Histoire universelle/Tome III/VII

Société de l’Histoire universelle (Tome IIIp. 67-79).

LE SAINT EMPIRE ROMAIN GERMANIQUE

Le pouvoir dont Othon le grand avait consolidé et consacré la formule comprenait trois degrés que ses successeurs devaient s’efforcer de gravir. Élus ou reconnus rois d’Allemagne, il leur fallait recevoir à Pavie la couronne royale d’Italie puis ceindre à Rome le diadème impérial. La première investiture ne leur donnait guère que le droit aux deux autres. Or les circonstances ne seraient pas toujours favorables à cette triple et successive prise de possession. Mais une fois opérée, la question principale demeurait à régler. Il ne suffisait pas d’être investi en droit d’autorités distinctes les unes des autres ; il fallait encore savoir comment et d’où les exercer. L’Allemagne et l’Italie n’étaient point gouvernables par les mêmes procédés, se trouvant en ce temps dans des conditions fort différentes l’une de l’autre. L’empire superposé à ces deux royautés devait-il chercher à les contraindre par la force à une coopération obéissante ou s’efforcer de servir entre elles de trait d’union bénévole ? À cela s’ajoutait le dilemme posé par la multiplication des biens ecclésiastiques : ou les richesses matérielles de l’Église se trouveraient soumises à l’empereur qui par là aurait barre sur elle ou, soustraites à son contrôle, elles permettraient au Saint-siège une intrusion incessante dans la politique de l’État. Près de trois siècles durant, les souverains germaniques se débattirent entre les termes de ces insolubles problèmes (972-1250).

L’Allemagne du début du xime siècle comprenait en premier lieu les quatre duchés de Saxe, Franconie, Souabe et Bavière. Le duché de Saxe s’étendait du Rhin jusque près de l’Oder : il avait des prétentions sur le Holstein, le Mecklembourg et le Brandebourg. Il était séparé de la mer par la Frise érigé en duché en 911 mais qui resta en dehors de l’empire et s’émietta très vite en une multitude de petites seigneuries et de républiques municipales. La Saxe, aux mains d’une dynastie nationale et solide, ne cessa pendant deux siècles d’aller s’agrandissant. En 1180 Frédéric Barberousse devait la dépecer en plusieurs États dont l’Électorat de Saxe. Le duché de Westphalie, le duché de Poméranie (qui après avoir été vassal de la Pologne en 1107 le redevint de l’Allemagne en 1181) furent des débris de cette première Saxe aux dimensions énormes. Dans les bassins du Neckar et du Main s’étendait la Franconie, avec ses deux capitales successives, Nuremberg et Francfort. Venait ensuite sur le Rhin supérieur la Souabe ou Alamanie comprenant les régions d’Ulm, d’Augsbourg, de Constance, de Zurich et le pays de Bade. Enfin le duché de Bavière, le plus ancien des quatre, un moment érigé en royaume par Louis le débonnaire et comprenant en plus de la Bavière actuelle, la Carinthie, la Carniole, le Frioul, une partie de l’Autriche et du Tirol. Dans chacun de ces duchés, il y avait autour du souverain, une cour, une armée, des assemblées ; ils étaient généralement subdivisés en comtés. Aux confins s’étendaient les « marches » ou territoires militaires organisés pour la défense contre les incursions et attaques : telles les marches d’Autriche, de Carinthie, de Brandebourg, de Danie, de Rhétie Il advint par la suite que beaucoup de ces territoires se muèrent en margraviats ou marquisats (du titre donné à ceux qui y commandaient) et qu’ils servirent d’embryon à des principautés ou à des royaumes. Ainsi l’Autriche, marche créée contre les Hongrois deviendra margraviat sous Othon II puis duché en 1150 et archiduché en 1453. Aux flancs de l’empire, à droite et à gauche, se trouvaient les duchés de Bohême et de Lorraine. Le premier en faisait partie bien que pratiquement indépendant. La Bohême, de duché héréditaire, fut érigée en royaume en 1092 et demeura à ce titre dans l’empire. La situation de la Lorraine, dès alors disputée par les civilisations allemande et française, n’était pas claire. On y parlait les deux langues ; ses limites se trouvaient mal définies ; elle était « à cheval sur les vallées divergentes de la Moselle et de la Meuse ». Ses évêques et ses seigneurs dont l’un en 911 s’était fait duc lui-même commencèrent par s’orienter vers la France puis ensuite du côté de l’Allemagne qu’illustraient à ce moment les succès d’Othon le grand. Ce dernier donna le titre de duc de Lorraine à son frère Bruno archevêque de Cologne qui divisa le pays en deux portions : la Basse-Lorraine ou Brabant où se formèrent les comtés de Luxembourg, de Namur, de Hainaut, de Hollande et les principautés épiscopales de Liège et d’Utrecht — et la Haute-Lorraine qui demeura duché, mais dont furent pratiquement distraites et traitées en cités indépendantes les trois évêchés de Metz, Toul et Verdun.

