Chapitre XXIII.
|
◄ | Histoire socialiste La Troisième République
|
► | Chapitre XXV.
|
CHAPITRE XXIV
La France est dotée d’une Constitution dont on a le droit de dire que, si l’on ne juge la situation que sur des apparences, elle peut, comme le sabre de Joseph Prudhomme, servir à défendre les institutions républicaines et, au besoin, à les combattre ! Elle servira d’abord à les combattre, puisque c’est entre les mains de conservateurs avérés et de républicains défaillants que va rester le pouvoir. Car, pour une victoire remportée, la partie est loin d’être gagnée ; la réaction est encore maîtresse dans l’Assemblée : l’Exécutif, jusqu’à ses plus infimes agents, est antirépublicain ; l’armée est hésitante, la majorité de ses chefs hostile, et ce facteur politique, si hésitant, le clergé, est actif, audacieux, plus remuant que jamais, prêt, du reste, à chanter le Te Deum triomphal pour la faction qui réussira à étrangler la « Gueuse ».
Pour la première fois, depuis la Révolution française, c’est le pays qui va agir par lui-même, s’engager dans une voie où nul ne pourra l’arrêter. Et, cependant, quels efforts seront tentés pour modifier son orientation !
Tandis que, dans le domaine politique, la réaction va tenter de suprêmes manœuvres pour reconquérir le terrain perdu parmi les masses populaires, la majorité du parti républicain va nettement se rapprocher du Centre gauche, abandonner les principaux articles du programme classique, sous couleur de ne pas trop heurter de front les timidités de cette France qui, naguère plébiscitaire jusqu’à l’aberration, semble n’avoir été frappée que par les désastres de la guerre et ses funestes conséquences. Il y avait là, à côté d’une certaine part de vérité, une grosse part d’erreur. En effet, à chaque fois que l’occasion s’en présentait, le suffrage universel se prononçait avec énergie pour la République ; les progrès des radicaux, qui préoccupaient les modérés, constituaient les preuves manifestes des progrès de l’opinion et, même, à les bien analyser dans la plupart des départements où venaient d’être élus des bonapartistes, leurs succès étaient dus à l’habileté avec laquelle les agents césariens avaient su exploiter les impatiences démocratiques.
D’autre part, à la gauche de cette majorité du parti républicain qui s’orientait à droite, se formait lentement une extrême-gauche variée, d’aspect intransigeant, radicale au point de vue politique, ne repoussant même pas, à l’occasion, l’étiquette socialiste, mais prête à combattre ouvertement ou obliquement l’idée socialiste proprement dite qui commençait à reparaître et à faire des prosélytes parmi la classe ouvrière, à recruter quelques adhérents jusque parmi les fils de la bourgeoisie ; ils étaient peu nombreux, il faut se hâter de le dire ; ils étaient même fort rares et n’étaient pas sans éveiller de grandes méfiances. La classe ouvrière, celle de l’industrie, commençait de sortir de sa torpeur, de reparaître dans ses syndicats, mais elle se bornait, et on s’attachait à l’y maintenir, à étudier des questions d’ordre purement professionnel et de mutualité. Elle semblait vouloir se tenir à l’écart de la politique, se bornant à affirmer ses sentiments républicains. M. Barberet, dans les colonnes du Rappel, la tenait dans cette voie avec ténacité et une certaine habileté. Toutefois, elle était travaillée sourdement par ses aspirations, ses besoins impérieux, d’autant qu’à la période de travail intense qui avait suivi la conclusion de la paix, allaient succéder des crises économiques partielles, des crises financières dont la répercussion allait l’atteindre, l’amener à réfléchir.
Or, tandis que les circonstances allaient créer en elle un état d’âme fait d’inquiétudes, de préoccupations positives, d’aspirations vives, mais indéfinies, le socialisme allait reparaître, mais sous un aspect nouveau. Débarrassé du sentimentalisme vague, troublant, qui l’avait jadis si répandu, le condamnant à l’impuissance et aux déceptions dans notre pays généreux, par dessus tout « fraternitaire », il allait apparaître, méthodique, posant le problème social avec une grande clarté, le dégageant des faits économiques eux-mêmes. C’était une véritable doctrine scientifique mise à la portée de tous, applicable en vertu même de l’évolution des phénomènes parmi lesquels vit l’humanité et, comme application, proclamant la nécessité de l’action par les intéressés eux-mêmes et non par d’autres.
