Histoire socialiste/Thermidor et Directoire/11-3

Chapitre XI-S2.

Histoire socialiste
Thermidor & Directoire (1794-1799)
Chapitre XI-S3.

Chapitre XI-S4.


§ 3. Cultes.

Nous avons vu (chap. v et vi) que la liberté des cultes avait été reconnue par la loi du 3 ventôse an III (21 février 1795), qui faisait de leur pratique une affaire privée ; déjà cinq mois avant, la loi du 2e jour sans-culottide de l’an II (18 septembre 1794), en déclarant que l’État ne payerait plus « les frais ni les salaires d’aucun culte », avait en fait inauguré le régime de la séparation des Églises et de l’État et, trois mois après, la loi du 11 prairial (30 mai 1795) permettait aux communes, qui en gardaient la possession avec le droit de les utiliser pour certaines cérémonies civiles, de livrer à l’exercice des cultes les églises non aliénées (chap. vi) : le même édifice put, d’ailleurs, servir et servit effectivement à plusieurs cultes à la fois, dans les localités où il y en avait plus d’un. Seulement, alors que les prêtres qui officiaient dans des bâtiments privés n’étaient pas astreints à cette obligation, ceux qui pratiquaient dans les édifices concédés devaient préalablement se faire décerner par la municipalité acte de leur « soumission aux lois de la République ».

Depuis la Constitution civile du clergé, on distinguait les prêtres en constitutionnels, assermentés ou jureurs, et en réfractaires ou insermentés ; les premiers avaient donné à la Constitution civile une adhésion que les seconds avaient refusée. Après la loi du 3 ventôse (21 février), des réfractaires qui s’étaient soustraits à l’application des lois révolutionnaires du 26 août 1792 et du 23 avril 1793, reparurent publiquement et une nouvelle scission commença dans le clergé catholique français : les réfractaires, jusque-là opposés en bloc aux constitutionnels, se divisèrent en soumissionnaires et insoumissionnaires, les premiers acceptant l’acte de « soumission aux lois » exigé par la loi du 11 prairial (30 mai), les seconds se refusant à cet acte. Ceux-ci, pour la plupart émigrés, restèrent à l’étranger ; leur thèse était qu’en ne se soumettant pas, en s’interdisant ainsi l’exercice du culte, les prêtres rendraient cet exercice impossible et aboutiraient, par l’exaspération de la population qui, à leur avis, devait en être la conséquence, au renversement de la République et à la restauration de la monarchie. Les autres, au contraire, craignaient que, par cette intransigeance, la masse ne leur échappât au profit des anciens constitutionnels, c’est-à-dire des prêtres partisans du régime républicain, et ils jugeaient préférable de se soumettre en apparence aux injonctions légales, afin de pouvoir exercer leur ministère, ce qui était à leurs yeux la condition essentielle d’une influence sérieuse. Cette division, loin de s’atténuer, devait aller en s’accentuant ; les insoumissionnaires en arrivèrent à traiter les soumissionnaires aussi mal que les anciens constitutionnels et, seules, les rigueurs du Directoire purent les amener parfois à mettre une sourdine à leurs violentes attaques. « Manifestement, a écrit l’abbé Sicard (L’ancien clergé de France, t. III, les Évêques pendant la Révolution), la majorité des évêques émigrés se refuse à toute concession politique. Dans les loisirs et les méditations de l’exil, ils se demandent comment l’Église et l’État en France peuvent reprendre leurs destinées, et ils concluent invariablement qu’il faut les replacer l’un et l’autre sous l’égide de la monarchie (p. 326)…Ces théologiens de l’exil ne manquent pas de raisons pour établir qu’il faut rester en état de guerre, que prêter les serments de liberté et d’égalité, de soumission aux lois de la République et à la souveraineté du peuple, c’est trahir à la fois Dieu et le roi. Un mot nouveau, celui de soumissionnaire, désigne les partisans de la conciliation. Les irréconciliables ne le prononcent pas sans quelque mépris. À leurs yeux, les soumissionnaires ont un faux air de constitutionnels » (p. 327). À la tête des soumissionnaires étaient Emery, supérieur général de Saint-Sulpice, et de Bausset, évêque d’Alais.

