Histoire socialiste/Le règne de Louis-Philippe/P3-07

3. L'ÉQUILIBRE INSTABLE.



CHAPITRE VII


LA POLITIQUE DES AFFAIRES


La loi des incompatibilités parlementaires. — Thiers rejette la Chambre sur les lois d’affaires. — Tout pour les rentiers et les banquiers, rien pour la boutique et l’atelier. — La conversion, les chemins de fer, les mines, la Banque de France. — Thiers propose de ramener en Francs les cendres de Napoléon. — La Chambre rejette la réforme électorale. — Les banquets pour la réforme : les communistes organisent le leur. — L’échauffourée de Boulogne : Louis Bonaparte interné à Ham.


Revenu au pouvoir, Thiers allait avoir à lutter à la fois contre le monarque qui l’avait appelé à contre-cœur et contre une Chambre dont les éléments de droite ne le soutiendraient pas dans ses actes gouvernementaux et dont les éléments de gauche le serviraient mal dans ces actes, en même temps qu’ils lui susciteraient toute sorte d’embarras en suivant les doctrinaires, qui se découvraient subitement une austère tendresse pour les principes. Les républicains s’indignaient de voir la gauche monarchique prendre pour chef de file un homme dont l’opposition au pouvoir n’avait jamais été qu’un immense appétit de pouvoir.

« Il faut, disait le National (6 mars 1846), que notre opposition constitutionnelle de dix ans soit tombée bien bas dans sa propre estime et désespère bien de sa fortune, pour placer ainsi à fonds perdus son honneur et son avenir sur la tête d’un aventurier politique. » Le National en parlait bien à son aise, lui qui n’avait rien à attendre du pouvoir, que des rigueurs, ou des tentatives de détournement, par corruption, de ses rédacteurs. Odilon Barrot avait trouvé le mot de la situation, lui qui voyait avec regret se former le nouveau courant : « Je ne puis les tenir, disait-il ; ces pauvres hères ont faim depuis dix ans. »

Or, au moment où ils s’attablent, il leur faut avaler un premier plat de reptiles, voter les fonds secrets. Ils ferment les yeux et avalent. Ministérielle, mais gardant son privilège aristocratique d’ironie, la Revue des Deux Mondes constate à ce propos que la gauche « a abdiqué ses préventions, ses préjugés et ses utopies ». Désormais, la gauche est gouvernementale, les ponts sont coupés derrière elle. « On ne revient pas d’un tel vote, car on en reviendrait brisé, déconsidéré, presque annihilé. »

Les conservateurs vont lui servir le second plat, ou plutôt tenter de lui enlever les plats de dessous le nez au moment où elle s’attable. Selon la tactique des droites lorsqu’elles sont dans l’opposition, Romilly, député de Versailles, a repris une proposition de Gauguier sur les incompatibilités parlementaires. Comment la gauche repousserait-elle une proposition qu’elle a naguère soutenue ? Quant à la droite, que risque-t-elle en la votant ? De se jeter « en pleine réforme électorale », comme l’en avertit le Journal des Débats ? Non, elle sait que les votes de principe ne sont faits que pour renverser les ministères. Que de fois, depuis, nous verrons se renouveler cette comédie !

La proposition Romilly était sèche et nette : « Les membres de la Chambre des députés, disait-elle, ne peuvent être promus à des fonctions, charges ou emplois publics salariés ni obtenir d’avancement pendant le cours de leur législature et de l’année qui suit. » Dans une Chambre qui comptait près de cent quatre-vingt fonctionnaires, c’était ôter à Thiers les moyens de gouverner par les moyens que ses prédécesseurs, et lui-même lors de son passage aux affaires, avaient toujours employés. Dans une partie de grecs, obliger un des joueurs à être honnête, c’est le dépouiller : il a perdu avant d’avoir joué.

La discussion vint le 24 avril, non sur le fond, mais sur la prise en considération. Les conservateurs qui avaient lié partie avec le ministère, notamment Dupin, prirent la défense des députés-fonctionnaires. Mais au lieu de se défendre, comme ce niais de Liadières, qui déclarait n’être pas de ceux qui sont disposés « à tendre servilement leur gorge au couteau de certains sacrificateurs », Dupin opposa principe à principe. Être pour les incompatibilités, dit-il en substance et reprenant l’argumentation des Débats, c’est être pour la réforme électorale. Et, carrément, il accusa ses adversaires de manquer de franchise.

