Histoire socialiste/La République de 1848/P2-09
Une industrie qui se développe, un commerce qui progresse ne peuvent se passer de bons moyens de transport. L’introduction des machines dans les usines est solidaire et contemporaine de l’application de la vapeur aux voies de communication.
La poste aux lettres devait s’en ressentir. Elle était alors tiraillée entre deux conceptions différentes. Pour les uns, elle était une institution fiscale recueillant une sorte d’impôt destiné à remplir les caisses publiques, et, en vertu de cette idée, on maintenait les taxes élevées ; pour d’autres, elle devenait de plus en plus un service public qui, sans être tout à fait gratuit, comme celui des routes, devait se borner à couvrir ses frais et, par conséquent, réduire les taxes au minimum. La première dominait encore, quand éclata la Révolution. Les correspondances, comme les voyageurs, payaient plus ou moins cher, selon qu’elles allaient plus ou moins loin. La France, comme c’est le cas aujourd’hui en certains pays pour les chemins de fer, était divisée en zones, dont le tarif était proportionnel aux distances parcourues ; il y en avait onze, et le port d’une lettre coûtait de 20 centimes à 1 fr. 20. En 1847, on avait proposé de réformer ce système suranné, d’établir pour la France entière une taxe uniforme de 20 centimes L’aristocratie d’argent qui gouvernait avait refusé cette petite concession aux pauvres, qui se résignaient à écrire peu ou inventaient d’ingénieuses combinaison, pour se dérober à des frais onéreux ; et le commerce avait continué d’être gêné autant par la complication des formalités que par le coût des envois.
Comme la réforme électorale, la réforme postale triompha en Février. Sans oser suivre jusqu’au bout l’exemple de l’Angleterre, qui, dès 1840, avait risqué « la lettre à deux sous ; » sans tenir compte, à plus forte raison, d’une proposition qui tendait à faire distribuer les lettres au prix de revient déboursé par l’État ; la loi du 24 août 1848 abaissa sur tout le territoire de la France (y compris la Corse et l’Algérie) la taxe des lettres pesant 7 grammes 1/2 à 20 centimes. Ce ne fut pas sans opposition. Il ne manqua pas de gens pour soutenir que c’était un avantage pour les villes au détriment des campagnes où la correspondance est moins active. C’était toujours la politique du chacun pour soi, brisant les liens de la solidarité entre les régions et entre les citoyens d’un même État. On leur assura que cela coûterait peu, que les recettes remonteraient vite au niveau déjà atteint et même le dépasseraient. Il y eut toutefois des hésitations, des reculs. La réaction eut ses remous jusqu’en ce domaine. L’expérience ne fut autorisée que jusqu’au 1er juillet 1850. Après quoi l’on remonta de 20 à 25 centimes ; et il fallut attendre plusieurs années pour qu’on en revînt au chiffre adopté en 1848. Cependant les statistiques attestaient dans le mouvement postal une augmentation qui se fît sentir dès le jour où la réforme fut mise en vigueur (1er janvier 1849). Les recettes de 1847 allaient être égalées dès 1854 malgré l’abaissement des tarifs, malgré la diminution que les lois répressives avaient infligée à la circulation des journaux et imprimés.
années | nombre de lettres | produit des taxes | nombres des journaux | produit des taxes |
---|---|---|---|---|
— | — | (lettres) | et imprimés | (Journaux et imprimés) |
1847 | 120.480.000 | 45.048.000 | 90.275.000 | 2 millions 7 |
1848 | 122.140.000 | 43.9 | 129.193.000 | 3 — 8 |
1849 | 158.208.000 | 32.1 | 146.528.000 | 4 — 3 |
…. | …. | …. | …. | …. |
1851 | 165.000.000 | 38.5 | 33.908.000 | 1 — 0 |
Les télégraphes commençaient aussi à se développer. En 1851, la France possédait 2,313 kilomètres de lignes télégraphiques et une vingtaine de stations qui avaient envoyé en un an 9,014 dépêches et rapporté 77,000 francs. Dès septembre 1851, un câble la reliait à l’Angleterre. Les partisans de la routine étaient voués à une défaite prochaine et décisive.
