Histoire socialiste/Le règne de Louis-Philippe/P2-07

2. LA RÉSISTANCE.



CHAPITRE VII


LE DROIT DE VISITE


Le ministère du 11 octobre (duc de Broglie-Guizot-Thiers). — Premier attentat sur Louis-Philippe. — Poursuites contre la presse et les sociétés populaires. — Siège d’Anvers et prise de la citadelle. — La répression de la traite des noirs. — Première ébauche de l’entente cordiale. — Les affaires d’Orient, de Portugal et d’Espagne. — Avènement d’Isabelle II. — L’insurrection carliste. — Mazzini : l’expédition de la « Jeune Italie » en Savoie.


Depuis quatre mois, Louis-Philippe était aux anges. Débarrassé de Casimir Perier, il était de fait président du conseil des ministres. Ce pouvoir personnel qu’il affectionnait tant, et qui devait le mener si loin, jusqu’à l’exil, lorsqu’il l’exercerait par la docilité morose et fière de Guizot, il en joui.ssait délicieusement. Mais l’automne venait, ramenant à Paris les députés, et ceux-ci, tout chauds encore du contact avec leurs électeurs, ne se gênaient pas pour dire que si, à la rentrée de la Chambre, le ministère se présentait sans chef, la Chambre le renverserait.

Louis-Philippe dut entendre, quel que fût son entêtement, et il était grand. Déjà, en juin, Dupin lui avait donné un avertissement en refusant le ministère de la justice dans un cabinet sans président responsable devant les Chambres. Louis-Philippe avait bien essayé de lui faire accroire qu’en réalité ce serait lui. Dupin, qui aurait la présidence de fait, puisque le garde des sceaux était premier dans l’ordre des ministres. Dupin eut beau jeu à masquer sous le respect du principe parlementaire sa répugnance à faire partie d’un ministère qui devait être renversé à son premier contact avec la Chambre. Il répondit donc qu’il ne s’agissait pas de lui, mais du principe.

« Le roi, dit-il dans ses Mémoires, répliqua vivement qu’il n’entendait pas se mettre de nouveau en tutelle en nommant un vice-roi ; et il continua avec tant de volubilité qu’il n’y eut plus moyen de rien objecter, en telle sorte que, ne me trouvant plus en liberté pour répondre, et craignant d’ailleurs de l’exciter davantage par mon insistance, je le priai de bien vouloir en référer à son conseil ; et profitant du moment où il rentrait dans le salon, je ne crus pouvoir mieux lui marquer mon respect que par ma retraite, dans la crainte de voir la discussion se rallumer. Au lieu, donc, de suivre Sa Majesté, je sortis par une autre issue, et regagnai ma voiture. »

Après avoir hésité entre Thiers, Guizot et Dupin, Louis-Philippe se décida pour le duc de Broglie. Mais celui-ci posa ses conditions. Il acceptait la présidence du conseil avec le portefeuille des affaires étrangères, mais il lui fallait Thiers à l’intérieur et Guizot à l’instruction publique, Barthe eut les sceaux et Human les finances, Soult garda son poste à la guerre, et, le 11 octobre, le ministère était constitué.

Le jour de l’ouverture de la session, un coup de pistolet fut tiré sur le roi, au moment où, à cheval selon le cérémonial d’alors, il traversait le pont Royal pour aller lire à la Chambre le discours de la couronne. Il n’avait pas été atteint. On trouva l’arme à terre et, un peu plus loin, un autre pistolet chargé.

La presse ministérielle poussa les hauts cris. Le parti républicain fut accusé d’armer le bras des assassins par ses doctrines. Tout attentat politique soulève les mêmes polémiques. Elles durent encore aujourd’hui. Autant que les attentats eux-mêmes, les accusations venimeuses où les idées sont incriminées prouvent la lenteur du progrès des mœurs publiques. Louis Blanc, recherchant les causes de l’assassinat politique, accuse la doctrine de l’individualisme politique, économique et moral.

