Histoire socialiste/La République de 1848/P1-03
Malheureusement, le trouble était déjà dans l’air ; les nuages montaient, rapides, épais, gros de tempêtes… L’harmonie apparente cachait des divisions profondes. Elles allaient se creuser et s’élargir. Par la faute des individus ? Oui sans doute, en partie. On connaît le mot cruel de Béranger à l’un des gouvernants qui cherchait à excuser leurs querelles perpétuelles ; « Que voulez-vous ? disait celui-ci… La différence de nos opinions… — Dites plutôt la ressemblance de vos ambitions », répliquait le chansonnier. — Mais surtout par la faute de ces grandes poussées collectives, où les forces individuelles sont englobées et roulées comme les gouttes d’eau dans une lame de fond, par la faute des choses plus que des hommes, par la faute des circonstances mêmes que traversait la société française.
La Révolution de Février s’était faite contre le privilège réservé à la classe riche de diriger les affaires publiques. C’était, en matière politique, le passage de a ploutocratie à la démocratie. Mais, logiquement, ce passage entraînait la disparition de beaucoup d’autres privilèges. Il impliquait la transformation, dans un sens favorable aux travailleurs, de l’impôt, de l’organisation militaire, judiciaire, administrative, de l’enseignement, du droit de propriété, des conditions du travail, etc. Autant de points sur lesquels la bourgeoisie avait des intérêts autres que ceux du prolétariat. Une lutte entre les deux classes était inévitable. Elle
allait, dans le pays, amener un déclassement des anciens partis et leur remplacement provisoire par deux vastes groupements par deux blocs contraires, réclamant, dans le domaine économique et social, l’un des réformes graves, l’autre le statu quo. Elle allait se trahir dans le gouvernement, par une lutte analogue
entre la majorité et la minorité. Elle allait se manifester par un conflit de tendances
violemment opposées dans les démonstrations de la rue, dans les journaux, dans
les clubs, dans les élections, dans l’Assemblée, jusqu’au jour où elle aboutirait à
une bataille ouverte.
Les républicains avancés, à Paris et en province, les rouges, comme on les appelle couramment depuis l’affaire du drapeau rouge, sont loin de composer un tout compact. Il y a entre eux des querelles de doctrines et des querelles de personnes. Les radicaux ne sont pas d’accord avec les socialistes, les chefs d’école se jalousent et se contredisent.
C’est dans les clubs, les journaux, les brochures, qu’il faut étudier leur activité.
Les clubs naissent par centaines au lendemain du 24 Février. Il s’en crée 250 à Paris et dans sa banlieue, rien que pendant le premier mois. Il y en a pour les hommes et pour les femmes, pour les blancs et pour les noirs, pour les Français et pour les étrangers, pour les artistes dramatiques et pour les épiciers, pour les maîtres d’études et pour les professeurs, pour les gens de lettres et pour les gens de maison, pour les étudiants et pour les ouvriers, pour les commerçants et pour les militaires démocrates, pour les francs-maçons et pour les républicains protestants. Les socialistes ont les leurs comme les modérés, les amis de l’ordre comme les amis de la fraternité. Mais l’élément révolutionnaire domine dans ces associations politiques.