Tels étaient les domaines du roi d’Allemagne sur lesquels il exerçait un pouvoir dont le caractère dépendait en somme de son caractère personnel. Un Othon, un Frédéric Barberousse étaient aptes à dominer les duchés de haut ; mais des souverains trop jeunes ou de valeur insuffisante ne pouvaient qu’être le jouet de vassaux trop puissants. Ce roi était élu en théorie par les « six nations » à savoir Saxe, Franconie, Souabe, Bavière, Lorraine et Frise. Ces deux dernières ne comptèrent que très passagèrement et en fait l’élection fut le plus souvent illusoire. Elle ne devait devenir régulière que vers 1254 après la dissolution du Saint-empire lorsque l’usage s’établit de n’y faire concourir que sept personnages : les archevêques de Mayence, de Trèves et de Cologne, le roi de Bohême, le prince Palatin du Rhin, les princes électeurs de Saxe et de Brandebourg.

Que si nous passons maintenant au royaume d’Italie nous le trouvons dans une situation bien moins définie encore que ne l’était l’Allemagne. L’Italie du début du xime siècle comprenait principalement : les États de l’Église, les domaines de l’évêque de Trente, des archevêques de Milan et de Ravenne, le comté de Toscane, les duchés de Spolète et de Bénévent et quelques autres principautés de moindre importance. En Allemagne si le roi n’était pas toujours obéi de ses ducs, du moins ceux-ci l’étaient plus ou moins dans leurs duchés. Mais la caractéristique de l’Italie d’alors, c’est que le titulaire du pouvoir dominait parfois chez son voisin mais n’était presque jamais le maître chez lui. Un temps, après l’effondrement de la puissance lombarde, les archevêques et évêques avaient eu en mains la direction effective des villes du nord ; ils représentaient la seule autorité alors viable : peu à peu l’administration, la justice, la police étaient tombées sous leur dépendance. Mais cela ne pouvait durer. Des cités comme Milan qui approchait du chiffre de trois cent mille habitants devaient en arriver à réclamer le contrôle de leurs affaires d’autant que, là comme dans d’autres localités moins peuplées, le progrès du commerce avait fait naître des corporations qui, d’abord protégées et encouragées par l’évêque, ne tardèrent pas à entrer en conflit avec lui. Le prestige de celui-ci du reste était en fonction du prestige de la papauté. Or la papauté comme nous l’avons dit ailleurs, traversait une crise lamentable. Toutes sortes de scandales l’avaient affaiblie. Rome était déchirée par les factions. Des seigneurs avaient bâti leurs tours crénelées au milieu des temples antiques qu’ils achevaient de détruire. C’étaient dans les rues d’incessantes batailles. Les autres villes du patrimoine pontifical n’étaient guère mieux partagées. Le Saint-siège ne s’en faisait obéir que de façon très intermittente par l’envoi de « légats » plénipotentiaires brandissant la seule arme qui fut à sa disposition, l’excommunication : arme toujours redoutée mais dont pourtant il ne fallait pas abuser sous peine de l’émousser rapidement. La situation juridique des États de l’Église n’était pas claire. Relevaient-ils, en dernière instance, de l’empire ? À quel titre le pape y dominait-il ? En était-il propriétaire ou usufruitier ? À Bénévent, ancien duché lombard émancipé, les Byzantins avaient repris pied et ils prétendaient à la possession recouvrée de l’ancienne grande-Grèce moins la Sicile que détenaient les Arabes. En Toscane les souverains de lignée mi-germanique se trouvaient aux prises avec la même effervescence municipale. Quant aux républiques maritimes, Venise, Gênes, Pise, principalement préoccupées de leurs intérêts commerciaux, elles se tenaient volontiers en dehors des querelles italiennes.

