Histoire socialiste/Le règne de Louis-Philippe/P2-09

2. LA RÉSISTANCE.



CHAPITRE IX


LA LOI SUR L’INSTRUCTION PRIMAIRE


Accouchement de la duchesse de Berri à Blaye. — Optimisme du gouvernement et de la presse. — La « misère » de Jacques Laffitte : il vend son hôtel. — Réorganisation des conseils généraux et rétablissement du divorce. — L’esprit de la loi sur l’enseignement primaire. — Subordination du maître d’école au curé. — Mesures contre la propagande républicaine. — Le manifeste des « Droits de l’Homme. »


Pendant qu’à tâtons, et en se heurtant à elle-même autant qu’aux lois ennemies, la classe ouvrière cherchait sa force, la bourgeoisie organisait pièce à pièce son pouvoir, poussée en avant par les nécessités mêmes du progrès et tirée en arrière par la crainte de trop éveiller le peuple. Le nouveau ministère comptait Thiers parmi ses membres. Placé à l’Intérieur, il débuta par une scélératesse : il paya cent mille francs pour saisir dans sa cachette la duchesse de Berri désormais inoffensive.

Transportée à Blaye et placée sous la garde du général Bugeaud, la princesse y accouchait quelques mois plus tard d’un enfant déclaré fille légitime de Marie-Caroline et du comte Lucchesi-Palli, gentilhomme de la Chambre du roi des Deux-Siciles. Le procès-verbal de cet accouchement fut publié par le gouvernement de Louis-Philippe, au grand scandale de tous. Quoi ! cette princesse qui prenait les armes pour soutenir le droit divin de son fils se mésalliait elle-même ? Les royalistes étaient consternés, le vieux roi Charles X exaspéré. Dans cette répugnante affaire, Louis-Philippe se comporta odieusement envers sa parente, qui avait vainement supplié la reine Marie-Amélie de lui épargner la honte qu’on s’apprêtait à lui infliger par raison d’État. Il laissa faire son ministre, et ne la relâcha que déshonorée aux yeux de la légitimité, de la quasi légimité et de toute la bourgeoisie du temps.

L’année 1833 commençait dans le calme. Guizot déclarait le 13 février à la tribune de la Chambre que tout allait bien. « Les émeutes sont mortes, disait-il, les clubs sont morts, la propagande révolutionnaire morte ; l’esprit révolutionnaire, cet esprit de guerre aveugle, qui semble s’être emparé un moment de toute la nation, est mort. » Le croyait-il réellement, ou voulait-il plutôt donner à la Chambre l’impression qu’elle se trouvait en face d’un pouvoir qui avait su dompter l’hydre de l’anarchie ?

Dans la presse, même optimisme. Les affaires vont bien, celles de la bourgeoisie, s’entend, et les Débats du 8 juin affirment que, « de l’aveu de tout le monde, jamais le commerce n’a été aussi florissant ». Le journal des satisfaits ajoute : « Le travail abonde ; la misère, entretenue pendant près de deux années par les entreprises désespérées des factions, a disparu. »

Il ne faut pas nier que la prospérité du commerce ait un lien étroit avec la situation du peuple, car il est le grand consommateur. Il est certain que cette année 1833 marque une reprise. Les grèves elles-mêmes, exceptionnellement nombreuses à ce moment, en sont une preuve. Les ouvriers, en effet, ne se mettent pas en grève dans les périodes de chômage. Mais l’optimisme des Débats, sans même parler de la prétendue disparition de la misère, est cependant un peu forcé.

