Chapitre VI.
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CHAPITRE VII
Entre temps s’était posée une question assez grave : le désarmement des gardes nationales, effectué, du reste, en fait dans les villes où avaient éclaté des mouvements insurrectionnels.
Les droites de l’Assemblée, qui poursuivaient leurs tentatives de restauration et nourrissaient malgré les faits quotidiens les plus folles espérances, se préoccupaient des résistances que pourrait rencontrer la réalisation légale ou illégale de leurs projets. Le mouvement républicain qui se manifestait sur bien des points du territoire les inquiétait vivement : il fallait que, le jour venu, pas un effort énergique ne put leur être opposé ; pour cela, il fallait désarmer les gardes nationales et la proposition en avait été déposée.
M. Thiers, qui, cependant, venait de donner des gages terribles de son attachement à la cause de l’ordre ; qui entretenait les espoirs de tous les partis de droite ou du centre, trouva la proposition inopportune, au moins quant à sa mise en pratique immédiate et simultanée. Il ne la repoussait pas en principe, quoiqu’il eut préféré la réorganisation sur des bases donnant toutes garanties pour « l’ordre » ; il voulait la pratiquer dans les conditions qu’il jugerait opportunes. « Jamais, déclarait-il, je n’accepterai d’agir à jour fixe sur tous les points du territoire ». Cette fois, le chef du pouvoir exécutif tint bon, malgré l’attitude particulièrement vive de quelques modérés et du général Chanzy qui, en cette circonstance, s’était fait l’homme des droites et était rapporteur de la proposition. M. Thiers obtint gain de cause ; le général Ducrot, dont l’incapacité et la vantardise étaient devenues fameuses depuis la guerre, depuis le siège de Paris surtout, apporta à la tribune la capitulation de la Commission et il resta entendu que le gouvernement, par des arrêtés successifs pris par lui et échelonnés à sa guise, les gardes nationales seraient dissoutes. La République nouvelle se montrait plus réactionnaire que la monarchie et l’Empire.
M. Thiers avait blessé une fois de plus toute la droite par une phrase cinglante : « Comment, vous avez entre Paris et Versailles 120.000 hommes de cette armée qui a forcé les portes de Paris, et vous n’êtes pas tranquilles ! »
Rien, en effet, ne pouvait rassurer cette Assemblée qu’avait affolée la peur de la Révolution parisienne et dont la rage, la passion, l’esprit de vengeance ne devaient disparaître que plus tard, lors de sa propre disparition.
On le constatait par l’acharnement contre ceux qui, en province et à Paris, avaient pris part aux luttes révolutionnaires ; par les conditions cruelles dans lesquelles les prisonniers étaient traités, dans les camps, sur les pontons, dans les prisons ; dans lesquelles ils allaient être traités devant les nombreux conseils de guerre spécialement institués pour les juger — si l’on peut qualifier l’acte de juger, qui implique sang-froid, impartialité, d’équitable, quand, contre des vaincus, il est confié à leurs vainqueurs immédiats, encore imprégnés de la fièvre sauvage de la bataille ?
Ce qui incitait l’Assemblée et le pouvoir exécutif à poursuivre, sous des apparences plus calmes, plus légales, la répression impitoyable de Mai, c’était la nécessité — pour eux — de donner à la Révolution parisienne, aux mouvements similaires de province, un caractère tout autre que celui qu’ils avaient eu en réalité. Puis, frapper à jamais ceux qui avaient le plus activement participé à l’action ; faire des exemples terrifiants ; enfin, éloigner pour longtemps ceux qui avaient ou passaient pour avoir une influence sur le parti démocratique, particulièrement sur la classe ouvrière. Il importait de réagir vigoureusement contre le sentiment sympathique qui déjà, malgré la terreur organisée, malgré les calomnies répandues, commençait à se manifester ; contre le sentiment d’horreur dégagé même par les récits des journaux les plus acharnés après les vaincus, récits consacrés aux exécutions sommaires si largement pratiquées, dans les rues de Paris, par les soldats de Versailles surexcités, déchaînés ; par les cours martiales qui, au théâtre du Châtelet, comme au Luxembourg, avaient fonctionné, telles des mitrailleuses !
