Histoire universelle/Tome III/V

Société de l’Histoire universelle (Tome IIIp. 46-59).

L’ANGLETERRE ET LES SCANDINAVES

Lorsque l’an 55 av. J.-C. César y avait débarqué, les Îles Britanniques étaient des terres celtes. Elles ne l’avaient pas toujours été. Les Gaëls arrivés les premiers s’y étaient substitués, croit-on, à une plus ancienne population d’origine ibérique et probablement assez clairsemée. D’autres Celtes les avaient rejoints qu’on appelait les Bretons. Les idiomes permettent encore de distinguer leurs descendants. La langue que l’on parle en Irlande et dans les highlands d’Écosse diffère de celle des Gallois actuels lesquels sont plus proches parents des Bretons de France. Par la suite, de nouveaux contingents venus de Belgique et de Gaule avaient passé dans l’archipel britannique dont le celtisme ainsi renforcé se présentait au temps de la tentative romaine comme très compact et très complet. Cette tentative fut lente à se préciser en raison même de l’opposition qu’elle devait rencontrer. César, nous l’avons vu, n’avait cherché qu’à intimider les habitants pour les décourager d’entreprendre des expéditions en Gaule. Quatre-vingt-dix ans plus tard, sous l’empereur Claude (43 ap. J.-C.), les Romains dessinèrent une nouvelle offensive et sous Domitien, le célèbre Agricola étendit leur pouvoir à toute la région qui devait plus tard porter le nom d’Angleterre. Mais on renonça dès alors à soumettre l’Écosse et il ne semble pas qu’aucun légionnaire ait foulé le sol irlandais. Dans cette île et dans le pays de Galles, le celtisme irréductible se mura autour de Druides impénitents retournés aux pratiques barbares des premiers âges et dont l’île d’Anglesey fut le dernier repaire. De même la région montagneuse de l’Écosse. Les « Pictes » qui s’y étaient retranchés étaient des celtes ayant conservé l’habitude de se peindre le corps en couleurs éclatantes pour effrayer l’adversaire dans la bataille ; d’où leur nom de Picti ou hommes peints. L’empereur Adrien fit construire une ligne de fortification pour leur barrer la route et en 208 Septime Sévère en construisit une autre plus avant. La première était à la hauteur de Newcastle ; la seconde, à celle de Glasgow et d’Édimbourg. Septime Sévère, nous l’avons dit, mourut à York l’an 211. Le calme et l’ordre régnèrent en général en Angleterre sous la domination romaine. Mais il ne s’y développa qu’une prospérité moyenne et aucune fusion ne s’y dessina jamais entre indigènes et dirigeants. Le sol était principalement aux mains de grands propriétaires ; il n’y avait point de villes, seulement de grosses bourgades. En somme, rien n’y rappelait la Gaule romaine.

Les incursions germaniques commencèrent au ivme siècle. En 365 des bandes saxonnes parurent qui furent bientôt chassées. Mais les Celtes indépendants d’Écosse et d’Irlande profitèrent de l’occasion pour descendre en Angleterre et y attaquer les légions. Stilicon[1] venait de les refouler (400 ap. J.-C.) lorsque se produisit sur le continent le grand mouvement de peuples provoqué par la marche en avant des Huns et qui exigea le rappel de l’armée romaine. Dès lors l’Angleterre livrée à elle-même se vit en proie à l’anarchie et aux ravages de ses voisins celtes. Les habitants pour se défendre attirèrent les Saxons qui débarquèrent à l’entrée de la Tamise (449) et trouvant le pays à leur gré ne voulurent plus, leur besogne remplie, retourner chez eux. Une lutte interminable s’en suivit que domine la légendaire figure du roi Arthur. Qui était-il ? Où régna-t-il ? L’histoire n’en sait rien. Elle ne peut qu’enregistrer la prodigieuse popularité de ce héros brumeux. Il est aussi question dans divers récits d’un chef celto-romain qui aurait tenu tête aux Saxons et remporté sur eux près de Bath une victoire retentissante. Les envahisseurs pourtant eurent le dernier mot puisqu’ils réussirent à établir des principautés dont Londres, Winchester, Chichester, Cantorbéry furent les chef-lieux. Par la suite, d’autres principautés s’y ajoutèrent avec York, Leicester et Norwich pour centres. Celles-ci étaient l’œuvre des Angles dont l’établissement (542-584) paraît avoir été beaucoup plus réfléchi et définitif que celui des saxons car ils vinrent moins en pirates chercheurs d’aventures et de butin qu’en émigrants successifs ayant abandonné volontairement leurs foyers pour aller s’en créer d’autres ailleurs.