Quant aux voies de communication, on vota une loi sur la police du roulage, des fonds pour la création et l’entretien de chemins vicinaux, de routes, de canaux ; on réorganisa le corps des Ponts et chaussées ; on fit une enquête sur la marine marchande et le cabotage, etc. Mais la grosse question du moment est celle des chemins de fer. Le nouveau mode de locomotion est alors si fort en faveur qu’on lui sacrifie les autres, sans supposer qu’ils puissent un jour soutenir cette concurrence redoutable.
On sait quelle était alors la situation mixte des voies ferrées. La France bourgeoise de Louis-Philippe avait adopté à leur égard un système qui était un compromis. Elle n’avait pas osé les considérer comme une entreprise purement privée, fonctionnant à ses risques et périls, soumise au régime de la libre concurrence, exploitée commercialement sans autre but que d’obtenir le plus de bénéfices possible avec le moins de frais possible. Cela était bon pour l’Angleterre et les États-Unis, pays de minimum gouvernemental et d’initiative hardie. Elle n’avait pas non plus voulu leur imprimer le caractère d’un service public, devenant un monopole de l’État, exploité et administré directement par lui en vue surtout de l’intérêt général. Cela n’était pas dans l’esprit d’un temps et d’un pays où le pouvoir politique était aux mains et s’exerçait au profit d’une aristocratie d’argent. On avait estimé que les lignes de chemin de fer, partie détachée de la propriété nationale, devaient un jour faire retour au domaine public ; on les avait, en conséquence, concédées pour des périodes variables (99 ans, 70 ans, etc.) à des Compagnies particulières, assujetties à certaines charges et à un contrôle officiel, mais qui recevaient en revanche des subventions, garanties et secours. L’État, qui s’engageait à construire l’infra-structurce des voies, était à la fois le collaborateur, le protecteur et le surveillant des Compagnies.
La construction, faite dans ces conditions qui devaient tenter le capital, avait donné lieu à une fièvre de spéculation, à un agiotage effréné, à des scandales retentissants où avaient été compromis les plus gros personnages du royaume. Le rejaillissement de ces tripotages financiers avait éclaboussé jusqu’à des ministres, jusqu’à des hommes de l’entourage du roi. De plus les affaires avaient été si mal conduites que plusieurs Compagnies se trouvaient arrêtées, faute de fonds, et se sentaient incapables de mener à bien les travaux dont elles étaient chargées. Ainsi par la force des choses se posait cette question : L’État devait-il user de la faculté de rachat qui lui était garantie par contrat ou du droit d’expropriation pour cause d’utilité publique, droit imprescriptible qu’il n’avait ni voulu ni pu aliéner ? Or le rachat et l’exploitation des chemins de fer par l’État n’étaient pas seulement au nombre des mesures réclamées par la Commission du Luxembourg ; ils figuraient, avec l’impôt progressif et l’assurance mutuelle et obligatoire, dans le programme du parti républicain, même modéré. Le National en fut dans la presse le principal défenseur. Et comme, dès le mois d’Avril, deux Compagnies, celle de Paris-Orléans et celle du Centre, avaient demandé elles-mêmes à résigner leurs concessions et à être mises sous séquestre, comme celle de Paris-Lyon n’était pas en meilleure posture et demandait aussi à être déchargée d’un fardeau trop lourd pour ses épaules, le Ministre des Finances, Duclerc, d’accord avec Garnier-Pagès et la Commission exécutive, déposait dans les premières séances de l’Assemblée Constituante un projet de loi pour le rachat de tous les chemins de fer construits ou en construction.