Martin Nadaud va nous dire ce qu’il en est pour les ouvriers du bâtiment, et l’on sait que, suivant l’expression légendaire, lorsque le bâtiment va, tout va. « J’ai vu, dit-il, pendant les soixante ans que j’ai habité Paris ou Londres, les ouvriers du bâtiment supporter de bien douloureuses crises ; mais aucune, excepté celle de 1848, ne saurait être comparée à celle de 1833-1834. »

La misère disparue, au dire des Débats, voici que soudain elle reparaît, frappant un des hommes les plus riches du pays. L’émotion est grande lorsqu’on apprend la mise en vente de l’hôtel Laffitte, le financier étant descendu du pouvoir à peu près ruiné. Cette nouvelle dut faire sourire M. Thiers, bien résolu à ne pas se ruiner dans la politique.

L’opposition accusa le roi d’ingratitude envers celui qui lui avait donné le trône. Un journal ministériel, le Bonhomme Richard, évalua à vingt millions les sommes données à Laffitte pour l’aider à se tirer d’embarras, tant par la Banque de France que par le roi et le Trésor. « On voit par là, dit Dupin (Mémoires) que si M. Laffitte a rendu service à la révolution de Juillet, on n’a point été ingrat envers lui ».

Quoi ! Louis-Philippe aurait donné quelque chose ! de ses deniers ! Il aurait manifesté autrement que par des paroles, sa reconnaissance d’un service rendu ! Le fait est vrai pourtant. Il avait acheté au banquier embarrassé la magnifique forêt de Breteuil pour dix millions ; mais une clause du contrat de vente stipulait que ce chiffre pourrait être réduit par les experts. Odilon Barrot dit dans ses Mémoires que « les journaux du temps ont beaucoup retenti des plaintes de M. Laffitte contre ce marché, qu’il qualifiait d’onéreux ». Selon lui, « ces plaintes n’étaient pas fondées : car, dans la situation donnée, ce marché l’avait sauvé d’une faillite, et il ne devait que de la reconnaissance au roi ».

Soit. Mais lorsque le roi faisait de bonnes actions, c’étaient en même temps de bonnes affaires. Somme toute, Laffitte avait sacrifié ses intérêts à ceux de son parti et de sa classe. Dans sa ruine, il ne gardait que quelques millions. Nous aurons à constater au cours de ce récit des misères plus grandes et plus dignes d’intérêt.

Le calme dont se félicitait Guizot allait être troublé par une initiative du ministère, consistant à enfermer Paris dans une enceinte fortifiée et à construire des forts détachés de distance en distance. Ce seront des « casernes fortifiées » contre Paris, déclara la Tribune, qui menait le chœur de l’opposition. La population s’agitait, et, dit Lafayette dans ses Mémoires, « il paraît que les manifestations de la garde nationale parisienne contre les forts détachés auraient été plus générales si l’on n’avait pas répandu le bruit que les jeunes gens comptaient en profiter pour aller au delà. »

Pour expliquer la docilité de la Chambre aux désirs du ministère en cette affaire, la Tribune accusa les députés, et notamment Viennot, de recevoir de l’argent des fonds secrets. La Chambre décida de venger elle-même cette injure et cita à sa barre le gérant de la Tribune, son rédacteur en chef, Armand Marrast, et l’auteur de l’article, Cavaignac.

Armand Marrast, jeune élégant qu’on appelait le marquis de la révolution, était un polémiste alerte et incisif. Devant ses juges, il ne se défendit pas ; il attaqua. Après avoir constaté que depuis deux ans la Chambre avait voté plus de fonds secrets que la Restauration n’en avait demandé pendant les six dernières années, il porta ce coup droit au régime capitaliste géré par les capitalistes eux-mêmes :

« Vous êtes parfaitement indifférents à la prime des sucres ; cependant cette prime s’est accrue, depuis 1830 de 7 millions à 19 ; et, chose étrange, le tiers à peu près de cette somme est partagé entre six grandes maisons, au nombre desquelles marchent en première ligne celles de certains membres que vous honorez de toute votre considération, et notamment celle d’un ministre. Et, en effet, dans les ordonnances de primes pour 1832 on voit figurer : la maison Perier frères pour 900.000 fr. ; la maison Delessert, pour 600.000 fr. ; la maison Humann, pour 600.000 fr. ; la maison Fould, pour 600.000 fr. ; la maison Santerre pour 800.000 fr. ; la maison Durand, de Marseille, pour un million. »

Le journal républicain fut condamné à dix mille francs d’amende et son gérant à trois ans de prison. C’est à ce moment qu’il cessa de paraître, épuisé par les amendes qui vidaient sa caisse.

