Histoire socialiste/Le Second Empire/Préface


PRÉFACE DE CHARLES ANDLER




Par courtoisie pour les camarades aînés qui lui ont cédé leur place dans la rédaction de l’Histoire Socialiste, et par modestie de savant, Albert Thomas nous a demandé, à Lucien Herr et à moi, de prendre sa défense devant le public. Il ne se doute pas qu’une justification nous serait plus nécessaire qu’à lui-même, puisque c’est nous qui avons manqué à notre parole. Le livre vigoureux qu’il vient de nous donner ne parle-t-il pas en sa faveur plus haut que nous ne pourrions faire ? Ses qualités de travailleur robuste et clairvoyant étaient connues des spécialistes de l’histoire autant que des militants du socialisme ; mais jamais elles n’ont apparu mieux en relief. Ce que nous n’aurions probablement jamais pu mener à bien, quand même nous n’aurions pas été paralysés par la lourdeur de notre besogne professionnelle, il l’a réalisé dans un temps très court, avec solidité, avec nouveauté. Ce nous est une joie véritable, au moment où nous devons présenter nos excuses au lecteur pour avoir déserté la besogne à laquelle nous nous étions engagés, d’avoir pu compter sur un collaborateur aussi consciencieux, aussi sûr de son métier d’historien, aussi heureux dans ses trouvailles documentaires que notre ami.

Mais sa besogne apparaît doublement méritoire quand on songe qu’elle était partiellement impossible. L’histoire se fait par condensations successives. Elle suppose de vastes dépouillements, résumés en monographies multiples. La plupart de ces monographies nous font encore défaut pour le Second Empire. L’histoire de la classe ouvrière n’est manifestement intelligible que par l’histoire économique et sociale tout entière. Cette histoire intégrale de la vie sociale sous le Second Empire manque encore des premiers travaux d’aménagement ; et, même pour l’histoire politique, il nous manque le travail de Charles Seignobos qui sans doute, un jour, renouvellera cette histoire.

Avant tout il nous faudrait, pour une période où l’industrie s’est renouvelée à fond dans ses méthodes, dans son outillage et dans sa discipline, une histoire détaillée des progrès technologiques. Albert Thomas a pu dépouiller d’assez près les rapports des Expositions universelles, pour se rendre compte que la prolétarisation des masses a suivi dans son ensemble la marche décrite pour l’Angleterre par Karl Marx. Mais les circonstances différentielles, la nouvelle métallurgie les perfectionnements de la machine à vapeur, du métier à tisser, le développement prodigieux des machines-outils, l’invention de turbines qui ont centuplé les forces hydrauliques utilisables, l’emploi industriel commençant de l’électricité dynamique, tout cela n’aurait pas besoin seulement d’être décrit dans sa nouveauté technique : il faudrait étudier ce qui, de ces inventions nouvelles a réellement passé dans l’outillage national, et quels déplacements de main-d’œuvre, quels changements dans la vie quotidienne de l’atelier, dans la rémunération ouvrière, dans la production s’en sont effectivement suivis. Le dénombrement des chevaux-vapeurs utilisés dans l’industrie française, tel que le donne la Statistique de la France, n’y suffit pas. Les journaux spéciaux d’économie politique n’ont pas serré de plus près, non plus, ces réalités sociales de première importance. Il y faudrait des monographies de fabriques, et des monographies de branches d’industrie, qui supposeraient l’exploration des archives privées au moins des principales usines, le dépouillement exact de toute leur comptabilité. Quelques Sociétés industrielles, comme celle de Lorraine et celle de Mulhouse, ont publié dans leurs Bulletins de brefs exposés d’histoire usinière régionale. Il n’est pas encore arrivé que des industriels français aient toléré des enquêtes aussi approfondies que celles entreprises en Allemagne pour le compte de Krupp ou de Siemens et Halske à diverses reprises. C’est en cour d’assises que Jaurès a dû retracer, un jour, l’histoire des Casimir-Périer. De même, nos statistiques des salaires, nos statistiques du prix des denrées, entreprises avec un soin si méticuleux et avec une méthode toujours si rigoureusement définie par notre Office du Travail, auraient besoin d’être rétrospectivement complétées, industrie par industrie, ville par ville ; et des travaux comme ceux de Simiand, sur le Salaire des ouvriers des mines de charbon en France au XIXe siècle, auraient besoin de se multiplier.

