Histoire socialiste/Le règne de Louis-Philippe/P3-03

3. L'ÉQUILIBRE INSTABLE.

CHAPITRE III

CHARLES FOURIER ET l’ÉCOLE SOCIÉTAIRE


Fourier enfant prononce contre le commerce le serment d’Annibal. — Ses essais de jeunesse. — L’attraction passionnée est le fondement de sa doctrine. — Sa critique de la morale et de la famille. — Il méprise la politique et se prononce contre l’égalité. Le premier des droits de l’homme, pour Fourier, c’est le droit au minimum. — Ses appels aux hommes célèbres et aux capitalistes. — Apologue de l’accaparement. — Organisation de la propagande par Victor Considérant, Just Muiron, Lechevallier, Transon, etc. — L’essai manqué de Condé-sur-Vesgre. — Considérant, sa conception de la démocratie.


Le 10 octobre 1837, Charles Fourier mourait, comme Saint-Simon douze ans auparavant, dans un état d’absolue pauvreté, devant son pain quotidien dû à la piété de ses disciples et le recevant avec une dignité simple de philosophe qui, en échange des trésors qu’il offre au monde, n’accepte de lui que le strict nécessaire. Fourier fut cependant tout le contraire d’un philosophe de l’ascétisme et du renoncement. Mais de quoi donc auraient besoin ceux qui habitent les palais d’Harmonie édifiés par leur génie, sinon du morceau de pain qui soutient leur rêve et y ajoute avec le temps de nouvelles magnificences !

Quel était donc cet homme extraordinaire dont la doctrine, comme celle de Saint-Simon, allait se propager surtout après sa mort et comme elle survivre, transformée, dans la pensée socialiste du vingtième siècle ? L’existence de Charles Fourier pourrait se raconter plus brièvement que celle de Saint-Simon, car elle a été médiocre. Mais si l’on tient compte que cette existence s’est tout entière enfermée dans un objet unique, la raconter c’est raconter l’œuvre de Fourier elle-même, et un chapitre d’histoire sociale, dans le cadre qui nous est imposé, n’en peut donner qu’un imparfait résumé. L’essentiel, en effet, n’est pas de savoir qu’il naquit, le 7 avril 1772, à Besançon, d’une famille de négociants, qu’il fut mis au collège de cette ville et qu’on tenta vainement de faire de lui un bon commerçant apte à augmenter la fortune paternelle.

Ce qui importe, c’est l’unité remarquable de sa vie. Il ne hait pas le commerce parce qu’il a une vocation littéraire ou même philosophique, mais parce que, dès l’âge de raison, et il y est parvenu très tôt, le besoin de sincérité et d’harmonie qui est en lui répugne aux mensonges du négoce et aux désordres qu’il engendre. Dans ses manuscrits, dont Hubert Bourgin a mis au jour la partie essentielle en une précieuse Contribution à l’étude du socialisme français, il note en ces termes la contradiction choquante qui existe entre la morale enseignée et la vie pratique, contradiction que la plupart n’aperçoivent point et qui lui fut intolérable dès qu’il l’eut constatée.

« On m’enseignait, dit-il, au catéchisme et à l’école qu’il ne fallait jamais mentir ; puis on me conduisait au magasin pour m’y façonner de bonne heure au noble métier du mensonge, ou art de la vente. Choqué des tricheries et impostures que je voyais, j’allais tirer à part les marchands et les leur répéter. L’un d’eux, dans aa plainte, eut la maladresse de me déceler, ce qui me valut une ample fessée. Mes parents, voyant que j’avais du goût pour la vérité, s’écrièrent d’un ton de réprobation : « Cet enfant ne vaudra jamais rien pour le commerce ». En effet, je conçus pour lui une aversion secrète, et je fis à sept ans le serment que fit Annibal à neuf ans contre Rome : je jurai une haine éternelle au commerce. »

Fourier arrange ici un peu son histoire. La fessée est certainement authentique, mais il transpose sûrement de quelques années les réflexions et les serments qu’elle lui fit faire, et se fait un mérite d’une de ces intempérances de langage dont les enfants les plus ordinaires sont coutumiers. Il n’en demeure pas moins qu’un tel accident, qui se fût enregistré dans l’esprit d’un autre enfant au même plan que les ordinaires corrections paternelles, devait faire une profonde impression sur celui de Fourier, ardent et méditatif, et y éveiller trop tôt la réflexion. L’enfant annonce toujours l’homme par quelque trait. Un autre eût tiré son profit de la fessée pour apprendre désormais à mentir congrûment, commercialement. Chez Fourier, elle devait amener un résultat opposé : elle choqua d’abord sa logique ; et elle est simple et impérieuse chez tout enfant, si vacillante que soit encore sa pensée. Elle suscita ensuite le sentiment d’équité, ou si l’on veut d’harmonie, qui devait le porter à refaire le monde selon ce sentiment.

Son premier essai date du 11 Frimaire an XII. Dans un article assez court publié par le Bulletin de Lyon, il donne, sous le titre : Harmonie universelle, la substance de sa doctrine. Il y interpelle les « grands hommes de tous les siècles », les « aveugles savants » : « Voyez vos villes peuplées de mendiants, leur crie-t-il, vos citoyens luttant contre la faim, vos champs de bataille, et toutes vos infamies sociales. » D’où vient le mal ? De ce que l’homme, créé par Dieu pour le bonheur, s’est sans cesse ingénié à contrarier ce décret providentiel. C’est pour cela qu’il est tombé de sauvagerie en barbarie, et de là en civilisation.

« Les savants n’ont pas jugé digne d’attention l’attraction passionnée, qui mène à la découverte des lois sociales. Au lieu de réprimer les passions que Dieu a mises en nous, et il ne pouvait vouloir notre mal, utilisons-les à en tirer notre bien. Que les hommes se réunissent selon leurs goûts, leurs sentiments, leurs idées, pour s’aider mutuellement à satisfaire leurs passions, et l’harmonie naîtra de l’infinie variété des groupements, chacun d’eux s’étant occupé à satisfaire un besoin. Voilà ce qui « va conduire le genre humain à l’opulence, aux voluptés, à l’unité du globe. » Chacun obéissant avec joie aux impulsions de la nature, « le globe entier ne composera qu’une seule nation, n’aura qu’une seule administration. »

Les hommes se sont pas égaux en besoins et en passions ; il ne s’agit donc pas de leur proposer l’égalité pour but, mais la liberté. Tous les êtres humains des deux sexes jouiront en fait de l’égalité sociale, puisqu’ils seront également libres de rechercher et de se procurer toutes les satisfactions. Fourier fait appel au « Chef de la France » pour préparer le régime de « l’harmonie simple », qui doit préparer celui de l’Harmonie universelle. Il offre de « ménager » à Bonaparte, qui vient de faire Brumaire, « l’honneur de tirer le genre humain du chaos social, d’être fondateur de l’harmonie et libérateur du globe, honneur dont les avantages ne seront pas médiocres, et seront transmis à perpétuité aux descendants du fondateur. »

Dans un autre article que publie peu après le même journal, il annonce en ces termes dépourvus de modestie sa découverte capitale : « Je suis inventeur du calcul mathématique des destinées, calcul sur lequel Newton avait la main et qu’il n’a pas même entrevu ; il a déterminé les lois de l’attraction matérielle, et moi celles de l’attraction passionnée, dont nul homme avant moi n’avait abordé la théorie. » Ces articles passèrent au milieu de l’inattention à peu près générale. Seul le Journal de Lyon, où Fourier avait publié des satires et des pastorales deux ou trois ans auparavant, les salua de quelques railleries qu’il releva en alléguant l’incompétence de ses contradicteurs et leur ignorance d’une doctrine que ses articles, d’ailleurs touffus et désordonnés, n’étaient pas faits pour dissiper.

