Histoire socialiste/Le règne de Louis-Philippe/P4-08

4. LA RÉACTION.


CHAPITRE VIII

L’EUROPE, LE LIBÉRALISME ET LES NATIONALISTES


Conclusion du traité du droit de visite. — La comédie des mariages espagnols. — L’Angleterre, furieuse d’avoir été jouée, rompt l’entente cordiale. — Jacquerie impériale en Galicie. — Chute finale de la république de Cracovie. — L’élection de Pie IX donne des espérances au libéralisme et des craintes à l’absolutisme. — Les Irlandais refusent de s’allier aux ouvriers anglais. — Le cléricalisme en Suisse : défaite du Sunderbund.


La visite de Louis-Philippe à la reine Victoria procura enfin au cabinet de Robert Peel une satisfaction à laquelle l’Angleterre tenait beaucoup. Mais elle ne la reçut pas complète. Fort des répugnances manifestées à diverses reprises par la Chambre, Guizot put obtenir de sérieuses modifications au traité du droit de visite, qui fut enfin signé le 29 mai 1845 ; sur les bases suivantes : la zone de surveillance pour la répression de la traite des esclaves était limitée à la côte occidentale d’Afrique ; la France et l’Angleterre s’engageaient à entretenir dans ces parages le même nombre de croiseurs, fixé à vingt-six pour chaque puissance ; la réciprocité du droit de visite entre les deux puissances était abolie, chacune d’elles ne pourrait visiter que les navires portant son pavillon et ceux des pays dont les gouvernements avaient conclu avec elle des traités sur le principe du droit de visite. De ce fait, les traités de 1831 et de 1833 étaient suspendus et une clause de la convention, déclarait qu’ils seraient considérés comme abrogés, s’ils n’avaient pas été formellement remis en vigueur au terme de cette convention nouvelle.

C’était une victoire pour la diplomatie française, due surtout à l’opposition parlementaire. Guizot ne l’en inscrivit pas moins à son actif. Cette victoire était d’ailleurs celle du bon sens et de l’équité. Mais le jingoïsme d’outre-Manche, qui entendait les choses autrement, fit un grief au ministère de Robert Peel de ce qu’il appelait une capitulation devant les exigences françaises. Et pour maintenir sa situation en face d’une opposition libérale qui ne lui ménageait les difficultés sur aucun terrain, le cabinet tory manœuvra en Espagne de manière à contrarier les visées de Louis-Philippe et à donner pour époux à la jeune reine Isabelle un prince de Saxe-Cobourg, Léopold, cousin du mari de la reine Victoria et frère du prince Ferdinand, qui avait épousé, en 1836, la reine de Portugal. Réussir, c’était asseoir la domination de l’Angleterre sur l’Espagne comme sur le Portugal. Robert Peel s’y employa de son mieux.

Mais avant de raconter la double intrigue qui se noua autour des mariages espagnols, il nous faut reprendre les événements au moment où un soulèvement militaire plaça Espartero au pouvoir. Pour mettre fin aux intrigues de cour, ce général avait exilé la régente Marie-Christine, mère de la jeune veine Isabelle. Espartero n’avait rien d’un libéral, que l’étiquette. Il était simplement le plus audacieux et le plus heureux des chefs militaires qui disputaient le pouvoir aux chefs de l’aristocratie sous la faible et incohérente régence d’une femme.

Un vote des Cortès donna la régence à Espartero en 1841. C’était la donner à l’Angleterre, dont il était le partisan déterminé. Sa politique économique, qui mettait l’Espagne dans la clientèle anglaise, pouvait être acceptée par les provinces agricoles, mais non par celles qui se vouaient à l’industrie, pour laquelle l’entrée en Espagne des produits anglais constituait une concurrence désastreuse. La Catalogne s’agita, une émeute éclata à Barcelone, où la foule brûla les marchandises anglaises. Espartero réprima cruellement cette tentative d’insurrection.

Mais à peine en avait-il fini de ce côté, que les provinces basques, à leur tour, entraient en effervescence pour le maintien de leurs privilèges séculaires, qui, sous le nom de fueros, leur constituaient une quasi-autonomie. Les bandes carlistes se reformèrent et commencèrent leurs courses déprédatrices. Nous trouvons dans une lettre qu’Edgar Quinet adresse à Michelet un tableau assez exact de la vie espagnole au milieu de toute cette agitation des années 1842 et 1843.

