Histoire socialiste/Thermidor et Directoire/17-2

Chapitre XVII-§1.

Histoire socialiste
Thermidor & Directoire (1794-1799)
Chapitre XVII-§2.

Chapitre XVIII.


millions 800 mille livres de rente sur le Grand-Livre, qui, aujourd’hui, feraient un capital de 236 millions valeur réelle, tandis que la valeur originaire n’est peut-être pas le vingtième de cette somme » (t. Ier, p. 284).

Par la loi du 9 vendémiaire an VI (30 septembre 1797) que compléta, pour l’organisation du mode de remboursement, celle du 24 frimaire (14 décembre 1797), les deux tiers de chaque inscription de rentes furent rayés du Grand-Livre. Les porteurs de rente perpétuelle devaient recevoir, à la place, des « bons au porteur délivrés par la Trésorerie nationale » et admis, pour une valeur 20 fois plus grande que le montant en rentes de ces deux tiers, en payement des 5/10 du prix des biens nationaux payables, « conformément aux lois subsistantes », avec la dette publique (voir première moitié du chapitre xv) ; de plus, le tiers de l’inscription conservé au Grand-Livre était admis en payement des 5/10 payables en numéraire. Ces bons n’exprimaient que le chiffre des deux tiers de rentes qu’ils remplaçaient et étaient échangeables contre des biens nationaux à raison de 20 fois ce chiffre ; dès lors, quand on constate que leur cours était, en nivôse an VI (décembre 1797-janvier 1798), 2 livres 16 sous et, en germinal an VI (mars-avril 1798), 1 livre 18 sous pour 100, cela signifie que telle était la dépréciation, non du capital, mais du revenu ou, en d’autres termes, du vingtième du capital. Si cela n’en dissimulait pas moins fort mal une banqueroute très réelle pour toutes les inscriptions autres que celles si impudemment exagérées au profit des fournisseurs, il ne faut cependant pas oublier que, tandis que l’ancien fonds clôturait, le 17 nivôse an VI (6 janvier 1798), en légère hausse, à un peu moins de 7 fr., le nouveau ouvrait à la Bourse du 21 nivôse (10 janvier) à 17 fr., c’est-à-dire avec une hausse de 10 fr. après la réduction des deux tiers et, le surlendemain, il dépassait le cours de 24 fr. Ce tiers restant prit le nom de « tiers consolidé », avec lequel la loi du 8 nivôse an VI (2s décembre 1797) constitua un nouveau Grand-Livre. L’article 110 de la loi du 9 vendémiaire voulut au moins garantir le payement des rentes réduites et des pensions en leur réservant certaines recettes : « Le produit net des contributions administrées par la régie de l’enregistrement, et subsidiairement les autres contributions indirectes, sont et demeurent spécialement affectés, jusqu’à due concurrence, au payement des rentes conservées et pensions ».

Mais ce devait être pour les rentiers une garantie plus nominale que réelle, comme cela avait déjà été le cas avec la loi du 15 vendémiaire an V (6 octobre 1796), qui avait ordonné « la distraction du sixième net de toutes les sommes qui proviendront de la perception des revenus et contributions ordinaires, pour l’employer au payement des arrérages de rentes et pensions ». J’ai déjà signalé la misère des rentiers (fin du chap. xv). Ces malheureux, après avoir été payés en assignats, puis en mandats, avaient pu espérer, en vertu de la loi du 5e jour complémentaire de l’an IV (21 septembre 1796), toucher un quart de leurs rentes en « numéraire effectif ». Hélas ! la loi du 2 ventôse an V (20 février 1797), sous couleur d’accorder aux rentiers un avantage dont je parlerai tout à l’heure, aboutissait à opérer le payement des rentes et pensions au moyen de deux récépissés, l’un équivalant au quart payable en numéraire et l’autre équivalant aux trois autres quarts. Ces deux sortes de bons au porteur étaient admis — c’était l’avantage — en payement des biens nationaux, la première sorte pour la partie du prix payable en numéraire, la seconde pour la partie payable en papiers. Une loi du 10 floréal au V (29 avril 1797) conféra à de nouveaux bons, — nominatifs ceux-là, mais, sauf sur ce point, semblables à ceux de la première sorte et, comme ceux-ci, tenant lieu du quart des rentes dû en numéraire — la possibilité d’être reçus par les percepteurs et receveurs en payement des contributions foncières ou somptuaires des rentiers et pensionnaires. Ceux qui n’avaient ni domaines à acheter, ni à payer un chiffre de contributions égal au montant de leurs bons, les livraient, avec un rabais énorme, à des spéculateurs ; les bons dits des trois quarts furent les plus dépréciés.

