Histoire universelle/Tome I/III/II

Société de l’Histoire universelle (Tome Ip. 71-89).
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Perse

Les vainqueurs de l’Assyrie apparaissent en parfait contraste avec elle. C’étaient, avons-nous dit, des Aryas de l’Iran séparés, depuis un certain nombre de siècles déjà, des Aryas de l’Inde. L’Iran a reçu de la nature une configuration singulière. On peut le comparer à un immense fer à cheval appuyé à la mer Caspienne qui l’entaille, ouvert sur la mer d’Oman et dont le bord extérieur est formé par de hautes montagnes — les monts Zagros, l’Elbourz, les monts du Khorassan et de l’Afghanistan — tandis que la courbure délimite une région centrale désertique et inhabitable. Le fer à cheval proprement dit correspondrait aux terres fertiles : vallées paisibles et bien arrosées, cimes boisées, plaines abritées sur lesquelles s’épandent une atmosphère calme et pure, un air sain et vivifiant. À quelle époque les Aryas occupèrent-ils ce pourtour privilégié, nous ne le savons pas exactement. Qu’ils soient descendus par la Bactriane ou le Caucase, la descente assurément se fit lentement, par étapes successives d’autant que l’Iran était habité avant leur venue. Quand au ixe siècle av. J.-C., les soldats d’Assournazirabal franchirent les monts Zagros alors pleins de lions, de tigres, de léopards et dont ils incendièrent les magnifiques forêts, ils semblent avoir trouvé devant eux des populations touraniennes. Toutefois les Perses sont mentionnés dans une inscription assyrienne datant de l’an 835 sous le règne du roi Salmanazar lequel les rencontra sans doute en poussant au nord plus loin que n’avait fait son père. Aux siècles suivants, les Mèdes se fixèrent aux confins de l’Assyrie. Les Perses à ce moment devaient être sous la suzeraineté de ces derniers mais ils possédaient leur autonomie et une dynastie séparée dont le fondateur, Achémenès, aurait vécu vers l’an 688. Ils occupaient une région plus au sud (le Farsistan actuel) qui les isolait davantage du dangereux contact assyrien auquel leurs congénères, les Mèdes, ne surent pas complètement résister. Les Perses étaient restés plus purs, plus vigoureux, plus complètement aryas. Tous les historiens s’accordent à les considérer comme la plus noble race de l’antiquité. La religion qu’ils professaient était, en tous cas, l’une des plus belles et des plus élevées.

Il est oiseux de discuter comme on l’a fait, avec une âpreté où s’indiquent parfois des jalousies ethniques ou confessionnelles, sur l’existence de Zoroastre ou le degré d’authenticité du Zend Avesta. Ce qui demeure intéressant ce sont les bases de la doctrine. Les Perses résolvaient le problème du mal en admettant que l’équilibre de la création ne peut se soutenir que par le jeu de forces contraires presque égales et toujours agissantes. À Ormuzd, principe du bien, s’oppose Ahriman, génie du mal. Mais un jour viendra où Ahriman s’avouant vaincu s’inclinera devant Ormuzd. Cette religion qui affirmait ainsi la croyance au progrès définitif proclamait en outre l’égalité morale des hommes, l’altruisme, la noblesse du travail. « Il est un saint homme, celui qui s’est construit ici-bas une maison dans laquelle il entretient le feu, du bétail, sa femme, ses enfants et de bons troupeaux. Celui qui fait produire du blé à la terre, celui qui cultive les fruits des champs, celui-là cultive la pureté ; il avance la loi d’Ormuzd autant que s’il offrait cent sacrifices ». Ainsi parlent les livres saints, codifiant un enseignement séculaire. Une pareille religion ne pouvait se maintenir intacte ; elle était trop avancée pour son temps et, sur un plus grand théâtre, devait se corrompre. La recherche de la pureté morale fit naître une sorte de recherche fétichiste de la pureté physique. Le culte du feu, emblème de la purification, s’entoura de pratiques superstitieuses. L’astrologie des Mages dégénéra selon les rites chaldéens et il en sortit la magie. On n’en comprend pas moins d’où provenait la grandeur de la Perse et quel fut le germe de sa formidable résistance à travers les siècles. La race chez laquelle, selon Hérodote, on apprenait avant tout aux adolescents « à tirer de l’arc, à monter à cheval et à ne jamais dire un mensonge » domine de très haut l’époque où elle se révèle.