Vers le même temps des événements singuliers se produisirent dans le pays auquel ces nouveau-venus devaient donner leur nom. Le christianisme y avait été introduit dès le début du iiime siècle par des missionnaires venus de Gaule. Il n’avait pas tardé à se répandre et des sièges épiscopaux s’étaient créés. Un siècle plus tard, en 314, au concile d’Arles avaient participé les évêques de Londres, d’York et de Lincoln. Ces noms ne désignaient encore, cela va de soi, que de très pauvres bourgades, des agglomérations de demeures primitives, pour la plupart basses et enfumées. L’intérêt pour la foi nouvelle y était pourtant suffisant pour que des querelles dogmatiques y prissent naissance. Un moine celte du nom de Pélage s’éleva contre la notion du péché originel et s’attacha à en démontrer l’absurdité. C’était là un point sur lequel l’enseignement des premiers Pères avait pu paraître ambigu ; ils opposaient en effet la doctrine de la liberté humaine au fatalisme très répandu chez les païens ; mais, anxieux de lutter contre l’orgueil et d’encourager l’humilité, ils insistaient en même temps sur la corruption naturelle à l’homme et sur l’impossibilité d’y échapper sans le secours de Dieu. L’initiative de Pélage — bientôt dépassé par ses disciples — ne conduisait à rien moins qu’à nier l’utilité de la grâce divine ; des disputes passionnées ne pouvaient manquer d’en résulter. En 429 le pape envoya en Angleterre l’évêque d’Auxerre afin d’y combattre l’hérésie. Or ce n’était pas seulement d’une hérésie qu’il s’agissait. L’Église celte accusait des tendances indépendantes déjà marquées et qu’allait grandement accentuer la création par les Saxons et les Angles des sept principautés dont l’ensemble est généralement désigné sous le nom d’Heptarchie anglo-saxonne. Ces barbares, en effet, étaient païens ; les Angles, moins violemment mais les Saxons avec frénésie. Leur premier soin fut de pourchasser les croyances chrétiennes. L’église celte se trouva coupée de toute communication avec Rome. Le peuple préférait encore la persécution, dit-on, à la conversion des barbares « par la crainte où ils étaient de les rencontrer dans le paradis ». Mais il n’y avait pas que le peuple ; il y avait les monastères où fleurissait une culture classique tout à fait inattendue. De fondation récente, ils se remplissaient de représentants de la civilisation romaine que sa chute avait consternés et désemparés et qui venaient de loin y chercher la paix et l’oubli. Patrick, l’apôtre de l’Irlande appartenait à cette aristocratie ; son père avait fait partie du sénat de la ville de Boulogne. Débarqué en Hibernie, comme on appelait alors l’Irlande, il déploya un zèle égal à gagner les âmes et à orner les esprits. Le mouvement amorcé avant lui mais auquel son action apportait un tel renfort devait s’étendre aux Hébrides et de là à l’Écosse. Le célèbre monastère d’Iona[2] devint un centre d’études latines. Les institutions ecclésiastiques qui se développaient à l’ombre de cette science laïque rappelaient celles de la toute primitive Église. La vie de couvent n’y comportait ni vœux perpétuels ni célibat forcé ; dans les temples, il n’y avait ni autels ni images d’aucune sorte. La hiérarchie sacerdotale était réduite au strict minimum et l’on était animé à l’égard de la papauté d’un sentiment respectueux mais sans aucune notion d’obéissance obligatoire. Bref il y avait là comme une sorte de protestantisme sans protestation, inconscient, dépourvu de tout esprit de réaction et mélangé de liberté individuelle, de charité et de culture intellectuelle.

La conversion des Angles fut entreprise par le pape Grégoire le grand. Traversant à Rome, avant son avènement, le marché des esclaves, il s’était arrêté frappé d’admiration devant des adolescents blonds aux yeux bleus qui s’y trouvaient exposés pour la vente ; il avait demandé leur origine. Ce sont des Angles, avait répondu le marchand. « Non Angli, sed angeli » (non pas des Angles mais des anges !) s’était exclamé Grégoire. Devenu pape, il confia l’évangélisation de ce peuple lointain à quarante moines ayant à leur tête l’un d’eux nommé Augustin. Ces envoyés réussirent à gagner la confiance d’un des princes de l’Heptarchie, celui de Cantorbéry ; sa femme, petite fille du roi Clovis était déjà chrétienne. En 597 il se fit baptiser avec dix mille de ses sujets. Augustin devint archevêque de Cantorbéry et le christianisme fit dès lors de rapides progrès dans toute l’Heptarchie.

