Histoire universelle/Tome II/VIII

Société de l’Histoire universelle (Tome IIp. 135-143).

LES ARABES

En propageant de l’est à l’ouest la religion de l’islam, les Arabes en ont-ils voulu tracer l’emblème sur le sol ? Leur épopée en effet a dessiné comme un immense croissant appuyé aux rives méridionales de la Méditerranée et dont Bagdad et Cordoue formeraient les pointes. Cette épopée a duré six siècles : elle s’enferme entre les deux dates extrêmes : 622-1212. Mais on ne saurait la bien comprendre si on en néglige le préambule, c’est-à-dire l’étude de l’Arabie avant Mahomet.

L’Arabie est une terre étrange dont les parties fertiles ou simplement habitables sont séparées les unes des autres par de vastes régions pierreuses et desséchées et qu’isolent au nord des déserts de sable. Elle a dû à sa configuration d’échapper aux invasions asiatiques. Les habitants n’ont point connu les grands bouleversements, les migrations dévastatrices, les formes politiques ou religieuses imposées par un vainqueur impitoyable mais c’est une erreur généralement commise de voir en eux des populations retardataires vouées à l’ignorance et à la pauvreté. Placés sur la route des caravanes qui, par les rivages orientaux de la mer Rouge et ensuite par eau, mettaient la Méditerranée et l’Inde en communications de façon plus rapide, plus facile et souvent plus sûre que ce n’était le cas en traversant l’Iran ou même le golfe Persique — appartenant à cette fine race sémitique d’où sortaient les Hébreux, les Phéniciens, beaucoup de Syriens et de Babyloniens, les Arabes avaient pris contact de très bonne heure avec les deux groupes de civilisation, le méditerranéen et l’asiatique. Ils n’étaient ni intellectuellement ni matériellement en position de leur servir de trait d’union et d’en assurer ainsi la féconde fusion mais ils se trouvaient capables de s’affiner grandement sous l’influence des peuples dont la liaison commerciale s’opérait par leur territoire. De la sorte s’étaient développés chez eux le culte du beau langage, l’amour de la poésie, la pratique d’une large et généreuse hospitalité, le respect de la parole donnée ; à ces qualités chevaleresques la vie nomade et les conditions géographiques accouplaient des mœurs pillardes et ce goût du guet-apens, de l’aventure et de la violence que de pareilles mœurs impliquent toujours. En Arabie de grands marchés annuels se tenaient à l’occasion desquels on concluait une trêve de plusieurs mois. Ces marchés n’étaient pas seulement des centres d’opérations commerciales ; des concours de poésie les ennoblissaient. L’un d’eux avait lieu aux environs de la Mecque et les participants en profitaient pour accomplir un pèlerinage au sanctuaire qui consacrait le souvenir d’Agar et d’Ismaël tombant épuisés dans le désert et voyant une source miraculeuse jaillir à leurs pieds. Cette origine biblique est à remarquer. La religion d’Abraham avait été celle des Arabes. C’est lui qui était réputé avoir construit le petit temple fruste reposait la « pierre noire » apportée du ciel par l’ange Gabriel. Les tribus s’étaient souvent disputées à qui aurait la garde de l’enceinte sacrée. Ce privilège finit par être réservé à une famille déterminée, celle dont précisément devait sortir Mahomet.

Il naquit en 570 ap. J.-C. En ce temps là les Arabes étaient en régression morale. Dès avant l’ère chrétienne, le monothéisme traditionnel avait été obscurci chez eux par les pratiques d’une idolâtrie vulgaire. Il eut même été complètement étouffé si à l’action de quelques groupes demeurés obstinément fidèles aux doctrines monothéistes ne s’était superposé le prosélytisme des nombreuses colonies juives établies sur divers points de l’Arabie. Au sud, dans l’Yemen, tout un groupe de tribus arabes avaient même adopté la foi d’Israël. Le christianisme implanté en Éthiopie avait agi de son côté mais avec moins de force et de succès. Les partisans de l’unité divine représentaient une élite assez puissante et convaincue pour déterminer un grand mouvement d’épuration le jour où un chef se présenterait, prêt à prendre la tête d’un tel mouvement.