Ce courtisan du Danube touchait au bon endroit. Odilon Barrot voulait bien entamer de coin le problème, par les incompatibilités, mais n’osait à ce moment l’aborder de front. Il se défendit donc d’avoir voulu la réforme électorale et allégua que la loi des incompatibilités la rendait moins nécessaire. Dupin poursuivit ses avantages et déclara voir dans la proposition Homilly « une grave atteinte portée à l’honneur des députés-fonctionnaires ». Ceux-ci, on le pense bien, firent à cet argument présenté avec une adroite rudesse l’accueil qui convenait, et leur sincérité fit écho à la sienne. Thiers, qui connaissait l’homme, appréciait le naturel que Dupin mettait dans les pires fourberies : « J’aime tant le naturel, lui fait dire Sainte-Beuve, qu’il n’est pas jusqu’à ce plat de Dupin à qui je ne pardonne toujours, parce qu’il est naturel. »

Cette fois, pourtant, il apprécia moins le perfide zèle ministériel de son allié. Thiers, en effet, n’entendait pas mettre la gauche entre son intérêt et son devoir. D’autre part, il ne voulait pas s’aliéner les voix qu’il avait à droite. Pour celles-ci, il proclama que, s’il ne s’opposait pas à la prise en considération c’était parce que le projet n’avait en rien le caractère d’une réforme électorale. Du même coup, il permettait à la gauche de voter le principe des incompatibilités. Elle pouvait s’en rapporter à lui pour ne pas laisser aller les choses plus loin.

Et, de fait, il manœuvra en conséquence et fit mettre en tête de l’ordre du jour une série de lois d’affaires. Aidé de Joubert, ministre des Travaux publics, il montra de grands intérêts matériels en souffrance, et sollicita pour eux l’attention de la Chambre. C’était tendre l’hameçon au bon endroit. Les chemins de fer, les salines, les compagnies de navigation, les sucres, la conversion elle-même, attendaient des solutions conformes aux intérêts capitalistes. Allait-on, pour une misérable question de principe, négliger les seuls objets dignes de la sollicitude parlementaire !

D’ailleurs, depuis le 7 avril, le projet Joubert sur les chemins de fer était déposé, et le rapporteur, Gustave de Beaumont, avait fait diligence, car les concessions de 1838, sauf celle de Strasbourg à Bâle, étaient en détresse. C’était le moment, semble-t-il, pour le ministre de reprendre son projet de 1838. Le système des concessions à des compagnies ayant donné des résultats désastreux, il n’y avait plus qu’à appliquer celui de l’exploitation par l’État. Mais Joubert était revenu de son idée première. Puisque la Chambre n’avait pas voulu de son système, il n’en reparlait plus, alors qu’il élit fallu en parler plus que jamais.

Thiers, d’ailleurs, avouait en ces termes, lui qui avait été partisan de l’exploitation par l’État, le plat réalisme qui guidait sa politique : « Nous proposons le système des compagnies parce que le système de l’exploitation par l’État ne réussirait pas auprès de la Chambre. » L’ancien projet donnait à l’État les grandes lignes, et laissait aux compagnies les lignes de raccordement et les embranchements. Le nouveau procéda tout à l’opposé. Les capitalistes voulaient faire grand. Mais comme ils ne se sentaient pas de taille ni de nature à se cautionner eux-mêmes devant l’épargne, ils appelaient l’État à leur secours. L’État répondit docilement à l’appel.

La Chambre vota donc une prise d’actions des deux cinquièmes et une garantie d’intérêts pour la compagnie d’Orléans, consentit un prêt hypothécaire aux chemins de fer de Strasbourg à Bâle, d’Andrézieux à Roanne et de Paris à Rouen, et décida de consacrer vingt-quatre millions à l’exécution par l’État des chemins de Montpellier à Nîmes, de Lille et de Valenciennes respectivement à la frontière belge.

