Histoire universelle/Tome III/IX

Société de l’Histoire universelle (Tome IIIp. 104-121).

LE DUEL ANGLO-FRANÇAIS

Guillaume le conquérant avait laissé à son fils Robert, la Normandie ; au second Guillaume, l’Angleterre. Quant au troisième, Henri surnommé Beauclerc à cause de sa culture, on avait voulu l’orienter du côté de l’Église sans doute avec l’arrière pensée de son accès possible à la papauté. Mais il ne l’entendit pas ainsi. Rusé, habile et sans scrupules, il réussit à évincer ses frères et finit par s’emparer de l’héritage total. Ainsi l’union se trouvait rétablie entre la couronne ducale française et la couronne royale anglaise. De toute cette lignée, des malheurs domestiques aidant, il ne resta bientôt plus qu’une fille Mathilde qui, veuve de l’empereur d’Allemagne, s’était remariée au comte d’Anjou, Geoffroy « Plantagenêt ». On était à l’époque où, comme dit Jean Revel « les peuples servaient de dot aux princes et princesses, où des provinces entières, des royaumes même s’unissaient ou se désunissaient au gré d’alliances matrimoniales conclues ou rompues. » Et c’est ainsi, en effet que le fils de Geoffroy et de Mathilde, Henri Plantagenêt devint à la mort de ses parents, roi d’Angleterre, duc de Normandie, comte d’Anjou, et — par son mariage avec Aliénor femme divorcée de Louis VII de France, maître de toute l’Aquitaine. Né au Mans, élevé à Rouen, ayant résidé à Angers puis à Bristol et enfin chez le roi d’Écosse à Carlisle, Henri Plantagenêt n’était pas devenu pour cela anglais ni même normand. C’était un de ces « sans-patrie » féodaux, grands « ramasseurs de terre » et prêts à s’annexer personnellement n’importe quel trône avantageux. En vingt-six années de règne (1154-1180) il n’en passa pas treize en Angleterre. Bon chef d’affaires, soigneux de ses finances plus que de sa toilette, violent, sensuel et impérieux, il finit, malgré l’énorme puissance dont il disposait, par être la victime de son tempérament et de ses ambitions. Si Louix VII de France n’était pas un adversaire à sa taille il s’en suscita un dans la personne du fameux Thomas Becket. Ce dernier, un « self made man » brillant et mondain fut d’abord le chancelier et l’ami du roi qui bientôt le voulut avoir comme archevêque de Cantorbery. Le siège de Cantorbery avait pris en Angleterre une prépondérance incontestée. Le prélat qui l’occupait semblait une manière de vice-pape. Des hommes éminents s’y étaient succédés tels que le savant Lanfranc et le pieux philosophe Anselme que l’Église a canonisé. Thomas Becket se laissa convaincre. Ordonné et sacré avec une étrange prestesse, il changea immédiatement de vie et de mentalité. Henri II allait désormais le trouver en travers de sa route chaque fois qu’il voudrait attenter aux droits ou à la dignité ecclésiastiques. En face du souverain de sang étranger, Becket incarna le nationalisme anglais dans toute sa force[1]. L’Angleterre d’alors était en possession d’une véritable unité. Bien rude encore et d’apparence pauvre et retardée avec ses maisons basses en pierres brutes au sol de terre battue d’où il n’était pas rare de voir la fumée sortir directement du toit par un trou béant. Mais l’aspect ingrat et brumeux des choses recouvrait des énergies nouvelles d’un caractère réaliste et pratique. L’idéal avait certainement baissé depuis l’époque d’Alfred le grand et des grandes controverses dogmatiques ; par contre il s’était précisé et fortifié. L’archevêque Anselme avait su non seulement cimenter l’entente entre les hauts dignitaires ecclésiastiques qui étaient presque tous des Normands et le bas clergé qui se recrutait en général parmi les Saxons ; il avait su en plus rapprocher des ministres du culte le peuple qui désormais plaçait en eux sa confiance absolue. Pour les nobles, ils étaient empêchés de faire bande à part. Leurs fiefs n’étaient pas, n’avaient jamais été des États autonomes comme en France mais de vastes domaines assurant aux possesseurs la fortune, non des droits susceptibles d’entraver l’autorité royale. Celle-ci, exercée par des princes étrangers — de plus en plus étrangers — qui savaient à peine l’anglais et ne daignaient pas en faire usage, se faisait obéir voire respecter mais non aimer. Ainsi le pays tendait à faire bloc en un insularisme naissant en face de la cour et du roi.

