Histoire socialiste/Le règne de Louis-Philippe/P4-10

4. LA RÉACTION.


CHAPITRE X

L’AGITATION POUR LA RÉFORME


Manifestation populaire au faubourg Saint-Antoine. — Le banquet réformiste du Château-Rouge — La campagne des banquets en province. — Les socialistes se tiennent à l’écart. — Proudhon et sa polémique avec Karl Marx : les socialistes allemands adoptent le « Manifeste communiste ». — Le parti clérical et ses exigences : ajournement du projet Salvandy sur l’enseignement. — Guizot et la politique extérieure de Louis-Philippe. — Jugement du prince de Joinville sur le gouvernement personnel du « père ».


Ces scandales répétés, ce scandale permanent, pour mieux dire, éveillaient enfin la conscience publique de son long engourdissement. Les maîtres du pouvoir en reçurent l’avertissement, si quelque chose pouvait les avertir, par ce qui se passa le 5 juillet 1847, dans le faubourg Saint-Antoine, ce centre de la vie ouvrière d’alors, où battait le cœur même du peuple. Ce jour-là, le duc de Montpensier donnait une fête à Vincennes pour l’inauguration du polygone d’artillerie ; il avait invité toute la haute société parisienne. Le défilé de ce beau monde, en claires toilettes, en fracs, en uniformes de gala, souleva l’indignation du faubourg. Les équipages de cette aristocratie du nom et de l’argent furent accueillis par des huées. Le cri dominant était : « A bas les voleur. ! » Les ouvriers montraient le poing à ces gens bien vêtus, à leurs valets trop gras, et s’écriaient : « Le peuple n’a pas de pain pendant que ces coquins-là s’amusent. » « Peu de jours après, conte M. Thureau-Dangin, M. Duvergier de Hauranne se trouvant avec M. Recurt, ancien président de la Société des Droits de l’Homme et qui connaissait bien le quartier Saint-Antoine, où il exerçait la médecine, lui demanda si le parti républicain avait été pour quelque chose dans la manifestation faite contre les invités du duc de Montpensier. « Pour rien du tout, répondit M. Recurt, et je vous avoue que nous en avons été aussi effrayés que vous. » Puis, après avoir insisté sur le caractère socialiste de cet incident : « Il y a là, ajoutait-il, un travail, un danger auquel on ne songe pas assez. Ce que je puis vous affirmer, c’est que la manifestation dont vous me parlez est la plus grave que j’aie vue. Si nous l’avions voulu, il nous était facile de la tourner en émeute, peut-être en révolution. »

Ces républicains, qui étaient aussi « effrayés » que les libéraux dynastiques de ce mouvement spontané de la foule, ne les croirait-on pas aussi loin du peuple que Guizot lui-même ? Recurt, cependant, dut enregistrer le symptôme menaçant qui venait d’apparaître si brusquement. Il avait adhéré des premiers au mouvement d’agitation pour la réforme dont Odilon Barrot donnait le signal à quelques jours de là. Il fut, comme on le verra, de ceux qui lui donnèrent toute son amplitude, et finalement une signification révolutionnaire.


(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)


Odilon Barrot et ses amis s’étaient enfin convaincus de l’inutilité de leurs protestations à la Chambre. Les élections de 1846 leur avaient montré d’autre part le courant qui se formait dans le pays, même parmi les électeurs censitaires, pour la réforme électorale. Ils s’adresseraient donc au pays, aux forces vives de l’opinion écartées du pouvoir. Des pourparlers furent engagés par les libéraux dynastiques avec les autres partis d’opposition. Les légitimistes refusèrent de s’associer au mouvement. Les radicaux n’eurent pas un instant d’hésitation, et en quelques jours l’opposition de gauche, de Thiers à Garnier-Pagès, fut prête à entrer en campagne pour la réforme.

Dans la réunion où fut discutée la forme que prendrait cette agitation, qui devait rester légale, constitutionnelle, et se borner à unir tous ceux qui voulaient l’extension du droit électoral à des catégories plus nombreuses de citoyens, l’éditeur républicain Pagnerre fit adopter l’idée d’une série de banquets en province, précédée d’un grand banquet à Paris. En sortant de cette réunion, Pagnerre dit à ses amis :

« Je n’espérais pas pour nos propositions un succès aussi prompt et aussi complet. Ces messieurs voient-ils bien où cela peut les conduire ? Pour moi, je confesse que je ne le vois pas clairement, mais ce n’est pas à nous, radicaux, à nous en effrayer.

