Histoire socialiste/La Restauration/07

Chapitre VI.

Histoire socialiste
La Restauration

Chapitre VIII.



CHAPITRE VII


DISSOLUTION DE LA CHAMBRE — MINISTÈRE DE M. DE RICHELIEU


M. Decazes et le roi. — La dissolution de la Chambre introuvable. — Succès électoral du cabinet. — Ouverture de la session. — Loi électorale du 5 février 1817. — Nouvelle loi sur la liberté individuelle. — Les complots de Lyon et le général Canuel. — Élections de 1817. — Succès des indépendants. — Vingt-huit exécutions dans le département du Rhône et cinq cent quinze arrestations. — Session de 1818. — Loi du recrutement. — Projet de nouveau Concordat. — La libération du territoire. — L’agiotage sur les emprunts. — Congrès d’Aix-la-Chapelle. — Élections de 1818. — Écrasement des royalistes ministériels et des ultras par les indépendants. — Élection de La Fayette et de Manuel. — Inquiétudes des alliés. — M. de Richelieu se rapproche de la droite. — Divisions des ministériels. — Démission collective. — Le cabinet Decazes.


M. Decazes désirait ardemment la dissolution : comme pour enrayer le retour des hésitations, il avait modifié le ministère et avait, par là, rendu difficile toute rencontre entre la Chambre et lui. Mais ce n’était pas tout que d’être animé d’une volonté forte : il fallait gagner à la cause le roi, les ministres, les alliés, tuteurs avides de la fortune française et qui redoutaient que leur créance fût compromise. À vrai dire, le roi était assez irrité contre la majorité : il était impatient de rejeter le joug pesant que dans son zèle elle faisait peser sur sa dignité, le conseillant, l’inspirant, écoutant ses vœux avec les propositions de ses ministres. Et surtout il n’avait pu accepter la formule injurieuse que toute la droite avait acclamée et mise en circulation : « Vive le roi quand même ! »

Mais cette irritation serait sans doute tombée avec le temps si un habile ministre n’en avait attisé les feux. M. Decazes avait depuis longtemps enveloppé le roi dans la conjuration la plus aimable et la plus douce. On ne peut dire qu’il ait été un courtisan, au sens vil de ce mot, ce mot désignant surtout ceux qui, sans valeur d’aucune sorte, s’élèvent pour ainsi dire en s’abaissant. Mais il avait vite vu ce qu’on pouvait tirer de ce roi débile dont l’esprit fatigué n’avait que de rapides éclairs. Des mains de M. d’Aravay, le roi était tombé aux mains de M. de Blacas, et c’est ce dernier, exilé magnifiquement à l’ambassade de Naples, que M. Decazes avait remplacé. Patient et résigné à la longueur des entretiens quelquefois moroses, causeur habile et documenté par son séjour au palais de l’impératrice mère et par son passage à la préfecture de police, satisfaisant les goûts un peu grivois du roi, il excellait à faire naître ces débats littéraires et politiques où une stratégie habile faisait de lui l’éternel vaincu et mettait en relief la supériorité royale. Louis XVIII ne pouvait se passer de lui. Et même M. Decazes, que les nécessités, de sa charge éloignaient quelquefois du roi, s’était fait suppléer auprès de lui par sa propre sœur, Mme Princeteau, femme d’un percepteur, venue de Libourne, dont la beauté et la douceur plurent au roi et qui serait devenue une favorite si ce métier n’impliquait une attitude que la dignité de la jeune femme répudia toujours.

M. Decazes se saisit vite et bien de l’immense influence que lui livrait le roi. Il l’assiégea de rapports, de récits, de communications, s’arrêtant, reprenant, bifurquant, réduisant à la lassitude cet esprit vieilli. En même temps il conquérait les ministres. M. Lainé finit par se rendre, lui aussi, irrité contre cette Chambre qui l’avait contraint à la démission. Puis M. Corvetto. Restait M. de Richelieu qu’effrayait cette dissolution, mais que le bruit du triomphe ultra-royaliste, dans le Midi, énerva. Quant aux trois autres, on les prévint et ils approuvèrent. Les alliés eux-mêmes — que M. Decazes les eût ou non avertis — étaient inquiets de la violence des hommes et redoutaient toujours quelque vote de cette Assemblée qui ne respectait pas les contrats passés et reniait la signature de la France vis-à-vis de ses créanciers. Enfin tout le monde tomba d’accord et le 5 septembre parut la célèbre ordonnance qui réduisait à 219 le nombre des députés, qui en son article 2 dissolvait la Chambre, convoquant les électeurs pour le 25 septembre et les députés pour le 4 novembre.

