Histoire universelle/Tome IV/II
RÉFORME ET CONTRE-RÉFORME
L’action exercée en Angleterre par Wyclef, en Bohême et en Allemagne par Jean Huss, plus récemment à Florence par Savonarole continuait d’opérer dans les âmes. En fait, depuis la guerre des Albigeois, trois siècles plus tôt, l’idée d’une réforme nécessaire de la religion n’avait cessé de cheminer en occident d’un peuple à l’autre. Nul n’avait la pensée d’une religion nouvelle. La notion d’évolution si étrangère à l’esprit du moyen âge n’était jamais appliquée, même par ceux qui commençaient à s’en éprendre, aux choses de la foi ; le caractère définitif du christianisme était admis par tous. Mais beaucoup s’accordaient à estimer que le christianisme avait dévié et qu’il fallait le réadapter à l’enseignement évangélique. Cette réadaptation s’accomplirait-elle avec le Saint-siège ou sans lui ; certains plus osés auraient dit : par lui ou contre lui ? Car la rupture en orient avait déjà été consommée ; mais d’autre part, un nouveau Grégoire VII pouvait surgir inopinément et prendre la tête du mouvement réformateur. La question pourtant ne se limitait pas à ces quatre alternatives. L’évangile si net sur maints points de doctrine laisse planer dans l’indécision un grave problème de conscience. Sera-t-on sauvé par l’illumination de la grâce ou par le poids additionné des œuvres méritoires ? Si le Christ donne raison à la contemplative Marie contre Marthe l’agissante, il est d’autres passages des livres saints qui semblent prononcer en faveur de la discipline inverse. Et ces deux disciplines sont malaisées à pratiquer simultanément sinon par ceux à qui une haute culture permet d’habiter par delà les horizons moyens. Dès le principe d’ailleurs l’antinomie est esquissée. Pierre et Paul les deux apôtres fondamentaux sont à cet égard, de vrais chefs d’école. Et si l’esprit de Pierre a généralement dominé dans l’Église officielle, celui de Paul a reçu de la prédication et des écrits d’un St-Augustin, par exemple, une force singulière de rénovation. Autre sujet de division : l’évangile incline nettement vers l’égalitarisme et la pauvreté y est exaltée. Qu’a-t-on fait de ses enseignements à cet égard ? Le ploutocratisme se répand et l’élément ecclésiastique, le pape en tête, y adhère sans remords. Tous les réformateurs qui ont paru jusqu’ici ont largement insisté sur cet aspect obligatoire du « retour à l’évangile ». Que fera le prochain ? Lèvera-t-il comme les Hussites et Savonarole la bannière de l’égalité sociale ? Reprendra-t-il la vieille thèse de St-Jérome ? Prétendra-t-il transformer le gouvernement civil en même temps que le dogme ou se bornera-t-il à prêcher la purification du pouvoir religieux sans toucher aux croyances ? Autant de points d’interrogation qui se posent au moment où Luther va intervenir. Lui-même ne sait pas dans quel sens il interviendra ni s’il est désigné pour cela. Fils d’un bûcheron, né en 1483, entré au couvent à Erfurth en 1505, c’est une nature à la fois puissante et faible, pénétrée par une crainte presque maladive de Dieu, allant de l’angoisse passive à l’audace active sans gradation ni maîtrise. Mais il faut voir dans sa passion indignée comme une concentration des motifs d’indignation inconsciente de son temps. Son contact avec Rome décide de sa vocation. Ce qu’il y voit le déroute non moins que l’exaspère car il n’y comprend rien. Comment comprendrait-il ?