Pour cette révélation il lui fallait un chef. Ce fut Cyrus (558-529). En 549 il ravit aux Mèdes la suprématie et devint dès lors le chef de tout l’Iran. Alors commença pour la dynastie Achéménide une épopée d’une étonnante envergure. On eût dit que rien ne pouvait plus résister à l’élan des Perses. Cyrus débuta par la Lydie où régnait le fameux Crésus (580-545). Il l’abattit et annexa son royaume. Il se trouva ainsi en possession de l’Asie mineure et en contact avec le monde grec et la Méditerranée. Se retournant alors du côté de la Chaldée, Cyrus s’empara de Babylone en 538. Son fils Cambyse poursuivit les conquêtes de son père. Il osa attaquer l’Égypte, occupa Memphis et pénétra jusqu’en Nubie. Darius (521-485) cousin et successeur de Cambyse étendit encore ses possessions en y ajoutant les territoires orientaux sur la frontière de l’Inde. Mais c’est surtout comme organisateur que Darius s’impose à l’attention. Il divise l’empire en trente-deux régions administratives. À la tête de chacune se trouvaient un « satrape » chargé des affaires civiles, un commandant militaire et une sorte de « secrétaire royal » représentant le pouvoir central. Ces trois fonctionnaires supérieurs étaient soumis à l’appréciation d’inspecteurs périodiques. Pareille initiative dans la conception gouvernementale représente une des plus fortes étapes qui aient jamais été franchies d’un seul coup dans la vie politique. Notons que nous sommes en 500 av. J.-C. Rome échappe aux Tarquins ; à Athènes, Clisthène va perfectionner l’œuvre de Solon ; Confucius, en Chine, expose ses doctrines tandis que dans l’Inde, le bouddhisme se propage. Partout ce ne sont si l’on peut ainsi dire, que des progrès en espérance. Ici nous voyons s’organiser soudainement et de façon pratique, un énorme empire composé de peuples différents et sur lesquels ne s’exerce aucune tyrannie en vue de les faire changer de langage ou de religion. Est-ce ce libéralisme si caractéristique de l’aryanisme iranien qui a déplu à Bossuet et l’a rendu injuste dans sa critique de l’empire perse ?… Cependant l’administration impériale ne se bornait pas à se superposer sans les opprimer aux nationalités assemblées sous son égide — ni même à appliquer les principes modernes de la séparation des pouvoirs et de l’inspection permanente. Des impôts réguliers à la place d’un rançonnage arbitraire, un réseau de routes bien entretenues avec un embryon de service postal par courriers, partout la paix au lieu de ces guerres de peuple à peuple, de race à race qui avaient été, sans aucune nécessité providentielle assurément, le régime habituel des temps chaldéens ; avec cela une efflorescence artistique pleine de promesses — enfin une morale individuelle claire et franche : voilà ce que représentait la Perse de Cyrus et de Darius. Il vaut la peine d’y réfléchir un instant. Car Darius est le souverain qui s’est trouvé en conflit avec l’hellénisme. En étudiant plus tard l’histoire grecque, nous aurons à envisager ce conflit du point de vue grec. Et les Perses nous apparaîtront alors comme des « demi-barbares ». Ils l’étaient en effet sous l’angle de l’Esprit. En face de cette Grèce, de cette Athènes qui ont dressé dans la lumière des âges une acropole inégalable, tous les peuples d’alors, parmi les plus cultivés — même les Chinois et les Hindous — font figure de demi-barbares. Mais moralement les Perses tenaient le premier rang. Et ils le gardèrent. Les formes de leur religion purent se modifier, se ternir, la loi morale qui l’étayait demeura et continua d’illuminer leur route du reflet de sa beauté supérieure.

Les successeurs de Darius cependant ne se montrèrent pas à la hauteur de leur tâche. La fortune de leur maison avait été trop rapide sans doute. Le vertige les prit. Ils nourrirent des desseins déraisonnables et l’aventure grecque dans laquelle ils s’obstinèrent tourna contre eux. Leur politique occidentale après cet échec fut sans suite, sans buts précis, imprudente et désordonnée. Elle provoqua en quelque sorte l’initiative d’Alexandre ou du moins la facilita grandement. Et dans la plaine d’Arbèles (331) la destinée des Achéménides s’accomplit. Mais cette journée — l’une des plus importantes de l’histoire — ne fut cependant point pour les Perses une défaite nationale. Car sitôt le contact établi entre eux et le conquérant hellène, un lien les unit. À cet égard, la conduite d’Alexandre reflète péremptoirement sa pensée. Lui, le grand hellénisateur, demeura jusqu’au bout quoiqu’on en ait dit, fidèle à la mission qu’il s’était donnée. Jusque dans l’Inde, il prétendit implanter l’hellénisme. Seule la terre des Perses resta volontairement en dehors de ce plan. Là il lui suffisait de se considérer comme l’héritier de Cyrus et de Darius.

Lorsque sa succession prématurément ouverte fut partagée entre ses généraux, la Perse se trouva comprise dans la portion dévolue à Seleucus. C’était la part du lion — en apparence du moins — mais Ptolémée réduit à la seule Égypte se trouvait mieux servi. Le domaine de Seleucus s’étendait en effet de Sarde à Samarcande ; il était à la fois iranien et grec. Pour le tenir uni, la puissance et la gloire d’Alexandre étaient nécessaires ; nul n’y pouvait prétendre. On le vit sans retard. Seleucus Ier dit Nicator monta sur le trône en 312 et tout aussitôt la désagrégation commença. Pergame qui faisait face à Athènes, la Bithynie située vis-à-vis de Byzance, le Pont qui s’étendait en bordure de la mer Noire, la Cappadoce au centre de l’Asie mineure réalisèrent leur indépendance et l’imposèrent. C’était presque toute la péninsule qui se détachait ainsi. Antiochus Ier Soter (280-262) Antiochus II Theos (262-241) premiers successeurs de Seleucus virent les fissures s’étendre et de nouveaux territoires se détacher, à l’est cette fois, en Bactriane. Là se trouvaient les colonies grecques fondées par Alexandre et dont, nous avons, dans les pages qui précèdent, indiqué l’évolution et l’influence féconde sur l’Inde. Vers 250, le « satrape » de Bactriane, Diodote, rompit le lien qui le rattachait à un pouvoir trop lointain et se proclama roi. De fait ce pouvoir s’était encore éloigné car la capitale n’était plus Séleucie sur le Tigre mais Antioche. Séleucie créée par la dynastie et portant son nom eut certes un beau développement ; Pline assure qu’elle compta jusqu’à six cent mille habitants. Mais elle demeura l’emporium, la ville commerciale. Le gouvernement bien vite la délaissa pour Antioche. Et s’il en fut ainsi, Antioche ne le dut ni à ses monuments et à son luxe ni au cadre incomparable dans lequel s’enchassait sa beauté. Elle le dut à sa situation méditerranéenne, plus proche de la Grèce. Il y eut là comme un symbole de la force de déviation qui opérait sur l’empire séleucide.