« Je me suis arrêté à Burgos, écrit Edgar Quinet, et c’est à cela que je dois de n’avoir pas été dévalisé. J’ai vu dans les journaux une lettre des voyageurs de ce courrier qui racontent qu’ils ont été attaqués à Lerne et remercient ces messieurs de s’être contentés de les voler. »

Quinet note encore « qu’il ne sort pas de Madrid une voiture sans être escortée. Personne ne fait attention à cela. C’est la vie ordinaire. » Dans une autre lettre, il dit à Michelet que la malle-poste qu’il va prendre a été attaquée trois fois ; au dernier coup, on a tué deux chevaux ». À part ces émotions, c’est un pays charmant, où chacun fait ce qu’il veut : « Vous ne pouvez vous figurer comme chacun vit à l’aise et tranquille, sans gouvernement, et dans une anarchie complète. »

À l’aise et tranquille, il ne l’est pourtant pas, le malheureux don Thomas Bue, dont Quinet nous raconte ainsi la fin : « Lundi dernier, dans la petite ville de Morella, au moment où la municipalité entrait dans l’église, don Thomas Perranoya, qui se dit défenseur de la religion de Jésus-Christ, saisit don Thomas Rua, secrétaire de ladite municipalité. Il l’emmena sur la Piazza Mayor où il le décolla sur-le-champ, sans lui laisser le temps de la confession. Le soir, divertissement autour du cadavre et concert, composé de deux flûtes, deux clarinettes, un cor, avec accompagnement de castagnettes, chaque exécutant à un franc (una peseta) par tête. »

(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)


« L’Univers n’en est pas encore là », ajoute le narrateur en songeant aux excitations furibondes que, dans le moment, Louis Veuillot prodigue aux cléricaux français. Cependant Quinet est si engagé lui-même dans cette lutte qu’il en arrive à dire, contre toute raison et toute apparence, que « la France a l’air, aujourd’hui, cent fois plus monacale que l’Espagne », et que, tenant « le nôtre suspect de philosophie et d’hérésie ». le clergé espagnol n’a pas suivi les conseils des « gens de l’Univers. » qui « ont cherché à étendre ici la Sainte-Ligue ». Les cléricaux repoussent ces conseils parce qu’ils peuvent dire à leurs frères de France : Ici, nous ne parlons pas ; nous agissons. C’est, en effet, être infecté de « philosophie et d’hérésie » que de combattre les ennemis de la foi et du roi avec des feuilles de papier imprimé, quand l’escopette et le tromblon peuvent faire de si rapide et de si bonne besogne.

« On vit au milieu d’une révolution sans révolutionnaires », dit encore Quinet. Il est, cette fois, complètement dans le vrai. C’est en vain qu’il chercherait ce qu’on appelle en France et en Angleterre des libéraux. « Le peuple, dit-il, est carliste et absolutiste, les littérateurs, les hommes connus, sont doctrinaires et archi-conservateurs. On ne sait d’où vient le vent qui souffle sur ce pays. Les Cortès, que je suis, et le Sénat font assaut de modération et d’humilité. Chacun s’en remet aux conseils de « Reina adorada », qui doit passer bien tristement son temps, dans ce grand palais désert et déjà habité par les pigeons sauvages. »

Oui, certes, le pouvoir de cette reine de treize ans est aux mains de ses « conseils ». Espartero lutte contre la camarilla de grands d’Espagne qui entourent le trône. Les élections aux Cortès sont des parodies du système représentatif. Le parti au pouvoir désigne ses candidats, fixe le contingent de ses députés, celui de l’opposition, qu’il faut bien tout de même admettre pour la forme. Les choses n’ont guère changé depuis, malgré plusieurs révolutions.

Le socialiste Pecqueur a vu avec une grande sagacité les causes de cet arrièrement politique de la péninsule ibérique. Examinant la situation de l’Espagne et du Portugal aux quinzième et seizième siècles, il dit que ces pays étaient « tout à la fois agriculteurs, industriels et commerçants » ; ils comptaient alors « parmi les plus libres des nations contemporaines ». Aujourd’hui, ils sont presque exclusivement agriculteurs, « leur commerce et leur industrie sont morts sous les atteintes réitérées du despotisme et sous le dissolvant de la corruption générale : précisément, leur liberté est également morte ».

Cependant, observe-t-il, « des deux parts, c’est la même race au quinzième et au dix-neuvième siècles ». Oui, mais les libertés publiques ne peuvent se fonder sur le régime féodal ou patriarcal qui convient à l’agriculture, mais seulement sur le régime capitaliste, le régime de l’industrie et de l’échange. Aussi Pecqueur se trouve-t-il en droit de conclure, dix ans avant Karl Marx, que le phénomène économique agit sur « la volonté, les mœurs, l’activité », et de déclarer qu’« on ne saurait citer un seul pays où l’on s’adonne au commerce extérieur, où la face industrielle soit développée, ni où, en même temps, la masse s’immobilise dans la servitude ».

