Histoire socialiste/La République de 1848/P2-11

Jules Rouff (Tome IX : La République de 1848 (1848-1852)p. 376-384).
ÉVOLUTION ÉCONOMIQUE ET SOCIALE.



CONCLUSION


CHAPITRE XI


LE TOURNANT DU XIXe SIÈCLE


Si pourtant, après avoir retracé sa courte carrière, on essaie de dresser le bilan de la Deuxième République française, on constate que la France n’est plus au lendemain ce qu’elle était à la veille de cette grande secousse.

Les changements n’ont point porté sur l’étendue du territoire, bien que les expéditions faites contre les Kabyles aient reculé les limites de l’Algérie et que les satisfactions obtenues du Maroc à coups de canon indiquent chez les dirigeants une volonté d’expansion coloniale, qui est naturelle en un pays où le commerce, l’industrie et la banque ont avec l’armée la haute main sur les affaires publiques. Mais les modifications subies par le chiffre de la population prêtent à des remarques intéressantes. En cinq ans la population n’a augmenté que de 381.335 personnes : c’est un accroissement moindre que celui des périodes quinquennales qui précèdent ou qui suivent. Fait plus frappant encore ! La population de Paris a baissé. Elle était de 1 million 653.9.. habitants en 1846 ; le recensement de 1851 donne seulement 1 million 653.2… A quelles causes attribuer ce recul, alors que les autres grandes villes de France accusent une sensible augmentation aux dépens des campagnes ?

On ne saurait en rendre responsable une diminution des mariages. L’année 1848, comme l’année 1830, en vit contracter un nombre supérieur à la moyenne, soit qu’une révolution en suscitant d’ardentes espérances invite les jeunes gens à fonder des ménages, soit que, succédant à une crise qui a gêné les envies de s’établir, elle ouvre libre cours à l’accumulation des unions un instant retardées. Il n’y a pas eu de grande guerre qu’on puisse en accuser ; au contraire, l’excédent que présente habituellement le total des femmes sur celui des hommes a diminué, phénomène ordinaire dans les moments de paix où l’équilibre tend à se produire entre les deux sexes. D’autres circonstances rendent mieux raison de ce qui s’est passé. C’est d’abord l’invasion du choléra. Mais l’épidémie fut générale et ne suffit pas à expliquer pourquoi Paris nous apparaît frappé particulièrement. Il est impossible de ne pas songer alors aux hommes tombés en Février, à l’abondante saignée des journées de Juin, aux vides creusés par les émigrants partis volontairement pour l’Afrique ou la Californie, par les étrangers peut-être que l’incertitude de la situation politique pouvait retenir chez eux au cours de l’an 1851, surtout par les prisonniers, les déportés, les exilés qui se chiffrèrent alors par milliers. Il est certain qu’il y a, lorsque meurt la République, deux Frances, dont l’une est au-delà de la frontière, dispersée en Suisse, en Belgique, en Angleterre et ce n’est pas la moins brillante ; car elle compte une foule d’hommes d’État, de penseurs, d’écrivains, d’orateurs qui entretiennent au milieu des autres nations des foyers de culture française et de haine pour le gouvernement de leur patrie.

Quelle que soit la part à faire aux différentes causes dans l’arrêt de croissance dont pâtit la France, toujours est-il que la position d’un problème, qui avait beaucoup préoccupé les esprits dans la première moitié du XIXe siècle, est par là même renversée. On avait jusque-là redouté l’excès de la population. On jetait à la tête des socialistes cet argument renouvelé de Malthus : Comment voulez-vous assurera chacun une existence digne d’être vécue, quand le nombre des convives appelés au banquet de la vie croît beaucoup plus vite que la somme des produits à consommer ? On commence en ce temps-là à craindre le péril contraire, la disette d’hommes. Cette nouvelle façon d’envisager les choses apparaît dans un discours de Falloux. Il compare le lent accroissement de la population française à la fécondité des nations voisines et il pousse ce cri d’alarme : « En 1780, la France avait 27 millions d’habitants ; en 1848 elle en a 35 millions. La Prusse en avait 6 millions ; elle en a 16. L’Angleterre en avait 14 ; elle en a 29. L’Autriche en avait 28 ; elle en a 39. La Russie en avait 33 ; elle en a 70. » Il n’indique point de remède au mal. sinon le retour (impraticable et inutile en l’espèce) à la monarchie de droit divin et à la religion catholique. Mais il n’en est pas moins vrai que la France, sans être encore noyée dans la masse croissante de ses voisines, est par rapport à elles amoindrie et affaiblie, parce que celles-ci, en opérant à leur tour la concentration de leurs forces, lui enlèvent l’avantage d’être la seule puissance unifiée au milieu de nations morcelées. Elle a encore le second rang dans le monde pour la production industrielle et le mouvement commercial ; son activité est loin d’être amortie dans le domaine économique comme dans le domaine scientifique ; elle resplendit toujours de l’éclat des lettres et des arts. Mais sur d’autres points elle a subi des changements graves et, il faut le dire, un amoindrissement considérable.