Il ne faut pas oublier que, tandis que les anciens constitutionnels étaient républicains, soumissionnaires et insoumissionnaires étaient tous royalistes ; les deux groupes des anciens réfractaires différèrent entre eux non par les principes (on en trouve la preuve notamment dans l’organe des soumissionnaires, les Annales catholiques, t. III, p. 572 et 573), mais simplement par la tactique : comme on l’observe souvent en politique, les haines sont d’autant plus vives que les divergences théoriques sont moins profondes. Le pape et les jésuites semblèrent donner raison aux soumissionnaires (Ibidem, t. IV, p. 87). En tout cas, ceux-ci, selon la règle du parti prêtre, s’étaient empressés et devaient continuer de faire de la politique sous le couvert de la religion ; j’ai eu l’occasion (chap. viii) de mentionner ce que disait l’agent anglais et royaliste Wickham à leur sujet ; voici ce qu’écrivait, le 16 pluviôse an VII (4 février 1799), le commissaire du Directoire près de l’administration municipale d’Aix (Bouches-du-Rhône) : « Des cinq temples consacrés en cette commune au culte catholique, un seul, celui dit Saint-Sauveur, est desservi par des ministres attachés à la République et, malheureusement, c’est le moins fréquenté ; encore ne l’est-il que par une petite portion de la classe des citoyens les moins influents. Tout ce qui afflue dans les autres paraît bien opposé à la République. Je pourrais même dire qu’elle la déteste cordialement » (revue La Révolution française, t. XLI, p. 214).

En présence des excitations cléricales et des manœuvres royalistes, la majorité thermidorienne elle-même, pourtant si modérée, avait assez vite dû intervenir. La loi du 20 fructidor an III (6 septembre 1795), tout en posant le principe — dont la loi du 22 (S septembre) fut la mise exécution — que les biens confisqués des prêtres déportés seraient rendus à leurs familles, bannit à perpétuité les prêtres condamnés à la déportation et rentrés, et interdit l’exercice du culte dans un lieu quelconque, public ou privé, aux ecclésiastiques qui n’avaient pas accompli ou avaient rétracté plus ou moins l’acte de soumission mentionné dans la loi du 11 prairial. Quelques jours après, par la loi du 7 vendémiaire an IV (29 septembre) sur la police des cultes, furent complétées et codifiées les mesures qui les concernaient. Cette loi, conforme à la Constitution de l’an III, punissant ceux qui troublaient les cérémonies ou outrageaient les ministres des cultes, défendait aux communes de les subventionner, prohibait toute manifestation religieuse extérieure et exigeait de tout prêtre la signature de la déclaration suivante : « Je reconnais que l’universalité des citoyens français est le souverain et je promets soumission et obéissance aux lois de la République ». En somme, les prêtres pouvaient librement exercer leur religion, à la condition de s’en tenir à elle et de ne pas violer la liberté des autres, ce qui a toujours été pour nos cléricaux une des formes du martyre. L’insurrection du 13 vendémiaire fut la cause d’une plus grande rigueur contre les prêtres factieux et j’ai déjà indiqué, à la fin du chapitre x, qu’une loi du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795) ordonna la stricte application des lois de 1792 et de 1793 qui les visaient.

Les sévérités motivées par l’insurrection de Vendémiaire durèrent peu et, au début de 1796, le Directoire était plutôt indulgent à l’égard du clergé qui aussitôt en abusa. En l’an IV (1796), dans la Haut -Garonne, un prêtre dit qu’il faut « restituer les biens nationaux acquis » (Ibidem, t. XLI, page 225 note). Le rapport de police du 6 ventôse an IV (25 février 1796) porte : « Des prêtres se permettent de courir dans les maisons où il y a des malades et veulent les forcer de se confesser, entre autres le curé de l’église Médard, et ils vont jusqu’à maltraiter les malades qui refusent de les écouter. Les sœurs hospitalières refusent leur secours à ceux qui, suivant elles, ne croient pas en Dieu ou ne veulent pas se confesser » (recueil souvent cité de M. Aulard, Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire, t. III, p. 9). Déjà le rapport du 29 frimaire an IV (20 décembre 1795) avait signalé ce système d’intolérance : « Les ci-devant sœurs grises, rue du Pot-de-Fer, faubourg Germain, s’étudient à inspirer aux enfants qu’elles élèvent, la plus grande aversion pour le Corps législatif et le Directoire. Sitôt qu’un enfant se permet d’en parler en bien, il est congédié sans miséricorde » (Idem, t. II, p. 542). Ceci tend en même temps à prouver que la comédie de sécularisation que noue voyons jouer, n’est pas chose nouvelle ; « les ci-devant sœurs grises » avaient simplement laïcisé leurs frusques et usé de cette liberté, si chère à certains, de narguer la loi. Ce n’a certainement pas été là un fait isolé. Comme l’a écrit M. Debidour dans son Histoire des rapports de l’Église et de l’État en France, (p. 154) : L’Église « n’usa de la liberté que pour mener une guerre mort contre le gouvernement établi et se servit pour cela sans scrupule des moyens les plus condamnables ».