Mais en face de cette Église anglo-latine si fortement attachée à la papauté dont elle était directement issue se tenait toujours l’Église celte, point hostile, demeurant néanmoins fidèle à ses doctrines et à ses coutumes. On essaya de s’entendre. On discuta en de nombreuses rencontres sans parvenir à se convaincre réciproquement. Il advint parfois que les princes barbares récemment convertis assistassent aux controverses. On conte que l’un d’eux entendant citer la parole du Christ à l’apôtre Pierre : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église », s’enquit « si le Seigneur avait réellement parlé ainsi » et, la réponse ayant été affirmative, se prononça en faveur de l’entière soumission au siège de Rome de crainte de mécontenter « celui qui était le portier du paradis ». Les divergences entre les deux groupes eurent ce résultat bienfaisant d’alimenter entre eux une véritable émulation. À l’exemple de sa savante rivale, l’Église anglo-latine se dépensa en efforts pour créer et entretenir des centres de culture. Un moine grec de Tarse, Théodore, nommé en 669 archevêque d’York donna aux études en même temps qu’à l’architecture et au chant une très forte impulsion. Dès lors Rome l’emportait. Elle pouvait compter sur l’attachement absolu du clergé et des fidèles. L’Angleterre devenait son fief par excellence à l’heure où de ce pays précisément allait sortir le grand mouvement d’évangélisation de la Germanie, mouvement dont nous avons parlé plus haut.

Des changements politiques s’accomplissaient d’autre part en Angleterre. L’Heptarchie disparut. En 827 le roi Egbert réunit sous son sceptre la presque totalité du territoire jadis occupé par les légions. Des destins heureux semblaient s’annoncer pour la nouvelle monarchie encore qu’elle fût toujours exposée à des incursions de ses turbulents voisins, les Celtes d’Écosse et du pays de Galles. Mais c’est sur un autre point de l’horizon que le vrai péril se leva. Les pirates danois recommençaient leurs ravages. Les Celtes de Cornouailles les avaient appelés. Depuis l’an 795 ils avaient déjà pris pied en Irlande. Tandis que le successeur d’Egbert était en pèlerinage à Rome, les Danois débarquaient dans son royaume.

La Scandinavie ne nous est connue avant la chute de l’empire romain que par de rapides éclaircies à travers le brouillard qui la recouvre. Les côtes sud de la Baltique intéressaient les anciens à cause de l’ambre qu’on y recueillait[3]. Ils croyaient volontiers les côtes nord perdues dans les glaces. La relation d’un grec de Marseille donne à penser que l’auteur connut la pointe méridionale de la Suède mais rien de précis n’en découle. Heureusement la découverte de très nombreux débris préhistoriques est venue combler les lacunes. Nous savons maintenant que la Scandinavie a été habitée de vieille date, sans doute plus de deux mille ans av. J.-C. Sans qu’il soit encore possible de déterminer l’origine de ces populations, il y a apparence qu’elles sont montées du sud. Un autre ordre de découvertes nous renseignent sur une époque moins reculée ; ce sont les objets et les monnaies trouvées en nombre inattendu : objets de fabrication étrusque ou phénicienne, monnaies romaines dont on suit la série jusqu’à la première moitié du iiime siècle de l’ère chrétienne. À ce moment on dirait qu’une barrière s’est élevée entre la Scandinavie et l’Europe continentale. Mais vers le vime siècle, le contact est rétabli. Les tombeaux d’alors renferment des monnaies de presque toutes les régions européennes. Ces alternances sont à noter ; elles correspondent aux périodes où l’Allemagne du nord et la Russie ont été troublées par les allées et venues de tribus fugitives ou affamées — période succédant à d’autres pendant lesquelles la prospérité et une paix relative s’étaient établies.