Voici quelle a été la situation financière pendant l’an V, d’après le résumé de Ch. Ganilh (Essai politique sur le revenu public, t. II, p. 152-154) : « Les dépenses de cet exercice, fixées d’abord par aperçu à 568 millions, non compris la dette publique, ensuite restreintes par les crédits ouverts aux ordonnateurs à 562,297,226 livres, toujours sans y comprendre la dette publique, s’élevèrent définitivement, en y comprenant la dette publique conservée par les lois des 19 vendémiaire et 24 frimaire, à 657,369,522 livres ». Or les recouvrements opérés dans le cours de l’an V, et employés à l’acquit de ces dépenses, n’atteignirent que 442 millions. Aussi la loi du 9 vendémiaire an VI (30 septembre 1797), mentionnée à plusieurs reprises dans le § 1er du chapitre xi, essaya-t-elle d’accroître les recettes en rétablissant la loterie d’État, les droits sur les cartes à jouer, en établissant le timbre des affichés et des journaux, l’impôt sur les moyens de transport public, et en élevant certains droits existants.

Les clubs s’étaient rouverts ; mais, à la joie de la défaite des royalistes, succéda bientôt le mécontentement provenant de l’accroissement des charges et de l’absence de toute réforme démocratique. On comprit que le Directoire n’avait agi que dans son propre intérêt et on lui reprocha sa politique de profit personnel. Ces critiques et les progrès, à Paris et dans les grands centres, des républicains avancés englobés sous le nom de Jacobins, inquiétèrent les modérés du Directoire, mal venus désormais à prétendre imposer aux autres le fétichisme d’une Constitution qu’ils avaient eux-mêmes violée. Aussi, débarrassés du péril de droite, revinrent-ils à leur ancienne thèse du péril à gauche, et, pour enrayer le mouvement démocratique, ils allaient en arriver bientôt à la fermeture, à Paris et en province, des clubs ou « cercles constitutionnels », selon l’expression du moment, et à la suppression de journaux républicains. Les cercles furent fermés à Perpignan (2 ventôse-20 février), à Paris, celui de la rue du Bac, à Blois, à Vendôme et au Mans (15 ventôse-5 mars), à Strasbourg

(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


(19 ventôse-9 mars), à Clermont-Ferrand, à Riom, à Issoire, à Périgueux (22 ventôse-12 mars) ; enfin un arrêté du 24 ventôse (14 mars) ordonnait la fermeture de toute société ou cercle « qui fera collectivement un acte quelconque ». Le 22 germinal (11 avril), étaient supprimés le Journal des hommes libres et l’Ami de la patrie. Ces persécutions venant de gouvernants que tous détestaient et dont quelques-uns, suspects de trafics honteux, étaient méprisés, contribuèrent beaucoup, d’ailleurs, à la popularité des démocrates.

Sans que ceux-ci songeassent à protester, les vexations contre la classe ouvrière, dont il a été donné un exemple un peu plus haut (§ 1er) continuaient à l’occasion comme par le passé. Les ouvriers charpentiers qui, je l’ai signalé vers la fin du § 8 du chap. xi, d’après le rapport de police des 25 et 26 brumaire an VI (15 et 16 novembre 1797), résistaient à la prétention de leurs patrons de leur imposer une demi-heure de travail de plus, étaient traités de « perturbateurs », contre lesquels des mesures de répression étaient annoncées (recueil de M. Aulard, t. IV, p. 452). D’après le rapport du 21 germinal an VI (10 avril 1798). des ouvriers s’étant rassemblés dans l’île Louviers — elle correspondait à ce qui est aujourd’hui entre le boulevard Morland et le quai Henri IV — et ayant eu l’audace grande de se plaindre « entre eux de ne pas gagner assez, ont été amenés au Bureau central » (idem, p. 601). Enfin, à la date du 18 floréal an VI (7 mai 1798), nous trouvons (idem, p. 648) la décision, déjà mentionnée chap. xi § 8, du Bureau central du canton de Paris sur les rassemblements d’ouvriers. Ce Bureau, « informé que des ouvriers de diverses professions se réunissent en très grand nombre, se coalisent, au lieu d’employer leur temps au travail, délibèrent et font des arrêtés par lesquels ils taxent arbitrairement le prix de leurs journées », annulait les « arrêtés » pris par les travailleurs, défendait « à tous ouvriers d’en prendre à l’avenir de semblables », et déclarait « que le prix du travail des ouvriers doit être fixé de gré à gré avec ceux qui les emploient ».

On pouvait, dans les premiers mois de l’an VI, diagnostiquer un péril qui menaçait la République ; ce n’était pas le péril jacobin ou soi-disant tel, c’était le péril militaire incarné à cette heure dans Bonaparte. Depuis la mort de Hoche, tous les regards étaient tournés vers lui. À droite comme à gauche, on soupçonnait son ambition de se saisir du pouvoir.