Dans le même temps que les Grecs de Bactriane s’émancipaient, un chef parthe, Arsakès, se proclamait aussi indépendant. Les Parthes étaient une horde touranienne qui, précédemment, s’était glissée le long de la Caspienne jusqu’au Khorassan actuel ; ils étaient très peu nombreux mais énergiques et solides : des cavaliers nomades fixés là par le sort. Or cette espèce de principauté qui se dressait ainsi dans ces parages allait isoler complètement les Séleucides de la Bactriane et leur enlever tout moyen de chercher à y établir leur autorité. Ils s’en accommodaient du reste, préoccupés surtout de chercher noise aux Ptolémées d’Égypte ou bien s’épuisant en efforts pour reconquérir la lointaine Pergame. Sans doute, après les règnes sans portée de Seleucus II et de Seleucus III apparut Antiochus III dit le grand (222-186). Vingt années durant il parcourut l’orient en triomphateur à la manière d’Alexandre, récupérant des territoires, maîtrisant les Parthes, forçant même la Bactriane à reconnaître sa suzeraineté tout au moins nominale. Émerveillés, les contemporains crurent un moment à la solidité de cette restauration. Illusion. Même si Antiochus n’avait point commis la faute capitale de s’attaquer aux Romains par qui il connut finalement la défaite, son œuvre n’eût point vécu. Et s’il s’attaqua à eux, c’est justement qu’il était malgré tout un souverain méditerranéen, que seule la politique méditerranéenne l’intéressait, que seuls ses sujets méditerranéens retenaient vraiment son attention. À voir agir Antiochus, on apprécie encore mieux le génie d’Alexandre, sa hauteur de vues, son jugement rapide et la façon dont il sut devenir persan sans cesser d’être hellène. À aucun moment les Séleucides ne s’élevèrent à une pareille conception.

Or la Perse vivait toujours avec ses vertus, sa noblesse d’âme et partie de sa vigueur. Mais elle était désemparée et n’avait point de conducteur. Les Perses avaient respecté le pur hellénisme alexandrin quand il s’était présenté à eux avec ses lauriers scintillants mais comment n’eussent-ils pas repoussé celui de l’époque séleucide, vicieuse et corrompue. Belle occasion pour les chefs parthes de se poser en vengeurs de la civilisation iranienne méconnue. De cette civilisation ils n’avaient que le vernis mais leur zèle ne s’en afficha qu’avec plus d’emphase. Ils firent agréer leur pouvoir plus ou moins spontanément et, forts de cette adhésion, surent reconstituer l’ancien patrimoine persan en y ajoutant même la Mésopotamie. Ainsi s’établit la dynastie parthe dite des Arsacides du nom d’Arsakès son initiateur. Lorsque Seleucus IV et Antiochus IV Épiphane eurent définitivement affaibli la puissance séleucide en usant leurs forces dans une tentative obstinée d’hellénisation de l’Égypte et de la Palestine (les deux seuls pays que l’hellénisme ne réussit jamais à entamer sérieusement) les Arsacides restèrent maîtres du sol iranien et libres d’y jouer le rôle esquissé jusque là par leurs premiers actes. S’ils avaient eu la valeur, le vouloir, l’intelligence, ils eussent pu gagner la partie. Mais en vain prirent-ils des noms persans, en vain honorèrent-ils les Achéménides comme leurs propres ancêtres, le peuple perse conserva vis-à-vis d’eux une réserve, un éloignement significatifs. Leur marquant qu’il ne voulait en eux apercevoir que des usurpateurs, il s’enferma dans ses souvenirs et ses espérances et y demeura comme muré.

Les périls extérieurs étaient redoutables et multiples. C’étaient au nord-est les Tokhares dont nous avons déjà parlé et qui menaçaient la Bactriane dont ils finirent par s’emparer après y avoir détruit le royaume indo-grec. De là leurs ravages s’étendaient sur le Khorassan. Au nord-ouest, les Arméniens cherchaient à se venger de l’oppression qu’ils avaient longtemps subie. À l’ouest, enfin, les Romains malgré leur répugnance avérée à s’aventurer si loin de la Méditerranée, s’y sentaient en quelque sorte obligés. L’Iran, c’était pour eux la « route de la soie », de cette soie qui leur venait d’Asie, qu’eux-mêmes ne savaient pas fabriquer et dont l’abondance se faisait de plus en plus nécessaire à la satisfaction de leur luxe croissant.

Sous Auguste, Rome tenta sa séduction sur les rois parthes. En 55 av. J.-C., le roi parthe Orodès (56-37) avait détruit l’armée du consul Crassus. La gloire en avait un moment illuminé son trône barbare. En occident, la répercussion d’un tel événement avait été considérable. C’était pour les Romains à la fois ignorants et attentifs, la révélation de la puissance iranienne. Ils jugèrent désirable de s’entendre avec elle plutôt que de la heurter de front. Des négociations se nouèrent. Phratacès IV (37-2) consentit même à envoyer à Rome son héritier dont la mère d’ailleurs était italienne. Mais le plan n’eut pas de suite et le jeune prince semble être bientôt devenu un otage entre les mains des Romains. Une certaine xénophobie animait l’aristocratie parthe. Elle était fort hostile aux Romains et ne tolérait l’hellénisme que par égard pour les riches négociants grecs dont la présence à Séleucie et dans les autres villes de la région mésopotamienne était une source de profits pour tout le pays. Les Parthes ne témoignaient de véritables égards qu’aux Perses dont ils cherchaient toujours à désarmer la défiance ; mais toujours en vain. De « parthisme » il n’y avait point.

En l’an 115 ap. J.-C., l’empereur Trajan reprit la tentative dans laquelle Crassus naguère avait échoué. Ayant dompté l’Arménie, il se tourna vers l’Iran, s’empara de la Mésopotamie et entra à Ctésiphon. Après lui, à deux reprises, sous Marc Aurèle en 161, sous Septime Sévère en 193, les légions promenèrent en ces lieux leurs aigles victorieuses. Le prestige des princes arsacides ne put survivre à toutes ces défaites et ces humiliations. Mais ce dont les Perses leur voulaient par dessus tout, c’était de la spontanéité instinctive avec laquelle, en cas de péril, ils se tournaient vers les hordes touraniennes, leurs congénères d’antan, les appelant à leur aide et leur ouvrant la frontière orientale. C’est alors qu’on éprouvait à quel degré les Parthes étaient campés sur le sol iranien et combien leur mongolisme demeurait irréductible et leur âme fermée à tout ce qu’aimait et révérait la Perse.

