Histoire socialiste/Le règne de Louis-Philippe/P2-12

2. LA RÉSISTANCE.



CHAPITRE XII


LES PROCÈS D’AVRIL


Reconstitution du ministère Broglie-Thiers-Guizot. — Les préparatifs du procès des républicains. — Les défenseurs s’organisent en comité, puis décident de s’abstenir. — Audiences tumultueuses. — La protestation des défenseurs. — Ils sont poursuivis devant la Haute Cour. — Les accusés de Lyon acceptent d’être jugés. — L’attentat Fieschi. — Les lois de septembre. — Chute du ministère.


Le nouveau président du conseil resta quatre mois à peine aux affaires. Malade, il dut se retirer. Le duc de Broglie devint alors la carte forcée pour le roi, et le ministère du 11 octobre se trouva reconstitué en entier. Sa première rencontre avec l’opposition fut chaude. Les États-Unis nous réclamaient une indemnité, en réparation de dommages subis par leur marine lors du blocus continental. M. de Broglie avait reconnu cette dette et ses négociations avaient réduit à vingt-cinq millions la réclamation du gouvernement de Washington. C’est sur le refus de ratification de ce traité par la Chambre que, l’année précédente, il avait quitté le pouvoir. Sitôt rentré en possession du portefeuille des affaires étrangères, il présenta de nouveau le malencontreux traité au vote des Chambres. Après neuf jours de débats au Palais-Bourbon, où trente-cinq orateurs se succédèrent à la tribune, le duc de Broglie l’emporta, et le traité fut ratifié.

La Chambre des pairs n’avait pas manifesté la même opposition au traité franco-américain. Elle était, d’ailleurs, toute aux préparatifs du grand procès politique en vue duquel elle venait d’être instituée en tribunal suprême. Sur 2000 citoyens impliqués dans les poursuites, l’accusation en avait retenu 164. On dut construire une salle spéciale pour les audiences, qui s’édifia tandis que Girod (de l’Ain), nommé rapporteur, puisait les matériaux de son travail dans l’énorme amas de dossiers constitués pair l’instruction de cette colossale affaire.

Les prévenus avaient été répartis dans diverses prisons : les Parisiens à Sainte-Pélagie et les provinciaux à l’Abbaye et au Luxembourg. L’administration s’était départie des rigueurs des premiers jours. Des permissions de sortie étaient accordées aux prisonniers, ce qui suscita les colères rageuses de certains « canards » réactionnaires qui ne comprenaient pas que ces indulgences étaient dues au désir des magistrats instructeurs de se concilier les bonnes grâces des accusés et d’obtenir les confidences des plus faibles et des plus confiants d’entre eux. Une de ces feuilles, le Canard raisonnable et bavard, chansonnait ainsi ces républicains qui criaient à la persécution tout en rendant visite à leurs amis et, les recevant à Sainte-Pélagie où les plus riches pouvaient faire bonne chère :


Que Dieu bientôt exauce ma prière.
Et je promets de n’être pas ingrat ;
Le peuple alors bénira Robespierre,
La République aura plus d’un Marat,
Un peu de sang arrosera nos fêtes.
Avec plaisir j’y tremperai les mains ;
Il est si doux de voir tomber des têtes !
Voilà pourquoi je suis républicain.


Pierre Leroux, qui visitait fréquemment les prisonniers, rapporte ainsi l’impression faite sur lui par l’attitude de certains républicains : « Pendant que ces prisonniers heureux et leurs avocats sablaient le Champagne, les ouvriers enfermés pour la même cause n’avaient que du pain dans leur chambre, et les plus humiliés nous servaient à table après avoir préparé le festin… J’étais triste, glacé, en voyant ces républicains qui ressemblaient à la jeunesse dorée, des propos qui circulaient autour de la table et que ne retenait même pas la présence de la sœur courageuse de Cavaignac ».

Mais les républicains ne passaient pas tout leur temps en plaisirs. Un comité avait été formé pour organiser la défense des accusés, et toutes les fractions républicaines avaient été appelées à y concourir. Il fut décidé de choisir comme défenseurs, non les avocats les plus habiles, mais les républicains les plus connus et les plus aptes à faire de ce procès un véritable congrès de la pensée républicaine. Pierre Leroux proposa Lamennais.

— Que voulez-vous que nous fassions d’un calotin ! lui dit rudement Cavaignac.