En 1808, Fourier publiait la Théorie des quatre mouvements. Dans ce premier grand ouvrage, il développait les idées exposées dans ses articles du Bulletin de Lyon. Pour préparer les esprits à la grande découverte qu’il croyait avoir faite en appliquant au mouvement social la loi newtonienne de l’attraction, il s’écriait, dans l’introduction :

« L’invention annoncée étant plus importante à elle seule que tous les travaux scientifiques faits depuis l’existence du genre humain, un seul débat doit occuper dès à présent les civilisés ; c’est de s’assurer si j’ai véritablement découvert la théorie des quatre mouvements : car, dans le cas d’affirmative, il faut jeter au feu toutes les théories politiques, morales et économiques, et se préparer à l’événement le plus étonnant, le plus fortuné qui puisse avoir lieu sur ce globe et dans tous les globes, au passage subit du chaos social à l’Harmonie universelle. »

Voilà son premier instrument forgé. Fourier se fait une règle du « doute absolu », de « l’écart absolu ». Tout ce que les sciences morales et la philosophie ont produit est nul et non avenu pour lui. Il fait table rase de la pensée antérieure et manifeste à chaque page de ses livres son mépris « des divins Platon, Caton et Raton ». La fausse science des philosophes et des écrivains politiques a détourné l’humanité de ses véritables voies. Fourier, par sa découverte, l’y ramène. « Moi seul, dit-il, j’aurai confondu vingt siècles d’imbécillité politique, et c’est à moi seul que les générations présentes et futures devront l’initiative de leur immense bonheur ».

Fourier ignorait le Code de la nature, de Morelly, qu’on attribuait alors encore à Diderot ; car tous ceux qu’il considérait comme ses précurseurs, il se fit un devoir de les nommer. Aussi pouvait-il écrire en toute sincérité. « Avant moi, l’Humanité a perdu plusieurs mille ans à lutter follement contre la nature ; moi, le premier, j’ai fléchi devant elle en étudiant l’attraction, organe de ses décrets. » C’est pourtant la pensée des philosophes français du XVIIIe siècle qu’il exprimait.

Morelly n’avait-il pas dit, parlant des moralistes et des législateurs : « Ces guides, aussi aveugles que ceux qu’ils prétendaient conduire, ont éteint tous les motifs d’affection qui devaient nécessairement faire le lien des forces de l’humanité ! » Et, dans son naturalisme violent, Diderot n’avait-il pas écrit que, pour être le tyran de l’homme, il fallait le civiliser ? « Empoisonnez-le de votre mieux, disait-il, d’une morale contraire à la nature… éternisez la guerre dans la caverne et que l’homme naturel y soit toujours enchaîné sous les pieds de l’homme moral. »

Chose curieuse ! Les anarchistes se réclament volontiers de Diderot, le citent fréquemment, connaissent par cœur son Supplément au voyage de Bougainville. Et bien que Fourier soit beaucoup plus proche d’eux par le temps, et aussi par la précision de ses théories morales et sociales, ils n’en font guère cas. Est-ce parce que Fourier, pour justifier les passions, déclare que « Dieu fit bien tout ce qu’il fit » ? Cet axiome, il l’emprunte à Jean-Jacques Rousseau ; mais le déisme de celui-ci est nettement politique, puisqu’il est à la base même de l’État, tandis que, pour Fourier, Dieu n’est qu’un synonyme de la nature. Agir selon sa nature, c’est plaire à Dieu. Puisque Dieu, ou la nature, a mis en nous des passions, c’est pour qu’elles soient satisfaites, et non comprimées. N’est-ce pas là le fondement même de la doctrine anarchiste ?

Mais ce n’est pas seulement en morale que Fourier est un précurseur de l’anarchisme. Son indifférence vis-à-vis des régimes politiques, ses critiques violentes contre la Révolution qui a proclamé les droits de l’homme et lui a concédé « des droits dérisoires de souveraineté en lui déniant son droit réel, celui du minimum, » ses sarcasmes répétés contre le peuple qui croit avoir gagné quelque chose à faire une révolution politique, ce qui le fait s’écrier avec fureur : « Le plaisant souverain qu’un souverain qui meurt de faim ! — tout cela, c’est le fonds où puisera la critique anarchiste et où s’alimentera également la critique socialiste.

L’attraction passionnelle déterminant les hommes à se grouper par affinités pour exécuter, sans autre impératif que leur désir, les tâches propres à leur procurer les satisfactions qu’ils recherchent, sans aucune intervention d’autorité personnelle ou écrite, qu’est-ce, sinon la formule sociale même de l’anarchisme ? Dans son Traité de l’Association domestique et agricole, qu’il publiera en 1822, et dans les livres qui suivront, le Nouveau monde industriel en 1829, la Fausse industrie en 1835, Fourier demeurera fidèle à cette règle de liberté absolue.

Il est d’un individualisme si complet, que non seulement il émancipe la femme, jusque-là vouée malgré elle aux tâches ménagères, mais encore l’enfant, sur lequel le père, ni personne, ne garde autorité ; le fils d’un monarque lui-même, dès l’âge de quatre ans, pouvant assurer sa subsistance par son travail dans le groupe des enfants de son âge. Fourier a remarqué que les enfants n’ont pas les répugnances de l’adulte pour les immondices dans lesquelles ils aiment à se rouler par jeu. En bon utilitaire rationaliste qui n’a lu aucun philosophe, — mais leurs idées sont dans l’air depuis une génération au moins, et chacun les respire, en est imprégné, — il fera du jeu un travail et du travail un jeu.

Voilà donc la famille disloquée. Cela n’embarrasse pas Fourier, qui constate le néant affectif du groupe familial en civilisation. Dans la vie journalière, nous dit-il, les membres de la famille ne cherchent qu’à se fuir. « L’enfant veut aller jouer avec les petits gamins du quartier ; le jeune homme veut aller au spectacle, au café, contre l’intention du père économe. La jeune fille voudrait aller au bal, de préférence au sermon. La tendre mère voudrait négliger le pot et l’écumoire pour s’entremettre dans les cancans du quartier, et faire des connaissances dangereuses pour l’honneur conjugal ; enfin, le tendre père veut sauver le peuple dans les clubs, les cafés et réunions cabalistiques pour lesquelles il néglige son triste ménage. »

Tous ces désirs contrariés ne se satisfont qu’aux dépens du bon ordre et de la sincérité. Ne vaudrait-il pas mieux les satisfaire, les utiliser au bien de tous ? D’une part, l’individu y gagnerait sa liberté, et d’autre part chacune de ses satisfactions serait un profit pour l’ensemble social. L’individu ne jouit pas seul des biens qu’il se donne tant de peine à rechercher. S’il n’avait pas des témoins, fût-ce des envieux, de son luxe ou de sa puissance, il dédaignerait la richesse qui lui procure tout cela. Les plaisirs des spectacles, de la musique, de la danse, du repas, sont des plaisirs qu’on ne peut prendre seul. Le plus égoïste de tous, l’amour, exige qu’on soit deux.

De même que l’individu ne peut jouir seul des biens qui sont à sa portée, ils ne peuvent être créés par son effort isolé. Tout lui impose donc l’association, c’est la loi même de la nature, le décret de la Providence jusqu’ici méconnu et contrarié. Or, même lorsqu’elle réalise toutes les vertus idylliques sur lesquelles s’attendrit Rousseau, la famille est un obstacle, car tous ses membres sont alors ligués contre le bien public : « Le laboureur qui déplace les bornes du voisin, nous dit Fourier, le marchand qui vend de fausses qualités, le procureur qui dupe ses clients, sont en plein repos de conscience quand ils ont dit : « Il faut que je nourrisse ma femme et mes enfants ».

Fourier veut-il donc détruire la famille ? Non, mais libérer chacun de ses membres des obligations de ce qu’il appelle « l’état morcelé « et ne laisser subsister entre eux que les liens les plus essentiels et les plus naturels, les liens de l’affection. Aussi s’oppose-t-il aux préceptes de la « philosophie », qui « veut que le père soit instituteur de son enfant » ; il demande « que le père ne soit pas instituteur de son enfant » et puisse se livrer « au plaisir de gâter son enfant ».