Dans la même session, la cérémonie expiatoire du 21 janvier fut supprimée. On ne voit pas bien, en effet, le fils de Philippe-Égalité présidant à cette amende honorable instituée par la Restauration. Dans la même session également, le divorce fut rétabli.

Le 10 juin était promulguée la loi sur les conseils généraux et d’arrondissement. Le progrès fut mince, et toutes les précautions furent prises pour que le conseil d’arrondissement n’eût rien à faire, et que le conseil général fût dans la dépendance du pouvoir central. Un cens élevé d’éligibilité fut fixé, mais on fut bien forcé d’admettre à l’électoral, faute de citoyens payant le cens dans les communes pauvres, les plus imposés de la commune. Cela, on s’en doute bien, ne révolutionna rien.

Une loi qui eût pu être révolutionnaire, si elle avait été faite par une autre assemblée et dans un autre esprit, c’est la loi du 20 juin sur l’expropriation pour cause d’utilité publique. On adopta naturellement le système qui fonctionne encore aujourd’hui avec les modifications apportées par la loi de 1841, « système pitoyable, dit justement Louis Blanc, qui conviait les propriétaires à exagérer, au gré de leur avidité commune, le prix des propriétés dont l’État avait besoin. »

Dans la discussion de cette loi, un député proposa que la plus-value donnée aux propriétés par les travaux publics résultant de l’expropriation serait défalquée de l’indemnité allouée au propriétaire en paiement de la partie de propriété dont on le dépossédait. Cette proposition fit pousser les hauts cris dans les deux Chambres par tous les théoriciens et les praticiens de la spéculation sur les terrains.

Quoi de plus légitime, cependant, qu’une telle proposition, dont le principe se trouve dans la loi de 1807. « Lorsque, dit l’article 30 de cette loi, par l’ouverture de nouvelles rues, par la formation de places nouvelles, par la construction de quais… des propriétés privées auront acquis une notable augmentation de valeur, ces propriétés pourront être chargées de payer une indemnité qui pourra s’élever jusqu’à la valeur de la moitié des avantages qu’elles auront acquis. »

C’est du principe que s’inspirait à la même époque Fourier, qui n’était pas juriste et ignorait profondément la loi de 1807, lorsqu’il s’indignait de voir « l’avarice, meurtrière » des « vandales » construire à Paris « des maisons malsaines et privées d’air, où ils entassent économiquement des fourmilières de populace. Protestant au nom de « l’utilité générale », au nom des « libertés collectives » qui gênent les libertés individuelles » et « les prétentions à l’égoïsme », il trouve odieux que « l’on décore du nom de liberté ces spéculations assassines ».

Sa conception réaliste de la liberté, qui est un fait social, lui dicte la bonne solution, proposée encore aujourd’hui, et qui attend en France les réalisations déjà accomplies en Angleterre et en Nouvelle-Zélande :

« Un indice de l’esprit faux et de l’impéritie qui régnent à cet égard, dit-il, c’est qu’aucune loi n’a stipulé des obligations relatives au fait de salubrité et d’embellissement. Par exemple : qu’une ville achète et abatte quelque îlot de masures qui masquaient quatre rues… Il est certain que les quatre maisons des côtés adjacents acquerront beaucoup de valeur… Elles devront, en bonne justice, partage de bénéfice à la commune… Cependant, aucune loi ne les astreint à l’indemnité de moitié du bénéfice obtenu. »

