Histoire socialiste/Le règne de Louis-Philippe/P1-05

1. LA RÉVOLUTION BOURGEOISE.


CHAPITRE V


LE RÈGNE DE LA BOURGEOISIE


Le roi sera-t-il à la finance ou à la boutique ? — Caractères libéraux de la petite bourgeoisie. — État de l’industrie française en 1830.— Les régions industrielles et les régions agricoles. — Enrichissement de la bourgeoisie.— Paupérisme dans les villes, mendicité dans les campagnes.


On ne peut mieux comparer la situation de la bourgeoisie vis-à-vis du peuple, dans les premiers jours de la monarchie de juillet, qu’à celle du chasseur qui veut empêcher son chien de dévorer le lièvre attrapé à la course.

Glissant d’opposition en révolution, sans le vouloir et quasi sans s’en apercevoir, finalement à son corps défendant, la bourgeoisie a lancé le peuple sur la monarchie de droit divin ; elle a fermé ses ateliers et jeté les ouvriers à la rue, aux barricades. La révolution faite, elle n’a plus qu’un rêve : remettre à la chaîne ces ouvriers que les barricades ont mis en appétit de république.

Mais la classe victorieuse n’est pas homogène. Si elle est unanime à vouloir jouir seule de la conquête que vient de lui assurer la force du peuple, c’est uniquement sur le terrain des intérêts matériels que se fait l’unanimité. Même, dans cet ordre, elle sacrifie volontiers les intérêts, ceux de la petite bourgeoisie, il est vrai, aux principes d’abstention de l’État professés par la grande bourgeoisie, car celle-ci n’en peut que tirer profit, sans contrainte ni contrôle. C’est ainsi qu’en novembre 1830, la Chambre acquise aux principes de l’économie politique libérale, c’est-à-dire aux grands intérêts, fit un accueil dédaigneux à la pétition d’un « grand nombre de négociants de Paris demandant que le gouvernement ouvre, par une loi, au ministère des finances, un crédit suffisant pour établir une caisse où seraient escomptées toutes les valeurs de portefeuille ayant au moins deux signatures, dont l’une autant que possible d’un manufacturier ou d’un commerçant quelconque, et toutes deux offrant une solvabilité suffisante. »

Chose curieuse et d’ailleurs bien compréhensible à ce moment, ce fut un démocrate, un communiste, Voyer d’Argenson, qui se prononça le plus ardemment contre cette mesure, justifiée pourtant par la crise que subissaient le commerce et l’industrie, crise encore aggravée par les événements de juillet. Dans l’ordre du jour qu’il proposait, à la séance du 26 novembre, il estima que le crédit demandé n’était « profitable qu’à des intérêts particuliers, qui n’apportaient aucune amélioration au sort du peuple, c’est-à-dire des travailleurs ».

Vivement critiqué par les journaux du libéralisme avancé, il répliqua par une lettre publique où il disait en substance que « pour celui qui vit du travail de ses mains, et même pour celui qui ne jouit que d’un revenu égal aux frais de son strict nécessaire, toute charge publique nouvelle correspond à une privation de plus. » Le Globe n’eut point de peine à battre Voyer d’Argenson sur le terrain étroit où il s’était placé.

En somme, la bourgeoisie, appelée au pouvoir par les événements plus que par sa volonté réfléchie, est condamnée à un perpétuel équilibre instable, et l’on ne peut rien comprendre à son attitude au cours des dix-huit premières années de son règne si on la considère comme un bloc homogène. Elle ne forme ce bloc que contre les retours offensifs de la féodalité et les premiers mouvements du prolétariat en formation. Contre la première elle est libérale, voltairienne et patriote. Contre le second elle est autoritaire à l’excès, et son libéralisme économique déguise mal l’unique désir de conserver les positions acquises.