Les royalistes qui le détestaient avant le 18 fructidor an V-4 septembre 1797 (voir au début de ce chapitre), n’avaient pas tardé, peut-être grâce aux manœuvres de Talleyrand, à renoncer à leurs préventions à son égard. Ce revirement s’était opéré avant même sa rentrée à Paris (15 frimaire an VI-5 décembre 1797) à la suite du traité de Campo-Formio. Dans le recueil de M. Aulard (t. IV, p. 474-475), nous lisons, à la date du 11 frimaire an VI (1er décembre 1797) : « L’opinion d’un café ferme en royalisme vient de revirer d’une manière prompte et frappante sur le compte du général Buonaparte : haï dans cet endroit jusqu’à ce jour, traité d’ambitieux, de Jacobin, de terroriste, il est aujourd’hui considéré comme un homme essentiel, sur le courage duquel les « honnêtes gens » (on sent toute la portée de cette qualification) doivent compter pour purger les premières autorités des brigands qui s’y trouvent, faire rapporter les décrets sur les nobles et autres, enfin opérer, toujours dans le même sens, les changements les plus surprenants ». Et un peu plus tard (Idem, p. 483), à la date du 17 frimaire (7 décembre) : « Il est certain que les hommes reconnus publiquement pour ennemis jurés de la République, disent du général Buonaparte un bien infini, avéré sans doute dans la bouche de tous les patriotes, mais suspect dans la leur ; que ces mêmes hommes ne supposent le général Buonaparte à Paris que pour opérer un grand changement dans le gouvernement ».

D"autre part, M. A. Mathiez a reproduit dans la Révolution française (n° du 14 mars 1903) une brochure publiée en frimaire an VI sous le titre Correction à la gloire de Bonaparte. Lettre à ce général, et signée « P. S. M. l’H. S. D. », ce qui signifie : Pierre Sylvain Maréchal, l’homme sans Dieu. Après avoir reproché à Bonaparte de n’avoir pas continué la guerre en faisant la guerre de « l’indépendance » du monde (p. 251) en général et de la Pologne en particulier, après lui avoir fait grief des précautions qu’il prend à l’égard de la religion, après avoir dénoncé son luxe de « satrape » p. 253), l’ancien collaborateur de Babeuf lui disait : « Quoique tu sois le Dieu des combats, il te sied mal, Bonaparte, de trancher du souverain avec des nations entières, car enfin, si tu te permets ce style en Italie en t’adressant au Directoire cisalpin, je ne vois pas ce qui pourrait t’empêcher d’user du même style un jour, en apostrophant le Directoire français. Je ne vois rien qui me donne l’assurance qu’en germinal prochain, lors de nos assemblées primaires, tu ne répètes du fond de tes appartements du palais du Luxembourg : Peuple de France !Je vous composerai un Corps législatif et un Directoire exécutif ! » (p. 253). Il ajoutait : « Jusqu’à ce jour, les bons esprits n’ont pu voir en ta personne que le plus habile de nos ambitieux modernes » (p. 254) et concluait cependant, au moment où Bonaparte allait se rendre au congrès de Rastatt, par le conseil de se racheter aux yeux des républicains en contribuant à organiser dans l’Europe centrale « une république universelle et fédérative dont la France serait le chef-lieu et le principal boulevard » (p. 255). Si nous avons dans cette brochure une nouvelle et forte preuve de la propension de son auteur à l’utopie, nous y avons aussi la constatation formelle que les visées dictatoriales de Bonaparte n’étaient plus un secret ; de tous les côtés, on se doutait de ses intentions.

Rentré à Paris, venant de Rastatt, on l’a vu dans le chapitre précédent, le 15 frimaire an VI (5 décembre 1797), il s’installait dans l’hôtel qu’habitait sa femme, rue Chantereine, rue à laquelle l’administration du département de la Seine allait, le 9 nivôse (29 décembre), donner son nom actuel de rue de la Victoire. Le Directoire avait, du reste, été le premier à se livrer aux plus plates adulations à l’égard d’un homme dont il connaissait la désinvolture et dont, instruit par le passé, il redoutait les machinations ; mais, n’ayant d’autre appui que la force armée, il était condamné à ménager celui qui était devenu le représentant le plus populaire de cette force. Le 20 frimaire (10 décembre), Bonaparte reçu solennellement au Luxembourg, encensé par Barras, président du Directoire, et par Talleyrand, termina son discours en disant : « Lorsque le bonheur du peuple français sera assis sur les meilleures lois organiques, l’Europe entière deviendra libre ». Les directeurs ne relevèrent pas cette fanfaronnade qui renfermait une désapprobation de la Constitution de l’an III, et Bonaparte profita de l’engouement dont il était l’objet pour se constituer un parti, affectant de fréquenter de préférence les littérateurs et les savants sans se préoccuper de leurs opinions politiques, et ayant soin de ne pas se prononcer sur les questions qui divisaient les esprits. Élu, le 5 nivôse (25 décembre), membre de l’Institut en remplacement de Carnot qui avait été son protecteur, il écrivait jésuitiquement le lendemain : « les vraies conquêtes, les seules qui ne donnent aucun regret, sont celles que l’on fait sur l’ignorance » (Moniteur du 9 nivôse-29 décembre).

