Histoire socialiste/La Législative/Le Dix Août
La Législative (1791-1792) (1901-1908)
LE DIX AOÛT.
Cette guerre, la Gironde, comme nous l’avons vu, l’avait déclarée ou tout au moins précipitée dans la pensée de dominer la royauté. Mais le ministère girondin n’avait aucun plan précis, et il s’en faut qu’il ait travaillé systématiquement au renversement de la monarchie et à l’avènement de la République. Dumouriez, comme je l’ai indiqué déjà, se plaisait plutôt à un état compliqué et ambigu où ses ressources d’adresse et d’intrigue avaient toute leur valeur. Son rêve était de s’imposer à tous les partis par l’éclat de la victoire sur l’Autriche et de jouer ensuite entre la Révolution et le roi un rôle de courtier où il recevrait de toutes mains. Les Roland, j’entends le ministre et sa femme, n’avaient pas de grandes vues audacieuses. Roland était surtout un administrateur méticuleux, ombrageux : il était préoccupé de sauvegarder sa dignité plébéienne, et la mettait à de petites choses, comme de paraître au conseil des ministres avec des souliers sans boucles qui effarouchaient tous les gardiens du protocole. Il appliquait à la Révolution ses qualités et ses défauts d’inspecteur des manufactures, et il ne tardera pas à s’offenser de ce que le mouvement populaire, en ces temps d’effervescence, avait d’irrégulier.
Très sobre et de peu de besoins, prenant son austérité un peu chagrine pour la seule forme de la vertu révolutionnaire, il était plutôt l’homme des restrictions et des censures moroses que l’homme des impulsions audacieuses. Au demeurant, bien loin de préparer la République, il était plus touché et flatté qu’il ne voulait en convenir par l’apparente bonhomie du roi qui interrogeait familièrement ses ministres sur les affaires de leur ministère et semblait s’y intéresser. Mme Roland raconte qu’elle était obligée de mettre son mari et les autres ministres en garde contre les surprises de la sensibilité. Mme Roland n’avait pas de plan plus précis. C’était une âme stoïque et un peu vaine, avec des facultés vives et assez hautes, mais de peu d’étendue. Elle avait grandi dans une famille de petite bourgeoisie artisane où sa sensibilité ardente se heurtait de toute part à des limites et à la médiocrité de la vie. Son père, assez bon homme, s’était laissé aller à des désordres qui affligeaient et humiliaient sa fille. Il y eut ainsi en elle, de bonne heure, une habitude de refoulement, et c’est avec une grande exaltation qu’elle cherchait dans des lectures héroïques ou touchantes, dans Plutarque et dans Rousseau, une diversion et un réconfort.
Elle portait toujours dans son esprit le type des héros antiques, et elle avait appris de Rousseau à aimer la nature en ses mélancolies, à goûter « les voluptés sombres » du crépuscule, à contempler de sa fenêtre des quais de la Seine « le vaste désert du ciel ».
Mariée de bonne heure et par raison à Roland, vieux, jauni et triste, qu’elle estimait et qu’elle n’aimait point, elle ne connut guère la vie du mariage que comme un perpétuel renoncement du cœur et des sens. Elle surveillait avec inquiétude sa sensibilité toujours prête à s’émouvoir, écartant d’abord par des billets émus et tendres Bancal des Issarts, dont l’intimité à la campagne de la Plâtière lui devenait dangereuse, se détournant avec colère de Barbaroux, dont l’éclatante et présomptueuse beauté l’avait un moment éblouie, enfin donnant tout son cœur à Buzot mais après s’être juré à elle-même de ne pas lui donner sa personne, et soutenue en cette gageure par l’orage grandissant de la Révolution, par l’exaltation croissante du péril qui voulait des cœurs purs pour le suprême sacrifice, et sauvée de l’irrésistible attrait par la proscription et la mort.
Au demeurant, elle avait ou croyait avoir le goût de l’action, mais les événements lui apparaissaient surtout comme un moyen d’éprouver son âme, et malgré ses élans vers la vie, le monde, la liberté, elle ne vit jamais d’un regard juste et droit les hommes et les choses. Chez les hommes d’un génie vraiment fort et grand, comme Robespierre et Bonaparte, les crises de la vie intérieure, les enthousiasmes secrets pour Jean-Jacques ou pour Ossian ont accru la puissance d’action et la pénétration de l’esprit. Dans l’illimité de l’émotion et du rêve ils prenaient une étendue et une subtilité du regard qu’ils portaient ensuite dans le réel. Les brumes qui flottaient au loin leur avaient révélé d’abord les profondeurs de l’horizon dont peu à peu les lignes précises, nettes et lointaines leur apparaissaient.