Quelques-unes se décorent de noms illustres : Club des Jacobins, Club de la Commune de Paris, Club de la Montagne… On sent là le désir de réveiller les grands souvenirs de la première Révolution. Elle eut alors un rôle considérable, cette manie rétrospective, Elle fut parfois innocente. Quand on proclame la République une et indivisible, la formule consacrée ne peut que faire sourire ; quelle parcelle de la France songeait alors à se séparer du territoire national ? Pour qui n’est pas dupe des étiquettes et des apparences, les noms de Jacobins et de Montagnards, les bonnets rouges, les gilets à la Robespierre, les « Ça ira » et les « Mourir pour la patrie » ne sont guère aussi que des réminiscences littéraires, naturelles chez des hommes qu’on a nourris des hauts faits de leurs pères. Il ne faut pas oublier que Thiers, Buchez, Louis Blanc, Lamartine, Michelet, Quinet, avaient à l’envi, chacun à sa manière, grandi, poétisé, déifié les acteurs du formidable bouleversement d’où date la France moderne. Ils se dressaient au seuil du siècle comme des géants qu’on admirait trop pour ne pas chercher à les imiter. Or, l’imitation n’était pas toujours sans danger. On ne joue pas impunément à la Convention. La guerre aux tyrans n’est pas de mise à toute heure. A vouloir reproduire sans nécessité des paroxysmes d’énergie et de passion inséparables d’une situation quasi désespérée, on risque deux choses : ou de prêter au ridicule par ce qui semble une exagération puérile, une parodie d’autant plus comique qu’elle est plus sérieuse ; ou bien d’effarer les bonnes gens par un débordement inutile de grands gestes et de grands cris. Ces deux résultats se produisirent en 1848. Dans certains clubs, où l’on délibère sous des piques surmontées de bonnets phrygiens, où l’on invite les citoyens à siéger en blouses, où l’on propose d’isoler et de faire mourir de faim les riches en établissant autour de leurs maisons un cordon sanitaire, les auditeurs ne sont pas longs à mettre au point ce décor truculent et ces harangues enflammées. Ce n’est pas en vain que trente ans de paix ont passé sur la France : les mœurs sont devenues plus douces et les hommes plus humains. Le caractère débonnaire des révolutionnaires de 1848 perce à travers leurs propositions les plus violentes. Les mondains et mondaines, qui s’aventurent dans ces antres, comme dans une ménagerie de bêtes fauves, pour le plaisir de sentir à la nuque un léger frisson, ne tardent guère à découvrir d’honnêtes moutons cachés sous des peaux de tigres. Médusés peut-être la première fois, ils sont vite blasés, rassurés, railleurs. Mais les habiles comprennent quelles armes empoisonnées peuvent être contre la République les propos saugrenus ou farouches d’orateurs en veine de fantaisie, et leurs éjaculations soigneusement recueillies s’en iront terrifier la province et les villages.
Il faut en dire autant des journaux à titres retentissants qui surgissent dans ces semaines d’effervescence. La Commune de Paris, le Nouveau Cordelier, le Père Duchêne, la Guillotine, l’Ami du peuple sont aux feuilles de quatre-vingt-treize, qu’ils veulent rappeler, comme des revenants fabriqués avec une tête de mort et un drap blanc pour épouvanter des âmes timorées. On les a trop jugés sur l’apparence. Qui les parcourt y rencontre souvent une modération de ton inattendue. C’est le cas, du moins, pour le Père Duchêne, « gazette de la Révolution », que dirigèrent Thuillier et Colfavru. Pour estimer l’influence de ces feuilles à sa juste valeur, il faudrait savoir combien de lecteurs chacune avait et combien de jours elle vécut. Il faudrait savoir également, pour quelques-unes d’entre elles, qui fournissait l’argent et si elles n’étaient point payées pour faire peur. Cette étude n’étant pas faite encore, il sied d’être prudent et de ne pas prendre au tragique les excès de langage qu’on peut y relever.