Certes il n’était pas commode de gouverner de pareils États. Othon II (972-983) en fit la prompte expérience et, comme s’il n’avait point assez des difficultés à surmonter en Allemagne et en Italie, il en vit surgir avec la France. Le roi Lothaire ayant voulu reprendre la Lorraine, Othon ravagea les provinces françaises de l’est et s’en vint camper à Montmartre (978) mais il ne chercha pas à pousser plus loin une aventure dangereuse. Sa femme Théophano était une princesse byzantine dont son père avait eu grand’ peine à obtenir pour lui l’alliance. Une première ambassade conduite par l’évêque de Crémone, Luitprand, en 968 y avait échoué. C’est elle qui nous a valu de si curieux détails sur la cour de Byzance : Luitprand était un observateur sarcastique mais très perspicace. Nicéphore Phocas avait répondu à ses ouvertures en réclamant comme prix de son consentement « Rome et Ravenne ». C’était une fin de non-recevoir. Quelques années plus tard, Jean Tsimiscès s’était montré plus accommodant et le mariage tant désiré par le nouveau césar s’était accompli. Théophano se trouva régente lorsque son mari mourut laissant pour héritier un enfant de trois ans. Chose singulière, un trône si frêle se maintint. Couronné empereur à sa majorité (996) Othon III voué à une disparition prématurée eut le temps d’esquisser une politique qui fait de ce règne un épisode attachant de l’histoire. Maître de l’élection pontificale de par le rude geste d’emprise de son grand-père, il fit élire le moine français Gerbert qui, peu d’années auparavant, s’était employé avec succès à rénover la royauté française en instaurant la dynastie capétienne. Gerbert, maintenant âgé, jouissait d’une immense renommée en Europe à cause de l’étendue de ses connaissances. Il prit le nom de Sylvestre II. Othon III délaissant les brumes du nord se fit construire un palais à Rome, sur l’Aventin. Alors entre le vieux pape et le jeune césar une entente se noua pour la rénovation et la paix du monde. Othon avait vingt ans. Il faut en tenir compte si l’on veut apprécier sa bonne volonté. L’enfantillage de certaines de ses reconstitutions s’explique alors et si la formule de la collaboration esquissée apparaît bien utopique, on ne l’en juge pas moins respectable. Othon mourut en 1002 et Sylvestre le suivit au tombeau. Pour qu’une action simultanée du pape et de l’empereur pût influencer la chrétienté de façon durable, il eût fallu qu’ils commençassent par pacifier d’un commun accord l’Italie et pour cela, que l’Allemagne fût elle-même calme et ordonnée. Elle n’était ni calme ni ordonnée. Non que de grands périls se fussent affirmés aux frontières. Il y avait bien à batailler parfois contre les Hongrois ou les Polonais, mais ni ces conflits ni même l’humeur difficile des Saxons volontiers révoltés ne mettaient en danger sérieux l’homogénéité du pays. Il en était autrement de la multiplication des châteaux et des abbayes fortifiés. Là comme ailleurs le principe féodal faisait son œuvre de déchéance et d’affaiblissement moral. Tant qu’il n’y avait eu en présence que quelques seigneurs et quelques prélats titulaires de fiefs considérables, il avait été possible de les neutraliser plus ou moins par opposition les uns aux autres. Les premiers empereurs n’avaient pas manqué de recourir à une semblable politique. Avec les progrès de la petite féodalité, elle devenait d’application malaisée.

