Histoire socialiste de la France contemporaine/Tome XII/Conclusion
Jean Jaurès
Le Bilan social du XIXe siècle
CONCLUSION
Arrivés au terme de notre long et sérieux effort, nous ne nous dissimulons pas, mes collaborateurs et moi, ce que notre œuvre a nécessairement d’insuffisant et d’incomplet : mais elle marque une direction nouvelle dans les recherches d’histoire. Le souci de démêler la trame économique des faits, l’origine profonde des événements politiques et sociaux, y éclate à chaque ligne. Pour pouvoir atteindre avec quelque certitude le mouvement même de la réalité sociale, pour surprendre dans la continuité, dans la familiarité quotidienne de la vie des hommes le secret des grandes crises qui se produisent par intervalles à la surface, il faudrait, comme Andler l’a indiqué dans sa substantielle introduction à l’étude d’Albert Thomas sur le Second Empire, un immense effort de recherche collective. Il faudrait notamment, pour comprendre à fond le mouvement, l’action, la vie, de la classe ouvrière dans la société issue de la Révolution française, pouvoir suivre à la trace, année par année, presque jour par jour, les événements de tout ordre surtout d’ordre économique qui ont retenti dans l’existence des prolétaires et dans leur pensée : découvertes de la science, variations de la technique, transformations de l’outillage industriel, élargissement des marchés, fluctuations des prix ; prix des marchandises, prix du travail. Or, cette enquête suppose l’effort concerté de plusieurs générations de chercheurs. Nous n’avons pu que l’amorcer et faire apparaître, par quelques résultats partiels, l’importance de la méthode fondamentale qui soutient tout notre travail. Déjà l’immense recherche collective qui seule désormais peut éclairer l’histoire commence à s’organiser. La Société pour l’étude des documents économiques de la Révolution française a publié quelques volumes considérables, et j’ai constaté avec joie que ces publications confirmaient les vues générales que j’ai émises. Mais que de précisions pourront être apportées ! Que de filons nouveaux seront découverts par ces forages ! Pour la Révolution de 1848, des recherches du même ordre ont été ébauchées. Ce sera une des fonctions des Bourses du Travail, quand elles seront devenues vraiment les organes de la conscience ouvrière, de tenir à jour la statistique vraie, réelle, vivante, de l’existence prolétarienne et de provoquer des recherches qui, des faits présents, sérieusement analysés et constatés, remonteront au passé et permettront ensuite, par un mouvement inverse, de redescendre le cours de l’évolution. Alors, vraiment, l’histoire sera bien la conscience des grands groupements humains. Elle ne sera plus une sorte de clarté partielle et partiale concentrée sur quelques personnages privilégiés ; c’est toute l’immense multitude des hommes qui entrera enfin dans la lumière : et le vrai dieu de l’histoire, le travail, sombre forgeron qui a forgé dans sa caverne obscure les destinées humaines, pareil à un Vulcain bafoué et enseveli qui forgeait les armes des dieux d’en haut, montera au jour et manifestera sa force créatrice dans le rayonnement de la science et la gloire de l’esprit. Notre œuvre ne sera pas vaine si elle peut, par un commencement de lumière, donner le goût et le besoin d’une plus vaste clarté.
Il serait contradictoire, après l’aveu que j’ai fait, de prétendre déduire de cette première enquête d’histoire socialiste que nous soumettons au prolétariat, des conclusions trop formelles et trop impérieuses. On peut dire pourtant que c’est une grande leçon d’action et d’espérance qui se dégage pour la classe ouvrière des faits que nous venons d’exposer. Oui, d’espérance.
Certes, le prolétariat est bien loin du but qu’il se propose. L’injustice essentielle n’est point abolie. Le monopole de fait de la propriété subsiste, et la domination économique de la classe capitaliste a pour effet d’abaisser et d’exploiter l’immense multitude des hommes qui ne possèdent que leur force de travail. La Bruyère disait : Devant certaines misères on éprouve de la honte à être heureux. Devant les iniquités, les souffrances qui tourmentent la société d’aujourd’hui et accablent la classe ouvrière, il y aurait une sorte d’impudence à étaler, dans le jugement d’ensemble porté sur l’évolution française depuis la Révolution, une sorte d’optimisme béat et satisfait. Mais il y a un optimisme vaillant et âpre qui ne se dissimule rien de l’effort qui reste à accomplir, mais qui trouve dans les premiers résultats péniblement et douloureusement conquis des nouvelles raisons d’agir, de combattre, de porter plus haut et plus loin la bataille.