— Vous voyez cet arbre, répondit Garnier-Pagès ; eh bien ! gravez sur son écorce le souvenir de ce jour : ce que nous venons de décider, c’est une révolution. »

La campagne commença par une pétition que Pagnerre avait rédigée et qui demandait à la Chambre la réforme de la loi électorale de 1831, parce qu’elle n’avait « pas de base suffisamment rationnelle ni sur la population, ni sur le territoire, ni sur la propriété, ni sur les contributions, ni sur l’aptitude politique, ni sur la capacité intellectuelle ». Cette loi avait « éteint le mouvement politique, qui est la vie même des gouvernements constitutionnels » et ouvert « une large porte à toutes les corruptions ». C’était un manifeste au pays, un acte d’accusation contre le régime, bien plus qu’une pétition à la Chambre.

Le 9 juillet, au banquet au Château-Rouge, douze cents électeurs parisiens, auxquels s’étaient joints de nombreux députés, acclamaient le commentaire que les orateurs réformistes faisaient, chacun avec son tempérament et ses vues propres, du manifeste commun. Le président Charles de Lasteyrie, un vieux libéral, porta le premier toast : À la souveraineté nationale ! Recurt, qui n’avait pas voulu imiter Ledru-Rollin et les amis de la Réforme dans leur abstention hautaine et dans leur refus de toute alliance avec les libéraux dynastiques, invita tous les républicains à participer au mouvement. Odilon Barrot but « à la Révolution de Juillet ». La Marseillaise, exécutée par une musique et chantée par tous les assistants, lui répondit. Et Pagnerre porta un toast « à la réforme électorale et parlementaire ».

Duvergier de Hauranne s’associa éloquemment à ces toasts. Le doctrinaire de la veille fut aussi véhément que les opposants de toujours. « Regardez-vous, s’écria-t-il, comme de purs accidents tous ces désordres, tous ces scandales qui viennent chaque jour porter la tristesse et l’effroi dans l’âme des honnêtes gens ? Non, messieurs, tous ces désordres, tous ces scandales, ne sont pas des accidents ; c’est la conséquence nécessaire, inévitable, de la politique perverse qui nous régit, de cette politique qui, trop faible pour asservir la France, s’efforce de la corrompre. »

C’était prendre l’effet pour la cause, ne pas voir que le système de Guizot était une conséquence du règne absolu de la bourgeoisie qui avait voulu un système politique à son image. Et c’est parce que des forces et des idées nouvelles avaient surgi que ce système devenait intolérable. La bourgeoisie ne pouvait développer sa richesse, augmenter son pouvoir qu’en faisant appel à l’intelligence, au savoir, aux activités essentielles du pays ; elle déchaînait des pensées tout en prétendant garder tout le profit matériel ; elle suscitait des sentiments et des aspirations et refusait de les satisfaire. C’est de cette contradiction que surgissait le mouvement révolutionnaire qui allait lui enlever le pouvoir politique et l’obliger à employer d’autres moyens, moins absolus, pour le conserver lorsqu’elle l’aurait reconquis.

Il n’en demeure pas moins que Duvergier de Hauranne, s’il se trompait sur les causes de la corruption, était dans le vrai lorsqu’il s’écriait aux acclamations de l’assistance : « Tant que le système durera, les scandales dureront et augmenteront. » Parmi les autres orateurs, mentionnons Marie, député de Paris, qui fit entrevoir que le parti du progrès ne s’arrêterait pas à la réforme électorale et parlementaire, et Grisier qui but « à l’amélioration des classes laborieuses et déclara que les réformes politiques étaient l’instrument des réformes sociales ».

La campagne des banquets se poursuivit par toute la France. Celui de Strasbourg était présidé par le bâtonnier des avocats, Lichtenberger, un républicain militant, et celui de Colmar, par de Rossée, premier président de la cour d’appel. Odilon Barrot allait parler dans ceux de Soissons, de Saint-Quentin et de Meaux. À Orléans, sous la présidence d’Abatucci, président de chambre à la cour d’appel, Marie et Crémieux faisaient acclamer la réforme.

À Mâcon, Lamartine menaçait un pouvoir obstiné à s’opposer au mouvement universel. « Si vous lui résistiez, lui criait-il, après avoir eu les révolutions de la liberté et les contre-révolutions de la gloire, vous auriez la révolution de la conscience publique et la révolution du mépris. » À Cosne, Crambon, juge au tribunal, protestait contre le toast au roi et le ministre lui faisait infliger une peine disciplinaire.