Telle était l’Angleterre à l’heure où le destin l’appelait à un duel fatal avec la France. Ce duel, l’avènement de Guillaume le conquérant en avait posé les prémisses ; celui d’Henri Plantagenet en rapprocha l’échéance. Nous avons vu comment le pape empêcha, sous Louis VII, le conflit d’éclater à un moment où l’issue en eut été sans doute fort dommageable aux Français. Mais ce ne pouvait être là qu’un ajournement. Philippe-Auguste, mieux armé que son père, n’hésita pas devant l’effort qui s’imposait. Un chroniqueur dit qu’il ne passa jamais plus de deux printemps sans guerroyer contre les Anglais ou leurs alliés féodaux. Il les harcelait sans être en guerre ouverte ni signer de véritables trêves. À ce jeu, il remit la France en possession de la Normandie, de la Touraine et de l’Anjou (1202-1206). Lorsque ses succès eurent dressé contre lui une coalition générale, il l’abattit. Ce fut Bouvines. On doit reconnaître que les circonstances avaient été favorables à Philippe-Auguste. Au lieu du redoutable Henri II, il avait trouvé devant lui, en effet, ses fils et successeurs, Richard surnommé « cœur de lion » (1180-1199) et Jean dit « sans terre » (1199-1216). Force est bien d’employer ces surnoms que l’usage a consacrés malgré que le plus souvent ils aient été sans signification. Richard était doué d’une grande bravoure au combat, vertu qui n’était point rare ; mais ce fut un mauvais fils et un mauvais chef d’État, dépensier et imprévoyant. L’aventure de son naufrage à Pola au retour de la croisade et de la captivité à laquelle il fut soumis par l’empereur d’Allemagne désireux d’en tirer une bonne rançon, a tout au plus l’intérêt d’un roman-feuilleton. Quant à son frère Jean, sa vilenie et ses inutiles forfaiteries condamneraient sa mémoire au mépris s’il n’avait été contraint d’apposer sa signature au bas d’un acte mémorable entre tous, la « Grande charte », véritable palladium des libertés britanniques. À vrai dire, c’est là un chapitre de l’histoire d’Angleterre comme la préparation des deux « Grandes ordonnances » (ces pendants français de la charte anglaise) est un chapitre de l’histoire de France mais voilà précisément ce qui distingue cette époque ; les deux histoires s’emmêlent si bien ou — un moment démêlées — demeurent si singulièrement parallèles qu’on ne peut les analyser séparément.

La « Grande charte » qui spécifiait en principe qu’aucun impôt ne devait être levé sans le consentement des contribuables et qu’aucun citoyen ne pouvait être arrêté et emprisonné sans jugement régulier fut l’enjeu d’une lutte acharnée. Signée en 1215, révoquée en 1227, rétablie et consolidée à Oxford en 1258, cassée en 1261 par le pape qui s’en était arrogé le droit, réimposée au roi Henri III en 1265 par un parlement assemblé malgré lui[2] elle devint définitive par le loyal acquiescement du roi Édouard ier (1272-1307) le premier monarque national qu’aient eu les Anglais depuis la conquête normande. Le Parlement auquel, à partir de 1265, les bourgeois eurent aussi accès à côté des évêques et des lords fut en 1295 divisé en deux chambres. Les institutions anglaises se trouvèrent ainsi constituées telles qu’elles ont subsisté jusqu’à nos jours. Édouard était droit et intelligent mais violent et d’esprit souvent étroit. En Guyenne où il séjourna de 1286 à 1298, il reprit aux villes de Bordeaux et de Bayonne le droit d’élire leurs maires. Il fit en 1284 la conquête du pays de Galles. C’était alors une sorte de principauté fédérative qui n’avait de chef unique qu’en cas de guerre et dont le celtisme irréductible avait assimilé sans peine les quelques aventuriers normands qui vers 1110 s’y étaient faufilés. Désormais l’héritier du trône britannique porterait le titre de prince de Galles. En Écosse l’intervention fut moins heureuse. Le régime féodal y était solidement organisé ; les villes pauvres et peu nombreuses. Les Highlands ou Terres hautes étaient celtes ; dans les Lowlands, il y avait passablement de Danois, d’Anglo-saxons et de Normands. Le pays s’enorgueillissait d’une longue liste de rois légendaires remontant au vme siècle. Leur descendance s’étant éteinte (1286), Édouard Ier jugea opportun de réclamer une suzeraineté à laquelle ses prédécesseurs avaient déjà prétendu à plusieurs reprises : prétention que l’humeur indépendante des Écossais rendait à peu près illusoire[3]. De fait, malgré un effort trois fois renouvelé Édouard ne réussit pas à leur imposer un souverain de son choix. Le règne de ce prince, encore qu’il eût échoué en plusieurs de ses desseins, n’en marqua pas moins une forte consolidation de la puissance anglaise. Son fils, Édouard II (1307-1327) ne lui ressembla guère. Insolent, frivole et débauché, il se fit battre par les Écossais à Bannockburn et le parlement assemblé à Westminster le déposa. Mais son petit-fils Édouard III (1327-1377) raviva, en l’accentuant, le nationalisme de son grand-père. Il y ajouta des ambitions continentales que celui-ci ne pouvait avoir. Édouard III, en effet, se trouvait être le neveu des trois derniers rois de France dont sa mère, fille de Philippe IV était la sœur. Philippe de Valois qui leur avait succédé n’était que leur cousin germain. Du moins sa lignée était-elle masculine ; celle d’Édouard était féminine. Jamais en somme la loi dite « salique » n’avait cessé d’être appliquée en France, même aux temps barbares. En 1317 on s’était borné à la confirmer. Le roi d’Angleterre en prit toutefois occasion pour proclamer la priorité de ses droits. Bien entendu, il ne le fit pas sans encouragement du côté français.