L’exposé des motifs (17 mai 1848) est une des pages les plus vigoureuses qui aient été écrites contre l’exploitation des voies ferrées par des Compagnies. Il mérite encore d’être lu avec attention et respect.
Duclerc, résumant l’argumentation développée par les républicains et les socialistes, part de ce principe que, dans un régime quelconque, toutes les institutions, — qu’elles soient civiles, économiques, financières — doivent être en harmonie les unes avec les autres. Or des corporations privilégiées peuvent avoir leur raison d’être dans un pays aristocratique comme l’Angleterre ; elles ont pu avoir leur place en France dans la monarchie constitutionnelle, qui, ayant besoin d’une aristocratie pour se consolider, l’avait formée comme elle avait pu en concentrant sous la domination d’un petit nombre d’hommes puissants la direction de la richesse mobilière. Mais la France, s’étant depuis lors constituée en république, étant devenue par le suffrage universel un État démocratique, il convenait de mettre sa vie économique en accord avec le principe nouveau de sa vie politique. Il était temps de renoncer à cette aliénation du domaine public qui, comme toute aliénation semblable, était un symptôme de corruption et de faiblesse du pouvoir central.
Le ministre énumérait les inconvénients graves que peut causer l’abandon des moyens de transport à des Compagnies privées : en temps de guerre, les voies et wagons indispensables à la mobilisation des troupes seraient aux mains d’administrations particulières dont plusieurs membres pouvaient être étrangers ; en temps de paix, c’était, au point de vue économique, leur remettre le pouvoir de régler la consommation et la production, de déterminer en partie la valeur et le prix de tous les objets, d’affecter puissamment le commerce par leurs tarifs, de favoriser telle région ou telle maison, de renchérir l’approvisionnement d’une grande ville, d’attirer tous les capitaux en les détournant d’entreprises plus utiles. C’était par là même, au point de vue politique, leur déléguer une part importante de la puissance publique ; créer des États dans l’État ; leur permettre, en concentrant sous leurs ordres un personnel immense, d’exercer sur les Assemblées une influence corruptrice ; et on les verrait bientôt, si on les laissait grandir, traiter avec les pouvoirs de la nation sur pied d’égalité.
Duclerc concluait qu’étant dangereuses, d’ailleurs fort embarrassées d’aboutir, elles devaient être dépossédées légalement. Ce serait un moyen de consolider la République en restituant à l’État ce qui lui appartient de droit : la libre disposition de ses voies de communication. Ce serait aussi pour les travailleurs de la besogne assurée ; pour tout le monde une promesse d’abaissement prochain des tarifs ; pour l’industrie et le commerce un reflux des capitaux vers les autres affaires paralysées par l’engouement qu’avaient suscité les chemins de fer.
On faisait deux objections principales : L’une, que c’était une spoliation ; Duclerc répondait que racheter n’est pas spolier ; que même exproprier avec indemnité pour cause d’utilité publique est encore reconnaître le droit de propriété. L’autre, que cela porterait atteinte au crédit ; et le Ministre répliquait que la mesure, n’étant ni inique, ni inintelligente, ne saurait avoir pareil effet et qu’il fallait se garder de confondre avec le crédit le jeu et la spéculation.
Le projet se terminait par une formule de rachat où les Compagnies étaient divisées en deux catégories : 16 pour lesquelles le prix des actions à
rembourser était calculé d’après leur cours
moyen a la Bourse pendant les six jours qui
avaient précédé la Révolution, 8 avec lesquels on traiterait séparément à l’amiable.