Elle n’aime pas le roi qu’elle s’est donné. « Chez la plupart de ceux qui soutenaient la monarchie nouvelle, dit mélancoliquement M. Thureau-Dangin, le cœur n’était pas assez intéressé. » Ils ne le considèrent que comme « un paratonnerre pour protéger les boutiques. » La haute bourgeoisie gouverne bien les intérêts, elle conduit bien la boutique où elle veut, mais elle n’est pas plus que celle-ci attachée à la monarchie nouvelle ; plus clairvoyante que le commun des possédants, elle s’est résignée à la situation révolutionnaire. Louis Blanc a raison d’observer qu’elle eût préféré « faire capituler Charles X ». C’est d’elle que viendront les efforts pour donner au trône surgi des barricades un caractère de quasi-légitimité. Pour elle, Louis-Philippe ne tire pas son droit de la force populaire et de la sanction législative du 8 août, mais de l’abdication du roi et de la vacance forcée du trône.

Pour la boutique, il n’en est pas ainsi. Elle craint bien de sauter dans l’inconnu républicain et on l’effraie facilement avec les souvenirs de 93 ; elle suit bien aveuglément les directions économiques que lui impriment les chefs de la finance, de l’industrie et du négoce ; elle est bien nettement hostile à toute accession de la plèbe ouvrière au pouvoir économique et politique. Mais elle entend jouir du pouvoir, dont elle s’est emparée à coups de fusil tandis que la haute bourgeoisie attendait pour se prononcer la victoire du plus fort.

La garde nationale est pour elle une occasion de se connaître, un moyen de se constituer à l’état, sinon de classe du moins de catégorie distincte. Il se forme là une démocratie moyenne, discuteuse, frondeuse et turbulente, d’où le peuple est exclu et où la haute bourgeoisie est noyée dans la masse. Elle n’accepte donc pas Louis-Philippe parce qu’il est un Bourbon, mais en dépit de cette origine, dont le sang de juillet vient de le laver. L’anecdote suivante, rapportée par M. Thureau-Dangin, peint très exactement cet état d’esprit.

« Lors des illuminations du 28 juillet 1831, dit-il, un Parisien avait mis à sa fenêtre son propre portrait et celui du Roi, avec ce distique écrit sur un transparent :


Il n’est point de distance entre Philippe et moi ;
Il est roi-citoyen, je suis citoyen-roi. »


Cette bourgeoisie-là est sur beaucoup de points bien plus près du peuple que de ses propres dirigeants. Elle partage avec lui « la dernière passion révolutionnaire » que Sainte-Beuve, dans ses Premiers Lundis, aperçoive encore : « la haine des Bourbons, du drapeau blanc ramené par l’étranger, des jésuites. » Si elle professe, somme toute, un loyalisme égal à celui de la petite bourgeoisie, ses motifs ne sont ni plus ni moins intéressés. Et, ne distinguant pas sous ce rapport entre les deux catégories de la classe dominante, Proudhon pourra, dans les toutes premières lettres de sa correspondance, constater que ces « sots et épais bourgeois… n’admettent la monarchie que parce qu’ils veulent s’en faire une servante très humble et un instrument de domination. »

Proudhon rit des « angoisses des riches bourgeois » qui « invoquent tour à tour la royauté, qu’ils voudraient museler, la religion dont ils prétendent bien se passer, les systèmes d’économie qu’ils n’ont pas la force de comprendre ni le courage d’enrayer ». Confondant ensemble la haute bourgeoisie et la boutique, et prêtant à celle-ci les sentiments et l’état d’esprit de celle-là, Proudhon ajoute : « Ils font appel au désintéressement du fond de leur égoïsme ; ils reconnaissent et proclament la nécessité d’une réforme morale, mais ils ne veulent quitter ni leurs plaisirs ni leurs privilèges. »

Le grand révolutionnaire parle ici plutôt en moraliste qui prêche tout le monde qu’en philosophe faisant de l’analyse sociale. Il n’est pas encore devenu le théoricien du socialisme « petit bourgeois » ; l’artisan maître de son atelier et le paysan maître de son champ sont bien déjà les individus-types de la société qu’il rêve, mais il est encore tout proche de son origine prolétarienne, et il ne distingue pas les caractères qui différencient si profondément les deux catégories de la classe sous laquelle le prolétariat est courbé.