C’est dire s’il prend en pitié, dans le tableau politique et économique qu’il trace de l’Espagne, la caricature de libéralisme dont s’affublent les compétitions des partis. « Certes, il est bon, dit-il, que l’Espagne ait ses Cortès, son statut réal, ses élections » ; mais tout cela ne sera que comédie si l’on ne donne à ce régime politique une réalité par « d’activés, de fécondes entreprises matérielles, une organisation générale du travail, une action prodigieuse et persistante sur un sol négligé, redevenu inculte ou infertile et déjà envahi par les influences délétères d’une demi-barbarie. » Après trois quarts de siècle, si l’on en excepte la Catalogne et les régions industrielles du Nord, ces paroles du vieux socialiste si longtemps méconnu sont encore de la plus éclatante vérité, et chacun des événements qui agitent ce malheureux pays, en proie aux grands seigneurs terriens et au clergé, nous en apporte une nouvelle confirmation.

Tandis que, dans le grand palais désert, Espartero tentait de maintenir Isabelle sous sa domination, la reine-mère, réfugiée à Paris, multipliait les exhortations et les encouragements à ses partisans demeurés en Espagne. Les mécontents que faisait Espartero, les chefs militaires jaloux de sa grandeur, les officiers de la garde royale licenciés en grande partie, se joignaient aux christinos en des conciliabules qui aboutirent à une prise d’armes. L’un d’eux, O’Donnel s’empara de la citadelle de Pampelune, et bientôt toute l’Espagne du Nord fut en armes. Espartero envoya des troupes, qui se joignirent aux révoltés.

Les partisans de l’ex-régente Marie-Christine, dans le même moment, tentaient d’enlever la jeune reine et sa sœur, avec la complicité d’une partie de la garde du palais. Mais les soldats fidèles à Espartero tinrent bon. Une bataille sanglante s’engagea dans les corridors, au seuil même de la chambre où, tremblantes, les deux jeunes filles s’étaient réfugiées. La victoire resta au régent, et les princesses entre ses mains. Il reprit l’avantage sur O’Donnel et supprima ce qui restait des fueros en assimilant les provinces basques au reste de l’Espagne, sous une constitution politique unitaire.

Ce fut un échec pour Louis-Philippe, qui avait soutenu de son mieux, sans se compromettre, sans mettre aucun de ses agents en avant, la tentative de Marie-Christine. Espartero était dès lors le maître absolu de l’Espagne. Sa victoire sur O’Donnel avait confirmé le titre de duc de la Victoire que lui avait donné la régente avant qu’il la jetât à l’exil. Il prononça la dissolution des Cortès, mais les élections tournèrent contre son gré. La nouvelle majorité, se faisant l’écho du sentiment public, voulait qu’il se débarrassât de deux généraux réprouvés pour leur cruauté : Linage et Zurbano. Soit par fidélité envers ses compagnons d’armes, soit par crainte de les voir susciter contre lui un mouvement militaire, Espartero s’obstina à les garder auprès de lui.

Les députés s’obstinèrent, mirent en minorité le ministère qu’il constitua, conspuèrent l’un des ministres qui était allé s’asseoir à son banc de la Chambre en uniforme, bien qu’il ne fût pas député, un autre ministre qu’ils traitèrent de voleur, et rendirent tout gouvernement impossible. Espartero suspendit d’abord la session, puis prononça une nouvelle dissolution, à laquelle répondit immédiatement une insurrection qui éclata presque simultanément à Grenade et à Barcelone. La junte insurrectionnelle de Grenade nomma Narvaez, le confident de Marie-Christine, capitaine général de Valence et de Murcie.

Espartero se mit immédiatement en campagne, mais tandis qu’il bombardait Séville, Narvaez entrait à Madrid, s’emparait du gouvernement et envoyait Concha au secours de la ville assiégée. Vaincu, Espartero s’enfuit en Angleterre. Un général venait de vaincre un général. La cause de la liberté ne devait rien y gagner. Le simulacre des élections amena aux Cortès une majorité favorable aux vainqueurs. La défaite d’Espartero. que les chefs politiques avaient abandonné, n’était pas celle du libéralisme, mais seulement de l’influence anglaise au profit de l’influence française, ou plutôt au gré des désirs de Louis-Philippe et de ses affections et combinaisons familiales.