En Italie il y a longtemps que les bons chrétiens détachés au fond du cœur de l’Église et du Saint-siège commercent directement avec Dieu. Les initiateurs de ce mouvement ont passé : ils se nomment Joachim de Flore et François d’Assise mais leur action subsiste alors que le monde ne sait plus rien d’eux. Ce qu’on y pense des débordements romains, Laurent de Médicis nous l’apprend. « Vous allez, écrit-il à son neveu qui part pour Rome, dans la sentine de tous les vices et vous aurez de la peine à vous y tenir décemment ». La série des pontifes qui se succèdent depuis trente ans ne fait, dirait-on, que précipiter la ruine d’une institution condamnée. Sixte IV, mort en 1484, inaugure des défaillances nouvelles. Il a un fils qui intrigue pour s’assurer d’avance la tiare. Innocent VIII (1484-1492) a aussi un fils. Celui-là, pendant l’agonie de son père, enlève le trésor de l’Église et s’enfuit avec. Puis vient Rodrigo Borgia, Alexandre VI (1492-1503) qui a sept ou huit enfants dont le fameux César et sa sœur Lucrèce fauteurs de crimes et de scandales indéfinis. C’est ensuite Jules II (1503-1513) toujours en guerre, à cheval et armé, batailleur incorrigible et voici pour finir Léon X (1513-1521) amateur de théâtre et de fêtes païennes qui anxieux d’achever la construction de la basilique de Saint-Pierre vend tranquillement les indulgences. On en a vu bien d’autres. En Italie nul ne se fâche plus. Mais en Europe de tels faits n’étaient pas connus ou pas admis. On ne voulait pas y croire. Le prestige pontifical est encore grand. Or Luther venu pour chercher un réconfort de conscience a vu et constaté. La colère sainte désormais gronde en lui. La Réforme est faite en germe. Elle sera sécessionniste car il n’y a plus de collaboration possible avec l’« évêque de Rome ». Elle sera dogmatique car Luther est emporté par son tempérament en un élan direct et irrésistible vers Dieu. Sera-t-elle sociale ? Il n’a ni le temps ni le goût d’y songer. Ce sont les événements qui en décideront.
Le 31 octobre 1517, Luther a affiché à la porte de l’église de Wittenberg les « thèses » subversives. Le 20 décembre 1520, il brûle la bulle pontificale qui le condamne. La diète de Worms se prononçant contre lui, ses partisans le mettent à l’abri à la Wartburg où il s’emploie à traduire la bible : traduction de génie qui donne à la langue allemande sa forme définitive. Ni l’empereur Charles-Quint ni le pape ne s’inquiètent de tout cela. Léon X se moque de « frère Martin », de sa révolte et de ses menaces. Mais en Allemagne, l’antipapisme se répand. C’est une idée simpliste. Elle s’empare du peuple qui tend à croire que la séparation d’avec cette Rome criminelle et vicieuse suffira à « ramener Dieu ». Alors par sa protection règneront la paix et l’abondance. Des émeutes populaires, des désordres d’étudiants se produisent provoquant des répressions locales souvent sanglantes. Quantité de sectes naissent professant un « amalgame singulier d’instincts rétrogrades et d’aspirations hardies ». Tels les « anabaptistes » qui s’emparent de la ville du Munster et y domineront plus d’une année. Avant cela les « chevaliers » ont déchaîné en Souabe une guerre civile. Ce sont des gens « besogneux et turbulents, hautains et brutaux » et qui sont à la fois détestés de la bourgeoisie et des princes parce qu’ils convoitent les richesses de l’une et entravent les calculs ambitieux des autres. Les chevaliers vaincus, les paysans à leur tour se révoltent : insurrection plus sérieuse mais qui manque de direction. Ainsi s’épuise la sève sociale dans l’arbre de la Réforme. Luther inquiet assiste à ces violences au milieu desquelles il sent son effort se perdre. Mais déjà, comme dit Ernest Denis, « quelques princes se demandent s’il n’y a rien à tirer de cette force déchaînée ». Désormais Luther n’est plus que l’initiateur déjà distancé. Les chefs sont l’Électeur Jean de Saxe et le landgrave Philippe de Hesse. Convaincus ?… sans doute mais intéressés, sûrement. On va commencer à « séculariser ». Grand mot : bonne affaire. Séculariser, c’est confisquer et la confiscation légitimée par la religion, quelle aubaine pour tous ces princes dont les besoins excessifs — mais parfois aussi les charges inévitables — dépassent les ressources car leurs domaines ne sont pas d’assez vastes dimensions pour leur procurer un facile crédit.