Au reste il s’en faut de beaucoup que clubs et journaux du parti avancé n’aient été que des boîtes à gros mots et à propositions incendiaires. Le public nombreux, qui suivait les séances de la Société centrale républicaine, dans la salle du Conservatoire de musique (et les étrangers de passage, les gens du monde s’offraient volontiers ce régal) était souvent étonné d’entendre Blanqui, avec sa voix fluette et ses mains éternellement gantées de noir, discuter en termes d’une correction parfaite, d’une précision mathématique et d’une ardeur impitoyablement contenue, les plus brûlantes questions du moment. Au Club de la Révolution, ceux qui aimaient le panache crânement porté, l’honnêteté grandiloquente, les attitudes chevaleresques se délectaient à écouter Barbès, celui qu’on nommait le Bayard de la démocratie et qui unissait dans son cœur le culte de Dieu et de Jeanne d’Arc à celui de l’égalité. A la Société fraternelle centrale Cabet, accompagné parfois du socialiste anglais Robert Owen, prêchait son communisme évangélique ; ailleurs Raspail disait son incurable défiance de la police et des médecins. Au Club des Clubs, qui créait une sorte de lien fédéral entre toutes ces associations poussées comme des champignons, les principaux groupes républicains qui se disputaient la direction des esprits se rencontraient pour se partager les fonds et les pouvoirs presque officiels qui lui furent secrètement départis. En tous ces lieux de réunion la démocratie parisienne faisait de façon hâtive, bruyante, utile quand même, son éducation politique si longtemps retardée, son apprentissage de l’éloquence et de l’action à ciel ouvert.
Dans les journaux aussi il se dépensait beaucoup de verve, de talent, de vigueur. On n’a pas le droit de dédaigner une presse où chaque jour s’adressaient à la foule Proudhon le grand démolisseur, Lamennais le prophète, Considérant l’apôtre, Girardin le tapageur et changeant polémiste, sans compter des échappés de la littérature qui se nommaient Baudelaire, Champfleury, Alexandre Dumas, ou George Sand, devenue l’interprète quasi officielle de la République auprès du peuple français.
En vérité, la secousse ressentie par les cerveaux avait mis en branle quantité de forces intellectuelles qui s’agitaient dans un pêle-mêle étourdissant. Là fermentait tout un personnel de candidats au pouvoir qui surveillaient, critiquaient, poussaient le Gouvernement provisoire. On pouvait parmi eux démêler deux courants distincts, mais qui se mêlaient parfois. L’un était démocratique avant tout, c’est-à-dire qu’il tendait à assurer la direction de la politique au peuple de Paris, fût-ce par une nouvelle révolution qui mettrait à la tête de la France des républicains plus audacieux et qui ne craindrait pas, au besoin, de déclarer la guerre aux souverains d’Europe. Barbès et Blanqui, tout en se détestant cordialement, étaient les deux chefs les plus écoutés de ce groupe toujours prêt à agir. L’autre était plutôt socialiste, c’est-à-dire que, plus profond et plus pacifique à la fois, il tendait de préférence à des réformes économiques qu’on croyait pouvoir opérer sans violence intérieure ou extérieure. Considérant la fouriériste, Pierre Leroux, le théoricien de la non-résistance au mal, Cabet représentaient ce groupe peu favorable aux conspirations et aux coups de main. Raspail servait de lien entre l’un et l’autre. Proudhon, quoique farouchement inclassable, était plus voisin du dernier.
En face de ce parti du mouvement se formait celui de la résistance. Il se composait tout d’abord des monarchistes de toute couleur ; mais légitimistes, orléanistes, bonapartistes s’effaçaient discrètement ; on eût dit qu’il n’existait plus de royalistes, du moins à Paris. Qui donc songeait à renverser la République ? C’est sur le terrain social que se concentrait la réaction conservatrice. Le mot de ralliement était trouvé : Parti de l’Ordre. Le programme se construisait ot se résumait peu à peu en une formule élastique : Défense de la propriété, de la famille, de la religion.
Comment s’était constituée la trinité ainsi offerte à l’adoration des fidèles ?
