à la cour des Tang, à Singanfou.

Il se passa alors un de ces faits qu’en enseignant l’histoire on se borne si souvent à enregistrer sans les expliquer et qui, faute d’éclaircissements, égarent le jugement et deviennent des sources d’erreurs abondantes. La Perse changea de religion. Elle entra dans l’Islam ; du moins elle en prit l’étiquette. La guerre arabe n’était pas alors ce qu’elle fut plus tard : une guerre de domination. C’était une guerre de conversion. Confesser Mahomet ou mourir, telle était l’alternative unique pour les rudes bédouins sans culture qui la conduisaient. Épuisés comme nous venons de le dire par l’effort inutile que leur avait demandé Khosroès ii, les Perses plièrent devant cette violence fanatisée et irrésistible. Ils semblent l’avoir fait sans trop de peine. C’est qu’entre la lettre du Coran et la lettre de l’Avesta, il n’y a point d’incompatibilité absolue. C’est l’esprit qui diffère. Les Perses gardèrent celui de l’Avesta. D’ailleurs moins de cinquante ans après la conquête, ils avaient déjà adhéré à l’islamisme dissident connu sous le nom de Chiisme. Les chiites étaient tout simplement les partisans d’Ali, gendre de Mahomet, en rebellion contre les califes de Damas auxquels ils reprochaient d’être des usurpateurs et d’avoir des mœurs relâchées. Les Perses avaient un autre grief ; c’est que, dès le principe, les califes de Damas s’étaient entourés d’éléments grecs et laissé pénétrer par l’hellénisme. L’adhésion des Perses au chiisme fut un geste de nationalisme instinctif. D’ailleurs, à peine y furent-ils entrés qu’ils le transformèrent pour l’accommoder à leur mentalité. En opposition à l’orthodoxie immobile et aride, ils en firent une Église souple, ondoyante où le mysticisme, le panthéisme et le rationalisme purent évoluer librement au gré des tempéraments individuels. Darmesteter a pu écrire en toute vérité que « l’islam de la Perse n’est point l’islam » mais bien « sa vieille religion encadrée de formules musulmanes ». La pensée persane demeura donc vivante et libre. Comme, d’autre part, les Arabes s’abstinrent toujours de chercher à coloniser l’Iran soit par répugnance instinctive soit par certitude d’y échouer, le développement de la race ne subit sous leur domination aucune atteinte.

Le cadre de cette domination fut créé par l’initiative d’Aboul Abbas qui inaugura la dynastie dite des Abbassides. Descendant d’un oncle de Mahomet, il pouvait se réclamer du prophète avec plus de raison que les califes de Damas. Et par ailleurs, il avait partie liée avec les Perses. Proclamé à Merv, il appela l’Iran aux armes. Bientôt il eût sous ses ordres des forces assez considérables pour pouvoir attaquer le calife, le jeter bas et prendre sa place (750). Autour de lui l’élément persan devint aussitôt prépondérant. Bagdad bâtie près de Ctésiphon et de Séleucie pour devenir le siège de l’administration fut aussi le centre d’iranisation du nouveau califat. Effectivement les vizirs persans se comportèrent dès lors en véritables maires du palais ; ils furent presque des « shogouns », parfois. Sous leur impulsion, l’ancienne organisation persane fut remise sur pied. Parmi les califes, un seul, le célèbre Haroun al Raschid (786-809) voulut réagir. Il le fit d’ailleurs par des moyens peu louables. Or après lui, le jeune El Emin, pour avoir voulu imiter son père, fut renversé dès la quatrième année de son règne et remplacé par le second fils d’Haroun, El Mamoun (813-833) tout acquis aux Iraniens. Rien ne prouve mieux à quel point ceux-ci étaient demeurés les maîtres.