Pierre Leroux tint bon et soutenu par Armand Marrat, qui venait de lire les Paroles d’un croyant et de consacrer une brochure enthousiaste à ce livre, dont les ouvriers typographes chargés de le composer à l’imprimerie avaient été eux-mêmes transportés, fit admettre Lamennais. Le prêtre démocrate, par cet acte encore plus que par son admirable livre, marquait sa rupture irrémédiable avec Rome et avec tout le vieux monde. Tous les républicains connus de Paris et des départements qui n’étaient pas impliqués dans les poursuites furent inscrits sur la liste des défenseurs.

Voyant que, par un tel choix, les accusés s’apprêtent à se transformer en accusateurs, la Haute Cour leur fait savoir par son président Pasquier qu’elle n’admettra comme défenseurs que des avocats. Les accusés protestent. Le barreau de Paris et presque tous les barreaux de France s’associent à leur protestation, au nom de la liberté de la défense. La Cour dut donc renoncer à les pourvoir d’avocats d’office comme elle y avait d’abord songé.

Le comité des défenseurs s’organisa. Mais, dans ses séances, Michel (de Bourges) le fit se prononcer pour l’abstention, pour le silence dédaigneux devant des ennemis qui ne pouvaient être des juges. Jules Favre protesta en vain contre cette tactique déplorable qui faisait avorter le congrès républicain projeté, et qui, à ses yeux, avait le tort plus grave de compromettre la cause des accusés lyonnais qui lui avaient confié leur défense. Il voulait dire aux juges, au public, au monde entier, du haut du prétoire, la misère des ouvriers lyonnais et les provocations de leurs ennemis. Et voilà qu’on lui fermait la bouche. Il refusa, au nom des défenseurs des accusés de Lyon, d’accepter la consigne du silence.

Michel (de Bourges) avait ses raisons. La défense était pour la plupart absolument illusoire, puisqu’on ne laissait qu’une journée aux défenseurs pour s’accorder avec les accusés. Une nouvelle réunion des défenseurs eut lieu chez Blanqui. Michel (de Bourges), qui s’était rendu avec Jules Favre auprès des détenus lyonnais, y rendit compte d’une querelle qu’il avait eue avec le jeune avocat, à qui ses clients, très particularistes, et désireux d’être défendus comme ils le désiraient, donnaient raison. Jules Favre étant survenu, la querelle avait recommencé avec une violence inouïe et il quittait la réunion, résolu à ne pas se conformer à la décision prise par le comité des défenseurs.

Le procès commença le 5 mai 1835. Les accusés proposèrent à la cour une liste de treize défenseurs non avocats. La Cour refusa par un arrêt motivé, qui souleva un tumulte. Le lendemain, Cavaignac se lève pour protester contre l’arrêt de la veille. Nouveau tumulte. La séance est levée, et le 7 elle s’ouvre sur le réquisitoire de Martin (du Nord), procureur-général. Cette fois les accusés gardent le silence, sauf l’un d’eux, Baune, qui s’est levé et lit en même temps d’une voix forte le réquisitoire des républicains contre leurs juges prétendus.

Le réquisitoire de Martin (du Nord) contenait une iniquité juridique criante. Il proposait de juger par catégories séparées les accusés réunis dans le même acte d’accusation. On discuta vivement en chambre du conseil, et finalement les pairs reculèrent devant le procédé qui leur était proposé. Ils décidèrent cependant que si un accusé troublait l’audience, on pourrait le juger en son absence. Cette décision amena la retraite de deux pairs : MM. de Noailles et de Talhouet.

À l’audience du 9, nouvelles protestations des accusés informés de cette décision. À chaque audience on en ramène quelques-uns, et le 13 il ne reste plus que les vingt-trois Lyonnais qui acceptent les débats. Louis Blanc affirme que cette funeste manifestation d’insolidarité avait été obtenue d’eux par les bons traitements dont ils avaient été l’objet à la prison du Luxembourg, tandis que les Parisiens à Sainte-Pélagie et les soldats de Lunéville à l’Abbaye voyaient leurs geôliers changer en rigueurs extrêmes les menues faveurs des premiers jours. Il ajoute que les Lyonnais récalcitrants furent également maltraités. Cela est possible. Mais il est certain que ce ne furent pas les adoucissements apportés à leur sort qui décidèrent les Lyonnais à accepter le procès. Ils voulaient parler, crier la misère ouvrière et les provocations d’un gouvernement dévoué aux fabricants. Ce motif suffit à expliquer, sinon à justifier leur décision.

L’attitude des accusés avait mis les juges en mauvaise posture. Une faute des défenseurs vint les en tirer. Une lettre signée de tous les défenseurs parut dans le National : cette lettre injuriait violemment la Haute Cour et se terminait par ces mots : « L’infamie du juge fait la gloire de l’accusé. » Des poursuites sont aussitôt ordonnées contre les signataires. Michel (de Bourges), qui a rédigé la lettre, et Trélat déclarent en prendre à eux seuls la responsabilité, la signature des défenseurs ayant été mis au bas de ce document sans leur assentiment.