En cette conjoncture le Directoire voulut recourir à la répression. Que celle-ci soit parfois indispensable, ce n’est pas douteux ; mais c’est une maladresse de s’en tenir à elle. Il est des réformes qui portent plus loin, atteignant la source du mal que la répression laisse subsister. D’autre part, lorsque, reculant par ignorance, faiblesse ou obstination devant les réformes qui, seules, seraient vraiment efficaces, on compte exclusivement sur la répression pour remédier à une situation difficile, il arrive fréquemment d’aboutir, bon gré mal gré, à la constatation de son insuffisance et, par un entraînement naturel, à son extension croissante. Or, s’il est des cas où la répression peut et doit être sévère, elle ne doit jamais, dans l’intérêt même de la cause qu’elle sert à défendre, tourner à la persécution. Le Directoire, il est vrai, eut à lutter contre le mauvais vouloir des Conseils, la plupart des modérés, selon une tactique toujours chère à leur parti, s’efforçant de se concilier les bonnes grâces du clergé. Royer-Collard soutint, le 26 messidor an V (14 juillet 1797), que le gouvernement devait contracter avec la religion catholique « une alliance fondée sur l’intérêt d’un appui réciproque », et qu’il n’y avait pas à craindre que cette religion « abuse de la liberté pour aspirer à la tyrannie » ; en vertu de la thèse que le péril n’est pas à droite, mais à gauche, les modérés d’alors comme ceux d’aujourd’hui, travaillèrent à affaiblir la République et à fortifier ses adversaires. Par la loi du 7 fructidor an V (24 août 1797) furent rapportées — elles devaient douze jours après reparaître sous une forme aggravée — les lois édictant la peine de la déportation ou de la réclusion contre les prêtres réfractaires (début du chap. xvii). En fait, les lois de 1792 et de 1793 dont le Directoire avait prescrit l’application aux tribunaux, étaient restées lettre morte. C’est ce que Briot constatait en ces termes à la séance du Conseil des Cinq-Cents du 21 brumaire an VII (11 novembre 1798) : « Dans la presque totalité des tribunaux, il n’a pas été possible, depuis le 3 brumaire (an IV) jusqu’au 19 fructidor (an V), d’obtenir la condamnation d’un prêtre déporté, ni même d’un émigré ».

Il y eut une tentative pour supprimer la nécessité de la déclaration imposée aux ministres des cultes. Dans la séance du 27 messidor an V (15 juillet 1797) du Conseil des Cinq-Cents, on discuta la question ainsi posée : « Exigera-t-on une déclaration des ministres des cultes ? » Dans ce Conseil où les modérés unis aux prétendus constitutionnels, aux soi-disant ralliés, étaient moins assurés de la majorité qu’au Conseil des Anciens, même avec l’appui de cette partie flottante qui, dans toutes les assemblées, se préoccupe surtout d’être avec les plus forts, il se trouva au moins un de ces avancés, dont l’espèce n’est malheureusement pas perdue, pour aboutir, avec l’ostentation des principes, à faire le jeu de la réaction.

P. J. Audouin, journaliste qu’il ne faut pas confondre avec le gendre de Pache, et jacobin, parla en faveur de la suppression de la déclaration. « Comment, dit-il, peut-on voter des mesures particulières à une classe d’hommes dont la dénomination n’est indiquée nulle part… Je pose pour principe que notre législation doit ignorer, comme l’acte constitutionnel,

L’École de Mars.
(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)
s’il est des hommes qui portent le nom de ministres des cultes. Exiger une déclaration particulière de leur part, c’est les retirer du milieu de la foule, c’est les revêtir d’une sorte de caractère, c’est préparer au sacerdoce les moyens de se donner une existence civile, de se mettre au niveau des autorités et bientôt au-dessus d’elles… Un ministre du culte, quand il devient perturbateur, n’est point aux yeux de la loi un ministre du culte, c’est un perturbateur… Sa punition ne fixe pas plus l’attention publique que le châtiment infligé à un individu quelconque. Pourquoi ? Parce que votre législation ne l’a pas distingué… »