Il y eut à ce moment une sorte de rapprochement entre Byzance et Bagdad. Les deux cours n’étaient pas éloignées de se considérer comme les gardiennes d’une même civilisation, quitte à se battre encore de temps à autre pour leurs credos différents. De fait, au milieu, de la barbarie grandissante, alors que partout ailleurs la culture était en recul, il n’existait plus dans le monde que trois foyers lumineux où s’affirmât le progrès humain. C’étaient Byzance, Bagdad et Singanfou. Mais ce dernier centre était trop loin, trop séparé pour coopérer avec les deux autres. Ceux-ci, au contraire, pouvaient voisiner. Aussi bien les préventions iraniennes contre l’hellénisme s’étaient-elles émoussées. L’aristocratie arabe était nourrie de connaissances grecques, de science, de philosophie, de littérature grecques. Les nestoriens avaient poursuivi leur œuvre, se maintenant en bons termes avec les Abbassides comme jadis avec les Sassanides ; par eux l’intelligence arabe avait été comme arrosée de suc grec. Par là aussi les Iraniens avaient été amenés à désarmer quelque peu. Du moins ne s’inquiétaient-ils plus des ambitions byzantines. Et puis chez les uns comme chez les autres devait exister une crainte instinctive de ce péril commun qui s’était pour ainsi dire massé à la frontière orientale de l’Iran : le péril turc.

Chose étrange ! Ce fut à l’intérieur qu’on le vit d’abord prendre corps. Le calife Mamoun avait eu l’imprudence d’entretenir à Bagdad une garde prétorienne turque dont l’importance numérique et les prétentions allèrent croissant. Motawakkel devenu calife en 833 se laissa circonvenir par ces soudards. Il était lui-même grossier et brutal. Son règne de vingt-huit années marqua la défaillance ultime du califat et prépara l’avènement du régime turc. Mais le génie persan n’était jamais en peine..… Du reste, de cette longue période écoulée depuis l’avènement des Sassanides, de ces six cent cinquante ans d’un essor national à peine entravé par l’aventure de 637, il sortait fortifié à jamais. Ni le changement d’étiquette religieuse ni la concurrence parfois redoutable de la langue arabe ne l’avaient amoindri. Quand l’armature abbasside céda, il se trouva que, sous la très vague suzeraineté d’un calife désormais impuissant, des principautés quasi indépendantes s’étaient formées ou se trouvaient en voie de formation au Khorassan, dans la région de Samarcande ou bien au sud à Chiraz ou à Ispahan. À côté de trônes éphémères, il y eut là des dynasties durables. Curieuse féodalité. De ces princes les uns étaient des aventuriers de profession, d’autres de simples ouvriers comme le légendaire Yacoub, d’autres des aristocrates de très vieille souche : mais tous de purs iraniens, imbus de la même doctrine, pénétrés de la même passion : défendre la civilisation persane, préserver la race et la langue, maintenir l’art et les lettres. Tout cet effort ne fut pas perdu. Lorsque l’invasion turque s’affirma inéluctable, les nouveaux conquérants impressionnés une fois de plus par le prestige du raffinement iranien, étaient prêts à le respecter et même à tenter de s’en revêtir.

Les Seldjoucides, horde turque, s’étaient infiltrés depuis quelque temps dans l’est iranien quand ils s’ébranlèrent sous l’impulsion d’un chef d’une ambition forcenée, Togroul Beg. Ils s’emparèrent de Merv (1031) puis de Nichapour et ayant repoussé les Afghans à la bataille de Dindakan (1039) en acquirent à la fois beaucoup d’orgueil et un réel prestige. En 1051 Togroul Beg prit Ispahan et en 1055, il entrait dans Bagdad les prétoriens turcs à la solde de califes intimidés faisaient maintenant la loi. Le califat pourtant jouissait encore, au point de vue religieux, d’une autorité certaine. Togroul Beg comme tous les Turcs et la plupart des barbares du centre de l’Asie n’avait point de préjugés en matière de culte. Les siens avaient d’abord été nestoriens ; ils s’étaient fait musulmans pour s’introduire plus aisément au milieu des populations islamisées. Il s’inclina donc devant le calife qui le couronna roi. C’était la séparation des deux pouvoirs, royal et pontifical.