Chez tous les peuples et à toutes les époques coexistent, toujours en lutte, une tendance idéaliste et une tendance réaliste. La première consiste à se lancer hardiment dans les théories, les projets, les rêves, les utopies même ; elle vise à modeler les choses sur les conceptions de l’intelligence ; elle est ardemment réformatrice et volontiers révolutionnaire ; la seconde consiste à s’attacher étroitement aux faits, à marcher prudemment sur le terrain solide de la pratique ; elle pousse l’homme à s’adapter au milieu qui l’environne ; elle est favorable au progrès très lent ou même elle est tout à fait conservatrice. Chacune prédomine tour à tour, sans pouvoir jamais supprimer l’autre, qui est provisoirement réduite à un rôle secondaire.

Or, avant 1848, celle qui l’emportait en France et en Europe, était, sans contredit possible, la tendance idéaliste. La tendance réaliste était momentanément la plus faible. Après 1848, cet ordre est interverti. Et pourquoi en est-il ainsi ? Parce que les utopies sont sorties prématurément des livres pour courir les rues ; parce que les rêves ont vainement essayé de se transformer en réalités ; parce qu’il y a eu révolution ébauchée et manquée ; parce que l’échec de la République, de la démocratie, du socialisme a été une lamentable déception, non seulement pour les novateurs qui croyaient à un prompt et facile succès, mais pour le peuple qui, du haut de ses illusions, est retombé les reins cassés sur le sol dur d’où il s’était hasardé en plein ciel. Il s’ensuit chez ceux qui ont espéré une transformation rapide de la société une amertume et un désenchantement qui ont pour pendants chez les autres, chez ceux qui ont eu peur pour leurs biens ou leurs privilèges, la haine des idées, la défiance du sentiment, un appétit de tranquillité à tout prix.

L’année 1848 est ainsi le tournant du XIXe siècle, le moment où s’opère une volte-face complète dans l’évolution intellectuelle et sociale. Suivant le rythme qui gouverne la vie des peuples comme les flots de l’Océan, la majorité des esprits, après s’être longtemps dirigée en un sens, reflue avec violence dans le sens contraire.

Elle envahit tous les domaines, cette réaction réaliste, qui doit durer près d’un demi-siècle et qui a, comme toute chose humaine, son bon et son mauvais côté. A ne regarder que la France, elle se révèle au début sous les aspects suivants :

Dans le monde de la pensée, le premier rang conquis par la science et surtout par la science qui, au lieu de construire vastes synthèses, se confine dans l’analyse patiente et minutieuse des faits ; le triomphe de la philosophie positive, qui refuse de s’aventurer dans les mystères de la métaphysique, redoute toute envolée dans l’inconnu et s’interdit toute spéculation sur la fin et l’origine des choses ; une littérature qui, au nom de l’art pour l’art, renonce à passionner les gens et à les pousser à l’action pour se borner à les amuser ; la renaissance du burlesque, qui est la parodie de ce qui est noble, chevaleresque, grandiose ; la prose reléguant au second plan la poésie, qui devient précise, impassible, marmoréenne, scientifique ou terre à terre ; l’éloquence pacifiée, c’est-à dire réduite au silence, excepté dans les chaires des Églises ou les séances des Académies ; la presse bâillonnée, contrainte à se taire sur les grands sujets et à se rabattre sur la chronique, les commérages, les romans-feuilletons ; l’histoire, non seulement frappée à la tête en la personne de Michelet et de Quinet dont la parole ne peut plus atteindre les étudiants, mais se complaisant dans les monographies érudites et les travaux de détail ; au théâtre, l’école du « bon sens » remplaçant par des études sur nature les drames lyriques de Victor Hugo, proscrits avec le poète, et les folles chevauchées des romantiques dans l’invraisemblable et le gigantesque ; la critique se fixant pour but de faire l’anatomie des œuvres littéraires ou une histoire naturelle des intelligences ; le roman raillant la sentimentalité, aimant mieux observer qu’imaginer, étudiant à la loupe les vulgarités de la vie bourgeoise, et, dans la pleine conscience de la métamorphose accomplie en lui, se proclamant délibérément, comme la peinture du temps, réaliste.