Comme cela avait été pratiqué, non sans un grand succès, en 1848, après les journées de juin et à la veille du coup d’État, aussi vers la fin de l’Empire, même par les républicains, on allait exploiter les mêmes injures, les mêmes calomnies. Avec une unanimité touchante et caractéristique, conservateurs monarchistes ou bonapartistes et conservateurs républicains allaient le présenter comme un danger commun pour le pays, pour l’ordre et la propriété. De cette situation naissaient, pour les propagandistes, déjà peu nombreux et ne disposant que de moyens restreints, pour ainsi dire d’énormes difficultés matérielles et morales. Néanmoins, déjà, au moment où, toute frêle, plutôt prête à les mordre qu’à leur sourire, la République emmaillotée dans une Constitution monarchiste, les propagandistes, tout en s’affirmant républicains résolus à tout pour combattre et écraser les partis conservateurs monarchistes, commençaient à conquérir des cerveaux prolétariens.
Leur thème était simple : la République ne doit pas seulement proclamer des droits ; elle doit en faciliter, en garantir l’exercice complet. Le premier droit humain est de vivre, de se développer intégralement. Nul n’a le droit de vivre au détriment du travail des autres. Tout être qui est apte à travailler doit jouir du produit intégral de son travail, ses charges sociales étant acquittées. Tout être qui n’est pas apte au travail, enfant, infirme, vieillard doit pouvoir vivre au même titre et dans les mêmes conditions que les autres. La cause de la misère, de l’incertitude dans lesquelles végète et souffre le travailleur se trouve dans ce phénomène que les moyens de produire, capitaux, matières premières et instruments de travail sont possédés par d’autres que par lui ; qu’il est obligé, sous peine de ne pas travailler c’est-à-dire de mourir de faim, de louer ses bras et sa capacité professionnelle, aux conditions fixées par les employeurs. Ces conditions sont déterminées par les bénéfices nets recherchés par les employeurs et par ses frais généraux, parmi lesquels le salaire nécessaire au travailleur pour vivre, continuer son travail et se reproduire. L’évolution économique, le développement du machinisme, la création de grandes usines, la constitution de sociétés financières dans un but industriel ou commercial, ont modifié quant à l’aspect et à la réalité, la propriété. Il s’opère une concentration de plus en plus grande des capitaux et des moyens de produire qui ont transformé le patronat lui-même. Au fur et à mesure que s’accomplit cette concentration, dont un des résultats est de donner des produits à meilleur marché, se constitue une féodalité de plus en plus forte entre les mains de laquelle passe toute la fortune publique ; les rangs du prolétariat proprement dit grossissent du nombre des petits patrons qui ne peuvent résister à la concurrence mieux armée et mieux outillée, maîtresse de tous les marchés. Il faut donc transformer, au profit de tous, en propriété sociale, la propriété qui est devenue ou deviendra féodale.
Pour atteindre ce résultat, il faut que les travailleurs se constituent, suivant le principe énoncé par le programme de l’Internationale, en un parti de classe distinct ; qu’il conquière, comme parti de classe, le pouvoir politique qui permettra d’opérer ― pacifiquement ou révolutionnairement, suivant les circonstances ― tout ou partie de la transformation du régime propriétaire. Donc, sur le terrain politique, de même que sur le terrain économique, constitution d’un parti distinct qui combattra tous les partis politiques bourgeois. Puis, nécessité pour le prolétariat de divers pays de se fédérer pour former un grand parti international.
Telles étaient les grandes lignes du programme des premiers propagandistes ; souvent, l’exposition manquait de clarté, parfois de tact et provoquait de vives résistances, des réfutations qui produisaient grand effet dans la classe ouvrière tenue en grande défiance. Cependant, parmi les syndicats ouvriers, la semence ne restait pas sans germer. Peu à peu la doctrine allait se préciser et en se précisant faire de précieux adhérents, mais les progrès du socialisme devaient être ralentis par les crises politiques à l’intérieur et les complications graves de la politique extérieure.