Dès le lendemain de son avènement, le nouveau roi de France s’était trouvé aux prises avec des difficultés du côté des Flandres. C’était déjà une vieille histoire. Au début du xivme siècle, les Flamands avaient eu maille à partir avec leur « comte » homme ambitieux et avare, préoccupé de caser ses neuf fils et ses huit filles et dont la tyrannie arrêtait l’essor commercial du pays. Ses sujets voués au négoce qui les enrichissait grandement s’étaient alors tournés vers la France et Philippe le bel en avait profité pour les soumettre à son autorité. Affaire mal conduite. L’administration française n’avait pas tardé à faire regretter les excès du pouvoir comtal. Il y avait eu révolte et massacres. Les « matines de Bruges » firent écho aux « vêpres siciliennes ». Un simple tisserand, Peter de Coninck, était à la tête des révoltés. Finalement un traité avait été signé, assez avantageux pour la France. Mais le comte de Flandre rétabli sur son trône avait à son tour commis d’imprudents méfaits, se laissant aller à une répression sanglante. Les Flamands de nouveau révoltés et conduits par un brasseur, Artevelde, s’étaient alors tournés vers l’Angleterre tandis que le roi de France qui était maintenant Philippe VI concentrait des troupes à Arras pour soutenir le comte de Flandre. Un seigneur français ambitieux, Robert d’Artois, se rendit auprès du roi d’Angleterre pour l’inciter à faire valoir ses prétentions — jusqu’alors platoniques — à la couronne de France. C’était la première de ces nombreuses trahisons par lesquelles une partie de la noblesse française allait se déshonorer pendant plus d’un siècle et demi. Édouard III débarqua à Calais (1338). Le duel auquel les deux souverains préludaient depuis si longtemps débutait enfin. Il allait durer, avec d’étranges péripéties et de nombreux entr’actes, environ cent quinze ans. Au début les choses traînèrent. Les soixante mille Flamands, armés par le zèle d’Artevelde se tinrent sur la défensive. Mais des bateaux flamands renforcèrent la flotte anglaise qui remporta la victoire navale de L’Écluse. Édouard III constatant que l’armée française était plus forte que la sienne, s’était embarqué après avoir couru à Coblentz proposer à l’empereur une alliance contre la France. Philippe VI avait laissé passer l’occasion d’une attaque favorable à cause de mauvais présages signalés à sa superstition. Peu après, le théâtre des hostilités s’était trouvé transporté en Normandie et en Bretagne. Un seigneur normand, d’Harcourt, trahissant pour une rancune personnelle, avait aidé les Anglais. Caen avait été pillée. Cette fois l’armée anglaise, bien préparée et entraînée, était supérieure. Philippe VI fit preuve d’une inintelligence et d’une maladresse rares. La déroute de Crécy (août 1346) puis la prise de Calais après un siège célèbre terminèrent cette première phase de la guerre. En 1350 Philippe mourut ; insouciant, léger, il ne laissait que des germes de défaite et de ruine. Son désordre avait épuisé les finances. En 1344 il avait acquis le Dauphiné[4]. C’était tout.

Son fils Jean lui succéda. Il s’appela Jean II. On cherche en vain le nom de Jean Ier parmi ses prédécesseurs et l’on découvre que ce nom avait été porté par un bébé, fils posthume de Louis X, et mort cinq jours après sa naissance ! Jean II était bon. On lui en a donné le qualificatif. Ce fut un souverain pitoyable, empanaché comme son père d’une fausse chevalerie. Le trésor continua à se vider et les monnaies d’être impudemment altérées si bien que la « livre tournois » alors en usage, au lieu de contenir pour 17 francs d’argent n’en contint plus que pour 1 fr. 75. Chacun sait comment Jean II affronta à Poitiers en 1357 l’armée anglaise conduite par le prince de Galles, fils d’Édouard iii, celui qu’on appelait le « prince noir » à cause de sa sombre armure. C’était un adversaire habile, brave et courtois. Il prévoyait peu sa victoire n’ayant sous ses ordres que quatorze mille Anglais en face de cinquante mille Français. Il envoya un message pacifique offrant des conditions avantageuses. Jean les repoussa fièrement et livra la bataille. Sa déroute fut complète et lui-même fait prisonnier et amené à Londres.

Ce dernier événement était un bienfait. Il délivrait la France d’un chef incapable et lui substituait comme régent son fils le futur Charles V. Le premier acte de celui-ci fut de rappeler les États-généraux. Philippe VI les avait laissés de côté pensant qu’il en serait gêné dans sa conception de la royauté mais Jean II — financièrement aux abois — avait dû en 1355 les convoquer pour essayer d’en tirer des subsides. Cette assemblée fut très importante ; par le nombre d’abord : huit cents délégués qui formèrent un comité de quatre-vingts pour délibérer en leur nom — par les opinions exprimées ensuite. Les États firent preuve d’un grand patriotisme et ne marchandèrent point l’argent nécessaire à la défense mais en exigeant de sérieuses réformes et un contrôle permanent[5]. Il n’y avait plus rien des hésitations et des timidités qui s’étaient manifestées cinquante ans plus tôt. Les institutions populaires capétiennes arrivaient à maturité mais elles ne trouvaient plus devant elles l’autre institution, l’institution royale destinée à leur faire contre-poids, à jouer le rôle de régulateur. Celle-là était dévoyée, désaxée. Il eut fallu là un des grands capétiens. Heureusement il en venait un : Charles V. Ce Valois allait être le dernier des Capétiens et l’un des plus grands. Mais il n’avait encore que vingt ans et cherchait sa route parmi les difficultés qui semblaient inextricables.