Charles-Quint a une vue très juste des choses quand il presse le pape de provoquer au sein de l’Église romaine une contre-réforme qui en Allemagne, sinon en Suisse et en Scandinavie lui ramènerait les peuples. Car les peuples ne sont pas enchantés. Dans les sanctuaires allemands dépouillés de leurs ornements se déroulent des offices sans attrait. Des pasteurs besogneux et médiocres au service d’une « oligarchie de théologiens pointilleux et intolérants » font regretter l’ancien clergé. Autour des couvents fermés la misère s’étend. En 1530, à Augsbourg, les « protestants »[1] s’accordent sur une profession de foi qui ne paraît pas aussi éloignée qu’on le pensait de celle de maints catholiques. Des esprits modérés, comme Melanchton, souhaiteraient le rapprochement. Luther est hostile mais c’est Calvin (dont l’influence en France et surtout à Genève est très forte) qui fait échouer la tentative. Sur quoi le concile tant attendu s’assemble à Trente (1545) sous le pontificat de Paul III. On a perdu beaucoup de temps à le convoquer ; on va en perdre non moins à délibérer. Transféré à Bologne en 1547, dissous en 1549, rouvert par Jules III en 1551, suspendu en 1552, repris en 1562, clos enfin en 1564 jamais concile n’a eu ou n’aura une existence si agitée et si complexe.
Si l’initiative de Luther a créé le protestantisme, le concile de Trente a créé le catholicisme. De part et d’autre, il y a « caporalisation » du christianisme selon des modes différents. Et comme, par comparaison, cette Église du moyen-âge qu’on se figure étroite et mesquine apparaît au contraire « large d’allures et souple » ! À prendre la liste des décisions arrêtées, il n’y a point de si grands changements dans le camp romain. Les innovations de doctrine sont peu nombreuses et quelques unes des mesures prises concernant la publicité des mariages, par exemple, sont de nature à servir l’ordre public ; mais un esprit nouveau anime la législation, une sorte d’esprit militaire fait d’aspirations combatives et disciplinaires et qu’accentue encore la création de la milice d’origine espagnole en laquelle le concile va trouver un agent d’exécution, à savoir l’ordre des jésuites.
Son fondateur, Ignace de Loyola (1491-1556) est un militaire en effet, enthousiaste et énergique. Il n’abandonne la carrière des armes que pour conquérir des âmes. À trente-sept ans, il recommence ses études, passe son doctorat à l’université de Paris (1534) et dans une chapelle de Montmartre avec quelques jeunes gens dont l’« intrépide et élégant François Xavier », il fonde la « Société de Jésus ». Son but sera de servir d’appui à la papauté. Ignace qui ignore son génie d’organisateur vise à n’être qu’une soixantaine. Quand il mourra, la Société sera déjà divisée en quatorze provinces. Le « général » dirige depuis Rome surveillé par six « assistants » qu’élisent les jésuites d’Allemagne, de France, d’Espagne, de Portugal, d’Italie et de Pologne. Progrès d’une rapidité inouïe : en quinze ans les jésuites se sont établis à Cologne, à Munich, à Vienne, à Trèves, à Mayence ; plus tard à Anvers, à Louvain, à Prague, à Fribourg, à Lucerne. Comment ils se forment ?… Au moyen d’un noviciat formidable et d’une longueur inusitée au cours duquel l’individualité est brisée puis reconstruite. Car c’est une erreur communément admise de croire que le jésuite n’est qu’un instrument passif aux mains de ses supérieurs. Peu d’ordres au contraire préservent pareillement l’autonomie de chacun de ses membres mais après l’avoir enfermée dans des directives à la fois vastes et courtes. En politique ils veulent l’ordre romain, le pape souverain absolu, clé de voûte de tout l’édifice, souverain catholique aussi, c’est-à-dire universel ; et c’est pourquoi en même temps qu’à la partie hostile de l’Europe ils s’attaquent à l’Asie lointaine comme à l’Amérique récemment découverte, prenant pied à la fois au Brésil (1549), dans l’Inde et au Japon. Leur morale est celle de la bataille : l’action est tout ; le soldat doit vaincre en employant les moyens qui s’offrent. De même qu’il est récompensé par le chef pour ses hauts faits, de même la grâce divine tombe sur celui qui a été vaillant et a su se sacrifier au bien de la cause. On ne pleure pas ses péchés ; on les répare par le contre-péché ; ainsi une contre-offensive rétablit le front qui a fléchi. À l’Église « militante », celle d’ici-bas, correspondent au delà de la mort l’Église « triomphante » que forment les élus et l’Église « souffrante » composée des punis qui attendent l’expiration de leur peine. De l’une à l’autre circule un courant de prières, d’invocation et de solidarité.
Tout cela, à la lumière de la science contemporaine, paraît volontiers mesquin mais au xvime siècle il n’en était pas ainsi. De plus de telles certitudes si bien organisées apportaient un repos bienfaisant à des esprits inquiets, troublés par tant de doctrines contradictoires et de déceptions de conscience.