Conduite par Ardashir chef de la famille Sassanide qui était de pur sang arya, issue du Fars la région d’où les Achéménides étaient partis jadis et où l’iranisme s’était conservé le plus pur, prêchée dans la ville même d’Itakhr bâtie sur les ruines de Persépolis, la révolution s’accomplit au nom de la nation et de la religion opprimées et elle fut dirigée contre l’étranger en général. Ardashir « serviteur d’Ormuzd », eût les Mages à sa dévotion et ce fut une « guerre sainte » qu’il entama. Les Parthes ne pouvaient résister. En vue même de Babylone, Artaban iv le dernier roi parthe perdit la bataille et la vie (226 ap. J.-C.). Ardashir s’empara de Ctésiphon et d’Ecbatane. Les frontières ethniques sinon historiques furent rétablies. Ardashir devint le premier roi de la Perse restaurée.

Ce qui caractérise les quatre siècles pendant lesquels régna sa dynastie, c’est l’empreinte exclusivement persane que reçurent alors le pouvoir et la politique. Cela n’alla pas sans quelque étroitesse et quelque intolérance. Les Mages formèrent un clergé tout-puissant, volontiers fanatique sous la direction du Mage suprême, dignité créée en faveur de Tansar le confident d’Ardashir[1]. Mais de purs Aryas ne pouvaient se laisser longtemps détourner de leur libéralisme fondamental. Dès 240 un Perse né à Ctésiphon, Manès, prêcha l’entente entre les différents cultes, l’union de Zoroastre, de Çakya Mouni et de Jésus-Christ, ces trois « prophètes de Dieu ». Les Mages supprimèrent Manès, d’accord d’ailleurs cette fois-là, avec les chrétiens. De même réussirent-ils à plusieurs reprises à déposer ou à faire disparaître les souverains qui leur tenaient tête. Mais aucune contrainte ne parvint à entraver l’émancipation de la pensée persane qui, en s’écartant de toute oppression, remontait en somme vers ses propres sources. Politiquement la force des Sassanides s’était encore accrue par la victoire que Sapor ier (251-272) fils et successeur d’Ardashir avait remportée sur les Romains. L’empereur Valérien avait été défait et capturé près d’Édesse et le premier résultat de cet événement avait été la réoccupation par les armées perses de la Syrie et de la Cappadoce.

Les Sassanides avaient deux capitales : Istakhr, la ville sainte et Séleucie, la ville commerciale. Cette dernière cité se trouvait en territoire jadis chaldéen et à présent de plus en plus arabisant. Mais il s’y maintenait des communautés chrétiennes nombreuses et des groupes hellènes riches et actifs. Lorsque Constantin eût reçu le baptême, la méfiance à l’endroit du christianisme grandit soudainement en Perse. Il advint en effet que les communautés chrétiennes et aussi les groupes hellènes dirigèrent leur vœux et leurs espoirs du côté de Byzance. Or Byzance était aux yeux des Perses l’héritière de haines et de rivalités séculaires. En tout chrétien les souverains sassanides furent portés à voir un émissaire de Byzance. Cette hantise s’exaspéra encore davantage lorsque, peu après, l’Arménie fut à son tour devenue chrétienne. Les Perses n’eurent de cesse que leur ancienne autorité sur ce pays fut rétablie. Ils y parvinrent en 429 mais durent laisser aux Arméniens une autonomie complète et se contenter d’un inoffensif protectorat ; ils durent surtout renoncer à toute tentative d’« iranisation » de l’Arménie.

Cette tension contenait bien des germes de guerre vers l’occident mais elle cessa tout à coup du fait qu’en 484 le concile des évêques chrétiens de Perse adhéra à l’hérésie nestorienne. Nestorius distinguait deux personnes séparées en Jésus-Christ, sa personne humaine n’étant qu’une sorte d’élément médiateur entre la divinité et l’humanité ce qui revenait à refuser à la Vierge le droit d’être honorée en qualité de mère de Dieu. L’orient se passionnait en ce temps là pour ce genre de considérations ; clercs et laïques en discutaient avec une égale frénésie. Le nestorianisme prit en Perse une telle importance qu’il tint presque le rôle de seconde religion d’État. Et naturellement toute crainte cessa de voir le christianisme servir les intérêts politiques de Byzance où l’hérésie nestorienne était honnie. Lorsqu’en 489 l’empereur Zénon ferma l’école importante que les nestoriens avaient fondée à Édesse, ceux-ci se transportèrent en Perse où ils furent fort bien accueillis. Ils créèrent à Nisibe un nouveau centre d’études destiné à remplacer celui d’Édesse et, par la suite, un autre encore à Séleucie. De ces écoles sortirent nombre de prélats renommés pour leurs travaux philosophiques ou linguistiques. Par cette source fut alimenté le grand mouvement d’expansion qui porta le christianisme nestorien jusqu’en Kachgarie, en Chine et dans l’Inde. À un moment cette confession ne compta pas moins de cent sièges épiscopaux répartis à travers l’Asie et dont le métropolite résidait en Perse. En Syrie et en Asie mineure, c’était alors l’hérésie monophysite qui dominait, c’est-à-dire la croyance en la fusion absolue des deux natures divine et humaine en la personne de Jésus-Christ. Les évêques de cette Église comme ceux de l’Église nestorienne furent d’abondants vulgarisateurs. Ils traduisirent et commentèrent non seulement les pères grecs mais les philosophes et les savants de l’antiquité : Platon, Aristote, Euclide. Seulement ils le firent en langue syriaque[2] et par là nuisirent à l’hellénisme sans servir l’iranisme. Inconsciemment ils préparaient l’avenir sémitique et frayèrent aux Arabes les voies de la culture et de la science.

La dynastie sassanide parvint à son apogée sous le long règne de Khosroès Ier (531-579). Ce prince éclairé, énergique et habile qui lisait Platon dans le texte original ne se borna pas à fonder une Faculté de médecine et à offrir asile aussi bien aux chrétiens des diverses confessions, qu’aux derniers philosophes païens chassés d’Athènes par Justinien. Il guerroya pour préserver et maintenir les frontières essentielles mais il guerroya sagement résistant au dangereux mirage des évocations achéménides. Son fils, au contraire, Khosroès II Parviz (le victorieux) qui régna de 598 à 630 se laissa entraîner à de folles entreprises. Il conquit la Syrie, la Palestine, menaça l’Égypte. Finalement ses troupes vinrent camper en face de Constantinople. L’énergie de l’empereur Héraclius l’arrêta en dressant contre lui une sorte de croisade. Khosroès avant de menacer Constantinople n’avait-il pas violé Jérusalem ? La chrétienté s’émut de l’appel qui lui venait d’orient. Héraclius, par une contre-offensive hardie, parvint à remporter sur son puissant adversaire des avantages décisifs. Lorsque Khosroès mourut, il laissait une Perse épuisée par trente années de guerres extérieures qu’un désastre avait terminées. Des troubles en résultèrent. Le temps manqua pour les apaiser et raffermir la situation. Le flot arabe déferlait.