« Le libéralisme, dit-il, avait produit pendant quinze ans cette fausse et pernicieuse théorie que les gouvernements ne doivent pas être chargés de la direction morale des esprits : les conséquences ne s’étaient pas fait attendre. Sous l’empire d’une loi athée et d’une morale abandonnée à tous les caprices de la controverse, chacun en était venu à n’accepter, de la légitimité de ses actes, d’autre juge que lui-même. »

Cette thèse ne tend rien moins qu’à condamner toute indépendance de pensée, toute audace de conception, toute novation et toute découverte. Elle justifiait Guizot et les doctrinaires qui devaient, au moment même où l’auteur de l’Histoire de Dix ans traçait ces lignes, tenter de constituer « l’unité morale » en se fondant sur l’enseignement religieux qui donnerait aux riches la mansuétude et aux pauvres la résignation.

Louis Blanc voulait l’unité morale dans l’égalité sociale, dans une communauté fondée sur le travail, soit. Mais il commençait par un impératif auquel l’esprit se soumettra de moins en moins. Le monde du travail se développera sur un statut d’association et d’égalité ; c’est là son irrésistible tendance, où les faits secondent sa volonté. Mais cette volonté collective sera un accord harmonique de volontés autonomes acquises à l’évidence, sans aucune influence mystique ou politique qui les contraigne à se fondre, à s’abolir, dans une unité qui deviendra de plus en plus impossible à mesure que chacun voudra penser par lui-même et se déterminer en connaissance de cause.

Pour en revenir à notre objet, disons que les attentats politiques sont en raison inverse de l’éducation civique des peuples et par conséquent de leur pratique de la liberté. La preuve, c’est que tout attentat contre les hommes qui incarnent l’autorité est suivi d’un attentat contre la liberté. Les juger ainsi, ce n’est pas condamner les actes de guerre que sont les attentats politiques. Dans certains pays, sous certains régimes, ils sont aussi nécessaires, c’est-à-dire rendus inévitables, que tout autre phénomène naturel. Mais, si jusqu’à présent ils ont pu modifier l’ordre de succession au trône ou y installer prématurément l’héritier légal, on ne voit pas qu’ils aient encore renversé un seul régime. L’attentat politique est un champignon qui croît dans la crypte des régimes d’ombre et de silence, une réplique à leur cruauté. Il dépérit et meurt au soleil de la liberté, qui mûrit des fruits de vie.

La réaction ne manqua pas au rendez-vous que lui avait donné le coup de pistolet d’un exalté. Celui-ci avait disparu. Deux agents de police qui s’étaient faufilés dans la société des Droits de l’Homme dénoncèrent comme l’auteur de l’attentat un jeune homme de vingt et un ans, nommé Bergeron, qui nia, produisit des témoins qui impressionnèrent peut-être moins le jury que les témoins suspects amenés par l’accusation. Bergeron fut acquitté.

Mais la société des Amis ne le fut pas, elle. Le ministère voulait en finir avec la liberté de fait dont les associations avaient bénéficié depuis les Journées de Juillet. Cavaignac, Trélat, Raspail et leurs amis comparurent donc de nouveau devant la cour d’assises, non plus pour répondre de délits personnels commis par la parole ou par la plume, mais pour avoir formé, en contravention de l’article 291, une association de plus de vingt personnes. Les associés furent acquittés par le jury, et l’association condamnée par la cour à se dissoudre.

En même temps, les journaux et les caricatures étaient poursuivis à outrance. La Tribune eut sa belle part dans ces poursuites et lorsque, le 12 mai suivant, elle dut cesser de paraître, après quatre années d’existence, c’est-à-dire de lutte, elle avait à son actif cent onze saisies et poursuites et vingt et une condamnations, donnant au total 157 630 francs d’amende et quarante-neuf ans de prison.