Ledru-Rollin dut céder à l’entraînement général. Il accepta de se rencontrer avec Odilon Barrot au banquet qui s’organisait à Lille. Mais la Réforme avait dit que le leader républicain s’y rendrait pour relever un drapeau que d’autres avaient abaissé ; Odilon Barrot écrivit alors aux organisateurs du banquet qu’il ne s’y rendrait que s’ils acceptaient à l’avance un toast en l’honneur des institutions de Juillet. Les commissaires ayant refusé de limiter ainsi le droit des orateurs invités par eux, Odilon Barrot refusa de se rendre à Lille. Ledru-Rollin y alla et prononça un discours qui souleva l’enthousiasme.

Après avoir retracé la misère des travailleurs et demandé des lois sociales, il déclara que ces lois ne pouvaient être faites par les riches et les privilégiés : « Est-ce que jamais, s’écria-t-il, j’ai éprouvé, moi, les quarante-huit heures de la faim ? Est-ce que j’ai jamais vu autour de moi, l’hiver, entre quatre murs humides, les miens sans pain, sans espoir d’en avoir, sans feu, sans argent pour payer le loyer, prêts à être jetés à la porte pour de là tomber dans la prison ? »

Bientôt ce furent les radicaux qui prirent la tête du mouvement. Ils eurent leurs banquets dans un grand nombre de villes, où les « petits réformistes » de la coalition des gauches étaient pris à partie par Ledru-Rollin, Étienne Arago, Louis Blanc, tandis que Garnier-Pagès et Odilon Barrot continuaient leur campagne.

Les socialistes ne prirent pas une part directe à l’agitation pour la réforme. La Démocratie pacifique s’expliqua, pour le compte des fouriéristes, par une série d’articles sur les banquets. Pour Considérant et ses amis, seule la réforme sociale importait. Ils avaient leurs banquets, eux aussi. Pour celui du 25 mars 1846, ils avaient affirmé en ces termes leur caractère distinct dans le prospectus de convocation :

« Ce banquet est une occasion de rapprochement pour les partisans chaque jour plus nombreux des Réformes sociales pacifiques, pour tous ceux qui sympathisent avec les travaux et les efforts dont le bien de l’humanité est l’objet. » Et pour bien accentuer leur éloignement de toute action politique, ils ajoutaient : « Toutes les opinions y sont admises ; mais nos toasts, arrêtés d’avance, ne s’écartent pas de ce caractère de neutralité qui accompagne toujours la science. »

Cependant, Considérant, le chef de la doctrine, fut candidat à Montargis aux élections générales de cette année-là, et 102 voix libérales se comptèrent sur son nom. Mais il s’était présenté en son nom propre et comme professant personnellement des opinions libérales, et non en qualité de représentant du fouriérisme. Il n’empêche que s’il avait été élu, ses partisans eussent enregistré cette victoire à l’actif de la doctrine, comme ils avaient fait lorsqu’il fut nommé conseiller général de la Seine.

Quant aux communistes groupés autour de Cabet, leur journal le Populaire, de mensuel qu’il était depuis sa fondation, en 1841, devenait hebdomadaire en avril 1847. À la veille même de cette agitation qui allait aboutir à une révolution, Cabet y disait : « Nous sommes profondément convaincus que ceux qui pousseraient à la Révolution aujourd’hui attireraient sur leur tête une responsabilité terrible… L’école communiste et son organe le Populaire se donnent une autre mission, celle d’instruire et de moraliser, de former l’opinion publique, et de réformer par la raison plutôt que de révolutionner par la violence. » Et le mois suivant il proposait la fondation d’une colonie communiste en Amérique.

D’ailleurs, communistes pacifiques ou révolutionnaires étaient tenus à l’écart de cette campagne des banquets par leur situation de prolétaires, puisque seuls y prenaient part les électeurs censitaires. Il est vrai que, dans les leurs, les radicaux appelaient les citoyens de la veille et ceux du lendemain, ceux qui l’étaient selon le droit comme ceux qui l’étaient selon la loi. Mais sauf des individualités isolées, impatientes de se mêler à l’action, les communistes dus deux fractions, ainsi que l’ensemble des phalanstériens, se tinrent à l’écart.

Ceux-ci eussent eu qualité légale, cependant, pour figurer dans les banquets réformistes organisés par Odilon Barrot et Garnier-Pagès. Leur banquet de 1847, tenu à Marseille, où soixante-sept convives étaient réunis, le prouve éloquemment. Le compte rendu de ce banquet nous a conservé le nom et la profession de chacun d’eux. On y trouve trois médecins, deux pharmaciens, quatre notaires, neuf professeurs, quatre avocats, un avoué, trois ingénieurs, cinq conducteurs des ponts-et-chaussées, un bibliothécaire, huit officiers, un magistrat, un sculpteur, sept fonctionnaires et employés de l’ordre administratif, un maître de postes, un vétérinaire, quatre négociants ou employés de banque, un prote d’imprimerie, un maître serrurier, un marchand tanneur, un entrepreneur, un directeur d’assurances, six propriétaires.