Le danger bonapartiste était apparu lors des élections de la Nièvre et du Nord ; le document produit par M. Girerd avait vivement frappé les esprits, et les déclarations de M. Léon Renault, préfet de police, avaient révélé que la faction césarienne avait pu trouver des complices jusque dans l’entourage du maréchal-président. Or, la conspiration n’était plus douteuse depuis le 25 février. Au cours de la séance dans laquelle la Constitution avait été adoptée, M. Savary, au nom de la Commission d’enquête, avait fait juge l’Assemblée nationale de l’étrange, inquiétante altitude du ministre de la justice M. Tailhand, qui se refusait à lui donner communication de l’enquête judiciaire et, à son rapport, M. Savary avait annexé le rapport si concluant du Préfet de police. La conspiration était indéniable ; elle avait une organisation solide ; des ramifications partout ; elle exploitait auprès des masses campagnardes cette idée que le maréchal de Mac-Mahon « devait ramener le prince impérial sur le trône ». On était prêt à agir, quand l’heure paraîtrait propice. Il faut noter que dans la note du Préfet de police, il était question d’une certaine action des Comités bonapartistes concertée avec des socialistes, soit de Paris, soit parmi les proscrits. Chaque parti compte ses imprudents et, sans doute, y avait-il du vrai dans la note du Préfet de police, mais en général elle était fausse à ce point de vue car le parti socialiste est républicain par essence, par principe, et il a trop souvent lutté contre le pouvoir personnel, contre le césarisme, pour que de telles accusations soient exactes. Il y avait là un élément de polémique dont devait largement user le parti républicain bourgeois contre le parti socialiste renaissant, avec la mauvaise foi qui, trop fréquemment, les luttes politiques.
Le maréchal de Mac-Mahon dans l’obligation de constituer un nouveau ministère ; le Cabinet de Cissey avait subi trop d’échecs pour qu’il put
rester au pouvoir et faire face aux exigences de la situation nouvelle. À quel élément allait s’adresser le Président de la République ? Logiquement, les gauches formaient la majorité avec l’appoint du centre-droit et des membres de la droite qui avaient voté la Constitution, tels que MM. Buffet et de Broglie ; c’était donc dans le centre-gauche, au moins, que devait être choisie la majorité du ministère. Mais cette solution logique n’était ni à attendre, ni à espérer : elle ne pouvait être dans les vues du Président de la République qui, du reste, par la voie du Journal Officiel avait fait connaître « qu’après comme avant le vote des lois constitutionnelles, il était fermement résolu à maintenir les principes conservateurs qui faisaient la base de sa politique depuis qu’il avait reçu le pouvoir des mains de l’Assemblée ».
De négociations en combinaisons, un ministère naquit. M. Buffet en était la clé de voûte, mais il n’avait accepté cette mission qu’après avoir tâté l’Assemblée nationale en lui demandant de le réélire président : elle l’avait fait, lui donnant ainsi, par anticipation, un vote de confiance. Comme collaborateurs il comptait MM. Dufaure à la Justice, le duc Decazes aux Affaires étrangères, Léon Say aux Finances, Wallon à l’Instruction publique, le général de Cissey à la Guerre, l’amiral de Montaignac à la Marine, le vicomte de Meaux à l’Agriculture et au Commerce, Caillaux aux Travaux publics.
Le 12 mars, le Cabinet se présenta devant l’Assemblée. La déclaration, lue par M. Buffet, était imprégnée du plus parfait esprit réacteur ; elle allait jusqu’à affirmer que, non seulement le personnel administratif ne serait en rien modifié, mais encore que le gouvernement entendait le couvrir. Ce fut de la stupeur dans les rangs de la Gauche et même d’une notable partie de la Droite, car, à quelques jours d’intervalle, on ne pouvait oublier le rapport Savary qui avait si nettement établi la complicité active de nombreux agents administratifs dans la conspiration bonapartiste.
C’est, sans doute, à ce sentiment que fut due la forte majorité qui porta M. le duc d’Audiffret-Pasquier au fauteuil de la présidence, en souvenir de l’attitude très catégorique, très véhémente, qu’il avait fréquemment prise contre les bonapartistes. Un membre de la Gauche, M. Duclerc, fut élu vice-président contre deux membres de la Droite, MM. Lucien Brun et Delsol.