Seul, Garnier-Pagès fit opposition sans faiblesse ni répit. Mais que dire à une Chambre assez imprégnée de l’esprit capitaliste pour que le comte Duchâtel pût y émettre des aphorismes tel que celui-ci : « L’État doit se réserver toutes les chances de ruine pour en préserver les compagnies ! »

Désormais, les capitalistes pouvaient opérer sans péril sur la matière. L’État était là avec sa puissance, son crédit, son budget. On lui infligeait à la fois cet affront de suspecter sa capacité et sa probité pour la construction et l’exploitation, et de mendier hautainement son appui. Le tout, au nom en même temps qu’au mépris des doctrines du libéralisme économique, de l’abstention absolue de l’État dans les entreprises privées.

Satisfaits du côté des chemins de fer, les capitalistes demandèrent satisfaction pour les lignes de navigation. Partout, pour les transports rapides, la navigation à vapeur se substituait à la navigation à voiles. C’était pour la France une nécessité urgente, et dont l’évidence apparaissait de ne pas se laisser distancer par l’Angleterre et par les États-Unis, de n’être pas à leur merci pour le service postal. Il était d’autre part évident que, livrées à leurs ressources propres, les compagnies de navigation auraient été incapables d’établir les lignes postales reconnues nécessaires.

Mais, en réalité, le service postal était un prétexte, assurément fort valable, pour subventionner les compagnies qui établiraient des lignes de navigation et relieraient les principaux ports de l’Amérique du Nord et du Sud à nos ports de Nantes, du Havre, de Bordeaux et de Marseille. Ici encore, l’industrie privée ne pouvait prendre son essor, et se mettre en état en même temps de prendre charge d’un service public, que par le secours du budget. En bons utilitaires qu’ils étaient, les doctrinaires de l’économie politique orthodoxe laissaient sommeiller leur théorie de l’abstention de l’État toutes les fois que l’initiative privée se sentait incapable d’entreprendre sans son secours les œuvres d’une certaine envergure.

Il fut donc créé trois grandes lignes : du Havre à New-York, de Nantes au Brésil, et de Bordeaux et de Marseille au Mexique. Vingt-cinq millions furent répartis sur les budgets de 1841, 1842 et 1843, à l’effet de subventionner la première de ces lignes, le gouvernement devant desservir la seconde et la troisième. Cette fois-ci, les capitalistes n’eurent pas du premier coup tout le gâteau. Mais les aider à créer la ligne du Havre, c’était s’engager à les aider pour la construction du chemin de fer de Rouen à cette ville. La part des capitalistes, ainsi accrue, était encore très belle. Aussi s’en contentèrent-ils d’autant mieux qu’ils n’eussent pour l’instant pu digérer un plus gros morceau. En même temps qu’il faisait quelque chose pour eux, le ministère essayait de faire quelque chose pour l’État, et travaillait à diminuer le poids de la dette publique. Il présenta donc, lui aussi, un projet de conversion du cinq pour cent, espérant avoir plus de chance que ses prédécesseurs. Ici, ce ne furent pas les capitalistes qui protestèrent, mais la classe oisive qui vit sans labeur du produit de la rente. La cour et tous les parasites à particule cachèrent leurs intérêts derrière l’humble foule de la petite épargne et se remirent à crier à la spoliation, à dénoncer la violation des engagements pris par l’État sur lequel ils prétendaient avoir non une créance rachetable, mais un droit perpétuel de participation à son budget.

La loi, votée à la Chambre, s’en alla de nouveau échouer devant les pairs, sous les coups de Roy, rapporteur, de Persil et de Mérilhou.

Ce qu’on venait de donner aux rentiers, on allait le refuser aux boutiquiers. Certes, la monarchie de juillet savait ce qu’elle devait à la boutique. Mais le roi de France, mis par elle sur le trône, ne payait les dettes du duc d’Orléans que lorsqu’il lui était impossible de faire autrement. Les émigrés inscrits au grand-livre avaient leurs défenseurs au Luxembourg, et grâce à ceux-ci, l’État continua de payer sa dette à un taux devenu usuraire. Louis-Philippe, qui était un des plus gros rentiers de France, ne pouvait que s’en réjouir.