Dans la vie sociale, une intense préoccupation du confort et du progrès matériel ; l’ingénieur, le chimiste, le médecin, le banquier devenant les rois de la société transformée ; mais aussi, en guise de morale courante, sous le manteau troué de la morale qui se dit chrétienne ou vaguement spiritualiste, une recherche presque exclusive de l’intérêt et du plaisir ; un débridement de toutes les convoitises avec l’apparence de la correction, voire de la piété ; l’amour, l’enthousiasme, l’héroïsme, tous les grands sentiments, méprisés, bafoués, « blagués », suivant l’expression qui naît et devait naître alors. On se moque des Polonais sur lesquels on s’est tant apitoyé. On n’a que dédain pour les « vieillies barbes » de la République et pour la naïve grandiloquence de ses orateurs. On n’entend plus perdre son temps à s’occuper des affaires publiques. Le soin en a été abandonné à un homme et à quelques spécialistes qui déchargent les autres de ce souci. On peut rire et s’égayer à l’abri de leur autorité qui garantit les riches contre toute explosion des classes inférieures. On se rue dans le luxe, le jeu, les fêtes. On respecte et on adore le succès. On répéterait volontiers le mot de ce contemporain de Louis XI : « Qui aura le profit aura l’honneur. » Est-ce qu’on n’a pas vu réussir, rayonner, triompher les parjures éclatants, à commencer par celui du prince-président ; les apostasies cyniques, témoin celles des soi-disant républicains devenus les ministres de celui qui tue la République ; les reniements intéressés d’idées, qui ont fait de Thiers le voltairien un clérical et de Montalembert le libéral un autoritaire forcené ? L’un est tenté de s’écrier : « Le succès seul légitime donc tout ici-bas ! » Un autre, un prince de la jeunesse, écrit à un ami : « Le droit n’est rien ; il n’y a que des passions et des intérêts… Les plus hardis le disent. Presque tous le pensent. »

Ces palinodies scandaleuses, sans compter les peureuses génuflexions devant le crime victorieux, inspirent une piètre opinion de l’homme. La France, démoralisée par le spectacle de ces fléchissements de caractère, émasculée en même temps par le bannissement de ses porteurs de flambeaux accusés d’être des porteurs de torches ; la France, compromise aux yeux des souverains et des aristocraties d’Europe pour s’être livrée à un aventurier sans gloire, déchue à la fois aux yeux des peuples pour avoir déserté son poste à l’avant-garde de l’humanité en marche vers la justice et la liberté ; la France doute d’elle-même et semble faire pénitence des généreuses initiatives et des gloires révolutionnaires de son récent passé. Vive donc la politique d’expédients et d’affaires ! Place aux hommes pratiques, aux hommes forts, comme ils s’appellent ! Arrière les visées humanitaires, les larges plans de réformes, les principes à longue portée ! Là, comme partout, plus que partout, il y a interrègne d’idéal.

La même éclipse est visible parmi les socialistes. Sans doute les réformateurs, en qui l’idée s’est incarnée et qui souffrent en exil ou en prison, sont restés tenacement attachés à leurs convictions et à leurs méthodes. Tandis que la France nouvelle du dedans est utilitaire, positive et sèche, la France du dehors demeure presque entièrement idéaliste. Mais, au lendemain des journées de Juin et du Coup d’État, il est bien difficile de parler de fraternité et d’attendre une revanche prochaine du droit par une révolution pacifique. Les candides prêcheurs de conciliation, s’il en subsiste encore, sont pour longtemps sans prise sur ceux à qui des répressions sauvages ont enseigné à quelles fureurs peut mener la haine de classe. Aussi l’influence passe-t-elle aux penseurs qui érigent en principe la lutte de classes, qui ramènent le socialisme des nuages sur la terre, qui se cramponnent à la réalité d’une étreinte opiniâtre, qui se font les champions de la science et de la force, qui envisagent l’émancipation du prolétariat par son côté matériel plus que par son côté moral, qui comptent pour l’accomplir sur la fatalité de l’évolution économique plus que sur la puissance des sentiments et des idées. En d’autres termes, c’est la victoire de Proudhon et de Blanqui sur Louis Blanc, Pierre Leroux, Considérant, et de Karl Marx sur Proudhon lui-même. C’est


Troisième éruption du volcan de 1789.
Qui doit avoir lieu avant la fin du monde, qui fera trembler tous les trônes et renversera une foule de monarchies.


la fin d’une phase dans la vie du socialisme. Le siège de son activité politique est transféré de Paris à Londres et l’hégémonie doctrinale est prête à passer du socialisme français à ce qui va être le socialisme allemand.