Comme quoi tout est relatif : Henri Heine, qui fréquente beaucoup les sociétés républicaines à cette époque, trouve qu’il est « comique de voir ces gens crier à l’oppression pendant qu’on leur permet de se fédérer ouvertement contre le gouvernement et de dire des choses dont la dixième partie suffirait, en Allemagne, pour faire condamner un homme à une enquête perpétuelle ». Ces paroles sont encore vraies aujourd’hui, plus vraies qu’il y a soixante-quinze ans, la distance entre les libertés relatives acquises par les deux pays n’ayant pas été rapprochée, et on pourrait les adresser à ceux d’entre les socialistes français qui, moins équitables pour leur pays que leurs camarades allemands, ne voient aucune différence entre le régime « d’un Loubet » et celui « d’un Guillaume ».

Mais avant d’en venir à l’examen des actes du nouveau ministère à l’intérieur, voyons quelle fut sa politique extérieure. Elle débuta par un succès, grâce à l’entente tacite conclue avec le ministère libéral d’Angleterre. Nous avons vu au chapitre II de cette partie que l’armée française avait forcé les troupes du roi de Hollande à se retirer de la Belgique, qu’elles avaient envahi. Mais le roi Guillaume ne s’était pas résigné pour cela à accepter le traité des 24 articles qui, libérant la Belgique et délimitant les deux royaumes, fixait leur part respective dans la liquidation nécessaire.

Le ministère du 11 octobre décida de contraindre le roi de Hollande à s’exécuter, et le 29 novembre le maréchal Gérard mettait le siège devant Anvers, dont la citadelle était occupée par les troupes hollandaises, placées sous les ordres du général Chassé. Malgré l’intervention de la flotte hollandaise, la citadelle dut capituler, le 23 décembre. Les mesures militaires prises par les Français dans cette entreprise purent éviter à la ville un bombardement. La Belgique était tout entière rendue à elle-même, et les violences nécessaires pour atteindre ce but réduites au minimum.

L’Angleterre profita des avantages moraux et matériels que valait à la France cette première rature aux traités de 1815 pour demander à notre pays de s’associer à elle par une convention réprimant effectivement la traite des esclaves. Cette convention du droit de visite se définit par son titre même. Les nations contractantes se donnaient mutuellement le droit d’arrêter en mer tout navire suspect de pratiquer la traite.

L’esclavage, aboli par la Révolution française, avait été rétabli par la réaction consulaire. Les gouvernements réunis au Congrès de Vienne, en 1815, avaient cru aller jusqu’au bout de leur devoir en interdisant la traite. Mais nulle sanction n’appuyait en réalité leur décret, non plus que celui des États-Unis, qui l’avait abolie dès 1808. Sous la pression de l’opinion publique, le ministère anglais venait, le 28 août 1833, d’abolir l’esclavage dans ses colonies. C’est alors qu’il proposa au gouvernement français de signer avec lui une convention sur le droit de visite. Celui-ci ne crut pas devoir se refuser à un acte d’humanité et de justice qui couronnait la glorieuse carrière du vieux Wilberforce, l’apôtre anglais de l’affranchissement des esclaves.

Cette convention qui devait être, plus tard, l’objet de tant de récriminations furieuses contre le gouvernement de Louis-Philippe et considérée comme une honteuse abdication de la France devant l’Angleterre, passa presque inaperçue au moment où elle fut conclue. Tout en gémissant sur la politique « de condescendance et de peur », qui décida le gouvernement à le signer, Louis Blanc reconnaît la justice du principe dont il s’inspirait.