« Nous recommençons l’année de la peur », a écrit George Sand dans une de ses lettres. Il est certain que la peur rouge de 1848, comme l’a baptisée Louis Veuillot, ne le cède point à la grande peur de 1789. Peur des riches qui assiègent le ministère des Affaires étrangères pour obtenir des passeports, qui enterrent leurs bijoux, portent leur argenterie à la Monnaie, passent la frontière avec leurs titres. Peur qui se propage, à la façon d’une épidémie, jusque dans les villages où le capital se cache et s’enfuit comme dans les villes. Peur qui unit, serre et agglutine entre eux tous les propriétaires, « quels que soient leur origine, leurs antécédents, leur éducation, leurs biens ». « La propriété, chez tous ceux qui en jouissaient, dit Tocqueville, était devenue une espèce de fraternité. » C’est qu’en effet tous les privilèges, qui masquaient celui de la propriété, avaient disparu et le laissaient à découvert. Les possédants ne se sentaient plus en sûreté, en voyant mis à nu et exposé aux coups le principe sur lequel reposait leur fortune. Ils s’attendaient à être dépouillés et, sans savoir sous quelle forme se ferait l’agression, ils faisaient front contre les agresseurs. Socialisme ou communisme (c’était tout un pour eux) était l’ennemi contre lequel il fallait se liguer. Mise en commun est le contraire de partage. N’importe ! Les partisans de la propriété collective étaient flétris du nom de partageux et dénoncés comme tels aux fureurs paysannes.
A côté de la propriété, proclamée sacro-sainte et intangible, on mettait sur le même autel la famille. En quoi donc était-elle menacée ? Par le divorce, dont on reparlait, par l’égalité ou, tout au moins, par l’équivalence qu’on essayait d’établir entre l’homme et la femme ? C’eût été insuffisant pour crier à son renversement, d’autant que Louis Blanc en faisait le modèle sur lequel il voulait organiser l’humanité, que Cabet en poussait le respect jusqu’à imposer la monogamie absolue à ses adeptes, que Proudhon prodiguait ses anathèmes aux tentatives d’émancipation féminine. Mais certaines sectes, certains journaux (les Communistes matérialistes et l’Humanitaire en particulier) avaient, plusieurs années auparavant, réclamé la rupture du lien familial et prêché l’amour libre. Musset avait raillé leurs théories dans ces vers bien connus :
De magistrats, néant. De lois ; pas davantage.
J’abolis la famille et romps le mariage.
Voilà. Quant aux enfants, en feront qui pourront.
Ceux qui voudront trouver leurs pères chercheront.
Le Père Enfantin, l’inventeur du « Couple-prêtre », Fourier, l’apologiste de « la Papillonne », avaient risqué sur ce sujet délicat d’étranges fantaisies. Enfin et surtout l’héritage, ciment de la famille bourgeoise, lien économique des générations possédantes, avait été attaqué par quantité d’écrivains. C’était plus qu’il n’en fallait pour qu’on pût, par une généralisation hardie, transformer tous les communistes et socialistes en hommes voulant la communauté des femmes comme des biens.
Pour la religion, on est, à première vue, étonné de la voir figurer au nombre des choses qu’il est nécessaire de protéger contre les novateurs. La Révolution de 1848 avait été infiniment plus clémente à l’Église que la Révolution bourgeoise de 1830. Le peuple, en envahissant les Tuileries, avait rencontré un superbe crucifix d’ivoire ; un polytechnicien s’en était saisi et s’écriant : « Voilà notre maître à tous ! » il l’avait transporté, au milieu d’une foule recueillie, dans l’église la plus voisine. La scène a été reproduite à satiété par la gravure. Sur les estampes du temps, la République apparaît à chaque instant entre le Christ et un ouvrier, soutenue par un ange, encadrée d’oraisons pieuses ou de versets bibliques. Le clergé avait copieusement bénit les arbres de la Liberté, répété sur tous les tons que la devise républicaine était identique à la devise chrétienne. Des députations de prêtres allaient assurer le Gouvernement provisoire de leur dévouement ; des adhésions formelles et parfois passionnées étaient données à la France républicaine par les évêques. par le nonce du pape et, qui plus est, par le pamphlétaire sacré de V Univers, Louis Veuillot. Telle petite brochure, qui porte le titre de Catéchisme républicain, répond à cette demande : — Qu’est-ce que la République — par cette définition : — « C’est vraiment le règne de Dieu sur la terre. » On retrouve des expressions tout à fait semblables dans les écrits socialistes. Cabet prétend établir « le christianisme dans sa pureté » et se régler sur l’exemple du grand communiste Jésus. Considérant, Pierre Leroux, Louis Blanc sont des âmes religieuses et nourries de l’Évangile. Proudhon même, s’il écrit quelque part : Dieu, c’est le mal — a jeté ailleurs une prière au Dieu de l’égalité.