Certes, dans son portrait de ce qu’il appelle les « riches bourgeois », bien des traits sont communs aux deux catégories, mais certains de ces traits ne le sont qu’en surface. Ainsi, la haute bourgeoisie dissimule à peine sa main dans le sac de Saint-Germain-l’Auxerrois et le pillage de l’archevêché, tandis que d’autre part la boutique continue d’envoyer ses femmes et ses enfants aux offices religieux et même ne boude guère à les y accompagner. Mais, en réalité, la haute bourgeoisie voit dans la religion un instrument de discipline sociale, et c’est précisément pour cela qu’elle entend, même par la terreur, en détacher les ministres d’une cause désormais perdue. Elle consent donc à une émeute qui épargnera les frais d’une nouvelle révolution, peut-être de deux. Elle donne au clergé un avertissement que celui-ci entend à demi-mot, et nous le verrons bientôt, dans sa masse tout au moins, se rallier au régime de juillet.

La boutique n’a pas ces hautes vues politiques. Son horizon intellectuel dépasse à peine les limites d’un cercle de rapports économiques et sociaux forcément restreint. Mais les négations du XVIIIe siècle sont dans l’air qu’elle respire ; matérialisée par le culte des intérêts, elle a réduit au minimum la catégorie de l’idéal ; le doit et l’avoir, le deux et deux font quatre lui ont fait prendre en dédain le mystère de la trinité ; elle est morale par prudence autant que par une habitude héréditaire. Le déisme de Voltaire et de Jean-Jacques Rousseau a détruit à ses yeux tous les prestiges du dieu absolu, despote omnipotent. Son dieu est le « Dieu des bonnes gens » de Béranger, un vieux papa débonnaire et familier, monarque constitutionnel de l’univers, dont on peut turlupiner les ministres.

Mais sa pensée, libérée par la critique des philosophes, n’a pu prendre son vol, retenu par mille liens dans les formes du passé. La boutique s’arrangera donc d’une religion réduite au minimum. Mais, voyant toutes choses sous l’angle des intérêts matériels, éprise aussi de l’indépendance qu’elle vient de conquérir, c’est surtout à la puissance temporelle, au pouvoir politique et social de l’Église, qu’elle fera la guerre. Elle aura donc des égards, à peine une ironie tempérée de beaucoup de courtoisie, une condescendance souveraine et toute pénétrée de son importance, pour le bon curé, celui qui ne se mêle pas de politique, sait dissimuler les richesses qu’il accumule, ne fanatise pas les femmes, ne divise pas les familles et s’enferme dans son église.

Telle quelle, cette classe moyenne constitue la partie vivante et progressive de la nation. À la veille de la révolution de juillet, on ne compte en effet que douze millions de Français sachant lire. Divisant la France en deux grandes régions, Ch. Dupin calcule que les treize millions d’habitants de la région nord-est fournissent 740.840 élèves, tandis que les 18 millions de la région sud-ouest n’en donnent que 375.931. « Il y a des départements, dit-il, où les écoles ne reçoivent qu’un jeune élève sur 229 habitants. » Aussi ne peut-il s’empêcher de s’écrier que « l’Europe ne reconnaît sur son territoire que la péninsule espagnole, les provinces musulmanes, le sud de l’Italie, les ruines de la Grèce et les steppes de la Russie où l’instruction populaire soit plus arriérée qu’en France. »

Ainsi se trouve justifié le discours que, dès 1802, dans la seconde de ses Lettres d’un habitant de Genève, Saint-Simon adressait aux ouvriers : « Vous dites : Nous sommes dix fois, vingt fois, cent fois plus nombreux que les propriétaires, et cependant les propriétaires exercent sur nous une domination bien plus grande que celle que nous exerçons sur eux. Je conçois, mes amis, que vous soyez très contrariés ; mais remarquez que les propriétaires, quoique inférieurs en nombre, possèdent plus de lumières que vous, et que, pour le bien général, la domination doit être répartie dans la proportion des lumières. »

Saint-Simon pouvait parler ainsi sans insulter à la détresse des prolétaires, car il proposait l’égalité du point de départ par la suppression de l’héritage et par l’enseignement donné à tous les enfants à la mesure de leur capacité. Mais lorsque, s’appuyant sur la réalité du moment et faisant de ce moment toute l’éternité à venir, la bourgeoisie tenait le même langage, elle avouait sa prétention de conserver à jamais le monopole des lumières, instrument de sa domination sociale.