Togroul Beg ayant achevé le cycle de son étonnante carrière eût pour successeur son fils Alp Arslan (1063-1072). Celui-là était déjà « paladin » et cherchait à s’iraniser. Le troisième souverain de la lignée, Mélik Shah (1072-1092) le fut tout à fait. Il régna à Ispahan et prit un perse pour vizir. Son plus grand souci fut de fermer l’Iran aux hordes congénères que le succès de l’aventure seldjoucide attirait et surexcitait. Cela ne l’empêcha pas toutefois de se lancer à l’assaut de la Syrie qu’il ravit un moment aux Grecs — et même de l’Égypte qu’il prétendait enlever aux Fatimites. Toujours le vieux rêve achéménide fortifié par l’épopée d’Alexandre mais devenu moins que jamais réalisable. L’empire de Mélik Shah fut partagé à sa mort. Son fils régna en Perse, son frère en Syrie. L’Anatolie était déjà aux mains d’une branche collatérale qui sut s’y maintenir durant deux siècles.

La pensée persane brillait alors d’un vif éclat. C’était le temps de Firdousi, le poète épique, auteur du Livre des rois, d’Omar Khayan, le « doux épicurien », de Saadi enfin le plus parfait des écrivains persans. En philosophie, au rationaliste Avicenne s’opposait Gazali le mystique qui n’espérait qu’en la foi pour « soulever l’homme ». La science n’était pas délaissée et l’observatoire de Nichapour, capitale du Khorassan passait pour le plus grand foyer d’études astronomiques de tout l’orient. D’autre part le vieux levain communiste qui s’était révélé à diverses reprises au fond de l’âme iranienne provoquait de l’agitation sociale. Sous les Sassanides, on avait vu Mazdak partisan du partage des biens, gagner à ses idées le roi Kobad et celui-ci, en voulant les appliquer, manquer d’affamer ses sujets dont la rebellion avait mis fin à l’aventure. Au viiime siècle, un autre communiste, Zendik, avait provoqué une similaire effervescence. Puis au ixme, ç’avait été la jacquerie des Karmates qui voulaient abolir la propriété. Maintenant apparaissait la fameuse « secte des assassins » dont les croisés désignèrent plus tard le chef sous le sobriquet de « vieux de la montagne ». Assassins en effet, fanatisés par le hatchich, en proie au dévergondage cérébral le plus intense, on a peine à comprendre que ces hommes aient pu terroriser autour d’eux gouvernants et gouvernés pendant plus de deux cents ans. Dans leurs doctrines on trouve, avec plus de surprise encore, la formule moderne — ou qui se croit telle — de « l’anarchisme scientifique » et les germes de la théorie du « surhomme » chère à Nietzche.

Aux Arabes avaient succédé les Turcs ; aux Turcs succédèrent les Mongols. En 1220 ils se ruèrent sur l’Iran oriental sous l’impulsion du plus grand égorgeur que le monde ait produit, Gengis Khan. Dès lors, ce ne furent que massacres et destruction. Les campagnes de Bactriane et du Khorassan furent conduites avec cette sauvagerie mathématique qui était la « manière » du chef ; villes rasées, mise à mort de tous les habitants malgré la parole donnée, emploi des prisonniers devant les troupes d’assaut… toutes mesures dignes du sinistre personnage qui, au moment de mourir osa prescrire d’immoler sur sa tombe toute la population de la ville qu’il était en train d’assiéger : ce qui fut fait. Heureusement lorsque la Perse orientale eût été dûment saccagée par ses soldats, le reste du royaume demeura oublié de lui. Trente ans se passèrent dans l’anarchie gouvernementale. Après quoi Houlagou, petit-fils de Gengis Khan ayant pris, pillé et ensanglanté Bagdad (1258), se proclama roi de Perse. Il s’appuya sur les chrétiens. Car ces bourreaux dans leur ferveur contre l’Islam s’appuyaient volontiers sur les chrétiens. Ils eussent agi à l’inverse si l’intérêt du moment les y avait engagés. Il est remarquable combien chez tous les nomades de l’Asie centrale prévaut l’indifférence religieuse, du moins l’indifférence à l’égard des formes du culte. Ce qui explique, sans leur en faire un mérite, qu’ils aient parfois fait montre d’une sage tolérance. En Perse ils en manquèrent. Mais telle était la force du « zoroastrisme chiite » que, malgré les persécutions, la religion nationale l’emporta. Parmi les successeurs d’Houlagou, plusieurs même s’y convertirent.