Quelle erreur ! quels abominables mais stupides calculs destinés à procurer, durant quelques années à peine, une tranquillité encore bien relative. En face de la légende versaillaise peu à peu se formait la légende socialiste-démocratique, faite de pitié pour les vaincus, d’exécration pour les vainqueurs ; enfin, de la légende enthousiaste allait se dégager le véritable caractère du 18 Mars, transformé en une date populaire internationale, partout commémorée et, de la cendre des fusillés, le Socialisme, ressuscité, régénéré, empruntant à la science ses méthodes, allait reparaître jeune, vigoureux, émouvant les masses, groupant les esprits libres ou généreux, ouvrant large la voie, suscitant les revendications et faisant naître toutes les espérances.
Les procès nombreux, les exécutions accomplies de sang-froid, la déportation, loin de servir la cause conservatrice, lui firent un tort considérable ; quand leurs protagonistes s’en-aperçurent, il était trop tard : ils allaient être emportés à jamais par le réveil républicain, que devait rapidement suivre le réveil socialiste.
Malgré leur nombre, les conseils de guerre fonctionnant ne pouvaient suffire à juger tous les prisonniers. Il fallut en créer de nouveaux. Leur tâche devait s’exercer sur une foule énorme. Voici ce qu’en écrit M. Gabriel Hanotaux dans son Histoire de la France Contemporaine, au chapitre qui porte pour titre La Répression : « Trente-cinq mille huit cents prisonniers furent dirigés sur Versailles, campés à Satory ou enfermés dans deux propriétés des environs et dans les prisons de la ville, puis, après un premier interrogatoire, évacués sur Brest, sur Lorient, sur Cherbourg, sur La Rochelle et Rochefort. Jusqu’en 1875, le nombre total des arrestations monta à quarante-trois mille cinq cent vingt et un. Vieillards, jeunes gens, hommes mûrs, femmes et enfants, toutes les conditions et tous les âges figuraient dans ces troupeaux pitoyables ».
Et l’outillage judiciaire fut mis à la hauteur matérielle de sa tâche meurtrière : sa tâche morale il ne la connut jamais. Thémis, casquée et bottée, ne fut pas aveugle, mais aveuglée ; elle oublia les classiques balances échangées contre le sabre et le fusil. Sur la proposition de M. Bérenger, qui devait songer bien tardivement à la « loi de pardon », de nouveaux conseils de guerre avaient été créés par la loi du 7 Août 1871 : ils allaient être portés à quinze d’abord, puis à vingt-cinq, enfin à vingt-six. rien que pour la 1re division militaire.
Pour la province et l’Algérie, les conseils de guerre existant dans les divisions militaires suffirent. Ils siégèrent pour juger les personnes impliquées dans les divers mouvements insurrectionnels à Limoges, Lille, Rouen, Marseille, Besançon, Châlons-sur-Marne, Narbonne, Montpellier, Bordeaux, Nantes, Toulouse, Bayonne, Lyon, Brest, Clermont-Ferrand, Bourges, Bastia, Constantine, Alger et Oran.
Quatorze cours d’assises eurent à connaître des procès du même caractère ; elles jugèrent les civils : les soldats passés à l’ennemi républicain, socialiste et patriote dans la haute acception du mot, furent livrés aux conseils de guerre qui les frappèrent sans merci. Elles siégèrent dans les Basses-Pyrénées, la Drôme, la Seine, le Loiret, le Puy-de-Dôme, le Gard, l’Aveyron, le Cher, l’Oise, la Nièvre, la Marne, la Seine-et-Marne, l’Isère, Saône-et-Loire.
La plus grande publicité fut donnée par la presse à ces procès ; les journaux conservateurs et les républicains modérés en profitèrent largement pour organiser une odieuse, lâche campagne de calomnies et de diffamations ; c’était une nouvelle semaine de Mai, cette fois la plume et le code militaire collaborant. Un volume serait nécessaire pour donner une idée des sottises, des faux accumulés contre les accusés, la plupart présentés comme des détraqués, des alcooliques ou des criminels de grands chemins ; les femmes, des pétroleuses ou des prostituées ! C’est l’éternel refrain de l’histoire : Quand la foule, après des jours de luttes sanglantes, après avoir violenté les institutions établies, écartelé Charte et Constitution, après avoir balayé un régime « légalement établi », remet sa victoire aux mains de dirigeants qui, fréquemment l’ont poussée au combat plus qu’ils ne l’y ont suivie, elle est sublime avec ses figures hâves, ses yeux brillants de fièvre, ses mains noires de poudre et ses vêtements en loques ; ses morts, ses blessés sont des héros, des martyrs. Si, par hasard, comme en Juin 1848, comme en Mars 1871, elle a combattu pour elle, si elle veut pour elle quelques-uns seulement des fruits de la victoire, alors on lui crie : haro ; elle n’est plus qu’une tourbe sans aveu, la « vile multitude » qu’il faut saigner à blanc pour la réduire et, plus que jamais, la river au servage.