Déjà très en vue en 1357, Étienne Marcel, prévôt des marchands de Paris, apparut aux États de 1357 en personnage de premier plan. On l’a exalté ou honni selon les passions politiques qui dictaient le jugement. À lui comme à tant d’autres figures des temps révolutionnaires pourrait s’appliquer l’épithète de « roseau peint en fer ». Car c’est en ces temps-là qu’apparaissent des meneurs qui sont en réalité des « menés » étant sans cesse débordés par leurs troupes ou par les circonstances. Le Paris d’alors évoqua étrangement, quatre siècles à l’avance, celui de 1789. D’une part un mouvement réformateur hardi mais sage tendant à un fécond équilibre politique ; de l’autre des excès de langage, des gestes désordonnés issus d’une de ces situations troublées qui surexcitent les esprits incultes et désarçonnent le bon sens. On parlait dans les carrefours, on manifestait sans mesure. Il eut même des exécutions sommaires avec parodie de justice. Le dauphin en fut « ébahi » mais il garda son calme et sa lucidité et s’échappa de Paris à point pour en appeler de la capitale au royaume. Cette première « fuite de Varennes » réussit. Pour compléter la ressemblance, un candidat au trône se présentait, une manière de « Philippe-égalité » prêt à toutes pirouettes et s’entendant à flatter les passions populaires. C’était le roi de Navarre, Charles[6]. Étienne Marcel se laissa duper par lui. L’évêque de Laon, Robert Le Cocq complétait le triumvirat composé ainsi de deux ambitieux sans scrupules et d’un patriote égaré auquel ses premiers succès tournaient la tête. En province la misère allait croissant. Les paysans des régions de Beauvais et d’Amiens et ceux de la Champagne formèrent des bandes exaspérées qui se mirent à piller (1358). Ils s’appelaient eux-mêmes les « Jacques » d’où le nom de Jacquerie donné à l’insurrection. Ils furent abattus. Les nobles organisèrent des représailles affreuses. En quelques jours vingt mille paysans furent massacrés. Le mouvement de réaction gagna la capitale. Étienne Marcel fut assassiné et les parisiens rappelèrent le dauphin qui, sitôt rentré, prêcha le calme et arrêta les exécutions. Pendant ce temps dans sa prison de Londres, le roi Jean avait négocié bonnement un traité par lequel les deux tiers de la France étaient cédés aux Anglais en toute souveraineté. On devait, en plus, leur verser une rançon de quatre millions d’écus d’or. Jean s’imaginait sans doute que sa liberté valait bien tout cela. Le dauphin, si bon fils qu’il fut, n’hésita pas à inciter les États-généraux au refus du traité. Son courage civique égalait sa sagesse. Il réussit à organiser une descente de troupes en Angleterre ; ce n’était guère plus qu’une démonstration mais l’insularisme britannique en fut terrifié. La psychologie de Charles lui avait fait trouver le point sensible de l’adversaire. Édouard III renonça à son traité de Londres et signa celui de Brétigny (1360) dont les conditions étaient infiniment moins dures.

En vingt ans Charles V libéra la France des Anglais en même temps qu’il rétablissait sa prospérité. Légalement il ne fut roi qu’en 1364, à la mort de son père. Pratiquement, il gouvernait depuis la captivité de celui-ci. Il fut un prince admirable, d’une « sérénité d’âme » d’autant plus méritoire qu’elle émanait d’un corps débile et souvent éprouvé par la souffrance. Sa façon, a dit de lui un contemporain, était « rassise à toute heure ». Il eut aimé vivre parmi ses livres et ses tableaux dans cet « hostel de Saint Pol » la demeure construite par lui à Paris[7] et dont il ne reste rien mais, puisque le destin l’obligeait à toutes les formes d’activité, il y obéit sans barguiner et guerroya autant qu’il fallut. Pour l’aider en cette besogne, il se choisit un connétable en la personne de Bertrand du Guesclin. Celui-ci était né à Dinan vers 1320. C’était l’aîné de dix enfants et le moins apprécié parce qu’il semblait « épais, noir et brutal ». La famille était sans fortune. Bertrand ne fit guère d’études mais batailla de bonne heure. La Bretagne souffrait grandement. En 1347 Édouard III qui la tenait sous sa menace l’« afferma » à un de ses lieutenants qui à son tour « concéda le pays par morceaux à des aventuriers ». Ainsi se formèrent les premières de ces néfastes « compagnies » errantes qui devaient causer tant de mal. On les prenait à solde pendant les campagnes et, durant les trêves, elles restaient sur place pillant et rançonnant. En très peu d’années cette organisation s’étendit sur tout l’ouest et le nord-ouest. La guerre, devenue industrie lucrative, attira dans les compagnies des gens de toutes sortes, valets, ouvriers ou bâtards féodaux ; on y vit des Hollandais, des Irlandais, des Allemands. Impossible d’en avoir raison. À peine dissoutes ici, elles se reformaient là. Une sorte d’organisation centrale avec secrétaires et trésoriers fonctionna bientôt pour administrer à leur bénéfice le produit de leurs rapines. Du Guesclin était homme à les mâter en les utilisant. Charles v qui savait reconnaître le mérite, le manda à Paris pour lui remettre l’épée de connétable. La modestie du héros égalait sa bravoure : « Suis pauvre chevalier et petit bachelier », dit-il. Le roi qui avec une patience et une sûreté magnifiques préparait la guerre de libération l’encouragea en souriant. Le « prince noir » avait déjà repris les hostilités (1370). Elles durèrent dix ans ; guerre de « chevauchées malheureuses » du côté anglais et de « surprises heureuses » du côté français. On évita les grandes batailles et Du Guesclin profita du désavantage que causait aux Anglais l’obligation d’avoir à la fois deux bases d’opération fort distantes l’une de l’autre, la première sur la Somme et la seconde sur la Garonne. Dès 1377 il ne leur restait plus que Bordeaux, Bayonne, Dax et quelques points du littoral au nord comme Cherbourg et Calais. Édouard iii mourut cette même année. Son fils, le « prince noir » l’avait précédé de peu dans la tombe. Bientôt ce fut le tour de Du Guesclin et de Charles v (1386). Le roi n’avait que quarante quatre ans mais le labeur l’avait usé. Jusqu’à la dernière heure, il pourvut à tout, maître de lui comme il l’avait toujours été. À l’intérieur il n’avait cessé d’opérer des réformes. Rien de nouveau en apparence mais chaque détail avait été révisé en vue d’obtenir des résultats plus efficaces et moins coûteux. L’expérience de sa jeunesse avait inspiré à Charles v une fâcheuse méfiance des États-généraux. Il eut le tort de ne les point convoquer régulièrement, y suppléant toutefois par de fréquentes réunions de notables dont il prenait les avis et auxquels il laissa même, parfois, le soin de désigner son chancelier. Le principe électif ne lui déplaisait point et selon la tradition capétienne, il appréciait les hommes d’humble extraction qui avaient su s’élever par leur propre mérite.