Ses craintes, d’ailleurs, et ses griefs étaient vains, et ne tiennent pas devant les faits. Comme tous les patriotes anglophobes de son temps, il voit dans le droit de visite un moyen de tracasser le commerce maritime français et de mettre la flotte d’Angleterre au service des intérêts commerciaux de ce pays. Or, de 1831 à 1842, il n’y eut en fait que dix-sept protestations sur l’abus qui aurait été fait du droit de visite. « Cinq ou six avaient obtenu satisfaction, nous dit M. Thureau-Dangin ; les autres avaient été écartées comme sans fondement ou délaissées par les réclamants eux-mêmes. »

Avec justice, Louis Blanc lave les capitalistes anglais du reproche d’avoir voulu la suppression de l’esclavage et de la traite, ou plutôt il leur en ôte le mérite, si intéressé fût-il. Il ne croit pas que le gouvernement anglais ait « voulu, par l’émancipation des nègres, ruiner la culture du sucre des Antilles, pour assurer à son sucre indien la possession du marché de l’univers » … « Il faut reconnaître, ajoute-t-il, que c’est la nation anglaise et non le gouvernement anglais, qui l’a poussé enfin, ce cri d’émancipation, l’un des plus solennels et des plus puissants qui aient jamais retenti dans le monde. »

Ici, Louis Blanc proteste par anticipation contre la thèse du matérialisme historique dont, en ce point, Fourier avait tracé les premières lignes lorsqu’il disait en 1808 : « L’abolition de l’esclavage fut le fruit du régime féodal décroissant. L’introduction de ce régime fut l’effet du hasard (c’est-à-dire du progrès commercial et industriel) et non des calculs philosophiques. » Entre ce fatalisme abstrait et mécanique et l’idéalisme pur de Louis Blanc, entre cet asservissement de l’homme et de ses pensées aux progrès économiques et cette toute-puissance des idées, il y a place pour une vérité moins simple et que l’étude de l’histoire vérifie chaque jour.

Oui, certes, l’Angleterre, ayant supprimé chez elle l’esclavage, aura intérêt à ce que les autres nations à colonies ne lui fassent pas concurrence par la main-d’œuvre servile qu’elles continueraient d’employer. Mais si vraiment le mouvement d’humanité qui l’a portée à émanciper ses esclaves lui est dicté par l’intérêt, qu’a-t-elle à craindre de concurrents qui continueront d’employer une main-d’œuvre inférieure, et dont le rendement est moindre que celui du travail libre ? À présent, il est certain que l’émancipation des esclaves a été facilitée par le sucre de betterave, tant honni par Fourier, dont la sagacité fut ici en défaut. Le travail servile des colonies perdit, en effet, toute son importance dès que le travail salarié d’Europe put produire du sucre à meilleur marché. Mais, en fin de compte, l’ingéniosité humaine, mère des progrès industriels, est-elle d’une autre nature que cette ingéniosité s’appliquant à faire vivre les sociétés sous un statut politique et social d’où s’excluent à mesure l’arbitraire et l’inégalité ? Les Turcs brutaux et féroces du XVIe siècle auraient été aussi incapables d’inventer une machine à filer que de proclamer les droits de l’homme et du citoyen.

La convention du droit de visite fut suivie d’un projet, première ébauche de l’entente cordiale, qui devait consacrer officiellement les bons rapports de la

Le duc de Broglie
(D’après une lithographie de la Bibliothèque Nationale.)


France et de l’Angleterre. Ce projet, qui ne fut pas réalisé sur-le-champ, devait, selon une dépêche confidentielle du duc de Broglie adressée le 16 décembre 1833 à Talleyrand, notre ambassadeur à Londres, contenir dans son préambule cette phrase dans son ambiguïté diplomatique significative :

« Voulant, dans un esprit de conciliation et de paix, renouer les liens étroits qui unissent déjà les deux peuples, et offrir à l’Europe, par cette alliance fondée sur la foi des traités, la justice et les principes conservateurs de l’indépendance des États et du repos des nations, un nouveau gage de sécurité et de confiance… »

La justice et les principes conservateurs des États, le repos des nations, cela s’entend de deux manières, selon que celui qui prononce ces mots est conservateur ou libéral. Or, libéraux, les ministres anglais et français l’étaient, au sens tout relatif et anglais du mot, c’est-à-dire par rapport à l’absolutisme de la Sainte-Alliance. Mais avant d’être un libéral, tout ministre anglais est Anglais. Et ce ministère libéral français était panaché de doctrinaires, c’est-à-dire de conservateurs, comme Guizot, et son véritable chef en matière de politique étrangère, Louis-Philippe, était un conservateur, en tout cas un partisan du « repos des nations » à la manière où l’entendait Metternich, lui-même.