Le nombre des accusés appelés devant les Cours d’assises fut relativement faible eu égard au nombre de ceux qui comparurent devant les Conseils de guerre ; ils étaient au nombre de 236, compris dans 41 affaires. Les juges se montrèrent, étant donné l’époque, la pression qu’on tenta d’exercer sur eux, beaucoup moins implacables que les juges militaires. Certains marquèrent même par leur verdict une évidente impartialité, parfois de la sympathie pour le caractère des accusés.
La Cour d’assises des Basses-Pyrénées eut à connaître des événements de Toulouse, une manifestation tumultueuse bien plus qu’une tentative de solidarisation sérieuse, effective au mouvement parisien. Il y avait là, cependant, un homme dont le passé sous l’Empire, l’attitude indépendante vis-à-vis du gouvernement de la Défense nationale, l’influence, la popularité, qui pouvait beaucoup ; il ne fit rien et le mouvement, sans direction, avorta. Il ne fit rien, c’est trop dire, car, dans une brochure par lui publiée, il n’hésita pas à déclarer que, durant les événements qui suivirent sa révocation et son remplacement par M. de Kératry, il n’avait été que le fidèle et loyal serviteur du gouvernement de Versailles. Après neuf jours de débats passionnés, la Cour d’assises l’acquitta, ainsi que ses co-accusés, à l’unanimité. Ils le méritaient bien. Duportal, néanmoins, racheta bientôt ce moment de faiblesse. Reprenant la direction du journal L’Émancipation, où il avait fait si vaillante campagne sous l’Empire, il prit ouvertement la défense des vaincus à qui, malgré procès sur procès, il ouvrit les colonnes du journal. Des proscrits tels que Razoua y purent répondre aux attaques furieuses, aux diffamations. Ce fut le signal du réveil dans le Sud-ouest.
À Rodez se jugea l’affaire de Narbonne dont Émile Digeon avait été le chef intrépide. Mouvement bref, mais énergique, tôt étouffé par des troupes envoyées de toutes parts ; des turcos y figuraient prêts à traiter les insurgés comme une vulgaire tribu à razzier et à massacrer. Devant le Conseil de guerre, des soldats qui n’avaient pas voulu tirer sur des Français comme ils avaient bravement tiré sur l’envahisseur étaient déférés au Conseil de Guerre qui en frappa de la déportation. Malgré l’attitude de Digeon qui, hautement, fièrement, sans détours, revendiqua toute la responsabilité du mouvement insurrectionnel, appelant sur sa tête le châtiment, s’il en devait être appliqué, le jury rendit un verdict négatif sur toutes les questions et Digeon fut mis en liberté parmi une enthousiasme extraordinaire. Rendu en plein centre « provincial », ce verdict produisit une sensation profonde ; les conservateurs en furent atterrés ; les républicains avancés, les socialistes en reprirent courage.
Sur 236 envoyés devant les quatorze cours d’assises, 116 furent acquittés, 120 condamnés à différentes peines : 2 aux travaux forcés à perpétuité, 3 à la déportation simple, 6 à la déportation dans une enceinte fortifiée, 7 aux travaux forcés à temps, 20 à la détention, 8 à la réclusion et 70 à l’emprisonnement.
Les Conseils de guerre se montrèrent, de beaucoup, moins indulgents que les Cours d’assises. Comme nous l’avons fait remarquer, c’étaient les vainqueurs qui jugeaient les vaincus ; c’étaient les anciens officiers de l’armée qui soutenait le régime impérial appelés à juger ceux qui avaient renversé le régime, car, il n’est pas douteux que, sans l’intervention énergique de l’élément républicain avancé, socialiste, la Révolution du 4 septembre ne se serait pas accomplie, au moins avec une rapidité telle que toute résistance fut vaine et que le calme ne fut pour ainsi dire pas troublé.