Mahomet fut ce chef. On l’a naturellement comparé à Jésus-Christ et à Çakya Mouni antérieurs à lui l’un de six cents ans et l’autre de douze cents car il y a comme un rythme singulier dans la succession des trois religions, bouddhiste, chrétienne et musulmane. Mahomet ne peut guère soutenir la comparaison. C’est une figure sympathique mais il n’eut rien de divin ni même de surhumain. Enrichi par son mariage, adonné à la polygamie, il ne posséda que les vertus accessibles à l’homme moyen. Sa probité, sa douceur, sa fidélité étaient grandes et même après que, visionnaire exalté, il eût cessé de se croire un homme comme les autres, il demeura sincère et bon. Pourtant quand il lui fallut le 16 Juillet 622 (c’est la date de l’hégire, c’est-à-dire de l’ère musulmane) s’enfuir de la Mecque pour échapper aux persécutions dont il commençait à être l’objet, c’est à l’épée qu’il recourut pour imposer la foi nouvelle et ce simple fait suffit à différencier de façon fondamentale l’islamisme du bouddhisme et du christianisme. Il est certain que la « guerre sainte » ne fut prêchée que contre les idolâtres mais le principe allait bien vite s’en trouver étendu à tout ce qui n’était pas musulman. De même la soumission sans réserve à la volonté divine — signification du mot : islam — devait rapidement dégénérer en un fatalisme simpliste propre à engendrer la stagnation de l’esprit. Par ailleurs son extrême clarté dogmatique explique la rapide diffusion de l’islamisme. Tandis que le bouddhisme nourri de philosophie, avait tout de suite ouvert la porte à des spéculations sans fin, tandis que la doctrine chrétienne en se constituant, s’était appuyée sur des « mystères » devant lesquels elle conviait la raison humaine à s’incliner sans comprendre, l’islamisme se présentait avec l’auréole de la logique et du bon sens, accessible à tous et capable d’une unité dont les contours grandioses dissimulaient la pauvreté et la stérilité éventuelles. Le monothéisme arabe, en somme, reflétait le monothéisme hébreux dont il était issu mais avec la double supériorité d’un Dieu dénationalisé, rendu infiniment plus « universel » que Jéhovah ne pouvait l’être — et d’un culte à la fois précis dans ses prescriptions et si simple que nul fidèle ne serait enclin à en discuter le principe.

Sitôt Mahomet disparu, l’exaltation qu’il avait su provoquer parmi ses adeptes déjà nombreux fit explosion. Un prosélytisme forcené s’empara des Arabes et les jeta en quelque sorte hors d’eux-mêmes. Sous prétexte d’abattre l’idolâtrie, ils entreprirent la conquête des pays voisins. Ce n’étaient point là leurs premières « sorties ». En Éthiopie, en Égypte, en Syrie, en Mésopotamie on avait eu jadis à faire à eux. Les « hyksos » égyptiens étaient bien certainement des Arabes ; ceux-ci avaient plus récemment dominé à Palmyre avec Odenath et Zénobie… mais alors ils n’avaient ni conscience de leur unité ethnique ni conviction religieuse passionnée tandis que Mahomet venait de leur donner l’une et l’autre. Ils continuaient par contre de ne posséder ni formules gouvernementales ou administratives ni traditions pédagogiques à implanter au dehors ; au vrai ils n’en auraient jamais. On allait les voir se pénétrer peu à peu des formules et des traditions des peuples conquis par eux et servir par là les civilisations que, d’abord, ils voulaient détruire. Mais ils présentaient une nouveauté redoutable : des armées fanatisées aux mains de chefs religieux ne dépendant que de leur propre vouloir. Les premiers « califes » (635-661) furent ainsi à même de conduire sans aucun frein leur entreprise guerrière. En peu d’années, ils devinrent maîtres de la Syrie, de la Palestine et de l’Égypte. L’an 637 Omar, le plus célèbre d’entre eux s’empara de Jérusalem et sa mosquée s’éleva sur l’emplacement qu’avait occupé le temple de Salomon. Puis leurs troupes débordèrent à droite sur la Perse et à gauche sur la Cyrénaïque. Elles parcoururent d’un bout à l’autre l’Afrique du nord et dès 710 pénétrèrent en Espagne. Le croissant était dessiné.