D’où alors viendra l’éducation ? Des aines immédiats, que l’enfant imitera avec joie, afin de s’égaler à eux. Chaque groupe de la série, où sont réunis les individus de même âge, pratique l’éducation mutuelle tout en ayant les yeux fixés sur son modèle, le groupe de la série immédiatement plus élevée en âge. Et lorsque l’enfant a vagabondé productivement seize heures par jour du groupe des jardiniers à celui des horticulteurs, de la petite horde chargée de la vidange publique à une réunion de musique ou de danse, il revient dans sa famille pour jouir des caresses de ses parents. Il a reçu tout le jour, en travaillant, en se jouant, en prenant

(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)


ses repas, dans les groupes où l’attirent ses goûts naturels, une éducation morale et industrielle, une culture générale qui se continuera à chacun des instants de sa vie.

Pour réaliser ce rêve d’émancipation complète de l’individu, librement associé à ses semblables, que faut-il ? Réunir environ quinze ou dix-huit cents individus des deux sexes et de tout âge dans un domaine agricole et les inviter à se grouper par séries affectives, pour organiser la production et la consommation. Fourier a calculé que parmi ces quinze à dix-huit cents personnes se trouve la gamme complète des accords et des désaccords passionnels. Car les oppositions elles-mêmes ont leur utilité, dans l’association domestique et agricole ; elles se traduisent en émulation productive, au lieu de s’exprimer en concurrence destructive comme dans l’ordre civilisé.

Un phalanstère domestique, agricole et industriel, plus agricole qu’industriel, voilà le noyau social que veut créer Fourier. Sur cent femmes, combien sont aptes à faire le ménage, cuire les aliments, « ressarcir » les vestes et les culottes ? « Toute fille à marier, fait-il, vous dira qu’elle n’aime que le papa et la maman, le bon Dieu et la Sainte Vierge, le pot et l’écumoire. » Elle ment, parce qu’on l’a dressée « à manifester un penchant de ménagère » qu’elle ne ressent pas. « De là vient que les deux tiers des maris sont attrapés en mariage. »

À ces « ménages morcelés », qui sont contre la vocation naturelle, le phalanstère substitue le « ménage combiné « Sont ménagères, nettoient, cuisinent, raccommodent, celles qui se sentent du goût pour cela. El, comme elles font ces tâches ensemble, stimulées les unes par les autres, aiguillonnées par l’amour-propre et par les récompenses, dix ménagères suffisent aux besoins domestiques de trois ou quatre cents personnes, au lieu de soixante ou quatre-vingt comme aujourd’hui dans les ménages morcelés.

Voilà donc, rendu au loisir, ou plutôt au travail productif exercé en groupe et devenu un plaisir, un fort contingent féminin. Pour les fonctions de travail qui, par l’association, quadrupleront le produit, nulle autre règle que la vocation individuelle. Et comme l’individu s’enferme rarement dans une aptitude unique et que, d’autre part, le travail monotone est un objet de dégoût et de découragement, les séances de travail seront de deux heures, chaque individu passant d’une séance de jardinage à une séance de travail industriel ou de grande culture. Il se passionnera dans ces séances de travail, devenues des réunions de plaisir avec ceux qui ont les mêmes goûts que lui et sont ses rivaux en même temps que ses associés.

L’homme est avide de biens matériels, de distinctions ? Faut-il refouler ces sentiments et le plier avec ses semblables sous le niveau d’égalité. Qu’on s’en garde bien ! Plus ces sentiments et ces désirs seront intenses, selon Fourier, et plus ils porteront les hommes à produire pour le plus grand bien de l’ensemble. Aussi, bien loin de supprimer l’héritage, proclame-t-il la liberté de tester, et même pour le père de famille de déshériter ses enfants.

Puisqu’il y a des gens qui aiment les honneurs, qu’on leur en prodigue, qu’on récompense ainsi leurs services, quelle que soit leur nature. Une « bayadère » qui a plu aux hommes y a autant de droits qu’un savant qui les a enrichis d’une découverte : à ceux qu’elle a réjouis de se réunir et de lui voter la récompense de ses services amoureux. Un ambitieux aspire au rang suprême : qu’il le conquière dans l’ordre des travaux où il est le plus porté à exceller. Si ceux qui ont profité de ses travaux veulent lui payer ses services en lui donnant un titre de césar, de calife ou d’empereur, c’est leur droit.

Car la phalange n’est pas un univers qui se suffit à lui-même, sans communication avec le reste du monde. Toutes les phalanges sont associées sur le globe, pour son exploitation rationnelle. Elles lèvent des armées qui entrent en lutte les unes contre les autres, non pour s’exterminer, mais pour défricher des landes, assainir des marécages, conquérir des déserts à la culture, reboiser des montagnes. C’est l’harmonie universelle dans l’infinie variété des efforts, dans la multiple combinaison des associations pour chacun des gestes de l’homme, pour exprimer chacun de ses désirs et satisfaire chacun de ses besoins.

Comment amener les hommes à se réunir ainsi selon les lois de l’attraction passionnée ? En leur disant les beautés du monde d’harmonie. C’est à quoi Fourier ne manque pas, entrant dans les plus minutieux détails et poussant jusqu’au délire logique les conséquences de ses prémisses. C’est ainsi qu’il partira de cette idée très juste que les travaux publics ont une influence sur la climature, un sol reboisé et irrigué pouvant nourrir des milliers d’hommes au lieu d’être pour eux un désert qu’ils traversent à la hâte ; puis, emporté jusqu’aux extrêmes divagations, il imaginera la salure marine transformée en une limonade agréable au goût. Los hommes peuvent créer des variétés de plantes et d’animaux, même des races nouvelles. En harmonie, surgiront, de l’univers transformé, des anti-lions et des anti-baleines que l’homme utilisera pour se transporter rapidement par terre et par mer.

Fourier, ici, montre bien peu de confiance dans les chemins de fer et les bateaux à vapeur. Cependant, il revendique l’invention des chemins de fer, mais il ne le fait qu’en 1835. « À l’âge de vingt ans, dit-il (donc en 1792), j’avais inventé le chemin de fer avec câbles remorqueurs et détenteurs sur les points culminants… J’en parlai à de beaux esprits qui se disaient capables, et qui me prouvèrent… que cette innovation ne serait d’aucune valeur, que les frais excéderaient de beaucoup les économies. On n’est pas aujourd’hui de cet avis ; car on ne rêve plus que chemins de fer, folie qui succède à d’autres ». Et lorsqu’en 1833 on lui en montre « un petit échantillon aux Champs-Élysées, » il s’écrie : « Ce n’est que ça. Il y a quarante-trois ans que je l’ai inventé ».

Il en est de même pour Paris port de mer. « S’il s’agit de quelque folie, dit-il on trouve des capitaux par cent millions. N’a-t-on pas proposé récemment aux Français la folle entreprise d’amener des vaisseaux à Paris ? » Voilà ce que Fourier écrit en 1829. Or, en 1822, il regrette que Louis XIV ait bâti « le triste Versailles » au lieu de construire « à Poissy une ville d’architecture composée, avec un port à vaisseaux, les sinuosités (de la Seine) finissant à Poissy. » Mais, en somme, il rapproche Paris de la mer et ne s’arrête qu’aux boucles de la Seine.

Parfois, il est tellement désireux de prouver l’excellence de l’association composée, qu’il la fait servir à des tâches inutiles. Partant de cette affirmation qu’en Harmonie « le pauvre peut avoir cinquante domestiques en service actif », Fourier ajoute que ce pauvre « a jusqu’à des vigies de nuit pour l’éveiller à l’heure qu’il a fixée le soir. » C’est parfait, mais un modeste réveil-matin ferait tout aussi bien l’affaire à moins de frais.