Mais si le monde qui vit paresseusement de la rente, et la veut inamovible, avait ses défenseurs dans la Chambre des pairs, le monde qui vit des affaires, organise les grandes entreprises, groupe et brasse les millions de l’épargne, avait les siens à la Chambre des députés. La classe dirigeante de la veille, les propriétaires terriens, pour qui la rente était une transformation des redevances féodales, avait cédé une partie du pouvoir ; mais la classe dirigeante qui montait, celle des banquiers, des organisateurs de la propriété industrielle mobilière, n’était pas encore assez, forte pour conquérir l’hégémonie.

Quant à la boutique, ce petit monde de commerce et d’industrie devait payer rançon aux anciens maîtres, puisque toute matière première d’industrie vient du sol, et aux nouveaux, puisqu’il ne pouvait vivre sans recourir au mécanisme du crédit. Or, si la rente était représentée au Luxembourg et la finance au Palais-Bourbon, la boutique et l’atelier ne l’étaient nulle part. On le leur fît bien voir lorsque fut mis en discussion le renouvellement du privilège de la Banque de France.

Le gouvernement proposait une prorogation de vingt-cinq ans, sans aucune modification au système établi en 1803. Garnier-Pagès employa en vain les ressources de sa dialectique pour obtenir que l’obligation de présenter trois signatures ne fût pas maintenue et que le délai maximum de l’escompte fût portée de trois mois à cent dix jours, voire à six mois. Les banquiers tenaient trop à cette troisième signature, qui les interposait entre la Banque et ses emprunteurs et augmentait, pour ceux-ci, de cinquante pour cent le taux de l’escompte. Quant au prolongement du délai, comment l’eussent-ils consenti sans permettre aux négociants et aux industriels les entreprises de longue haleine et de vaste envergure qu’ils méditaient d’entreprendre pour leur propre compte, avec, bien entendu, et tous risques ainsi limités, avec l’argent anonyme de l’épargne publique ? La Banque, toute puissante dans les conseils du gouvernement, remporta donc facilement la victoire dans les deux Chambres.

Thiers, ainsi, parvenait à gouverner dans une paix relative en ne laissant porter les débats parlementaires que sur des questions d’affaires. Il faisait une politique d’affaires, et cela allait à merveille à son tempérament, non seulement parce que de tout son instinct il tendait vers les puissances d’argent, mais encore parce qu’il pouvait, en pleine sécurité, y déployer toute son activité sans avoir autre chose à faire que conserver ce qui était, ou donner aux plus forts ce qu’ils convoitaient.

(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)


Il avait, en ces matières, des phrases toutes faites qui impressionnaient d’autant plus qu’elles répondaient bien plus à la pensée intime des intéressés qu’à la réalité mouvante des choses. Lui parlait-on de progrès, en matière de banque, il répondait avec une assurance comique : « Je dis à ceux qui parlent toujours de progrès : le progrès que vous demandez est futur ; celui que je réclame est passé et présent. »

Tandis que cette politique se déroulait dans les assemblées parlementaires, un jeune écrivain, Alphonse Karr, écrivait dans ses premières Guêpes : « Dans le quartier du quai aux Fleurs, une pauvre vieille femme est morte de faim. Dans un pays civilisé, on ne doit pas mourir de faim. Qui donc, parmi nos députés, trop retenus dans les intérêts occultes qu’ils ont dans l’exploitation des grosses affaires, montera à la tribune crier : « Une femme est morte de faim en plein Paris ! »

Cet appel poignant peut encore être lancé aujourd’hui ; mais du moins commence-t-il à trouver un écho à la tribune. Ne soyons pas trop fiers, cependant : La loi d’assistance aux vieillards et aux infirmes est d’hier à peine, et nous n’avons encore ni les retraites ouvrières, ni la protection du travail de la femme et de l’enfant à domicile, ni l’assurance contre le chômage.

Thiers allait-il donc être écarté de la grande politique, passerait-il donc au pouvoir sans frapper l’opinion de ces grands coups qui l’impressionnent, et la conquièrent et l’enchaînent ? Allait-il, à la veille des vacances parlementaires, au moment où le public juge un passé encore chaud d’actualité, laisser un vernis suspect sur sa réputation déjà fort entamée et consacrer le renom qu’il avait d’être apte surtout à faire ses propres affaires ? Son patriotisme prudemment agressif, sa façade de libéralisme napoléonien, le faux semblant de dignité nationale qui l’avait fait se mêler avec tant de joie, et par les moyens policiers qu’on sait, aux besognes de la diplomatie internationale, allait-il faire une piteuse faillite !