Cette ordonnance tomba comme la foudre sur les espérances bruyantes du parti ultra-royaliste, et il faut avoir sous les yeux les journaux de l’époque pour se rendre compte de la stupéfaction et de la colère qu’elle produisit. Le comte d’Artois, dont Louis XVIII redoutait les reproches, préféra, se défiant de sa propre violence, s’exiler à la chasse. Les autres royalistes, après être restés sans voix devant l’événement inattendu, se mirent en campagne. Ils prirent pour texte de leurs discours l’omnipotence ministérielle réduisant en captivité le roi dans son palais et il fallut que M. Decazes fît intervenir le roi pour que fût restitué à ce dernier l’acte vigoureux qu’il avait accompli. Malgré tout, les fonctionnaires hésitaient : M. Decazes frappe un grand coup. Chateaubriand ayant violemment protesté dans un pamphlet : la Monarchie selon la Charte, saisi avant de paraître,


(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)


mais mis quand même en circulation, fut révoqué de son titre de ministre d’État. Sur sa demande, un peu humiliante, on lui laissa l’allocation de 12 000 francs que le titre rapportait. Mais on ne douta plus de la volonté royale et voici le résultat qu’enregistra avec joie le gouvernement : 103 ultraroyalistes, 159 monarchistes ministériels. Le 4 novembre, la Chambre s’ouvrit sur un discours royal qui irrita la minorité, puisqu’il lui rappelait « les écarts d’un zèle trop ardent ».

La minorité essaya de lutter : elle vit tout de suite son infériorité numérique dans l’élection du bureau où ses quatre candidats n’eurent que 80 voix, tandis que M. Pasquier et M. de Serre en réunissaient plus de 112. M. Pasquier fut choisi. En vain M. de Villèle essaya de ranimer les colères en dénonçant la pression officielle qui s’était exercée dans divers départements. La majorité demeurait compacte autour de M. Decazes qui savourait sa victoire et amoncelait en même temps, sur sa tête, toutes les rancunes meurtrières qui bientôt devaient le chasser de la scène politique.

Mais, on se le rappelle, il n’y avait pas de loi électorale : celle qu’avait présentée le Gouvernement avait échoué devant la Chambre des Pairs, toute chargée d’ailleurs des amendements ultra-royalistes qui l’avaient dénaturée, et on avait provisoirement gardé le mode électoral qui avait servi en 1815. M. Laine présenta un projet, qui, toujours fondé sur le respect du cens, offrait le mérite de la clarté : un seul collège dans le département, composé des électeurs qui payaient trois cents francs, élirait des députés qui, eux, devaient payer 1 000 fr. C’était le scrutin de liste, restreint à une fraction privilégiée, et c’était surtout le second collège aboli, et la grande propriété atteinte dans son influence politique. La droite se sentit frappée du plus rude coup qu’elle ait encore subie. La discussion s’ouvrit le 26 décembre et, grâce à Royer-Collard, à Villèle et surtout à M. de Serre, revêtit un éclat considérable. Le débat fut plutôt un débat social qu’un débat politique et toutes les inquiétudes des hauts privilégiés dessaisis au profit des privilégiés moyens passèrent en apostrophes, en sarcasmes, en injures à travers ces discours. M. de Bonald, qui s’était proclamé le penseur de la droite dont M. de Villèle était le chef adroit et averti, résume toutes les craintes en une phrase : « Si, par des lois nées des habitudes révolutionnaires, en appelant les petits et moyens propriétaires, vous excluez de fait les chefs de la propriété, c’en est fait de l’ordre social… » Les chefs de la propriété, c’étaient ceux qui devaient gouverner la politique. C’était là le plan social des ultra-royalistes et ils redoutaient, comme le triomphe de la révolution, cette loi qui cependant laissait à quelques milliers de privilégiés le droit de disposer du pays.

Tous les autres orateurs, surtout Royer-Collard, défendirent la loi, après quoi M. de Serre réclama, tout en se tenant prêt à voter la loi, que le commerce et l’industrie aient une représentation directe. C’est là le germe de cette idée de représentation professionnelle qui a trouvé de notre temps quelques défenseurs. Ou s’étonne que cette théorie ait pu éclore en cet esprit mûri par l’étude et la réflexion. Qu’est-ce que le commerce seul et qu’est-ce que l’industrie seule ? Ils ne valent que par leurs rapports avec les autres branches de l’activité nationale, et quand on les a toutes passées en revue, on s’aperçoit que mieux vaut une assemblée où elles ont toute latitude pour être politiquement représentées. Le 8 janvier 1817 la loi fut votée par 132 voix contre 100. À la Chambre des Pairs, le combat fut plus âpre et la gentilhommerie exaspérée tint en échec le projet jusqu’au 30 janvier : il fut voté par 95 voix contre 77.

M. Lainé fit ensuite triompher une loi qui, tout en maintenant les principes odieux de la loi du 29 octobre 1815, les atténuait. Cette loi donnait, sur une plainte quelconque, à tout fonctionnaire, le droit d’arrestation et de séquestration sur tout citoyen accusé de complot contre la sûreté de l’État. M. Lainé remit ce droit au président du Conseil et au ministre de la Police. C’est la droite qui fit le plus dur accueil à ce projet. Et non pas parce qu’il détruisait en partie l’œuvre néfaste de 1815, mais, cela est à peine croyable, au nom de la liberté ! Imprudente et oublieuse opposition qui, la veille encore, se servait des lois comme d’instruments de torture, avait déchaîné sur le pays toutes les terreurs, était cause de séquestrations sans fin et qui maintenant flétrissait les liens dont ses propres victimes étaient garrottées. Cette étrange et inconcevable mobilité sera, à travers le siècle, la loi politique des oppositions monarchiques.