D’ailleurs, il ne serait pas loyal de prendre au pied de la lettre les romans que Fourier construisait afin de donner une idée de ce que l’homme peut par l’association. Et de ce que, dans ces romans, il ne prévoit pas l’immense essor du machinisme et les forces contenues dans la vapeur, s’ensuit-il que la faculté d’invention lui manqua ? Lui qui a méconnu la betterave, il est, cependant, conduit par sa théorie du travail alterné à protester contre le système des jachères. « Des terres qui se reposent une année ! s’écrie-t-il. Le soleil se repose-t-il ? Manque-t-il à venir tous les ans mûrir les moissons ? » Mais il n’aperçoit pas que c’est précisément à la betterave qu’on doit de ne plus être contraint de laisser le sol en jachères, et l’auteur du travail alterné méconnaît la plante de la culture alternée.

En revanche, il voit très bien qu’une civilisation mieux organisée diminuera l’importance alimentaire du pain, qui « sera peu en crédit chez les Harmoniens » et n’est déjà plus guère qu’un condiment dans les classes aisées qui peuvent se procurer une alimentation délicate et variée. « Les Harmoniens, dit-il, préféreront la viande, qui sera très abondante ; le fruit à un quart de sucre et les légumes à un quart de sucre ou au jus. » Ils « négligeront le pain, substance bonne pour les misérables civilisés. »

Sur le chapitre de la bouche, Fourier est intarissable. Pour lui, savoir manger, c’est-à-dire faire d’une fonction naturelle un plaisir sans cesse renouvelé, est une chose des plus importantes. Il annonce une science nouvelle, qu’il appelle la gastrosophie ; mais elle ne pourra fleurir que dans une société harmonienne, fondée sur le travail agricole et sur la fédération universelle des phalanges. Il a remarqué que la France, avec son climat tempéré, est plus propre à la culture des légumes et des fruits qu’à celle des céréales. Par l’association, les prairies mises en valeur fournissent le bétail en abondance et moyennant un travail modéré, et les autres parties du sol, vouées à la culture maraîchère, donnent « quadruple produit ».

Retenons ceci : le problème de la production agricole est encore aujourd’hui la pierre d’achoppement du socialisme. Pressé de conquérir des adhérents, il a jusqu’à ces dernières années, limité sa propagande aux centres industriels, ou peu s’en faut. Or, si la concentration capitaliste, aidée par le machinisme, multiplie les objets de consommation, il n’en est pas de même, tout au moins à un degré égal, de la production agricole. Et c’est pourtant l’essentiel, puisque sur elle repose l’alimentation. On pourrait, à l’extrême rigueur, se passer de vêtement et de logement ; on ne peut se passer de nourriture. Mais si la machine peut bien multiplier par dix et par cent la production industrielle, elle ne peut multiplier dans la même proportion la production agricole.

C’est ce qui explique l’énorme différence de salaire entre l’ouvrier d’industrie et l’ouvrier agricole. La rente du sol, bien inférieure, comme rendement, au profit capitaliste, ne pourrait en effet causer cette différence. Avec la machine appliquée à l’industrie, l’heure de production peut être contractée en une minute. La même machine, employée à la culture du sol, ne peut faire qu’il n’y ait dans l’année que quatre saisons seulement. On commence, dans la culture maraîchère, grâce aux engrais, aux couches et aux serres, à contracter le temps nécessaire à la productivité du sol, à supprimer les saisons climatériques. Déjà, les serres de Belgique produisent en hiver du raisin de table ; mais cette forme de production, libératrice future du travail agricole comme le machinisme aura été le libérateur du travail industriel, est encore dans l’enfance.

Quiconque a vécu aux champs n’a pu s’empêcher d’être frappé de l’indigence alimentaire, non comme quantité, mais comme variété, des populations agricoles au regard des populations urbaines. Le paysan est enfermé dans la production des céréales, et celle des fruits et légumes les plus essentiels n’est pas encore spécialisée, sortie du domaine domestique pour entrer dans celui de l’échange, sauf sur certains points et pour l’alimentation des cités seulement. Seule l’organisation du travail agricole par l’association des producteurs pourra mettre le villageois sur le plan alimentaire du citadin, en même temps que réduire le coût de la nourriture par l’abondance et la variété des denrées. Remercions Fourier d’avoir donné toute son importance au problème et pressons les socialistes d’en rechercher la solution. Son génie, ici, n’a pas été en défaut.

Pour fonder le premier phalanstère qui suscitera l’étonnement et l’admiration de tous et sera rapidement imité sur toute la surface du globe, Fourier s’adresse à tous indistinctement, rassure et allèche tous les intérêts. La propriété est « plus menacée que jamais » par « les sectes Saint-Simon et Owen », car « la philosophie ne garde plus de mesure ». Fourier lui indique le salut : « Elle trouve dans ma découverte, dit-il, toutes les garanties dont elle est privée. « Les émigrés demandent un milliard d’indemnité : qu’ils appuient son système et ils auront vite acquis des richesses incalculables. Les libéraux veulent réaliser leur programme politique : qu’ils adoptent ses plans, et tout leur sera facile. « On voit les Anglais dépenser en frais d’élection 600 000 francs. » Avec cette avance, l’un d’eux « obtiendrait le sceptre omniarchique et héréditaire du globe. »

Fourier indique aux chefs des partis vaincus, le moyen de « se relever par un coup d’éclat ». Et quant aux « vrais libéraux », il leur promet le « triomphe » s’ils oublient leurs « intrigues électorales », et la « honte » s’ils se laissent « distancer par les vaincus. » Les nouveaux États-Unis d’Amérique pourraient « policer subitement leurs sauvages » et la Russie émanciper les serfs « avec assurance de grand bénéfice » pour les seigneurs.

Comment les proscrits italiens et espagnols ne voient-ils pas dans le système sociétaire un « moyen sûr de changer la face politique de leur pays ». Comment les philosophes n’aperçoivent-ils pas qu’il y a pour eux, dans ce système, la fortune et, s’ils la dédaignent, « de nouveaux sujets à traiter ! »

Au lieu de tant se remuer et de tant dépenser, les abolitionnistes pourraient indemniser tous les propriétaires d’esclaves si seulement ils consacraient un peu d’argent à l’application du système sociétaire. Que l’Angleterre se borne à l’appliquer pour la production des œufs, et elle sera en mesure de payer sa dette publique.

Fourier multiplie les appels et les objurgations à la Société de morale chrétienne, à la Société d’encouragement à l’industrie, à la Société de géographie. Il stimule toutes les convoitises, allume toutes les ambitions, guette toutes les bonnes volontés éventuelles. « Parmi les monarques, l’opinion désigne le roi de Bavière », comme susceptible de s’intéresser à une innovation qui transformera le monde.

Il prie un « négociateur » encore à venir de « chercher les candidats » à la gloire et à la domination universelles, moyennant la réalisation de ses projets. Byron eût pu être cet « orateur », car « il méprisait la civilisation ». Lord Bedford et le duc de La Rochefoucauld eussent été des « fondateurs » tout désignés. Mais ils sont morts. Mort également le général Foy, que son éloquence désignait pour le rôle de courtier d’harmonie. Mais Chateaubriand est là, bien vivant, et Fourier voit dans l’auteur du Génie du Christianisme « l’apôtre naturel de la théorie sociétaire qui foudroie l’athéisme et qui, en mécanique sociale, établit la suprématie de Dieu et l’incompétence de la raison humaine ». Mais si Chateaubriand se dérobe à ! a défense de cette thèse, on peut s’adresser à Victor Cousin et à ses émules, « car elle conviendrait de même à ceux qui se disent philosophes éclectiques ».

Thiers lui-même est sollicité. Il « aime la promptitude ». Qu’à cela ne tienne. Il peut en trois mois devenir « le premier homme de son siècle et obtenir un poste héréditaire plus éminent, plus stable et plus lucratif que celui de ministre. » M. de Broglie incline également « à faire l’essai de l’industrie attrayante ». Ce ministre « convoite une palme » mais il lui manque « l’inventeur du moyen » de la conquérir. Fourier le lui offre.