Les actions devaient être remplacées par des
titres de rente 5 0/0 au cours du jour qui
serait choisi comme jour normal. Rien n’était
changé pour les obligations, qui devaient
être remboursées aux époques et suivant le
mode prescrits par les contrats primitifs. Le
ministre calculait que ce serait pour le Trésor
une charge de 623 millions, qui serait répartie
sur plusieurs années ; et il terminait en
disant : « Citoyens, vous tenez dans vos
mains une des grandes organisations de la
République, Décidez. »
Le projet de Ducler » fut renvoyé à deux Comités, celui des Finances, celui des Travaux publics. Il était, en même temps, discuté passionnément par les intéressés. Les administrateurs de la plupart des Compagnies avaient été d’abord assez favorables à l’idée du rachat ; ils étaient en peine de tenir leurs engagements ; ils avaient eu maille à partir avec les ouvriers qui exigeaient tantôt le renvoi des mécaniciens étrangers, tantôt des salaires plus élevés et des conditions de travail plus humaines ; ils avaient demandé le secours de l’État et accepté, faute de mieux, qu’il substituât sa gestion à la leur. Les gros actionnaires avaient pensé de même. Mais les petits avaient protesté. Puis certains administrateurs, dont plusieurs étaient représentants du peuple, tel Léon Faucher, s’étaient demandé avec inquiétude, si, après le rachat, leur place bien rétribuée n’écherrait pas à des républicains. Enfin les financiers, rassurés peu à peu par l’allure débonnaire de la République, se reprenaient à espérer. Ils voulaient bien remettre à l’État les lignes dont les affaires allaient mal ; ils entendaient garder les autres et se réserver les chances de gain que leur offrait l’avenir. Puis qui savait si l’on ne pourrait pas obtenir du nouveau régime des conditions plus avantageuses ? Il se fit dans les Comités des propositions pour qu’on rendît perpétuelles les concessions faites aux Compagnies et pour qu’on allégeât leur cahier des charges. Si l’on devait céder au flot et subir la reprise par l’État, on pouvait du moins la faire payer plus cher, et c’est pourquoi, chaque fois que le rachat parut avoir des chances, les actions des Compagnies montèrent, tandis que, par un jeu de bascule facile à comprendre, les fonds d’État baissaient en même temps.
Ce changement de front des principaux intéressés se marqua par une quantité de brochures, d’articles de journaux, de pétitions, de démarches personnelles. On vit se produire des arguments dont quelques-uns étaient étranges : l’État ne pourrait jamais achever la construction des chemins de fer ; il aboutirait très vite et forcément à la gratuité ; il ferait des lignes inutiles, des lignes électorales, qui amèneraient trop de campagnards dans les villes. Mais ce fut surtout au Comité des finances que l’attaque fut chaude. Les conservateurs, qui s’y étaient inscrits en majorité, craignaient que le rachat ne fût la première brèche ouverte à un système économique admirablement organisé au profit de quelques-uns. Duclerc avait eu la franchise imprudente de dire qu’il était le pivot de toutes ses combinaisons financières. On n’eut pas de cesse qu’on n’eût forcé le ministre à dévoiler son plan, qui comprenait la reprise par l’État des assurances contre l’incendie, l’impôt progressif, etc., et comme le Comité ne voulait point de ces moyens allant tous vers le même but, il se prononça et contre le rachat et contre le recours aux ressources qui devaient mettre à même d’y faire face. Le Comité avait fait venir les directeurs des Compagnies dont il adoptait les idées, et Bineau, futur ministre de l’Empire, concluait dans son rapport du 6 Juin, au rejet des propositions de Duclerc. Le Comité des Travaux publics se prononçait, il est vrai, en sens contraire par l’organe de son rapporteur, Victor Lefranc, qui demandait seulement que l’indemnité fût réglée par une sorte de tribunal arbitral (amendement que le gouvernement acceptait). L’Assemblée pouvait choisir entre les deux préavis contradictoires qui lui étaient soumis.