Ainsi la Révolution de 1848 est la ligne de partage entre deux grands courants intellectuels, qui se suivent et s’orientent en sens inverse l’un de l’autre. Elle ressemble à ces cols étroits et courts qui, au passage d’une montagne, séparent la montée de la descente. Cela seul en ferait un point remarquable sur la route que parcourt l’humanité en marche ; mais ce n’est pas assez dire.

Est-il vraisemblable que les désirs de mieux-être et les volontés de bien faire qui ont fait éruption en ces années bouillonnantes, aient abouti à un avortement pur et simple ? Est-il possible qu’il ne soit rien sorti, rien resté du multiple remuement d’idées, de passions, d’intérêts qui a si rudement secoué la vieille Europe ? Comment croire à une pareille nullité de résultats ?

Le fait est que partout, dans les monarchies les plus réfractaires au changement, dans les Empires les plus autocratiques, malgré l’écrasement ou l’expulsion des novateurs, malgré le calme revenu à la surface, d’étranges frissons n’ont cessé depuis lors de frémir en la profondeur obscure des masses populaires, tandis que dans les hautes régions un vent de résurrection soufflait par intermittence sur les projets morts-nés d’une époque scellée en apparence sous la pierre du tombeau. Qu’on se remémore seulement l’introduction du suffrage universel en Prusse, l’abolition du servage en Russie, la fondation de l’unité italienne ou allemande, le développement régulier de la démocratie en Suisse, et l’on y reconnaîtra sans peine des rêves de 1848, qui, après avoir couvé silencieusement dans les cerveaux, ont germé, surgi au grand jour, et tantôt par la brusque décision d’un souverain ou d’un ministre intelligent, tantôt par l’effort opiniâtre d’une nation entière, se sont transformés en réalités vivantes. Qui donc ignore aujourd’hui que, de leur propre aveu les Ibsen, les Tolstoï et bien d’autres guides ou grands hommes du xixe siècle finissant, ont bu à la coupe enchantée que les écrivains et réformateurs du demi-siècle précédent, et parmi eux les Lamennais, les George Sand, les Pierre Leroux, avaient remplie du vin généreux de leur pensée ?

Mais, sans nous attarder à rechercher en tout pays les conséquences et les vibrations prolongées de ce qui fut jusqu’à nos jours le dernier grand mouvement international, quel sillon n’a-t-il pas creusé dans cette France même où nous l’avons vu se lancer avec tant de fougue, se briser aux obstacles avec tant de fracas et s’arrêter avec tant de rapidité !

Ce n’est pas en vain, dans le domaine politique, que, pour la seconde fois la République a revécu et succombé à un guet-apens sur le sol où elle avait passé jadis comme un ouragan. Cette renaissance était pour elle une promesse d’y reparaître avant peu et cette nouvelle mort violente un avertissement à se défier des Césars de rencontre. « Savez-vous ce que j’admire le plus, disait Napoléon Ier à Fontanes ? C’est l’impuissance de la force à fonder quelque chose. Il n’y a que deux puissances dans le monde, le sabre et l’esprit ; or à la longue, le sabre est toujours vaincu par l’esprit. » Napoléon III pouvait méditer ces paroles que Montalembert rappelait du haut de la tribune ; elles contenaient le secret de sa faiblesse ; elles présageaient l’issue du duel, héroïque en son genre, engagé entre ces exilés, qui, persécutés, traqués, réduits à promener de contrée en contrée leur pauvreté vagabonde, forts seulement de leur talent, de leur conscience, de leur amour pour le peuple et la liberté, déclaraient une guerre sans merci à un empereur de hasard soutenu par une police et une armée formidables, par le clergé, la magistrature, la banque, par toutes les peurs coalisées et serrées autour de son trône.