Sur ces entrefaites, l’empire bénéficia d’un agrandissement considérable. Le traité de partage signé à Verdun en 843 entre les fils de Louis le débonnaire avait ressuscité l’ancien royaume des Burgundes à peu près tel qu’au temps du roi Gondebaud. Lorsque les Francs jadis s’en étaient emparés, l’un d’eux Clotaire y avait taillé la part de son fils Gontran. Et Gontran avait régné pendant trente trois ans sur des États disparates, les gouvernant de sa capitale, Chalons. Il y avait eu là un cas rare de stabilité au milieu de l’agitation ambiante. Du temps de Gontran déjà s’affirmaient quelques fissures dans l’unité bourguignonne. La partie « transjurane » (pays de Vaud, Savoie) tendait à diverger d’avec la partie « cisjurane » laquelle elle-même se désagrégeait en Haute Bourgogne (future Franche-comté) et Basse Bourgogne (futur duché). La passagère unité carolingienne effaça théoriquement ces distinctions. Il n’y eut plus là qu’un des vastes « cercles » de l’empire de Charlemagne. Mais le traité de Verdun consacra l’existence de la Lotharingie, cette suite bizarre d’États tampons allant de la mer du Nord à l’Adriatique et que Lothaire lui-même, la sentant impropre à vivre ainsi constituée, disloqua en faveur de ses propres fils. L’un d’eux, Charles, se trouva de la sorte investi sous le nom de roi de Provence d’un royaume qui ne comprenait pas seulement la Provence mais le Dauphiné, Lyon, la Savoie et le pays de Vaud. Un quart de siècle plus tard (879) la descendance de ce prince s’étant éteinte, les prélats et les seigneurs bourguignons se donnèrent eux-mêmes un souverain en la personne de Boson, comte de Vienne. Cela n’empêcha pas la désagrégation dont nous relevions à l’instant les prémisses de s’opérer. Ces événements l’avaient simplement retardée. Les héritiers de Boson furent réduits à la Provence et à la vallée du Rhône ; la Basse Bourgogne devint un duché à la tête duquel allaient se succéder quatre siècles durant des souverains étroitement associés à la vie de la France capétienne. Quant à la Bourgogne transjurane, elle s’émancipa et se donna pour roi Rodolphe fils du comte d’Auxerre (888). Sa dynastie devait se maintenir cent vingt-cinq ans. Rodolphe II dépouilla le petit fils de Boson de la Provence. Ainsi se trouva constitué entre ses mains un État riche et puissant mais si artificiel que, ne sachant sous quel nom le désigner, on l’appela le royaume d’Arles. Il allait de la Méditerranée à l’Aar et couvrait en somme tout l’est de la France. Ses capitales étaient Arles et Lausanne. Or le roi Rodolphe III qui n’avait pas d’enfants et était un prince versatile et sans énergie se laissa persuader de léguer ses États par un testament qu’il voulut ensuite mais vainement annuler, au fils de sa sœur, l’empereur allemand Henri II (1016). Nous dirons tout de suite pour n’avoir plus à y revenir comment devait tourner cette affaire du point de vue allemand.

Henri II avait été élu comme successeur d’Othon III mort sans postérité. De 1039 à 1125 trois autres Henri se succédèrent par hérédité directe mais tous furent engagés dans d’âpres luttes, tant contre le Saint-siège que contre les féodaux allemands — si bien que le mirifique héritage finit un jour par s’évanouir sans avoir jamais été assimilé. En effet ni Frédéric Barberousse en 1157 ni Frédéric II en 1215 ne devaient être plus heureux dans leur tentative pour affaiblir la résistance des seigneurs bourguignons en les opposant les uns aux autres. Déjà du vivant de Rodolphe III, ceux-ci se montraient peu maniables. À sa mort, leur esprit d’indépendance s’affirma. C’étaient les comtes de Maurienne, de Provence, d’Albon les uns ancêtres de la maison de Savoie, les autres tiges des « Dauphins » du Viennois ; c’était cet Othon Guillaume « comte de la Haute Bourgogne » et si complètement maître chez lui que ses domaines en prirent le nom de « Franche-comté ». Frédéric Barberousse ayant pénétré par mariage dans sa maison crut pouvoir en tirer profit pour établir sa domination dans la vallée du Rhône. C’est alors qu’il tint à Besançon une assemblée où parurent des princes et des ambassadeurs de tous les pays. Mais il ne gagna rien. En vain ses successeurs confièrent-ils le pays de Vaud aux sires de Zäringen et la région d’Arles aux seigneurs des Baux ; ces investitures intéressées demeurèrent sans effet. Ni les marchands marseillais ni les hérétiques provençaux tour à tour menacés ou flattés ne fournirent de point d’appui stable. Le pape Innocent IV traqué par l’empereur ne trouva pas de plus son abri que dans la ville de Lyon dont son adversaire se prétendait le souverain et qu’aussi bien le roi de France devait peu après réannexer. Quant à la Savoie érigée dès 1027 en comté séparé, le germanisme n’y progressa pas mieux Telle fut cette « première bataille de Bourgogne » dont le récit est ici à sa place et qu’on a le tort de considérer comme un à-côté de l’histoire. Elle en constitue bien au contraire un des plus importants carrefours, l’un de ceux où s’est le mieux affirmé et fortifié le destin de la civilisation celto-romaine.