Ce qui frappe, devant l’abondance des monographies municipales dont nous disposons, c’est l’absence de la préoccupation sociale profonde. Il n’importerait pas que ce fussent surtout — ce qui est le cas réel — des monographies de municipalités très petites. Il est évidemment regrettable que Pontoise, Alençon, Gray et cent municipalités de pareille importance aient leur histoire, quand Marseille et Lyon n’ont pas la leur. Mais en amoncelant beaucoup d’histoires de communes très petites, on arriverait à reconstituer justement ce qui a été la vie quotidienne de la masse de la nation. Or, ce qui a prédominé chez les historiens même les plus réputés, c’est le souci archéologique. Les changements du tracé des rues, l’histoire des abbayes, celles des grandes cérémonies publiques, occupent toute l’attention dans la monographie étendue qu’un historien de la valeur de M. Camille Jullian a consacrée à la ville de Bordeaux. Quelle a été la répercussion des nouveaux traités de commerce libre-échangistes de 1860 sur la vie économique des grandes villes ; comment a été appliqué le décret de Persigny en 1852 qui autorisait les communes à se frapper elles-mêmes de centimes additionnels, comment ce self-government, pourtant minime, a été entravé sans cesse par des préfets à poigne ; comment se sont fondés ou parachevés les services publics municipaux, à quelles conditions pour les ouvriers, avec quels tarifs de salaires, voilà des ordres de faits dont aucun historien n’a entrepris l’exposé. Il serait possible, avec les publications des divers services publics d’une municipalité aussi complexe que Paris ou Lyon de reconstituer des fragments importants de la vie sociale de ces grandes villes. Pour les autres, il faut le dépouillement des archives locales ; et l’éducation de nos historiens régionaux n’est pas assez orientée vers les réalités sociales, la besogne d’initiation accomplie intelligemment par les plus récents spécialistes de l’histoire économique dans nos universités n’est pas assez avancée pour que l’histoire générale puisse déjà bénéficier de travaux encore très rares, très peu coordonnés, et qui ne sont pas encore arrivés à la période du Second Empire.

Pourtant, jamais l’expansion municipale ne fut plus vigoureuse, matériellement, que dans cette époque, et le Second Empire est pour la plupart de nos grandes villes une ère de prospérité et de transformation soudaine. L’ « haussmannisme » ne fut pas seulement un phénomène parisien. Lyon, Bordeaux, Marseille, Rouen, Cherbourg, le Havre accomplirent de même d’immenses travaux. Ces travaux étaient nécessaires et productifs pour une grande part. Ils répondaient à des besoins d’hygiène et de confort, aux besoins nouveaux de la circulation et à ceux de la navigation rapide à grand tonnage ; et ces besoins on ne les conteste plus. Ils nécessitaient un droit d’expropriation élargi et dévolu aux communes ; et ce droit, malgré toute la surveillance fonctionnariste, constituait dès lors, qu’on l’ait soupçonné ou non, une possibilité de gestion communale nouvelle, une possibilité de contrôle donnée à un pouvoir public sur la propriété privée. Les chantiers de travail de ces grandes entreprises publiques ont formé comme les ateliers nationaux du Second Empire. Sans doute la tentative de discipliner les ouvriers tout en leur assurant du travail, l’ancienne préoccupation policière qui a discrédité à tout jamais la mensongère création des ateliers nationaux de 1848, n’est pas absente de cette organisation nouvelle. Mais tout d’abord cette organisation sous l’Empire a été productive au lieu d’être stérile, et il est certain que dans son souci de ménager les ouvriers, le Second Empire a trouvé plusieurs des méthodes qui permettent de conjurer des crises temporaires de chômage par des entreprises utiles de travaux publics.

