Histoire socialiste/La République de 1848/Préface


LETTRE PRÉFACE PAR A. MILLERAND[1]


Paris, 1er Novembre 1905.
Mon cher Renard,

En demandant à votre amitié de me décharger du poids d’obligations que de nouveaux devoirs ne me permettaient plus de remplir, je savais quel cadeau je faisais aux lecteurs de l’Histoire socialiste. L’œuvre a dépassé mes prévisions.

Vous avez élevé à la gloire de nos devanciers un monument qui durera. Historien, vous ne vous êtes laissé entraîner par aucun parti-pris. Les événements et les hommes ont été jugés par vous sans haine et sans crainte, avec l’exclusif souci de la vérité.

Non que vous ayez abordé l’étude de cette époque émouvante en observateur indifférent. L’eussiez-vous tenté, l’épreuve eût été au-dessus des forces d’un homme qui, soit dit à votre honneur, n’a jamais isolé l’écrivain du citoyen.

Les idées directrices qui ont de tout temps guidé votre action, inspiré vos écrits comme votre enseignement, n’ont pas cessé de vous animer lorsque vous écriviez ces pages. Je ne crois pas me tromper en avançant que, de votre voyage dans ce passé si proche, vous êtes revenu plus attaché, s’il était possible, à notre idéal, mieux persuadé de l’excellence de notre méthode.

Quelle leçon pour l’homme d’État que l’histoire de cette période si brève et si pleine qui s’ouvre par une révolution pour se clore par un coup d’État ! Quelle démonstration saisissante que le temps est un facteur nécessaire de toute évolution !

Un peuple brusquement investi du pouvoir souverain, à l’exercice duquel il ne lui a pas été permis de se préparer, est pour le césarisme une victime fatale et aveugle. Il ouvrira les yeux au fond de l’abîme, trop tard.

Les masses populaires ne seront pas les seules à s’abuser. Enivrés par la rapidité et l’éclat de la victoire, leurs guides ne seront que trop portés à méconnaître les difficultés de leur tâche pour s’abandonner à une confiance qui touche à la naïveté et pour se bercer de décevantes illusions.

Les « journées » dont les dates jalonnent l’histoire de la seconde République racontent leurs erreurs et de quelle cruelle rançon elles furent payées.

Mais ce serait considérer sous un angle bien étroit les acteurs de ces scènes tragiques et le drame lui-même qu’y voir seulement des erreurs de conduite et de jugement, moins imputables à des défaillances individuelles ou collectives qu’à la soudaineté des événements.

D’autres enseignements, et plus hauts, se dégagent de ce passionnant spectacle.

La proclamation de la République avait éveillé d’immenses espoirs. Une ivresse généreuse s’empara des cerveaux et des cœurs. On eut l’impression que commençait une ère nouvelle.

En quelques mois tous les problèmes politiques et sociaux furent posés, dont la plupart attendent encore leur solution. Avec quel enthousiasme, quel désintéressement, quelle abnégation les Républicains de 1848 luttèrent pour la réalisation de leurs rêves, il faut l’apprendre et en garder pieusement la mémoire.

Aucun souvenir n’est plus propre à relever et à réconforter les courages dans les difficultés et les hasards des luttes quotidiennes ; aucun ne fait plus d’honneur à la démocratie française.

Elle vous sera reconnaissante, mon cher ami, d’avoir en éclairant son passé, jeté sur sa route des lueurs nouvelles.

Affectueusement vôtre.
A. Millerand.


  1. Cette partie de l’Histoire socialiste, qui devait primitivement être écrite par le citoyen Millerand, a été confiée par ce dernier, en raison de ses multiples occupations, au citoyen Georges Renard, que ses études toutes particulières sur l’époque de 1848 désignaient spécialement pour ce travail.