On a souvent répété que c’était la querelle dite des « investitures » qui avait mis aux prises le Saint-empire et la papauté. L’affirmation est trop simpliste. En réalité le conflit fut complexe et les intérêts matériels n’entrèrent pas seuls en jeu. Après les scandales qui avaient un temps déshonoré les élections pontificales, l’intervention d’Othon ier s’était révélée bienfaisante. Mais la répétition du même geste par ses successeurs en fit sentir le danger. Une série de papes allemands furent ainsi imposés après le pontificat de Gerbert et un jour vint où Henri iii (1039-1056) se crut autorisé à désigner tout simplement pour occuper la chaire de St-Pierre son confident et ami l’évêque de Toul. Ce prélat du reste devenu Léon ix, se montra zélé partisan de la réforme du régime électoral du Saint-siège. Cette réforme était réclamée par une grande partie de l’opinion. Hildebrand (le futur Grégoire vii) dont l’action commença de s’exercer au même moment, prétendait y trouver l’occasion et le point de départ d’une régénération totale de l’Église. Or pour le tenter, il fallait reprendre en mains la direction des rouages ecclésiastiques et, pour la reprendre, il était nécessaire d’en finir avec les ingérences du pouvoir temporel. Ces ingérences se produisaient en Allemagne de façon permanente. Non seulement les princes laïques avaient accaparé la nomination des évêques — laquelle théoriquement au moins appartenait encore aux fidèles — mais ils en faisaient l’objet d’un trafic ; et ce trafic se reproduisait à tous les degrés de la hiérarchie. Tout était devenu fief et se vendait : l’abbaye, l’évêché, le poste de curé, la dignité de chanoine. Moins le seigneur était fortuné, plus il tenait à cette source de revenus et se préoccupait de ne pas la laisser tarir. Par ailleurs beaucoup de religieux et même de laïques s’indignaient de cet état de choses et voulaient qu’on en revint à l’esprit de l’Évangile. De là l’animosité, la violence avec lesquelles les partis se formèrent et s’affrontèrent. D’autres causes de division surgirent. Il y avait des partisans ardents de l’élection du souverain ; leurs adversaires tenaient pour l’hérédité. L’élément saxon prétendait imposer sa loi comme le plus fort dans l’empire ; l’élément bavarois, comme le plus ancien. Dans les villes, les corporations s’unissaient pour défendre leurs franchises ou bien se déchiraient entre elles. Des institutions, des coutumes, une législation s’élaboraient qui différaient d’un lieu à l’autre. Cette agitation révélatrice d’une extrême vitalité, eut pu être féconde si les empereurs n’avaient pas été constamment distraits de leur tâche germanique par le souci des affaires d’Italie. Par malheur, les passions qui se donnaient libre cours dans un des deux pays provoquaient aussitôt une répercussion dans l’autre et comme, entre l’Allemagne et l’Italie, nulle similitude mentale ou organique n’existait, ces répercussions empêchaient toute politique réfléchie et suivie. Il y faut ajouter l’orgueil grandissant dont s’imprégnaient de part et d’autre les théories gouvernementales. Nous l’avons déjà vu pour ce qui concerne les papes. Quand, de son côté, Frédéric Barberousse appelait les rois de France et d’Angleterre « reges provinciarum », traitant leurs pays comme des portions de son empire ou bien quand il écrivait à l’empereur grec que « ses prédécesseurs, les glorieux césars romains, lui ont donné le droit de gouverner non seulement l’empire mais le royaume de Grèce » il passait à la fois les bornes de l’outrecuidance et du bon sens. À ce moment là, il n’y avait déjà plus de coopération possible entre le pape et l’empereur autrement que pour des cas isolés et de façon momentanée. Le temps était loin où Sylvestre II et Othon III rêvaient d’un partage amical de l’autorité suprême. Mais du moins aurait-on pu comprendre l’inanité du jeu qui consistait à susciter des anti-papes ou à proclamer la déchéance du souverain régnant. Aucun des antipapes ne l’emporta. En vain, Henri IV, par revanche de l’humiliation que Grégoire VII lui avait infligée à Canossa, conduisit-il le sien à Rome pour l’intrôniser. En vain plus tard Frédéric essaya-t-il d’en faire autant. Il leur fallut céder. Il y avait pour les papes plus de facilité à se conformer aux enseignements donnés par Grégoire VII que pour les empereurs à se tenir dans la ligne tracée par Othon le grand. Autour de ceux-ci, la politique était mouvante tandis que la foi fournissait aux premiers un appui stable : foi des humbles qui restait vivace et naïve et aussi foi des grands que la peur du châtiment mérité par leurs crimes tourmentait généralement au soir de la vie. De là plus de continuité dans l’action pontificale, que celui qui la dirigeait fût un Italien, un Allemand, un Français ou même un Anglais comme Adrien IV, le seul Anglais jamais élevé au rang de « vicaire du Christ ». Le Saint-siège n’eut pas absolument gain de cause dans l’affaire des investitures ; des « compromis » comme celui de Worms (1122) ne signifiaient pas grand’chose. Dans l’ensemble pourtant l’empire fut manifestement le vaincu.