Aux révolutions militaires succédaient les révolutions de palais, toujours sous le couvert des institutions représentatives, et avec leur sanction en faveur du plus fort. Les Cortès avaient proclamé la majorité de la reine Isabelle, anticipant d’une année sur la date légale. Narvaez comptait garder l’influence qu’il avait acquise sur elle. Ses détracteurs affirmèrent qu’il s’était attaché par les liens les plus doux la précoce jeune fille. Elle avait alors treize ans et devait, par la suite, en voir bien d’autres.

Au ministère Lopez, ramené par Narvaez, succéda un ministère Olozaga qui ne pouvant gouverner avec les Cortès, dont la majorité était composée de libéraux et de monarchistes coalisés, voulut dissoudre l’Assemblée et, sans prendre l’avis de ses collègues du cabinet, obtint la signature de la reine au bas du décret. Narvaez accusa Olozaga d’avoir employé la violence pour obtenir cette signature. Isabelle, interrogée, répondit comme le voulut Narvaez, qui cria au scandale. On avait touché à la reine ! Il réunit le président et les vice-présidents des Cortès et décida avec eux la destitution d’Olozaga. Celui-ci protesta, cria qu’il n’avait pas employé la violence, que c’était une manœuvre des Christinos. On ne le crut pas : il n’était pas le plus fort. Un nouveau ministère fut nommé, et un de ses premiers actes fut de rappeler d’exil l’ex-reine régente. Rappel purement théorique et formel, Marie-Christine étant rentrée en Espagne lors de la chute d’Espartero.

Pendant son séjour à Paris, elle avait, dès 1840, proposé à Louis-Philippe une combinaison matrimoniale consistant à donner ses deux filles aux deux fils du roi : le duc d’Aumale épouserait la reine Isabelle, et le duc de Montpensier l’infante Louise-Fernande. Les princesses avaient alors dix ans et huit ans. Naturellement, il n’était pas plus question de leur consentement que de celui des fils de Louis-Philippe, qui étaient âgés de dix-huit et seize ans. Les théoriciens de la monarchie présentent ces combinaisons, où les sentiments des futurs époux ne jouent aucun rôle, comme un sacrifice fait par les princes à leurs peuples, à la grandeur de leurs États respectifs. Elles n’ont jamais évité à ces peuples un sacrifice ni une guerre, et n’ont agrandi que les États qui étaient les mieux armés pour la lutte.

Louis-Philippe avait accepté, mais pour Montpensier seulement. Il comprenait très bien que ni l’Angleterre ni l’Europe ne supporteraient jamais qu’un de ses fils fût assis sur le trône d’Espagne, même comme simple prince-consort. Fort de son refus, il pouvait écarter le candidat que l’Angleterre mettait en avant. Lors de son voyage à Windsor, il fit part à lord Aberdeen de son intention bien arrêtée de ne conclure le mariage de son fils avec l’infante que lorsque la reine Isabelle serait mariée elle-même et aurait eu un enfant. De son côté, lord Aberdeen écarterait la candidature de Léopold de Saxe-Cobourg et accepterait que la reine épousât un descendant de Philippe V.

Les candidats de ce côté ne manquaient point. Mais, naturellement, il ne pouvait être question du fils de don Carlos, puisque don Carlos, au nom de la loi salique, ne reconnaissait pas la reine Isabelle et prétendait pour lui et pour son fils au trône occupé par l’usurpatrice. C’eût été, d’autre part, placer l’absolutisme sur le trône, ce que l’Espagne ne permettrait pas. Louis-Philippe porta son choix sur un Bourbon de Naples, don François d’Assise, et donna à son ambassadeur à Madrid des instructions en ce sens.

La jeune reine détestait cordialement son cousin François, un coquebin fanatisé par les prêtres, abruti de dévotions minutieuses et ineptes et par surcroît fort peu avantageux de sa personne. On le disait impuissant, et ce bruit était sans doute arrivé aux oreilles d’Isabelle, car elles étaient habituées à en entendre bien d’autres. Elle n’eût pas aimé davantage son autre cousin don Enrique. Mais celui-ci, ayant montré des velléités libérales, ne pouvait convenir à Louis-Philippe. Donner un époux impuissant à Isabelle, c’était ouvrir l’accès du trône d’Espagne à Montpensier. Telle était l’arrière-pensée du roi, qui tantôt avançait, tantôt reculait, travaillé en sens contraires par la crainte de voir l’Angleterre nouer une coalition des puissances et par le désir de caser ses enfants.

Mais l’ambassadeur anglais, Bulwer, s’inquiétait fort peu des promesses faites par son ministre au roi des Français. Il s’appliqua à miner la candidature d’un Bourbon à la main de la reine, circonvint habilement Marie-Christine qui, n’étant plus sous l’influence directe de Louis-Philippe et n’ayant plus besoin de ses bons offices, oublia ses promesses et écrivit au duc de Saxe-Cobourg pour lui faire savoir qu’elle agréerait la candidature de son fils. Louis-Philippe, immédiatement informé de cette intrigue, s’en plaignit au chef du Foreign Office, qui désavoua son ambassadeur à Madrid et lui enjoignit de cesser d’agir en faveur de Cobourg.