Karl Marx déjà remarquait que les suffrages qui consolidaient l’Empire étaient ceux des paysans. La sollicitude de l’empereur pour les classes rurales se manifeste dans des discours réitérés. Pourtant l’œuvre réelle du Second Empire en faveur des paysans fut mince. On multiplia les Comices agricoles ; et les grands travaux d’assèchement des marécages landais qui de 283 000 ramenèrent à 9 500 hectares la superficie inculte de la terre de Gascogne ne sont pas méprisables. L’élevage des chevaux fit de notables progrès. Mais les syndicats agricoles auxquels les préfets offraient une protection un peu trop indiscrète ne prospérèrent pas. Les autorités se méfiaient du droit de réunion, même quand il n’avait pour objet que la discussion d’intérêts tout économiques. Encore en 1869, il arriva que le ministère interdit un congrès viticole. Plus d’une fois, il advint que des préfets se fissent un devoir d’interdire les opérations de la moisson, quand ils n’estimaient pas la récolte mûre. Il était défendu de passer le râteau sur le champ après la récolte pour que les chemineaux eussent de quoi glaner. Le comte d’Esterno dans son livre Des Privilégiés de l’ancien régime et des privilégiés du nouveau a réuni des anecdotes savoureuses sur les excès comiques du paternalisme impérial ; et les paysans, dans la crainte qu’on avait su leur inspirer à l’endroit des ouvriers « partageux, » acceptaient sans maugréer l’intrusion du pouvoir défenseur de l’ordre dans les moindres intérêts privés. Au demeurant le Crédit foncier sur 714 millions qu’il plaça en biens-fonds de 1852 à 1864, en dépensa la moitié à la reconstruction de Paris, et 57 millions seulement en prêts à des entreprises agricoles, L’exode rural enlevait à l’agriculture ses bras tandis qu’il enchérissait aussi la main-d’œuvre. La reconstruction soudaine des grandes villes, autant que le prodigieux accroissement industriel, contribuaient à tarir les ressources de l’agriculture française. En foule, la grande propriété achetait les lopins des paysans endettés, et notre législation sur l’enregistrement, nos droits de mutation faisaient que, dans la seule année de 1862, on vendit pour deux milliards de propriétés paysannes, tandis que les frais de vente s’élevèrent à 214 millions. On peut affirmer que l’Empire a vécu surtout de l’ignorance paysanne, savamment entretenue par une instruction primaire qu’il avait livrée aux Congrégations.

D’où vient que la classe ouvrière, choyée par l’Empire autant que les paysans furent négligés de lui, se soit soulevée la première et même n’ait jamais tout à fait consenti à pactiser avec le régime ? Il apparaît ici surtout que le gouvernement impérial se sentait une délégation de cette bourgeoisie industrielle, qui, elle aussi, veut des bataillons d’ouvriers vigoureux et dispos, mais qui les veut disciplinés, et qui ne peut pas, sous peine de sombrer, les rémunérer trop largement. Entre l’Empire et les ouvriers l’antagonisme politique n’était que l’expression même de l’antagonisme de classe qui existait entre eux et la classe patronale. Que le gouvernement multipliât les hôpitaux, les crèches, les asiles, les « fourneaux », qu’il encourageât les municipalités à créer des établissements de bains à bon marché, qu’il bâtit avec l’argent de l’État les cités ouvrières du faubourg Saint-Antoine à Paris ou la Cité Napoléon à Lille ; que les théâtres subventionnés donnassent des représentations gratuites aux grandes fêtes dynastiques ; que le Grand Café Parisien, ouvert près la Porte-Saint-Martin avec des subsides du ministère de l’intérieur, permît à l’ouvrier de prendre son petit verre à prix réduit sous des lustres fastueux, la classe ouvrière acceptait ces faveurs, et n’en savait pas gré au régime. Un examen attentif, et que Thomas a fait avec toute l’exactitude approximative à laquelle nous pouvons atteindre aujourd’hui, montre que même dans cette ère brillante de la glorieuse et soudaine expansion du grand capitalisme, secondé par les méthodes mécaniques et chimiques nouvelles, la condition ouvrière, loin de s’améliorer, devenait pire. Thomas emprunte aux économistes attachés au régime impérial l’aveu de la prolétarisation croissante des masses. Les salaires avaient beau suivre une courbe ascendante. La hausse des denrées alimentaires et la hausse des loyers étaient plus fortes que celle des salaires (p. 175 sq.) ; et le budget annuel de l’ouvrier se soldait par un déficit plus grand ou par une moindre épargne. Le régime impérial, qui avait toujours négligé les paysans, faisait faillite à ses promesses ouvrières par le fonctionnement nécessaire du capitalisme. Il fit enfin faillite au capitalisme lui-même, quand une dernière aventure belliqueuse accabla la nation entière sous une dette immense, fournit à l’ennemi l’afflux des milliards dont il avait besoin pour payer les dépenses de son nouveau réseau ferré et de sa nouvelle organisation administrative et fît passer à l’Allemagne la prépondérance économique sur le continent.