Si nous savons compter, cela fait soixante-six. Il pouvait donc y avoir deux ouvriers à ce banquet en comptant le prote d’imprimerie, qui est d’ailleurs un contremaître. Il existait cependant des « ouvriers phalanstériens » ; les chefs de la doctrine les admettaient dans les banquets, mais Bourgin, qui donne ces détails dans son ouvrage sur Fourier, a raison de dire que ces ouvriers « ne dénaturaient pas le caractère bourgeois de l’école ».

Proudhon, qui vient d’écrire les Contradictions économiques, ouvrage qui le met hors de pair, n’a pour ainsi dire personne autour de lui. Cette « philosophie de la misère » écarterait plutôt de lui les socialistes d’alors, car il démolit avec une égale fureur le saint-simonisme, le fouriérisme, le communisme de Cabet et des révolutionnaires et le réformisme d’État de Louis Blanc, en même temps qu’il répudie les conclusions désespérantes des économistes libéraux qui trouvent que tout est bien dans la meilleure des sociétés.

Il ne montre encore que sa face négative, se refuse à toute affirmation dogmatique. Comment aurait-il un parti autour de lui ? Cependant, il songe à rallier la foule, puisqu’il cherche à fonder un journal quotidien qui s’appellera le Peuple. Entré en relation avec Marx en 1844 et avec Karl Grün un peu plus tard, il discute avec les deux proscrits allemands la philosophie hégélienne, qu’ils tentent de lui inculquer. Marx est communiste, mais la doctrine telle que l’exposent les partisans de Cabet et la Fédération communiste allemande ne peut recevoir son adhésion. Il sent qu’il manque à cette doctrine trop simple un fondement économique.

« Cherchons ensemble, si vous voulez, les lois de la société », écrit Proudhon en 1846, à Marx, qui a été expulsé de France par Guizot et s’est réfugié à Bruxelles ; « mais, pour Dieu ! après avoir démoli tous les dogmatismes a priori, ne songeons point à notre tour à endoctriner le peuple… Ne taillons pas au genre humain une nouvelle besogne pour de nouveaux gâchis… ne nous posons pas en apôtres d’une nouvelle religion, fût-elle la religion de la logique, la religion de la raison. Accueillons, encourageons toutes les protestations ; flétrissons toutes les exclusions, tous les mysticismes… À cette condition, j’entrerai avec plaisir dans votre association ; sinon, non. »

Il n’y avait guère moyen de s’entendre. Armés comme Proudhon, de la critique économique, Karl Marx et son collaborateur Engels cherchaient également à fonder la pensée et l’action socialistes sur cette critique. Mais, ils cherchaient à édifier en même temps qu’à détruire, et leur dialectique hégélienne leur montrait les formes sociales d’un moment de l’histoire surgissant de la contradiction qui opposait entre elles les formes du moment précédent et les décomposait. Leur thèse du matérialisme historique n’était pas encore mûre dans leur cerveau, mais ils sentaient qu’elle allait être au point. Et ils en tireraient le communisme né de la concentration des travailleurs et des capitaux par les grandes entreprises capitalistes armées du machinisme.

Voilà où ils en étaient, alors que Proudhon, attaché à émonder de ses plantes parasites le champ de l’économie sociale et de leurs préjugés les cerveaux socialistes, refusait encore de faire autre chose que nier, que critiquer. Grouper ceux qui nient et critiquent, leur dire, ainsi qu’il disait à Marx, que le problème posé consiste à « faire rentrer dans la société, par une combinaison économique, les richesses qui sont sorties de la société par une autre combinaison économique », ce n’était pas offrir aux masses populaires de quoi les décider à se mettre en mouvement. Aussi, à Marx qui songeait à organiser révolutionnairement le prolétariat, Proudhon répondait-il :