Le désir de se débarrasser de Bonaparte qu’il redoutait de plus en plus, contribua à faire accepter par le Directoire l’expédition d’Égypte dont il n’était pas tout d’abord partisan. Quelle que soit la façon de l’apprécier, l’initiative de Bonaparte à cet égard ne me paraît pas douteuse : de Milan, le 29 thermidor an V (16 août 1797), il écrivait au Directoire : « Les temps ne sont pas éloignés où nous sentirons que, pour détruire véritablement l’Angleterre, il faut nous emparer de l’Égypte » ; écrivant le même jour à son nouvel ami Talleyrand, il pronostiquait la chute prochaine de la Turquie (Correspondance de Napoléon Ier, t. III, p. 311 et 313) ; de Passariano, le 27 fructidor an V (13 septembre 1797), dans une lettre à Talleyrand (Idem, p. 391 et 392), il proposait de s’emparer de Malte et de l’Égypte ; et, le 2 vendémiaire an VI (23 septembre 1797), Talleyrand, en l’approuvant, ne faisait que lui répondre. Étant données ces lettres de Milan et de Passariano, il est permis d’ajouter foi aux témoignages simplement conformes de Marmont (Mémoires, t. Ier, p. 295 et 347) et de Bourrienne (Mémoires, édition de Désiré Lacroix, t. Ier, p. 221) qui nous montrent Bonaparte préoccupé d’une telle expédition avant le mémoire du 25 pluviôse an VI (13 février 1798) adressé par Talleyrand au Directoire sur cette question. Que Bonaparte en la circonstance se soit borné, comme lorsqu’il projetait de soulever la Grèce, à revêtir d’une forme précise des idées vagues qui avaient déjà cours dans certains milieux, la chose est fort possible ; de même qu’il est possible que Talleyrand, en particulier, ait partagé ces idées avant la lettre de Bonaparte. Mais ce qui est certain, c’est que Bonaparte n’a pas eu besoin de Talleyrand pour s’engager dans cette voie.

Nommé (chap. xvi), le 5 brumaire (26 octobre), général en chef de l’armée d’Angleterre, confirmé dans ce poste le 19 frimaire (9 décembre), Bonaparte et son remplaçant officiel par intérim, Desaix, avaient, le 5 germinal (25 mars), comme successeur, à la tête des troupes de l’Ouest baptisées « armée d’Angleterre », le général Kilmaine. Si Bonaparte était, par arrêté du 11 germinal an VI (31 mars 1798), chargé de se rendre à Brest pour prendre le commandement de l’armée d’Angleterre, cet arrêté n’avait d’autre but que de donner le change à cette puissance : en effet, l’expédition d’Égypte était secrètement décidée depuis vingt-cinq jours, lorsque ce dernier arrêté fut signé. Bonaparte avait commencé par feindre de s’occuper de la descente en Angleterre, tout en « ne s’occupant effectivement que de l’armée d’Orient », suivant ce qu’à Sainte-Hélène il dicta au général Bertrand (Campagnes d’Égypte et de Syrie, t. Ier, p. 3) ; il avait, le 20 pluviôse (8 février), quitté Paris pour visiter la côte « depuis Calais jusqu’à Ostende » (Moniteur du 6 ventôse-24 février), et, dès le surlendemain de son retour, le 5 ventôse (23 février), il signalait dans un rapport les difficultés de l’entreprise et suggérait notamment de lui substituer « une expédition dans le Levant ». Cette dernière expédition était décidée dix jours après, le 15 ventôse (5 mars). Berthier, remplacé trois jours après (18 ventôse-8 mars) par Brune à la tête de l’armée d’Italie, était rappelé en qualité de chef d’état-major de l’armée d’Angleterre, dit-on, mais en réalité de l’armée d’Orient.

Le 23 germinal (12 avril), Eschasseriaux aîné faisant, au Conseil des Cinq-Cents, un rapport sur un ouvrage relatif à la colonisation, prononçait un discours auquel il a déjà été fait allusion (chap. xvi) à propos de nos rapports avec la Turquie. Après des considérations générales sur l’opportunité de la fondation des colonies, il posait la question : « la République Française est-elle dans une situation à avoir besoin de nouvelles colonies ? » et il répondait que « le génie de la nation et la politique doivent l’appeler à de nouveaux établissements… Mais quelles seront ces nouvelles colonies ? » Il se livrait à ce sujet à une description qu’il terminait par ces mots : « c’est nommer l’Égypte ». Il faisait ensuite valoir les avantages d’une pareille colonie, prévoyait « la jonction de la Méditerranée à la mer Rouge par l’isthme de Suez », et concluait : Le gouvernement, en réfléchissant sur ce qui est utile à la nation, sentira qu’il est de l’intérêt de la République de songer de bonne heure à se fixer dans cette partie du monde. Si elle ne s’en empare, d’autres puissances saisiront le moment de s’en rendre maîtresses ».

Or, le jour même de ce discours, le 23 germinal (12 avril) seulement, alors que la chose était déjà en partie exécutée, le Directoire prenait un arrêté disant : « Il sera formé une armée qui portera le nom d’armée d’Orient » et désignant Bonaparte pour le commandement en chef.