Or jusque là nul n’avait su vaincre ces conquérants soulevés par leur foi et devenus, pour la servir, persécuteurs et sanguinaires. Soudainement leur étonnante fortune atteignit ses limites. En 718, après une année d’efforts acharnés, les Arabes furent repoussés de Byzance qu’ils voulaient prendre ; et quatorze ans plus tard, en 732 à l’autre bout de l’Europe, ayant franchi les Pyrénées et s’étant avancés jusque vers la Loire, ceux d’Espagne subissaient près de Poitiers une retentissante défaite. Les noms de l’empereur byzantin Léon III et du héros franc Charles Martel sont attachés à cette double victoire de la chrétienté. Les conséquences en furent promptes et considérables. Le croissant s’effrita. En 755 la dynastie des califes qui gouvernaient le monde arabe de leur capitale, Damas, fut renversée. On les appelait du nom de l’un d’eux les « Omniades ». Les « Abbassides » qui prirent leur place, se créèrent une nouvelle capitale, Bagdad sur le Tigre. L’année suivante, les « émirs » qui depuis 716 étaient à Cordoue les représentants des califes se proclamèrent indépendants. Dès lors Bagdad et Cordoue s’ignorèrent. Pour compléter la désagrégation, la ville sainte de Kairouan fondée en 669 devint vers 800 une sorte de principauté autonome. Puis ce fut, au Maroc, un arabe du nom d’Edriss qui en 789 déchaîna une guerre religieuse contre les tribus indigènes dont beaucoup suivaient le culte chrétien ou le culte juif ; ayant réussi, il s’érigea lui aussi en prince souverain. Son fils devait être le fondateur de Fez (808). Enfin en 916 un « mahdi » ou prédicateur, moitié moine, moitié soldat leva en Égypte l’étendard de la révolte et devint le fondateur de la dynastie dite des Fatimites dont le Caire, bâti en 968, fut la capitale.

Le monde arabe ainsi disloqué, l’unité s’en trouva irrémédiablement compromise. Sur ce point la religion donne l’illusion contraire mais ce n’est là qu’un trompe l’œil. La foi musulmane, sans doute, ne fut pas entamée. Sa simplicité même la défendait. Qu’il y eût plusieurs califes au lieu d’un seul n’ébranla point la constance des fidèles ; le nombre des mosquées ne s’en trouva pas diminué mais nul génie proprement arabe ne fleurit au pied de leurs minarets ; des goûts, des tendances se prononcèrent qui trouvèrent à s’alimenter dans les traditions des peuples momentanément subjugués : mésopotamiens et syriens, grecs et byzantins, persans, égyptiens. C’est par leur aide que se forma le trésor de connaissances dont les Arabes furent les intelligents conservateurs. Ces connaissances, ils surent les rapprocher, les classer, les perfectionner à une époque où l’occident barbarisé et ruiné se montrait incapable de rétablir la culture antique et de faire valoir l’héritage classique. Eux-mêmes, nous l’avons dit, n’étaient point des barbares ; leur langue perfectionnée, l’amour et l’habitude de la poésie les prédisposaient à ce rôle de médiateurs qui fut si utile à l’Europe. Ce qui est assez étrange c’est que, enclins à la littérature, ils s’en soient plutôt détournés au profit des sciences et de la philosophie aristotélienne.