L’Angleterre supporta mal sa défaite. Édouard iii, au cours de son long règne avait fini par l’intéresser à son dessein continental et lui insuffler des idées de grandeur et d’invincibilité. Elle s’était accoutumée de plus à considérer la fertile Normandie et la plantureuse Guyenne comme d’excellentes « colonies » dont elle ne pouvait se passer Toutefois le dépit ne se traduisit pas immédiatement par des aspirations belliqueuses et le désir de la revanche. Il se tourna en agitation politique et religieuse. C’était le moment où Wyclef, non content de s’attaquer à la hiérarchie et à la suprématie romaines dirigeait d’acerbes critiques contre l’ordre social. Les « lollards » (semeurs d’ivraie), prêtres pauvres et exaltés s’en allaient par les campagnes, excitant les rancunes populaires et d’autant mieux écoutés que les temps étaient plus durs et les impôts plus lourds. La condamnation de Wyclef rejaillit sur l’université d’Oxford[8] d’où il était sorti. Les « intellectuels » devinrent objet de méfiance et le niveau des études baissa. L’usage de la langue anglaise se répandait dans la nation et Chaucer commençait d’écrire. Mais l’aristocratie qui par tradition parlait encore le français ne s’intéressait guère aux choses de l’esprit. Édouard III en distribuant des titres de ducs et en créant l’ordre de la Jarretière avait exalté sa vanité et élargi le fossé entre les lords et les Communes. Par ailleurs, il s’était efforcé de développer autour de lui quelque élégance mondaine dans la mesure où le rendaient possible les habitudes encore peu raffinées de son entourage. Désormais c’est la cour de France qui allait devenir un centre de luxe et de frivolité.

Ennemi de tout faste inutile, Charles V savait en déployer quand il en était besoin. La visite à Paris de l’empereur d’Allemagne[9] en janvier 1378 avait été l’occasion de fêtes brillantes. Avec le jeune Charles VI il n’y eut pas besoin d’occasions. Ce fut fête tous les jours. Ses oncles, les ducs d’Anjou, de Berri, de Bourgogne et de Bourbon, frères et beau-frère de son père l’y incitaient au grand dam de sa santé ainsi que du trésor public. Se succédèrent mascarades, tournois, divertissements « étranges et fous ». Tout cela provoqua des troubles dans Paris, l’émeute dite des « maillotins » parce que les rebelles s’armaient de maillets. Les nobles firent preuve de pleutrerie ; la bourgeoisie et les universitaires intervinrent et calmèrent l’effervescence. Or cette effervescence avait un de ses foyers dans les Flandres toujours agitées depuis les événements que nous avons racontés. Le duc Philippe de Bourgogne qui se trouvait par mariage devenu l’héritier du comte de Flandre y emmena le roi à la tête de troupes chargées de la répression laquelle fut inique et, au retour, eut son prolongement en France. Les corporations furent maltraitées et, à Paris, la charge de prévôt des marchands, supprimée.

À vingt ans (1388) Charles VI à qui on venait de faire épouser une princesse bavaroise parente du duc de Bourgogne remercia ses oncles et, pris d’un beau zèle, rappela tous les conseillers de son père et rétablit le prévôt des marchands. Les nobles se gaussèrent de ces revenants qu’ils affectaient d’appeler des « marmousets » mais tout de suite ce nouveau gouvernement réparateur fonctionna de façon à rendre confiance au pays. Par malheur le roi demeurait un fêtard incorrigible. Il se rendit en Languedoc ; il le trouva épuisé et ruiné. Le duc de Berri qui l’avait administré en avait fait, pour satisfaire ses besoins de luxe, une province de misère d’où quarante mille habitants avaient déjà émigré. Charles enleva le Languedoc à son oncle et y envoya des réformateurs avec pleins pouvoirs. Mais il rentra épuisé de ce voyage au cours duquel il n’avait pas cessé de participer à des joutes et à des réjouissances de toutes sortes. La folie le guettait. Elle s’empara de lui en 1392 un jour qu’il traversait la forêt du Mans à cheval sous un soleil ardent.

Fort heureusement l’Angleterre n’était pas menaçante. Aucune paix officielle n’avait été signée mais des séries de « trêves » toujours renouvelées en tenaient lieu. Le jeune roi Richard II était partisan d’une paix définitive. En attendant, en 1396, une trêve de vingt-huit années fut consentie de part et d’autre mais, trois ans plus tard, Richard était renversé par son cousin Henri de Lancastre qui se fit roi (1399-1413), sous le nom de Henri IV. Et celui-là — prince réactionnaire et entreprenant — après avoir réprimé l’indiscipline au dedans, tourna de nouveau ses regards vers la France avec l’idée d’y reprendre pied. La tentation était forte car la situation qui se dessinait dans ce pays était bien propre à faciliter pareille entreprise. En face de la royauté affaiblie un pouvoir provincial y surgissait avec lequel il devait être aisé de s’entendre parce que le centre de gravité en était éloigné de Paris et que dès lors la possession de la Normandie et de la Guyenne ne paraîtrait pas indispensable à ceux qui l’exerçaient.