La grande nouveauté du livre d’Albert Thomas est d’avoir décrit, d’après des témoignages en grande partie inconnus, les raisons de l’hostilité croissante entre la classe ouvrière et l’Empire. Dès les premiers moments, l’opposition libérale compte sur les ouvriers. C’est par une formule de résistance ouvrière, par l’idée de « grève universelle » que débute la propagande d’Émile de Girardin, le 3 décembre 1851 (p. 396.) Cette méthode des « bras croisés », de « l’isolement » et du « vide », par laquelle les ouvriers prétendent aujourd’hui faire périr d’inanition le régime bourgeois, s’il leur refuse les droits nécessaires, c’est un bourgeois libéral qui l’a définie le premier, quand même il est vrai que Bastelica, sans connaître de Girardin, l’a retrouvée à l’époque de l’Internationale (p. 358). De telles trouvailles, essentielles à l’histoire des idées, fourmillent dans le livre de Thomas.

Peut-être, cependant, n’oserais-je pas me prononcer aussi nettement que lui sur l’attitude des ouvriers au 2 décembre. Les faits qu’il allègue sont partout d’une exactitude minutieusement contrôlée. C’est sur l’interprétation des faits qu’on peut différer d’avis. Je ne crois pas, certes, que les ouvriers fussent en majorité favorables au coup d’État. Mais le dégoût qu’ils avaient du parlementarisme réactionnaire de la Deuxième République est trop explicable. Puis, il est certain que la reprise des affaires fut immédiate après le coup d’État ; et l’on peut citer telle ville industrielle (Mulhouse, par exemple) où la faillite des plus notables usines du textile fut instantanément conjurée par le coup d’État et où la situation se releva jusqu’à devenir florissante en peu de mois. Un fait général, que Karl Marx a noté, semble s’être vérifié pour la France de 1851 : La révolution n’est possible qu’aux époques de crise économique. Mais les ouvriers ne se révoltent pas dans une reprise des affaires. Le point dangereux de la crise économique était passé dès 1849. S’il a subsisté du malaise jusqu’en 1851 quand déjà se dessinait la reprise des affaires, c’est à ce malaise que le coup d’État mit fin en « assurant l’ordre. »