Cela est si vrai que, dans le parti adverse, existait un courant similaire dont la mouvance était à Genève. Genève jusqu’alors ville de commerce et de plaisir, d’allures françaises et italiennes s’était servie de son évêque pour résister aux entreprises de la maison de Savoie puis ensuite de l’alliance bernoise pour secouer le joug de l’évêque. Elle se complaisait déjà en un particularisme indépendant et peut-être crut le renforcer en écoutant les conseils impétueux du prédicateur Farel de Neuchâtel. En 1536 celui-ci amène les Genevois à renoncer à la messe « et autres cérémonies papales, images et idoles ». Pour fortifier sa conquête, Farel cherche un collaborateur. Il met la main sur Calvin, un français né à Noyon et qui, acquis à la Réforme, s’en allait s’installer à Strasbourg[2]. Calvin se laisse persuader de demeurer à Genève pour l’« organiser ». Il l’organise en effet. Calvin, grand écrivain mais moraliste intolérable est un de ces esprits rigides qui vont toujours jusqu’au bout de leurs idées et sans tempérament parce que la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre et que leur conception de la morale est exclusivement géométrique. Sous le règne de Calvin qui dure de 1537 à 1564 — avec une interruption provoquée par une révolte passagère de la population contre cette tyrannie — les Genevois appelés à jurer obéissance à un catéchisme précis sont traités en collégiens. On les surveille sévèrement et on les réprimande pour le moindre manquement. « Il faut leur procurer leur bien malgré qu’ils en aient » proclame le terrible réformateur lequel en 1553 fait brûler Michel Servet dont les idées sur la Trinité et les tendances panthéistes lui semblent subversives. Calvin d’ailleurs gouverne sans souci de légalité. Pour se maintenir en possession d’une majorité favorable, il fait attribuer la « bourgeoisie » genevoise à des étrangers, ses partisans, qu’il installe par copieuses fournées de plusieurs centaines. En même temps ses idées s’exaltent. Il veut qu’on adhère à la notion de la prédestination absolue. Les uns seront sauvés, les autres damnés. Ainsi Dieu l’a décidé. Rien à faire. Et la simplicité cruelle d’un tel dogme opère sur la masse qui s’y jette avec une désespérance radieuse.
C’est là l’extrême-gauche du protestantisme débutant. Sa puissance véritable est dans cette bourgeoisie allemande « fruste de manières, ne comprenant guère de l’art que la musique, vulgaire mais solide, résistante, dévouée à son devoir et confiante dans ses forces ». Ce portrait tracé par Ernest Denis est bon. C’est bien ainsi que, sous l’influence de Luther, la nouvelle Allemagne s’établit dans la vie. Car c’est lui qui l’a faite à son image : un Luther seconde manière, auteur de ces « propos de table » où il y a presque un peu de Rabelais : un Luther apaisé, confiant, pas distingué certes mais plein de bon sens, cordial, lettré et autour des enseignements de qui se cimente l’avenir germanique.
Le xvime siècle à son déclin voit de la sorte la scission religieuse de l’Europe s’affirmer de façon définitive. Les répercussions d’un tel événement vont se faire longtemps sentir avant que la stabilisation ne s’opère. Mais dès alors quelques esprits clairvoyants inclinent à dégager le pouvoir civil de l’emprise des Églises ou du moins, à décliner la compétence de l’État en matière de foi. Il faudra attendre les États-généraux de 1614 pour qu’en France le président du tiers-état, Miron, en un discours célèbre, ose formuler les prémisses d’une telle doctrine — et combien de lustres ensuite pour que la majorité de l’opinion y adhère ! N’importe ; on peut prévoir l’ère de la tolérance politique. Quant à la tolérance individuelle, d’où et comment poindra-t-elle ? On la dirait un moment moins prête à sortir du village protestant que du grand château catholique : constructions neuves dont les plâtres n’ont pas encore séché et dont il appartiendra aux résidents futurs d’aménager l’intérieur.
- ↑ Le nom de protestants a commencé d’être appliqué aux réformés après la diète de Spire (1529) où ils avaient protesté contre les mesures proposées. Quant au terme huguenot, c’est une corruption française ultérieure du mot allemand Eidgenossen (confédérés).
- ↑ Strasbourg était alors l’asile le plus sûr pour la liberté de penser. Les deux cultes y coexistaient sans violence et l’on avait vu l’évêque lui-même applaudir à la fondation du collège protestant et s’y intéresser.