Mais la question du rachat se trouve liée par les évènements à celle des Ateliers nationaux et ce fut un grand malheur pour lui et pour eux.Le gouvernement comptait, et il ne s’en cachait pas, sur les travaux qui seraient ainsi mis à sa disposition, pour employer utilement les ouvriers inoccupés. Il cherchait donc à l’obtenir avant la dissolution des ateliers qu’il voulait lente et progressive. Ce fut une des raisons qui décidèrent ses adversaires à hâter cette suppression. Donc la discussion du rachat à l’Assemblée fut retardée, quand le gouvernement voulait la presser ; on modifia l’ordre du jour pour inscrire auparavant le projet de loi sur les boissons (17 juin). Puis, quand le Gouvernement, en présence de l’insurrection imminente, eût voulu l’ajourner, on lui refusa tout délai, si bien que le ministre, ayant alors avec ses collègues d’autres soucis plus urgents, ne put pas même défendre son œuvre à la tribune.
La discussion générale commença le 22 Juin, le jour même où les ouvriers des Ateliers nationaux, mis en demeure de quitter Paris ou de s’enrôler, étaient déjà en pleine ébullition. Quoique troublée par l’accompagnement tragique que lui faisait la guerre civile, elle fut sérieuse et brillante. Les deux discours les plus remarqués furent ceux de Mathieu de la Drôme et de Montalembert, l’un pour, l’autre contre le projet. (Sur le rôle de Montalembert, voir plus haut page 76). Les arguments que font valoir les adversaires peuvent se résumer ainsi :
1° La mesure est injuste. Oui, l’État a le droit de racheter, mais seulement après 15 ans d’exploitation et les 15 ans ne sont pas révolus. L’État a-t-il le droit d’exproprier ? Parmi les membres du Comité des finances, une minorité le lui dénie ; la majorité le lui concède ; mais cette expropriation, à la supposer légale, n’est pas nécessaire. Les Compagnies, sauf deux ou trois, sont en mesure de remplir leurs engagements. Donc forcer celles qui ne le veulent pas à résilier leurs contrats avec l’État serait une atteinte au droit sacré de propriété.
2° La mesure est contraire aux principes de l’économie politique. On part de cet axiome : Les travaux publics doivent être payés par ceux qui en profitent, un axiome terriblement équivoque qui pourrait mettre le creusement d’un port à la charge de la ville où il est situé. Or, si l’État reprend à son compte les chemins de fer, les frais que coûtera l’opération devront être pris sur le budget, par conséquent payés par les campagnes qui n’en profiteront pas. Nous avons rencontré le même raisonnement contre l’abaissement du tarif postal. Un orateur proposa de décider que les routes font partie du domaine communal et non national ; on opposait ainsi l’individualisme le plus étroit à la conception de la solidarité sociale, et l’on ne se doutait pas que l’organe peut créer le besoin, qu’une fois les déplacements et la correspondance rendus plus faciles et moins chers, les campagnards pouvaient se mettre à voyager et à écrire comme des citadins. On ne soupçonnait pas le puissant drainage que les voies ferrées allaient exercer sur les produits de l’agriculture. En défendant les Compagnies, on se pique de défendre la liberté contre le monopole, comme si elles n’avaient pas eu un monopole de fait ; on invoque l’exemple de l’Angleterre et de l’Amérique, bien qu’il fût peu applicable en l’espèce ; on rappelle même que, lors de la première Révolution, les biens des émigrés et du clergé, au lieu de rester propriété de la nation, ont été vendus à des particuliers. On ajoute que l’exploitation par l’État sera nécessairement ruineuse et mauvaise ; qu’enfin, au moment où l’on parle d’encourager l’association parmi les ouvriers, il est singulier de déposséder des Compagnies qui sont aussi des associations.