Mais ce fut sur le budget que la droite put manifester tout son zèle clérical. M. Corvetto présenta un budget qui dépassait un milliard : la seule particularité de ce budget était le relèvement, par une forte dotation, de la Caisse d’amortissement. Et avec quelle somme le ministre dotait-il la Caisse ? Avec le produit de la vente des bois de l’État (150 000 hectares), C’est là que la colère cléricale éclata : « Ces bois avaient appartenu au clergé et il fallait les lui rendre. Cette mesure était une spoliation révolutionnaire ». Il faut dire qu’en échange le clergé recevait 4 millions de rentes, inscrites au grand livre et hypothéquées sur des forêts de l’État. Le budget fut voté cependant (135 voix contre 88), non sans que M. de Villèle ait réclamé 200 millions d’économies réalisées par lui sur les traitements des fonctionnaires. Bien entendu, chef de la majorité la veille encore, M. de Villèle n’avait pas reçu du ciel cette inspiration salutaire : elle ne lui venait que dans l’opposition.

Le cabinet, moins ce demi-échec, était donc victorieux à la Chambre. Dans le pays, il laissait marcher les choses et déjà un esprit clairvoyant eût aperçu les germes de la défaite. C’est que M. Decazes, soit que la vigueur de son opération eût épuisé son énergie, soit qu’il s’abandonnât à l’orgueil du triomphe, n’avait pas prolongé dans le pays sa politique. Sûr du vœu du roi, assez peu habile, au sens profond du mot, pour baser toute son influence sur une fragile amitié, il se contentait de votes parlementaires sans donner dans la nation, au gouvernement, l’armature nécessaire. Tous les fonctionnaires en place en 1815 et dont beaucoup avaient servi avec joie les passions bestiales de la Chambre introuvable, occupaient encore leur emploi. D’où des trahisons quotidiennes, des détachements qui ruinaient peu à jeu un pouvoir trop confiant.

Cependant M. Decazes eut la perception du péril dans les incidents de Lyon. Lyon était militairement gouverné par le général Canuel, le triste héros des vengeances vendéennes. Envieux des titres et des lauriers qui avaient été décernés à son voisin de garnison, le général Donnadieu, pour les exécutions sommaires de Grenoble, Canuel imagina des complots. Cinq fois de suite, au mois de juin 1816, il dénonça aux autorités civiles des complots dont la première constatation montrait la vanité. Il faut dire que le commissaire général de la police était M. de Sainneville, émigré vieilli, mais de conscience droite et d’esprit net, et le préfet, M. de Chabrol, qui, avec lui, résistait à toutes les tentatives. Ce qui accuse bien le caractère policier de ces provocations, c’est qu’une nuit un capitaine nommé Ledoux, dont le zèle pour les complots ne se ralentissait jamais, fut vu par ses complices qui le surveillaient entrant chez le général Canuel, fut tué en pleine rue, à la sortie, sans que, de peur de révélations, ce général fît ordonner une enquête.

Mais l’émotion publique était portée à son comble par ces provocations. De plus, quelques personnes à Lyon et autour de Lyon, croyaient vraiment à l’existence de conspirations. Or, comme une sourde colère contre un régime pareil animait bien des consciences, comme l’occupation étrangère souillait toujours le sol du pays, comme la vie publique était le lot de quelques hommes riches et que l’esprit public ne trouvait pas à se répandre, cette croyance fut néfaste. Du moment que l’on conspirait, c’est donc qu’il y avait de nombreux et vaillants champions d’une autre cause que celle des Bourbons ! Ainsi, un soir, une de ces étincelles finit par amener l’explosion. Oh ! explosion discrète et combien timide ! Dans quelques villages autour de Lyon, quelques habitants se réunirent pour se concerter, le tocsin retentit, et ce fut tout. Un seul coup de fusil fut tiré — un seul ! Et, de l’aveu même de l’autorité militaire, il suffit — comme à Grenoble — de quelques soldats pour ramener instantanément le calme. Les autorités reçurent donc, en même temps, la nouvelle de l’inoffensive sédition et de sa fin.

On pense si le général Canuel fit effort pour cacher sa joie. Malheureusement, M. de Sainneville était à Paris. Le préfet, écrasé sous le poids d’une réalité qu’on exagérait, se rendit, et deux cent quinze arrestations furent opérées à Lyon et trois cents aux alentours. Tout de suite la cour prévôtale ouvre ses sanglantes audiences, On divise en douze catégories les accusés, une catégorie par village suspect et une pour Lyon qui ne fut pas troublé, mais d’où l’ordre, disait-on, était venu. On voulait garder les chefs pour la fin, afin que, leurs complices étant frappés, leur sort fût assuré.