Mais ce nouveau procès permettait de poursuivre des députés républicains. La Cour retint donc tous les signataires, et demanda à la Chambre la levée de l’immunité parlementaire des députés inculpés, entre autres Cormenin et Audry de Puyraveau. En vain, devant la Chambre, Arago évoqua le souvenir de Ney frappé par la Chambre des pairs ; la levée de l’immunité fut accordée en ce qui concernait Audry de Puyraveau. Cormenin fut épargné.

Le 20, l’audience s’ouvrit sur ce procès, greffé sur l’autre. Aucun des défenseurs ne désavoua la lettre. Les uns refusaient de répondre, les autres déclaraient que si on la leur avait présentée ils l’auraient signée. Quand ce fut le tour de Trélat, il interpella directement les hommes qui s’érigeaient en juges. « Il y a ici, dit-il, tel juge qui a consacré dix ans de sa vie à développer les sentiments républicains dans l’âme des jeunes gens. Je l’ai vu, moi, brandir un couteau en faisant l’éloge de Brutus. »

Et il rappela « le serment de l’un d’eux, serment à la République ». Il regarda en face « d’anciens complices de la charbonnerie ». Il accusa ces révolutionnaires de la veille d’avoir mis la main sur Puyraveau, « le courageux député qui le premier avait ouvert sa porte à la révolution ». Après lui, Michel (de Bourges) condamna sa tactique d’abstention, sans s’en douter, par la magnifique plaidoirie qu’il fit et que le grand procès lui eût permis de faire à chaque heure. Une dizaine de défenseurs furent condamnés : Trélat à trois ans de prison, Michel (de Bourges) et les autres à un mois, sans préjudice des amendes dont Trélat, Michel (de Bourges) et les gérants du National et du Réformateur eurent la plus forte part : dix mille francs chacun, tandis que l’amende des autres condamnés s’abaissait à cinq cents francs et à deux cents francs.

La Cour se remit au grand procès. Les Lyonnais furent admirables d’énergie. Reverchon et Lagrange surtout ne ménagèrent pas leurs juges. « Frappez, leur disait le premier, si surtout vous en avez le courage et la force, car je ne vois en vous que des cadavres. » Vous êtes, leur disait le second, les représentants de l’aristocratie victorieuse jugeant la démocratie vaincue. Carrier prouva l’existence des agents provocateurs dans les rangs des républicains et des mutuellistes. Il cita des noms : Mercet, chef de section, Picot, qui poussait à la bataille, Faivre, tué par un gendarme devant le palais de justice et dans la ceinture duquel on trouva sa carte d’agent de police. Tous les accusés dénoncèrent les excitations d’avant la bataille et les cruautés d’après. Jules Favre, dans sa plaidoirie, réunit tous ces faits en synthèse et prouva qu’on avait voulu noyer dans le sang la double revendication démocratique et ouvrière.

(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


C’était le tour des autres accusés. Ils refusèrent de comparaître. On les sépara en plusieurs catégories, on les parqua au gré de l’accusation. On les traîna de force à la barre, où ils arrivèrent, muets et farouches, et d’où il fallut les renvoyer sans avoir rien tiré d’eux qui pût figurer dans la comédie de justice que jouaient les Pairs. Sur ces entrefaites, un certain nombre d’entre eux purent s’évader de Sainte-Pélagie. Préparée par les soins de Barbès, l’opération réussit parfaitement et, le 12 juillet, Cavaignac, Marrast, Vignerte, Guinard et quelques autres se glissaient dans un caveau communiquant avec le dehors par un trou creusé dans le sol, et passaient à l’étranger.

Voyant qu’il était impossible de conserver les formes ordinaires de la justice avec des accusés aussi résolus à ne pas se laisser juger, la Cour rendit le 13 un arrêt de disjonction et condamna les accusés de Lyon. Ils furent tous frappés, au nombre de quarante-neuf, de peines allant de la déportation perpétuelle à une année de prison. Six d’entre eux seulement bénéficièrent de ce minimum. Baune, Antide Martin, Albert Hugon, Reverchon, Lafond, Desvoys étaient condamnés à la déportation, Lagrange à vingt ans de détention. Caussidière à dix ans, Carrier à cinq ans.