Sur ces entrefaites, le ministère tory était renversé. Le 29 juillet 1846, un ministère wigh, présidé par John Russel, arrivait aux affaires avec Palmerston au Foreign Office. Le premier soin de celui-ci fut d’approuver Bulwer pour ce qu’il avait fait et de donner une liste de trois candidats à la main de la reine d’Espagne : en tête de la liste il inscrivait le nom de Léopold de Saxe-Cobourg. C’était déchirer ouvertement les engagements pris par son prédécesseur avec Louis-Philippe.

Or, dans le même moment, celui-ci réprimandait et désavouait Bresson son ambassadeur à Madrid, qui avait repris l’avantage sur Bulwer auprès de l’ex-régente et réglé un double mariage simultané des deux princesses avec don François d’Assise et le duc de Montpensier. Mais puisque le ministère anglais n’observait plus lui-même les conventions faites, Guizot estima que Louis-Philippe n’était plus engagé à rien. Il décida en conséquence Louis-Philippe à soutenir la combinaison Bresson, non sans peine, car le roi s’inquiétait fort de l’opinion des puissances et tenait quand même à ne pas répondre aux mauvais procédés anglais par des procédés semblables, et le double mariage simultané fut annoncé officiellement.

Cette annonce jeta le cabinet de Saint-James et sa presse dans une exaspération indicible. Bresson fut accusé d’avoir grisé les deux reines et l’infante dans une orgie nocturne afin d’arracher leur consentement. Point n’était besoin de cette explication. Un souper joyeux scella probablement ce pacte, mais ne fut pas à coup sûr le piège où Marie-Christine, au dire des Anglais, se serait fait prendre, elle et ses filles. Il avait suffi à Bresson de pénétrer l’ex-régente de cette vérité élémentaire que, l’influence anglaise établie en Espagne par le mariage avec un Cobourg, c’était à brève échéance le retour d’Espartero.

Palmerston, qui n’avait pas tenu les engagements pris par son prédécesseur, n’en eut pas moins le front de rappeler à Guizot les promesses de Louis-Philippe. Guizot, au lieu de rappeler à son collègue anglais que tout contrat suppose réciprocité, tergiversa, promit que les mariages ne se feraient pas simultanément, sembla s’en tenir aux premières déclarations du roi à lord Aberdeen, puis déclara que la reine se marierait bien la première, mais que sa sœur épouserait Montpensier immédiatement après, et sans attendre que le trône d’Espagne eût un héritier. On sent dans ces hésitations la main de Louis-Philippe, qui tenait la bride très court, nous le savons, à ses ministres des affaires étrangères.

Les deux mariages furent célébrés le 10 octobre, dans la même chapelle. Palmeston, alors, dénonça dans une note aux chancelleries le mariage du duc de Montpensier comme une violation du traité d’Utrecht et manœuvra pour faire entrer les cours du Nord dans ses sentiments. Mais celles-ci avaient bien autre chose à faire que de se jeter directement dans cette querelle. Enchantées au contraire d’un événement qui ruinait l’entente cordiale, elles pouvaient désormais donner elles-mêmes une entorse, dans le sens absolutiste, aux traités de 1815 sans crainte d’être gênées par l’accord des deux grandes nations libérales.

Car tel fut le fruit unique et fâcheux du succès remporté par Guizot et Louis-Philippe dans cette comédie des mariages espagnols. Palmerston, qui n’avait pas besoin de motifs d’animosité contre la France, s’en fit un grief et une arme. De son côté, la reine Victoria se plaignit hautement de la duplicité de Louis-Philippe, qui tenta, mais en vain, de rentrer dans ses bonnes grâces par l’entremise de sa fille Amélie, reine des Belges.

En somme, dans cet imbroglio des dupeurs dupés, l’Angleterre fut jouée, mais la France ne recueillit aucun bénéfice de l’opération. Entre sa politique de la porte fermée et la politique anglaise de la porte ouverte, l’Espagne, eût-elle eu à sa tête Louis-Philippe en personne, ne pouvait hésiter. Elle devait préférer l’Angleterre libre-échangiste à la France protectionniste, et acheter à bon marché les produits anglais, plutôt que d’être contrainte à payer cher les produits français. Voilà ce que Guizot n’avait pas vu, et qui devait ne laisser à sa manœuvre victorieuse que le piteux résultat d’avoir irrité l’Angleterre sans profit pour la France.