Il semble donc que l’accord fût aisé entre l’Église et des révolutionnaires, je ne dis pas aussi orthodoxes, mais aussi imprégnés d’esprit chrétien. D’elle à eux, il y avait de phis, pour ainsi dire, un pont. Il était fait par des démocrates chrétiens, qui étaient très sincèrement l’un et l’autre : Lamennais, passé tout entier du pape au peuple, mais resté croyant quand même, Arnaud de l’Ariège, Lacordaire, le dominicain qui fondait un journal intitulé : L’ère nouvelle et recrutait en quelques semaines 3.200 abonnés dans le monde ecclésiastique[1]. Les ouvriers savaient d’ailleurs que des catholiques (Buret, Villeneuve-Bargemont, le vicomte de Melun) avaient efficacement travaillé, côte à côte avec le docteur Trélat ou Ledru-Rolhn, à l’adoucissement de leur misère, non pas seulement par des largesses charitables, mais en réclamant des lois protectrices de l’enfant et de la femme.
Pourtant l’accord fut vite brisé pour des causes puissantes et multiples.
Il y a une logique des choses. Le catholicisme, fondé sur une sévère hiérarchie de supérieurs et d’inférieurs et devenu, au XIXe siècle, une monarchie absolue, a des affinités naturelles avec les sociétés où l’autorité se concentre en une seule personne et où la division en classes est solidement constituée. Il peut se résigner à la république et à la démocratie : il n’y est pas spontanément favorable. Puis, reposant sur le principe théocratique qui assigne à la religion la haute main sur la vie civile, il se heurte, en matière politique, au principe laïque qui implique la neutralité de l’État entre les diverses confessions, comme, en matière de doctrine, reposant sur le principe théologique qui met la vérité infaillible dans un homme, dans un concile ou dans la tradition, il se heurte au principe philosophique qui soumet toute opinion au contrôle de la raison et du libre examen. De là un antagonisme irréductible entre l’Église catholique et la France de la Révolution.
Des deux parts il existait un noyau d’hommes sentant et représentant cet antagonisme. Du côté républicain, des penseurs, universitaires pour la plupart, chauds encore de leur querelle avec les Jésuites, comme Quinet, Michelet, Littré opposaient les recherches de la science aux affirmations de la foi, la morale de la justice à la morale de la grâce. Et derrière eux marchaient bon nombre de gens du peuple ayant gardé contre ce que le langage populaire nommait brutalement « la prêtraille » une défiance et une haine instinctives. Béranger, qui avait si vertement raillé « les hommes noirs », avait dans les ateliers nombre d’admirateurs qui redisaient ses refrains. Du côté des catholiques, c’était Montalembert le tribun de l’aristocratie, comme l’appelait Louis Blanc, un libéral repenti, parti du même point que Lamennais, mais ayant évolué en sens inverse, qui avait dénoncé la victoire du radicalisme en Suisse comme une nouvelle invasion de barbares et qui écrivait au mois de mai 1848 : « J’ai dévoué les vingt plus belles années de ma vie à une chimère, à une transaction entre l’Église et le principe moderne. Or, je commence à croire, non seulement que la transaction est impossible, mais que le principe moderne est bien exclusivement, comme le démontre Michelet dans son dernier volume sur la Révolution, l’œuvre de Voltaire et de Rousseau et l’antipode du christianisme. » C’était l’abbé Dupanloup qui, avant même la Révolution, prêchait sur ce texte de l’Évangile, altéré au profit des heureux du monde : « Vous aurez toujours des pauvres avec vous. » Ceux-là, le jour où il s’agissait de choisir entre le peuple et la bourgeoisie, entre les prolétaires et les propriétaires, allaient vers la classe aisée qui voulait le maintien de l’organisation existante.