Au contraire Mme Roland ne sortit jamais de Plutarque et de Rousseau, elle usa son énergie à se guinder en de superbes et inutiles fiertés. Elle ne comprit qu’un moment Robespierre, et ne comprit jamais Danton. Elle contribua à isoler la Gironde dans un stoïcisme déclamatoire et impuissant. La République lui paraissait le fond sur lequel devaient se dresser les figures des grands hommes, et elle y rêvait comme à une résurrection de Rome. Mais elle n’avait formé aucun dessein précis, et entre Roland et Dumouriez le ministère girondin flottait de l’incapacité à l’intrigue. Brissot était absorbé en ces mois d’avril et de mai par son rôle de ministre occulte ; il était tout occupé à recommander aux ministres en exercice les candidats aux fonctions publiques qui affluaient en solliciteurs dans son modeste appartement ; et un peu étourdi de cette puissance soudaine, flatté peut-être par le mystère qui s’y mêlait, il ne semblait pas avoir hâte de renverser le paravent de monarchie qui abritait son influence. D’ailleurs, il avait administré la guerre à la France comme un médecin administre une potion pour tâter le malade. Il attendait.
L’avènement du ministère girondin avait encore exaspéré la lutte entre les deux fractions révolutionnaires. À la Société des Jacobins, Robespierre avait inséré dans une adresse un appel à la Providence. Guadet l’accusa de favoriser la superstition et le mot de capucinade fut prononcé. Robespierre répondit par une profession de foi théiste à la manière du vicaire savoyard. Mais Guadet oubliait-il donc que lui-même à la Législative, dans une discussion récente, avait invoqué Dieu ? Étranges partis-pris que ceux de la haine.
Robespierre, d’autre part, abusait contre la Gironde des inévitables conséquences qu’entraîne le pouvoir ; il faisait un grief à Brissot de pousser des
amis aux emplois, et Brissot répondait aux Jacobins : « On me fait beaucoup
d’honneur de me supposer tant d’influence ; mais osera-t-on se plaindre que
des Jacobins, des patriotes, des amis de la Révolution entrent enfin dans les emplois ? Ils devraient, pour le bien de la patrie, les occuper tous. » Éternelle et fastidieuse querelle. Demain, c’est Mme Roland, la girondine, qui
reprendra contre Danton le reproche que Robespierre adresse maintenant à
Brissot. Elle lui fera un crime d’avoir été chercher dans les clubs, parmi les
révolutionnaires ardents, les serviteurs de la Révolution, d’en avoir peuplé
les ministères, les administrations, les armées.
Mais, dans ses querelles avec Brissot, Robespierre n’oubliait pas la contre-révolution. Ou plutôt, par un coup de génie, par une merveille de clairvoyance et de haine il avait trouvé moyen de frapper tout à la fois la contre-révolution et la Gironde. C’était de frapper Lafayette. Lafayette était, à cette date, le vrai chef des Feuillants. Il en était la dernière popularité ; il en était l’épée. On savait qu’il voulait interpréter la Constitution dans son sens le plus modéré, qu’il considérait comme factieux tous ceux qui voulaient élargir le droit de la Nation aux dépens de la prérogative royale. Et comme il avait gardé quelque crédit auprès des gardes nationales du royaume longtemps commandées par lui, il était la ressource suprême du modérantisme. Peut-être eût-il été redoutable aux démocrates s’il avait pu concerter son action avec la Cour. Mais la Cour se défiait de lui. Et elle avait d’ailleurs le projet non d’interpréter dans un sens modéré la Constitution, mais de la renverser à la faveur de la guerre.