3° La mesure est impolitique. Non seulement le vide du trésor interdit une opération qui, au lieu de se solder par 623 millions, comme le prétend le ministre, en coûtera 1.200 ; mais aussi et surtout, c’est le commencement du communisme. Un orateur, Morin, dénonce l’engrenage où la société sera prise et broyée :
« Après les chemins de fer, on nous demandera les assurances ; puis sans doute les mines, les carrières, les messageries ; puis peut-être les grandes manufactures. enfin tout ce qui est le résultat d’un développement industriel énergique et fort. Système déplorable qui fait de l’État le chef, le régulateur de la production ; des citoyens une armée de commis et de fonctionnaires ! Système qui paralyse les forces vives de la nation en les soumettant à un joug humiliant et uniforme ! »
Montalembert s’empare de quelques lignes de Proudhon, l’enfant terrible de la Révolution, et il lit l’extrait suivant :
« Oui, c’est de la question de votre propriété et de votre société qu’il s’agit ; oui, il s’agit de substituer la propriété légitime à la propriété usurpée ; oui, la remise du domaine public de la circulation à l’État que vous avez exploité et dépossédé est le premier anneau de la chaîne des questions sociales, que la Révolution de 1848 retient dans les plis de sa robe virile… »
Devant l’Assemblée effarée, l’orateur catholique évoque un spectre dont on devait tant user et abuser ; il demande si l’on veut faire de l’État « l’entrepreneur de toutes les industries et l’assureur de toutes les fortunes » ; et, suivant les paroles d’un autre orateur, le décret est combattu comme étant « l’expression d’un système de communisme, de dictature parisienne et d’un gouvernement de pachas. »
Que devenait en tout cela l’intérêt si pressant des travailleurs ? Cordier tenta ce tour de force de démontrer que le rachat était contraire à leurs intérêts ; il soutint que le travail fourni par l’État ne pourrait jamais équivaloir à celui que donnerait l’industrie privée. L’argument était faible ; on n’y insista pas ; celui qui porta vraiment était l’exploitation de la peur rouge.
Les répliques ne manquèrent pas. Mathieu de la Drôme, qui était démocrate, non socialiste, déclara railleusement :
« Il est bien heureux pour les hommes qui voudraient immobiliser le monde et arrêter la marche de l’humanité que cette utopie du communisme se soit produite. » — « Ainsi, ajoutait-il, l’État se ferait communiste, s’il devenait propriétaire des chemins de fer ! Est-ce que l’État ne possède pas les routes nationales, départementales et communales ? L’État est donc communiste ? Est-ce que l’État n’entretient pas à grands frais de nombreuses institutions, l’armée, la magistrature, l’Université ? L’État est donc communiste ? Et Louis XI, qui créait la poste, était donc communiste ?
Il concluait qu’à ce compte « les premiers hommes qui ont tracé un sentier sur notre globe ont été des communistes. » Un autre essayait de rappeler que le dosage entre la propriété individuelle et la propriété collective a été, dans le cours des siècles, infiniment variable et qu’en particulier, sous la première Révolution, les droits féodaux, possédés de temps immémorial par certaines familles, ont été rachetés ou même abolis sans rachat. Un troisième disait que la vapeur, ce merveilleux instrument de civilisation découvert par la science, devait, sous une République digne de ce nom, être utilisée au profit de tous et non plus seulement de quelques-uns. On faisait remarquer qu’il y avait une audacieuse ironie à confondre l’esprit fraternel des associations ouvrières avec l’esprit de lucre qui était l’àme des grandes Compagnies capitalistes. On invitait à ne pas oublier comment les traités conclus avec l’État avaient été peu loyalement établis ; comment les adjudications avaient été des trompe-l’œil ; comment les concessions avaient été votées par ceux mêmes qui devaient en bénéficier ; comment, depuis le 24 Février, les nouvelles concessions, au lieu d’être consenties pour 99 ans avaient été sans peine restreintes à 45 et même à 30 ans. Enfin l’on déclarait, qu’au point de vue financier l’affaire était bonne ; car l’État, d’après ses engagements, avait encore à faire, pour le compte des Compagnies, 311 millions de travaux, juste la moitié de ce que devait coûter le rachat complet, et, en cas de guerre, la location du matériel pour le transport des troupes, des vivres, des munitions pouvait prêter à des évaluations qui seraient pour le budget une énorme charge supplémentaire. L’histoire a démontré depuis lors que sur ce dernier point les orateurs de la gauche étaient bons prophètes.