Chaque année l’anniversaire des journées de juillet rappelait au nouveau pouvoir, par une agitation populaire, qu’il était né d’une révolution. Mais cette année-là le parti républicain était disloqué, terrorisé, ses chefs emprisonnés ou en fuite. Le bruit courait que, cependant, la manifestation aurait lieu, mais sous la forme d’un attentat. Ce pressentiment ne fut pas trompé.

Le 30 juillet, au moment où le roi entouré de sa famille passait sur le boulevard du Temple pour se rendre à la cérémonie anniversaire qui se célébrait sur la place de la Bastille, une machine infernale éclatait à la hauteur du numéro 30, tuant ou blessant mortellement dix-neuf personnes, en blessant moins grièvement vingt-trois autres. Mais le roi était sauf.

Bientôt l’auteur de l’attentat fut pris et connu. Grâce à ses révélations et à celles de sa maîtresse, ses complices furent arrêtés. Lui était un Corse qui vivait à Paris, sous le nom de Gérard. Son vrai nom était Fieschi. Il s’était engagé tout jeune dans l’armée napolitaine, avait été fait sergent et décoré pour sa bravoure. Il avait ensuite trahi le roi Murât pour le compte des Autrichiens, était passé à Marseille où, en 1819,il avait été condamné à dix ans de prison pour vol. En 1830 il est à Paris, muni de faux papiers au nom de Gérard ; il se fait passer pour condamné politique et obtient des secours en cette qualité.

Nommé agent secret, gardien du moulin de Croulebarbe. il perd son emploi, car des rapports faits sur lui l’ont rendu suspect. Même à un moment, on le cherche pour l’arrêter, car il est en rupture de ban. Il se réfugie chez Pépin, un épicier que ses protestations républicaines ont gagné. Tel est l’aventurier de petite envergure, aux trois quarts déséquilibré, profondément amoral, — il a pris la fille de sa maîtresse, une enfant de quinze ans, — qui entreprend de modifier, comme l’autre Corse, les destins de notre pays. Hégésippe Moreau dit alors que la différence fut petite, à l’origine, entre Fieschi et Napoléon. C’est injuste pour celui-ci : Fieschi ne s’éleva jamais au dessus de la trahison subalterne et il y eut de son compatriote à lui la différence d’un grand rapace à un pillard de basse-cour, renard ou putois. Lorsqu’il visa haut, il visa en assassin qui veut sauver sa peau, manqua son coup et fut pris tout de même.

Pépin, l’épicier, était au nombre des complices de Fieschi. Il avait combattu aux 5 et 6 juin ; mais terrorisé par le lendemain de ces journées il n’avait plus reparu aux Droits de l’Homme. C’était un trembleur, sans aucune volonté, incapable d’initiative. Tout autre était Morey, un vieux bourrelier, républicain fanatique, décoré de juillet, membre des Droits de l’Homme. En un temps où le souvenir de Brutus était fréquemment réveillé, l’idée de l’assassinat politique ne pouvait répugner aux plus ardents. Marc Dufraisse, qui regrettait que le parti républicain ne prêchât point ouvertement le régicide, disait de lui : « Le peuple a vu tomber cette tête blanche sans frémir ! Le peuple a peut-être applaudi ! C’est ainsi que les Juifs raillèrent le Christ sur la croix. »

Louis Blanc, qui est contre le régicide, s’incline néanmoins devant cet homme qui pousse le dévouement à son parti jusqu’au crime que ses ennemis maudiront et que ses amis renieront. « A l’austérité de sa physionomie, à son œil plein d’une flamme sombre, au calme implacable de sa face romaine, on devinait son cœur », dit-il. Gardons-nous de sévérité sur l’homme, quelle que soit notre pensée sur l’inutile cruauté de l’acte. Sachons même nous rappeler que si nous pouvons aujourd’hui condamner hautement ces moyens de guerre implacable, c’est parce que ceux qui les accomplirent furent de ceux qui travaillaient à rendre moins dure la route que nous avons à suivre.

Les autres accusés étaient un lampiste nommé Boireau et un relieur, Beseher. Fieschi, Morey et Pépin furent condamnés à mort et exécutés. Boireau fut condamné à vingt ans de détention et Bescher acquitté. Nina Lassave, la maîtresse de Fieschi, qui avait un instant été arrêtée comme complice, fut engagée comme dame de comptoir par un cafetier qui fit des affaires d’or : le tout Paris des badauds défila dans l’établissement de ce commerçant avisé.