Constatons cependant que, sur ce point encore, elle est loin d’être homogène. Par un phénomène de capillarité sociale, la bourgeoisie se recrute incessamment parmi les membres les plus actifs, et aussi les plus chanceux, du prolétariat. L’illettré que sa ruse ou sa force, ou des circonstances heureuses, ont fait émerger sent aussitôt son infirmité originelle. Mille autres sentiments et intérêts le poussent à en libérer ses enfants, qu’il veut éduqués et instruits. D’autre part, ce n’est pas en vain que l’esprit de liberté l’a effleuré au front de son aile. On ne peut affirmer l’excellence du savoir sans en éveiller le désir et l’appétit autour de soi, et l’on ne peut alors décemment se refuser au devoir de propager le savoir dans la mesure où l’intérêt personnel ne court nul risque.

Or, bien au contraire, les ouvriers dont l’esprit est éveillé par un rudiment d’instruction sont de bien meilleurs instruments de production. Ce sentiment est si net dans la bourgeoisie de la Restauration que nous avons vu le contingent scolaire, dans la région où elle domine, le nord-est, région plutôt industrielle, être relativement trois fois plus nombreux que dans la région plutôt agricole du sud-ouest, où les survivances féodales sont plus générales et plus fortes. C’est ainsi que la riche et plantureuse Touraine, le jardin de la France, ne fournit qu’un écolier sur 268 habitants, tandis que la Basse-Bretagne en a un sur 222 seulement.

À l’époque où Ch. Dupin publie ces chiffres, dans la Situation progressive des forces de la France depuis 1814, c’est-à-dire à la veille de la révolution de juillet, en 1827, l’enseignement primaire gagne par an trois cent mille élèves, l’enseignement secondaire plus de trente mille, l’enseignement supérieur plus de dix mille, et l’enseignement industriel plus de dix mille également.

Mais c’est surtout à la bourgeoisie que profite le développement intellectuel qui se manifeste dès 1815, et c’est son très grand honneur de ne pas s’être refusé ce profit. On peut même dire que ses progrès intellectuels ont été plus rapides que les autres de tout ordre. Le peuple n’est pas encore devenu le grand consommateur d’imprimés qu’il est aujourd’hui, si mal servi d’ailleurs encore dans sa soif de savoir. Et pourtant, alors que l’accroissement annuel de la population, pour la période qui va de 1814 à 1827 est d’un demi pour cent, et que le nombre de chevaux augmente d’un pour cent, et la production industrielle de quatre à quatre et demi, les publications et la presse augmentent de neuf un quart.

L’imprimerie française, dans la même période de quatorze ans, non compris les journaux, passe de 45 millions de feuilles d’impression à plus de 144 millions, doublant les écrits consacrés aux beaux-arts et à la littérature, et aussi les almanachs qui sont la consommation intellectuelle ordinaire des campagnes. Les écrits militaires, l’histoire s’élèvent au triple, la philosophie au quadruple, les sciences et la théologie presqu’au quintuple.Les écrits consacrés à la législation se multiplient par quatorze ; mais les études sociales et administratives n’augmentent que d’un quart : il faut penser que beaucoup d’ouvrages de cette dernière catégorie ont été comptés dans la précédente.

Ajoutant ainsi le savoir à son pouvoir économique croissant, la bourgeoisie devait nécessairement conquérir le pouvoir politique, sans partage avec les survivants de la féodalité. Ch. Dupin prévoit très exactement la révolution de juillet lorsqu’il constate que les journaux conservateurs qui avaient 40.000 abonnés en 1820 n’en ont plus que 25.000 en 1827 et lorsqu’il ajoute :


Mauvaise charge
(D’après un document de la Bibliothèque nationale.)