La réaction est au pouvoir et les positions sont nettement prises pour ou contre dans l’Assemblée et dans l’opinion. Les manifestations cléricales continuent un peu partout, encouragées, favorisées, protégées ; sous l’impulsion de cet ennemi juré de toute liberté qu’est M. Dufaure, la presse républicaine est traquée, accablée de prison et d’amendes ; mais les manifestations républicaines se multiplient aussi ; c’est une poussée ardente qui se fait partout sentir, qui résiste aux menaces et entraîne le pays. La propagande en faveur de l’amnistie se développe et groupe de nombreux adhérents ; au cimetière Montparnasse, le 29 mars 1875, plus de 100.000 Parisiens se pressent, escortant le corps d’Edgar Quinet. Victor Hugo, Gambetta, H. Brisson et M. de Laboulaye prononcent des discours que la foule applaudit. Elle est ardemment antiroyaliste, antibonapartiste, anticléricale, cette foule ; ce qu’elle veut, c’est aller de l’avant, vers une République vraiment démocratique ; elle se fait entendre, comprendre ; mais voici qu’une scission s’opère ou, pour mieux dire, s’accentue dans le parti républicain proprement dit. M. Gambetta, qui s’oriente de plus en plus vers une politique modérée, est le chef de la fraction qui va porter le titre d’« opportuniste » ; l’autre fraction va se composer de radicaux, de radicaux socialistes et d’intransigeants qui affirment vouloir ne pas déserter le terrain des principes républicains.
Le 23 avril, à Ménilmontant, M. Gambetta expose le nouveau programme qu’il entend suivre, combien différent de celui de « Belleville » qui avait provoqué à la fin de l’Empire de si vifs enthousiasmes. Il apparaît là sous son vrai jour. Il veut la République ouverte à tous ceux qui se rallient à elle avec sincérité ; on peut tirer un profit sérieux de la Constitution nouvelle, malgré ses apparences si imparfaites ; on pourra la perfectionner plus tard, quand l’heure sera venue. Il défend l’institution de ce Sénat dont quelques mois auparavant il était l’adversaire déclaré avec M. Jules Simon qui déclarait que « jamais » il ne se résignerait à voter le projet qui le constituait. Il trouve la formule qui justifie sa création ; il l’appelle le « grand Conseil des Communes françaises ! » Ce sera, dit-il, le moyen de faire pénétrer la politique républicaine dans les communes qui ne seront plus tenues à l’écart du mouvement politique ; par lui, avec son mode de recrutement, les paysans entreront en scène, « ils tiendront leur destinée entre leurs mains ; ils seront les premiers arbitres de la nation », et il se félicite hautement de cet ordre de choses qui va faire des paysans de France la base même, le faisceau de véritables « forces conservatrices ».
Et la foule si ardente qui se presse applaudit avec enthousiasme, toujours facile à émouvoir, à entraîner, quand une voix éloquente se fait entendre et que d’un discours se dégage une formule plus séduisante d’aspect que capable de résister à l’analyse. Puis, il faut en convenir, à cette heure, M. Gambetta est encore le point de mire des haines royalistes et bonapartistes dont l’activité reste toujours assez inquiétante. L’influence de M. Gambetta, toute puissante qu’elle devient de jour en jour, ne peut empêcher le développement du parti radical qui se transforme et accentue son programme afin de barrer la route aux progrès du socialisme renaissant. Dans plusieurs grands centres le parti radical a conquis les municipalités ; à Paris il est majorité à l’Hôtel de Ville ; M. Ch. Floquet, qui, en 1871, a donné sa démission de député, quoique ne prenant pas parti pour le mouvement révolutionnaire, est nommé président du Conseil municipal. En son nom, M. Madier de Montjau a déposé une proposition d’amnistie. Hélas ! il s’écoulera encore des années avant que condamnés, déportés et proscrits puissent revenir en France reprendre leur place au foyer familial.
Jusqu’au 8 mars 1876, date à laquelle l’Assemblée agonisante se prorogera, en attendant que la Chambre des députés et le Sénat se réunissent, les partis se livrent de rudes batailles. L’action cléricale si intense partout se manifeste dans le Parlement, dans le domaine de l’enseignement. Le parti ultramontain comprend bien que s’il réussit à conquérir les cerveaux, sa cause et celle de la réaction ne seront pas tout à fait perdues ; il venait d’imposer à Paris le témoignage tangible de sa puissance en posant, le 16 juin, la première pierre de la basilique du Sacré-Cœur, sur cette butte Montmartre où s’étaient déroulées les premières, grandioses et tragiques phases de la révolution du 18 mars ; il participe maintenant et victorieusement, à la discussion de la loi sur l’enseignement supérieur, invoquant avec l’évêque d’Orléans, M. Dupanloup, la liberté, avec M. Chesnelong le « droit propre et supérieur » de l’Église catholique en matière d’enseignement et, malgré les efforts de M. Jules Ferry, même de M. Jules Simon qui mirent à nu la manœuvre cléricale, il se trouva une majorité pour adopter la loi d’où surgirent cinq universités catholiques, le principe de la collation des grades par l’État ayant été repoussé. Par ce moyen l’Église comptait préserver au moins une notable partie de la jeunesse aristocratique et bourgeoise de la contamination républicaine et libre-penseuse. Pas un gouvernement, monarchiste ou bonapartiste, n’aurait toléré qu’un monopole d’enseignement supérieur, même catholique, fût dressé en concurrence du sien.