Dans l’histoire, les Arabes appartiennent principalement aux chapitres méditerranéens. Nous les retrouverons plus tard. En ce moment nous n’avons à considérer que leur action en Perse, et la réaction de la Perse sur eux. La bataille de Kadésiya qui dura trois jours et qui se termina par la déroute des cent mille hommes de l’armée sassanide (637) ouvrit aux vainqueurs les portes de Ctésiphon et de Séleucie. Une seconde bataille non moins acharnée livrée à Nehavend, à l’entrée des montagnes, leur permit de s’emparer d’Ispahan et d’Istakhr. Comme jadis Darius iii fuyant devant Alexandre, le roi Yezdegerd iii fut assassiné par un de ses satrapes dans la région de Merv où il s’était réfugié. Ses héritiers purent gagner la Chine où traités royalement, ils vécurent à la cour des Tang, à Singanfou.

Il se passa alors un de ces faits qu’en enseignant l’histoire on se borne si souvent à enregistrer sans les expliquer et qui, faute d’éclaircissements, égarent le jugement et deviennent des sources d’erreurs abondantes. La Perse changea de religion. Elle entra dans l’Islam ; du moins elle en prit l’étiquette. La guerre arabe n’était pas alors ce qu’elle fut plus tard : une guerre de domination. C’était une guerre de conversion. Confesser Mahomet ou mourir, telle était l’alternative unique pour les rudes bédouins sans culture qui la conduisaient. Épuisés comme nous venons de le dire par l’effort inutile que leur avait demandé Khosroès ii, les Perses plièrent devant cette violence fanatisée et irrésistible. Ils semblent l’avoir fait sans trop de peine. C’est qu’entre la lettre du Coran et la lettre de l’Avesta, il n’y a point d’incompatibilité absolue. C’est l’esprit qui diffère. Les Perses gardèrent celui de l’Avesta. D’ailleurs moins de cinquante ans après la conquête, ils avaient déjà adhéré à l’islamisme dissident connu sous le nom de Chiisme. Les chiites étaient tout simplement les partisans d’Ali, gendre de Mahomet, en rebellion contre les califes de Damas auxquels ils reprochaient d’être des usurpateurs et d’avoir des mœurs relâchées. Les Perses avaient un autre grief ; c’est que, dès le principe, les califes de Damas s’étaient entourés d’éléments grecs et laissé pénétrer par l’hellénisme. L’adhésion des Perses au chiisme fut un geste de nationalisme instinctif. D’ailleurs, à peine y furent-ils entrés qu’ils le transformèrent pour l’accommoder à leur mentalité. En opposition à l’orthodoxie immobile et aride, ils en firent une Église souple, ondoyante où le mysticisme, le panthéisme et le rationalisme purent évoluer librement au gré des tempéraments individuels. Darmesteter a pu écrire en toute vérité que « l’islam de la Perse n’est point l’islam » mais bien « sa vieille religion encadrée de formules musulmanes ». La pensée persane demeura donc vivante et libre. Comme, d’autre part, les Arabes s’abstinrent toujours de chercher à coloniser l’Iran soit par répugnance instinctive soit par certitude d’y échouer, le développement de la race ne subit sous leur domination aucune atteinte.

Le cadre de cette domination fut créé par l’initiative d’Aboul Abbas qui inaugura la dynastie dite des Abbassides. Descendant d’un oncle de Mahomet, il pouvait se réclamer du prophète avec plus de raison que les califes de Damas. Et par ailleurs, il avait partie liée avec les Perses. Proclamé à Merv, il appela l’Iran aux armes. Bientôt il eût sous ses ordres des forces assez considérables pour pouvoir attaquer le calife, le jeter bas et prendre sa place (750). Autour de lui l’élément persan devint aussitôt prépondérant. Bagdad bâtie près de Ctésiphon et de Séleucie pour devenir le siège de l’administration fut aussi le centre d’iranisation du nouveau califat. Effectivement les vizirs persans se comportèrent dès lors en véritables maires du palais ; ils furent presque des « shogouns », parfois. Sous leur impulsion, l’ancienne organisation persane fut remise sur pied. Parmi les califes, un seul, le célèbre Haroun al Raschid (786-809) voulut réagir. Il le fit d’ailleurs par des moyens peu louables. Or après lui, le jeune El Emin, pour avoir voulu imiter son père, fut renversé dès la quatrième année de son règne et remplacé par le second fils d’Haroun, El Mamoun (813-833) tout acquis aux Iraniens. Rien ne prouve mieux à quel point ceux-ci étaient demeurés les maîtres.

Il y eut à ce moment une sorte de rapprochement entre Byzance et Bagdad. Les deux cours n’étaient pas éloignées de se considérer comme les gardiennes d’une même civilisation, quitte à se battre encore de temps à autre pour leurs credos différents. De fait, au milieu, de la barbarie grandissante, alors que partout ailleurs la culture était en recul, il n’existait plus dans le monde que trois foyers lumineux où s’affirmât le progrès humain. C’étaient Byzance, Bagdad et Singanfou. Mais ce dernier centre était trop loin, trop séparé pour coopérer avec les deux autres. Ceux-ci, au contraire, pouvaient voisiner. Aussi bien les préventions iraniennes contre l’hellénisme s’étaient-elles émoussées. L’aristocratie arabe était nourrie de connaissances grecques, de science, de philosophie, de littérature grecques. Les nestoriens avaient poursuivi leur œuvre, se maintenant en bons termes avec les Abbassides comme jadis avec les Sassanides ; par eux l’intelligence arabe avait été comme arrosée de suc grec. Par là aussi les Iraniens avaient été amenés à désarmer quelque peu. Du moins ne s’inquiétaient-ils plus des ambitions byzantines. Et puis chez les uns comme chez les autres devait exister une crainte instinctive de ce péril commun qui s’était pour ainsi dire massé à la frontière orientale de l’Iran : le péril turc.