« Par les calculs que j’ai faits sur une liste électorale qui relatait l’âge des électeurs (censitaires naturellement, donc bourgeois,) j’ai trouvé que la moitié des électeurs a passé l’âge de 55 ans… Dès aujourd’hui, les 54.000 électeurs de la France croissante (lisez : libérale) sont appuyés par une masse supérieure à 28.300.000 individus, et les 46.000 électeurs de la France expirante (lisez : conservatrice, à regrets féodaux) sont appuyés sur une masse inférieure à 3.063.000 vieillards. »

La précision méticuleuse de cette fantaisie statistique peut faire sourire, mais on n’y voit pas moins en chiffres saisissants le monde moderne se délivrant victorieusement des entraves du passé. Et l’assentiment des foules non votantes, du troupeau passif n’est pas gratuitement supposé. La vieille France n’avait plus pour elle que les regrets impuissants d’une minorité de vieillards.

La crise économique qui avait éclaté en 1827 tirait à sa fin lorsque la révolution de juillet vint la réveiller et la prolonger. Cependant on peut dire que le prolétariat, plus que la bourgeoisie, même moyenne, supporta le poids de cette dure épreuve. La preuve en est dans ce fait que le rejet de la pétition dont il a été parlé plus haut ne passionna nullement la boutique, encore toute chaude des barricades. Déjà, le 29 septembre, Persil avait pu faire rejeter un projet analogue, donnant la garantie de l’État jusqu’à concurrence de soixante millions aux prêts et avances sur marchandises et effets de commerce. Il avait même pu adresser ces paroles plutôt dures à la classe moyenne, encore enfiévrée de sa victoire :

Les gens paisibles, les bons citoyens, les négociants s’inquiètent ; au lieu de s’occuper à la Bourse de spéculations commerciales qu’ils souhaitent pouvoir confier à l’avenir, ils passent leur temps à signer des pétitions contre les clubs. »

Ces « bons citoyens » en question n’avaient pas attendu d’avoir fermé les clubs de leur main pour se remettre aux affaires. Dès le 19 septembre, en effet, les journaux signalent une reprise du mouvement industriel. Il se fait au Havre d’importantes ventes de coton pour alimenter les filatures de la région rouennaise. L’agitation causée par les ordonnances de juillet avait suspendu tous les travaux dans les fabriques de Lyon. Ils furent vite repris. « Ce qui rend la situation de nos fabriques peu inquiétante, dit le Précurseur, c’est qu’il n’y a sur place que très peu de marchandises fabriquées. »

Le journal lyonnais ajoute : « Quant à celles de nos industries qui viennent après celle des soieries, et qui ne laissent pas que d’être encore importantes, nous croyons que depuis nombre d’années elles n’avaient été si prospères. En effet, la chapellerie, la dorure, la passementerie, les enjolivures et toutes les fournitures dépendantes ou nécessaires n’abondent qu’avec peine aux demandes, et augmentent de prix. »

Les soieries, en tout cas, n’étaient pas comprises dans cette augmentation des prix. Les fabricants lyonnais ne manquaient pas de commandes, ni les canuts de travail, mais une concurrence effrénée du dedans et du dehors pesait continuellement sur les salaires et préparait l’explosion ouvrière qui devait éclater quelques mois plus tard.

Quand on regarde le mouvement industriel qui se développe de 1812 à 1825, on pénètre immédiatement le secret de la crise de 1827. C’est bien ce que Fourier appelle dans le même moment un engorgement, une pléthore, dont il s’agit. Les forces de production de la France sont venues s’ajouter à celles de l’Angleterre, dépassant de beaucoup les facultés de consommation. Qu’on songe que dans cette courte période l’industrie lainière passe de 35 millions de kilos de laine à 50 millions, dont huit de laines étrangères. En 1812 nos filatures produisent 10 millions de kilos de fils de coton, en 1825 elles en produisent 28 millions à des degrés supérieurs de finesse. La consommation de la houille, dans le même temps, passe d’un million de tonnes à un million et demi.