« J’ai aussi quelques observations à vous faire sur ce mot de votre lettre : au moment de l’action. Peut-être conservez-vous encore l’opinion qu’aucune réforme n’est actuellement possible sans un coup de main, sans ce qu’on appelait jadis une révolution, et qui n’est tout bonnement qu’une secousse. Cette opinion que je conçois, que j’excuse, que je discuterais volontiers, l’ayant moi-même longtemps partagée, je vous avoue que mes dernières études m’en ont fait complètement revenir. Je crois que nous n’avons pas besoin de cela pour réussir, et qu’en conséquence, nous ne devons point poser l’action révolutionnaire comme moyen de réforme sociale, parce que ce prétendu moyen serait tout simplement un appel à la force, à l’arbitraire, bref, à une contradiction… Je préfère donc faire brûler la Propriété à petit feu, plutôt que de lui donner une nouvelle force, en faisant une Saint-Barthélemy de propriétaires. »

Dans cette lettre, Proudhon dit qu’il croit « savoir le moyen de résoudre, à court délai, ce problème ». Mais il n’a pas sa solution. Que dirait-il au peuple dès lors ? Comment se mêlerait-il à l’agitation pour la réforme électorale et parlementaire, lui qui est persuadé que c’est d’une réforme économique qu’il s’agit avant tout ? Et comment proposerait-il une réforme qui n’est pas encore dégagée dans son esprit en travail de recherche ?

Dans sa Philosophie de la Misère, Proudhon avait cru appliquer la méthode hégélienne qui consiste à constater le surgissement d’un phénomène social des contradictions du phénomène qui l’a précédé. Il pensait avoir ainsi bien profité des leçons de Marx et de Grün, et il avait annoncé à Marx cet ouvrage en lui disant : « J’attends votre férule critique. » Marx répondit, il l’avoue lui-même, en ces termes, « et de telle façon que notre amitié prit fin immédiatement et pour toujours », par un livre : la Misère de la Philosophie, qui est en réalité le piano sur lequel Marx essaie les gammes qui vont être, quelques mois après, le Manifeste communiste et, quelques années plus tard, le Capital.

Sur ce piano, dont chaque touche est une des thèses soutenues par Proudhon, Karl Marx tape furieusement, avec une verve ironique et désordonnée. Proudhon, si prompt à la polémique, qui avait si peu épargné ceux-mêmes qui ne lui disaient rien, et se plaignait de ne point recevoir de coups, écrivit à son éditeur Guillaumin en lui accusant réception d’un envoi de livres : « J’ai reçu en même temps le libelle d’un docteur Marx, les Misères de la Philosophie, en réponse à la Philosophie de la Misère. C’est un tissu de grossièretés, de calomnies, de falsifications, de plagiats. »

Il ne répondit pas au « libelle » du « docteur Marx ». Celui-ci venait de quitter Bruxelles avec son collaborateur et inséparable ami Frédéric Engels. Tous deux s’occupaient activement à organiser le congrès communiste qui devait se tenir à la fin de novembre 1847, afin de continuer une tradition qu’en 1836 déjà, un socialiste anglais, Patrick Howell, avait essayé de fonder. Patrick Howell, un ami de jeunesse du musicien Wagner, qu’il avait connu à Dresde, entreprit, sur le modèle des associations politiques internationales qui s’étaient formées sous la Restauration et sous le régime de Juillet, une « Organisation internationale pour l’émancipation des classes laborieuses ». Mais son projet échoua. Nous avons vu cependant qu’il en était resté quelque chose, puisqu’une conférence internationale, composée en presque totalité de communistes réfugiés en Angleterre, s’était tenue à Londres en 1839.

En 1846, il y eut une nouvelle tentative d’organisation internationale. Il s’agissait de réunir les démocrates de toutes les nations qui donnaient le pas aux préoccupations sociales sur les préoccupations politiques, et faisaient servir l’action politique à la réalisation du socialisme. Cette organisation devait s’appeler le comité européen. Bruxelles était le siège de ce comité, qui ne fonctionna pas, et c’est sans doute à cette tentative que Marx voulait rallier Proudhon. Celui-ci, en effet, y devait représenter les socialistes français avec Mellinet, Imbert et Flocon. Karl Grün y représentait l’Allemagne, Ernest Jones les chartistes et Julien Harney les fraternal démocrates anglais.

Le congrès de 1847 fut surtout allemand. Il réorganisa la Fédération communiste, à laquelle s’incorporèrent les anciens adhérents de la Fédération des Justes fondée par Weitling, et dès lors à la devise : « Tous les hommes sont frères », qui avait été celle du communisme allemand, fut substitué l’appel qui termine le Manifeste communiste ; « Travailleurs de tous les pays, unissez-vous ! » Ce congrès, en effet, avait adopté le manifeste rédigé par Marx et Engels, après des débats qui durèrent dix jours. Désormais le socialisme international avait sa charte, son programme et son cri de ralliement.