Le crépuscule de la dynastie mongole fut encore plus prompt que celui de la dynastie turque. Dès 1334 l’autorité souveraine n’existait plus que de nom. Mais, une fois encore, des groupements sauveurs surgirent ; des principautés autonomes se formèrent au Khorassan, à Chiraz, à Ispahan. La Perse renaissait toujours manifestant, comme le remarque Renan, l’obstinée persistance du génie arya à travers les plus tristes aventures. Soudain un nouveau cataclysme s’abattit sur elle. Tamerlan maître d’Hérat (1381) s’empara de Bagdad, de Chiraz, d’Ispahan. À son entrée dans cette dernière ville, il abattit 70,000 têtes pour en faire des pyramides au pied des remparts. Sa férocité du moins ne s’exerçait pas à froid et systématiquement comme celle de son devancier. Ce n’était pas d’ailleurs impunément que celui-ci avait trop longtemps donné au monde le spectacle des torrents de sang qu’il se plaisait à faire inutilement couler. L’exemple venant du haut fut dès lors suivi. L’Iran en occident — comme la Chine en orient — avait par bonheur des aptitudes singulières pour amadouer et apprivoiser ses vainqueurs. Aussi le fils de Tamerlan, Shah Rokh et son petit-fils, Oloug Beg qui régnèrent au Khorassan de 1409 à 1449 s’employèrent-ils de leur mieux à favoriser les lettres et les arts. Il y eut autour d’eux une efflorescence du génie persan.

Il faut dire que ces renouveaux surprenants s’appuyaient sur une prospérité matérielle très développée. De toutes les « grandes pensées » dont on fait honneur à Gengis Khan, ce barbare illettré ne semble en avoir eu qu’une mais dont la valeur ne serait pas négligeable : ouvrir de force la voie à de larges échanges commerciaux d’un bout de l’Asie à l’autre. Encore serait-on en droit de se demander si l’homme qui faillit un jour décréter l’extermination de dix millions d’habitants du nord de la Chine afin de convertir le pays en terrains de pâturage pour sa cavalerie et n’en fut détourné que par l’habile stratagème d’un de ses ministres, possédait plus de compréhension en matière économique qu’en matière politique. Toujours est-il qu’après la ruée mongole, le commerce prit un développement formidable. Tauris, la capitale des souverains mongols de Perse, fut un carrefour privilégié. Les routes des caravanes y vinrent aboutir et la richesse de toute l’Asie occidentale, s’y entasser ou s’y répartir. L’administration mongole sut favoriser le développement de cette prospérité par une bonne organisation routière et par des tarifs plus raisonnables que ceux prélevés à Alexandrie, lieu d’échange des marchandises entre l’Asie et l’Europe lorsque la voie de terre se trouvait coupée.

De même que Koublaï en Chine, Oloug Beg n’eut pas de successeurs digne de lui. Ce fut de nouveau l’anarchie. Deux hordes turques dites du Mouton blanc et du Mouton noir « arrière-garde attardée des grandes invasions », se disputèrent la Perse. Après cinquante ans, le salut vint du sein de la secte des Soufis, l’une des plus ferventes du milieu chiite. En 1479, Ismaïl Shah prenant la tête d’un mouvement qui se préparait depuis longtemps, expulsa les envahisseurs et restaura l’unité persane par une série de combats mémorables.