Bien que Paris produise des soieries, et ajoute à la concurrence qui en a définitivement ôté le monopole à Lyon, cette ville n’en voit pas moins sa population s’élever de cent mille habitants à cent cinquante mille en une douzaine d’années. La France exporte maintenant jusqu’en Asie des tapis imités de la Perse et de la Turquie, plus parfaits que leurs modèles, et fabrique des crêpes comme en Chine. Paris fabrique des cotons, des laines et des cachemires, et produit pour 14 millions de châles, pour 6 millions de meubles et d’orfèvrerie.

L’optique, qui prend toute sa valeur par le développement des sciences, est un des triomphes de l’industrie française : elle fournit à l’étranger les lentilles substituées aux réflecteurs pour les phares. C’est le moment où nous cessons d’être tributaires de l’étranger pour les articles d’acier : limes, râpes, alènes, faux, faucilles et scies ; nous commençons à concurrencer la Suisse dans l’horlogerie commune ; nous produisons des poteries plus fines et nous rejoignons les Anglais dans la taille des cristaux.

Les traités de 1814 et de 1815 ont enlevé à la France toute la rive gauche du Rhin et la Belgique, la privant soudainement d’une quantité d’usines et de gisements houillers et métallurgiques en pleine exploitation. Aussitôt l’activité minière se réveille sur et sous notre sol pour suffire aux besoins, et des hauts-fourneaux et des laminoires s’établissent dans la Nièvre, l’Yonne, la Moselle, la Loire. Des aciéries, des fabriques de fer blanc et de tôle surgissent dans la Nièvre, le Cher, l’Eure, le Doubs, la Côte-d’Or. Et, de cent mille quintaux de fer produits en 1814, nous passons en 1825 à cent soixante mille.

Non seulement, à cette époque, la France développe sa production, mais encore elle crée des nouvelles industries et transforme les anciennes à coups d’inventions répétées. La lithographie a démocratisé les œuvres d’art, l’industrie s’empare du procédé et l’applique sur toile, coton, laine, soie, poterie, faïence, porcelaine. Chaque jour apporte un nouveau progrès dans la teinture des fils et des tissus. Tandis que Saint-Quentin imite les linges damassés de Saxe et de Silésie, Mulhouse envoie ses imitations de cachemires et ses toiles peintes battre les produits allemands sur leur propre marché. L’industrie du papier peint progresse et s’approprie l’invention de la machine à fabriquer du papier d’une longueur indéfinie.

La production agricole, dont le développement est forcément moins rapide, a néanmoins pris part à cet essor. « La France produit trop ! s’écrie Ch. Dupin l’agriculture de la France est une agriculture trop productive !… Déjà nous avons cinq millions de bêtes à laine et 400.000 chevaux de plus qu’à l’instant où l’ennemi s’établissait comme à demeure sur notre territoire. » Et pourtant, par l’inégale répartition de cet excédent, il est des contrées, le pays de Caux et le Calvados, « où le paysan n’a pas assez de grands animaux domestiques pour empêcher que les femmes ne s’emploient comme bêtes de somme ou de trait. »

Somme toute, la France s’enrichit. Des chiffres communiqués par l’administration du timbre, il résulte que les familles françaises augmentent leurs meubles, leur vaisselle, leurs bijoux d’argent et d’or, pour vingt millions de francs par année. Cette indication nous renseigne immédiatement, et nous savons par elle que la France qui s’enrichit, ce n’est pas la totalité de la famille nationale, mais la minorité privilégiée.

« La richesse et ses avantages, dit Villermé dans son Tableau de l’état physique et moral des ouvriers, sont moins que jamais parmi nous le privilège exclusif d’une seule classe : mais tout le monde y prétend aujourd’hui, et pour cette raison les pauvres se regardent comme plus malheureux que jadis, bien qu’en réalité leur condition soit meilleure. » Soit, mais les faits mis au jour par sa magistrale enquête vont nous prouver que les pauvres n’ont pas profité dans la même mesure que les riches du développement économique de cette époque entre toutes remarquables, et que, trop souvent, ces progrès, d’ailleurs si justement vantés, se sont tournés contre ceux-là mêmes qui en étaient les metteurs en œuvre.