C’est surtout alors — lorsque la terre ferme se fait inquiétante ou désavantageuse à parcourir — que les expéditions maritimes des Scandinaves se multiplient. Les archipels, les estuaires, les fjords y incitent une jeunesse avide d’aventures et à l’entraînement de laquelle on dirait que la nature elle-même s’est voulu consacrer. On a commencé par faire du commerce et bientôt de la piraterie (profession réputée noble) au détriment des plus proches voisins. À ce sport on s’est enrichi. La population s’est accrue rapidement ; les appétits aussi. On décide d’aller plus loin. Des chefs ambitieux recrutent des équipages ; ils n’ont aucune peine ; l’offre abonde. Cadets sans patrimoine, indépendants qui ne veulent se plier à aucune règle sociale, révoltés qui ont quitté leur famille ou leur clan, simples audacieux qu’exalte le mystère des horizons inconnus, tous répondent en foule à l’appel. On les appellera les Normands, les « hommes du nord ». Ce sont indistinctement des Suédois, des Danois et des Norvégiens mais ces derniers dominent. Pillards effrontés capables d’agir férocement dès qu’ils rencontrent la moindre résistance, ils se montreront pourtant aptes aux plus incroyables assimilations, aux plus rapides transformations. Ils ont au plus haut degré le culte de la force individuelle (de la force incontrôlée par quoi ce culte se distingue de celui de la force grecque). « Je ne crois qu’à ma vigueur », dit l’un d’eux. « Mon frère et moi, dit un autre, nous n’avons foi que dans notre force ». Et un viking s’écrie : « Je n’ai aucune confiance aux idoles ; je ne me fie qu’à mon bras ». Il s’en faut pourtant que la race dont ils sont issus émerge seulement de la pleine barbarie. Loin de là. Elle apparaît très en avance sur ses cousins d’Allemagne. Elle a su écrire bien avant eux[4]. Elle a déjà une littérature étrangement imaginative et dont on dirait, selon la pittoresque expression de J. Revel, l’historien des Normands, que « le magnétisme polaire y maintient une exaltation intérieure ». Elle possède des lois mi-coutumières, mi-codifiées qui sont dignes d’États civilisés par la façon dont elles assurent le respect des liens de la famille, des règles de la justice, des privilèges de la propriété. Enfin son organisation politique s’achemine déjà vers cette trinité de royaumes qui traversera les âges intacte, jusqu’à nos jours.

Le viiime siècle est pour la Scandinavie, une époque d’intense activité. Un chef, Éric en établissant son hégémonie sur les petites principautés environnantes crée l’État suédois. Un « iarl » du Danemark, Garon le vieux unifie en même temps les terres danoises et pousse ses conquêtes jusqu’en Schleswig où il se heurte aux soldats d’Henri Ier d’Allemagne. Enfin en 873 Harald Harfagar assemble les Norvégiens sous son sceptre et ayant défait ses rivaux dans une grande bataille, il épouse la fille de son voisin Éric de Suède pour sceller entre eux une heureuse entente. Voilà toute l’histoire scandinave dont en quelques années, la silhouette future s’est dessinée. Mais dans ces pays de farouche indépendance individuelle, de tels événements n’ont pu s’accomplir ou même se préparer sans soulever bien des colères et des révoltes. Elle est typique en ce genre la déclaration d’un viking qui visite l’Islande en 863 (il y trouve d’ailleurs des missionnaires irlandais déjà établis) et fait connaître à ses compatriotes que là « l’homme peut vivre affranchi des tyrans et des rois ». Aussitôt, un iarl mécontent, Ingolf, vient s’y installer. C’est le fondateur de Rejkiavik qui se trouve être ainsi l’une des plus vieilles capitales. Derrière lui arrivent de nombreux Norvégiens fuyant la royauté d’Harald qui contrarie leurs instincts de liberté. Pendant ce temps, comme nous le verrons plus loin, d’autres Scandinaves sont en train d’organiser la Russie à travers laquelle depuis longtemps déjà ils voyagent et commercent. Enfin des bandes formées des éléments les plus remuants et les plus entreprenants et qui puisent dans leurs succès mêmes une audace grandissante exécutent des raids incroyables sur les côtes de France. À l’embouchure des fleuves ces hommes apparaissent à l’improviste ; ils remontent le cours de la Loire, de la Garonne, de la Seine. En un moment ils amassent un butin formidable car les populations affolées s’enfuient ; la Gaule n’a plus depuis longtemps de gouvernement et la France n’en a pas encore. Tout le ixme siècle à partir de l’an 830 se passe ainsi. Une fois les Normands parviennent jusqu’à Toulouse ; une autre fois ils mettent le siège devant Paris. Leur rapidité est inouïe, leur fureur de destruction souvent exacerbée. À la longue pourtant, il leur advient de vouloir « s’établir » quelque part et en finir avec une existence qui les lasse. En 911 ils se font céder la province qui prendra leur nom : la Normandie. Et un des plus grands phénomènes de l’histoire s’accomplit. Sur cette terre celto-romaine, fertile et peuplée, ils ne sont qu’une poignée. Ils en épousent la mentalité avec les intérêts. Dans le temps le plus court, ils en font non seulement le plus riche mais le plus français des duchés féodaux, non seulement le plus stable mais le mieux gouverné. Et c’est ainsi que cent ans après, le goût des aventures subsistant au fond des cœurs, le duc Guillaume se trouve prêt à « s’annexer » l’Angleterre tandis que les petits gentilshommes du Cotentin dont nous avons déjà conté l’histoire s’en vont se construire sous le ciel bleu de la Méditerranée des royautés encore plus imprévues.