Mais la Perse restaurée se trouvait cette fois aux prises avec des difficultés provenant de sa situation singulière. Elle formait un îlot au milieu du monde turc qui de toutes parts l’entourait. Et comme l’aryanisme et le chiisme avaient partie liée sur son sol, elle devenait le point de mire fatal des passions ethniques et religieuses environnantes. Lorsque le sultan Sélim Ier eut, en 1517, réuni dans ses mains le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel en se proclamant calife, la guerre sainte contre l’« hérésie persane » fit partie des devoirs héréditaires des empereurs ottomans. La Perse eut donc à se défendre désormais sur tous les fronts, tâche presque impossible à remplir. En 1555 il fallut abandonner aux Ottomans Bagdad et sa région dont ils devaient faire, après tant de prospérité et d’illustration, un désert improductif et misérable. Cependant, après une série d’échecs, le grand prince qui allait être Abbas Ier monta en 1586 sur le trône de Perse. Abbas reprit Kandahar aux Mongols et Ormuz aux Portugais qui s’y étaient établis depuis 1515. Il rétablit la suzeraineté sur l’Arménie et la Géorgie. Sa politique à l’égard des Arméniens fut particulièrement ingénieuse. Reconnaissant leurs grandes aptitudes commerciales, il ne se borna pas à les protéger chez eux mais les attira dans les principales villes de Perse, facilitant la concentration entre leurs mains du mouvement des affaires. Un considérable accroissement de la richesse publique ne tarda pas à en résulter. Quant aux Géorgiens qui étaient bons soldats, il les appela dans son armée puissamment réorganisée par des instructeurs anglais et pourvue d’une bonne artillerie. Mais ce qui rend inoubliable le règne d’Abbas (1586-1629), c’est la mission confiée par lui en 1600 à l’anglais Anthony Sherley et par laquelle il offrit aux puissances européennes et principalement à la Russie, à l’Autriche, à l’Angleterre ainsi qu’au Saint-siège de s’entendre en vue d’un effort commun pour éliminer la puissance ottomane et délivrer la chrétienté captive. Si la conception géniale d’Abbas avait été comprise et réalisée, toute l’évolution ultérieure de l’Europe en eût été modifiée et combien de désastres, évités ! La chance perdue ne se retrouva jamais.

Près d’un siècle s’écoula après la mort d’Abbas pendant lequel ses successeurs maintinrent sa politique sans posséder toutefois les qualités nécessaires : plusieurs se montrèrent cruels et vicieux. Cependant à tous égards la situation du pays semblait rassurante. L’Europe ayant fait la tardive découverte de ce que valait la Perse s’éprenait d’elle et il pouvait y avoir là une certaine compensation aux périls que comportait la perpétuelle menace turque. Or ce fut l’Afghanistan qui détruisit l’admirable édifice. Les Afghans, frères de race à l’origine mais n’ayant pu ni su progresser hors de leurs farouches montagnes, mésalliés du reste à maintes reprises et de sang maintenant assez composite, se révoltèrent contre les gouverneurs persans en fonction depuis qu’Abbas avait réannexé l’Afghanistan. En 1722 ils remportèrent une prestigieuse victoire qui les conduisit à Ispahan où leur entrée fut marquée par d’affreux massacres. Alors, empressés à profiter d’un héritage qui leur semblait s’ouvrir, les Ottomans d’un côté, les Russes de l’autre envahirent la Perse. Attaquée de la sorte au nord, à l’ouest et à l’est, quelle durable résistance pouvait-elle offrir ? Et pourtant elle eut un ultime sursaut de vaillance sous la conduite d’un brillant aventurier, Nadir Shah (1786-1747) lequel parvint à repousser la triple agression. Mais entraîné et grisé par ses victoires, plutôt que de s’employer à les consolider, Nadir Shah poussa jusqu’à l’Inde son épopée imprévue. Il entra triomphalement à Delhi. Les dernières forces de la Perse s’usèrent à cet effort insensé. Privée de son chef qu’un assassinat lui enleva bientôt, elle retomba dans l’anarchie. Une nouvelle horde turque occupa le territoire. Ispahan et Chiraz tombaient en décadence. Les envahisseurs prirent Téhéran pour capitale (1797). Sur le peuple épuisé et décimé s’étendirent dès lors l’incurie et la brutalité. La misère gagna de proche en proche et les monuments superbes commencèrent à crouler. La Perse s’effaçait. L’Europe y aida. En 1827 les Russes entrés à Tauris y dictèrent un humiliant traité. Plus tard, sous Nasser Eddine, Hérat ayant été repris aux Afghans, l’Angleterre intervint pour annuler le résultat de ce succès. Un jour vint même où Russes et Anglais se crurent autorisés à discuter du partage de la Perse. Palabres sans portée. On ne partage point la Perse. Car il suffit qu’une simple poignée de vrais Persans survive pour que subsistent autour d’eux l’image et l’attente de la résurrection obligatoire.