En fait, la Révolution française a abouti. Ce qu’il y avait en elle de plus hardi et de plus généreux a triomphé. Deux traits caractérisent le mouvement politique et social de la France depuis 1789 jusqu’au commencement du XXe siècle. C’est d’abord l’avènement de la pleine démocratie politique. Tous les compromis monarchiques ont été balayés ; toutes les combinaisons de monarchie traditionnelle et de souveraineté populaire ont été écartées ; toutes les contrefaçons césariennes ont été rejetées. La Constitution mixte de 1791 a sombré dans l’imbécilité et dans la trahison royales. La monarchie restaurée de 1815 s’est perdue par son étroitesse d’esprit. La monarchie censitaire de 1830 a révélé l’incapacité de la bourgeoisie française à gouverner seule, parce qu’elle ne peut se défendre contre les forces subsistantes du passé sans faire appel aux forces de l’avenir. Deux fois la démocratie napoléonienne a été engloutie dans le désastre, et maintenant, sous la forme républicaine, c’est bien le peuple qui gouverne par le suffrage universel. Il dépend de lui de conquérir le pouvoir. Ou plutôt il l’a déjà conquis, puisqu’aucune force ne peut faire échec à sa volonté légalement exprimée. Mais il ne sait pas encore en faire usage. Il ne sait pas l’employer vigoureusement à sa pleine émancipation économique. Les millions de travailleurs, ouvriers ou paysans, ne sont plus théoriquement des citoyens passifs. Il le sont restés trop souvent encore par la résignation aux vieilles servitudes, par l’indifférence à l’idée nouvelle qui les affranchira. Mais c’est déjà chose immense qu’il suffise d’un progrès d’éducation du prolétariat pour que sa souveraineté formelle devienne une souveraineté substantielle.
Aussi bien, dans l’ordre de l’enseignement aussi, le progrès est grand depuis un siècle. Tous les enfants de la nation sont appelés à l’école : le grand idéal de Condorcet est réalisé ou en voie de réalisation. Et ce n’est plus l’Église, complice des tyrannies sociales, qui domine l’éducation et façonne le peuple. Elle a été réduite à n’être plus qu’une association privée ; et c’est la science, c’est la raison qui animent l’enseignement public. C’est la grande lumière de l’Encyclopédie, mais plus large et plus ardente, qui emplit l’horizon, la pensée socialiste, héritière des audaces extrêmes du XVIIIe siècle, commence à pénétrer les instituteurs de la nation.
De même, au point de vue social et dans cette portion même de la démocratie française qui n’a pas encore adhéré au socialisme explicite, c’est une conception bourgeoise, encore mais déjà sociale, de la propriété qui a prévalu. Elle n’est pas, comme pour les Constituantes, la condition de la souveraineté politique : l’homme le plus pauvre, le plus dénué, est politiquement l’égal du plus riche. Elle n’est pas non plus un absolu intangible. En demandant au Capital, par un impôt progressif sur les successions, une part croissante des ressources publiques, en proclamant que l’État a le droit et le devoir d’imposer aux possédants des contributions pour assurer les non possédants contre les risques naturels et sociaux, le radicalisme français, subordonne théoriquement le droit de propriété au droit supérieur de la nation : il reprend à son compte le mot de Robespierre définissant la propriété : la portion de ses biens garantie au citoyen par la loi. Et il se peut que le radicalisme, après avoir accepté cette formule, hésite à l’appliquer hardiment et pleinement. Il se peut qu’il redoute que cette formule, maniée par un prolétariat vigoureux et fort, et appliquée à une société où la puissance économique est concentrée à nouveau dans une oligarchie, ne conduise par degrés à la socialisation générale de la société capitaliste. Cette défaillance du radicalisme gouvernemental, si elle se produit, n’empêchera point l’effet de l’idée qui s’est développée dans la démocratie française.