A défaut de ces illustrations littéraires et politiques, Fourier accepterait le concours d’un grand financier, et il fait une invite directe à Rothschild, dont « on a dit dans le temps qu’il avait l’intention d’émanciper, de reconstituer la nation Israélite. » Il offre à ce précurseur du sionisme les moyens de réaliser le rêve « de rétablir à Jérusalem un monarque juif, ayant son pavillon, ses consuls, son rang diplomatique ». Être « roi de Judée », même obtenir « l’empire de Chaldée » et donner « sa royauté de Liban ou de Judée à un de ses frères » voilà pour Rothschild « des spéculations plus brillantes que le jeu des fonds publics, et surtout plus sûres ».

Le créateur du nouveau monde industriel est tellement persuadé que sa découverte ne peut manquer de frapper un capitaliste intelligent, qu’il rentre de sa promenade quotidienne à midi sonnant, heure à laquelle il a donné rendez-vous, par ses prospectus, à celui qui doit apporter le levier matériel de la transformation sociale. Comment douterait-il, lui qui s’écrie : « Avant que l’expérience ait prononcé, avant même que ma Théorie soit publiée, j’aurais peut-être plus de prosélytes à modérer que de sceptiques à convaincre ! »

Il « apporte plus de sciences nouvelles qu’on ne trouva de mines d’or en découvrant l’Amérique », et il aime à se comparer à Christophe Colomb : « Il annonçait le nouveau monde matériel, dit-il, et moi le nouveau monde moral ». Lamartine l’a accusé de se poser en Messie, il répond avec une orgueilleuse modestie : « Jean-Baptiste a été le prophète précurseur de Jésus, j’en suis le prophète postcurseur, annoncé par lui ». Car la religion est mise aussi dans son jeu, ou plutôt le sentiment religieux. 11 essaie de prouver que « l’Écriture, dans certains passages mystérieux, avait besoin d’un interprète guidé par des connaissances nouvelles ». Le miracle de Cana et celui de la multiplication des pains et des poissons ne sont rien moins que l’annonce des découvertes de Fourier.

Considérant nous dit que « Fourier, comme la plupart des gens de sa génération, avait fort peu lu les Évangiles. » Il est certain qu’il les a lus rapidement et avec le désir d’y trouver de quoi attirer à lui les croyants. Son chapitre du Nouveau monde industriel, intitulé « Confirmations tirées des Saintes Écritures », a été écrit dans le seul but « de se conformer aux usages de la Restauration qui exigeaient, disait-il, un petit tribut au christianisme, comme ceux de 1808 (date de son premier ouvrage) requéraient dans toute publication un grain d’encens pour l’Empereur. »

Fourier ne se grandit donc que pour grandir sa théorie. Il n’y a pas en lui enflure maladive de la personnalité, mais bien plutôt possession de la personnalité tout entière par l’idée maîtresse, à laquelle tout est ramené, subordonné. Et aussi désir passionné de convaincre, d’entraîner. « Livrez-vous à l’allégresse, crie-t-il à ses lecteurs, puisqu’une invention fortunée vous apporte enfin la boussole sociale. Comment ne serait-on pas ébloui de ce qui le met lui-même dans une aussi forte extase ! Il n’ose révéler d’un seul coup à ses lecteurs les merveilles du monde futur ; non qu’il craigne l’incrédulité, mais il les ménage et ne veut pas leur donner une joie trop vive : ils ne seraient pas capables de la supporter.

À ce trait, on discerne que Fourier est un prophète encore plus avisé qu’orgueilleux. Son extase même devant les trésors qu’il découvre est un moyen d’appeler fortement l’attention. Qu’est-il en face d’eux ? Moins que rien, un homme presque illettré. » (sic). Dieu a voulu confondre l’orgueil des savants de profession en révélant son secret « au plus obscur des hommes », à un a sergent de boutique ». « La nature dans cette faveur, dit-il, se montre judicieuse et fidèle à son système de partager ses dons. Si ma découverte fût échue à quelque grand personnage de la hiérarchie savante, à un Leibnitz.un Voltaire, qui aurait su la parer du charme oratoire, c’eût été pour lui trop de lustre : il aurait tout éclipsé. »

Admirons comme ici Fourier encadre sa propre personne dans le plan de la nature tel qu’il le conçoit. Nul être inutile ou inférieur n’a été créé par elle. Chaque individu a sa valeur propre ! bien mieux, sa supériorité indiscutable dans un ordre quelconque. Que la société, au lieu de contraindre chacun, libère toutes ces valeurs et toutes ces activités latentes, et leur libre jeu permettra le plus complet l’épanouissement de la faculté maîtresse qui est en chacun. Il y a ici le schéma de la division sociale du travail et des fonctions, des hiérarchies spéciales nécessaires ramenées à leur catégorie et n’empiétant plus sur les catégories voisines.

Du même coup, il trouve moyen de se justifier des erreurs que lui reprochent ses adversaires. « Je ne suis pas écrivain, mais inventeur, » leur dit-il. Incrimine-t-on sa méthode ? Il répond que cela importe peu : « Si l’on me reproche dix fautes, fait-il, j’en accorderai cent… Un diamant enduit de boue n’en est pas moins un diamant qu’il est aisé de laver. » Ailleurs il réplique à ses détracteurs, qui l’attaquent « sur des sciences nouvelles, cosmogonie, psychogonie, analogie », que ces sciences « sont en dehors de la théorie d’industrie combinée. » Et il ajoute : « Quand il serait vrai que ces nouvelles sciences fussent erronées, romanesques, il ne resterait pas moins certain que je suis le premier et le seul qui ait donné un procédé pour associer les inégalités, et quadrupler le produit, en employant les passions, caractères et instincts tels que la nature les donne. C’est le point sur lequel doit se fixer l’attention, et non pas sur des sciences qui ne sont qu’annoncées. »

Si, cependant, Fourier avait eu simplement quelques notions de physiologie, il n’aurait pas affirmé que l’individu est capable de travailler de seize à dix-huit heures par jour, pourvu qu’il s’occupe à un travail attrayant et qu’il change d’occupation toutes les deux heures. Pour montrer ce que peut la passion mise au service du travail, il dit : « On en vit un bel effet à Liège, il y a quelques années lorsque les quatre-vingts ouvriers de la mine de Beaujonc furent enfermés par les eaux. Leurs compagnons, électrisés par l’amitié, travaillaient avec une ardeur surnaturelle et s’offensaient de l’offre de récompense pécuniaire. Ils firent, pour dégager leurs camarades ensevelis, des prodiges d’industrie dont les relations disaient : Ce qu’on a fait en quatre jours est incroyable. Des gens de l’art assuraient que, par salaire, on n’aurait pas obtenu ce travail en vingt jours. » Soit, mais ils n’eussent pas travaillé du même train pendant vingt jours, fût-ce par « courtes séances » alternées.

Que reste-t-il donc de sa « découverte » et quelle part de sa pensée demeure dans la nôtre ? Il était contre la démocratie politique et l’égalité des conditions, il était pour la participation du capital aux produits du travail et maintenait non seulement l’héritage, mais la liberté de tester. Voilà bien des traits par lesquels il semble très loin de nous. Il n’a pas prévu la concentration capitaliste qui devait être l’argument capital de la critique socialiste et le moyen indiqué de la socialisation des instruments de production. Mais il a fait mieux que la prévoir : ne la voyant pas se produire assez rapidement, il a regretté que « cette secte », ainsi appelle-t-il les capitalistes, n’ait point l’esprit inventif » et lui a reproché de n’avoir « pas su découvrir le moyen d’envahir le fonds, le territoire, de réduire la masse des nations en vassalité de quelques chefs mercantiles, et créer le

(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


monopole féodal qui constituerait l’entrée en quatrième phase de civilisation. »

Pourquoi ce regret ? On le comprend : le « privilège universel » étant ainsi extrait de « l’anarchie commerciale », car « la concentration actionnaire associe les chefs et non les coopérateurs », les hommes auraient renoncé « aux rêveries renouvelées des Grecs, ces droits de l’homme si ridicules », et auraient constitué, par l’association, « le premier et le seul utile de ces droits : le droit au travail ». Désormais nous tenons la clé d’or avec laquelle les théoriciens socialistes nous ouvriront les portes de l’avenir.