Albert Thomas apporte des faits curieux et neufs sur ces journées du 2 au 4 décembre et sur l’agitation qui les suivit dans les départements. Il rappelle la statistique professionnelle des morts que fit la fusillade des boulevards et apporte une statistique plus exacte des corps de métiers auxquels appartenaient les condamnés jugés par les commissions militaires. Sans doute, les vieux corps de métiers révolutionnaires, les cordonniers, menuisiers, tailleurs, tisserands fournissent le glorieux contingent d’émeutiers. Mais ce sont là justement les professions « artisanes », les « ouvriers » au sens ancien du mot ; et ni les charbonnages, ni la métallurgie, ni la grande industrie textile ne bougent. De quel intérêt n’est pas ici le dépouillement que Thomas a pu faire des rapports des procureurs généraux (p. 90 sq) ! L’étonnement de ces magistrats est grand de voir la classe ouvrière « gangrenée de socialisme » (p. 95), malgré « l’incroyable élan de l’industrie ». Mais cette classe ouvrière, restée fidèle à ses croyances, est silencieuse pourtant. Elle sait qu’elle a contre elle non seulement une majorité de suffrages paysans et bourgeois, mais une force armée dont elle a éprouvé la brutalité aux journées de juin. Elle est garrottée enfin par les nécessités économiques qu’elle subit.

Mais sur quelles croyances vivait-elle ? Thomas a poussé plus loin ses investigations, ici, que M. Tchernoff. Il a trouvé dans les sociétés secrètes, que traquait la police, dans les manifestes qui se rédigeaient obscurément au fond des ateliers des survivances notables de babouvisme, de cabétisme, de blanquisme (p. 163 sq.). Le rôle de ces doctrines périmées a été d’entretenir les espérances prolétariennes, détromper l’impatience de l’attente, jusqu’à ce que pût s’élaborer, dans un milieu économique et politique transformé, une méthode et une doctrine nouvelle. L’étude de ce nouveau travail d’idées et d’organisation est la principale nouveauté du travail d’Albert Thomas. Ce qui grandit dans ces années d’irritation sourde, c’est un sentiment de classe infiniment plus éclairé, plus sûr de lui. La classe ouvrière, dans ces vingt années, se détache nettement du républicanisme bourgeois. En même temps, elle acquiert la sagesse nouvelle des vastes et lentes opérations enveloppantes, qui seules étreindront victorieusement l’adversaire. Sans doute, elle n’abandonne pas encore tout à fait la tactique blanquiste, qui lui assurera, aux jours de la Commune, un dernier succès partiel et illusoire. Mais déjà Blanqui lui-même apprend l’art de temporiser. En 1869 (p. 332), un temps, quand le gouvernement vient de défier la Chambre, les militants regrettent que la « journée » du 26 octobre (869, soit manquée. Mais on évite « l’émeute partielle » par souci des forces qu’il faut ménager pour la révolution intégrale ; et le 12 lévrier 1870, quand Roochefort revient des funérailles de Victoir Noir à la tête de 200 000 hommes, et, qu’au moment décisif, il évite la rencontre avec les troupes massées pour la fusillade, Varlin en personne l’approuve de ne pas avoir envoyé au massacre les meilleurs soldats de la Révolution (p. 375).

La méthode inventée par le nouveau socialisme a été triple : économique, politique et militaire. Mais dans le triple domaine de l’économie, de la politique intérieure et de la politique extérieure, elle s’inspire d’un sentiment de classe strict, et justifié dans son fanatisme en ce qu’il se sait dépositaire des seules garanties dont dispose l’émancipation européenne. Cette méthode consiste en une tactique trois fois antithétique : 1o Économiquement, c’est la grève générale, et sa contrepartie, l’organisation des multitudes, leur intervention massive dans la défense de leurs intérêts propres, le nouveau syndicalisme ; 2o Politiquement, c’est selon les moments, l’abstention en masse, quand il s’agit d’éviter les compromissions politiques avec un républicanisme bourgeois, inefficace en lui-même, et déjà corrompu dans ses procédés électoraux ; puis aussitôt après, c’est la manifestation en masse sur une candidature ouvrière ; 3o au point de vue de l’action extérieure, c’est la grève des peuples contre la guerre, mais comme contre-partie, la levée en masse, quand il s’agit de sauver la liberté d’un danger qui peut venir du dehors.

