Histoire socialiste/La Troisième République/01

Introduction

Histoire socialiste
La Troisième République

Chapitre II.



CHAPITRE PREMIER


Au lendemain de mai. — Relèvement rapide. — Problèmes à résoudre. — L’imprévoyance des classes dirigeantes. — Le travail de restauration. — Le parti bourgeois. — Les travailleurs et l’idée socialiste.


Après une effroyable agonie qui a profondément troublé, ému la France entière, tout le monde civilisé, durant laquelle l’héroïsme des derniers combattants de la Révolution communaliste n’a été égalé que par l’acharnement, la furieuse cruauté des vainqueurs, « l’ordre règne », comme jadis à Varsovie. Paris socialiste est exsangue ; ce qui en reste est terrorisé ; la France semble plongée dans une torpeur inquiétante. Partout le deuil, partout des ruines, une dépression morale telle qu’il ne s’en vit jamais, pas même aux lendemains des désastres de 1814 et de 1815.

C’est que, en une période de dix mois, tout un pays a été assailli par les épreuves les plus foudroyantes, les plus cruelles, les plus faites pour désorienter la conscience collective encore à l’état rudimentaire. Guerre étrangère, criminellement et follement entreprise ; écroulement d’un système politique odieux et de la machine prétorienne qui le soutenait : désastres militaires sans précédents ; invasion, guerre civile systématiquement provoquée ; arrêt de la vie normale ; tension, jusqu’aux ultimes limites, des nerfs d’un peuple déjà trop nerveux, capable des plus prodigieux efforts, voire aussi des plus déconcertantes et dangereuses lassitudes.

Toutefois, malgré les conditions, les circonstances les plus défavorables, malgré les découragements les plus explicables, malgré les pronostics les plus pessimistes, jamais l’histoire n’a enregistré un aussi prompt, un aussi actif réveil dans toutes les classes de la Société. C’est que, au lendemain même de l’écrasement de la Révolution du 18 mars, des problèmes se posaient, impérieux, dont certains, pressants, ne pouvaient être évités ; il fallait, au moins, les étudier, en résoudre quelques uns ; ébaucher la solution de quelques autres ; la nécessité, le besoin de vivre engageaient la Société française dans une voie réaliste.

Pouvait-il en être autrement ?… Au point de vue politique, il importait de « régulariser » la situation, d’établir une forme gouvernementale, puisqu’il paraissait impossible qu’une assemblée aussi évidemment rétrograde, réactionnaire que celle siégeant à Versailles, au lendemain de sa lutte contre un mouvement révolutionnaire hautement républicain, pût se résigner à consacrer la République issue d’une révolution.

Au point de vue financier, il était d’une extrême urgence de procéder à un minutieux, complet inventaire d’une situation difficile et complexe ; frais énormes de la guerre, formidable indemnité à solder pour libérer le territoire de la douloureuse et lourde occupation étrangère : pour assurer le fonctionnement des services publics et faire face à des réformes auxquelles ne pouvait se soustraire, même la coalition des forces conservatrices.

Au point de vue militaire, tout à refaire, tant pour se garder contre un retour offensif du vainqueur que pour le maintien de l’ordre à l’intérieur.

Enfin, se posait le problème économique dominant tous les autres, sinon dans les apparences, du moins dans les réalités, parce qu’il touche, règle la vie de chacun des membres du corps social. Tandis que la fraction consciente, active du prolétariat français, décimée, échappée à la fusillade, aux pontons, aux camps préventifs, à l’exil, se terrait, presque sans espoir : que la grande masse des travailleurs, reprise par l’incessant labeur et son inlassable résignation, mettait en œuvre le capital sous toutes ses formes, la bourgeoisie française, malgré une intense reprise des affaires dans la production comme dans les échanges, constatait avec stupeur que la paix à peine faite avec l’ennemi-soldat, c’était une grande guerre qui commençait avec un ennemi économique formidablement et méthodiquement outillé.

Ce n’était pas pour rien qu’au cours des négociations, d’où devait sortir le texte définitif du traité de paix, les questions relatives aux relations commerciales entre la France et l’Allemagne avaient été étudiées, débattues avec une grande ardeur, parfois une alarmante vivacité. Le prince de Bismarck, alors que M. Pouyer-Quertier insistait pour que la France restât maîtresse de sa liberté d’action, avait brutalement répondu : « J’aimerais mieux recommencer la guerre à coups de canon que de m’exposer à une guerre de tarifs ». Et de la discussion une clause était née, dont, il faut le reconnaître du reste, les effets ne furent pas ceux espérés par le chancelier de fer : « Les traités de commerce avec les différents États de l’Allemagne ayant été annulés par la guerre, le gouvernement français et le gouvernement allemand prendront pour base de leurs négociations commerciales le traitement réservé à la nation la plus favorisée.