L’occasion de contenter à la fois Louis-Philippe et l’opinion moyenne, en cimentant l’alliance anglaise et en donnant satisfaction aux rêves et aux souvenirs de gloire qu’il allait lui-même bercer dans son Histoire du Consulat et l’Empire, cette occasion lui fut-elle imposée, comme semble le croire Elias Regnault par une démarche d’O’Connel, le grand agitateur irlandais, auprès de Palmerston, ou bien, comme l’affirme M. Thureau-Dangin, eut-il le mérite de demander de lui-même à l’Angleterre la restitution à la France des cendres de Napoléon ? Pour M. Thureau-Dangin, la version d’Elias Regnault a été « évidemment inventée par les républicains pour diminuer aux yeux des patriotes l’initiative du gouvernement de Juillet ». Il n’a d’ailleurs rien trouvé dans les documents français et anglais qui confirme cette version ; tout, au contraire, la contredit.

En rapportant que Thiers s’était décidé à réclamer les cendres de Napoléon seulement parce que le premier ministre anglais l’avait avisé du projet formé par O’Connel d’inviter au Parlement le gouvernement britannique à rendre à la France les restes de Napoléon, Elias Regnault, en tout cas, n’a été nullement mû par le désir de diminuer l’initiative du gouvernement, car, tout en ménageant le sentiment public, il ne se gêne pas, dans son Histoire de Huit Ans, pour faire écho au National, et déclarer que le tombeau de Napoléon serait mieux placé à Saint-Hélène qu’aux Invalides.

Quoiqu’il en soit, le 12 mai, interrompant la discussion des sucres. Rémusat, ministre de l’Intérieur, demandait inopinément un crédit d’un million pour permettre au gouvernement de transporter aux Invalides les restes de Napoléon. Très adroitement, le gouvernement mettait cette cérémonie patriotique à l’actif de l’entente anglo-française. Bien loin d’y voir une manifestation en faveur du prisonnier de l’Angleterre et un moyen de raviver les animosités nationales « qui, pendant la vie de l’empereur, armèrent l’une contre l’autre la France et l’Angleterre », on n’y voyait, de la part des deux gouvernements, que le moyen de les apaiser. « Le gouvernement de Sa Majesté britannique, disait l’exposé des motifs, aime à croire que si de tels sentiments existent encore quelque part, ils seront ensevelis dans la tombe où les restes de Napoléon vont être déposés. »

L’opposition eut beau faire. Thiers avait touché l’opinion moyenne à l’endroit sensible. Et l’opposition le sentait si bien que, tout de suite, elle tenta de tourner contre le gouvernement la manifestation qu’il organisait. « Ces souvenirs, dit le National du 13 mai, ne vont-ils pas se réveiller demain, dans toute la France, comme une sanglante accusation contre toutes les lâchetés qui souillent depuis dix ans nos plus brillantes traditions ! » Elias Regnault le constate : Ce fut « une joie inexprimable » dans tout le pays, car « c’était dans le peuple des villes et des campagnes que Napoléon avait laissé d’impérissables souvenirs ».

La popularité de ce nom était telle, que ses reflets devaient nécessairement illuminer quiconque s’en servirait. Le pays sut donc gré à Thiers de lui ramener son idole. D’autre part, on greffait une légende sur la légende, et on se prenait d’estime pour le ministre qui avait su amener l’Angleterre à délivrer l’encombrant prisonnier de Sainte-Hélène. Elle le rendait mort, mais enfin elle le rendait.

Thiers fut donc à ce moment au comble de la popularité. Peut-être la griserie qu’il en éprouva l’empêcha-t-elle d’apercevoir que, tout en semblant par cette restitution d’un cercueil faire amende honorable de son acte de perfidie de 1815 à l’égard du vaincu, l’Angleterre s’apprêtait à éliminer la France d’un important accord international et, de ce fait, l’écarter du concert européen. Napoléon vivant avait trouvé contre lui la coalition européenne ; ses cendres allaient encore la retrouver dans l’apothéose qu’on leur préparait.