Ce n’est pas en vain non plus, dans le domaine économique, que le régime capitaliste a été, sinon ébranlé, du moins dénoncé, menacé, attaqué comme inique. Non seulement, au sein même de la bourgeoisie, une partie se sent troublée dans la quiétude de sa domination ; elle est assaillie de doutes sur la durée, voire la légitimité de ses privilèges ; des « intellectuels », comme on dit à présent, persistent à se demander : — Comment se fait-il que les travailleurs gardent aux doigts si peu de la richesse qu’ils produisent ? Est-il prouvé que la misère doive être éternelle ? — Et par ces individus qui comptent, quoique peu nombreux, se préparent dans le camp ploutocratique ces défections, à tout le moins ces hésitations, cette complicité tacite qui annoncent d’ordinaire la défaite prochaine d’une classe par une autre. Mais, de plus, si les grands faubourgs populeux se taisent par lassitude ou par contrainte, ils pensent, ils rêvent, ils se souviennent. Un éclair d’espérance a traversé leur ciel sombre ; une lueur d’aurore a brillé sur leur horizon et leur a fait entrevoir un avenir de bonheur et d’égalité. Ils ont cru qu’ils allaient le toucher de la main ; et, quoiqu’ils n’aient pu le saisir de leur premier élan, ils ont conservé dans les yeux l’éblouissement de cette vision éphémère et dans le cœur la foi tenace qu’ils l’atteindront un jour. Cela est si vrai que, depuis cinquante ans, malgré les arrêts, les saccades, les chutes, les pas en arrière, la France s’obstine à évoluer vers cette « République démocratique et sociale » dont elle eut alors la brève intuition. Elle refait par petites étapes le chemin qu’elle ne put parcourir d’un bond. La Révolution de février se monnaie chaque jour en réformes, dont chacune pourrait être signée d’un homme de ce temps-là. Liberté de presse, de réunion, d’association, instruction primaire gratuite et obligatoire, enseignement professionnel, service militaire pour tous et réduit à deux ans, séparation des Églises et de l’État, puissante floraison de sociétés ouvrières, abolition du marchandage, limitation du labeur journalier en faveur des femmes, des enfants et même des adultes, repos hebdomadaire, proscription des industries insalubres, assurances contre les accidents, séries de lois protectrices qui forment tout un code du travail : autant d’ « utopies » qui furent condamnées par les Sages et qui ont pris corps autour de nous ! Encore n’ai-je point mentionné toutes celles qui, après avoir figuré au pro-gramme de la Deuxième République, sont prêtes à éclore au soleil de la troisième ![1]

Pauvres utopistes de Quarante-Huit ! Ils ont eu le sort réservé à la plu-part des inventeurs, des frayeurs de sentiers. Ils ont été méconnus, maltraités, décriés. Victimes de légendes malveillantes, imaginées par ceux dont ils ont bousculé les préjugés et inquiété la suprématie, ils ont aussi essuyé les dédains injustes de ceux qui ont repris leur œuvre avec d’autres méthodes et d’autres formules. Le peuple, ingrat par ignorance, a laissé faire. Mais il serait temps de pardonner à ces martyrs d’avoir souffert et travaillé pour nous, maintenant que nous réalisons par bribes ce qu’ils avaient conçu et esquissé. Il serait temps de proclamer et d’acquitter notre dette envers ces précurseurs, maintenant que nous profitons de leur expérience, de leurs malheurs et de leurs fautes. Puisse ce livre, épris de justice comme de vérité, contribuer à leur faire enfin rendre la place d’honneur à laquelle ils ont droit !

Nous avons vécu, ce dernier demi-siècle, nous vivons encore de la moelle de leur pensée plus que des conceptions qui furent familières à nos lointains ancêtres de 1789 et de 1793. Ils ont ajouté des rayons à l’idéal démocratique qui échauffe et illumine la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ! À ce titre, l’époque où ils ont peiné mérite de s’inscrire parmi les grandes dates de l’histoire moderne : car, non seulement en France et en Europe, mais sur le globe entier, elle a mis pour longtemps à l’ordre du jour de l’humanité ce problème qui ne peut plus être rejeté dans l’ombre : Trouver une organisation de la société telle que tous ses membres puissent, également et différemment, utiliser, pour devenir plus libres, plus heureux et meilleurs, les moyens matériels et spirituels dont dispose cette société.


Georges Renard.



  1. Retraites ouvrières, égalité devant l’instruction, rachat des chemins de fer. etc.