Mais le prolétariat français, même dans ses éléments communistes révolutionnaires que réorganisait alors Blanqui, ne devait entendre et retenir ce cri que quelques années plus tard et n’adopter le programme qu’après la fondation de l’Internationale, où la pensée de Proudhon domina d’abord les esprits. Quant à Blanqui et à ses amis, ils devaient rester réfractaires à l’idée d’organisation des travailleurs en parti de classe soit sur le terrain international, soit sur le terrain national. Ce fut cependant leur tactique, à la fois démocratique et révolutionnaire, qui inspira Marx et Engels.

Par cet exposé, on voit que l’agitation pour la réforme ne comptait en fait de socialistes que ceux qui s’étaient ralliés aux théories de Louis Blanc, mais demeuraient confondus dans les rangs de la fraction républicaine d’avant-garde. En même temps que par leurs divisions personnelles et doctrinales, les socialistes se trouvaient donc hors d’état, non seulement d’agir dans le mouvement révolutionnaire qui se dessinait, mais encore d’orienter la démocratie vers le socialisme au moment décisif de la victoire. Le socialisme, faute de préparation théorique, faute de culture des masses ouvrières, allait être évincé de la victoire démocratique, comme en 1830 les républicains, et pour les mêmes raisons, l’avaient été de la victoire du libéralisme.

Le gouvernement de Guizot, pendant l’agitation réformiste, ne songeait qu’à durer. Il sentait néanmoins la nécessité, puisqu’il voulait durer sans réformer, de prendre appui sur les éléments les plus conservateurs du pays : les cléricaux. Ceux-ci, aux élections de 1846, avaient manœuvré de manière à se faire craindre du pouvoir. Aux avances que Guizot leur faisait, Montalembert répondait d’une manière peu encourageante, et constatait que les néo-catholiques, les ultramontains, avaient vu « le premier ministre revenir sur ses pas pour leur tendre la main et que les plus ardents de leurs ennemis se taisaient prudemment et sollicitaient leurs voix. »

Le protestant Gasparin et le spécialiste phalanstérien Considérant s’étant prononcés pour la liberté d’enseignement, le comité clérical les avait soutenus. Les élections de 1846 avaient été un triomphe pour le parti clérical, qui fit élire cent quarante-six de ses candidats. Parmi eux se trouvait le comte de Falloux, qui prit vite une situation prépondérante. Guizot allait être forcé de faire à ce parti d’autres avantages que ceux qu’il lui avait laissé prendre.

Ces avantages n’étaient pas minces. Mais pouvaient-ils contenter l’Église, qui se considère comme frustrée du moment qu’elle ne tient pas tout ? D’autre part c’était à l’abandon et à la tolérance du pouvoir autant qu’à l’activité de ses partisans qu’elle devait ces avantages. Il lui tardait de les grossir et de consolider le tout par un statut légal qui la mit à l’abri de toute reprise. Elle se considérait comme si peu satisfaite, qu’elle continuait de crier à la persécution au moment même de sa plus vigoureuse offensive ; et l’on avait vu, à la fin de 1843, l’archevêque de Paris, passant par-dessus la tête de Guizot, adresser directement, et impunément, ses doléances au pape.

Le Prométhée enchaîné
Caricature sur l’interdiction de la Gazette du Rhin rédigée par Karl Marx. (Communiqué par M. Édouard Fuchs, directeur de la Karikatur, de Berlin.)


Les beaux jours de la Restauration étaient revenus, et ce n’était pas encore assez pour l’Église. Le gouvernement avait toléré les congrégations ; à présent il les encourageait, — et les évêques gémissaient sur le malheur du temps. La loi sur les associations était violée ouvertement, et les communautés constituaient à Paris une main-morte si considérable que le Conseil général de la Seine demandait au gouvernement d’en arrêter le progrès. Le gouvernement demeurait sourd à cet appel, — et le clergé le signalait comme un persécuteur.

Des scandales éclataient dans les couvents, les commissaires de police n’osaient y pénétrer pour mettre fin à d’odieuses séquestrations : — l’Église suppliait, par un pétitionnement qui réunissait cent quarante mille signatures, qu’on lui donnât la liberté. « On laissait, dit M. Debidour, comme sous la Restauration, le clergé embaucher des soldats à prix d’argent pour les mener communier ostensiblement. Dans l’enseignement primaire, les écoles congréganistes se multipliaient à vue d’œil. Les Ignorantins, qui n’avaient que 87.000 élèves en 1830, en comptaient plus du double en 1847 ; les congrégations enseignantes étaient recommandées en chaire et au confessionnal. Les dons et les collectes affluaient dans leurs caisses. En revanche, les instituteurs laïques, réduits souvent à trois ou quatre cents francs de portion congrue, étaient calomniés, dénoncés, persécutés, quand ils ne se laissaient pas domestiquer par les curés. » L’Église déclarait intolérable la situation qui lui était faite.