C’est le socialisme lui-même qui se substituera alors au radicalisme dans la mise en œuvre de cette idée sociale de la propriété et qui la poussera jusqu’à ses conséquences nécessaires. La brèche est ouverte par où il passera. C’est donc bien la formule la plus extrême, la plus logique, la plus démocratique de la Révolution française, qui, après un siècle de tâtonnements, de réactions, de rêves d’abord impuissants, de révolutions a demi-manquées, est enfin entrée dans les faits. Ce que le génie révolutionnaire avait entrevu, affirmé, essayé, dans la fièvre et l’exaltation du combat est devenu la réalité normale et solide. On dirait une cime volcanique qui, après une série d’explosions, d’affaissements, de redressements, s’est enfin fixée à son niveau le plus élevé : elle est consolidée maintenant et élargie en un vaste plateau qui peut porter les assises de la grande cité nouvelle. Non, tous ceux qui ont lutté, souffert, espéré depuis un siècle, n’ont pas perdu leur effort : leur souffrance n’a pas été vaine ; leur espérance n’a pas été décevante, et si le prolétariat peut se réjouir de cette victoire de la démocratie révolutionnaire, ce n’est pas seulement parce qu’elle lui permet d’espérer et de préparer une victoire plus décisive, mais parce que c’est lui, débile encore pourtant et incertain, qui a assuré ce triomphe de la Révolution. C’est par lui qu’elle a été portée d’abord, comme en un jet de flammes à ce niveau de 1793, d’où elle ne tarda pas à retomber, mais où sans cesse elle tendait à revenir. C’est lui qui a aidé, qui a obligé la bourgeoisie à en finir avec les prétentions renaissantes de l’ancien régime. C’est lui qui a arraché à la bourgeoisie son privilège étroit pour créer enfin une vaste démocratie politique qui évoluera en démocratie sociale. Qu’auraient fait durant tout le siècle les républicains sans les ouvriers ? À tous les moments de la lutte qui a préparé ou réalisé la démocratie politique, l’action du prolétariat est visible ; et ce sera, je crois, un des mérites de l’œuvre historique dont j’écris en ce moment les dernières lignes d’avoir éclairé ces traces.
C’est donc avec confiance que la classe ouvrière, qui a déjà fait dans le passé l’épreuve de sa force, peut aborder les luttes nouvelles. Entre l’oligarchie capitaliste et la démocratie socialiste, forme achevée de la démocratie républicaine, le combat à fond est engagé, c’est le privilège de la propriété qui sera vaincu. Mais pour réussir, il faut que le prolétariat comprenne bien les leçons de sa propre vie depuis un siècle. C’est par l’effort continu quotidien, c’est par la propagande incessante, qu’il a eu ses premiers succès, si quelque chose ressort du récit que nous avons fait, c’est bien cette continuité profonde de la pensée et de l’action prolétariennes. Quand les hautes cimes ardentes et éclatantes s’éteignent, quand la Révolution démocratique et populaire de 1793 et de 1794 pâlit et s’éclipse, quand la généreuse Révolution de 1848 est brutalement supprimée, on peut croire que la nuit est complète ; mais ceux qui regardent au fond des esprits, au fond des âmes, s’aperçoivent que dans la conscience ouvrière l’idéal survit secrètement, et à la moindre ouverture des évènements, la lumière jaillit de nouveau. Grande leçon pour tous les gouvernements de répression, quels qu’ils soient, et de quelque nom qu’ils s’appellent. Grande leçon aussi et grand réconfort pour les combattants socialistes, car ils apprennent que l’effort obscur et constant de chacun se retrouve tout entier au jour des grandes crises. La persistance du communisme babouviste à travers toutes les persécutions et toutes les réactions, la persistance de la foi républicaine et de l’espérance ouvrière jusque sous le triomphe insolent du second Empire, sont parmi les faits les plus remarquables de toute notre histoire. Quand l’énergie passionnée des consciences ouvrières a pu, sans aucun droit légal, sans aucune ressource d’organisation publique, sauver de l’oubli mortel et du désastre définitif la liberté et le socialisme, comment ne serait-elle point assurée de la victoire, disposant maintenant des moyens d’action multiples que le prolétariat a conquis.