Au moment de sa première apparition dans l’histoire sociale et politique, quelle est la situation de la classe ouvrière ? Tous les écrivains s’accordent à la déclarer atroce, insupportable. Qu’il s’agisse de Villeneuve de Bargemont, royaliste et catholique, ou du baron de Morogues, qui déclare n’avoir aucune attache avec le parti féodal, qu’il s’agisse de Villermé lui-même ou d’Eugène Buret, enquêteurs résolus à rapporter loyalement ce qu’ils ont aperçu dans les bas-fonds d’extrême misère où ils ont plongé, l’unanimité est absolue : l’histoire ouvrière, dans la première moitié du XIXe siècle, est un martyrologe.

Il y a eu une misère pire, cependant, que celle dont nous allons indiquer quelques traits. Écoutons ce que quelques vieillards dirent à Villermé sur l’état de la fabrique avant 1789 :

« Il y a cinquante ans, les ouvriers en laine de Reims étaient, comme ceux des autres professions, dans une déplorable indigence. Les plus aisés d’alors, entassés dans des chambres étroites, mal nourris, mal vêtus, paraîtraient bien pauvres aujourd’hui. On citait ceux qui mangeaient une fois par semaine de la viande et de la soupe grasse, on enviait leur sort, et actuellement tout ouvrier qui n’est pas dans la misère en mange au moins deux fois. Enfin, la santé de l’ancien ouvrier rémois n’était pas aussi bonne, en général, que nous la voyons de nos jours. » Ce tableau de l’ancien état de misère des ouvriers de Reims est encore rembruni par une phrase du discours… de M. de Saint-Marceau, maire de cette ville : « Avant 1789, l’ouvrier de Reims était excessivement malheureux, et ne gagnait que 6 à 12 sous par jour. Mal nourri, mal vêtu, il n’osait se montrer les jours de dimanche et de fête. »

De quel abîme de servitude, d’abjection et de détresse émerge-t-elle donc cette malheureuse classe ouvrière, pour trouver relativement douce, lorsqu’elle remonte dans ses souvenirs, la situation qui lui est faite en 1830 !

De l’aveu des auteurs féodaux et catholiques eux-mêmes, d’ailleurs, et l’on sait s’ils sont intéressés à dénigrer le système mercantile et industriel moderne au profit du système d’agriculture patriarcale et féodale du passé, le développement industriel n’a pas créé le paupérisme. Villeneuve de Bargemontabeau nous dire que « le paupérisme marche toujours en raison de l’agglomération et de l’accroissement de la classe ouvrière », il est bien forcé d’avouer « qu’au moment de la révolution de juillet, il existait dans le royaume un nombre de mendiants moindre qu’avant 1789. »

Pecqueur, de son côté, dans les Améliorations matérielles, constate que la création de fabriques dans les campagnes y fait disparaître la mendicité. Le système mercantile et industriel, en se substituant au système féodal et agricole, n’a donc pas créé le paupérisme. Mais, selon les écrivains qui regrettent le passé, voici pourquoi le paupérisme du régime moderne est moins supportable, donc plus douloureux, que l’indigence de l’ancien régime :

D’une part, nous dit Villeneuve-Bargemont, il n’existe plus pour les indigents « de ces aumônes abondantes qui pouvaient peut-être faire naître des mendiants, mais qui du moins les nourrissaient, ainsi que le remarque un profond publiciste (M. de Bonald). D’autre part, la plus grande partie de la classe ouvrière ne tombe dans l’état d’indigence que dans les moments où une crise de surproduction vient arrêter tout travail. Ces alternatives de surtravail et de chômage, cette incertitude constante du lendemain rendent nécessairement les ouvriers mécontents de leur sort. »

Voilà, en effet, les deux caractéristiques de la situation nouvelle faite aux producteurs par le monde moderne et les principes qui s’en déduisent : Le patron, l’entrepreneur, se considère comme un acheteur de travail vis-à-vis de l’ouvrier. Le prix de ce travail est soumis à la loi de l’offre et de la demande. Tant pis pour qui n’obtient pas de son travail un prix suffisant. Et pourquoi donc le patron paierait-il trente sous le travail qu’il peut acheter pour vingt sous ? Son devoir envers l’ouvrier n’est point de veiller sur sa santé, sa moralité, son existence, de le secourir en cas de péril, de le soigner en cas de maladie : Toutes ces obligations féodales, tous ces devoirs chrétiens, (d’ailleurs si rarement, et si imparfaitement, et si superficiellement remplis par les maîtres d’ancien régime), le patron moderne y est soustrait par la nature même des choses.