Voici dans quelles conditions l’Autriche, la Russie et la Prusse furent amenées à reviser au profit de l’absolutisme les traités de 1815 et à rayer de la carte d’Europe la ville libre de Cracovie dont l’indépendance avait d’ailleurs été presque totalement annulée à la suite des événements de 1836. Désireux d’en finir avec l’agitation polonaise qui menaçait sa tranquille possession de la Galicie, le gouvernement autrichien opposa une machination scélérate aux conspirations qui se nouaient entre patriotes pour l’indépendance de leur pays. Le sentiment patriotique n’existait guère que dans la noblesse et dans la population des villes. Encore astreint aux corvées pour le compte des seigneurs, qui étaient par surcroît des collecteurs d’impôts, le gouvernement autrichien les ayant chargés des répartitions après avoir fixé la part contributive du district, le peuple des campagnes n’avait pas plus de sentiments communs avec eux que d’intérêts.

Excités par des agents autrichiens qui leur promettaient non seulement l’impunité, mais une prime de dix florins par tête d’insurgé polonais, les paysans se jetèrent sur le premier rassemblement de patriotes qui se forma, et les massacrèrent tous. Ce fut le signal d’horribles tueries dans toute la Galicie. Tout noble était réputé un conspirateur ; les femmes et les enfants eux-mêmes n’étaient pas épargnés. Un bandit, naguère condamné pour le meurtre de sa femme et pour le viol d’une enfant de dix ans, Jacques Zzela, recruta une véritable armée d’égorgeurs et fut le chef de cette jacquerie impériale contre les patriotes polonais.

Pour entraîner les paysans, on leur avait fait espérer que les terres des seigneurs leur seraient partagées. Les agents autrichiens leur ayant fait observer que ces biens iraient aux veuves et aux enfants des nobles, Zzela avait répondu : « Je comprends. Alors il faut tuer les chiennes et les petits chiens. » C’était le moment où l’évêque de Tarnow l’invitait à dîner et buvait avec lui à la santé de l’empereur, ami des paysans. Ce trait est à noter aujourd’hui, où nous voyons l’autocratie russe se défendre par les mêmes abominables moyens, où, récemment, des moudjiks abrutis d’eau-de-vie se jetaient sur les étudiants de Moscou et s’en prenaient à « l’intelligence » des maux qu’un régime d’oppression et de stupidité faisait peser sur eux.

Le mouvement polonais, qui devait avoir Cracovie pour centre de ralliement, fut en même temps paralysé par l’occupation de cette ville, où les troupes des trois puissances entrèrent le 18 février 1846. L’insurrection polonaise était vaincue, noyée dans le sang, avant même d’avoir pris les armes. Ce fut une boucherie, une Saint-Barthélemy de patriotes, non la répression d’un mouvement insurrectionnel. Les puissances profitèrent de l’événement pour supprimer le semblant d’autonomie qu’en 1841 elles avaient restitué à la ville de Cracovie, et elle fut annexée à l’Autriche. L’empereur Ferdinand témoigna sa satisfaction au chef des assassins, en lui décernant une médaille d’or « portant l’inscription de bene meretis et suspendue à un grand ruban ».

Interpellé à la Chambre le 13 mars, Guizot avait répondu à La Rochejacquelein qu’il ne pouvait croire que l’Autriche eût recouru à un tel crime pour éviter une insurrection. « Les révolutionnaires font de ces choses-là, avait-il dit de son ton rogue et méprisant ; les gouvernements réguliers ne sauraient se les permettre. » Mais un tel langage ne fut plus possible lorsque, dans la séance du 2 juillet, Montalembert vint faire le récit des atrocités sans nom dont la Galicie avait donné le spectacle. Guizot, alors, déclara que ces faits relevaient de l’opinion européenne et non du Parlement français.

Les mariages espagnols ayant mis au comble la mésintelligence entre la France et l’Angleterre, les puissances du Nord se soucièrent fort peu de l’opinion européenne. Le moment était passé où Palmerston pouvait prononcer à la Chambre des Communes cette parole menaçante : « Si le traité de Vienne n’est pas bon sur la Vistule, il doit être également mauvais sur le Rhin et sur le Pô. » Les trois puissances s’entendirent donc pour annexer Cracovie et son territoire à l’Autriche. La France et l’Angleterre protestèrent séparément par des notes platoniques, et le fait demeura acquis : le faible débris de la Pologne indépendante, devenu d’ailleurs une souricière où pouvaient opérer à coup sûr les polices des trois puissances, disparut de la carte d’Europe. Il n’y eut somme toute, qu’une illusion, un mensonge de moins.