Chose étrange ! Ce fut à l’intérieur qu’on le vit d’abord prendre corps. Le calife Mamoun avait eu l’imprudence d’entretenir à Bagdad une garde prétorienne turque dont l’importance numérique et les prétentions allèrent croissant. Motawakkel devenu calife en 833 se laissa circonvenir par ces soudards. Il était lui-même grossier et brutal. Son règne de vingt-huit années marqua la défaillance ultime du califat et prépara l’avènement du régime turc. Mais le génie persan n’était jamais en peine..… Du reste, de cette longue période écoulée depuis l’avènement des Sassanides, de ces six cent cinquante ans d’un essor national à peine entravé par l’aventure de 637, il sortait fortifié à jamais. Ni le changement d’étiquette religieuse ni la concurrence parfois redoutable de la langue arabe ne l’avaient amoindri. Quand l’armature abbasside céda, il se trouva que, sous la très vague suzeraineté d’un calife désormais impuissant, des principautés quasi indépendantes s’étaient formées ou se trouvaient en voie de formation au Khorassan, dans la région de Samarcande ou bien au sud à Chiraz ou à Ispahan. À côté de trônes éphémères, il y eut là des dynasties durables. Curieuse féodalité. De ces princes les uns étaient des aventuriers de profession, d’autres de simples ouvriers comme le légendaire Yacoub, d’autres des aristocrates de très vieille souche : mais tous de purs iraniens, imbus de la même doctrine, pénétrés de la même passion : défendre la civilisation persane, préserver la race et la langue, maintenir l’art et les lettres. Tout cet effort ne fut pas perdu. Lorsque l’invasion turque s’affirma inéluctable, les nouveaux conquérants impressionnés une fois de plus par le prestige du raffinement iranien, étaient prêts à le respecter et même à tenter de s’en revêtir.

Les Seldjoucides, horde turque, s’étaient infiltrés depuis quelque temps dans l’est iranien quand ils s’ébranlèrent sous l’impulsion d’un chef d’une ambition forcenée, Togroul Beg. Ils s’emparèrent de Merv (1031) puis de Nichapour et ayant repoussé les Afghans à la bataille de Dindakan (1039) en acquirent à la fois beaucoup d’orgueil et un réel prestige. En 1051 Togroul Beg prit Ispahan et en 1055, il entrait dans Bagdad les prétoriens turcs à la solde de califes intimidés faisaient maintenant la loi. Le califat pourtant jouissait encore, au point de vue religieux, d’une autorité certaine. Togroul Beg comme tous les Turcs et la plupart des barbares du centre de l’Asie n’avait point de préjugés en matière de culte. Les siens avaient d’abord été nestoriens ; ils s’étaient fait musulmans pour s’introduire plus aisément au milieu des populations islamisées. Il s’inclina donc devant le calife qui le couronna roi. C’était la séparation des deux pouvoirs, royal et pontifical.

Togroul Beg ayant achevé le cycle de son étonnante carrière eût pour successeur son fils Alp Arslan (1063-1072). Celui-là était déjà « paladin » et cherchait à s’iraniser. Le troisième souverain de la lignée, Mélik Shah (1072-1092) le fut tout à fait. Il régna à Ispahan et prit un perse pour vizir. Son plus grand souci fut de fermer l’Iran aux hordes congénères que le succès de l’aventure seldjoucide attirait et surexcitait. Cela ne l’empêcha pas toutefois de se lancer à l’assaut de la Syrie qu’il ravit un moment aux Grecs — et même de l’Égypte qu’il prétendait enlever aux Fatimites. Toujours le vieux rêve achéménide fortifié par l’épopée d’Alexandre mais devenu moins que jamais réalisable. L’empire de Mélik Shah fut partagé à sa mort. Son fils régna en Perse, son frère en Syrie. L’Anatolie était déjà aux mains d’une branche collatérale qui sut s’y maintenir durant deux siècles.

La pensée persane brillait alors d’un vif éclat. C’était le temps de Firdousi, le poète épique, auteur du Livre des rois, d’Omar Khayan, le « doux épicurien », de Saadi enfin le plus parfait des écrivains persans. En philosophie, au rationaliste Avicenne s’opposait Gazali le mystique qui n’espérait qu’en la foi pour « soulever l’homme ». La science n’était pas délaissée et l’observatoire de Nichapour, capitale du Khorassan passait pour le plus grand foyer d’études astronomiques de tout l’orient. D’autre part le vieux levain communiste qui s’était révélé à diverses reprises au fond de l’âme iranienne provoquait de l’agitation sociale. Sous les Sassanides, on avait vu Mazdak partisan du partage des biens, gagner à ses idées le roi Kobad et celui-ci, en voulant les appliquer, manquer d’affamer ses sujets dont la rebellion avait mis fin à l’aventure. Au viiime siècle, un autre communiste, Zendik, avait provoqué une similaire effervescence. Puis au ixme, ç’avait été la jacquerie des Karmates qui voulaient abolir la propriété. Maintenant apparaissait la fameuse « secte des assassins » dont les croisés désignèrent plus tard le chef sous le sobriquet de « vieux de la montagne ». Assassins en effet, fanatisés par le hatchich, en proie au dévergondage cérébral le plus intense, on a peine à comprendre que ces hommes aient pu terroriser autour d’eux gouvernants et gouvernés pendant plus de deux cents ans. Dans leurs doctrines on trouve, avec plus de surprise encore, la formule moderne — ou qui se croit telle — de « l’anarchisme scientifique » et les germes de la théorie du « surhomme » chère à Nietzche.