C’est la théorie du droit commun. Comme elle a gardé des partisans aussi bien inspiré ? qu’Audouin, et sans examiner l’efficacité intrinsèque de la déclaration à propos de laquelle elle fut exposée par celui-ci, il ne sera peut-être pas inutile de montrer ce qu’il y a de factice dans cette théorie. Le droit commun, en effet, sous peine d’illogisme, ne peut être invoqué que lorsqu’il y a à régler des situations communes ; à des situations spéciales, il faut tout naturellement des solutions spéciales. Peut-on soutenir qu’il y a communauté de situation entre l’Église catholique qui a dominé l’État, qui n’agit qu’en vue de cette domination, qui, matériellement et moralement, possède les plus puissants moyens d’agir, et une autre collectivité quelconque, une autre association quelconque ? Peut-on soutenir que cette Église et ses annexes régulières ou séculières ne se trouvent pas chez nous dans une situation spéciale, dans une situation telle qu’elle n’a pas d’équivalent ? Or tout le problème est là. Si on n’ose pas répondre affirmativement à ces questions, le plus sévère appel au droit commun et le plus flamboyant étalage de principes ne constituent que des duperies.

Le Conseil des Cinq-Cents ayant, le jour même, voté par assis et levé sur la suppression de la déclaration, le président, le réacteur Henry Larivière, prononça qu’elle était adoptée. Sur de vives et nombreuses réclamations, nouvelle épreuve, même résultat d’après le président, et nouvelles protestations. Le président ne tint pas compte d’une demande de vote par appel nominal et leva la séance. Le lendemain (16 juillet), Lamarque réclama énergiquement l’appel nominal et, à une très forte majorité, le Conseil décida d’y procéder : sur 414 votants, 210 se prononcèrent pour le maintien de la déclaration et 204 contre ; c’était un petit échec pour les modérés et leurs amis plus ou moins avoués, les cléricaux.

Après le coup d’État du 18 fructidor an V (4 septembre 1797) accompli, contre ralliés et royalistes coalisés, par la majorité du Directoire, celui-ci dont les fonctionnaires avaient jusque-là mal secondé la rigueur en revint, et moins platoniquement, à la politique de répression, de persécution. En vertu de la loi du 19 fructidor an V (5 septembre 1797), tous les prêtres durent « prêter le serment de haine à la royauté et à l’anarchie, d’attachement et de fidélité à la République et à la Constitution de l’an III » (chap. xvii) ; cette déclaration était plus catégorique que la précédente, et le Directoire acquérait, en outre, la faculté de déporter « les prêtres qui troubleraient dans l’intérieur la tranquillité publique » (art. 24), sous la seule réserve d’opérer par « arrêtés individuels ». Le nombre des soumissionnaires fut, cette fois, beaucoup moins grand que sous le régime précédent et la résistance du clergé aux lois fut plus ouverte.

On sait que le calendrier républicain avait divisé le mois de trente jours en trois périodes de dix jours dont le dernier, nommé décadi, remplaçait le dimanche, comme la décade remplaçait la semaine. La loi du 7 vendémiaire an IV (29 septembre 1795) interdisait sagement de contraindre à observer ou à ne pas observer « tel ou tel jour de repos ». Le Directoire, par une circulaire du ministre de l’Intérieur, commença, le 29 brumaire an VI (19 novembre 1797), à engager les fonctionnaires à observer le décadi, et les ministres du culte à fixer au décadi les offices du dimanche. Ces exhortations naïves furent suivies d’injonctions ridicules : l’arrêté du 14 germinal an VI (3 avril 1798) prohiba le dimanche et imposa d’une façon générale la célébration du décadi ; la loi du 17 thermidor an VI (4 août 1798) ordonna la fermeture des magasins et boutiques, le décadi, sauf pour les « ventes ordinaires de comestibles et objets de pharmacie » ; celle du 13 fructidor an VI(30 août 1798) prescrivit une fête pour chaque décadi, et décida que le décadi serait le seul jour où les mariages pussent être célébrés, celle du 23 de ce même mois (9 septembre 1798), confirmant les décisions de l’arrêté du 14 germinal précédent défendit d’employer ou de rappeler l’ancien calendrier « dans tous les actes ou conventions, soit publics, soit privés,… ouvrages périodiques, affiches ou écriteaux ». Ce furent des vexations sans fin allant jusqu’aux visites domiciliaires.