M. Decazes renvoie à Lyon M. de Sainneville qui doute encore, mais qui, resté seul, est sommé de laisser sa liberté à la justice du roi. Et cette justice est prompte. Quelques jours après le soulèvement, quatorze condamnés sont exécutés, puis d’autres encore. Au mois de septembre il y avait eu vingt-huit exécutions. Et la cour prévôtale allait entreprendre le jugement des accusés de Lyon. Au milieu de cette débauche de violences, seul, M. de Sainneville gardait son sang-froid. Il fait une enquête, en communique les résultats à M. Decazes, le supplie d’arrêter le cours de ces furies. M. Decazes et M. Lainé hésitent. Cependant la lecture de quelques dossiers les émeut, la pensée que le châtiment, s’il fut juste, se perd lui-même dans l’excès, leur vient et ils donnent mandat au maréchal Marmont d’aller s’enquérir à Lyon. Quoique gênée, dès le début, par les intéressés, l’enquête du duc de Raguse fut complète et impartiale : elle mit à nu la fourberie scélérate de Canuel et la lâcheté du préfet. Le ministère arrêta les poursuites, ferma la cour prévôtale, grâcia les condamnés à trois ans de prison, mais, par respect pour une chose jugée qu’il savait criminelle, maintint, tout en les atténuant, les autres condamnations et fit payer les amendes. Épuisé par cet acte de molle vigueur, il n’eut plus de force pour châtier les coupables : M. de Chabrol fut déplacé, le général Canuel, dessaisi du commandement, mais nommé baron et inspecteur général de l’infanterie.

À Alençon, à Bordeaux, des exécutions capitales ; à Paris, l’exécution par les armes de deux sous-officiers du 2e régiment de la garde royale, au besoin, auraient suffi à démontrer que le pouvoir ne se relâchait pas. C’était toujours le même système d’équilibre, au nom duquel on résistait aux prétentions ultra-royalistes tout en exagérant la sévérité. Tout puissant, tout heureux des sourires de la fortune, M. Decazes, modifiant encore le cabinet, mettait M. Pasquier à la place de l’incapable M. Dambray, et le maréchal Gouvion Saint-Cyr à la place du ministre de la Marine Dubouchage ; puis le maréchal, remplacé à la marine par M. Molé, entrait à la guerre dont partait le duc de Feltre, le médiocre et incapable soldat, qui, chargé de la reconstitution de l’armée, laissait toute la tâche à un successeur qui en sut remplir l’ampleur.

Au mois de septembre avait lieu le renouvellement partiel : c’est alors que prit part à la lutte un nouveau parti, le parti indépendant, qui devint plus tard le parti libéral. Jusqu’ici les hommes de ce parti étaient perdus parmi les royalistes attachés à la Charte et qui avaient répudié les fureurs des ultras : c’étaient M. Laffitte, Voyer d’Argenson, Joby, Savoie-Rollin, de Grammont. Furent élus : Casimir-Périer, Bignon, Dupont de l’Eure, Caumartin. La Fayette fut battu, ainsi que Manuel. Ce parti était représenté par 25 députés et se mêlaient en lui les défenseurs attardés de la fortune napoléonienne, les élus libéraux, et, sans se parer encore du titre, un socialiste, Voyer d’Argenson. Il y avait 75 ultras et 155 royalistes ministériels. Comme on le voit, c’est contre les ultras que les élections s’étaient faites.

Le 4 novembre 1817 vit la nouvelle réunion de cette Chambre où, affaiblis par tant de pertes, les ultras allaient cependant continuer le combat. Leur rage impuissante eut une première occasion de s’exercer : le maréchal Gouvion Saint-Cyr avait mis sur pied une loi de recrutement. On sait comment se formait l’ancienne armée : elle était, pour les soldats, constituée par la levée et par l’enrôlement ; pour les officiers, jusqu’au grade de colonel, par l’élection pour un tiers, l’ancienneté pour un tiers, le choix pour l’autre tiers. (Décret de la Convention abrogeant, le 4 avril 1793, la loi du 29 octobre 1790 qui avait tout remis à l’ancienneté). Le maréchal constituait sur d’autres bases l’armée : l’artillerie et la cavalerie devaient être composées d’engagés volontaires ; l’infanterie (140 000 hommes) devait être constituée par le recrutement. Tout Français âgé de vingt ans devait six ans de service à moins qu’il ne se fit remplacer. Les grades étaient accessibles aux sous-officiers et un tiers des sous-lieutenances leur était remis, les deux autres tiers étaient réservés aux écoles militaires. On ne devait accéder à un grade supérieur qu’après avoir séjourné quelques années dans le grade inférieur. Le choix se manifestait pour corriger les défauts de l’ancienneté. Enfin une milice constituée par les soldats, au sortir du régiment, était créée sous la forme d’une compagnie par canton : elle devait durer six années et n’être astreinte qu’à un service purement local.

Si cette loi avait le tort de supprimer l’élection, si elle avait le tort de reposer sur le remplacement, sur « la traite des blancs », comme dira plus tard M. de Bonald, elle avait de sérieux avantages : elle fixait le soldat sur son sort : pris par le recrutement, il partait ; écarté par le tirage au sort, il ne partait pas, et ainsi tombaient les incertitudes qui durèrent sous tout l’ancien régime et sous l’Empire, alors que nul ne savait si le lendemain il ne serait pas appelé et quand il reviendrait. De plus, il déracinait la faveur ; autant que cette plaie du régime d’injustice pouvait disparaître, elle disparaissait ; on ne devait plus voir les folies de Dupont et du duc de Feltre donnant des grades, distribuant des galons, écrasant sous de pauvres médiocrités les vieux services et les honorables titres. Enfin, une armée était fondée en face de l’Europe dont l’armée d’occupation allait quitter le sol. Or, cette armée étrangère était imposée à la France pour calmer les ardeurs hostiles à la royauté, et une des conditions de son licenciement c’était qu’une armée française prît sa place.