Néanmoins, cette tendance de réaction contre l’absolutisme de l’Europe centrale, si elle n’aboutit pas à un traité formel entre la France et l’Angleterre, et à une action ouverte des deux gouvernements dans la lutte que les libéraux soutenaient contre l’absolutisme en Espagne et au Portugal, eut du moins pour résultat de tenir en respect les monarchies de l’Est, et de les contraindre d’abandonner l’absolutisme ibérique à son malheureux sort.

Mais ce fut d’abord en Orient que s’affirma le concert anglo-français, c’est-à-dire uniquement sur le terrain des intérêts respectifs des deux pays, opposés à ceux de la Russie et de l’Autriche. En Égypte régnait alors, sous la domination purement nominale du sultan, un homme de volonté puissante, Méhémet-Ali. Superficiellement informée, comme toujours, la presse française voyait dans ce pacha libéré de la tutelle de la Porte un hardi réformateur, quelque chose comme un libéral d’Occident surgi par miracle dans un pays de servitude. Son énergie faisait dire de lui qu’il avait « épousé la pensée de Napoléon Ier » et on le louait d’avoir « francisé l’Égypte ». En réalité, ce despote asiatique n’était pas même, comme civilisateur, l’équivalent d’un Pierre le Grand taillant une administration à coups de sabre dans la chair tumultueuse de ses boyards.

Les « réformes » de Méhémet-Ali, dit fort judicieusement M. Driault dans la Question d’Orient, étaient tout en façade et « il y eut beaucoup de trompe-l’œil ». Il avait exterminé la milice toute-puissante des Mamelucks, mais il avait du coup confisqué leurs terres à son profit, soit la moitié du sol égyptien. Une supercherie fiscale, subie par un peuple, dont vingt invasions suivies de conquête attestent depuis trois mille ans la passivité, lui donna le reste. Son premier soin fut d’avoir une armée forte et exercée. En l’appelant à son secours contre la Grèce soulevée, le sultan Mahmoud combla ses vœux, qui étaient de s’affirmer aux yeux de l’Europe. Il arracha aux Grecs la Morée, que la France, à la paix, leur rendit ; il n’en demanda pas moins à Mahmoud le prix de ce service inutile, et exigea pour son fils Ibrahim le pachalick de Damas, c’est-à-dire la souveraineté de la Syrie.

Peu enclin à s’amoindrir au profit de celui qui l’avait secouru, surtout après avoir dû le faire au profit de ceux qui l’avaient vaincu, Mahmoud refusa net. Prenant prétexte d’un incident menu, Méhémet-Ali jette ses troupes en Syrie sous le commandement d’Ibrahim, tel un grand fauve lançant son petit sur la proie convoitée. Le 27 mai 1832, Ibrahim emportait Saint-Jean-d’Acre, moins bien défendu contre lui que trente ans auparavant contre Bonaparte, et le 14 juin entrait à Damas. De là, il marche à la rencontre de l’armée turque, la défait et passe en Asie-Mineure, menaçant directement Constantinople, où l’alarme est grande.