La reconstitution de la Bourgogne en fief quasi indépendant était l’œuvre des événements plutôt que d’une initiative déterminée. Certes on n’en était plus aux temps de Philippe-Auguste alors que l’indépendance des grands fiefs ne pouvait être que neutralisée par une diplomatie habile mais non pas attaquée de front. Depuis lors l’unité du royaume n’avait cessé de se consolider ; les fiefs avaient tendu à n’être plus que des provinces plus ou moins autonomes mais faisant partie intégrante de la souveraineté nationale. Le duc de Bourgogne tenait son duché du roi Jean II toujours mal inspiré dans ses initiatives et qui, ayant eu la chance de voir en 1361 s’éteindre la première dynastie ducale et de pouvoir en conséquence réunir la Bourgogne à la couronne, s’était empressé de l’aliéner à nouveau au profit d’un de ses fils, Philippe (1363). Or ce duc Philippe épousa comme nous le disions tout à l’heure l’unique héritière de la maison de Flandre si bien qu’il se trouva en 1384 possesseur souverain de la Franche-comté, du comté de Nevers, de l’Artois et des Flandres avec leurs riches cités, Anvers, Bruges, Gand, Ypres… alors les plus commerçantes de l’Europe. Ces pays ajoutés au duché de Bourgogne lui formaient un véritable royaume mais en deux portions distinctes que séparaient l’Alsace et la Lorraine. Qu’allait-il advenir ? Philippe de Bourgogne mourut en 1404. Son fils et successeur Jean ne lui ressemblait guère. Il était laid, parlait mal et n’avait ni bonté ni honnêteté. Mais au service de sa formidable ambition, il possédait une intelligence aiguë et une activité inlassable. La folie de Charles VI eût mis en quelque sorte le royaume en ses mains s’il n’y avait eu pour lui en disputer la direction le frère du roi, le duc d’Orléans, prince d’une grande séduction, d’un abord facile, ami des lettres et des arts, et qui avait épousé la belle et savante Valentine Visconti. C’est d’elle que les d’Orléans se réclameraient plus tard pour revendiquer en héritage le duché de Milan. Jean ne supportait point ce rival et sa jalousie le conduisit à un crime absurde. En 1407 il le fit assassiner à Paris dans un guet-apens nocturne. La guerre civile en résulta.

Cette guerre-là aussi était fatale car elle n’éclatait pas entre les hommes, pas même entre des intérêts mais entre des idées ; et les luttes qui ont des idées pour mobile essentiel sont les plus ardues à apaiser. La France avait atteint un carrefour. D’un côté s’offrait à elle l’affermissement des institutions démocratiques élaborées sous les rois capétiens mais qui, depuis que les Valois avaient faussé le rouage royal, se développaient de façon moins prudente, moins harmonieuse avec des saccades et des risques imprévus. En face s’ouvrait la perspective réactionnaire toujours séduisante non seulement à ceux dont un retour en arrière servirait la fortune mais aux nombreux craintifs qu’inquiète la nouveauté et que rassure l’évocation même déplaisante d’un chemin déjà parcouru. Les progressistes tenaient la majeure portion de Paris. Sur la rive gauche de la Seine les gens de l’université, volontiers égalitaristes et batailleurs, prompts à s’associer et à pérorer prononçaient des harangues enflammées. Sur la rive droite, les gens des métiers se groupaient derrière la corporation des bouchers portée aux gestes violents. La bourgeoisie éclairée, tout en répudiant la violence, prenait leur parti et le duc de Bourgogne les flattait[10]. Autour du souverain, dont la démence n’était encore qu’intermittente, il y avait une cour assoiffée de luxe et de jouissances et qui dilapidait les finances. Pour subvenir à ses excentricités, la fameuse Isabeau de Bavière, femme de Charles VI, avait été jusqu’à engager les joyaux de la couronne. Mais il restait aussi les conseillers de Charles V rappelés en 1388 et qui depuis lors avaient continué de travailler obscurément au bien du royaume. Parmi les améliorations élaborées et dont les ordonnances de 1389, 1401, 1407, 1409… portent trace, le plus grand nombre sans doute n’étaient pas entrées en vigueur. Elles n’en étaient pas moins prêtes et susceptibles d’une application immédiate[11]. De sorte que le parti progressiste ne possédait pas seulement des troupes et un état-major mais un programme arrêté alors que ni les revendications de leurs adversaires n’étaient aussi précises ni leur organisation aussi compacte. À l’approche de la réunion des États-généraux qu’il avait bien fallu se résoudre à convoquer afin d’en tirer des ressources nouvelles, la situation apparaissait donc avantageuse pour les « Bourguignons » plutôt que pour les « Armagnacs » ; c’est ainsi qu’on appelait les orléanistes du nom de leur chef, parent par alliance du duc assassiné.

Ces États-généraux de 1413, moins considérables numériquement que les précédents, firent preuve de hardiesse en même temps que d’esprit pratique. Par malheur il y eut des troubles dans les rues. Au cours d’une terrible émeute dite des « cabochiens » du nom du meneur qui la dirigeait, la Bastille fut prise (1413) et, dans le même temps, le roi recouvra temporairement la raison. Les Armagnacs se serrèrent autour du trône et sous prétexte de le défendre organisèrent une véritable « terreur blanche ». Et comme Henri V d’Angleterre venait de débarquer à Harfleur, (1415), ils se posèrent en seuls champions du patriotisme en face de l’envahisseur. Leur légèreté et leur insuffisance conduisirent la France à Azincourt. Toutes les sottises commises à Poitiers furent renouvelées. Méprisant l’infanterie qu’ils nommaient « la piétaille », les seigneurs ne pensèrent qu’à leurs exploits personnels. Et ils essuyèrent la défaite la plus irrémédiable.