Et comme pour en mieux affirmer la possibilité, le babisme est né. L’exquise et junévile figure de celui qu’on appelait le Bab et qui, après six ans d’apostolat, paya de sa vie la tranquille audace de sa pensée (1849) se dresse maintenant dans une lumière grandissante au-dessus du siècle dont il fut méconnu ou ignoré. Et cela n’est point dû à quelque habile propagande des disciples de Mohamed Ali mais simplement au fait que les foules, en suivant inconsciemment la voie où il les avait devancées rencontrent venant au devant d’elles, la plupart des vérités qu’il énonça. L’égalité des sexes devant la loi, l’instruction obligatoire, l’accord nécessaire des religions entre elles et avec la raison, la création d’un tribunal international et d’une langue universelle… ne sont-ce pas là choses désormais réalisées ou en passe de l’être ? Dans la façon dont le principe en fut proclamé se révèle l’esprit de l’Iran. On dirait un Avesta modernisé. L’arc-en-ciel que dessine à travers les âges l’histoire de la Perse s’appuie de la sorte à ses deux extrémités sur une préoccupation morale et sociale de l’ordre le plus élevé : histoire vraiment humaine, histoire pleine de logique et d’imprévu, d’audace et de grâce. Les événements des trente dernières années n’y ont rien ajouté de saillant. Ni les mouvements politiques constitutionnels ou absolutistes, ni les coups de force successifs tentés par les Russes et les Anglais, ni les intrigues nouées par les magnats du pétrole n’ont modifié les données du problème national. Avec ses dix millions d’habitants répartis sur un très vaste territoire, la Perse ne peut se préparer que très lentement à reprendre son grand rôle. Qu’elle doive le reprendre un jour est presque indubitable.