Parmi les empereurs allemands Frédéric Ier dit Barberousse occupe une place à part. Son règne de trente huit années (1152-1190) s’il ne s’est pas soldé en résultats définitifs quant aux faits, marque dans l’évolution des idées servant de base au germanisme, l’étape la plus essentielle. D’abord par la proclamation du droit à l’héritage romain. « C’est en Germanie, répond l’empereur aux envoyés d’Arnaud de Brescia, que réside toute entière aujourd’hui l’antique majesté du peuple romain. » Avant lui on l’a pensé sans doute mais nul n’a osé le déclarer avec cette netteté. Quoiqu’il en soit, les Allemands sont les légataires universels de l’ancien empire ; voilà qui est établi. Cette hantise du passé impérial est telle que lorsqu’un peu plus tard, Philippe de Souabe sera élu, il se tiendra pour le deuxième du nom à cause de ce Philippe l’arabe qui par hasard, mille ans plus tôt, revêtit la pourpre romaine. Dans la façon dont Frédéric manie alternativement ou simultanément le glaive et le parchemin il n’est pas moins intéressant à considérer. Le premier, il aperçoit la valeur éventuelle des titres juridiques et des arguments profitables qu’on en peut extraire. Il entretient des légistes qui commentent et au besoin maquillent les documents quand ils n’en forgent pas de toutes pièces[1]. Tout de même pour achever une entreprise que d’habiles interprétations ont amorcée, il n’a confiance qu’en la force, argument suprême. Cette force doit être hautaine, calculée et froidement impitoyable. Frédéric n’est pas cruel pour le plaisir de l’être ; il ne se complait pas, comme le fera son fils Henri VI, à ordonner d’abominables supplices mais il sait « durcir son visage comme une pierre » selon l’expression d’un témoin oculaire de la capitulation de Milan. Cette capitulation obtenue en 1162 après trois ans d’efforts lui permet de quitter l’Italie où il séjourne malgré lui depuis 1158. Il a dépensé pour la dompter une énergie et une persévérance remarquables mais que ne vient féconder aucune souplesse de compréhension. Il repart, ayant installé dans les villes des « podestats », magistrats importés du dehors qu’il se propose de déplacer assez fréquemment et qui tiendront leurs administrés sous le joug. Il serait fort étonné si on lui apprenait, en le faisant lire dans l’avenir, que par tout ce qu’il vient d’accomplir en Italie, il a préparé des résistances ultérieures qui auront raison de sa ténacité, que ses exactions ont abouti à créer un sentiment national, qu’il a accru la popularité de son adversaire pontifical en lui fournissant l’occasion de s’inféoder à la cause italienne, bref que sa politique a été exactement le contraire de ce qu’elle aurait dû être et produira des effets diamétralement opposés à ce qu’il espérait. Ces erreurs de calcul sont fréquentes chez lui. Frédéric n’attend-il pas trop aussi de la hiérarchie et de l’ostentation ? Il les aime l’une et l’autre. À Aix-la-Chapelle en 1165 quand il prétend canoniser Charlemagne, à Arles, à Mayence lors de la Diète de 1184 à laquelle prennent part plus de soixante-dix princes et soixante-dix mille chevaliers, il s’environne d’une pompe excessive. D’autre part autour de lui, tout est réglementé et réglé. Il décide qu’à sa cour les ducs de Saxe seront maréchaux, les rois de Bohême, échansons. Il répartit des « chancelleries » d’Allemagne, d’Italie et « des Gaules » entre les archevêques de Mayence, de Cologne et de Trèves. Toute la société féodale est divisée en six classes ou « boucliers » ; dans la première, le souverain seul ; dans la seconde, les princes ecclésiastiques ; dans la troisième, les princes laïques et ainsi de suite. Rien de pareil en France ou en Angleterre.