Le royaume était désormais à la merci d’Henri V. C’était un homme jeune, d’abord gracieux, énergique et ambitieux. Enclin à la débauche, il s’était vite amendé, manifestant maintenant une grande piété non exempte d’esprit sectaire. De là à parler de sa « grande âme » selon l’expression de Guizot, il y a un pas. Henri V visait à s’assurer d’une base solide en Normandie ; il n’y réussit pas aisément. Rouen assiégée résista sept mois ; siège mémorable pendant lequel cinquante mille habitants périrent d’inanition ; un chien en arriva à valoir cent cinquante francs et une souris, six francs. Les vaillants habitants prouvèrent ainsi la force de leur attachement à la France. Réduits à merci, ils auraient pu dire comme l’avaient fait soixante ans plus tôt les gens de la Rochelle : « Nous avouerons les Anglais des lèvres mais le cœur ne s’en mouvera jamais ». Moins délicats étaient les seigneurs dont un grand nombre dans l’ouest parlaient de « se tourner anglais » ou de « se tourner français » comme s’il se fut agi de jouer à pile ou face.

Cette différence de niveau entre la valeur morale du peuple et celle des grands est à retenir car ainsi se clarifie la magnifique aventure de Jeanne d’Arc en laquelle il n’y eut ni mystère ni miracle mais simple personnification dynamique de l’élan collectif. Elle naquit le 6 janvier 1412 à Domrémy en Lorraine. Dès 1425 elle commença d’« entendre des voix ». Elle n’était pas la seule. Sur d’autres points du territoire, des phénomènes analogues se produisirent. C’était la grande misère du royaume qui agissait de la sorte sur l’esprit des simples au cœur pur. Cette misère grandissait sans cesse. Tant qu’avait vécu le duc Jean de Bourgogne, il y avait espoir qu’il se décidât à prendre en main la cause nationale mais il hésitait, calculant petitement ses chances. Les Armagnacs, eux, ne pensaient qu’à venger sur sa personne le meurtre du duc d’Orléans. En 1419 à Montereau, ils réussirent à lui tendre un guet-apens lors d’une entrevue avec le dauphin à laquelle il avait consenti. Jean assassiné, son fils et successeur le duc Philippe, la rage au cœur, signa aussitôt un traité avec le roi d’Angleterre. Henri V était reconnu comme régent de France et successeur légitime de Charles VI à sa mort. Heureusement ce fut Henri qui trépassa le premier à Vincennes de façon prématurée laissant son trône et ses conquêtes à un enfant de neuf mois, Henri VI que l’on proclama à Paris « roi de France et d’Angleterre » sous la régence du duc de Bedford. Bientôt après le lamentable Charles VI disparaissait à son tour (1422) et, à Bourges, le dauphin devenait Charles VII. Ses domaines se réduisaient au Berri, à l’Anjou, au Dauphiné, au Lyonnais, à la Marne domaines pour la plupart dévastés par la famine et les épidémies. Ceux de son rival ne l’étaient guère moins, l’angle sud-ouest excepté. En face de ces souverainetés incertaines ou misérables, le duc de Bourgogne seul faisait figure de monarque riche et puissant. Il semblait plus que jamais qu’en son palais de Dijon, il fût l’arbitre des destins occidentaux. Six années passèrent au milieu de calamités dont on n’espérait plus voir la fin. « Le royaume le plus opulent n’était qu’un monceau de cendres » selon l’expression de Pétrarque. Cependant Jeanne d’Arc résistait en vain à l’appel qu’elle entendait. C’était comme la clameur du peuple martyrisé qui vibrait en elle. « J’aimerais mieux filer auprès de ma mère », soupirait-elle. Mais sa mission s’extériorisait pour ainsi dire et la conviction gagnait ceux qui l’approchaient. Le 6 mars 1429 elle se fit conduire à Chinon et, démasquant le roi qui se dissimulait parmi ses courtisans, marcha droit à lui. Le 30 avril elle pénétra dans Orléans qu’investissaient les Anglais et dès le 6 mai les forçait à en lever le siège. Alors, se retournant vers le roi, elle l’emmena malgré ses conseillers jusqu’à Reims pour l’y faire sacrer : voyage que déconseillaient la prudence et la stratégie. On contourna Paris et l’on reprit Troyes au passage. À l’issue de la cérémonie, Jeanne insista pour retourner chez ses parents. On ne voulut point la laisser partir. Elle-même nourrissait une secrète envie de « voir Paris » ; mais, désormais, comme désorientée, elle ne guerroya plus avec la même assurance. Au printemps suivant, dans un combat devant Compiègne, elle fut prise par des soldats du parti bourguignon et vendue aux Anglais qui l’emmenèrent à Rouen. Son procès commença en décembre et ce ne fut que le 30 mai 1431 qu’elle périt sur le bûcher. Il est répugnant et du reste difficile d’additionner les lâchetés, les hypocrisies, les mensonges, les infamies de tout genre qui s’y multiplièrent. Le roi, les nobles, les Anglais, l’Église, l’université de Paris en recueillirent une honte véritable. Quant à l’opinion, elle demeura presque étrangère à ces événements. Un grand souffle de renouveau passait sur elle sans qu’elle en connût l’origine ou la nature. L’épopée avait été si locale, si brève, si étrange aussi, qu’en bien des provinces, elle n’avait pas éveillé d’écho sinon comme un vague bruit légendaire. Ceux-mêmes qui avaient connu Jeanne et qui avaient cru en elle s’écartaient de sa mémoire. Comme les eaux de la Seine avaient recouvert son cadavre carbonisé, ainsi l’oubli descendit d’abord sur son nom mais le sort lui réservait la compensation d’une apothéose indéfinie en faisant d’elle la figure la plus pure de toute l’histoire et comme l’exemplaire unique d’une humanité surhumaine.