Après une série d’attaques sans suite, les Danois avaient armé en 866 une flotte considérable qui s’était dirigée vers l’Angleterre. Une grande bataille gagnée par eux près d’York leur avait livré le pays. Ils l’avaient dévasté avec furie sans chercher à y créer d’autres établissements que ceux nécessaires à abriter leur butin. C’est bien ainsi qu’agissaient alors en France leurs frères, les pirates normands. Mais le souverain qui manquait à la France pour centraliser sa défense, l’Angleterre le posséda en la personne d’Alfred le grand. Les trente années qu’il régna (871-901) sont un honneur pour l’humanité. Il est peu de gouvernants dont l’œuvre échappe plus complètement à toute critique tant l’équilibre en est parfait. Héritant d’une situation désespérée, retiré avec une poignée de fidèles dans les bois marécageux où il éleva une sorte de citadelle, Alfred sut, de ce misérable asile, réveiller les énergies de ses sujets et les préparer à reconquérir la liberté. L’heure venue, il affronta l’ennemi avec la résolution tranquille des vrais héros. La victoire récompensa ses efforts. Dès 878 il imposait aux Danois un traité de partage qui ne leur laissait qu’un territoire désavantagé — l’est de l’île — encerclé par ses propres possessions. Alors de Winchester, sa capitale, il commença d’organiser un État presque moderne de rouages et de doctrines : une armée nationale basée sur le service obligatoire et divisée en troupes de marche, de places fortes et de marine, des tribunaux réguliers, un service de ponts et chaussées… Il assembla et codifia les lois et de sa propre main écrivit des traductions des livres qu’il jugeait aptes au progrès de son peuple. Il choisit notamment les cinq livres de Boetius « De la consolation par la philosophie » et les Histoires générales d’Orose et de Bède[5] Sous sa direction se rédigea la « Chronique », relevé des faits nationaux et compilation de tous les documents locaux relatifs à l’Angleterre. Cette chronique malheureusement trop brève pour notre curiosité fut la première de l’Europe écrite dans une langue moderne qui était déjà de l’anglais. Alfred attachait à la diffusion de l’instruction une si grande importance qu’il la voulait rendre obligatoire pour tous les hommes libres du royaume. On ne sait en vérité ce qu’il faut le plus admirer d’une pareille hauteur de vues ou de la force d’un caractère qui sut se maintenir jusqu’au bout semblable à lui-même. Car il ne paraît pas que l’exercice du pouvoir ait le moins du monde modifié la mentalité du roi, troublé sa pondération ou exalté sa vanité.

Par son homogénéité et son adaptation au milieu et aux circonstances l’œuvre d’Alfred le grand était préservée de ces réactions fatales dont l’histoire fournit de constants exemples. Aussi se développa-t-elle heureusement sous ses successeurs immédiats. Son fils Édouard (901-925), son petit-fils Athelstan (925-941) eurent des règnes prospères — dans la mesure toutefois restreinte où pouvait prospérer l’Angleterre d’alors qui était profondément handicapée par son isolement : isolement politique et surtout commercial. On cherchait bien des alliances matrimoniales sur le continent. Les trois sœurs d’Athelstan épousèrent, l’une Charles le simple de France[6], l’autre Hugues père de Hugues Capet et la troisième Othon le futur empereur d’Allemagne mais cela ne suffisait pas à créer des intérêts susceptibles de déterminer un appui armé en cas de péril. Au point de vue des échanges, l’Angleterre était trop pauvre pour servir de tête de ligne et d’autre part, n’étant sur le passage de personne, elle ne trouvait pas à s’enrichir. Pour y parvenir par ses propres ressources, il eut fallu à tout le moins une constante sécurité. Or les Celtes massés sur ses frontières en Écosse, en Irlande, dans le pays de Galles, en Cornouailles demeuraient irréconciliables et toujours prêts à s’entendre avec les pirates danois. De telles coalitions s’étaient renouvelées à plusieurs reprises depuis la mort d’Alfred. On en avait eu raison. L’armée restait solide. À défaut de progrès matériels, de grands progrès intellectuels étaient réalisés. Le prélat Dunstan, ministre éclairé, y veillait restaurant à point la morale ecclésiastique là où elle avait fléchi. Mais après lui une forte recrudescence de l’activité scandinave se manifesta comme précisément passaient sur le trône d’Angleterre des hommes insuffisants ou maladroits. Le barbare Suenon, roi de Danemark qui avait mis à mort son propre père et rétabli le culte des idoles débarqua en Angleterre, s’empara d’Exeter, de Salisbury, de Londres, de Winchester. Cantorbery fut pillée et l’archevêque égorgé (1010). Son fils Canut compléta la conquête. En 1017 l’Angleterre était tout entière entre ses mains. Alors s’opéra en lui une de ces extraordinaires transformations si symptomatiques des aventuriers scandinaves de ce temps. Les mains ensanglantées par une série de meurtres abominables, Canut parvenu à ses fins se mua brusquement en un souverain éclairé et bienfaisant. Aucune tyrannie, le maintien de toutes les lois et coutumes, la justice strictement rendue, des hommages posthumes à ceux que Suenon ou lui-même avaient mis à mort, une politique active et pacifique, enfin un pèlerinage à Rome où il obtint du pape des avantages appréciables pour ses sujets, telles furent les caractéristiques d’un règne qui s’était ouvert sous de si sombres auspices. Canut avait hérité dès 1018 de la royauté danoise par la mort de son frère. En 1028 il devint aussi roi de Norvège. En 1031 il parvint à établir sa suzeraineté sur l’Écosse si bien que lorsqu’il mourut en 1035 il gouvernait en somme tout le nord de l’Europe mais il le gouvernait en souverain anglais depuis Winchester. Or les Anglais ne représentaient dans ce vaste empire qu’une minorité. Rien ne souligne mieux la valeur des institutions d’Alfred le grand qui, cent trente ans après la mort de ce grand homme, étaient encore assez fortes pour s’imposer ainsi à des conquérants étrangers.