Prompt à profiter de l’occasion, le tzar Nicolas offre son concours au sultan. Celui-ci n’ose se mettre entre les mains d’un tel allié. Il préfère envoyer contre Ibrahim une seconde armée, qui est également battue (Konieh, le 22 décembre). Mahmoud, alors, se résigna à se mettre sous la protection du tzar. « Que voulez-vous ! dit-il à ceux qui lui remontrent les périls de l’intervention russe ; au risque d’être étouffé plus tard, un homme qui se noie s’accroche à un serpent. » Il espérait bien d’ailleurs que l’Europe ne permettrait pas à la Russie de le « sauver » à elle seule.

En effet, dès que la flotte russe apparut dans le Bosphore, l’amiral Roussin, envoyé par le duc de Broglie comme ambassadeur à Constantinople, jeta feu et flammes. Il menaça le sultan, le somma de renvoyer ses alliés et se fit fort de faire entendre raison à Méhémet-Ali et de le contraindre à réduire ses exigences. Le sultan parut intimidé. Au fond il était enchanté. Il renvoya la flotte russe avec la certitude qu’une fois de plus les rivalités des puissances allaient le tirer d’affaire.

Louis Blanc désapprouve la politique de Louis-Philippe dans ce conflit. « En présence de l’Empire ottoman condamné à une mort inévitable, dit-il, la politique de la France révolutionnaire, faisant suite à celle de Henri IV, de Richelieu et de Napoléon, consistait à contracter avec la Russie et la Prusse, contre l’Angleterre et l’Autriche. » La chose lui paraît toute simple : la France donne Constantinople à la Russie, agrandit la Prusse aux dépens de l’Autriche, à laquelle on arrache la Galicie pour reconstituer la Pologne, et s’adjuge la Syrie et l’Égypte ; plus la ligne du Rhin, naturellement.

On croit rêver en lisant de pareils enfantillages, qui montrent combien les républicains français de 1830 à 1840 étaient peu guéris de la fièvre que leur avait donnée le système napoléonien. Ce plan d’alliance russe — on sait ce que sa réalisation devait nous coûter depuis — est théoriquement parfait. Mais, voit-on la Russie détruire de ses propres mains les traités de 1815 ? L’aperçoit-on dépouillant sa complice de 1792 de la Galicie, pour le plaisir de reconstituer une Pologne dont elle vient de noyer la persistante nationalité dans le sang ? Conçoit-on une Prusse lâchant sa proie de l’Est et renonçant à celle de l’Ouest, abandonnant à la fois sa part de Pologne et la rive gauche du Rhin ? Voilà pourtant où l’anglophobie et la mégalomanie menaient nos aînés. C’est à se réjouir que leurs efforts n’aient pas alors réussi à renverser Louis-Philippe !

Mais revenons à Constantinople. L’amiral Roussin avait compté sans l’obstination de Méhémet-Ali, qui entendait garder tout ce que ses armes avaient conquis, c’est-à-dire la Syrie et le district d’Adana en Asie Mineure. Et pour affirmer sa prétention, il poussa les troupes d’Ibrahim sur Scutari, c’est-à-dire en face de Constantinople, sur la rive opposée du Bosphore. Les Russes, rappelés par le sultan, débarquent quinze mille hommes à Scutari, tandis qu’une autre armée russe, plus nombreuse, s’apprête à franchir le Danube. Alors, lord Ponsonsty, ambassadeur d’Angleterre, intervient à son tour et appuie les menaces de l’amiral Roussin. Une flotte anglo-française parait dans l’Archipel.

C’est le moment pour le sultan de laisser les puissances aux prises. Mais non. Ce qu’il avait refusé, il l’accorde soudain ; il accepte les dures conditions de son hautain vassal et, le 5 mai 1833, signe la convention de Kutayeh. D’où vient donc ce revirement subit ?

On ne tarda pas à en connaître la cause, et elle ne fut pas de nature à réjouir la France et l’Angleterre, jouées par le subtil Oriental. Par la convention d’Unkiar-Skelessi, du 8 juillet suivant, la Russie s’engageait à fournir dans l’occurrence des secours à la Porte, qui, de son côté, fermait les Dardanelles à tout navire étranger. La Russie avait son salaire. L’émoi fut grand en France et en Angleterre, où l’on refusa de reconnaître ce traité. C’est à dater de ce moment que l’Angleterre se rapprochera de l’Autriche pour en conjurer les effets.