Il s’entend bien que ces rapports nouveaux ne sont que théoriquement exacts ; en fait, le patron imitera de son mieux le seigneur féodal, tout au moins quant aux droits que celui-ci possédait sur ses vassaux : pour ce qui est des devoirs et obligations du maître, celui-ci ne les remplira communément que dans la mesure où il y trouverait un nouvel avantage. Le premier patron qui s’est avisé de loger ses ouvriers s’est assuré ainsi une population ouvrière stable, que sa stabilité même rendait plus docile.

Quantité de patrons de l’ancien régime, d’ailleurs, donnaient à leurs ouvriers le principal du salaire en logement et en nourriture. Les industriels anglais, tôt imités par leurs confrères français, n’eurent qu’à continuer cette pratique lors de la création des manufactures.

La seconde caractéristique du régime industriel, l’incertitude du lendemain, contribue pour beaucoup à rendre leur situation intolérable aux ouvriers, qui souffrent plus vivement des maux temporaires d’une crise qui les met en chômage, qu’ils ne souffraient de la misère endémique, palliée de mendicité, où les laissait croupir l’ancien régime. Car ces ouvriers, qui surgissent en 1830 et ne quitteront plus la scène tragique de l’histoire, ne sont pas tous fils des artisans de l’ancien régime. Le régime nouveau a appelé dans les manufactures, les usines, les mines, qui se créent sur tous les points du territoire, une masse paysanne non propriétaire ou propriétaire d’un insignifiant morceau de terre.

Si l’on veut connaître le degré réel de misère des classes populaires, il n’est pas de meilleur moyen que de consulter le coût de consommation du pain et de le comparer au salaire. Les pauvres gens, en effet, font du pain la base de leur alimentation. On peut donc considérer tout ce que leur salaire leur permettra de se procurer en sus de l’alimentation essentielle comme la mesure de leur bien-être, ou plutôt de leur mal-être.

Vauban, en 1698, fixe le salaire moyen d’une famille de quatre personnes à 108 livres par an pour les villes et à 90 livres pour les campagnes ; la dépense pour le pain (méteil) est évaluée par lui à 60 livres. L’ouvrier du temps de Louis XIV consacre donc au pain 60 pour cent de son salaire.

Arthur Young, en 1787, porte le salaire ouvrier moyen à dix-neuf sous par jour et le prix de la livre du pain à deux sous, soit pour quatre personnes huit sous par jour. À la veille de la Révolution, le rapport du prix du pain à celui du salaire est donc, de 42 à 100.

En 1791, Lavoisier établit à 585 livres 13 sous 4 deniers la dépense totale d’un ménage de cinq personnes, et à 144 francs la dépense pour le pain, soit 24 pour cent.

Le baron de Morogues, au lendemain de la révolution de juillet, évalue le gain annuel d’une famille de cinq personnes relativement aisée à 860 francs par an, pour une grande ville, et la dépense pour le pain à 296 francs, soit à 36 pour cent.

Pour une famille urbaine peu aisée, également de cinq personnes, le salaire est réduit à 760 francs, ce qui élève le pourcentage de la dépense pour le pain à 39 pour cent.

Enfin pour une famille de cinq personnes vivant à la campagne, Morogues dit que le salaire est de 620 francs. La consommation du pain prélève donc 49 pour cent. Les ouvriers semblent donc être devenus plus malheureux. Mais il ne faut pas perdre de vue que Morogues a groupé ses chiffres pour tenter de prouver que le régime industriel moderne est socialement mauvais. Tout en se défendant d’être conservateur et féodal, il incarne la protestation de l’immobilisme agricole et l’oisiveté parasite du rentier contre les révolutions du progrès industriel et les rafles du capital avide de se grossir et de se reproduire par l’exploitation du travail.