Il faut peut-être voir là une conséquence de ce qu’on pourrait appeler la tyrannie coranique. Le coran, comme chacun sait, est le recueil des enseignements de Mahomet. Le désordre des versets souvent obscurs, parfois même inintelligibles ne nuit pas à la beauté littéraire de l’ensemble. L’éclat des images, l’impétuosité de la pensée, la grâce de maints passages font du coran une œuvre impressionnante. Rendu public au lendemain de la mort du prophète par les soins de son successeur, le coran fut aussitôt l’objet de la vénération générale. Il devint le livre unique des Arabes ; ceux-ci le relurent indéfiniment et l’apprirent par cœur ; chaque mot leur en parut inspiré. On prête au calife Omar accusé par la postérité d’avoir livré aux flammes les manuscrits de la bibliothèque d’Alexandrie — désastre irréparable ! — cette parole insensée : « Ou bien, ils (les manuscrits) contiennent la même chose que le coran et alors ils sont inutiles ; ou bien ils contiennent autre chose et alors ils sont nuisibles. » L’exactitude de l’anecdote a été contestée mais elle dépeint assez bien l’état d’esprit des chefs arabes au début de leur épopée. Plus tard lorsque, rassassiés de victoires, ils se furent fixés sur les terres conquises, leur obscurantisme s’atténua. La finesse innée de la race reprit le dessus. Les souverains qui régnèrent à Bagdad s’entourèrent de savants et de chercheurs ; leurs cours devinrent des foyers de brillante culture mais l’esprit qui y domina demeura orienté vers l’exact et le pratique et dans la faveur alors marquée aux écrits d’Aristote, on reconnaît le souci encyclopédique si caractéristique de la civilisation arabe. Initiés à l’hellénisme par les nestoriens d’Édesse (ainsi que nous l’avons vu en étudiant l’histoire de la Perse) les Arabes connurent aussi Platon car les derniers philosophes platoniciens de l’école d’Athènes exilés par Justinien avaient trouvé asile en Perse mais c’est d’Aristote qu’ils s’éprirent et avec ses œuvres, ce furent celles de Gallien, d’Hippocrate, d’Euclide, d’Archimède qu’ils étudièrent et traduisirent de préférence. Reprenant le travail astronomique des Grecs, ils poussèrent les observations, les calculs, la fabrication des instruments nécessaires… aussi loin qu’ils le purent, se montrant toutefois incapables des hautes spéculations qui avaient permis à un Aristarque de Samos de pressentir tout le système de l’univers. Les mathématiques firent, grâce à eux, de grands progrès ; la trigonométrie et surtout l’algèbre furent à ce point perfectionnées qu’ils en ont souvent passé pour les inventeurs et on leur fait gloire de la numération en usage parmi nous, bien qu’ils n’en soient pas les auteurs, parce qu’ils surent lui donner sa forme ingénieusement simplifiée. Ils eurent des géographes, des agriculteurs, des chimistes, des médecins et dans tous ces domaines — notamment par la culture et l’utilisation des plantes médicinales et industrielles — ils réalisèrent une multitude de ces petits progrès dont la coordination améliore l’existence en augmentant le bien-être.

Y eut-il un art arabe ? On ne saurait le nier. Si la plupart des monuments arabes d’orient ont péri, élevés qu’ils étaient en matériaux trop frêles, ceux d’Espagne ont mieux résisté. Séville, Cordoue, Grenade attestent un goût architectural et une habileté ouvrière extrêmes ; seulement des indices certains permettent de remonter aux origines d’une pensée artistique qui n’est point arabe. Les premiers constructeurs de mosquées avaient simplement reproduit le plan des basiliques chrétiennes primitives. Utilisant les débris de temples anciens qui se trouvaient à portée, on les avait vus parfois planter les colonnes à l’envers, le chapiteau à terre et le piédestal en l’air. N’ayant point de préférence, ils se mirent volontiers à l’école des Byzantins et des Persans mais bientôt un art différent s’offrit à les servir, celui des Coptes.

Les Coptes[1] étaient des mystiques en réaction contre Byzance et dont l’opposition s’était manifestée jusque dans la conception de la beauté. Répudiant à la fois la coupole et le plein cintre, leur architecture présentait ces caractéristiques contradictoires d’une silhouette extérieure en terrasse et d’un dessin intérieur en ogive. L’arc brisé aigu était-il là pour soutenir le toit et éviter des couvertures qui ne pouvaient plus se faire en pierre comme au temps des Pharaons faute de main-d’œuvre et d’argent et qui ne pouvaient pas non plus se faire en bois, le bois étant trop rare en Égypte ? Ou bien répondait-il à une aspiration de l’âme et symbolisait-il quelque extase mentale ? On peut en disserter à loisir. Mais comme d’autre part les Coptes témoignaient d’une répugnance extrême pour les formes sculpturales et picturales représentant des êtres vivants et se plaisaient à y substituer les motifs stylisés et les figures géométriques fleuries, ils étaient faits pour s’entendre avec les Arabes que les enseignements du coran engageaient dans la même direction. Les artistes coptes furent dès lors au service de ceux-ci et, sous leurs doigts habiles, naquit l’arabesque. Faïences, boiseries, verreries, tentures, tapis, armes damasquinées, l’entrelacement à la fois fantaisiste et discipliné des lignes indéfinies se trouva reproduit partout, sur les murailles et sur les objets, sur le cuir et sur le parchemin. Et passée de là dans le domaine universel, l’arabesque ne cessa plus de charmer le regard par les multiples aspects de ses entrecroisements légers.