Ce que son monstrueux cerveau de conquérant insatiable voyait surtout dans cette expédition d’Égypte, c’était, paraît-il (lettre de Joseph Bonaparte dans les Mémoires de Bourrienne, édition D. Lacroix, t. Ier, p. 411 ; Sainte-Hélène, journal inédit du général Gourgaud, t. II, p. 161 ; Bonaparte en Égypte, par Désiré Lacroix, p. 6 et. 249-250), l’attaque de la puissance anglaise dans l’Hindoustan, en opérant de concert avec Tippoo-Sahib, le sultan de Maïsour (Mysore), ancien allié de la France ; ce fut aussi plus tard la ruine de l’empire ottoman en Europe, à l’aide d’un soulèvement des populations chrétiennes et grecques. Mais, au milieu de ces chimères qu’il n’était pas le seul à caresser à cette époque, son but très réel, en présence de la difficulté, vu son âge, de se faire élire membre du Directoire, fut, tout en frappant l’imagination, en jetant de la poudre aux yeux, de s’éloigner jusqu’à ce que de prochaines difficultés extérieures, faciles à prévoir — « tout annonçait la guerre », d’après son aveu à Bertrand (t. II, p. 178) — eussent abouti en son absence à des revers qui lui fourniraient l’occasion et la force de s’imposer à tous comme l’homme nécessaire, le sauveur prédestiné, dont une réclame habile aurait pendant ce temps favorisé les desseins. Un journal ami cité par M. Aulard dans son recueil (t. IV, p. 759), le Conservateur du 12 messidor an VI (30 juin 1798), disait : « on voit depuis trois jours l’éloge de Bonaparte placardé sur tous les murs de Paris ».

Pour les frais de la « descente en Angleterre », le commerce de Paris avait proposé l’ouverture d’un emprunt de 80 millions qu’une loi du 16 nivôse an VI (5 janvier 1798) autorisa ; les souscriptions étant restées assez rares et le but de l’expédition ayant été changé, une loi du 3 nivôse an VII (23 décembre 1798) clôtura cet emprunt ; les sommes versées furent tenues à la disposition des souscripteurs. Les préparatifs de l’expédition d’Égypte, d’abord retardés par le manque d’argent, purent s’achever grâce au numéraire provenant du trésor de Berne (chap. xvi). Juste au moment où ils s’achevaient, l’expédition faillit être arrêtée par la menace d’une guerre avec l’Autriche. Bernadotte nommé ambassadeur à Vienne le 22 nivôse an VI (11 janvier 1798) et arrivé dans cette ville le 8 février, sans que les usages diplomatiques eussent été observés, fut reçu, mais assez froidement, et désirait s’en aller. Or, tandis que jamais les ambassadeurs à Vienne n’arboraient le drapeau de leur pays, il choisit l’époque où la population s’apprêtait à fêter l’anniversaire de la levée en masse décidée l’année précédente lors de la marche de Bonaparte sur Vienne, pour déployer, le 24 germinal (13 avril), vers les six heures du soir, un immense drapeau tricolore au balcon de l’ambassade. La foule se rassembla, vit dans cet acte une provocation, cassa les vitres, lacéra le drapeau, enfonça la porte, envahit l’hôtel où elle commit quelques dégâts ; ce ne fut que vers minuit qu’elle fut dispersée par la troupe. Le gouvernement impérial exprima des regrets de ce qui s’était passé ; néanmoins Bernadotte persista à réclamer ses passeports ; il partait le 26 (15 avril) et, le 4 floréal (23 avril), il était à Rastatt où délibérait le Congrès dont nous avons parlé (chap. xvi). Ce même jour (4 floréal), le Directoire recevait la nouvelle de l’émeute de Vienne.

On redouta un instant la guerre ; on parvint cependant à se mettre d’accord pour entrer en pourparlers. Il fut convenu que des conférences auraient lieu dans une petite ville d’Alsace, Seltz, située à peu de distance de Rastatt, entre François (de Neufchâteau) et Cobenzl, tant sur les satisfactions à accorder relativement à l’incident de Vienne, que sur l’objet des négociations de Rastatt qui traînaient en longueur. L’Autriche se plaignait, en effet, des modifications apportées, d’après elle, au traité de Campo-Formio par la dépossession du pape et par la transformation de la Suisse : c’étaient des événements qui lui portaient préjudice, disait-elle, et pour lesquels elle réclamait une compensation en Italie. Entamées en prairial (juin), les conférences de Seltz cessèrent le 18 messidor (6 juillet), sans qu’il y eût ni entente, ni rupture ouverte, immédiatement du moins, car l’Autriche s’en allait décidée à recommencer les hostilités aussitôt qu’elle le pourrait, et Cobenzl, au lieu de retourner à Rastatt, avait l’ordre de se diriger par Berlin vers Saint-Pétersbourg. Dès que la crainte de la guerre avait été dissipée, Bonaparte qu’il avait été un instant question d’envoyer à Rastatt, quittait Paris (14 floréal-3 mai) pour Toulon où il arrivait le 20 (9 mai 1798).