Les quelques hommes de guerre dont elle avait su « renouveler les âmes », Dunois, Richemont, La Hire, Xaintrailles suffirent à neutraliser la mollesse du roi et la pleutrerie de son entourage. Les Anglais s’épuisaient. Ils durent capituler dans Paris le 13 avril 1436. Ils s’y étaient rendus odieux. La ville était d’ailleurs dans le plus triste état. Quand le roi y rentra, on y comptait vingt-quatre mille maisons abandonnées ou prêtes à s’effondrer. En Normandie également, les Anglais, par leurs cruautés maladroites, n’avaient su qu’entretenir et attiser la haine. Dès l’année précédente, Philippe de Bourgogne, jugeant leur cause perdue, avait traité avec Charles VII. La paix néanmoins fut lente à venir. La guerre plusieurs fois se ralluma après quelques années de trêve tant il en coûtait à l’envahisseur de renoncer à la possession des belles terres français qu’il avait cru tenir définitivement. Seule Bordeaux, fort enrichie par la domination anglaise, s’en était accommodée. Il fallut faire deux fois violence à la ville — en 1451 et en 1453 — pour qu’elle consentît à redevenir française. Partout ailleurs l’élan patriotique avait été unanime. Les rancunes de l’Angleterre furent tenaces. Édouard IV et même Henri VII (1485-1509) se sentirent incités à la revanche par leurs sujets. Ce dernier souverain alla jusqu’à mettre le siège devant Boulogne. Mais comprenant le néant de ces aventures continentales, il renonça à poursuivre celle-là. Dès lors les gouvernements cessèrent de se combattre systématiquement mais les peuples entretinrent en leurs âmes des méfiances irraisonnées et une haine instinctive.

  1. Thomas Becket fut assassiné dans la cathédrale de Cantorbéry par des séides du roi qui crurent ainsi servir sa cause et achevèrent de le perdre dans l’opinion de la nation.
  2. À la tête des insurgés était un fils de Simon de Montfort, le chef de la croisade des Albigeois. Devenu anglais sous le nom de comte de Leinster, il exerça pendant un moment en Angleterre une véritable dictature.
  3. Il en allait de même en Irlande. Longtemps divisée en quatre principautés ; Munster, Leinster, Ulster et Connaught, l’île avait été officiellement annexée par Henri II, lequel s’y était fait autoriser par le Pape Adrien IV, anglais de naissance. Mais en dehors de Dublin, l’autorité du roi d’Angleterre y demeurait tout à fait nominale.
  4. Le Dauphiné était aux mains de seigneurs qui, depuis le milieu du ixe siècle environ, portaient le titre original de « dauphins ». À partir de 1349, il fut décidé que ce titre serait porté par l’héritier présomptif de la couronne de France. Charles V fut ainsi en droit le premier dauphin de France.
  5. La « grande ordonnance » du 3 mars 1357 partageait en quelque sorte le gouvernement entre le roi et les États. Ceux-ci devenant un pouvoir permanent et régulier.
  6. La Navarre s’était trouvée réunie à la France par le mariage de l’héritière avec Philippe IV de France. Puis en 1328 elle était redevenue indépendante. Charles « le mauvais » qui y régna de 1343 à 1387, appartenait à la lignée royale française par sa mère, fille de Louis X.
  7. Paris était depuis Louis VII, la résidence officielle fixe des rois de France.
  8. La date de la fondation de l’Université d’Oxford est douteuse. Rien n’infirme ni ne confirme la tradition de sa création par Alfred le grand. La première charte connue est de 1214, mais l’université est bien plus ancienne. Les centres universitaires se sont souvent fondés d’ailleurs en dehors d’une initiative gouvernementale par l’émigration de maîtres et d’étudiants chassés d’ailleurs par les hommes ou les évènements. Le latin étant la langue universelle de l’enseignement en Europe occidentale, ces transferts s’opéraient sans autres difficultés que des difficultés matérielles.
  9. C’était l’empereur Charles IV, roi de Bohême et fils de ce roi Jean qui aimait tant résider à Paris et que son francophilisme conduisit à se battre à Crécy, bien que devenu aveugle, aux côtés de Philippe VI. Il y avait trouvé la mort.
  10. Vers ce temps, une « chanson de geste » attardée fut consacrée à Hugues Capet. Il est très curieux de noter que le héros en est représenté comme étant le fils d’un boucher. Et si médiocre était alors la critique historique que le fait fut accepté sans contrôle par certains auteurs dont le Dante.
  11. La « grande ordonnance » du 25 mai 1413 qui, complétant sa devancière de 1357, constituait un code complet d’administration et de comptabilité avec élection des fonctionnaires et garanties contre toute possibilité d’oppression, se trouva amputée par cette réaction comme l’avait été la précédente. Ni l’une ni l’autre ne furent appliquées. Le régime qu’elles établissaient eût été une monarchie constitutionnelle et parlementaire à rouages complets.