La plus grande erreur de Frédéric Barberousse fut sans doute de préparer l’accession de son fils au trône de Sicile en le mariant en 1186 avec l’héritière du royaume normand, Constance, de dix ans plus âgée que lui. À l’occasion de ce mariage, il le proclama « césar » dans une fête donnée à Milan. Trois ans plus tard, le roi de Sicile Guillaume II mourait, la prise de Jérusalem par Saladin provoquait l’organisation d’une croisade et Frédéric Barberousse partait pour la Terre-sainte où il devait périr aussitôt d’un accident. Henri VI se trouva soudainement en face d’une double tâche qui excédait absolument ses moyens. Affolé d’orgueil, il noya dans le sang une insurrection de ses sujets siciliens. Il préparait une expédition contre l’empire grec qu’il prétendait annexer à son propre empire, expédition déguisée sous une apparence de croisade. Un de ses derniers actes en Allemagne fut pour exiger des princes allemands l’acceptation d’un décret supprimant l’élection et établissant le droit de succession héréditaire au trône impérial. Les princes cédèrent d’abord puis, l’empereur parti, s’assemblèrent à Erfurth pour annuler la décision prise. Par bonheur pour tout le monde, Henri VI mourut. Il laissait un fils en bas âge qui devait être Frédéric II. Celui-ci régna en Sicile sous la tutelle de sa mère puis après la mort de Constance, sous celle du pape Innocent III. Pendant ce temps l’empire passait à d’autres. Philippe de Souabe occupa le trône. Puis ce fut Othon IV (1208-1218) le vaincu de Bouvines. Alors Frédéric II récupéra la couronne de son père. S’il fallait le juger par ses actes impériaux, il ne prendrait pas rang au dessus de la moyenne de ses prédécesseurs. Mais il semble bien qu’il n’ait témoigné qu’un intérêt de commande à tout ce qui n’était pas la Sicile. Là seulement il se plut et sut donner la mesure de sa valeur. Certes on le trouve partout en ce siècle agité. Il intervient à Jérusalem dont il s’était fait roi et, en même temps, il protège les musulmans et traite avec eux. Il est mêlé à toutes les querelles allemandes ; tantôt il favorise ses grands vassaux, tantôt il leur tient tête ; tantôt il s’appuie sur les municipalités, tantôt il les combat. Mais précisément cette absence de suite caractérisant sa politique hors de la Sicile contraste sans cesse avec l’étincellement continu de son rôle comme précurseur de la Renaissance. Quand il meurt en 1250, irrité, injuste, soupçonneux, désorienté, on dirait qu’il n’a su qu’amonceler des ruines mais sur ces ruines, il a jeté la graine de la passion artistique et intellectuelle ; et la moisson germera. Voilà son vrai rôle et sa vraie gloire. Après lui sa succession se liquide tragiquement. En Allemagne son fils Conrad IV règne à peine. En Italie son petit-fils, Conradin, le dernier des Hohenstauffen, est pris et mis à mort par Charles d’Anjou, le prince français auquel de sa propre autorité et contre tout droit, le pape a transféré la royauté sicilienne. Le Saint-empire n’est plus qu’un nom. On a peine à lui trouver des titulaires et encore sont-ce des étrangers : Guillaume de Hollande, Richard d’Angleterre, Alphonse de Castille… Richard ne se montre guère et Alphonse point du tout. L’anarchie s’étend de tous côtés

  1. Tel son chapelain et « notaire », Gottfried plus tard évêque de Viterbe (1184) et connu sous le nom de Godefroi de Viterbe. On le croit l’auteur d’un texte falsifié attribué à Charlemagne et portant que les Germains de l’ouest seraient dorénavant appelés Francs.