L’Église, à travers son évolution si longue, si variée, si contradictoire, au moins quant aux apparences, a fréquemment montré, plus qu’à cette époque, de la souplesse et de l’habileté, en s’adaptant aux circonstances, pour rester maîtresse de l’orientation politique et sociale. À bien observer la profonde transformation qui, sous l’irrésistible poussée des événements, s’accomplissait en France, elle aurait dû et pu comprendre que sa puissance morale n’était en rien menacée par la bourgeoisie française, aussi intéressée qu’elle à conserver les lignes essentielles de l’organisation sociale qui lui garantit ses privilèges politiques et économiques. Elle avait trop escompté la possibilité d’une restauration et elle s’était laissée entraîner dans la bataille des partis, au lieu d’attendre de quel côté se fixerait la victoire ; sa part de curée lui eut été réservée certainement, tous les conservateurs devant compter avec son influence encore très grande. Elle ne le comprit pas et ce fut un bonheur pour la France et la République.
Restait aussi à liquider l’affaire de la conspiration bonapartiste ; l’occasion s’en présenta avec l’élection de M. de Bourgoing dans la Nièvre ; il fut invalidé à une faible majorité, du reste, de 21 voix sur 639 votants. MM. Raoul Duval et Rouher intervinrent et le gouvernement fut directement mis en cause. Quelle attitude allait-il prendre ? C’était là un point important, puisque les bonapartistes, malgré qu’ils ne fussent qu’une fort modeste minorité, constituaient un appoint parfois non négligeable, M. Buffet était fort embarrassé ; l’Assemblée était troublée, houleuse. Désavouera-t-il le préfet de police qui a donné des preuves irréfutables de la conspiration ? Se fera-t-il des bonapartistes des ennemis irréconciliables ? Il ne peut nier l’action des groupes césariens, mais il se retourne vers la gauche et il tente une perfide diversion en insinuant que, dans ses rangs, de même qu’auprès des proscrits de la Commune et des agents de l’Internationale, à Bruxelles, à Genève, à Londres, le « parti de la Révolution sociale et cosmopolite » prend son mot d’ordre ; qu’il a, lui aussi, ses groupes organisés, ses cadres et ses chefs. M. Gambetta proteste avec une grande énergie contre l’insinuation qui, il est inutile de l’affirmer, n’a rien de fondé ni même de vraisemblable. M. Buffet remporte une grande victoire, car la gauche presque entière, après le rejet de l’ordre du jour pur et simple, s’est retirée en signe de protestation et l’Assemblée adopte, par 444 voix contre 2, un ordre du jour de confiance que MM. Savary lui-même et Jules Favre ont voté !
Par intermittence, avec une grande lassitude, parfois une grande incohérence, l’Assemblée nationale élabore des lois diverses, concède aux grandes compagnies d’importants réseaux de chemins de fer, poursuit la discussion des lois constitutionnelles. Enfin, le 2 août 1875, en troisième délibération, par 533 voix contre 72, après une dernière protestation énergique du légitimiste irréductible, M. de Franclieu, la loi sur le Sénat est adoptée.
Chaque jour qui s’écoule rapproche l’échéance fatale, si vivement espérée par le pays ; le mouvement dissolutionniste s’accuse et prend un rare caractère d’intensité. On a hâte de voir partir cette funeste Assemblée qui laisse l’impression d’une série de cauchemars tour à tour tragiques ou grotesques. Les vacances qui précèdent la dernière session donnent le spectacle d’une véritable veillée d’armes électorale. Chaque parti prend position. Dans le ministère un profond désaccord se manifeste entre M. Léon Say et M. Buffet. Le comte de Chambord lance une façon de manifeste qui trahit un profond découragement. M. Thiers prononce à Arcachon un discours dans lequel il paraphrase avec sa prolixité coutumière son mot fameux : « La République sera conservatrice ou elle ne sera pas ». En Corse, M. Rouher affirme les espérances toujours vivaces des bonapartistes et M. Gambetta, le 25 octobre, dans une lettre aux républicains lyonnais, trace le programme qu’il a définitivement adopté qui n’est autre que celui du centre gauche quelque peu étoffé, élargi, mais en apparence seulement. C’est dans cette lettre qu’est sertie la phrase qui, à l’époque, eut un énorme retentissement : « Les nouvelles couches sociales sorties de la Révolution française et du suffrage universel, réconciliées avec l’élite de la vieille société, nous pourrons enfin achever, par l’alliance intime et chaque jour plus féconde du prolétariat et de la bourgeoisie, l’immense évolution commencée en 1789 ».