D’autres événements se déroulaient dans le même moment à l’autre extrémité de l’Europe méridionale, où l’appui des volontaires français et de l’argent anglais mettait un terme à la tyrannie de don Miguel, malgré l’appui apporté à celui-ci par le maréchal de Bourmont. Et tandis que l’absolutisme expirait au Portugal, le roi Ferdinand VII en faisait autant de son côté, le 29 septembre, laissant la régence à la reine Christine et le trône à une enfant de trois ans, celle qui devait être Isabelle II.

Enfoncé jusqu’au cou dans sa mégalomanie, Louis Blanc fait un grief au gouvernement de Louis-Philippe de s’être empressé à reconnaître la jeune reine. Il lui reproche de n’avoir pas invoqué la loi salique et de n’avoir pas ainsi soutenu les prétentions de don Carlos, frère du roi défunt. Tout cela dans la crainte de l’éventuel Charles-Quint qui pouvait épouser un jour la petite reine ! Au-dessus de la loi salique, n’y avait-il pas la constitution, les lois du pays ? Or, Ferdinand VII avait pris ses précautions en promulguant, en 1830, la pragmatique de Charles IV votée en 1789 par les Cortès et rendant les filles aptes à succéder.

Don Carlos fut abandonné à ses propres forces, l’Europe étant liée à la non-intervention par la proclamation qu’avaient faite de ce principe la France et l’Angleterre. Il put ensanglanter son pays par une guerre qui dura six ans ; mais l’Espagne put s’acheminer, néanmoins, à travers mille souffrances, dans les voies du régime constitutionnel. On sait qu’elle n’est pas encore délivrée du mal clérical et absolutiste qui furent les principales causes de décadence de ce qui fut une grande nation, et peut le redevenir.

L’année 1834 s’ouvre par l’expédition, manquée, de la Jeune Italie contre le roi Charles-Albert, ancien conspirateur qui avait dépouillé son libéralisme et son patriotisme italien en montant sur le trône de Piémont. Qu’était la Jeune Italie ? Une transformation de la vieille Charbonnerie, opérée en 1831 par un jeune homme de vingt-cinq ans, ardent et autoritaire, Mazzini, qui lui donna pour devise : Dio e popolo. Mazzini, dont toute la vie fut vouée à la démocratie et à la nationalité, était un mystique dans toute la force du terme, prophète plutôt qu’apôtre, démocrate plutôt que libéral. L’âme fanatique et puissante de Savonarole revivait en lui.

Lorsque l’association eut pris des forces, il fut décidé que l’œuvre de libération commencerait par le Piémont. Une expédition fut donc organisée à Genève et à Lyon, d’où partirent deux troupes, dont l’une n’arriva à la frontière de Savoie que pour se heurter aux troupes piémontaises. L’autre, conduite par Mazzini, s’égara dans les neiges de la haute Savoie et, la fatigue ayant vaincu son chef, fut ramenée en Suisse sans avoir combattu. Il est certain que la désapprobation de la Charbonnerie, alors dirigée par le vieux communiste Buonarotti, eut une part assez grande dans l’échec d’une entreprise qui, par ailleurs, n’avait pas beaucoup plus de chances de réussite que celle tentée quelques mois auparavant en Vendée par la duchesse de Berri.

Gênes, qui devait se soulever en même temps que la Savoie, ne bougea pas. Il y eut un peu partout, dans les États de Charles-Albert, des arrestations, des condamnations, des exécutions. C’est de Gênes, où il était alors, que Garibaldi s’échappa pour passer à Marseille, et de là dans l’Amérique du Sud, où commença son admirable carrière de champion armé des peuples opprimés.