« Sont compris dans cette règle les droits d’entrée et de sortie, le transit, les formalités douanières, l’admission et le traitement des sujets des deux nations ainsi que de leurs agents.

« Toutefois, seront exceptées de la règle susdite les faveurs qu’une des parties contractantes, par des traités de commerce, a accordées ou accordera à des États autres que ceux qui suivent : l’Angleterre, la Belgique, le Pays-Bas, la Suisse, l’Autriche, la Russie. »

La bourgeoise dirigeante, malgré de sérieux avertissements, n’avait pu croire au développement de la puissance militaire de l’Allemagne. Cependant, la foudroyante campagne de Bohème était un indice grave. On était allé même jusqu’à prévoir qu’un succès des armes françaises sur le Rhin provoquerait des défections importantes, la dislocation de la Confédération née de l’écrasement de l’Autriche. On ignorait que cette Confédération était unie par des liens économiques autrement solides que les liens diplomatiques, que les pressions militaires, tant les intérêts matériels dominent tous les autres.

Ce qui se révélait soudain, la paix signée, c’est que parallèlement à une Allemagne intellectuelle, militaire, une Allemagne économique s’était développée avec lenteur mais ténacité, sûreté, capable de concurrencer les nations les plus anciennement et les plus savamment organisées et que, aux lauriers parfois aléatoires, toujours onéreux de la guerre, elle allait ajouter une riche moisson de lauriers industriels et commerciaux.

L’œuvre avait été entreprise au lendemain d’Iéna ; l’unité allemande poursuivie d’abord dans les chancelleries, sur les champs de bataille, avant d’être réalisée après Sadowa, consacrée à Versailles par la restauration de l’Empire, était accomplie dans le domaine économique. L’histoire de la préparation, de l’établissement du Zollverein (association douanière entre divers États de l’Allemagne) en 1828, de son remaniement en 1868 pour une durée de douze années, englobant tous les États de la Confédération germanique, plus de 38 millions d’habitants, à l’exception — toute provisoire de Brême et de Hambourg, était là pour démontrer qu’une unité — la communauté des intérêts — autrement solide, quoique d’apparence moins impressionnante, était formée, capable de résister aux pires revers militaires.

De cette unité était née la puissance économique qui allait porter à l’industrie, au commerce français, à l’industrie, au commerce des autres pays, de l’Angleterre particulièrement, des coups sérieux.

Cependant, quelques années devaient s’écouler avant que la concurrence se manifestât sous son véritable aspect.

Depuis le début de la guerre, pour ainsi dire jusqu’à la chute de la Commune, la France occupée à la lutte contre l’invasion, troublée par la guerre civile, avait vu sa production désorganisée, son commerce paralysé ; les capitaux apeurés se cachaient et il avait fallu consommer, approvisionner en vêtements, armes, munitions et vivres les armées improvisées dont une partie seulement était envoyée, sur les champs de bataille, tandis que l’autre, vouée aux pires lassitudes des villes de garnison, des campements mal agencés, était décimée par la variole et le typhus.

La paix signée, « l’ordre » rétabli, ce fut une prodigieuse reprise des affaires ; partout, dans les cités, dans les usines, dans les champs, le travail s’épanouit, le commerce fut presque débordé et les capitaux jusqu’alors blottis reparurent, décidés à se sacrifier patriotiquement pour la libération du territoire, sur l’autel des emprunts émis à des taux très bas, prometteurs de sérieux bénéfices. Spéculations à coup sûr, telles qu’en a décrites Balzac dans les
les prisonniers de la commune à versailles. — l’orangerie : aspect de nuit
D’après extrait du journal l’Illustration.

épisodes caractéristiques dont il illustra les plus saisissantes de ses pages de la Comédie Humaine.

Si intense fut cette activité industrielle, commerciale et financière, qu’elle ne se ressentit même pas des agitations politiques, cependant si profondes dans tout le pays, sur lequel s’exerçait, par le développement de la presse encore limité par le cautionnement et des lois draconiennes, la répercussion des débats retentissants de l’Assemblée nationale et des multiples, troublantes intrigues se nouant et se dénouant dans les couloirs du Palais de Versailles ; dans les cercles et salons politiques. Chaque jour démasquait une manœuvre ; une conspiration ayant pour but le renversement de la République au profit d’un prétendant. Henri V ou un prince d’Orléans. Le parti bonapartiste lui-même, malgré la réprobation que lui valaient bien plus les désastres militaires que les dix-huit années d’arbitraire, de tyrannie, ne renonçait à l’espérance. Mais, si la République était entourée d’ennemis, sans compter les amis perfides, plus dangereux encore, elle comptait des partisans républicains de la veille et de l’avant-veille, des partisans d’instinct venus à elle, parce qu’une terrible expérience avait ouvert leurs yeux sur tous les dangers que peut courir un pays, quand il abandonne ses destinées aux mains d’un homme, roi ou empereur.