Le gouvernement « tolérait que des écoles religieuses se refusassent à toute inspection et même qu’un aumônier de collège prétendît empêcher un inspecteur général de questionner ses élèves sur l’Histoire sainte. Par contre, il admettait que le clergé lui dénonçât certains professeurs de philosophie comme indignes d’enseigner, pour cause de judaïsme ou de protestantisme ». — L’Église ne pouvait demeurer plus longtemps dans cette misère et sous cet opprobre. Elle avait un parti à la Chambre. Elle somma Guizot de lui donner enfin la liberté, toute la liberté, c’est-à-dire tout pouvoir contre qui lui résisterait.

Guizot avait obéi de son mieux à cette impérieuse alliée en faisant déposer par Salvandy, en février 1847, un nouveau projet de loi sur l’enseignement secondaire. Mais il n’avait pu tout lui livrer, lui donner la liberté illimitée qu’elle réclamait et faire pour elle plus que Charles X lui-même. Ce projet enlevait à l’Université la juridiction sur le personnel des écoles privées, mais lui laissait le droit de rédiger les programmes et de désigner les livres classiques, ainsi que le contrôle de ces établissements. Le certificat de moralité, le brevet de capacité, le stage, n’étaient plus exigés, et si le certificat d’études était maintenu, c’était pour la forme. Les congrégations non autorisées restaient bien exclues du droit à l’enseignement, mais les professeurs des établissements privés n’étaient plus forcés de déclarer qu’ils n’appartenaient pas à une congrégation non autorisée.

C’était trop pour les défenseurs de la société civile, et trop peu pour les cléricaux. « Le gouvernement du roi pense à la religion en instituant la liberté », disait Salvandy dans son exposé des motifs. « Mais, ajoutait-il, il se préoccupe aussi de l’État, de ses droits, des institutions que la France a voulues, et il ne souffrira pas qu’aucun de ces grands intérêts soit mis en péril. En renonçant à l’administration absolue de l’enseignement, en rompant le lien qui enchaînait à l’Université les établissements particuliers, la nombreuse jeunesse qu’ils abritent, il a toujours les yeux ouverts sur elle, il ne la livre pas à l’esprit de faction. »

Talonné par les invectives de Veuillot, qui l’accusait d’avoir fait des avances au gouvernement, l’évêque Dupanloup se prononça contre le projet. Le Comité pour la défense religieuse le repoussa, en disant que la lutte devait « être reprise avec plus d’énergie que jamais ». Montalembert mena son parti à l’assaut de l’État enseignant, en reprochant leur « mollesse » et leur « lâcheté » aux catholiques qui avaient paru accepter ce que leur offrait Salvandy, en attendant le reste. Cette intransigeance donna beau jeu aux partisans de l’Université. Le rapporteur du projet à la Chambre, Liadières, s’inspira de leur esprit et conclut au rejet.

Le ministère, sentant la commission hostile, ne demanda pas la mise à l’ordre du jour, malgré les hautaines sommations de Montalembert. « Cela se fera, lui répondait Guizot à la Chambre des pairs, avec la prudence que nous y apportons, avec le temps que nous y mettons. » Et pour le faire patienter, il suspendait, en janvier 1848, le cours de Michelet au Collège de France.

Guizot et Salvandy attendaient que l’opinion se fût rendormie de l’alarme des années précédentes. De fait, le calcul n’était pas faux. Le temps faisait son œuvre. L’opinion se passionnait à présent pour la réforme électorale, en même temps qu’elle abandonnait la guerre aux jésuites et qu’elle s’éprenait du pape libéral. Les libéraux tombaient d’accord pour faire trêve vis-à-vis de l’Église, les uns parce qu’ils comptaient sur la réforme pour emporter les jésuites et leur pouvoir avec le reste, les autres parce qu’ils espéraient que le pape libéral débarrasserait l’Église du jésuitisme et la réconcilierait tout à fait avec la société moderne. Georges Renard dira bientôt quels périls contenait cette illusion, et comment elle devait permettre au parti catholique d’obtenir de la République ce que Guizot lui-même n’avait osé ni voulu lui donner.