On aurait voulu pousser au renversement du régime établi, qu’on ne s’y serait pas pris différemment. Sur la valeur des prêtres dont ces persécutions imbéciles servaient la cause, nous avons, pour le département du Nord qui n’était nullement signalé comme une exception, le témoignage de Fourcroy écrivant dans son rapport (Rocquain, État de la France au 18 brumaire, p. 225) : « Il en est parmi eux d’ignorants et de crapuleux ; beaucoup refusent de se soumettre aux lois » ; or, le clérical M. Sciout déclare lui-même (Le Directoire, t. IV, p. 58G) que les rapports publiés par M. Rocquain « méritent toute confiance ». Quant à la situation que leur avaient faite les lois sur la liberté des cultes et sur la séparation des Églises et de l’État, voici ce qu’on lit dans l’organe des anciens constitutionnels, les Annales de la religion du 6 messidor an V-24 juin 1797 (t. V, p. 192), résumant un état, fait au début du mois de vendémiaire précédent (fin septembre 1796), dans les bureaux du ministère des finances, « de toutes les communes qui avaient repris l’exercice public de leur culte » : « On en comptait déjà, il y a neuf mois, 31 214 ; de plus, 4 511 étaient en réclamation pour l’obtenir ; enfin, dans cet état, il n’était point question de Paris ; les grandes communes n’étaient comptées que pour une église. Voilà bien à peu près nos 40 000 anciennes paroisses ». En l’an IV (1796), nous savons pour la Haute-Garonne que, « dans presque toutes les communes, on sonnait la messe, l'angelus, etc. », contrairement à la loi (La Révolution française, revue, t. XLI, p. 224). De même les prêtres avaient repris leur costume ; dès leur rentrée, du reste, certains d’entre eux avaient pu à cet égard impunément violer la loi ; un journal cité par Aulard dans son recueil (t. II, p. 174), le Messager du soir du 1er fructidor an III (18 août 1795), écrivait : « On rencontre dans la rues des prêtres en soutane ». D’après un rapport du 19 prairial an VI (7 jour 1798), il y avait alors à Paris « quinze édifices ouverts aux catholiques », sur lesquels sept étaient aux prêtres dits gallicans ou constitutionnels et huit aux papistes ; les plus achalandés de ceux-ci opéraient à Saint-Gervais, à Saint-Jacques et à Saint-Eustache.

Si peu importants qu’ils fussent en réalité, les prêtres « constitutionnels », « assermentés » ou « jureurs », qui rêvaient d’harmoniser le catholicisme et la société civile républicaine, ne peuvent cependant pas être oubliés. Dès le mois de novembre 1794, cinq de leurs évêques s’étaient réunis à Paris, sous la direction de Grégoire, pour aviser aux moyens de réorganiser leur Église. La loi du 2e jour sans-culottide de l’an II (18 septembre 1794) qui rompit le lien entre leur Église et l’État en supprimant légalement les traitements qu’en fait ils ne touchaient pas depuis quelques mois, les avait contrariés ; car, en ne leur permettant plus de compter sur autre chose que sur leurs propres forces, elle allait révéler toute leur faiblesse. Ils eurent beau, dans leur « encyclique » du 25 ventôse an III (15 mars 1795), préconiser un système d’élection pour la nomination de leurs dignitaires, proscrire le mariage des prêtres, exiger d’eux l’austérité des mœurs, ce n’est pas à eux qu’alla la masse catholique. On vit, en effet, à cette époque, ce qu’on a vu en France chaque fois qu’il y a eu division entre catholiques ; la masse de ceux d’entre eux pour lesquels la religion est, non pas une simple affaire de civilité puérile, mais une croyance têtue ou un intérêt sérieux, suivit les réfractaires. Quels que soient ceux qui conseillent à cette masse de se rallier à la forme républicaine, alors même qu’est soupçonnée l’arrière-pensée qui motive ces conseils, ce n’est jamais que la minorité qui se rallie sincèrement ; pour la majorité, la souveraineté consciente du peuple reste, ouvertement ou non, l’ennemie dont il faut, sous une forme ou sous une autre, entraver le libre essor.

Ce fut donc aux réfractaires soumissionnaires que la foule religieuse alla surtout. Le 28 thermidor an V (15 août 1797), eut lieu à Notre-Dame de Paris, l’ouverture d’un concile des anciens constitutionnels sous la présidence de l’évêque de Rennes, Le Coz, et ils siégèrent librement pendant et après le coup d’État du 18 fructidor an V (4 septembre 1797). Ils s’occupèrent encore de la discipline de l’Église, prêchèrent ingénument la concorde, votèrent un « décret de pacification » et parlèrent d’arrangement à des gens, les vrais catholiques, qu’ils appelaient les « dissidents », et le pape, bien décidés à ne pas leur laisser faire leurs conditions. Au fond, ils n’eurent jamais que peu d’influence et ce peu alla toujours en diminuant.