Mais ce dernier avantage importait peu aux ultras. Ils souhaitaient, au contraire, le maintien de cette armée d’occupation dont cependant chaque budget rappelait à la France la lourde et coûteuse présence et qui dévorait cent trente millions par année. Tout leur était supportable, sauf cette loi qui allait porter atteinte au privilège de caste. Quoi ! une loi électorale votée le 5 février 1817 avait déjà ravi aux grands propriétaires l’influence sociale et politique pour élever à leur hauteur le privilège moyen des petites gens qui possédaient. Maintenant, les fils mêmes de l’aristocratie allaient croupir dans le rang, ou s’humilier au seuil des écoles, et, plus barbare destinée, le fils d’un gentilhomme serait exposé à subir les ordres venus du fils de son fermier ! Plus de brevets de lieutenants-généraux distribués à l’oisiveté de la jeunesse ! Plus de régiments apportés par la grâce royale ! Plus d’inutile parade ! La droite tout entière se ligua, mais se brisa contre cette loi : soutenue par les royalistes ministériels et par les indépendants, la loi vint en discussion dès la rentrée ; le 14 janvier 1818, vingt-trois orateurs se dressèrent pour elle et vingt-trois contre elle dans le champ clos parlementaire. « Une armée manquait au génie du mal, je vous la demande ! » s’écria un orateur, et M. de Bonald, qui avait le mérite de trouver au sombre fanatisme de son parti des formules concises. « La force militaire d’un État doit avoir moins pour objet la défense extérieure que le maintien de l’ordre intérieur afin que « force demeure à justice », selon la belle expression de notre ancienne langue politique. » Et, pour corriger cette atroce théorie, qui sera, hélas ! si souvent reprise, pour atténuer un peu ce cri de guerre contre « l’ennemi de l’intérieur » qui était l’esprit révolutionnaire, qui sera demain la République, ensuite le socialisme, M de Bonald ajoutait : « Contre un grand péril, une invasion, par exemple, on a la ressource des levées spontanées. »

C’était toute la théorie militaire et sociale, la dernière pensée des ultras : l’armée écrasant ses ennemis politiques, et, quant à l’étranger, la levée en masse lui devait répondre. Aussi ce souvenir des héroïques mêlées de la Révolution servit la théorie subtile et creuse de cette fraction. La levée en masse ! mais qui pouvait dresser aux frontières ce peuple frémissant ? Pourquoi se serait-il battu ? Sous la Révolution, il défendait par les armes les droits dont il avait été l’artisan robuste. Mais maintenant qu’aurait-il défendu ? Les biens des riches, les droits des riches, une patrie ingrate où l’échafaud était à tous les horizons ? Décidément, la pensée de cette opposition, qui n’était qu’une coterie ambitieuse et mécontente, ne creusait pas bien profondément les problèmes.

Après un discours plus habile de M. de Feltre, qui, lui, invoquait seulement la charte violée, oubliant qu’en 1815 il avait répudié comme trop transigeant avec l’esprit du temps le document constitutionnel, le maréchal Gouvion Saint-Cyr défendit la loi dans un discours net et précis. Il inséra dans le discours un éloge de la « grande armée », celle que les royalistes tous les jours couvraient d’opprobre. La loi passa — sauf une modification sur la composition de la cavalerie et de l’artillerie qui restèrent ouvertes au recrutement et sauf la durée de la milice de réserve abaissée à quatre années. L’effectif de 150 000 hommes fut porté par la Commission à 240 000 hommes : le 5 février 1818, la loi fut adoptée par 147 voix contre 92. À la Chambre des Pairs, après de furibondes attaques de Chateaubriand dont la rhétorique évoquait les tombeaux, les abîmes, les gouffres, la révolution et l’anarchie, la loi fut admise par 96 voix contre 74. Il est juste de rappeler qu’un parvenu militaire, le maréchal Victor, sorti du rang, combattit la loi avec le duc de Doudeauville et le marquis de Boisgelin !

Cette loi était loin d’être démocratique ou égalitaire : elle gardait encore la tare funeste des régimes déchus qui est la tare du privilège, puisque, par le remplacement, elle laissait à la fortune le droit d’échapper au patriotisme qui, n’étant pas le sentiment des riches, devint le métier des pauvres. Mais elle réalisait un progrès sensible sur les lois en vigueur, et les prévisions aristocratiques ne s’étaient pas émues en vain. Elle devait durer jusqu’en 1871 au moins dans son organisme principal.