La Chambre, exceptionnellement laborieuse dans cette session, votait en juin la loi sur l’instruction primaire, dite du 28 juin 1833, présentée par Guizot. Le problème était difficile à résoudre : d’une part, il fallait céder aux exigences du parti libéral qui avait tant protesté contre l’obscurantisme de la Restauration ; d’autre part, il ne fallait pas mettre aux mains de la classe ouvrière un instrument d’émancipation aussi formidable, aussi puissamment irrésistible, que le savoir positif et réel. La difficulté, cependant, n’était pas pour embarrasser un doctrinaire. Quoique protestant, c’est-à-dire par définition partisan de l’instruction populaire, il n’avait aucune hostilité contre le catholicisme, dont il appréciait hautement la fonction de gendarmerie spirituelle. Il l’avait déclaré en 1832. Sa loi lui donna l’occasion de le prouver.

La loi qui organisait l’enseignement primaire, jusque-là laissé à l’arbitraire des communes et des particulière, imposait dorénavant aux communes l’obligation d’entretenir des écoles publiques ; les particuliers demeuraient libres d’ouvrir des écoles privées sans autres conditions que d’être âgés de dix-huit ans et d’être pourvus d’un certificat de moralité et de capacité délivré non par les autorités enseignantes, mais par le maire et par trois conseillers municipaux. L’enseignement devait comprendre d’abord les principes de la religion et de la morale, ensuite la lecture, l’écriture, le calcul, les éléments de la langue française et le système décimal.

Des écoles primaires supérieures étaient instituées en même temps. Quant aux filles, rien pour elles encore. De la gratuité, pas un mot, sauf pour les enfants indigents et sur un vote des conseils municipaux. De l’obligation, encore moins. « Forcer le père à mourir de faim pour instruire le fils, dit Louis Blanc, n’eût été qu’une dérision cruelle. » Et il part de là pour « faire sentir combien toute réforme partielle est absurde, et qu’il n’y a d’amélioration véritable que celle qui se lie à un ensemble de réformes constituant une rénovation sociale, profonde, hardie et complète ». Il devait vivre assez, cependant, pour donner lui-même un démenti à cette thèse, caressée aujourd’hui encore par certains socialistes qui se croient révolutionnaires parce qu’ils méprisent les « réformettes », et voter la loi de 1882 sur l’enseignement obligatoire. Dans leur intense désir d’opposer au mal qu’ils constatent le bien qu’ils proposent, les socialistes tombent dans le travers d’épouser les thèses, pessimistes jusqu’à la démagogie, des conservateurs, qui ne critiquent le présent que par regret d’un passé pire encore.

Les récriminations entendues par les inspecteurs généraux de l’enseignement au moment où se discute la loi de 1833 sont intéressantes à rapporter. « Quand tous les enfants du village sauront lire et écrire, où trouverons-nous des bras ? » disent les propriétaires agricoles, « franchement dévoués au gouvernement », qui déclarent parler « au nom des intérêts de l’agriculture ».

« Nous avons besoin de vignerons et non pas de lecteurs », dit un vigneron du Médoc, auquel fait écho un bourgeois de Gers, qui s’écrie : « Au lieu d’aller perdre leur temps à l’école, qu’ils aillent curer un fossé ! » Dans les Ardennes, « certaines personnes distinguées par leur fortune… prétendent qu’il est inutile de montrer à lire à des paysans qui doivent gagner leur pain à la sueur de leur front. » Leur pain, et la brioche des enfants de ces « personnes distinguées », pour qui seuls sont faites les écoles. Dans la Dordogne, on est « persuadé que le paysan qui dépasse un certain degré de connaissances devient un personnage inutile ». Dans la Drôme, les familles riches « craignent de voir l’instruction se répandre dans les classes pauvres » ; et dans le Cher, les propriétaires, « avant tout amis de l’ordre et de la paix, ne voient pas sans inquiétude propager l’instruction élémentaire, surtout dans des temps où les journaux pullulent ».