Combinez ce regret avec la substance de l’apologue que voici, et vous avez, presque achevées, les grandes lignes du socialisme révolutionnaire. Fourier nous conduit « à une foire de village, aux approches des vendanges. » Les paysans sont venus nombreux pour acheter des seaux à vendange, dont le prix est de cinq sous.

« Un quidam qui avait flâné dans le canton, dit-il, s’étant aperçu qu’on y avait fabriqué cette année fort peu de seaux ; il prévit que la foire en manquerait et qu’au lieu de cinq à six voitures, il en arriverait tout au plus deux, et peut-être une seule. Il résolut d’accaparer : dès le matin, une voiture paraît, il achète les deux cents seaux à cinq sous ; total 50 francs : Il en aurait acheté une seconde voiture pour maîtriser l’article et gagner 100 francs en un coup de filet.

« Jusqu’à huit et dix heures, on attendit en vain une deuxième, une troisième voiture ; il n’en vint point ; le quidam avait bien jugé ; enfin midi s’approchant, divers paysans voulaient partir, et n’avaient pas pu acheter des seaux ; on vit qu’il fallait passer par les mains de cet ami du commerce qui avait accaparé l’unique voiture à cinq sous pièce. On négocia, et il voulut dix sous !!! Grande rumeur parmi les paysans ; on opina à donner un sou de bénéfice au spéculateur ; on offrit six sous, mais il tint fièrement à dix sous, prétendant gagner 50 francs sur son accaparement ; 100 pour 100 : bref, la marchandise était en bonnes mains (style d’agioteur qui veut juguler son public).

« Pour Dieu ! De quelles fadaises nous entretenez-vous ? De paysans qui font une emplette à cinq sous ! »

« Eh ! c’est la plus instructive des leçons sur la loi du contact des extrêmes : la loi dont l’ignorance vous égare de toute étude sur le mouvement social. Il faut vous montrer le commerce dépouillant et écrasant les menus acheteurs par le même procédé qui dépouille et écrase les empires : Achevons.

« Les forains indignés résolurent en comité de laisser les seaux et de donner une bonne raclée à l’ami du commerce, s’il ne voulait pas entendre raison ; sur son refus, on commençait déjà à le peloter rudement, quand les gendarmes s’en mêlèrent et le sauvèrent ; force lui fut de traiter, car les paysans auraient brisé son bagage, malgré les gendarmes.

« Qui avait raison dans ce débat ? Les villageois : le bon sens leur disait que cet intermédiaire était un oiseau de proie, un larron à châtier ; ainsi le commerce dans les petites choses comme dans les plus grandes, est toujours un parasite qui sous prétexte de faire circuler, engorge, s’entremet entre le producteur et le consommateur, pour les rançonner, les dévorer. »

Pour Fourier, ce n’est pas le propriétaire ni le chef d’industrie qui est un parasite social, mais le commerçant. « L’échange est l’âme du mécanisme social » soit, mais il ne faut pas que ceux qui achètent les produits pour les revendre se subordonnent le reste de la société. Il a vu, dans sa jeunesse, des spéculateurs jeter dans le port de Marseille vingt mille quintaux de riz avarié au moment où le peuple mourait de faim. Il sait comment on organise artificiellement la rareté, et par conséquent la cherté des denrées et des produits manufacturés. Il ne voit pas que le capitaliste industriel est lui-même un marchand, et ne s’en prend qu’aux intermédiaires, à leurs coalitions, à leurs agiotages. Mais il définit le caractère mercantile de la société et il en signale les périls en traits saisissants.

Il montre le commerce s’enrichissant par le vol et par la tromperie, s’enrichissant même de ses propres catastrophes. Il est antisémite, parce que le juif fut commerçant, « organisateur de la banqueroute en feu de file », et qu’on lui doit l’invention de trente-six espèces de banqueroute. Fourier les énumère à la manière de Rabelais. Voici, selon lui, comme peut être la banqueroute :

Sentimentale, enfantine, cossue, cosmopolite ;
Galante, béate, sans principes, à l’amiable ;
De bon ton, de faveur, au grand filet, en miniature ;
En casse-cou, en tapinois, en Atila, en invalide ;
En filou, en pendard, en oison, en visionnaire ;
En posthume, en famille, en repiqué, en poussette.

C’est au commerce que sont dues les crises. C’est lui qui surexcite la production, acharné qu’il est à la conquête d’un marché dont il ignore la capacité d’achat. Car les crises sont des crises de pléthore. Écoutez-le déclarer que « les années d’abondance deviennent un fléau pour l’agriculture » et nous montrer que « le mécanisme qui distrait tous les capitaux pour les concentrer dans le commerce réduit par contre-coup l’agriculture à gémir de l’abondance des denrées dont elle n’a ni vente ni consommation, parce que la consommation étant inverse, la classe qui produit ne participe pas à cette consommation. »

Qu’est-ce que cela, sinon le schéma de la théorie de la concentration capitaliste. Mettons capitalisme où Fourier a écrit commerce, — et le capitaliste est par définition un commerçant, sa fonction repose uniquement sur des rapports d’échange et il ne vit que de profit, — vous avez, toute constituée, la critique socialiste. Fourier a montré la contradiction interne du mécanisme économique et donné à Karl Marx le fil conducteur qui lui permettra d’aller plus avant. Mais où Fourier ne voyait que des conspirations de commerçants créant artificiellement le malaise social, Marx dégagera, grâce à l’analyse des saint-simoniens, sa théorie de la contradiction interne d’un régime économique basé sur le profit capitaliste, qui réduit le producteur à l’incapacité de racheter son produit et accule la société à la catastrophe.

Fourier, surtout, a montré que, dans une société organisée sur des rapports d’échange et non plus sur des rapports féodaux, les problèmes politiques sont subordonnés aux problèmes économiques. Qu’est-ce que la liberté pour un homme qui n’a pas de pain ? Ne dépend-il pas étroitement de celui qui lui donnera du travail ? Si vous voulez le faire libre commencez par le libérer de sa servitude économique. Les révolutions et les chartes ne sont que des trompe-la-faim. Seule l’association, donnant à tous part aux produits du sol et du travail, pourra faire ce que promettent les « charlatans » de la philosophie et de la politique. Ce réalisme économique et social deviendra le matérialisme historique sous la plume de Marx et Engels. On voit à présent tout ce que le socialisme moderne doit à Fourier.

Il nous a bien parlé de la bonne raclée qu’il faut administrer à l’accapareur. Mais il ne croit pas nécessaire d’en venir à ce moyen extrême. Il suffit aux producteurs de s’entendre, de s’associer, de se passer des intermédiaires. Trois éléments concourent à la production : le capital, le talent et le travail. Fourier les fait participer au profit. Puisque, par l’association, le pauvre peut devenir riche et le riche s’enrichir davantage, pourquoi celui-ci bouderait-il au système ? L’inventeur attend donc avec confiance le capitaliste intelligent qui lui permettra de réaliser un premier essai, dont l’exemple sera si concluant que bientôt le globe entier se couvrira de phalanstères.

En attendant qu’apparaisse le capitaliste espéré, des disciples sont venus à Fourier. Il n’en a d’abord que deux : Just Muiron, son compatriote, et Rubal, son neveu. Puis viennent d’autres adhérents, tous petits bourgeois de Franche-Comté, séduits par ses livres : Victor Considérant, alors âgé de dix-sept ans, Clarisse Vigoureux, Gabet, Gréa, Godin, un juge de paix. En 1829, Muiron fonde à Besançon l’Impartial, dont il offre à Proudhon, alors correcteur d’imprimerie, le poste de rédacteur en chef. Proudhon refuse. Un peu plus tard, la crise saint-simonienne lui amène quelques-uns des dissidents : Jules Lechevallier, Transon, puis Pecqueur.