Le crédit pour la translation voté, la Chambre revint à la discussion des sucres. Ce fut comme toujours la lutte des députés des régions maritimes, qui défendaient le sucre colonial, contre ceux des régions agricoles, qui défendaient le sucre indigène. Entre les deux camps, le ministère représentait le Trésor, désireux de prélever sa part sur les profits réalisés et de la prélever non selon l’équité, mais au gré des intérêts en présence, les plus puissants devant l’emporter sur les autres. Pour les uns, il fallait frapper de taxes prohibitives le sucre de canne ; pour les autres, c’était le sucre de betterave qui devait laisser la place. Quant aux consommateurs, personne ne s’en souciait.

Thiers fit de l’équilibre entre ces intérêts hostiles, et profita de leur hostilité pour maintenir à 49 fr. 50 la taxe sur les sucres coloniaux et élever de 15 à 27 francs la taxe sur les sucres indigènes. Profit pour le Trésor, dira-t-on ? Non, puisqu’en somme on renchérissait une denrée et qu’on en ralentissait ainsi l’accroissement de consommation. À cette époque déjà, les Anglais consommaient annuellement trois fois plus de sucre que les Français. Cette proportion n’a pas été modifiée depuis, les gouvernements qui se sont succédé jusqu’à ce jour ayant toujours suivi la pratique d’alors : équilibrer les intérêts des producteurs tout en cédant aux plus gros, tirer pour le budget des recettes le meilleur parti de la situation, considérer la masse des consommateurs comme rançonnable à merci.

La loi votée, force fut de revenir à la politique. La loi des incompatibilités avait bien été enterrée le 16 mai par un discours de Jaubert, battant le rappel parlementaire autour des lois d’affaires, mais elle avait déchaîné dans le pays un mouvement considérable. L’opposition avait fait une campagne directe, non pas seulement pour la loi des incompatibilités, mais pour la réforme électorale tout entière. Des pétitions avaient été déposées sur le bureau de la Chambre par Arago.

Par une sorte de bravade, le rapporteur désigné fut un ancien membre de l’opposition, Golbéry, que Thiers venait de nommer procureur général à Besançon. On voulait la réforme électorale, eh bien ! on n’aurait pas même la loi des incompatibilités, et c’est un des députés visés par celle-ci qui allait faire le geste qui rejetterait celle-là. Golbéry avait d’ailleurs beau jeu, non seulement de par l’immense majorité résolue à s’opposer à toute réforme, mais encore du fait que les partisans de la réforme étaient profondément divisés.

Trois systèmes étaient en présence : celui du suffrage universel et direct, celui de l’extension du droit de suffrage et celui du suffrage à deux degrés. Pour le premier, le rapporteur demandait que la Chambre passât à l’ordre du jour. Pour le second, il distinguait : tout en écartant par l’ordre du jour les propositions tendant à rendre électeurs tous les gardes nationaux, comme trop proches du suffrage universel, il renvoyait à l’examen du président du Conseil et du ministre de l’Intérieur celles qui fixaient un minimum de six cents membres par collège électoral, et celles qui conféraient l’électorat à la seconde liste du jury.

C’était aimablement dire au pouvoir : vous choisirez vous-même les nouveaux électeurs parmi les citoyens qui ne paient pas le cens exigé. Le pouvoir, résolu à n’accepter aucune réforme qui entamât le régime censitaire, fit la sourde oreille, ou plutôt se déclara nettement opposé à toute modification du statut électoral. Thiers refusa de même l’examen des propositions secondaires que lui renvoyait le rapporteur : l’abolition du serment et le vote au chef-lieu du département. La loi électorale devait être intangible.

De toute la gauche, seuls les radicaux appuyèrent la réforme électorale.

C’est au cours de la discussion qu’ils soutinrent contre leurs alliés d’hier devenus ministériels, qu’Arago prononça son discours sur l’organisation du travail, dont nous avons parlé plus haut, et qui avait été au cœur des ouvriers parisiens.

Au droit du peuple souverain, Thiers opposa la loi. Il vint affirmer à la tribune que tout droit vient de la loi. Comme la loi elle-même est faite pour les plus forts, c’était remettre aux mains de la force la création du droit, c’était inviter le peuple à user de sa force pour créer son droit et le substituer à celui, des deux cent mille citoyens qui formaient le pays légal. Or, que faisaient les exclus, ils pétitionnaient. C’était leur droit. Mais armés de la loi, les deux cent mille censitaires usaient du leur en ne faisant aucun cas de leurs pétitions.