La République apparaissait à ces ralliés, citadins ou paysans, parisiens ou provinciaux, ouvriers ou bourgeois, d’abord comme une garantie de la paix. Car, malgré les paroles de « revanche » qui déjà se prononçaient, parfois fort imprudemment, par douleur ou ostentation patriotique, on sentait bien que, seule, la République pouvait vivre, se développer sans gloire militaire, tandis qu’une dynastie, même malgré elle, tôt ou tard, par la force même par la puissance de la tradition, par l’impérieux besoin de s’auréoler, maintenir, serait lancée dans des aventures guerrières. Puis, une restauration aurait été le signal d’une formidable guerre civile, et la majorité du pays était avide de paix extérieure et de tranquillité intérieure. Du reste, en ce qui touchait l’élément intelligemment conservateur, la République de 1848 n’avait-elle pas démontré qu’elle était capable de faire régner l’ordre, de défendre les privilèges contre les revendications prolétariennes ? tandis que le monde travailleur, de son côté, avait l’intuition que, seule, la République, améliorée par lui, conquise lentement par lui, pouvait devenir l’instrument de l’amélioration de son sort d’abord, de son émancipation intégrale ensuite.

C’est à ce sentiment qu’il faut attribuer le rapide acquiescement de la majorité du pays à la République, malgré la propagande active de tous les partis de réaction, puissamment aidés par une administration toute à leur dévotion, un clergé stimulé par le Vatican. Il faut reconnaître, en outre, que les tiraillements, les menaces haineuses, l’impuissance ridicule des droites à l’Assemblée nationale activèrent singulièrement les progrès du parti républicain.

Quelle était la situation du parti socialiste ? Nous l’avons déjà indiquée : il n’en restait que des débris, « ruines ou semences », qui eût osé se prononcer ? Ses éléments réellement actifs avaient disparu en partie : pour toujours ceux qu’avait emportés la tourmente, momentanément ceux qu’elle avait dispersés dans les prisons, en attendant de les envoyer soit au poteau d’exécution, soit en Nouvelle-Calédonie, soit sur les chemins douloureux de l’exil ; le reste se taisait, guetté par la police ou les dénonciations anonymes. Si quelques audacieux essayaient d’élever la voix pour l’apologie, si timide fût-elle, simplement expliquer les causes réelles de la Révolution du 18 mars, ils étaient honnis par les uns, suspects aux vaincus survivants, qui les prenaient pour des agents provocateurs ou des espions.

Les querelles retentissantes qui, en exil, divisaient les proscrits, n’étaient pas pour encourager et, dans ces divisions, cependant atténuées par l’éloignement, on retrouvait en grande partie les causes de la défaite. Puis, n’était-ce pas pour donner à réfléchir que l’évocation de cette armée révolutionnaire, bien outillée, comptant, au début, des bataillons par centaines et progressivement fondant à tel point que quelques milliers de combattants à peine se rencontraient pour combattre une force militaire solidement organisée, d’autant plus résolue à vaincre qu’elle avait à faire oublier de lamentables défaites essuyées au contact de l’étranger envahisseur ?

Et, cependant, avec une rapidité inattendue, dans les grands centres d’abord, malgré une surveillance rigoureuse, une répression judiciaire active, malgré les calomnies répandues et les sinistres légendes, parmi les travailleurs l’idée socialiste reparût, timide, enveloppée, hésitante chez la plupart, nette, courageuse chez quelques-uns. L’attitude des partis de réaction avait fait comprendre que, même vaincue, la Commune avait sauvé la République ; que, protestation contre ceux qui, après n’avoir su ou voulu défendre Paris, l’avaient livré, elle constituait la manifestation éclatante d’un haut sentiment patriotique et il n’en fallut pas davantage pour dégager la Révolution des obscurités malveillantes dont on s’attachait à l’envelopper. La répression avait été trop implacable ; les vainqueurs imprévoyants avaient dépassé le but ; l’horreur et la pitié allaient se manifester d’autant plus que les débats devant les Conseils de guerre allaient redresser bien des erreurs, détruire bien des calomnies et que, la tranquillité assuré, les échos de Satory allaient encore, longtemps après Mai, répercuter le crépitement des pelotons d’exécution.