Sous les successeurs de Canut, son héritage se désagrégea rapidement. Ni la figure d’Édouard le confesseur ainsi nommé à cause de sa piété mais qui ne sut pas régner ni celle d’un gouverneur de comté, Codwin, dont la légende a voulu faire plus tard un grand patriote anglais et qui ne fut qu’un ambitieux — ne méritent qu’on s’y arrête. C’est ailleurs que se préparait la continuation des destins de l’Angleterre.

À peine plus de cent années s’étaient écoulées depuis le jour où, à Saint-Clair-sur-Epte, Rollon avait reçu de Charles le simple l’investiture du duché de Normandie (911) lorsque naquit, à Falaise, du duc Robert et d’une jeune paysanne fille d’un tanneur de la localité celui qui devait s’appeler Guillaume le conquérant. Ces cent années avaient été remplies pour le nouveau duché par des événements multiples et ce n’est point sans peine que s’y était implantée la dynastie scandinave. Longtemps le caractère de son pouvoir était demeuré un sujet de contestation entre les intéressés. Rollon s’estimait chef suprême et indépendant tandis que le roi de France le tenait pour son vassal et que les seigneurs normands ne voulaient voir en lui qu’un « honoraire » dont, sur leurs propres terres, ils n’entendaient guère subir l’autorité. Mais ces immigrés venus sans famille n’étaient que quelques centaines et Rollon les maîtrisa en s’appuyant sur le peuple dont il épousa très intelligemment les intérêts. Tant par l’abolition du servage dont il donna l’exemple dans ses domaines que par les travaux publics qu’il entreprit — notamment pour faciliter la navigation sur la Seine — il se concilia vite une population travailleuse et avide de sécurité. Lorsque Rollon s’en fut allé en 917 reposer dans son tombeau qu’on voit encore en la cathédrale de Rouen[7], il advint que son fils et successeur Guillaume surnommé « Longue-épée » éprouva la mauvaise humeur des anciens compagnons d’armes de son père. Leur rébellion échoua. Déjà autour d’eux, sauf dans la région de Bayeux, on avait cessé d’entendre leur langue d’origine. Eux-mêmes s’en détachaient. Bon gré mal gré, la terre et la race absorbaient ces vainqueurs dont elles n’allaient garder que le nom. Ils se christianisaient du reste rapidement. Au début le christianisme avait été, à leurs yeux, une étiquette quelconque. L’un d’eux qui se faisait baptiser peut-être pour la douzième ou quinzième fois ne s’était-il pas avisé d’en faire l’aveu en se plaignant que l’habit dont on le revêtait en cette circonstance fut moins beau qu’aux cérémonies précédentes. Mais depuis lors, les choses avaient changé. Une vague de mystique enthousiasme soulevait maintenant ces âmes impulsives et complexes. Il fallut l’intervention ecclésiastique elle-même pour empêcher le duc Guillaume d’abdiquer et de se retirer à l’abbaye de Jumièges. En même temps des souffles révolutionnaires et novateurs passaient sur la Normandie, manifestement en avance de civilisation sur les contrées voisines et même sur la plus grande partie de l’Europe d’alors. Les dernières années du ixme siècle, les esprits y furent en grande effervescence et non comme ailleurs par la crainte de voir le monde finir en l’an mille mais par le désir d’obtenir des réformes tant civiles que religieuses. Le programme des revendications dépassa d’emblée — cinq et sept cents ans d’avance — Luther et les « droits de l’homme ». Ces mouvements furent réprimés cruellement. Un péril extérieur se dessina d’autre part. Des coalitions se nouèrent qui conduisirent sous les murs de Rouen les troupes combinées de Louis IV de France et d’Othon d’Allemagne. Ce dernier se retira vite comprenant qu’il n’avait rien à attendre de telles aventures. Les inspirateurs et les principaux agents en étaient les voisins immédiats du duché à savoir le comte de Flandre et le comte d’Anjou qui convoitaient de se le partager ; proie tentante par sa richesse et son développement organique. La dynastie capétienne, elle, se trouva, grâce à la prévoyance de son fondateur, hors de ce jeu dangereux. Le duc Richard Ier avait épousé la sœur d’Hugues Capet et aida fort à son avènement au trône de France.