Un groupe de propagande est désormais formé autour de Fourier. On commence à parler de ses livres. Le Traité d’Association domestique agricole avait eu peu de lecteurs, mais la critique s’en était occupée, et le Nouveau Monde industriel, publié en 1829, suscita des polémiques assez nombreuses, dont toutes ne furent pas hostiles ou railleuses. Les disciples organisèrent des conférences, mais elles eurent peu de succès. Toute l’attention était portée alors sur les saint-simoniens. Il faut le dire : sauf Considérant, alors tout jeune et qui ne devait prendre son envergure que quelques années plus tard, l’entourage de Fourier était plutôt médiocre. Nul de ses disciples n’avait embrassé sa théorie dans toute son étendue. Les uns en retenaient surtout les extravagances, les autres la théorie de l’attraction, les autres n’y voyaient qu’une formule d’association agricole et industrielle.

En 1832, Fourier et ses disciples fondent un journal hebdomadaire, le Phalanstère, qui s’intitule quelques mois après la Réforme industrielle ou le Phalanstère, auquel collaborent entre autres Victor Considérant, Lechevallier, Transon, Pecqueur, Just Muiron, Pellarin, Mme Vigoureux. Mais on y fait surtout de la doctrine, et on ne se préoccupe nullement de l’actualité. Aussi le journal va-t-il cahin-caha, sans aucune action sur le public. Néanmoins il aide à la propagande. Ses lecteurs éloignés appellent à eux les rédacteurs. Des conférences sont organisées méthodiquement. Considérant en fait avec succès à Orléans, Montargis, Houdan, Besançon, Metz ; Lechevallier à Paris, Bordeaux, Caen, Rouen, Nantes, mais avec moins de profit pour la cause ; Berbrugger pousse jusqu’en Angleterre. On vise non la foule, mais la bourgeoisie. À Lyon, les journaux ouvriers accueillent la doctrine dans leurs colonnes ; l’Écho de la Fabrique y adhère même, mais l’Écho des Travailleurs entend conserver son indépendance.

Le Phalanstère ne cesse de préconiser l’application pratique des plans de Fourier. Transon et Considérant, notamment, s’y attachent de toutes leurs forces. Ils sentent qu’il faut que la doctrine se prouve. « Je vais, écrit Considérant à Fourier, entreprendre la conquête d’un homme riche qui est déjà bien préparé et pourra donner le branle à une compagnie d’actionnaires. » Des offres de concours commencent à se produire, mais aucun de ceux qui les font ne veut subordonner sa pensée et ses projets à ceux de Fourier. D’autres n’offrent que leur personne, entourée d’une nombreuse famille. Un autre a vingt mille hectares au Mexique ; un pharmacien propose son « matériel d’instruments et de drogues ».

Un des rédacteurs du Phalanstère, Baudet-Dulary, avait une propriété à Condé-sur-Vesgre, près de Houdan, à une quinzaine de lieues de Paris. Il consentit à la consacrer à l’essai projeté, mais il entendait ne pas adopter tous les plans du maître. Aussi ne fut-ce pas sous le nom de phalanstère que fut tentée l’entreprise de réalisation, mais sous celui de « colonie sociétaire ». Le fonds social devait être de 1 200 000 francs. On n’en trouva que 318 000. On commença néanmoins les travaux.

L’établissement devait se composer d’environ six cents personnes, hommes, femmes et enfants associés, dit l’acte de société, pour « l’exploitation agricole et manufacturière d’un terrain. » Mais ce terrain de 412 hectares, dit Villermé qui l’a visité, était « très peu productif et en partie inculte. » Conformément à l’article 3 de l’acte de société, les travaux devaient être organisés « par groupes de travailleurs et par séries de groupes libres, opérant en séances courtes et variées ». L’article 6 stipulait que tous les employés et ouvriers de la colonie devaient être actionnaires, mais l’article 27 ajoutait que des ouvriers pouvaient être admis comme simples salariés jusqu’à ce qu’ils eussent gagné la somme nécessaire à l’achat d’un coupon d’action. Villermé constate qu’il « ne s’en présenta point pour être admis d’une autre manière ».

Le travail était plus offert que le capital. « Les personnes qui se présentèrent pour travailler dans la colonie étaient des ouvriers désœuvrés et paresseux, ou des jeunes gens sortis des collèges et des écoles savantes ; les uns tout à fait étrangers aux travaux manuels, les autres ne connaissant point ou connaissant mal ceux qu’on leur demandait : presque tous des enthousiastes se flattant de trouver le bonheur sans fatigue.

D’ailleurs, que faire avec un aussi faible capital, gâché par des entrepreneur sans scrupule que nul parmi les associés ne savait contrôler et réfréner ! Le directeur choisi était un très brave homme et d’un désintéressement exemplaire, mais il ignorait tout d’une exploitation agricole et manufacturière. Ce fut un effondrement.

Fourier se justifia. Ce n’était pas la doctrine qui était en faute, mais les hommes qui avaient refusé de l’appliquer. « Je n’ai rien fait à Condé, s’écriait-il : un architecte qui y dominait ne voulait rien admettre de mon plan… Il commença par bâtir une grande rapsodie provisoire, sur un terrain fangeux au-dessous du niveau des eaux. Je ne pouvais adhérer à ce galimatias de bâtisse, qui n’aurait servi à rien en industrie combinée, et qui n’était bon qu’à dégoûter les visiteurs, les empêcher de prendre des actions, faire manquer les moments de vogue : j’abandonnai la partie, ne voulant pas me compromettre en paraissant coopérer à ces dispositions qui n’étaient d’aucun emploi pour le mécanisme sociétaire ».

La Phalange miniature qu’on projeta d’édifier sur les ruines de la Colonie sociétaire, et qui devait ne comprendre que des enfants, occupa ensuite l’activité des disciples de Fourier ; mais elle resta à l’état de projet, malgré les instances de Considérant, réalisateur acharne, qui devait poursuivre son rêve jusqu’en Amérique et le voir de nouveau s’évanouir dans l’entreprise du Texas.

Mais les titres socialistes de Considérant ne sont pas tout entiers dans ces vaines tentatives, auxquelles il consacra le meilleur d’une activité généreuse jusqu’à l’exubérance. Dès 1834, il publiait la Destinée sociale, où, débarrassée de toutes les théories cosmogoniques, l’idée fouriériste de l’association prenait un solide fondement de critique et d’analyse sociale et économique.

Avec plus de force encore que Fourier, et serrant de plus près le problème économique, Considérant montre que ce problème est capital. Parlant du peuple, il déclare que c’est à son bien-être que peut se « mesurer le degré de liberté qui peut lui être laissé, ou, ajoute-t-il très expressivement, qu’il est capable de se donner ». Les progrès économiques ne dépendent donc pas des propres politiques, mais bien ceux-ci de ceux-là. « Si nous sommes affranchis du joug féodal, dit-il, ce n’est pas aux constitutions politiques que nous le devons, car les constitutions n’ont rien fait autre chose que de constater l’émancipation opérée du Tiers-État et des Communes, émancipation due à cela seul que le Tiers-État, les Communes, les hommes taillables et corvéables, avaient conquis peu à peu, par les sciences et l’industrie, une puissance sociale supérieure à l’ancienne puissance féodale de leurs seigneurs. »

Démocrate, le Considérant de 1834, ne l’est pas, à la manière simpliste tout au moins. Ses sarcasmes contre la démocratie égalent, s’ils ne les dépassent, ceux de Fourier. « L’élection républicaine », où « tout le monde est appelé », le met en fureur. « Portefaix, s’écrie-t-il, charbonniers, forts de la halle, rustres, ivrognes… Tout malotru français enfin va donner sa voix et choisir législateurs, hommes d’État, chefs de gouvernement !!!… Ici, il ne faut plus parler de réfutation. Nous sommes dans les eaux du docteur Esquirol. «

Est-ce qu’il est contre le principe de l’élection ? Non, puisque, dans le système sociétaire, tout repose sur l’élection. « Je vous fais bon marché, dit-il, de tous les pouvoirs par la grâce de Dieu, de toutes les impostures monarchiques ou religieuses sous lesquelles l’humanité a courbé et courbe encore les reins. Il n’y a de pouvoir légitime, en système absolu, que celui qui vient de l’élection ou du consentement. »

Mais « aucun principe juste n’est applicable dans une société organisée à contresens de la justice. » Une société fondée sur l’exploitation du travailleur ne peut donner à celui-ci part au pouvoir sans amener le gâchis, à moins que ce pouvoir ne soit une dérision, son maître tenant son vote comme il tient son pain. De plus, dans le système fouriériste, le vote est compétent, chaque pouvoir émanant des intéressés que réunit l’attraction passionnelle et s’élevant progressivement du groupe à la série, de la série à la phalange et de celle-ci à la réunion des phalanges d’une région.