L’Assemblée était peu disposée à voter le rachat. Mais elle n’eut pas la peine de se prononcer sur le fond de la question. Le 23 juin, au milieu de la discussion, entra le général Cavaignac, apportant des nouvelles de la bataille engagée dans les rues de Paris et la guerre civile absorba dès lors toutes les pensées. Ce fut le coup de mort pour le rachat des chemins de fer. La discussion ne fut jamais reprise. Ce n’est pas seulement le prolétariat qui fut écrasé dans la bataille ; on peut dire que le programme radical de réforme économique resta aussi sur le carreau. Dès le 3 juillet, Goudchaux, redevenu ministre des finances, retirait de l’ordre du jour les projets de son prédécesseur et, dans la séance du 14, il déclarait renoncer au principe de la reprise par l’État des voies ferrées. Antoine, représentant de la Moselle, essaya bien de le reprendre à la fin de la Constituante, en Mai 1849 ; sa proposition n’eut pas même l’honneur d’être discutée.
La politique de la République en matière de chemin de fer demeura jusqu’à la fin tâtonnante. Les lignes continuaient à se construire ; en quatre ans le nombre des kilomètres exploités fut doublé. Il y eut, après l’arrêt bien compréhensible qui marqua l’année 1848, une augmentation continue dans le nombre des voyageurs, la quantité des marchandises transportées, le montant des recettes.
Chemins de Fer | ||||||
ANNÉES | MARCHANDISES | VOYAGEURS | KILOMÈTRES | LOCOMOTIVES | RECETTES BRUTES | RECETTES NETTES |
— | milliers de tonnes | millions | — | — | en millions | — |
1847 | 3.597 | 12,7 | 1.880 | 646 | 65,2 | 33,8 |
1848 | 2.921 | 11,9 | 2.222 | 729 | 61,18 | 26 |
1849 | 3.419 | 14,8 | 2.861 | 875 | 75,1 | 36 |
1850 | 4.271 | 18,7 | 3.013 | 973 | 95,6 | 50 |
1851 | 4.627 | 19,9 | 3.558 | 1.006 | 106,2 | 58 |
Il fallut néanmoins venir au secours de plusieurs Compagnies. Il fallut même que l’État en rachetât et en exploitât provisoirement plusieurs. La Compagnie de Paris-Lyon demanda et obtint son rachat (17 Août 1848). L’État fut encore autorisé à racheter la ligne Paris-Versailles, rive gauche, et à exploiter le tronçon de Versailles à Chartres (21 Avril 1849). Même décision avait été prise déjà pour la ligne de Bordeaux à la Teste (17 Novembre 1848). Mais inutile de prolonger la liste de ces mesures de détail. Il ne s’agissait plus de rendre à la nation la libre disposition de ses moyens de transport, mais d’aider les Compagnies à exploiter leur monopole. Une loi du 8 Juillet 1851 concédait encore à l’industrie privée les paquebots-postes de la Méditerranée. Le capital avait gagné sa cause. Il était décidé que les chemins de fer s’exploiteraient au profit de la classe dirigeante. L’aristocratie financière en restait maîtresse par l’intermédiaire des Compagnies, dont Berryer prononçait l’éloge. On accordait déjà la garantie d’intérêt à l’une d’entre elles (19 Novembre 1849) et le ministre laissait entendre que les concessions pourraient être prolongées. En effet, au lendemain de Décembre 1851, un des premiers actes du nouveau gouvernement devait être de leur faire, au nom de l’État, un magnifique cadeau, en portant à 99 ans toutes les concessions accordées et en leur garantissant l’intérêt du capital engagé.
La conception démocratique, en ce domaine comme en presque tous les autres, était pour longtemps vaincue par la conception ploutocratique.