Tout attentat politique est suivi d’une réaction. C’est la règle immuable des gouvernements, c’est le calcul constant des conservateurs, de retourner l’arme meurtrière contre un parti tout entier, contre des idées, des doctrines, des libertés acquises. Le ministère n’y manqua point et, le 4 août, le garde des sceaux Persil déposait sur le bureau de la Chambre trois projets de loi dont le premier abrogeait, en matière de rébellion, les formalités de la mise en jugement et donnait au pouvoir judiciaire le droit de former autant de cours d’assises qu’il lui semblerait bon.

Le second projet de loi instituait le secret du vote des membres du jury, réduisait à sept voix la majorité nécessaire pour prononcer une condamnation, et aggravait la peine de la déportation. Le troisième, dirigé spécialement contre la presse, réprimait les offenses contre le roi, créait le délit d’attaques contre les principes du gouvernement commises par la voie de la presse, rétablissait la censure préalable pour le théâtre et pour l’imagerie, interdisait de publier la liste des jurés et d’organiser des souscriptions pour les condamnés, enfin tuait un certain nombre de journaux en élevant le chiffre du cautionnement.

Royer-Collard essaie en vain d’arrêter ce flot débordant de réaction furieusement joyeuse de pouvoir se manifester sous le couvert du salut de la société. Le duc de Broglie oublie ses velléités libérales pour réclamer, au nom de la France, « des mesures qui seules nous semblent propres à la rassurer et à mettre hors de péril la personne du roi et la constitution de l’État ». L’histoire proteste à chacune de ses pages contre cette thèse monstrueuse qui consiste à chercher l’ordre dans la suppression des libertés publiques, et à lier à celles-ci la fatalité des attentats politiques. Il n’y a nulle liberté politique en Russie, et c’est précisément pour cela que les attentats politiques y sont plus fréquents qu’ailleurs. La politique de réaction de Louis-Philippe va s’accentuer : les complots et les attentats se multiplieront dans la même mesure, ainsi que nous le verrons dans la suite de ce récit.

La Chambre, toute à l’impulsion actuelle, incapable de résister à la volonté du gouvernement, vota d’enthousiasme les lois de septembre. Elles ont suggéré à Louis-Blanc des réflexions qui sont bien d’un disciple docile de Rousseau. Dans sa passion de démocrate unitaire rêvant d’une société qui épurera les mœurs et décrétera la morale privée et publique, il s’indigne contre le caractère unilatéral des lois de septembre. « On avait décrété en France l’anarchie des cultes, dit-il, et l’on y déclarait factieuse la lutte pacifique des systèmes. Il n’était plus permis de se dire républicain là où il l’était de se dire athée ! Discuter Dieu restait un droit ; discuter le roi devenait un crime. » Parlant de la censure, il déclare que « dans un pays où le gouvernement serait digne de ce nom, l’État ne saurait renoncer à la direction morale de la société par le théâtre, sans abdiquer. » Et il reproche aux ministres du 11 octobre de n’avoir pas eu « pour but la réalisation d’une aussi noble pensée » que la moralisation publique. Cette opinion, directement inspirée de Robespierre et surtout de Jean-Jacques, suscita des polémiques et brouilla le jeune républicain avec quelques-uns de ses amis. À l’ouverture de la session, de 1836, le 14 janvier, Humann déposait un projet de conversion du 5% joint au budget pour 1837. La mesure était excellente en soi, mais le ministre des finances, avait négligé de prendre l’avis de ses collègues du ministère, qui lui adressèrent le lendemain, en séance du conseil, les plus vifs reproches. Louis-Philippe fut accusé d’avoir poussé Humann pour se débarrasser du duc de Broglie. M. Thureau-Dangin défend très faiblement de ce reproche le monarque qui vit tomber son cabinet « sans faire effort, dit-il, ni pour le maintenir, ni pour le retenir. »

Entre temps, les accusés de Lunéville étaient frappés. Le 27 décembre, le sous-officier Thomas fut condamné à la déportation, les autres à cinq ans et trois ans de prison et à la surveillance. Le 28 décembre, c’était le tour des accusés de Saint-Étienne, Grenoble, Marseille, Arbois et Besançon. Marc Caussidière était condamné à vingt ans de détention. Le 23 janvier 1836, c’était le tour des Parisiens : Beaumont et Kersausie étaient déportés. Cavaignac, Berryer-Fontaine, Vignerte, Lebon, Guinard, Delente, de Ludre, Armand Marrast, contumaces, étaient également condamnés à la déportation. Nul acquittement ne fut naturellement prononcé, pas plus en faveur de ceux qui avaient accepté le procès qu’en faveur des autres. Thiers avait cru en finir avec le parti républicain. La propagande et l’action n’allaient pas tarder à lui prouver que nulle force ne pouvait réprimer l’inévitable développement de la démocratie et du socialisme.