Guizot, on le voit, avait affaire à forte partie. Contre l’égoïsme inintelligent des bourgeois qui formaient en somme sa majorité, il fit appel à la politique de l’Église. Il installa le prêtre dans l’école. Cette loi satisfaisait d’ailleurs si complètement le parti clérical que Montalembert la vota sans une critique. Eusèbe Salverte avait proposé un amendement portant que des notions des droits et devoirs politiques seraient données aux enfants. Cet amendement fut repoussé par Guizot, qui railla cette prétention de parler de devoirs et de droits civiques à des bambins de six à dix ans. À ceux qui lui reprochaient d’avoir introduit dans l’école le prêtre, c’est-à-dire l’ennemi de l’enseignement, il répondait : Il vaut mieux avoir la lutte en dedans qu’en dehors.

Pour compléter les assurances données au clergé, le rapporteur de la loi, Renouard, indiquait que la place des curés était tout indiquée parmi les délégués inspecteurs des écoles. « Fréquemment, disait-il, les conseils municipaux auront le bonheur de pouvoir confier cette délégation à une classe d’hommes qui ont pour mission spéciale de consacrer leur vie à améliorer par la morale et les lumières le sort de l’humanité. Vous avez tous compris, messieurs, que je signale ici les curés et autres ministres des différents cultes. »

De son côté, Guizot donnait au clergé tous les gages possibles. Il plaçait, dans l’école, l’instituteur sous l’autorité du prêtre. Et ces instituteurs, qu’on redoute comme des « anticurés », l’expression est de Thiers, soyez tranquille ; le curé saura les tenir. Cependant M. Thureau-Dangin estime que « la loi de 1833 leur avait donné trop d’indépendance » et qu’elle « avait aussi trop étroitement limité l’influence du clergé. » C’est la bonne doctrine de l’Église, qui ne tient rien tant qu’elle ne tient pas tout. Les récriminations de M. Thureau-Dangin, plus exigeant que Montalembert lui-même, sont tout de même excessives et témoignent envers Guizot d’une injustice profonde, car le ministre fit tout ce qu’il put pour ligoter l’instituteur, dont il traçait en ces termes les occupations :

« Que fait, que doit faire le maître d’école ? disait-il à la Chambre le 2 mai. Est-ce qu’il donne à une certaine heure une leçon de morale, de religion ? Non. Il ouvre et ferme l’école sur la prière ; il fait dire la leçon dans le catéchisme ; il donne des leçons d’histoire par la lecture de l’Écriture sainte. L’instruction religieuse et morale s’associe à l’instruction tout entière, à tous les actes du maître d’école et des enfants. Et, par là seulement, vous atteignez le but que vous vous êtes proposé, qui est de donner à l’instruction un caractère moral et religieux. »

Il n’y manque que le calcul : Guizot n’a pas osé mettre le mystère de la Trinité et la multiplication des pains à la base de cet enseignement. Mais un calcul qui ne fait pas défaut, c’est celui-ci, hautement avoué, proclamé : Donner un enseignement qui trompât la faim de savoir et la soif de vérité, car de tels appétits contiennent « un principe d’orgueil, d’insubordination, d’égoïsme (ah ! l’égoïsme des pauvres qui veulent manger à leur faim !) et par conséquent de danger pour la société. »

Placer l’instituteur dans la dépendance du conseil municipal, c’était, dans trente mille communes au moins, l’asservir au curé. Fixer son traitement minimum à deux cents francs par an, c’était resserrer la chaîne plus étroitement encore, faire de lui un valet d’église, à la fois bedeau, sacristain, sonneur et fossoyeur. La plupart d’entre eux devaient mendier auprès des parents de leurs élèves les redevances fixées pour la scolarité.