Arménie

L’Arménie primitive fut aux mains des Ourartiens, peuple indigène dont nous savons peu de chose sinon qu’il reçut la culture assyrienne mais ne semble avoir appartenu ni au groupe arya ni au groupe sémite. Vers l’an 600 av. J.-C., les Ourartiens furent refoulés vers le Caucase par ceux qui devaient être les Arméniens et qui étaient, ceux-là, du sang aryen. Après avoir fait partie de l’empire achéménide puis de celui d’Alexandre, l’Arménie recouvra son indépendance. Un de ses plus grands rois, Tigrane (89-36) lutta âprement contre les Romains. Après la défaite de Mithridate roi de Pont (120-63) et la chute des Séleucides, Tigrane parvint à conquérir une partie de la Syrie et même la Mésopotamie. Mais vaincu par Pompée et poursuivi jusqu’au pied de l’Ararat, le massif montagneux arménien, il dut accepter la suzeraineté romaine. En l’an 305 ap. J.-C. le roi Tiridate III (250-330) se convertit ainsi que son peuple à la voix du célèbre apôtre, Grégoire l’illuminateur. Nous avons vu l’inquiétude causée en Perse par cette christianisation des Arméniens et les luttes qui en résultèrent. En 449, la Perse victorieuse supprima la dynastie arménienne et annexa le royaume mais elle ne put jamais l’« iraniser ». Serrés autour de leur Église nationale qui leur fournit non pas seulement un culte et des dogmes mais une grammaire, une littérature, des arts, les Arméniens demeurèrent obstinément chrétiens. Aucune nationalité ne fut jamais défendue par le pouvoir sacerdotal avec une plus persistante résolution si ce n’est la Grèce moderne pendant les siècles qu’elle passa sous le joug ottoman. Lorsqu’au vime siècle, les évêques arméniens adhérèrent à l’hérésie monophysite, on peut penser qu’ils le firent surtout avec la pensée d’isoler l’Arménie non plus tant par rapport à la religion persane dont ils avaient cessé de redouter la concurrence que par rapport au christianisme byzantin qui les effrayait davantage. Les rois sassanides finirent par renoncer à avoir raison d’une race si vigoureusement préservée de toute emprise étrangère et ils lui reconnurent une large autonomie, confiant à des princes de la famille arménienne des Mamigonians le soin de gouverner le pays en leur nom. Les califes Abbassides firent davantage. En 886 ils rétablirent sous leur vague suzeraineté la royauté arménienne en faveur de la famille des Pagratides dont le premier prince se fit investir à la fois par le calife de Bagdad et l’empereur byzantin. Mais les Pagratides ne régnaient que sur la région de l’Ararat et de Kars. Leur capitale était Ani. Les autres provinces étaient gouvernées par des dynasties locales avec lesquelles l’entente n’était pas toujours aisée. L’Arménie n’en fut pas moins des plus prospères durant le xme siècle. Les rois qui se succédèrent entre 920 et 1020 embellirent et agrandirent Ani, la dotant de basiliques et de palais à la manière d’une grande cité byzantine. Ce fut aussi une période d’épanouissement littéraire. Mais évidemment l’organisation politique manquait de cohésion et la résistance nationale était affaiblie puisque les intrigues du gouvernement byzantin qui s’étaient maintes fois dépensées en pure perte, aboutirent cette fois à une série d’abdications et à l’annexion finale du pays sans que le peuple ait pris en mains sa propre cause comme il l’eût fait précédemment. Ce fléchissement de l’énergie arménienne eut de déplorables conséquences car, lorsque parurent les hordes de Togroul Beg, la défense ne put être assurée de façon efficace. Ani fut prise en 1064 et une dure servitude pesa sur cette race opiniâtre que tant de malheurs allaient accabler.

Un exode se prononça. Une partie du peuple arménien se transporta en Cilicie, où dès 1080 une principauté indépendante fut constituée, origine de ce qu’on a appelé la petite Arménie. Elle dura trois siècles. Ses premiers souverains aidèrent les croisés. Un moment les empereurs byzantins supprimèrent la principauté (1137) mais elle fut bientôt rétablie. En 1198 dans la cathédrale de Tarse, l’archevêque de Mayence couronna le roi Léon II au nom du pape et de l’empereur germanique Henri VI. Deux ans plus tôt en cette même ville s’était assemblé un important concile. Convoqué pour terminer l’hérésie monophysite et préparer un rapprochement avec l’Église de Constantinople, c’est à une entente avec l’Église romaine que finalement le concile aboutit. La communauté de foi, le voisinage des « États francs » fondés par les croisés français, une sympathie spontanée entre les races francisèrent presque complètement la petite Arménie. D’autre part sa bonne administration, la création de centres commerciaux dans les régions d’Édesse et d’Antioche, le développement d’un commerce considérable avec Gênes, Venise, la Perse et l’Asie en firent bientôt un État très florissant. Même après la chute des États francs cette situation se prolongea. Le port de Lajazzo devint un entrepôt général dont la croissante importance nuisit grandement au trafic d’Alexandrie. Aussi les « mameluks » d’Égypte n’eurent-ils qu’une ambition : abattre l’État rival. Ils guettèrent longtemps l’occasion. Les Arméniens de Cilicie avaient, un temps, fait alliance avec les Mongols de Perse. Lorsque la puissance de ceux-ci se fut effondrée, ils se trouvèrent isolés : ils étaient le dernier État chrétien au centre de l’islam dominant. En 1359 Lajazzo tomba au pouvoir des musulmans et en 1375 Léon VI, le dernier roi, dut abandonner la dernière parcelle du territoire cilicien. Il s’en vint mourir à Paris. La « petite Arménie » n’existait plus. La grande Arménie était noyée sous le flot turc. Un long martyre allait suivre ; il dura des siècles ; il ne parvint point à supprimer la race qui reste prête à revivre mais il déshonora l’Europe qui ne sut ni n’osa intervenir.