Mais à côté de cet effort, notable certes pour le temps, obéissant à des inspirations obscures, pénétrés de la pensée qu’il ne fallait accepter une réforme libérale qu’à la condition de présenter des lois rétrogrades, MM. Pasquier et Decazes songeaient à remanier la législation sur la presse, non pour l’alléger, mais pour l’obscurcir. La loi de 1815 sur la presse permettait de poursuivre même les écrits non imprimés ! M. Pasquier, en décembre 1817, maintenait cette loi en ce qui touchait la provocation au crime, et déclarait qu’on ne poursuivrait que les écrits rendus publics : c’était évidemment une atténuation. Seulement la thèse de M. Pasquier — et qui fut celle de la jurisprudence — sur les caractères de la publicité faisait de sa réforme une comédie : le dépôt opéré à la censure équivalait à la mise en circulation. Où était le profit et que signifiait cette modification ? La Chambre fit mauvais accueil à cette loi et trois oppositions se rencontrèrent pour la combattre : celle des ultras, celle des indépendants, celle de Royer-Collard et de ses amis. Elle perdit sa disposition principale, mais les opposants ne purent y faire pénétrer le jury — car ils n’étaient pas d’accord — les indépendants voulant le jury ordinaire, la droite une sorte de jury supérieur… M. d’Incourt voulut faire assimiler à un délit la réimpression des anciens livres du siècle dernier : c’était proscrire Voltaire, Rousseau, Diderot, tant d’autres ! L’amendement fut repoussé et la loi votée le 24 décembre 1817. Mais la Chambre des Pairs ne la reçut qu’avec tiédeur : elle vota l’amendement de M. d’Incourt et sur l’ensemble, mécontente de son œuvre, repoussa cette loi par 102 voix contre 59. C’était tout ce qu’avait gagné le cabinet à cette tentative. Détestable politique de bascule, qui ne devait satisfaire aucun des partis et au contraire leur donner la pensée qu’ils étaient tour à tour trahis !

Le cabinet devait commettre une autre faute, c’était de soumettre aux délibérations de la Chambre un projet de Concordat modifiant le Concordat de 1802. Déjà, dès 1814, la royauté, désireuse de relever le prestige abattu de la papauté, avait fait accompagner à Rome le pape Pie VII à peine détaché des liens dont Napoléon l’avait attaché. De plus, la royauté, taxant d’œuvre de violence le Concordat, avait demandé au Pape s’il ne consentait pas à le modifier. M. de Blacas, avec le tact et la compétence d’un vieil émigré, avait continué les négociations :


(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


le pape voulait bien consentir à ne pas reprendre Avignon et le Comtat Venaissin à la France en échange d’une indemnité et il obtenait le doublement des sièges épiscopaux… C’était là une impossible requête : car avec quel argent se ferait ce doublement  ? Où taillerait-on le domaine spirituel des nouveaux évêques, sinon dans le diocèse de ceux qui déjà étaient installés ? Au terme de cette loi, il n’y avait que colères, dépossessions, dépenses. Le gouvernement retira son projet quand il sut par une lettre du pape à M. de Marcellus, un des commissaires ultras, que le Vatican souhaitait le maintien de l’acte de 1802. Sans cela, nous retombions au Concordat passé entre François Ier et Léon X en 1515 !

Cependant, cette session vit tomber les cours prévôtales, créées jusqu’au 1er janvier 1818 à moins d’une prorogation. Le souvenir de leurs sanglants excès était si odieux que même les ultras n’osèrent proposer le prolongement judiciaire de cette guillotine permanente et aveugle.

Néanmoins l’année 1818 ne devait pas finir sans voir la disparition de l’armée étrangère. M. de Richelieu s’était employé à cette tâche avec un zèle exemplaire et une noble ardeur. Il était chaque jour davantage accablé par les prétentions ennemies qui croissaient à mesure que se faisait prochaine l’échéance. Les chiffres inscrits dans le traité du 8 novembre 1815 et qui faisaient ressortir une indemnité totale de 700 millions n’étaient plus respectés. Chaque roi, chaque prince apportait sa note. À la fin, ils se trouvèrent tous ensemble réclamer 1&nvsp ; 375 millions en sus de la somme promise et d’ailleurs payée. C’était trop. M. de Richelieu le fit comprendre à Alexandre et, pour lui donner la mesure de la discrétion adverse, lui montra la réclamation du duc de Ahnuet-Dembourg visant la solde pendant une année pour l’entretien de 4 000 hommes prêtés à Henri IV ! Alexandre s’entendit avec Wellington et, le 23 avril 1815, il fut décidé qu’une inscription de rentes de 16 010 000 francs libérerait la nation — 4 millions de rente de plus que les 12 040 000 promis en 1815 et qui devaient être absorbés par l’Espagne (1 million) et l’Angleterre (3 millions).