Ils y allaient d’autant plus volontiers que la bourgeoisie, voltairienne avant 1848 comme la noblesse l’avait été avant 1789, opérait, à l’exemple de celle-ci et pour des raisons identiques, une conversion semblable. L’Église, association antique et privilégiée dans la nation émiettée, prêcheuse de discipline dans le vent de révolte qui bouleversait les rangs de la société, dressant la misère éternelle et l’éternelle aumône en face des rêves égalitaires du socialisme, apparaissait aux conservateurs affolés comme le roc le plus solide où l’on pût s’amarrer pendant la tempête, comme le vrai et unique rempart contre l’esprit révolutionnaire. On peut dire que par une double et symétrique évolution le catholicisme se faisait bourgeois en même temps que la bourgeoisie se faisait catholique.
Il serait encore plus exact de dire qu’elle se faisait cléricale : car cette volte-face signifiait croyance, non pas aux dogmes, mais à l’utilité sociale de l’Église. Dès le lendemain du 24 février, Cousin, pontife et déserteur de la philosophie, Cousin, dont ses amis disaient : « Il sera cardinal, » s’écriait : « Courons nous jeter dans les bras des évêques ; eux seuls peuvent nous sauver ». Thiers, qu’un évêque nommait « ce mauvais petit caméléon », écrivait, dès le mois de mai 1848 : « Je suis changé. Je le suis, non par une révolution dans mes convictions, mais par une révolution dans l’état social. » Il transportait ainsi dans le domaine politique la formule connue : — Hors de l’Église, point de salut ! — Une estampe le montre, un cierge à la main, faisant amende honorable au nom du Constitutionnel, le vieux journal « mangeur de curés ». La cause de la religion se soudait ainsi, par une sorte de pacte, à celle de la propriété, voire de la réaction. Et c’était vrai surtout de la religion catholique, puisque dans les endroits où catholiques et protestants vivaient côte à côte, les derniers furent régulièrement, pendant toute la deuxième République, connus comme républicains, tandis que les premiers grossissaient les bataillons des amis de l’ordre.
Des faits d’une importance moindre, quoique sérieuse encore, vinrent accélérer ce virement rétrograde du parti catholique. En plusieurs villes, à Lyon, à Saint-Étienne, à Nancy, des émeutes d’ouvriers s’étaient attaquées aux couvents et orphelinats, qui, produisant à meilleur marché avec des travailleurs peu ou point payés, faisaient une concurrence redoutable au travail libre. Jésuites et Capucins en avaient été expulsés comme congrégations non autorisées. Le Gouvernement provisoire avait laissé faire ou approuvé, tarissant ainsi une source de la richesse et de la puissance ecclésiastiques. Puis autre grief. Lamartine, reprenant une idée qui avait été préconisée par Lamennais et par Montalembert dans son jeune amour de la liberté, avait annoncé au pape que « la tendance de la République était la séparation plus ou moins rapprochée du temporel et du spirituel ». Il avait, dit-il, obtenu pour cette réforme, qu’il considérait comme « la clef de voûte de la Révolution », l’assentiment de Rome, de l’archevêque de Paris, « des hommes supérieurs du clergé ». Mais il faut croire que la perspective d’une Église indépendante de l’État, mais réduite à payer ses ministres, avait effrayé ceux mêmes qui avaient appelé de leurs vœux ce divorce ; car, dès le 10 mars, Montalembert, dans une lettre confidentielle aux évêques de France, les invitait à exiger de tous les candidats qu’ils appuieraient la promesse de maintenir le budget des cultes.