Géorgie

Les Géorgiens sont considérés généralement comme des survivants des Ourartiens, les habitants primitifs de l’Arménie. Indépendants jusqu’à la conquête d’Alexandre, ils le redevinrent par la suite. En 65 av. J.-C. le protectorat romain s’étendit sur eux. Au iiime siècle, le christianisme commença d’y remplacer le culte des astres. Mais les rois de Perse et les empereurs grecs ne cessèrent de s’y disputer l’influence. Tiflis fondée en 469 devint alors capitale du pays. En 732 la Géorgie fut soumise par les Arabes ; par la suite ils en confièrent le gouvernement aux princes Pagratides d’Arménie. Redevenue indépendante en 861 la Géorgie tomba en 1050 au pouvoir des Turcs seldjoucides. En 1089 le roi David III releva et agrandit Tiflis. C’est sous Georges III (1156-1184) et sous la reine Thamar qui régna après lui que le pays semble être parvenu à son apogée. Kars, Erzeroum et Trébizonde étaient en sa possession. Alors vivait le grand poète géorgien Rousthavéli. Mais en 1248 le fils de Gengis Khan et, cent cinquante ans plus tard, Tamerlan, se rendirent maîtres de la Géorgie. Tiflis fut occupée. Les Géorgiens retirés dans la montagne y combattirent âprement. Au début du xvme siècle Alexandre Ier commit la faute de morceler son royaume entre ses trois enfants et deux siècles plus tard, Georges IX, la faute plus grande encore de faire appel au tsar de Russie. Certes la situation devenait difficile. La Georgie était prise entre Turcs, Perses et Russes mais quoi de plus dangereux que ces appels à des voisins pleins de convoitises ! La tutelle russe dès lors s’exerça sans trêve. Finalement le roi Georges XIII, découragé, légua en mourant ses États au tsar Paul Ier. Ainsi la Géorgie entra-t-elle dans l’empire russe.

  1. S’il tend à cesser de se manifester, cela est dû à des causes extérieures.
  2. La découverte dans des cavernes préhistoriques de peintures murales et de sculptures d’une valeur artistique surprenante n’est point pour infirmer cette thèse.
  3. Encore pourrait-on observer que le sol, la race et la société représentent une gradation normale.
  4. Shi Wang Ti avait laissé un fils contre les cruautés duquel la Chine se rebella. Il fut assassiné et Lieou Pang inaugura la dynastie Han (206 av. J.-C. à 221 ap. J.-C.)
  5. Rien ne souligne mieux le caractère de ces allées et venues de tribus en général peu nombreuses et peu susceptibles de modifier profondément la région momentanément soumise à l’autorité de leurs guerriers.
  6. Vers le même temps un mongol était en France, fournisseur de casques pour les armées de Philippe le Bel et il y avait à la cathédrale de Chartres un simple chantre qui avait parcouru toute l’Asie orientale et était ensuite rentré chez lui. Que ne possède-t-on leurs impressions et réflexions !
  7. Une autre théorie les suppose originaires des rives de la Baltique.
  8. On nomme ainsi des caractères en forme de coin, de clou ou de tête de flèche, toujours semblables entre eux mais variant dans leur disposition les uns par rapport aux autres.
  9. C’est alors par les soins d’Ardashir et de Tansar que l’Avesta revêtit sa forme actuelle mais rien n’autorise à dénier à cette rédaction le caractère zoroastrien. Déjà le roi parthe Vologèse (52-90) avait commencé à recueillir les traditions orales conservées chez les Mages et uniformément attribuées à Zoroastre. Ardashir ne fit que compléter et achever ce travail.
  10. Le syriaque ou araméen appartenait au groupe des langues sémitiques. Il fut répandu du iie au viiie siècle. L’arabe le réduisit au rang de langue morte. Il en reste des traces dans certains dialectes encore en usage dans la région de Mossoul.