Pour économiser l’argent, M. Corvetto, suivant l’exemple de M. Louis, avait fait appel aux capitalistes étrangers. La colère fut vive à la Bourse de Paris. Cette fois, contraint à une opération nouvelle, le ministre fit appel aux capitalistes français pour 12 040 000. Le public se jeta sur les bons : il avait vu autrefois monter par la force du crédit de la France la valeur du récépissé de plus de 15 francs et chacun espérait garder quelques jours le précieux papier, puis le revendre à la hausse et empocher un profit notable. La hausse se manifesta d’abord, mais un événement imprévu de cette spéculation encore aveugle vint apporter par la baisse subite un désastre : les gouvernements étrangers, eux aussi, voulaient profiter de la curée. Ils jetèrent sur le marché les inscriptions par eux reçues. Cet afflux inattendu noya la Bourse et sous l’amas des offres les demandes disparurent : une baisse se produisit. M. Corvetto, naturellement décrété d’incapacité et d’improbité, quoiqu’il fût d’une scrupuleuse délicatesse, en fut très affecté.

Cependant la précipitation avec laquelle les armées alliées allaient disparaître du territoire portait le deuil et l’épouvante dans la petite cour du comte d’Artois, chef invisible mais actif de la coterie des ultras, ennemi féroce de M. Decazes. Si l’armée alliée allait disparaître, pouvait-elle disparaître sans que des conditions fussent posées ? Précisément le traité du 20 novembre 1815 fixait à cinq ans la durée de l’occupation, sauf à la cesser après trois années si l’indemnité étant soldée. Ne pouvait-on en retenir ces 150 000 hommes, qu’après le 23 avril Wellington avait accepté de réduire à 120 000 ? Pour cela il fallait montrer à l’Europe l’insécurité du pouvoir français, la fragilité du régime semi-libéral, accuser les ministres, calomnier leurs intentions, faire craindre aux alliés le retour de la Révolution, leur arracher enfin un ordre, celui de licencier le ministère. Mais qui allait rédiger ce mémoire patriotique et national ? M. de Vitrolles s’offrit, un peu humilié de l’ingratitude royale. Son mémoire concluait à la dispersion du ministère et au retour à l’ancien régime. On le remit au prince Orloff, qui le devait soumettre à Alexandre, arbitre des destinées françaises.

C’était de la part du comte d’Artois une impardonnable légèreté, car le prince Orloff, vu l’état des relations d’Alexandre avec M. de Richelieu, ne devait pas se compromettre dans une ténébreuse négociation contre l’ami de son maître. Son premier acte fut de porter au ministère le mémoire qualifié Note secrète. M Decazes la dépouilla de son mystère, la fit publier à l’étranger, puis en France, afin d’appeler l’attention publique, à la veille des élections, sur l’état d’esprit des ultras, réclamant le maintien d’une armée qui coûtait 130 millions à la France. Cette note fut sans effet sur les puissances qui se devaient réunir le 20 septembre au congrès d’Aix-la-Chapelle.

Les ministres et les souverains s’y rendirent ; M. de Richelieu, comme il convenait, représentait la France. On y accéda au traité de libération qui fut signé le 9 octobre et par lequel la France était définitivement libérée, le 30 novembre 1818, d’une occupation qui durait, totale ou limitée, depuis le mois de juin 1815. Pendant ce temps, les électeurs étaient convoqués pour le 27 octobre : les luttes, bien que circonscrites par l’absence même de l’opinion et la présence de la censure, furent âpres et ardentes. On reprochait à M. Decazes d’avoir, de toutes pièces, forgé une conspiration, dite du Bord de l’Eau, qui avait réuni en elle, sous la maîtrise du général Canuel, des officiers supérieurs, et qui, instrument des ultras, devait frapper le ministère. Une instruction avait eu lieu ; mais, tandis que les parquets étaient impitoyables pour les pauvres gens dénoncés à leur fureur, pour les écrivains cependant timides, pour la Bibliothèque historique, revue périodique qu’ils venaient de déférer à la justice, ils furent très tendres aux généraux et un non-lieu clôtura, pour la confusion du cabinet, cette enquête basée d’ailleurs sur d’extravagantes délations.

M. Decazes luttait quand même. Il avait fini par lancer ses fonctionnaires qui descendaient sur le champ du combat, armés de leurs prérogatives redoutables. Il y avait là le parti du ministère, composé de fonctionnaires en activité, le parti ultra-royaliste, constitué par la grande aristocratie de nom ou de fortune, et le parti des indépendants où d’anciens officiers de l’Empire, des avocats, des médecins trouvaient place. À la veille du scrutin, pour frapper un grand coup sur les masses, M. Decazes fit révoquer le comte d’Artois de son grade de colonel-général de la garde nationale, et du même coup MM. de La Rochefoucauld et de Bruges, ses aides de camp, qui faisaient peu à peu de ce corps l’instrument armé des ambitions du prince, perdirent leur emploi. Ce coup hardi, approuvé par le roi, que la Note secrète avait irrité, fut décisif. Les élections du 28 octobre 1818 furent un désastre pour les ultras : ils étaient 16 députés sortants, 4 furent réélus. Les ministériels étaient 36, ils revenaient 28 avec une perte de 8 voix. Les indépendants étaient 3 et ils revenaient 23. Tout le triomphe était pour eux. La Fayette et Manuel étaient élus.