Thiers put railler ensuite les partisans du suffrage universel qui, sur trente millions d’êtres humains, n’en admettaient que le quart au vote. Quoi les hommes seulement ! Pourquoi pas les femmes ? Pourquoi pas les enfants ? « Vous excluez, leur disait-il, au nom de la raison ; nous excluons, nous, au nom de la loi. » La raison pouvait avouer ses origines, la loi ne le pouvait pas, sans démasquer la force.

Garnier-Pagès, au lieu de remonter à l’origine, pourtant si récente, de la loi invoquée par le ministère, préféra défendre « le droit sacré » de ceux qui n’en ont pas d’autre que de se plaindre. « Vous ne seriez, lui dit-il, si vous oubliiez cela, que le gouvernement de cent quatre vingt mille personnes, et non pas le gouvernement du pays. » Aller au fond des choses, montrer l’origine révolutionnaire de la loi dont se réclamait son adversaire, Garnier-Pagès ne le pouvait qu’en appelant les exclus à faire une révolution, et c’est ce qu’il ne voulait pas.

Il se rabattit sur les pratiques du gouvernement, le montra en flagrant délit de corruption sur la presse, enlevant à l’opposition des journalistes connus et les envoyant en misions grassement rétribuées. On se chuchotait les noms de Capo de Feuillide et de Granier de Cassagnac. Thiers répondit en rejetant sur son collègue de l’Instruction publique, des mesures qui, disait-il, n’avaient aucun rapport avec la politique. La Chambre savait à quoi s’en tenir sur ces « voyages d’études ». Aussi devait-elle, au budget suivant, rejeter le crédit qui leur avait été affecté. Elle n’en vota pas moins pour le moment, par des motifs absolument étrangers à la moralité du ministère et même au désir qu’elle avait de le conserver, le rejet de toute réforme électorale.

L’opposition reçut une nouvelle force de ce refus. Elle se tourna immédiatement vers le pays. La presse libérale des départements fit écho à celle de Paris. La garde nationale s’émut. À la revue que le roi passa le 14 juin, de nombreux cris de : « Vive la Réforme ! » furent poussés par les gardes, et même par les officiers. Des banquets furent organisés, où prirent la parole Laffitte, Arago, Dupont (de l’Eure), les rédacteurs du National et du Journal du Peuple.

Les communistes, dont l’action grandissait sur la classe ouvrière à Paris, voulurent participer aux banquets réformistes et y affirmer leur foi politique et sociale. L’opposition prétendit ne les admettre qu’en soumettant leurs toasts à la censure préalable. Ils organisèrent alors, le 1er juillet, un banquet qui réunit douze cents convives, pour qui la réforme électorale voulait dire suffrage universel, et suffrage universel émancipation des travailleurs. Des discours enthousiastes y furent prononcés contre la peine de mort et pour l’établissement de l’égalité par la communauté.

Le 28, on transportait, en cérémonie officielle, sous la colonne de Juillet, les cendres des héros des trois journées. Drapeau rouge en tête, une colonne d’étudiants et d’ouvriers côtoyèrent le cortège en chantant la Marseillaise et en acclamant la réforme. La police se jeta sur eux, et un escadron de municipaux les dispersa avec la dernière violence.

Tandis que le prince de Joinville voguait vers Sainte-Hélène pour en ramener le corps de Napoléon, celui qui se disait le successeur du héros tentait de nouveau la fortune à Boulogne, le 3 août, et, avec quelques amis, essayait de soulever la garnison de cette ville. Arrêté sur-le-champ, il était traduit le 28 septembre avec ses complices devant la Cour des pairs et condamné à la détention perpétuelle.

Cet événement s’était produit dans un moment d’exaltation patriotique dont nous allons parler dans le chapitre suivant. Le césarion espérait bénéficier de cette exaltation. Son entreprise fut jugée ridicule. Il n’en ajoutait pas moins à la légende de son oncle la sienne propre, celle du pauvre prisonnier de Ham, et elles allaient toutes deux n’en faire bientôt qu’une.