C’est sous les impressions fortes et diverses causées par les agitations qui marquèrent ces vacances que l’Assemblée se trouva réunie le 4 novembre. Il lui restait pas mal de besogne, une foule de projets de lois d’ordre divers, le budget de 1876 ; elle avait à fixer le mode de votation pour la Chambre des députés, à dire si l’état de siège serait levé ou maintenu à Paris et dans les départements où il avait été proclamé. Chacune de ces lois devait provoquer de passionnées et parfois orageuses séances. Le scrutin d’arrondissement fut adopté. Enfin, il fut procédé à l’élection de 75 sénateurs inamovibles. Cette élection donna lieu aux intrigues, aux combinaisons, aux alliances les plus invraisemblables, les plus inattendues. Il fallut plusieurs séances pour en terminer et les scrutins divers ne passèrent pas sans déchaîner de violents orages. Le parti orléaniste représentait pour les républicains le danger le plus sérieux ; l’extrême droite légitimiste lui tenait rancune de ses manœuvres peu franches et les bonapartistes l’exécraient ; ce fut contre lui que se formèrent les coalitions, ce fut lui le véritable vaincu. C’était le parti républicain qui, quoique minorité, restait maître du champ de bataille avec plus de cinquante élus. M. le duc Decazes, ministre des affaires étrangères, éprouvait un échec lamentable car il n’avait recueilli que 117 voix.
L’Assemblée est arrivée au terme de ses travaux essentiels ; elle n’a plus de raison d’être ; elle ne peut continuer sa résistance au mouvement de l’opinion ; elle va se séparer pour jamais ; avant son départ elle pourrait avoir un beau geste, un geste de générosité ; la droite ne veut pas et la gauche n’ose. M. A. Naquet a déposé une proposition d’amnistie. Elle est repoussée par la question préalable réclamée par M. Langlois, un des plus violents, des plus sectaires modérés de la gauche. Cependant ils sont nombreux ceux que leurs familles et leurs amis attendent. Le 1er juillet 1875, suivant le rapport de M. Voisin, au nom de la Commission des grâces, il reste encore 233 hommes et femmes au bagne ; 3.609 déportés ; en prison 1.647 personnes, sans compter les proscrits très nombreux répandus dans toute l’Europe et en Amérique, mais plus particulièrement en Suisse, en Belgique et en Angleterre. L’état de siège est en vigueur dans 27 départements où le parti républicain et sa presse sont livrés à l’arbitraire militaire ; l’Assemblée n’y veut rien changer ; à Alger seulement l’état de siège est levé.
Enfin, le 31 décembre 1875, à six heures, l’Assemblée se prorogeait jusqu’au 8 mars 1876, date à laquelle, par suite de la réunion de la Chambre et du Sénat, ses pouvoirs devaient prendre fin. Ce fut un soupir de soulagement qui accueillit sa disparition si longtemps et si impatiemment attendue. Elle avait été haineuse, incohérente et son impuissance avait été telle qu’avec une énorme majorité rétrograde elle n’avait pu que fonder la République, objet de ses haines les plus intenses. Elle emportait l’exécration des républicaine sincères, des socialistes, pour l’œuvre sanglante par elle accomplie de Mars à Mai 1871. Elle restera devant l’histoire l’Assemblée de la capitulation devant l’ennemi et de la réaction sous ses aspects les plus sombres.
Tandis que se déroulait l’année 1875, la France avait traversé des heures de poignante angoisse. Elle s’était trouvée à deux doigts d’une guerre avec l’Allemagne dont le gouvernement s’inquiétait de sa réorganisation militaire et de sa grande vitalité s’affirmant de jour en jour. Elle fut heureusement évitée ; nul ne peut dire quelles en eussent été les conséquences.