Il est impossible de redire par les détails ce que furent les procès qui se déroulèrent devant les Conseils de guerre ; même d’insister sur les épisodes passionnés qui se produisirent ou sur les discussions qui projetèrent une vive lumière sur le caractère réel de la révolution du 18 Mars, sur les hommes qui avaient assumé l’écrasante responsabilité d’une direction toujours difficile, parfois impuissante.
Ce fut au 3e conseil de Guerre. siégeant dans la salle du Manège, que fut dévolue la mission de juger les membres du Comité central et de la Commune qui avaient été arrêtés et qu’avaient épargnés les exécutions sommaires de Mai. Les débats furent dirigés par le colonel Merlin, dont le rôle devait être d’une partialité inouïe ; il attacha à son nom une célébrité sinistre. Il avait en la personne du commandant Gaveau un collaborateur tout à fait digne de lui, car, supportant peu la contradiction, il ne cessa d’injurier les accusés, de paralyser la défense, parfois, même, de menacer les avocats. Rien ne devait être épargné par lui pour inviter les juges à frapper impitoyablement ― ils y étaient préparés, du reste ― les vaincus que la défaite, les hasards de la fortune capricieuse amenaient devant eux.
À relire les comptes rendus détaillés de ces procès, on évoque la question et la réplique échangées entre le président de la cour martiale et le général Malet, après l’avortement de la prodigieuse conspiration de 1812. Au président qui lui demandait : « Qui donc comptiez vous avoir comme complices, comme partisans », Malet répondit fièrement : « Toute la France…, vous les premiers, si j’avais réussi ! »
Un écrivain fort modéré qui n’a jamais passé pour suspect de sympathie envers le mouvement révolutionnaire, M. Jules Claretie, a tracé du Conseil de guerre un tableau à la fois simple et vivant :
« La salle du Conseil de guerre était vaste, c’était cette salle du Manège, qui ne s’attendait guère à être transformée en tribunal et qui gardait encore trace de sa destination primitive, ne fut-ce que le sable jaune et fin dans lequel s’enfonçaient les talons du public. Le jour, un jour cru, pénétrait par les larges verrières des côtés, comme dans la salle du Jeu de paume, et éclairait en pleine lumière ce vaste tribunal. Les uniformes des membres du Conseil de guerre se détachaient sur les tentures vertes du fond de la salle, tentures sur lesquelles on avait appendu une figure de Jésus crucifié. Les gardes de planton formaient, devant le tribunal, une sorte de double haie immobile, au milieu de laquelle passaient les témoins. De loin, les plastrons rouges des tuniques, les collets d’habits, les turbans, les képis et les rouges aiguillettes des gendarmes produisaient sur le fond vert du tribunal, l’éclat de fleurs rouges dans un champ d’herbe ou de blé vert.
« Les accusés, assis entre des gendarmes sur des gradins placés à la gauche du tribunal, faisaient face aux journalistes qui, à droite, prenaient des notes, écoutaient, étudiaient et dont les regards navrés ou satisfaits rencontraient parfois ceux d’un ancien confrère. Les défenseurs en robe noire, immédiatement placés au-dessous des bancs de leurs clients, suivaient les débats, écrivant, interrompant et lorgnant l’auditoire. Nulle figure connue dans le groupe, sauf le visage pale et les gros yeux ronds de M. Lachaud, le défenseur du Courbet. Les autres, des jeunes gens pour la plupart, se groupaient autour d’un homme jeune, bouillant, M. Léon Bigot, un ancien ami de Jules Favre, et d’un vieillard en lunettes, les cheveux blancs et le menton rasé, qui était M. Dupont de Bussac.