Dans certains pays, disent les rapports officiels, « les instituteurs vivent de ce que les parents veulent bien leur donner lors de chaque récolte ». Aux portes de Paris, dans les environs d’Étampes, « les instituteurs se contentent d’une certaine quête qu’ils font chez l’un et chez l’autre. Supposez, dans la saison des vendanges, M. l’instituteur allant de porte en porte avec une brocotte, mendier quelques litres de vin, le plus souvent donnés de mauvaise grâce ». En Seine-et-Oise, également, « il y a dans plusieurs localités un mode de rétribution qui renferme quelque chose d’humiliant pour l’instituteur, en l’assimilant en quelque sorte à l’individu qui tend la main pour recevoir la récompense de ses peines… et quelle récompense !… des pois ! » On allait jusqu’à rabrouer l’instituteur réclamant dans un ménage quelques pommes de terre, « parce qu’il faisait tort aux pourceaux ». Quand les maires « voulaient donner à l’instituteur une marque d’amitié », dit un rapport d’inspecteur général, ils « le faisaient manger à la cuisine ».

Maîtres et élèves seront logés dans des taudis. L’école est fréquemment une grange abandonnée à regret. Des salles de douze pieds de côté entassent quatre-vingts enfants sur le sol humide, en terre battue. Les inspecteurs signalent dans « ces foyers d’infection la cause d’une foule de maladies graves, épidémiques et quelquefois annuelles, qui attaquent la jeunesse des écoles. Cette note est uniformément donnée pour la Meuse, pour la Haute-Marne, pour le Calvados, pour le Vaucluse, pour la Somme.

Comment ainsi ravalé, l’instituteur pouvait-il garder le sentiment de sa dignité ? Grâce à une constante révolte intérieure que, dans leur stupidité, ses maîtres ne pensaient pas allumer en lui par un tel traitement. Puissance du savoir, si modeste soit-il. Un être inculte peut subir passivement l’extrême humiliation jointe à l’extrême misère. Ses révoltes, si farouches soient-elles, seront brèves et rares.

(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


L’instituteur, par le fait qu’il tenait au village le frêle et vacillant flambeau du savoir libérateur, était déjà libéré en esprit, et sa révolte intérieure allait travailler à la libération des autres.

Ayant mené à bien, c’est-à-dire fait voter la loi sur l’enseignement, le ministère poursuivit son œuvre de libéralisme en en proposant une qui ne permettrait de crier sur la voie publique que les imprimés revêtus d’une autorisation de la police. À quoi bon, puisque Guizot avait proclamé à la tribune que la propagande révolutionnaire était morte ! Elle l’était si peu, qu’au dire du policier de la Hodde, « plus de six millions d’imprimés démagogiques avaient été jetés au public dans un espace de près de trois mois. » C’est là un témoignage un peu suspect. Les agents de police exagèrent toujours la force et grossissent toujours l’action de ceux qu’ils font métier de surveiller. Cependant, la propagande républicaine était intense, et nous en donnerons la mesure dans un très prochain chapitre.

Elle était également un peu montée de ton. Nous l’avons déjà constaté. Nous pourrions récuser de la Hodde lorsqu’il dit qu’après la loi des crieurs publics, « chaque jour des pamphlets, dont le titre seul était une offense à l’autorité ou à la Constitution, étaient apportés effrontément au visa de la police ». Et parmi ces titres, il en cite un : « À la potence les sergents de ville ! » et un autre qui paraît lui inspirer une égale horreur : « La Déclaration des Droits de Robespierre. »

Très courageusement pour l’époque où il écrit, Louis Blanc reconnaît la vérité et blâme ces procédés de polémique. « Les crieurs, dit-il, lancés sur les places et dans les rues par les ennemis du pouvoir ne furent souvent que des colporteurs de scandale, que les hérauts d’armes de l’émeute ; dans les libelles qu’ils distribuaient, la mauvaise foi des attaques le disputa plus d’une fois à la grossièreté du langage, et à je ne sais quelles flagorneries démagogiques. »

Mais c’était bien moins la forme dans laquelles elles étaient émises que les idées elles-mêmes qui préoccupaient le gouvernement et le poussaient à reprendre une à une les libertés conquises sur les barricades des trois journées. La Société des Amis du Peuple avait dû se dissoudre, mais à sa place celle des Droits de l’Homme avait surgi. Les brochures que publiait la nouvelle association posaient la question sociale en même temps que la question politique, et c’est à cette nouvelle propagande que le pouvoir essayait de mettre un terme.