Par un arrêté du 20 nivôse an VI (9 janvier 1798), le Directoire avait ordonné que, le 2 pluviôse (21 janvier], serait célébré l’anniversaire de l’exécution de Louis XVI ; à cette dernière date, le Conseil des Cinq-Cents inaugura la salle qu’on venait d’achever pour lui au Palais Bourbon ; trois jours avant (29 nivôse-18 janvier), il avait décidé que cette salle serait dédiée à la souveraineté du peuple français ». Cela c’était l’apparence, le décor sous lequel on cherchait à dissimuler le frelatage de cette même souveraineté dont, alors comme aujourd’hui, se réclamaient en paroles emphatiques ceux qui ne visaient qu’à l’escamoter. La réalité, c’était la résolution volée par les Cinq-Cents le 12 frimaire (2 décembre) précédent, à la suite d’un message du Directoire qui, à mesure que les élections approchaient, redoutait de plus en plus le triomphe des républicains avancés. Cette résolution, devenue loi le 12 pluviôse (31 janvier) par l’approbation des Anciens, livrait la vérification des pouvoirs et la validation des nouveaux députés au Corps législatif en fonction avant le renouvellement à opérer, et domestiqué par le Directoire après l’épuration du 18 fructidor. Au moment où les modérés prenaient ainsi leurs précautions contre le succès possible des républicains d’une nuance plus accentuée, ils affectaient encore de ménager ceux-ci. Le 16 frimaire (6 décembre), Lamarque réclamait aux Cinq-Cents qui la votaient, une indemnité de 1.200 fr. pour chacun des acquittés de la Haute Cour de Vendôme, « qu’il n’a pas tenu au royalisme et à la malveillance la plus insigne de conduire à l’échafaud » put dire, le 26 nivôse (15 janvier), au Conseil des Anciens, Lacombe Saint-Michel ; il rappela, en outre, le souvenir de Soubrany, Goujon et Bourbotte, « ces vertueux représentants du peuple ». L’impression de ce discours fut demandée ; mais les Anciens rejetèrent et cette demande et la résolution relative à l’indemnité.

Il y avait, fin germinal an VI (avril 1798), à remplacer à la fois le tiers sortant du Corps législatif et les députés expulsés ou déportés en fructidor, en tout 437 députés dont 298 pour les Cinq-Cents et 139 pour les Anciens. Une loi du 28 pluviôse an VI (16 février 1798), sur la façon de procéder aux élections, abrogeant le mode institué par le titre 3 de la loi du 25 fructidor an III-11 septembre 1795 (voir chap. x), abolit « le scrutin de réduction ou de rejet » et en revint au régime de la loi du 22 décembre 1789 dont l’art. 25 portait que l’élection avait lieu « au scrutin individuel et à la pluralité absolue des suffrages » pour les deux premiers tours et, si celle-ci n’était pas atteinte, à la majorité relative pour le troisième.

Le Directoire usa de tous les moyens d’exercer une pression sur les électeurs. Par une note du mois de nivôse (janvier 1798) publiée dans le recueil de M. Aulard (t. IV p. 534) il chercha à « diriger l’esprit public » en indiquant à neuf journaux les articles à faire. Il avait à cet effet des hommes à sa solde, écrivant brochures et articles, et il subventionnait les journaux qui les inséraient (voir l’étude sur « le bureau politique du Directoire » publiée par M. A. Mathiez dans la Revue historique, t. LXXXI, p. 52-55). Un arrêté du 28 pluviôse (16 février) prescrivit, pour le 30 ventôse (20 mars), veille de la réunion des assemblées primaires, une fête dite de la « souveraineté du peuple », où devait être lue solennellement une « proclamation aux Français relative aux élections » dans laquelle le Directoire se couvrait de fleurs et osait transformer les républicains avancés en agents de la royauté. Il revint à la charge, le 9 ventôse (27 février), dans une proclamation « relative aux assemblées primaires » et, le 2 germinal (22 mars), dans une « adresse aux électeurs ». D’après la loi du 19 fructidor an V (5 septembre 1797), chaque membre des assemblées primaires et électorales devait, non plus comme avant (chap. xv) faire une simple déclaration, mais prêter « le serment individuel de haine à la royauté et à l’anarchie, de fidélité et attachement à la République et à la Constitution de l’an III » ; nous savons que, par cette même loi, étaient redevenus inéligibles pendant un certain temps les émigrés et leurs parents ; furent de plus exclus des assemblées primaires et de toute fonction publique, par une loi du 9 frimaire an VI (29 novembre 1797), les nobles et anoblis, sauf certaines exceptions, et, par celle du 5 ventôse an VI (23 février 1798), ceux qui avaient rempli des fonctions civiles ou militaires parmi des rebelles cherchant à renverser le gouvernement républicain ; ces mesures étaient dirigées contre les royalistes. Contre les patriotes, on eut recours à d’autres moyens, on les représenta comme un danger pour la propriété, que Benjamin Constant se donna le ridicule de défendre niaisement, le 9 ventôse (27 février), au cercle constitutionnel (Moniteur du 21 ventôse-11 mars). Mais, gens payés parcourant les diverses régions en répandant argent et calomnies, candidature officielle (Barras a publié dans ses Mémoires, t. III, p. 195-198, l’état nominatif des fonctionnaires ayant reçu des fonds pour les élections), intimidation, suppression de journaux, du Journal des hommes libres, notamment, le 22 germinal (11 avril), tout cela n’empêcha pas de nombreuses assemblées primaires de choisir pour électeurs des démocrates avérés.