« Les juges étaient des soldats. Le colonel Merlin, déjà vieux, le crâne chauve, ayant à ses côtés un lieutenant-colonel aux larges épaules, interrogeait, d’un ton lent, d’une voix apaisée, les accusés et les témoins. À la droite du tribunal, le Commissaire de la République, le commandant Gaveau, prenait des notes. C’était un homme énergique, assez violent, mâle et résolu. »
Quant aux accusés, M. Claretie, et il ne fut pas le seul parmi les écrivains de cette époque, note la stupéfaction qui se manifesta à leur apparition. On leur trouva des physionomies étranges, les traits tirés. N’aurait-il pas fallu qu’ils comparaissent pimpants, frais, roses, l’œil clair, ces hommes qui, après une période terrible, l’effroyable tuerie de la fin de Mai, sous le coup des responsabilités, toujours sous la douleur de la défaite, du souvenir des camarades de luttes disparus ; après une captivité très dure, parmi les injures, les vexations, les tortures, les préoccupations de famille, les douloureuses séparations, se voyaient soudain livrés à leurs adversaires, à leurs ennemis les plus déterminés. Et cependant, l’écrivain disait : « Les têtes étaient livides, mais les lèvres souriaient. Le rictus de l’ironie s’alliait, chez la plupart, à la pâleur de la fatigue. »…… On eût été fatigué pour moins !
Cette première « fournée » devait comprendre dix-huit accusés, moins Lisbonne, qui avait combattu, jusqu’au dernier moment avec une insouciance, une bravoure folles et gisait sur un lit avec les jambes fracassées ; on n’en vit que dix-sept : Assi, Urbain, Ferré, Billioray, Jourde, Champy, Trinquet, Paschal Grousset, Lullier, Rastoul, Régère, Courbet, Verdure, Ferrat, Decamps, Victor Clément, Ulysse Parent.
Ceux qui marquaient plus particulièrement étaient Jourde, l’ancien délégué aux finances, Paschal Grousset, qui avait eu la charge des relations extérieures, Ferré, qui avait reçu la mission de gérer la Préfecture de police ; Assi, Trinquet et Courbet que mettaient en lumière son grand talent de peintre et son rôle dans le déboulonnement de la colonne Vendôme.
Nous ne pouvons juger l’attitude des accusés, l’espace nous manque. Il nous faut, cependant, constater que Jourde établit un compte très précis, très net de sa gestion financière et qu’ainsi il contribua à un revirement de l’opinion sur ce que la presse à la solde de la réaction versaillaise qualifiait de « pillage de la Banque de France » et sur l’honnêteté scrupuleuse de la Commission des finances ; une partie de la sinistre légende commençait à s’effriter. Quant à Ferré, quel que soit le jugement que l’on puisse porter sur son rôle durant la Commune, tout le monde reconnut que sous les misérables invectives du commandant Gaveau, qui s’oublia jusqu’à injurier son défenseur, il montra une attitude ferme, fière. Il ne se défendit pas et voulut simplement expliquer sa conduite. Il fut interrompu et ne put que protester, protester surtout contre le fameux document « faites flamber finances ! » qui lui était attribué, qui n’était qu’un faux jésuitiquement fabriqué, ce qui fut reconnu plus tard.
Quant à ce pauvre Courbet, son attitude fut douloureuse et le plaidoyer qu’en sa faveur prononça Lachaud ne fut pas pour la relever. Il n’en reste pas moins un des plus grands artistes de la seconde moitié du xixe siècle.
Après d’interminables débats, orageux, fréquemment désordonnés, comme un furieux épisode de guerre civile, — le commandant Gaveau devait en devenir fou — le 2 Septembre, le conseil de guerre rendit son « jugement ». Il avait à se prononcer sur seize questions, dont la plupart entraînaient la peine de mort, le bagne ou la déportation. Ferré et Lullier furent condamnés à mort ; Paschal Grousset, Assi, Champy, Billioray, Régère, Verdure, Ferrat, à la déportation dans une enceinte fortifiée ; Rastoul et Jourde, à la déportation simple ; Trinquet et Urbain aux travaux forcés à perpétuité ; Courbet, à six mois de prison et 1.500 francs d’amende ; Victor Clément, à trois mois de prison ; Decamps et Ulysse Parent furent acquittés.
Parallèlement au 3e, les autres conseils de guerre de la 1re division, des autres divisions militaires et d’Algérie étaient à l’œuvre et les jugements se succédaient, émouvant l’opinion publique par leurs implacables condamnations, provoquant le cri de pitié qui allait de partout s’élever quand allaient retentir à Satory et à Marseille les pelotons d’exécution. Ce n’étaient plus des tribunaux, c’étaient des machines à fusiller, à envoyer au bagne, en exil, à déporter.