« Sur trente-deux millions d’habitants, disait une de ces brochures, la France renferme cinq cent mille sybarites, un million d’esclaves heureux et trente millions d’ilotes, de parias… Dites-leur que la Monarchie n’est capable que de déplacer le bonheur et la souffrance, mais que la République seule peut tarir la source de celle-ci et rendre à chaque individu sa part de souffrances et de félicités… » « Nous avons bien moins en vue un changement politique qu’une refonte sociale, disait-on ailleurs. L’extension des droits politiques, le suffrage universel, peuvent être d’excellentes choses, mais comme moyens seulement, non comme but. Ce qui est notre but à nous, c’est la répartition égale des charges et des bénéfices de la société. »

« C’est le peuple qui garde et cultive le sol », écrivait Vignerte à Carrel, qui souffrait avec impatience cette floraison socialiste sur le terrain républicain ; « c’est lui qui féconde le commerce et l’industrie ; c’est lui qui crée toutes les richesses : à lui donc appartient le droit d’organiser la propriété, de faire l’égale répartition des charges et des jouissances sociales ». Une autre brochure disait que « le gouvernement du peuple par le peuple, c’est la République » ; et « avec elle » on opérerait le « nivellement des fortunes », le « nivellement des conditions ». En conséquence, le peuple était invité « à extirper jusque dans ses fondements mêmes l’aristocratie qui s’est reformée sous la dénomination de bourgeoisie ».

Pour le premier anniversaire des journées sanglantes de Saint-Merri, la Société des Droits de l’Homme lança un manifeste brûlant qui débutait par ces mots : « Citoyens, l’anniversaire des 5 et 6 juin ne vous demande pas de vaines douleurs ; les cyprès de la liberté veulent être arrosés avec du sang et non pas avec des larmes. Pour un frère qu’on nous tue, il nous en vient dix, et le pavé de nos rues imbibé de carnage fume au soleil d’été l’insurrection et la mort… »

Ce manifeste, que des renseignements de police attribuaient à Cavaignac, se terminait ainsi : « Le gouvernement ne tend qu’à renfermer et resserrer les existences dans les limites que leur ont assignées les hasards ou les infamies de notre organisation sociale ; aux uns la richesse, aux autres la misère ; aux uns le bonheur oisif, aux autres la faim, le froid et la mort à l’hôpital. Les larmes ne sont pas pour nous, elles sont pour nos ennemis ; car après leur mort, il ne subsistera plus rien d’eux, qu’un souvenir de malédiction. Bientôt le bras du souverain s’appesantira terrible sur leur front ; alors qu’ils n’espèrent ni grâce ni pardon ! Quand le peuple frappe, il n’est ni timide ni généreux, parce qu’il frappe non pas dans son intérêt, mais dans celui de l’éternelle morale et qu’il sait bien que personne n’a le droit de faire grâce en son nom. — Salut et fraternité. »

Un aussi véhément appel, qui proclamait l’insurrection en permanence, reflétait-il la pensée de tous les républicains groupés dans la Société des Droits de l’Homme ? Non, puisque ceux qu’on appelait les Girondins et qui se groupaient autour de Raspail avaient la majorité dans le comité directeur. Mais il y avait une minorité remuante, impatiente de bataille, que Lebon représentait dans le comité. Le manifeste fut une transaction entre ceux-ci, qui voulaient organiser l’insurrection pour le 5 juin 1833, et les premiers, qui formaient l’ancien noyau des Amis du Peuple, et disaient avec Raspail : « Formulons nos doctrines de manière à ne repousser aucune conviction ; ne froissons pas les intérêts ; n’attaquons pas de front les préjugés, ménageons-les pour mieux les détruire. » Nous reviendrons sur ces querelles.