Les protestants — calvinistes et luthériens — et les juifs n’étaient pas nombreux ; ne pouvant songer à être les maîtres, les ministres de leurs cultes s’accommodèrent du régime d’égale liberté. À côté d’eux, il me faut mentionner ceux qui s’évertuèrent une fois de plus à unir la carpe et le lapin, je veux dire à fonder une religion raisonnable. L’initiateur direct en la circonstance fut un nommé Chemin-Dupontès, écrivain et libraire, et la première séance eut lieu, au coin de la rue des Lombards et de la rue Saint-Denis, le 26 nivôse an V-15 janvier 1797 (Études et leçons sur la Révolution d’Aulard, 2’ série, p. 149). Le 12 floréal de cette même année (1er mai), La Revellière-Lépeaux lisait à l’Institut ses Réflexions sur le culte, sur les cérémonies civiles et sur les fêtes nationales qui étaient inspirées par la même idée de substituer aux différentes pratiques cultuelles la simple apologie des idées générales communes aux diverses religions. C’est là ce qui, avec l’appui d’hommes tels que Valentin Haüy, l’admirable éducateur des jeunes aveugles, un des promoteurs, Dupont (de Nemours), Le Coulteux (de Canteleu), Goupil de Prefelne, Bernardin de Saint-Pierre, etc., constitua la « théophilanthropie » ou le culte dit naturel. La Revellière resta étranger à cette agitation, mais se servit de sa situation de membre du Directoire pour plaider la cause des théophilanthropes qui eurent, bientôt à leur disposition Saint-Sulpice, Saint-Germain-l’Auxerrois, etc., et, à la fin de l’an VI, toutes les églises de Paris, où leurs orateurs — ils n’avaient pas de prêtres professionnels — discouraient revêtus de vêtements de couleurs tendres. Leur vogue du début alla, d’ailleurs, en déclinant.

Quant à la franc-maçonnerie, à la fin de 1796, elle n’avait plus, paraît-il, à Paris (La Révolution française, revue, t. XXXVII, p. 278) que deux loges en activité. Le rapport de police du 2 germinal an V (22 mars 1797) en signalait une troisième : « une loge de francs-maçons établie à la place dite Royale et composée d’ouvriers presque tous Allemands, laisse entrevoir plutôt une société de gens de table qu’un rassemblement nuisible à la chose publique » ; par suite de sa composition, il m’a paru intéressant de la mentionner après ce qu’a écrit Jaurès (t. IV, p. 1530) sur l’influence certainement restreinte, mais possible en quelques cas, de l’illuminisme allemand.

S’il y a eu, à partir de cette époque, tendance à augmentation, on doit se souvenir que les loges constituèrent souvent alors, en France comme à l’étranger, des foyers d’opposition royaliste. Dans Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire, d’Aulard (t. IV, p. 218-219), on trouve un projet ironique sur le droit de réunion publié par l’Ami des lois du 29 messidor an V (17 juillet 1797) pour se moquer des intentions réactionnaires des élus de l’an V (voir chap. xvii). Ce projet exceptait de ses dispositions dérisoirement rigoureuses « les salons dorés, les boudoirs, les maisons où logent tous les membres du nouveau tiers,… les loges de franc-maçonnerie… attendu qu’elles ne sont point composées de gens du peuple et que, par l’intromission de quelques nouveaux membres chargés de nos instructions, ces associations doivent remplir toutes les intentions de Sa Majesté Louis XVIII » ; et, à l’appui de son appréciation, l’auteur du projet mentionnait en note un fait qui s’était passé cinq jours avant et qui concernait un des nouveaux élus, le général Willot (voir fin du chap. xv) : « Le 24 de ce mois, le général Willot a été reçu apprenti franc-maçon à la loge du Centre des Amis, première loge du Grand Orient de France ». Un rapport sur le mois de brumaire an VII (octobre-novembre 1798) dit, en parlant des royalistes, que, « enfermés dans des loges maçonniques, ils croient échapper aux regards de la police » (Ibidem, t. V, p. 219). Le journal avancé de l’époque, le Journal des hommes libres, du 23 messidor an VII (11 juillet 1799), se montrait hostile aux francs-maçons (Ibidem, t. V, p. 613). On a vu (chap. viii) que les prêtres émigrés reçurent les secours des francs-maçons anglais.