FÊTE DONNÉE À BONAPARTE AU PALAIS NATIONAL DU DIRECTOIRE APRÈS LE TRAITÉ DE CAMPO-FORMIO
le 20 Frimaire An 6 de la République.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)

Mécontent de ces choix, le Directoire lança une nouvelle proclamation (9 germinal-29 mars). Comme les démocrates s’étaient prononcés pour la revision des scandaleux trafics des fournisseurs, les modérés du Directoire attaquèrent ces révolutionnaires qui, « par leurs menaces et leurs projets qu’ils ne dissimulent même pas, cherchent à frapper les citoyens d’une terreur telle qu’elle leur fasse naître l’idée de réaliser leur fortune pour l’emporter au dehors » et, ajoutèrent-ils, le Corps législatif « saura bien écarter ceux qu’on voudrait y faire rentrer ». Une chose toutefois parut plus efficace, ce fut de pousser les partisans du Directoire, là où ils étaient en minorité, à faire scission, c’est-à-dire à quitter l’assemblée-mère, à se séparer de la majorité des électeurs et à procéder seuls, dans une autre assemblée, à des élections agréables au gouvernement ; il y aurait ainsi deux sortes d’élus, ceux de la majorité et ceux de la minorité, entre lesquels, en vertu de la loi sur la validation, on aurait soin de se prononcer sans impartialité et sans respect pour cette souveraineté du peuple dont on avait tant parlé.

Malgré tout, les élections furent peu favorables au Directoire. Sauf les cas de provocation et d’irrégularité de la part de la majorité, il semble que, partout où il y avait eu scission, c’était le candidat de la majorité qui aurait dû être admis. C’aurait été un tort d’annuler toutes les élections où une scission s’était produite ; on aurait, en effet, donné par là à la minorité la possibilité d’empêcher toute élection. Le Directoire, lui, poussa à admettre les élus qui lui paraissaient bons, même s’ils étaient les élus de la minorité, et à exclure les autres : « vous marquerez du sceau de la réprobation ces choix infâmes… les agents de Robespierre et… les affidés de Babeuf », disait sans vergogne son message du 13 floréal (2 mai). Et c’est ce plan monstrueux que le Corps législatif adopta dans une certaine mesure, sous prétexte, dit le rapporteur Bailleul, qu’il fallait écarter les deux « aristocraties », « l’une à cocarde blanche et l’autre à bonnet rouge ». Le général Jourdan et quelques, autres défendirent au Conseil des Cinq-Cents les droits des électeurs. Mais la majorité modérée s’arrogea le droit d’éliminer, au gré de ses convenances, les manifestations d’une souveraineté déjà restreinte par le cens (19 floréal-8 mai). Les Anciens transformèrent cette résolution en loi le 22 floréal (11 mai). En fin de compte 48 députés, parmi lesquels le frère de Barère, Robert Lindet et son frère, furent individuellement exclus en sus de ceux qu’élimina, dans 23 départements, le choix arbitraire entre les fractions scissionnaires des assemblées électorales ; le furent notamment de la sorte, dans la Seine, Gaultier-Biauzat, Gohier et le général Moulin ; cependant toute l’opposition ne disparaissait pas.

Ce qu’on appelle le coup d’État du 22 floréal fut, en fait, moins un coup d’État, qu’une scélératesse sous des formes légales, maladroite au point de vue même de ceux qui la commettaient : en ne faisant aucun cas de la volonté du pays, en lui substituant leur propre volonté, ils contribuèrent à augmenter le nombre des dévots du sabre. Ainsi que le Directoire le reconnaissait dans sa proclamation du 9 ventôse (27 février), lorsque les élections ne sont pas, aux yeux du peuple, « la sauvegarde de son indépendance », il s’en dégoûte et « ce dégoût » est « le premier pas » vers « les magistratures à vie » et le « despotisme ». Pour J.-M. Savary, étudiant dans Mon examen de conscience sur le 18 brumaire (p. 42) « les causes du renversement du gouvernement » à cette dernière date, « la principale… doit se rattacher aux élections de commande qui ont eu lieu en l’an VI, et aux mutilations qu’on leur a fait subir ensuite. Le vœu de la nation a été méconnu : elle s’est séparée du gouvernement dont la chute ne devait plus, dès ce moment, former un problème ».

Une loi du 15 ventôse (5 mars) avait fixé dorénavant au 20 floréal (9 mai) au lieu du 30, le tirage au sort du directeur à remplacer, de façon que la nomination échappât au nouveau corps législatif, qui se réunissait de droit le 1er prairial (20 mai). Désigné par le sort, François (de Neufchâteau) eut pour successeur, le 26 floréal an VI (15 mai 1798), Treilhard. Or ce dernier, ancien membre de la Constituante et de la Convention, n’était sorti du Conseil des Cinq-Cents que le 1er prairial an V (20 mai 1797) et l’art. 136 de la Constitution de l’an III portait : « À compter du premier jour de l’an V de la République (22 septembre 1796), les membres du Corps législatif ne pourront être élus membres du Directoire, ni ministres, soit pendant la durée de leurs fonctions législatives, soit pendant la première année après l’expiration de ces mêmes fonctions ». La nomination de Treilhard était donc, en dépit de toutes les subtilités, faite en violation de la Constitution. Quant à son prédécesseur, François (de Neufchâteau), notre plénipotentiaire d’abord, nous l’avons vu plus haut, à la conférence de Seltz, il reprit le portefeuille de l’Intérieur que lui avait rendu, pendant sa délégation diplomatique, un arrêté du 29 prairial an VI (17 juin 1798).