Aux Arabes avaient succédé les Turcs ; aux Turcs succédèrent les Mongols. En 1220 ils se ruèrent sur l’Iran oriental sous l’impulsion du plus grand égorgeur que le monde ait produit, Gengis Khan. Dès lors, ce ne furent que massacres et destruction. Les campagnes de Bactriane et du Khorassan furent conduites avec cette sauvagerie mathématique qui était la « manière » du chef ; villes rasées, mise à mort de tous les habitants malgré la parole donnée, emploi des prisonniers devant les troupes d’assaut… toutes mesures dignes du sinistre personnage qui, au moment de mourir osa prescrire d’immoler sur sa tombe toute la population de la ville qu’il était en train d’assiéger : ce qui fut fait. Heureusement lorsque la Perse orientale eût été dûment saccagée par ses soldats, le reste du royaume demeura oublié de lui. Trente ans se passèrent dans l’anarchie gouvernementale. Après quoi Houlagou, petit-fils de Gengis Khan ayant pris, pillé et ensanglanté Bagdad (1258), se proclama roi de Perse. Il s’appuya sur les chrétiens. Car ces bourreaux dans leur ferveur contre l’Islam s’appuyaient volontiers sur les chrétiens. Ils eussent agi à l’inverse si l’intérêt du moment les y avait engagés. Il est remarquable combien chez tous les nomades de l’Asie centrale prévaut l’indifférence religieuse, du moins l’indifférence à l’égard des formes du culte. Ce qui explique, sans leur en faire un mérite, qu’ils aient parfois fait montre d’une sage tolérance. En Perse ils en manquèrent. Mais telle était la force du « zoroastrisme chiite » que, malgré les persécutions, la religion nationale l’emporta. Parmi les successeurs d’Houlagou, plusieurs même s’y convertirent.

Le crépuscule de la dynastie mongole fut encore plus prompt que celui de la dynastie turque. Dès 1334 l’autorité souveraine n’existait plus que de nom. Mais, une fois encore, des groupements sauveurs surgirent ; des principautés autonomes se formèrent au Khorassan, à Chiraz, à Ispahan. La Perse renaissait toujours manifestant, comme le remarque Renan, l’obstinée persistance du génie arya à travers les plus tristes aventures. Soudain un nouveau cataclysme s’abattit sur elle. Tamerlan maître d’Hérat (1381) s’empara de Bagdad, de Chiraz, d’Ispahan. À son entrée dans cette dernière ville, il abattit 70,000 têtes pour en faire des pyramides au pied des remparts. Sa férocité du moins ne s’exerçait pas à froid et systématiquement comme celle de son devancier. Ce n’était pas d’ailleurs impunément que celui-ci avait trop longtemps donné au monde le spectacle des torrents de sang qu’il se plaisait à faire inutilement couler. L’exemple venant du haut fut dès lors suivi. L’Iran en occident — comme la Chine en orient — avait par bonheur des aptitudes singulières pour amadouer et apprivoiser ses vainqueurs. Aussi le fils de Tamerlan, Shah Rokh et son petit-fils, Oloug Beg qui régnèrent au Khorassan de 1409 à 1449 s’employèrent-ils de leur mieux à favoriser les lettres et les arts. Il y eut autour d’eux une efflorescence du génie persan.

Il faut dire que ces renouveaux surprenants s’appuyaient sur une prospérité matérielle très développée. De toutes les « grandes pensées » dont on fait honneur à Gengis Khan, ce barbare illettré ne semble en avoir eu qu’une mais dont la valeur ne serait pas négligeable : ouvrir de force la voie à de larges échanges commerciaux d’un bout de l’Asie à l’autre. Encore serait-on en droit de se demander si l’homme qui faillit un jour décréter l’extermination de dix millions d’habitants du nord de la Chine afin de convertir le pays en terrains de pâturage pour sa cavalerie et n’en fut détourné que par l’habile stratagème d’un de ses ministres, possédait plus de compréhension en matière économique qu’en matière politique. Toujours est-il qu’après la ruée mongole, le commerce prit un développement formidable. Tauris, la capitale des souverains mongols de Perse, fut un carrefour privilégié. Les routes des caravanes y vinrent aboutir et la richesse de toute l’Asie occidentale, s’y entasser ou s’y répartir. L’administration mongole sut favoriser le développement de cette prospérité par une bonne organisation routière et par des tarifs plus raisonnables que ceux prélevés à Alexandrie, lieu d’échange des marchandises entre l’Asie et l’Europe lorsque la voie de terre se trouvait coupée.

De même que Koublaï en Chine, Oloug Beg n’eut pas de successeurs digne de lui. Ce fut de nouveau l’anarchie. Deux hordes turques dites du Mouton blanc et du Mouton noir « arrière-garde attardée des grandes invasions », se disputèrent la Perse. Après cinquante ans, le salut vint du sein de la secte des Soufis, l’une des plus ferventes du milieu chiite. En 1479, Ismaïl Shah prenant la tête d’un mouvement qui se préparait depuis longtemps, expulsa les envahisseurs et restaura l’unité persane par une série de combats mémorables.

Mais la Perse restaurée se trouvait cette fois aux prises avec des difficultés provenant de sa situation singulière. Elle formait un îlot au milieu du monde turc qui de toutes parts l’entourait. Et comme l’aryanisme et le chiisme avaient partie liée sur son sol, elle devenait le point de mire fatal des passions ethniques et religieuses environnantes. Lorsque le sultan Sélim Ier eut, en 1517, réuni dans ses mains le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel en se proclamant calife, la guerre sainte contre l’« hérésie persane » fit partie des devoirs héréditaires des empereurs ottomans. La Perse eut donc à se défendre désormais sur tous les fronts, tâche presque impossible à remplir. En 1555 il fallut abandonner aux Ottomans Bagdad et sa région dont ils devaient faire, après tant de prospérité et d’illustration, un désert improductif et misérable. Cependant, après une série d’échecs, le grand prince qui allait être Abbas Ier monta en 1586 sur le trône de Perse. Abbas reprit Kandahar aux Mongols et Ormuz aux Portugais qui s’y étaient établis depuis 1515. Il rétablit la suzeraineté sur l’Arménie et la Géorgie. Sa politique à l’égard des Arméniens fut particulièrement ingénieuse. Reconnaissant leurs grandes aptitudes commerciales, il ne se borna pas à les protéger chez eux mais les attira dans les principales villes de Perse, facilitant la concentration entre leurs mains du mouvement des affaires. Un considérable accroissement de la richesse publique ne tarda pas à en résulter. Quant aux Géorgiens qui étaient bons soldats, il les appela dans son armée puissamment réorganisée par des instructeurs anglais et pourvue d’une bonne artillerie. Mais ce qui rend inoubliable le règne d’Abbas (1586-1629), c’est la mission confiée par lui en 1600 à l’anglais Anthony Sherley et par laquelle il offrit aux puissances européennes et principalement à la Russie, à l’Autriche, à l’Angleterre ainsi qu’au Saint-siège de s’entendre en vue d’un effort commun pour éliminer la puissance ottomane et délivrer la chrétienté captive. Si la conception géniale d’Abbas avait été comprise et réalisée, toute l’évolution ultérieure de l’Europe en eût été modifiée et combien de désastres, évités ! La chance perdue ne se retrouva jamais.