Le manifeste ne pouvait manquer d’attirer des poursuites sur la tête des républicains. Vingt-sept d’entre eux prirent place sur le banc des accusés dans le procès, qui dura du 11 au 22 décembre. Les plaidoiries furent si véhémentes, que trois des détenseurs, Dupont, Michel (de Bourges) et Pinard furent frappés de suspension par le tribunal. Dupont, plaidant pour Kersausie, commenta la déclaration de Robespierre sur la propriété et dit : « Le dix-neuvième siècle a une mission à remplir, c’est l’affranchissement moral et politique des prolétaires. »

Dans son plaidoyer, dont la forme était plus violente que le fond, Raspail déclara que les républicains travaillaient à convaincre la majorité. Alors, ils se lèveront « quand le peuple, mais le peuple entier, mais le peuple qui se compose des bourgeois et des prolétaires (ne les séparons pas, puisqu’ils sont tous Français), quand le peuple croira qu’il est temps de destituer un pouvoir qui usurpe et qui conspire contre sa liberté. »

Le jury acquitta les vingt-sept. Mais le pouvoir voulait en finir avec cette propagande républicaine, socialiste et révolutionnaire : de là la loi sur les crieurs publics, en attendant un remaniement de la loi sur les associations qui se préparait au ministère.

Lorsque fut mise en discussion cette loi qui allait frapper les crieurs de journaux, dont la plupart étaient en même temps d’ardents propagandistes, un journaliste républicain, Rodde, qui dirigeait le Bon Sens avec Cauchois-Lemaire, annonça hautement son intention de protester publiquement contre l’attentat qui se préparait contre la liberté de la presse. Il était d’autant mieux qualifié pour élever sa protestation que, dans son journal, il s’attachait plus à instruire les travailleurs qu’à les pousser aux barricades.

Un dimanche, ainsi qu’il l’avait publié, il s’installa sur la place de la Bourse et se mit à crier les titres de brochures saisies les jours précédents. La foule lui fit un succès énorme. On l’acclamait aux cris répétés de : Respect à la loi ! Vive la liberté ! La police n’osa pas l’inquiéter, mais l’affluence était si grande qu’il dut se réfugier dans une maison. La loi n’en fut votée qu’avec plus d’entrain par les Chambres.

Cette affaire eut un épilogue. Cabet, dont le journal le Populaire exerçait une influence énorme dans les milieux ouvriers, avait publié de véhéments articles contre la loi. Le Populaire tirait à 27.000 exemplaires et publiait chaque dimanche une brochure. Il fallait briser cette force d’autant plus dangereuse que les conseils de modération donnés par Cabet étaient très écoutés par les républicains. On prit prétexte d’outrages à la Chambre pour suspendre l’immunité parlementaire et le faire condamner à deux ans de prison, quatre mille francs d’amende et deux ans d’interdiction des droits civils et politiques. « Cela nous en débarrassa », dit cyniquement Dupin dans ses Mémoires.

Cabet eût préféré aller en prison. Ses amis réunis chez le général Thiard, insistèrent auprès de lui et, invoquant l’intérêt du parti républicain, le supplièrent de garder sa liberté. Il partit donc pour la Belgique. Mais il y était à peine, que la Gazette de Francfort, alors au service de la « haute police internationale », selon l’expression de Félix Bonnaud, le dénonçait en ces termes au cabinet belge : « La République se réfugie de Paris à Bruxelles ; mais on ne l’y laissera pas. » Cabet fut, en effet sommé de partir dans les vingt-quatre heures et dut se réfugier en Angleterre.