Considérant était donc contre les procédés politiques de la démocratie, et non contre la démocratie elle-même. Il ne devait pas tarder à apercevoir, avec sa belle et lucide intelligence, que la démocratie peut être et doit être un moyen de réaliser la transformation sociale. Mais ce n’en est pas moins de lui que viennent, et très directement, les idées qui ont si longtemps dominé chez les socialistes révolutionnaires, et subsistent encore chez les anarchistes, sur l’inutilité des moyens politiques. C’est encore de lui que s’inspirent les socialistes qui ne croient pas à la vertu des réformes législatives, avec cette différence qu’ils substituent à ses moyens pacifiques des moyens révolutionnaires.

Pour lui, en effet, « longtemps avant que le Phalanstère, la Banque du Peuple, les Ateliers sociaux, le communisme icarien ou toute autre formule aient acquis assez de partisans, pour songer à faire une entrée quelconque dans la voie législative, ils en auraient cent fois, mille fois plus qu’il n’en faudrait à chacun respectivement pour se réaliser avec ses propres partisans, spontanément, sans loi aucune, au sein de la nation et de la liberté ».

J’ai insisté sur Considérant, car c’est lui qui va devenir le chef de la doctrine à la mort de Fourier. Il donnera à l’école sociétaire une impulsion que son fondateur n’eût pu lui donner. Fourier est l’inventeur. Considérant perfectionne et met en œuvre l’invention.

Inventeur, ai-je dit parlant de Fourier. C’est bien ainsi qu’il faut l’appeler. Il a de l’inventeur le génie à la fois vaste et minutieux, en même temps que l’absence totale de sens pratique. Si l’on veut appliquer son système, il faut le prendre tout entier. L’essai de Condé-sur-Vesgre a manqué parce qu’on n’a pas suivi ses plans et que, de sa doctrine, on a voulu en prendre et en laisser. Avec lui, il faut tout prendre.

Et, je l’ai dit, rien n’était moins homogène que le groupe des disciples de la première heure. À côté de ceux qui ne comprenaient et n’acceptaient qu’une partie du système, il y avait ceux, comme Considérant, qui n’en retenaient que la contexture générale, la formule d’association domestique et agricole, et tentaient de l’appliquer au milieu social par la création de phalanstères. Aussi, lorsqu’il mourut, Fourier commençait à peser à tous. Il donnait au journal le Phalanstère des articles qui étaient en réalité des chapitres de son œuvre. Les pensées lui venaient tumultueuses et en désordre, et il n’avait nul souci des redites.

Sur les objurgations de ses disciples, de Considérant entre autres, il avait publié en 1835 son dernier livre, la Fausse Industrie, qu’Hubert Bourgin a bien raison de considérer comme « le plus désordonné de ses ouvrages ». Fourier en convenait d’ailleurs lui-même et s’excusait en disant l’avoir écrit « sous l’influence de circonstances variables, contradictoires. » C’est surtout sa puissante imagination qu’il eût dû accuser. Son cerveau était en production incessante, et il jetait sur le papier ses idées à mesure qu’elles surgissaient ; remaniant sans cesse et tentant de mettre de l’ordre et de la précision, sans pouvoir parvenir à mettre de l’ordre, il arrivait ainsi à trop de précision, au point de descendre aux minuties les plus puériles.

Comment ce petit homme maigre, au front de Socrate, aux yeux sans cesse fixés sur sa méditation intérieure, eût-il pu être affecté par les circonstances variables, ou influencé par les objurgations de ses disciples ? Il observait le mécanisme social, le démontait par une analyse incessante, en même temps qu’il le reconstruisait dans son cerveau, profondément étranger à tout ce qui n’était pas l’objet de son intense méditation. Il n’apercevait le monde extérieur que comme le chantier où travaillait sa pensée, la mine où il puisait les matériaux qu’elle déplaçait, transformait, réinstallait sans trêve ni repos. Jamais on ne l’avait vu rire. Il n’avait aucun souci de ses intérêts et ignorait jusqu’au quantième du mois. Lui soumettait-on un projet de réalisation, il s’attachait bien moins à le réfuter ou à l’adopter qu’à en tirer ce qui lui permettrait de jeter sur le papier les idées nouvelles que ce projet éveillait dans son esprit.

On comprend qu’avec un tel rêveur, plus occupé à élaborer qu’à propagander, à achever jusqu’à la perfection sa doctrine qu’à en essayer l’application sur le terrain, les disciples étaient plutôt gênés, eux qui voulaient prouver l’excellence du système sociétaire en se mettant à l’œuvre. Lui aussi était pour l’œuvre pratique, ses appels répétés en font foi ; son attente obstinée du capitaliste inconnu auquel il avait donné rendez-vous était sincère. Mais le rêve l’emportait toujours plus haut à la conquête du temps et de l’espace, ou l’enfonçait toujours plus avant dans la recherche de l’infini détail.

Aussi collabora-t-il peu à la Phalange, que Considérant et ses amis fondèrent en 1836, car ils voulaient surtout exposer la doctrine d’une manière claire et méthodique et se servir pour cela des incidents de l’actualité. Puisqu’il n’était qu’un laboratoire vivant, un impedimentum pour l’action, ils le laisseraient à sa fonction et rempliraient la leur. Quelques mois après, il mourait, laissant quantité de manuscrits dont ses disciples entreprirent la publication.

(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)


Désormais, ils vont entrer sans contrainte dans l’action. Leur propagande rayonnera sur tous les pays. La Belgique et l’Amérique seront témoins de leurs essais de réalisation. À mesure que le temps passera, la pensée de Fourier grandira dans l’esprit des hommes. Nous qui en recueillons aujourd’hui le fruit, tout en méconnaissant trop souvent le tronc vigoureux qui le porta, de quel droit aurions-nous des dédains ou des ironies pour les fumées capricieuses du cratère sans cesse en éruption, sans cesse en production ? Sublime maniaque, il a jeté les idées avec la prodigalité du génie. Les scories et les bavures ont été mises en poussière par le temps, qui se charge de détruire tout ce qui nous est inutile. Mais il nous reste de lui : la série, cette notion supérieure de la division du travail fondée sur la liberté : l’émancipation de la femme, fondée sur sa libération familiale et économique ; la coopération, où le socialisme français commence à apercevoir l’école pratique d’administration qui lui manquait, et où il verra demain un des plus puissants moyens d’émancipation des prolétaires par leur effort autonome.

Il a cru à l’individu, grandi par la force de l’association, au point de tout accepter de lui, le bien et le mal, les passions constructives et les passions destructives. Il a cru à l’accord de l’instinct et de la raison, se fiant à la raison pour utiliser la passion, à l’expérience en liberté pour former la raison. Ce robuste optimisme est en somme moins faux que la notion catholique de la déchéance humaine et le dogme de l’imperfectibilité. Moins faux, donc plus fertile, sinon en résultats immédiats, du moins en recherches et en audaces libératrices.