Nous pouvons maintenant prendre, au soir de son destin, un aperçu panoramique de ce monde arabe si singulier, attachant et divers. Bien vite rentrée dans le cadre de son autonomie silencieuse, l’Arabie ne sera plus qu’une Terre sainte vers laquelle se dirigeront tout le long des âges d’infatigables pèlerinages. Aux deux pointes du croissant, en Mésopotamie et en Égypte d’un côté, en Espagne de l’autre se sont élevées des souverainetés somptueuses que l’excès des richesses et le goût de tous les luxes ont rapidement affaiblies. Là il n’y a guère eu d’arabe que les chefs, parfois remarquables, volontiers tolérants, sachant utiliser avec intelligence le concours des races indigènes : races affinées comme les Persans et les Égyptiens ou bien énergiques et vivaces comme les Espagnols et les Berbères. Nous avons vu en étudiant l’histoire des premiers s’écrouler successivement sous la poussée turque la puissance des califes de Bagdad (1056) et celle des califes du Caire (1171). L’histoire des seconds nous apprend comment vers l’an 1000 le califat de Cordoue s’étant démembré en une série de principautés, l’action marocaine se manifesta dans la péninsule par l’intermédiaire de deux dynasties successives, celle des Almoravides (1055-1147) et celle des Almohades (1147-1269) qui combinèrent assez curieusement les mentalités arabe et berbère et dont la puissance, un long moment, s’étendit sur tout le sud de l’Espagne en même temps que sur l’occident de l’Afrique, ce moghreb (couchant) dont le nom poétique est encore employé parfois pour désigner le Maroc.

Mais il ne conviendrait pas de penser que par une énumération d’empires et de principautés, le champ de l’activité arabe se trouve délimité. Il reste les innombrables groupements alimentés par la piraterie. Durant des siècles, les pirates arabes non seulement entravèrent et rançonnèrent le commerce de la Méditerranée mais sur bien des points de ses rivages créèrent des établissements durables. Une tradition existait. Avant eux des pirates grecs et phéniciens, ibères et illyriens avaient écumé la mer. C’était un métier lucratif et tentant. On s’associait pour armer une flottille qui grandissait avec le succès. Il y fallait de l’audace, de l’ingéniosité, le goût des aventures et la passion du gain, toutes caractéristiques par lesquelles les Arabes se distinguaient. Aussi, s’étant vite familiarisés avec la mer, ils se répandirent de tous côtés, occupant les îles, Chypre, la Crète, la Sardaigne, la Sicile… prenant pied sur la côte marseillaise, partout précédés par la terreur qu’inspirait leur nom. On peut se faire une idée de leurs exploits en évoquant ce sac de Salonique qui eut lieu un dimanche de juillet de l’an 904. La grande ville surprise en pleine sécurité se vit enlever en quelques heures vingt deux mille jeunes gens et jeunes filles qui emmenés en Crète y furent vendus comme esclaves. La Crète, grande capitale des pirates, regorgea bientôt de richesses ; son marché d’esclaves surpassait tous les autres. De là les efforts des empereurs byzantins pour la reprendre. Après cinq expéditions infructueuses, celle de 960 conduite par Nicéphore Phocas réussit et la Crète redevint grecque pour deux siècles et demi. Mais la piraterie arabe ne cessa pas pour cela ; les vaisseaux effilés et rapides dont les voiles noires annonçaient aux populations riveraines les deuils prochains continuèrent de sillonner les flots. Alger, Tunis et Tripoli en furent les centres attardés. Les âges passaient et leurs corsaires demeuraient impunis. Derrière cette façade de brigandage, le monde arabe se cristallisa ; la vie du désert s’empara de son esprit et le limita aux horizons primitifs. Il ne resta plus que le souvenir de ces émirs fastueux et despotiques, alternativement cruels et généreux, et aussi à leur aise, comme on l’a observé, « dans les palais des mille et une nuits que sous la tente du bédouin pillard. »[2]

Qu’ainsi le dernier mot ait été dit de l’histoire arabe, cela n’est guère probable. Lorsqu’une race possède un pareil passé, on doit s’attendre à ce que de longues somnolences lui préparent un réveil brillant.

  1. Volontiers on considère les Coptes comme une race distincte. Ils n’étaient que des Égyptiens christianisés. C’est au concile de Chalcédoine (451) que l’Église copte rompit avec l’Église grecque. Elle subsista longtemps, en union avec l’Église abyssine. Les dialectes coptes se sont éteints vers le milieu du xviie siècle.
  2. Bédouins, Maures, Sarrasins sont des noms qu’on doit éviter d’employer en histoire. Ils ont été en usage selon les époques et les lieux mais en fait ils désignent les Arabes de l’islam.