Tout le prestige acquis par le gouvernement ducal, toute la force qui s’était accumulée autour de lui en un siècle faillirent sombrer lorsque le duc Robert mourut à Nicée, l’an 1035, au cours d’un pieux pèlerinage, laissant pour héritier un enfant de huit ans issu d’un mariage inégal contracté en dehors des lois. Mais l’enfant promis à de si hautes destinées se fortifia au cours de sa tragique adolescence. Sa précocité était faite comme on l’a dit, de « force, d’équilibre et de rayonnement ». On le vit à quinze ans, parcourir la Normandie à pied s’arrêtant dans les manoirs et dans les chaumières, conversant avec les agriculteurs et avec les marins, plaisant et inspirant confiance à tous. Au même âge, il présida à Caen un concile qui sanctionna cette bienfaisante « trêve de Dieu » dont nous avons déjà parlé et par laquelle il était interdit sous la double menace d’amende et d’excommunication de se faire justice par violence du mercredi soir au lundi matin de chaque semaine : étrange compromis qui fait sourire aujourd’hui, mais commença de refréner les brutalités d’une société à peine éclose de la barbarie.

La merveille du règne de Guillaume ne fut point la conquête de l’Angleterre mais bien la préparation de cette audacieuse entreprise. Il y dépensa des trésors d’ingéniosité, de prudence et de persévérance. Un autre se fut trouvé satisfait de circonstances aussi propices car, d’une part, la succession anglaise, faute d’héritiers directs, pouvait assez naturellement être réclamée par Guillaume, proche parent d’Édouard le confesseur et, de l’autre, l’Angleterre était déjà en passe de devenir une terre-sœur pour les Normands dont beaucoup y ayant émigré, occupaient dans ce royaume les fonctions les plus importantes. Édouard lui-même avait passé vingt-sept ans de sa vie en Normandie et c’étaient les mœurs, la langue, la mentalité françaises qui dominaient non seulement à sa cour mais chez les principaux seigneurs. Lorsque Guillaume était venu en 1051 visiter son cousin, il aurait pu se croire chez lui tant l’atmosphère qu’il respirait ressemblait à celle de son pays natal. Ayant pourtant arrêté son dessein après beaucoup de réflexions, le duc s’occupa de se procurer les appuis ou, au moins, les neutralités désirables. Avec une habileté consommée, il sut mettre le Saint-siège dans son jeu : une confidence opportune faite à Philippe ier roi de France amortit d’avance sa jalousie de suzerain. Ensuite il s’adressa à ses sujets ; d’abord aux bourgeois et aux commerçants de Rouen et, seulement, en second lieu, aux seigneurs. Aux premiers qui possédaient déjà à Londres un port franc, il fit entrevoir une prompte augmentation de leur chiffre d’affaires. Les seconds, assemblés à Lillebonne commencèrent par se montrer rétifs. Alors il les prit un à un et les persuada. Parmi le peuple dont sa mère était sortie et qui l’aimait, il eut pu recruter toutes ses troupes mais il ne voulait point affaiblir son duché. Il fit donc appel à la gent belliqueuse qui foisonnait en ce temps là en tous pays. Les chercheurs d’aventures affluèrent de toutes les parties de la France et même des Alpes et des bords du Rhin. Ayant ainsi constitué un corps expéditionnaire, il l’émonda, l’expurgea, le tritura, durcissant les muscles et les âmes par un entraînement à la moderne et arrivant à créer entre ces hommes dissemblables une cohésion extrême. En même temps la flotte se construisait. Tout le monde s’y était mis. Ceux qui ne s’enrôlaient pas ou n’équipaient pas directement des soldats donnaient de l’argent. Guillaume leur faisait délivrer par ses comptables des reçus en règle pour proportionner ensuite « les récompenses aux mises de fonds ». L’aventure devenait ainsi une entreprise en commandite. Quand il eut vérifié lui-même chaque détail, il s’embarqua enfin. On n’est pas bien d’accord sur le nombre de ses vaisseaux ; environ soixante mille