Enfin, dans un corps aussi discipliné que l’Église catholique, on ne peut comprendre la conduite des soldats sans regarder du côté du chef. Or, le pape dont l’élection avait été saluée « comme une des grandes bonnes fortunes de l’humanité » et qui avait paru d’abord imbu d’un libéralisme tout moderne, s’était épouvanté de la marche rapide des idées nouvelles. Forcé de dépasser le régime du despotisme paternel, de concéder, le 15 mars, une constitution à ses sujets ; tiré en arrière par la Compagnie de Jésus, sentant la désaffection des Romains croître à son égard. Pie IX voyait de mauvais œil une Révolution dont le contre-coup le menaçait dans son pouvoir temporel. Il était donc peu enclin à l’encourager dans le pays d’où avait jailli l’étincelle qui gagnait ses États et son influence sur les fidèles de France ne pouvait que les enfoncer dans la voie du conservatisme.
Dès le 18 mars, il écrivait à l’archevêque de Nicée, nonce apostolique en France, pour faire savoir que rien, dans la discipline ou l’organisation ecclésiastique ne pouvait être changé par personne, si ce n’est par le Souverain pontife. On avait dit à Rome en parlant de la démocratie : « Il faut baptiser l’héroïne sauvage. » Mais, baptisée ou non, l’on entendait qu’elle restât hors de l’Église Le pape ajoutait, d’ailleurs, au sujet du budget des cultes : « Cette espèce de dotation n’est qu’une compensation bien faible des immenses biens de l’Église, qui furent aliénés dans ce pays au temps malheureux de l’ancienne révolution. Renoncer à cette dotation serait jeter la religion elle-même dans un grand danger, » On le voit, sur le passé comme sur l’avenir, le Saint Père donnait le signal d’une réserve inquiète.
Le parti catholique, tout en devenant le centre du parti de l’ordre, se garde, durant les premiers mois, de se prononcer avec éclat dans un sens ou dans l’autre. Montrant tantôt sa face évangélique d’ami du peuple et de patron des pauvres, tantôt sa figure de gendarme ensoutané défenseur de la propriété, il bénéficie de l’équivoque et il prépare silencieusement son triomphe en rassemblant sur lui des sympathies qui lui viennent à la fois d’en haut et d’en bas. Il opère surtout en province, où la population des villes reproduit plus ou moins le fractionnement parisien, mais où fermente obscurément l’immense inconnu des campagnes.
Dans l’effacement voulu de la masse conservatrice qui n’ose pas encore se déclarer contre la République, le fort de la lutte pour enrayer le mouvement en avant est alors soutenu par les républicains dits tricolores qui s’intitulent aussi eux-mêmes « honnêtes et modérés. » Ils sont les maîtres du moment ; ils occupent les postes officiels les plus importants ; ils ont la mairie de Paris, la présidence du Conseil et tous les ministères, sauf celui de l’intérieur, qui est aux mains de Ledru-Rollin ; Flocon, malade, est réduit à l’inaction, mais les radicaux ont encore le commandement de la garde nationale, confié au général Courtais ; la direction des postes, avec Étienne Arago ; la préfecture de police, où campe le géant Caussidière, entouré de ses montagnards à ceinture rouge, et des espèces de petites places fortes comme celle où siège, rue de Rivoli, Sobrier avec des bandes aussi inoffensives que terribles à regarder. Quant aux socialistes, en dehors de l’honneur qui leur est échu de présider la Commission du Luxembourg, ils ne possèdent d’autre autorité que celle qu’ils peuvent tirer de leur valeur personnelle ou des masses populaires qu’on suppose derrière eux. Les modérés sont donc les vrais dirigeants, et Lamartine, leur guide et leur porte-parole, est célébré par eux comme le messie du jour et le sauveur de la société.
- ↑ L’abbé de la Trappe donnait les règles de son ordre comme un modèle de régime républicain et socialiste.