Près d’un siècle s’écoula après la mort d’Abbas pendant lequel ses successeurs maintinrent sa politique sans posséder toutefois les qualités nécessaires : plusieurs se montrèrent cruels et vicieux. Cependant à tous égards la situation du pays semblait rassurante. L’Europe ayant fait la tardive découverte de ce que valait la Perse s’éprenait d’elle et il pouvait y avoir là une certaine compensation aux périls que comportait la perpétuelle menace turque. Or ce fut l’Afghanistan qui détruisit l’admirable édifice. Les Afghans, frères de race à l’origine mais n’ayant pu ni su progresser hors de leurs farouches montagnes, mésalliés du reste à maintes reprises et de sang maintenant assez composite, se révoltèrent contre les gouverneurs persans en fonction depuis qu’Abbas avait réannexé l’Afghanistan. En 1722 ils remportèrent une prestigieuse victoire qui les conduisit à Ispahan où leur entrée fut marquée par d’affreux massacres. Alors, empressés à profiter d’un héritage qui leur semblait s’ouvrir, les Ottomans d’un côté, les Russes de l’autre envahirent la Perse. Attaquée de la sorte au nord, à l’ouest et à l’est, quelle durable résistance pouvait-elle offrir ? Et pourtant elle eut un ultime sursaut de vaillance sous la conduite d’un brillant aventurier, Nadir Shah (1786-1747) lequel parvint à repousser la triple agression. Mais entraîné et grisé par ses victoires, plutôt que de s’employer à les consolider, Nadir Shah poussa jusqu’à l’Inde son épopée imprévue. Il entra triomphalement à Delhi. Les dernières forces de la Perse s’usèrent à cet effort insensé. Privée de son chef qu’un assassinat lui enleva bientôt, elle retomba dans l’anarchie. Une nouvelle horde turque occupa le territoire. Ispahan et Chiraz tombaient en décadence. Les envahisseurs prirent Téhéran pour capitale (1797). Sur le peuple épuisé et décimé s’étendirent dès lors l’incurie et la brutalité. La misère gagna de proche en proche et les monuments superbes commencèrent à crouler. La Perse s’effaçait. L’Europe y aida. En 1827 les Russes entrés à Tauris y dictèrent un humiliant traité. Plus tard, sous Nasser Eddine, Hérat ayant été repris aux Afghans, l’Angleterre intervint pour annuler le résultat de ce succès. Un jour vint même où Russes et Anglais se crurent autorisés à discuter du partage de la Perse. Palabres sans portée. On ne partage point la Perse. Car il suffit qu’une simple poignée de vrais Persans survive pour que subsistent autour d’eux l’image et l’attente de la résurrection obligatoire.

Et comme pour en mieux affirmer la possibilité, le babisme est né. L’exquise et junévile figure de celui qu’on appelait le Bab et qui, après six ans d’apostolat, paya de sa vie la tranquille audace de sa pensée (1849) se dresse maintenant dans une lumière grandissante au-dessus du siècle dont il fut méconnu ou ignoré. Et cela n’est point dû à quelque habile propagande des disciples de Mohamed Ali mais simplement au fait que les foules, en suivant inconsciemment la voie où il les avait devancées rencontrent venant au devant d’elles, la plupart des vérités qu’il énonça. L’égalité des sexes devant la loi, l’instruction obligatoire, l’accord nécessaire des religions entre elles et avec la raison, la création d’un tribunal international et d’une langue universelle… ne sont-ce pas là choses désormais réalisées ou en passe de l’être ? Dans la façon dont le principe en fut proclamé se révèle l’esprit de l’Iran. On dirait un Avesta modernisé. L’arc-en-ciel que dessine à travers les âges l’histoire de la Perse s’appuie de la sorte à ses deux extrémités sur une préoccupation morale et sociale de l’ordre le plus élevé : histoire vraiment humaine, histoire pleine de logique et d’imprévu, d’audace et de grâce. Les événements des trente dernières années n’y ont rien ajouté de saillant. Ni les mouvements politiques constitutionnels ou absolutistes, ni les coups de force successifs tentés par les Russes et les Anglais, ni les intrigues nouées par les magnats du pétrole n’ont modifié les données du problème national. Avec ses dix millions d’habitants répartis sur un très vaste territoire, la Perse ne peut se préparer que très lentement à reprendre son grand rôle. Qu’elle doive le reprendre un jour est presque indubitable.


  1. C’est alors par les soins d’Ardashir et de Tansar que l’Avesta revêtit sa forme actuelle mais rien n’autorise à dénier à cette rédaction le caractère zoroastrien. Déjà le roi parthe Vologèse (52-90) avait commencé à recueillir les traditions orales conservées chez les Mages et uniformément attribuées à Zoroastre. Ardashir ne fit que compléter et achever ce travail.
  2. Le syriaque ou araméen appartenait au groupe des langues sémitiques. Il fut répandu du iie au viiie siècle. L’arabe le réduisit au rang de langue morte. Il en reste des traces dans certains dialectes encore en usage dans la région de Mossoul.