hommes, dit-on, furent transportés. Comment à la bataille d’Hastings (1066) la victoire, après quelque hésitation, se donna à lui — comment, ayant occupé Douvres et Cantorbery, il vint camper devant Londres et, au lieu d’y entrer en vainqueur, prépara l’opinion à voir en lui le souverain nécessaire, ce sont choses connues et qui d’ailleurs répondent à ce que l’on pouvait attendre d’un homme de guerre éprouvé doublé d’un si fin diplomate. Mais à partir de ce moment-là précisément, ses grandes qualités déclinèrent et s’obscurcirent ; il ne fut plus lui-même. Sans doute la durée de son règne royal (1066-1087) lui permit-elle d’utiliser en maints détails ce merveilleux don d’organisation qui lui avait été départi mais les grandes lignes de sa politique furent constamment défectueuses. Refusant de donner, comme il l’avait promis, le duché de Normandie à son fils aîné, manquant à bien d’autres engagements, brutalisant inutilement, devenu avide de richesses et de pouvoir, l’orgueil le perdit. Il est à croire qu’il rêva de devenir aussi roi de France et de gouverner depuis Rouen, sa capitale préférée, les deux grands pays voisins. Mais on remarque dans sa conduite jusqu’alors si claire et sensée autre chose qu’un vulgaire orgueil ; une sorte de désorientement s’y manifeste. Il est évident que Guillaume, faisant état de son origine scandinave et du prestige dont la civilisation française jouissait alors en Angleterre s’était attendu à être aisément considéré dans ce pays comme un souverain national. Cette confiance, ses premiers actes la révèlent mais il n’en fut rien. Le contraire advint, ce qui l’inquiéta et l’aigrit. Brusquement l’Angleterre sentit le contact de l’étranger et une âme nationale germa en elle. Elle garda la dynastie et lentement l’assimila. Mais quelque chose était né qui devait à jamais rendre la France et l’Angleterre impénétrables l’une par l’autre et, périodiquement, les jeter l’une contre l’autre.

  1. Stilicon qu’on a appelé parfois le « dernier des Romains » à cause du stoïcisme dont il fit preuve en mourant était le fils d’un chef vandale. Élevé à Rome et protégé de l’empereur Théodose, il épousa sa nièce et fut le tuteur de son fils Honorius. « Consul » en 400, il tenta de rendre de l’autorité au Sénat. Il guerroya sans cesse pour le service de l’empire. Victime d’intrigues et de jalousies et injustement condamné, il retint ses soldats qui voulaient le défendre et se livra au bourreau plutôt que de susciter une insurrection dont l’empire aurait pâti.
  2. L’île d’Iona est située sur la côte ouest de l’Écosse dans le voisinage de l’îlot de Staffa où se trouve la merveilleuse « grotte de Fingal ».
  3. L’ambre est de la résine fossile, matière précieuse très recherchée dès les temps préhistoriques. On en trouve dans les tombeaux de l’âge de pierre. Il n’en existe que deux dépôts, l’un en Sicile qui paraît être resté ignoré des anciens, l’autre sur les rives de la Baltique exploité de tous temps au prix de longs et périlleux voyages.
  4. Nous avons déjà mentionné les runes ou lettres de l’alphabet nordique. Il est curieux de noter que le mot « run » en langue gothique voulait dire : choses cachées.
  5. Orose né en Espagne, ami de St-Augustin, écrivit au ve siècle une « Histoire des calamités humaines » pour montrer que les misères contemporaines n’étaient point dues à la disparition des cultes païens comme certains le prétendaient. Quant à Bède, 675-735, il dut sa renommée à son Histoire ecclésiastique, à son Manuel de dialectique et à sa Chronologie des six époques du monde généralement adopté au moyen-âge.
  6. Charles le simple ayant été détrôné, Athelstan recueillit son fils qui devait ensuite retourner en France et y régner sous le nom de Louis IV. On lui donna le surnom d’outre-mer à cause de son long séjour chez son oncle, en Angleterre.
  7. La cathédrale actuelle fut commencée au xiiie siècle seulement.