Metternich sut gré à Louis-Philippe de s’être mis dans l’impossibilité d’agir pour le maintien de la république de Cracovie, car il avait dans ce moment-là quelques embarras dont le moindre ne fut pas l’élection, en juillet 1846, du cardinal Mastai au trône pontifical, où il succéda à Grégoire XVI, sous le nom de Pie IX. Le nouveau pape passait en effet pour un libéral, et son avènement avait soulevé les acclamations de tous les ennemis de l’absolutisme. Ses premiers actes administratifs n’avaient pas déçu les espérances de l’opinion : il avait inauguré son règne par une amnistie politique et donné des encouragements aux réformateurs.

Sa popularité devint immense. On l’acclamait dès qu’il paraissait, la foule lui criait : « Courage, Saint-Père ! fiez-vous à votre peuple ». Entraîné par cette sympathie à laquelle il était fort sensible, il promettait des réformes constitutionnelles, et les acclamations redoublaient, portant au loin son renom de pape libéral. L’Italie opprimée tournait les yeux vers lui, dans un immense espoir. Lorsqu’il eut donné aux Romains une garde nationale, l’enthousiasme ne connut plus de bornes, et les princes absolus d’Italie durent songer à faire des concessions au sentiment public.

Le Journaliste Ministériel
« Riche, gras, truffé, sans âme et sans honneur, ce reptile malfaisant est la honte du journalisme. Il se nourrit des fonds secrets, des jeux, enfin des immondices du budget ; on le trouve au « Moniteur » et dans tous les autres cloaques du ministère. »
(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)


On conçoit les alarmes de Metternich, qui n’ignorait pas d’ailleurs la faiblesse et la versatilité du nouveau pape, mais craignait qu’il fût entraîné dans l’irrésistible courant du libéralisme et du patriotisme italien. « Le pape qui libéralise, écrivait-il alors, évoque des monstres qu’il ne sera pas le maître de terrasser… Le plus grand malheur qui ait pu être réservé au corps social, c’est de voir les partis du désordre matériel et moral marcher au cri de Viva Pio nono et sous les couleurs du chef de la catholicité. » Le pape libéralisait, mais il n’avait pas encore désavoué l’encyclique de 1832 contre les libertés modernes, et il n’allait pas tarder à la confirmer et à la renforcer par le Syllabus. En attendant, une ligue douanière s’ébauchait entre le pape, le grand-duc de Toscane et le roi de Sardaigne, et ce pouvait être le commencement d’une fédération politique nationale qui entraînerait rapidement les autres États italiens.

En France, tandis que les libéraux applaudissaient, les catholiques de l’école de Montalembert chantaient bien haut les louanges du pape, pour les avoir approuvés dans leur campagne en faveur de la liberté d’enseignement. Guizot, de son côté, annonçait à la tribune que Pie IX « accomplirait la réconciliation de l’Église catholique et de la société moderne », et Thiers faisait écho par ces paroles : « Un saint pontife a formé ce projet si noble de conjurer les révolutions en accordant aux peuples la satisfaction de leurs justes besoins. Courage, Saint-Père, courage ! »

Pour connaître la véritable pensée de Guizot lorsqu’il prononçait d’un ton pénétré, grave, religieux, les paroles qu’on vient de lire, il faut avoir lu ce qu’il écrivait au même moment à Metternich. Nous tiendrons du coup le secret de la politique conservatrice : « Au fond et au-dessus de toutes les questions, disait-il, vous voyez la question sociale ; j’en suis aussi préoccupé que vous. » Pour empêcher le peuple de poser la question sociale, pour empêcher le travailleur d’affirmer son droit à l’existence, et quelque chose de plus, peu importe la tactique. Ici. il faut être libéral, et là absolutiste ; c’est-à-dire employer les moyens les plus propres à empêcher la question d’être posée.

« Nous sommes placés, dit Guizot à Metternich, à des points bien différents de l’horizon ; mais nous vivons dans le même horizon. » Et il ajoutait : « Nous luttons, vous et moi, j’ai l’orgueil de le croire, pour préserver les sociétés modernes ou les guérir ; c’est là notre alliance. » La voilà, en effet, la véritable sainte-alliance, qui ne combat le libéralisme que parce qu’il est un véhicule de socialisme, toute prête d’ailleurs à invoquer le secours du libéralisme contre le socialisme.