Lorsque M. de Richelieu, qui était demeuré à Aix-la-Chapelle avec les souverains et leurs ministres pour régler certaines stipulations pécuniaires, suite du traité du 9 octobre, apprit le résultat des élections, il fut atterré. Il comprenait qu’il ne pourrait atténuer auprès de l’Europe officielle le mauvais effet de la nouvelle. Il ne se trompait pas. Les colères, encore que contenues, furent vives et M. de Richelieu était d’autant moins capable de leur faire face qu’à un moindre degré, il est vrai, mais sincèrement, il les partageait. Un autre homme aurait pu demander à l’Europe de faire crédit à la France, d’avoir foi en son génie, et montrer que l’ordre véritable et profond, celui qui pouvait être le gage d’une paix durable, devait sortir du libéralisme et non de la violence déréglée des soubresauts royalistes. Mais pour M. de Richelieu, les indépendants formaient l’avant-garde de la Révolution et ses yeux étaient obscurcis des funèbres visions qui avaient attristé son jeune âge. Il se promit de faire effort pour faire dévier le cabinet et le rapprocher de la droite. En attendant, par des attitudes fort nettes, les diplomates montraient leur confiance en notre pays.

Le 1er novembre, avant de connaître le résultat des élections, ils avaient noué avec la France une alliance. Un peu plus tard, au reçu de la nouvelle, ils renouvelèrent le traité de 1815, ils firent de la Sainte-Alliance une concorde agressive pour nous, chacun des pays signataires s’engageant à faire appel même à la guerre pour réduire le pays de la Révolution.

M. de Richelieu revint, et même au milieu des fêtes où l’on célébra, avec raison, son succès, il ne put dérober au regard les soucis qui le minaient. Comment tenir son imprudente promesse ? Il se convainquit vite que M. Decazes ne laisserait pas échapper le pouvoir et que, loin d’avoir satisfait son ambition, il l’avait accrue. Déjà, M. Decazes, qui avait été à l’intérieur le vrai premier ministre, tandis que M. de Richelieu était plutôt l’homme de l’Europe, se demandait s’il allait longtemps partager la popularité avec ce rival. Précisément ce rival ne le pouvait plus être, ayant rempli sa tâche, et vivant dans un monde où la gratitude pour les services rendus n’égale jamais l’espérance des services à venir. M. de Richelieu, lui, voulait donner à la politique une orientation nouvelle. Il fallait que M. Decazes partît : mais comment le décider ? M. de Richelieu se rapprocha des royalistes qui lui imposèrent des conditions de personnes et des conditions législatives très lourdes. M. de Richelieu ne les put toutes accepter : l’alliance fut donc rompue. Entre temps, M. Decazes, qui sentait la Chambre hostile au ministère de la Police, et qui voulait le supprimer, désirait remplacer à l’Intérieur M. Lainé et lui réserver la Justice dont le titulaire, M. Pasquier, retrouverait le ministère de la Maison du roi. M. Lainé refusa d’accéder à cette modification et, après une inutile réunion chez le roi, il fallut, sans prendre un parti, ouvrir la séance de la Chambre. C’était le 10 décembre 1818. M. Corvetto seul, épuisé et écœuré, avait cédé sa place à M. Roy.

On se réunit à nouveau le 12, chez M. de Richelieu. Là encore, celui-ci n’ose pas réclamer ouvertement ce qu’il désire, ce que sera le pacte avec la droite, c’est-à-dire la modification de la loi électorale. Tous se réservent, attendant l’élection des bureaux où l’on pense que les Chambres feront connaître leur volonté. Elles manifestent, en effet, contre le cabinet, et M. de Serre, qui était président, n’est pas réélu. Il faut donc que M. Decazes parte ! Mais il agit si vite et si bien que les vice-présidents élus par la Chambre sont favorables au cabinet… Alors M. Molé se retire, entraîne M. de Richelieu, lequel entraîne M. Lainé, lequel est suivi par M. Pasquier. De son côté, M. Decazes ne veut pas demeurer. Le roi se trouve le 20 décembre sans cabinet. Il fait effort sur M. de Richelieu : celui-ci accepte de prendre le pouvoir, mais il lui faut l’exil de M. Decazes qui partira en ambassade à Londres. M. Decazes consent, mais préfère aller à Libourne. M. de Richelieu transige. Il offre les portefeuilles vacants à ses anciens collaborateurs. Mais M. Lainé refuse de faire modifier la loi électorale qui est son œuvre. Plus de ministère ! Une autre combinaison où pénètre une soirée Cuvier s’effondre. M. de Richelieu a terminé son œuvre : le 27 décembre, il redemande sa parole au roi.

Restait M. Decazes qui attendait son heure et dont le cabinet était prêt : il sonde le général Dessolles, qui, sans avoir sur le tzar l’influence de M. de Richelieu, lui est sympathique et, rassuré de ce côté, lui fait offrir la présidence du Conseil, sans aborder Macdonald ou Marmont que le duc de Richelieu avait indiqués. On se réunit, on appelle M. Decazes qui prend l’Intérieur, place M. de Serre à la Justice, M. Portal à la Marine, M. Louis aux Finances, Gouvion Saint-Cyr à la Guerre. L’ordonnance qui porta officiellement à la connaissance de tous la nouvelle de la formation ministérielle est du 29 décembre. L’année 1819 allait s’ouvrir et se refermer sur ce ministère.