Cette méthode n’a pas été établie selon une formule doctrinale et préconçue. Elle a été imposée fragmentairement par les faits à des praticiens très soucieux de la possibilité d’aboutir, et tous d’ailleurs ne l’ont pas adoptée dans son intégrité. Je ne crois pas exagérer en disant que jamais l’étude de cette constitution tâtonnante du nouveau socialisme expérimental n’a été poussée aussi loin que chez Albert Thomas. Son expérience du syndicalisme l’avertissait. Des documents connus ou inconnus, mais négligés, sont apparus, grâce à lui, avec leur sens véritable, qui montre, entre 1860 et 1870, une classe ouvrière entièrement renouvelée dans son éducation profonde par les nécessités d’une « lutte de classes », menée désormais avec une intelligence très dégagée d’humanitarisme vague. Les théoriciens nouveaux qui ont surpris ce « secret du peuple de Paris » ou plutôt de la classe ouvrière tout entière, Corbon, Compagnon, Vinçard, ne sont arrivés que de nos jours à la notoriété qui leur est due. Albert Thomas en a dégagé tout ce qu’ils nous apprennent sur le sentiment de classe qui, dès 1860, a régénéré le moral de la population ouvrière. Il utilise les observateurs bourgeois, tels qu’Audiganne, dont les conclusions clairvoyantes vont dans le même sens. Les procureurs généraux, là encore, lui fournissent des arguments. Il fait voir comment les sociétés de secours mutuels, en un temps où toute espèce de droit d’association et de coalition est aboli, assument le rôle des syndicats absents (p. 188-190). Le contact avec les trade-unionistes anglais, en 1863, qui fut l’origine de l’Internationale, fortifie encore le sentiment de la solidarité ouvrière. Les grèves successives soutenues dans cet esprit ont conduit d’abord, en 1864, à l’abrogation de la loi sur les coalitions. Puis, de lui-même en 1869 le mouvement ouvrier ramène à l’idée, un instant aperçue par Émile de Girardin, de la grève générale (p. 358).

Le théoricien de l’action politique fut Proudhon surtout. Il nous manque certainement sur ce riche, sur cet instable, mais inventif esprit, le livre qui lui rendra justice. Mais il ressort des déductions d’Albert Thomas, en dépit de ses réserves, que jamais Proudhon n’a été mieux inspiré que dans cette période où, affranchi de tout utopisme, et tourné tout entier vers la tactique politique, il écrit à la fois son livre capital (De la capacité politique des classes ouvrières) et découvre le jeu de bascule qui, selon les cas, fait de l’abstention en masse ou de la manifestation en masse sur une candidature exclusivement ouvrière, le moyen de propagande le plus énergique dont dispose une classe ouvrière consciente d’elle-même et préoccupée de ne se compromettre ni dans les basses rivalités électorales ni dans les alliances de hasard avec un libéralisme bourgeois inconsistant et prêt à la trahison. On lira plus bas (p. 216-223) le manifeste des soixante publié en 1864 et que Thomas réédite pour la première fois in extenso. Ce document montre comment la pensée proudhonienne, dont il est issu, a su se transformer et mûrir au contact du prolétariat militant, et il est comme la première charte que s’est donnée la classe ouvrière, pour attester sa capacité politique nouvelle.

Thomas a dû dépouiller bien des collections de journaux pour établir la filiation des idées qui se sont coordonnées pour former le socialisme de cette génération réaliste. L’Avenir national, l’Opinion nationale, l’Électeur, le Réveil, la Lanterne, la Marseillaise, le Courrier français et la Rive gauche ne sont que les plus connus de ces organes de l’avant-garde ouvrière ou républicaine. Les croyances du prolétariat ne s’établissent plus comme au temps de l’utopisme, par de grands systèmes imaginés par des hommes supérieurs. L’effort collectif de toutes les organisations ouvrières, effort de pensée et effort actif, est seul capable de faire face à des nécessités multiples que ne domine plus une réflexion d’homme, si compréhensive et inventive qu’on la suppose.