Le socialisme a grandi depuis un siècle, il est devenu une puissance par l’emploi simultané ou alternatif de deux méthodes en apparence contradictoires et que le libre génie des ouvriers a conciliées. Tantôt il s’est mêlé, avec le babouvisme, avec le blanquisme, à tous les mouvements de la démocratie, à toutes les agitations du peuple. Tantôt, comme avec Fourier, avec Saint-Simon, avec quelques-uns des premiers ouvriers de l’Internationale, il a voulu isoler ou la pensée ou l’action du socialisme. Tantôt il considère que la conquête des libertés politiques est la condition préalable de l’avènement social des ouvriers ; et il concentre sur cette première tâche tout leur effort. Tantôt il les avertit de ne jamais détourner leurs vues et leur action de leur objet suprême et de leur idéal. À toutes les pages de l’Histoire Socialiste, se retrouve ce conflit des tendances et des méthodes. Mais en fait, le prolétariat ne sacrifie jamais l’une à l’autre. Jamais il ne se désintéresse des événements confus et vastes où il peut essayer sa force et développer son action. Mais jusque dans cette impétuosité de mouvement, qui le jette dans toutes les batailles politiques et intellectuelles, il ne perd pas son intransigeance foncière ; il a le sens très vif que toute action ne vaut que comme un acheminement, comme un entraînement à la révolution de propriété ; que toute réforme ne vaut que comme un degré vers le but supérieur. Le grand problème tactique des jours présents, c’est de concilier en effet, non pas seulement d’instinct mais délibérément ces deux méthodes également nécessaires. On peut dire que le marxisme fut à l’origine un essai de synthèse des deux tendances, puisqu’il invitait le prolétariat à participer à tous les mouvements de la démocratie, mais pour les faire tourner immédiatement à la victoire du communisme. Le même problème s’impose aujourd’hui à nous, mais en des circonstances différentes. Au temps du Manifeste communiste, la révolution démocratique n’était pas accomplie en France ; elle n’était même pas ébauchée en Europe, et Marx pouvait croire que le prolétariat serait assez fort pour faire servir à ses propres fins les agitations prévues de la révolution démocratique bourgeoise.
Maintenant, c’est dans une démocratie puissamment constituée et qui évolue sous la loi suprême du suffrage universel, que la classe ouvrière se développe et agit. Les conditions de l’action ne sont plus celles que le marxisme avait prévues : mais la méthode essentielle du prolétariat doit bien être celle qu’il avait esquissée : la méthode complexe d’une classe à la fois très vivante et très âpre qui se mêle à tous les mouvements pour les ramener sans cesse à sa propre fin. Comment pourra-t-il se passionner à l’œuvre de réforme, et la rattacher sans cesse à son idéal révolutionnaire ? Comment pourra-t-il contribuer au développement de la production et intervenir comme classe dans le fonctionnement de la vie capitaliste sans s’immobiliser dans ses cadres ? Il n’entre pas dans le dessein de l’Histoire Socialiste de résoudre ces difficultés qui presseront demain et le Parti socialiste et la Confédération générale du Travail. Mais ce que cette Histoire démontre, c’est que le socialisme a grandi dans la société née de la Révolution, parce qu’il a su tour à tour ou en même temps se répandre et se concentrer. Il a été tout ensemble dans la démocratie et au-dessus d’elle, et c’est la marque de la puissance vitale du prolétariat français qu’il n’ait pas succombé à la difficulté de cette tâche en apparence contradictoire mais, qu’au contraire, il s’y soit fortifié.
Créer la démocratie en la dépassant a été, durant un grand siècle tourmenté et fécond, l’œuvre de la classe ouvrière. Diriger la démocratie en la dépassant et l’obliger enfin à se hausser au socialisme, ce sera sa grande œuvre de demain.
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