Parmi les nouveaux députés au Conseil des Cinq-Cents, dont son frère Joseph faisait aussi partie, se trouva Lucien Bonaparte, élu par le département du Liamone, chef-lieu Ajaccio, un des deux départements que la Corse comptait alors. Tandis que les élections régulières étaient invalidées, il fut validé, le 29 floréal (18 mai), bien qu’élu sans avoir 25 ans — il était né en 1775 — par un département qui n’avait pas de député à nommer ! Tripoteur émérite, prêt aux revirements les plus indécents, ne reculant devant aucun moyen pourvu que le résultat lui fût favorable, il allait devenir un des instruments de la fortune politique de son frère Napoléon. À propos de celui-ci, je signalerai, à titre de curiosité, d’après M. Sciout (Le Directoire, t. III, p. 468-464) la scission des Landes ; il y eut dans ce département trois assemblées électorales ; tandis que l’assemblée-mère compta 176 votants, les deux scissionnaires en eurent respectivement 21 et 22, et ces deux dernières choisirent le général Bonaparte, l’une pour un an, l’autre pour trois ans. On voit par les chiffres combien il est risqué de prétendre qu’il fut élu député ; en fait, il ne fut à aucun moment considéré comme élu, et l’art. 44 de la loi du 22 floréal décida : « les opérations de toutes les fractions de l’assemblée électorale du département des Landes sont déclarées nulles ».

Une fois validé illégalement par le parti directorial de l’ancien Conseil, Lucien Bonaparte fut de l’opposition dans le nouveau avec la moitié environ du Corps législatif. Car, malgré l’épuration du 22 floréal, l’esprit des deux Conseils se trouva modifié ; à leur subordination au Directoire qui avait été la caractéristique de la période comprise entre le 18 fructidor an V (4 septembre 1797) et le 1er prairial an VI (20 mai 1798), jour d’entrée en fonction des nouveaux élus, succéda, surtout en matière budgétaire, une tendance très accentuée à l’indépendance et à l’opposition. Toutefois, il n’y eut, d’une façon générale, de majorité bien arrêtée ni pour ni contre le Directoire.

Cette majorité exista pour essayer de traduire en actes le mécontentement de la masse électorale au sujet des spéculations et des dilapidations des fonds publics. Si elles n’étaient certes pas nouvelles, celles-ci paraissaient être, depuis la période d’omnipotence du Directoire, devenues plus effrontées et plus fréquentes ; on voyait là un rapport de cause à effet, alors que ce n’était probablement que la conséquence toute naturelle de l’absence continue de répression due à la simple persistance de certaines complicités d’ancienne date. Les députés se firent les interprètes de l’indignation publique ; il y eut de bonnes paroles dites et ce fut tout. La commission spéciale que, le 19 thermidor an VI (6 août 1798), les Cinq-Cents décidèrent de nommer dans le but de prévenir les dilapidations, et les promesses faites ne devaient rien changer au fond des choses. En revanche, le gouvernement obtenait, par la loi du 18 messidor an VI (6 juillet 1798), l’autorisation de procéder pendant un mois à des visites domiciliaires pour l’arrestation des émigrés rentrés, des agents de l’Angleterre, des prêtres sujets à la déportation rentrés, et des Chouans ayant repris les armes. Il eut aussi la majorité, le 8 fructidor an VI (25 août 1798), aux Cinq-Cents, et, le 9 (26 août), aux Anciens, pour la prorogation, pendant un an au maximum, de l’art. 35 de la loi du 19 fructidor an V (5 septembre 1797) qui avait, pour un an seulement, mis les journaux à la discrétion de la police ; il est vrai — et ce n’est pas une excuse — que le prétexte était d’armer le gouvernement contre les royalistes. La guerre contre les royalistes et les cléricaux est une chose excellente ; mais il y a, et la restriction de la liberté de la presse est du nombre, des armes dangereuses pour ceux qui les emploient : de telles mesures, aussi mauvaises au point de vue pratique qu’au point de vue théorique, se retournent souvent contre ceux qui ont eu — en dehors de toute autre considération — la maladresse de les voter. Le Directoire s’empressa, du reste, d’user de la loi pour supprimer des journaux républicains : par exemple, le 26 fructidor (12 septembre), le Journal des Francs — c’était, après le Persévérant et le Républicain, la suite du Journal des hommes libres, supprimé, nous le savons, le 22 germinal — et, le 1er jour complémentaire an VI (17 septembre 1798), le Révélateur.

Ce qui nuisit le plus aux Conseils dans l’esprit public, ce fut la loi du 20 thermidor an VI (16 août 1798), par laquelle leurs membres s’attribuèrent un supplément mensuel d’indemnité de 330 francs ; leur traitement se trouvait ainsi porté à un peu plus de mille francs par mois. Cette façon de faire des économies au moment où ils criaient contre les dilapidations et où les difficultés financières étaient grandes, provoqua très justement de vives critiques (voir le début du chap. vii).