Telle était la fausseté de sa situation, qu’il n’était pas plus permis à Guizot d’être clérical à l’extérieur qu’à l’intérieur, tout en y étant également conservateur. Il avait bien menacé la Suisse de venger la défaite du Sonderbund, mais force lui avait été, finalement, ainsi qu’à Metternich, d’accepter les faits accomplis, et de laisser cette république se donner la constitution qui lui convenait en remplacement de celle que lui avait imposée la Sainte-Alliance. En Italie, où des mouvements révolutionnaires avaient éclaté au commencement de 1847, à l’instigation du grand agitateur Mazzini, Metternich avait envoyé des troupes au secours des principicules absolutistes menacés.

Grand embarras pour Guizot, interpellé à la Chambre sur cette intervention, car s’il était hostile aux révolutions, il était bien forcé, d’autre part, d’employer ses efforts à modérer le despotisme des princes d’Italie et à exiger d’eux des réformes. De plus, il ne pouvait admettre que l’Autriche mît le pied sur ce pays tout entier. Les troupes autrichiennes massacraient le peuple à Milan, les étudiants à Pavie. La Sicile se soulevait. Parme, Modène, le Piémont étaient en effervescence. Le maréchal autrichien Radetzky répondait par d’horribles menaces, occupait Parme et Modène.

Le pape, pressé par les libéraux et les patriotes, demandait des fusils à la France pour armer ses gardes civiques, et Louis-Philippe lui en envoyait. Les troupes autrichiennes, alors, entraient dans les États de l’Église et occupaient Ferrare. À cette violation des traités de 1815, Guizot répondit en envoyant le prince Joinville avec une forte escadre croiser sur la côte de Civita-Vecchia, pour assurer au pape la protection qui lui était due. Alors on négocia. Metternich ne voulait pas la guerre. Guizot la voulait encore moins. Les troupes autrichiennes évacuèrent Ferrare et la France rappela le prince de Joinville. Ces actes affaiblirent un peu la critique de l’opposition. Cependant Thiers, Mauguin, Odilon Barrot, Lamartine purent reprocher au gouvernement son impudent hommage à la « modération » de l’Autriche acharnée à rétablir le pouvoir absolu dans les petits États d’Italie.

Bresson, notre ambassadeur à Naples, ayant critiqué l’abandon par la France des libéraux italiens après les avoir encouragés par les remontrances qu’elle adressait aux princes absolutistes, reçut de Louis-Philippe un blâme si rude, qu’il ne put le supporter et se suicida. Le prince de Joinville, douloureusement impressionné par cette mort, écrivit à son frère, le duc de Nemours, une lettre où la politique personnelle de leur père, toute de réaction et de perfidie, était jugée avec sévérité et inquiétude.

« Le roi est inflexible, disait Joinville dans cette lettre, il n’écoute plus aucun avis ; il faut que sa volonté l’emporte sur tout… Il n’y a plus de ministres ; leur responsabilité est nulle ; tout remonte au roi. Le roi est arrivé à un âge auquel on n’accepte plus les observations : il est habitué à gouverner ; il aime à montrer que c’est lui qui gouverne… Nous arrivons devant les Chambres avec une détestable situation intérieure et, à l’extérieur, une situation qui n’est pas meilleure. Tout cela est l’œuvre du roi seul, le résultat de la vieillesse d’un roi qui veut gouverner, mais à qui les forces manquent pour prendre une résolution virile. »

Le régent éventuel, à qui ces craintes et ces reproches étaient confiés, ne les entendait pas pour la première fois. Quatre ans auparavant, lors de sa visite au Mans, Trouvé-Chauvel, maire de cette ville, député modéré et ancien préfet de police, lui avait rappelé qu’il devait, « par ses tendances comme par son âge, appartenir à la jeune génération », et « accepter les institutions représentatives », car « les révolutions ne doivent pas placer un peuple au-dessous de ce qu’il était, alors qu’il obéissait aux volontés absolues des rois ». Ce langage avait alors choqué le jeune prince, qui ne s’était pas opposé à la destitution de celui qui le lui avait tenu. Sans doute accueillit-il avec plus d’attention les avis de son frère. Mais il était trop tard, et, d’ailleurs, il ne pouvait rien.

Cette année 1847 finit par un événement qui assurait la conquête matérielle de l’Algérie. Abd-el-Kader, pressé par les troupes du duc d’Aumale, s’était rendu, après avoir vainement tenté de conquérir le Maroc, tandis que Bugeaud entreprenait la conquête de la Grande-Kabylie. Le ministère fit grand bruit de cette reddition du plus dangereux adversaire armé de la France en Algérie. Il ne nous restait plus qu’à en conquérir les habitants. Il y a près de soixante ans que l’émir a déposé les armes, et cette conquête n’est pas encore achevée.