L’idée de la « grève des peuples contre la guerre », lancée en 1866 par le Courrier français et la Rive gauche, est une de ces idées, jaillies de l’effervescence des réunions publiques et qui se réaliseront un jour par l’effort concertê des masses ; et il est curieux que, placée dans son temps, expliquée par les mobiles qui l’ont fait naître, à la veille de Sadowa, cette idée, honnie aujourd’hui, nous apparaisse dans tout l’éclat de sa générosité humaine. La doctrine qu’on a de nos jours appelée hervéiste est née spontanément en 1866. Mais il y faut joindre le correctif des faits, et ne pas oublier que les ouvriers (p. 265) au nom desquels parlaient Vermorel et Albert Fermé furent les premiers à s’enrôler dans les bataillons de marche, et les seuls qui prirent au sérieux la défense nationale, quand déjà les classes dirigeantes, menacées dans leurs intérêts, pactisaient avec l’ennemi. Il faudra toujours rappeler à la bourgeoisie que les canons de la Commune sont les seuls qui n’aient pas été livrés aux armées allemandes. « Par un revirement singulier, — Leverdays l’a dit dans son pamphlet sur la Fin d’un pouvoir fort, — les pacifiques de la première heure sont ainsi devenus les outranciers de la dernière. » Il est naturel aussi que les listes de ces bataillons de marche, où figuraient les membres les plus connus de l’Internationale, se soient transformées entre les mains des exécuteurs de mai, en listes de suspects. Les ouvriers de 1871 ne pensaient pas que les prolétaires n’aient pas de patrie. Ils pensaient seulement que la patrie des ouvriers est moralement et matériellement différente de celle que défend la bourgeoisie.

Pour créer cette organisation active et puissante du nouveau socialisme, il a fallu un apprentissage suivi. Les groupements corporatifs d’atelier ou de secours mutuels, les caisses fédératives de prévoyance constituent le champ d’expérience où quotidiennement les ouvriers apprennent les difficultés et la discipline de la solidarité économique. L’Internationale fournit la direction supérieure, « la maitrise révolutionnaire », selon la parole de Bastelica (p. 382). Comment les hommes d’alors ont su, en dépit des tracasseries policières, fédérer entre elles les sections de l’Internationale et fédérer les fédérations ; comment ils ont su réaliser provisoirement, par l’union personnelle, la fusion de l’organisation économique syndicaliste et l’organisation politique que nombre de préventions paraissaient rendre impossible, voilà ce qui, après le présent livre de Thomas, restera comme un résultat acquis définitivement : et, Thomas a eu la fortune inespérée de pouvoir coordonner les documents publiés avec un soin si méticuleux par James Guillaume avec la précieuse correspondance inédite dont le dépositaire est Albert Richard. Il serait à souhaiter à présent que cette correspondance elle-même fût publiée dans sa totalité, et que toutes les personnes dépositaires de documents qui proviennent des militants d’alors voulussent bien en donner connaissance au public. Il faudra tôt ou tard aussi que le parti socialiste français crée ses Archives, comme le socialisme allemand a déjà les siennes. L’Histoire socialiste, achevée sans le secours d’un tel instrument de travail, offre d’évidentes lacunes. Telle quelle, elle est pleine d’un enseignement fortifiant. Il est impossible que le parti socialiste ne se rende pas compte de tout ce que sa culture historique lui a donné de clairvoyance nouvelle et parmi les caractères qui différencient le socialisme scientifique de l’utopisme ancien, ce sentiment nouveau des nécessités et des possibilités historiques, qui est né de l’étude critique de la tradition révolutionnaire du prolétariat, n’est pas le moins frappant. Les chances mêmes de réaliser les fins dernières du socialisme paraissent singulièrement rapprochées quand on étudie la marche suivie par le prolétariat et il paraît bien évident qu’il l’accélère à mesure qu’il la rectifie. Quand il n’y aurait que le rayonnement de chaleureuse propagande qui émane spontanément de l’exposé impartial des faits et qui traverse de sa vivante espérance le livre d’Albert Thomas, cela seul justifierait l’effort accompli et suffirait de faire de son livre une œuvre non d’érudition stérile, mais de profitable action socialiste.

Charles Andler.