On frappait non seulement pour avoir fait partie de la Commune, pouravoir combattu les armes à la main, donné des ordres, participé à des exécutions, mais encore pour avoir simplement écrit des articles de journaux. Maroteau, tout jeune, devait mourir au bagne de Toulon, pour son article visant l’archevêque de Paris : « Les chiens ne se contenteront plus de regarder les évêques, ils les mordront… » ; Rochefort, dont le rôle, durant la Révolution, avait été si peu précis, devait payer de la déportation surtout ses campagnes si décisives contre l’Empire !
Nous n’avons pas le loisir de revenir sur l’œuvre terrifiante des Conseils de guerre qui fonctionnaient encore quatre années après la reprise de Paris par l’armée de Versailles, nous ne voulons simplement enregistrer que des documents éloquents, malgré leur apparente sécheresse.
Dans son rapport sur l’œuvre de la justice militaire, le général Appert constate que le nombre des arrestations opérées à la suite des événements du 18 Mars s’éleva à 38.000 parmi lesquelles 5.000 de militaires, 850 de femmes et de 650 enfants de seize ans et au-dessous ! 18.930 détenus furent mis en liberté sur ordonnance de non-lieu ; 11.070 furent déférés aux conseils de guerre.
Enfin, dans le rapport présenté par MM. Martel et Félix Voisin, le 20 décembre 1875, au nom de la mémorable Commission dite des grâces, sont relevées les condamnations contradictoires prononcées tant par les Conseils de guerre que les Cours d’assises :
Pour compléter ce tableau, il nous faut aussi donner la funèbre liste de tous ceux qui, à la suite des sentences des conseils de guerre furent exécutés militairement, malgré la clameur de pitié qui, de toutes parts, s’éleva, surtout en faveur de Rossel et de Gaston Crémieux.
Bourgeois, Pierre, sergent au 45e infanterie (28 novembre 1871) ; Ferré, Théophile (28 novembre 1871) ; Rossel, Louis, officier du génie (28 novembre 1871) ; Crémieux Gaston, avocat (31 novembre 1871, à Marseille) ; Aubry, Charles, (25 juillet 1872), affaire de la rue Haxo ; Boudin, Étienne, incendie des Tuileries ; Baudoin, François (6 juillet 1872) ; Dalivous, Louis (27 juillet 1872), désertion et affaire de la rue Haxo ; de Saint-Omer, Émile (25 juillet 1872), affaire de la rue Haxo ; Deschamps, Henry (13 septembre 1872) ; Deniselle, Alfred (18 septembre 1872) ; François, Jean-Baptiste (25 juillet 1872), affaire de la rue Haxo ; Genton, Gustave (30 avril 1872), affaire des otages ; Herpin-Lacroix, Armand (23 février 1872), affaire Clément-Thomas et Lecomte ; Lagrange, Charles (22 février 1872), affaire Clément-Thomas et Lecomte ; Lolive, Joseph (18 septembre 1872), affaire des otages ; Préau de Vedel, Gustave (19 mars 1872), affaire Chaudey ; Rouilhac, Jean (6 juillet 1872) ; Serizier, Jean (25 mai 1872), affaire des dominicains d’Arcueil ; Verdaguer, Goderic-Joseph (22 février 1872), affaire Clément-Thomas et Lecomte ; Bénot, Victor (22 janvier 1873), affaire de la rue Haxo et incendie des Tuileries ; Decamp, Louis (22 janvier 1873) ; Fenouillas, Jean, dit Philippe (22 janvier 1873), incendie de la mairie et de l’église de Bercy.
Ces rigueurs méritent d’être évoquées, méditées et gravées dans toutes les mémoires.
Comme préface à la mission des conseils de guerre, le 13 juin 1871, sur la proposition du bonapartiste Haentjens et d’un certain nombre de ses collègues, l’Assemblée Nationale avait institué la Commission des grâces, composée de trente-neuf membres, et M. Dufaure en avait réglé les pouvoirs, le fonctionnement par un projet de loi qui fut adopté. Il s’agissait de tempérer par un texte formel les excès de clémence qu’aurait pu, par « faiblesse ou par humanité » commettre M. Thiers… Sainte ironie !… Qui pouvait avoir oublié la répression de Transnonain, flétrie, immortalisée par le sublime et vengeur dessin de Daumier !