« Ce n’est, poursuit Guizot dans cette lettre significative, ce n’est qu’avec le concours de la France, de la politique conservatrice française, que l’on peut lutter efficacement contre l’esprit révolutionnaire et anarchique… Je tiens à grand honneur ce que vous voulez bien penser de moi ; j’espère que la durée et la mise en pratique de notre intimité ne feront qu’affermir votre confiance et votre bonne opinion. »

Mais si Guizot tentait de rassurer ainsi Metternich sur le caractère de son approbation aux actes d’ailleurs anodins de Pie IX, l’opinion publique en France n’avait point de telles arrière-pensées. Les paroles d’encouragement lancées par Thiers étaient reprises par les fractions libérales et démocratiques. « Des socialistes même, dit M. Debidour, parce qu’ils se réclamaient du Christ, n’étaient pas loin de se réclamer du nouveau pape. » Ce n’était pourtant pas un Lamennais qui venait de prendre la succession de Grégoire XVI ; mais « nul ne remarquait que le vrai Lamennais, toujours vivant, n’était pas relevé des censures de l’Église ». Avec un grand sens, M. Debidour observe qu’« un tel état d’esprit aide à comprendre l’extraordinaire complaisance dont la seconde république allait faire preuve envers le clergé ».

L’Église, en effet, semble parfois adhérer à la liberté et à la nationalité ; mais c’est sa liberté à elle qui est le but, et pour que la nationalité soit sous la dépendance des prêtres. C’est ainsi qu’on la vit, à la même époque, seconder de tous ses efforts l’agitation irlandaise contre l’hégémonie anglaise et la domination des landlords. L’Irlande était devenue la « grande difficulté » du gouvernement de Robert Peel. Nommé lord-maire de Dublin par le précédent ministère, O’Connell avait été un instant enchaîné dans son effort de propagande. Mais à présent il était libre, et sa puissante voix réveillait l’Irlande, la dressait en face de l’Angleterre pour demander la séparation des deux pays.

Bien qu’âgé de soixante-dix ans, 0’Connell se montrait partout à la fois, multipliant les meetings, ameutant les catholiques irlandais contre les privilèges de l’Église anglicane, les fermiers et tenanciers contre les propriétaires, les asservis politiques contre la nation qui s’arrogeait le pouvoir. Les libéraux l’ayant abandonné, il avait tenté, nous l’avons vu, une alliance avec les chartistes. Mais son parti avait refusé de le suivre. Le cléricalisme irlandais ne pouvait accepter le concours de ces révolutionnaires parmi lesquels les socialistes disciples de Robert Owen avouaient, proclamaient leur espérance d’égalité sociale. L’Église, puissance absolutiste par définition, peut bien employer les moyens de la démagogie, mais non se résoudre à favoriser la démocratie et l’émancipation de la classe ouvrière.

Le catholicisme montrait d’ailleurs ses véritables sentiments, et ses véritables tendances dans le conflit qui éclatait en Suisse, où le canton d’Argovie, acquis aux radicaux par les élections de 1841, avait supprimé les congrégations. À cette mesure, les cantons catholiques de Lucerne, Schwitz, Unterwald, Glaris, Zug, Fribourg et le Valais, avaient répondu par des protestations. Le canton de Lucerne appela les moines et les jésuites expulsés par Argovie et les installa sur son territoire. Les radicaux, qui avaient formé des corps francs, pénétrèrent dans le canton de Lucerne au nombre de huit mille hommes. Mais les cantons catholiques s’étaient armés de leur côté ; leur ligue, formée sous le nom de Sunderbund dès 1845, était riche et puissante ; les protestants radicaux furent repoussés. C’était la guerre civile.

Heureusement, les élections donnèrent sur ces entrefaites la majorité aux radicaux à Berne et à Genève. La diète allait pouvoir prononcer la dissolution du Sunderbund, qui constituait un État dans l’État. Cette solution déconcerta et arrêta les manœuvres de Metternich et de Guizot en faveur des catholiques. Les deux ministres invoquaient les traités de 1815, qui avaient donné à la Suisse sa constitution fédérative si favorable aux cantons conservateurs. Mais à présent que l’immense majorité du peuple helvétique se prononçait pour la revision de cette constitution et que l’Angleterre affirmait hautement sa sympathie pour les radicaux, la France ni l’Autriche ne pouvaient donner suite à leur projet d’une intervention européenne. Le Sunderbund, ayant refusé de se dissoudre, fut vaincu rapidement, et la Suisse se donna une constitution fédérale plus conforme à ses véritables sentiments et aux réalités politiques et sociales du temps.

Guizot n’en avait pas moins tenté de seconder Metternich dans une tentative contre-révolutionnaire. Cet acte, ajouté à tant d’autres, acheva de ruiner la façade de libéralisme derrière laquelle le régime de Juillet tentait d’abriter son œuvre de réaction au dedans et au dehors.