Ainsi, Lafayette, entre la démocratie et la Cour, était isolé, et sa puissance vraie se resserrait tous les jours. Mais il apparaissait encore comme le grand obstacle à l’élan de la démocratie révolutionnaire. Et en l’attaquant tous les jours, en le dénonçant, en le discréditant, Robespierre ouvrait les voies à la Révolution. Mais il atteignait en même temps par ricochet la Gironde. Certes, entre la Gironde et Lafayette il y avait eu toujours hostilité violente, et c’est à faux que Robespierre accusait Brissot d’avoir été le complaisant, le familier de Lafayette. Mais la Gironde était au pouvoir, et Lafayette commandait une armée. La Gironde, quoiqu’elle occupât le ministère, n’était ni assez forte ni assez audacieuse pour renouveler le haut personnel militaire. Elle maintenait à la tête des armées Rochambeau, Luckner, Lafayette désignés par Narbonne. Et à vrai dire, à ce moment, le pays n’aurait pas eu confiance en des noms nouveaux ; les événements militaires, encore médiocres et incertains, ne suscitaient pas de jeunes chefs. La gloire n’avait pas encore la rapidité de la foudre. Aussi Robespierre pouvait solidariser la Gironde et Lafayette, comme un peu plus tard, et avec une bien plus terrible efficacité, il solidarisera la Gironde et Dumouriez.
Le début des hostilités avait été malheureux. Dans une marche sur Tournai, une division de Rochambeau s’était heurtée étourdiment aux troupes autrichiennes, et nos soldats avaient fui. Se croyant trahis, ils avaient tué un de leurs officiers, Dillon, et ce premier revers mêlé d’indiscipline avait vivement ému les esprits. Les Girondins, qui avaient annoncé l’écrasement facile des suppôts de la tyrannie par les soldats de la liberté, étaient assez penauds. Marat les raillait âprement. On nous avait assuré, dit-il avec sarcasme, « que devant les Droits de l’Homme les boulets de canon eux-mêmes reculeraient ». Et reprenant son antienne de trahison, il engageait les soldats à massacrer les chefs.
La Gironde exaspérée demanda des poursuites contre lui. C’est Lasource qui, en un discours d’une violence extrême, le dénonça à la Législative. Pour colorer un peu ces poursuites contre Marat on décréta en même temps des poursuites contre le journaliste royaliste Royou.
L’Ami du peuple et l’Ami du Roi du Roi furent décrétés le même jour, mais c’était surtout l’Ami du peuple que la Gironde voulait atteindre. Ainsi, dès le début, éclataient l’inconséquence égoïste et la fatuité du parti girondin. Brissot n’avait qu’une excuse en précipitant la guerre ; c’est qu’elle donnât au peuple la force de se débarrasser de tous ses ennemis intérieurs, de rejeter tous les éléments de trahison. C’est Brissot lui-même qui, pressé par les raisonnements de Robespierre, avait dit : « Nous avons besoin de grandes trahisons. » Or, à l’heure même où le soupçon du peuple s’éveillait, au moment où une application de cette politique de défiance et d’extermination était faite par les soldats, la Gironde s’emportait jusqu’au délire.
Mais, dira-t-on, les soldats s’étaient trompés et Dillon n’était pas un traître. Assurément, et la Gironde pouvait avertir de leur erreur les soldats de la Révolution. Mais, espérait-elle, après avoir pour ainsi dire systématiquement affolé la France pour la sauver, que la raison et la sagesse conduiraient tous les mouvements du soupçon déchaîné ? Ou bien avait-elle la prétention de diriger à son gré les soupçons et les colères dans la grande âme orageuse de la Révolution, comme une main divine dirigeant la foudre dans les replis des vastes nuées ? Ces colères, ces indignations de Lasource et des Girondins contre Marat démontrent dès le début que la Gironde est condamnée ; car elle est incapable de faire sa propre politique : qui a déchaîné la guerre, a déchaîné par là même la violence aveugle des passions, et doit ouvrir d’emblée au peuple un large, un inépuisable crédit d’erreur, de colère et d’égarement. Se rebiffer orgueilleusement à la première erreur, croire que tout est perdu parce que le chaos de la guerre, de la force et du hasard ne se débrouille pas comme un écheveau dont on tiendrait tous les fils, c’est un signe de puéril orgueil et de radicale impuissance. Il est certain dès maintenant que, dans les chemins ouverts par la Gironde ce sont d’autres hommes plus résolus, plus logiques, plus attentifs à la spontanéité des forces populaires, qui conduiront la Révolution.
Danton attendait, prêt à saisir de sa forte main les événements. Visiblement, il sentait que son heure était venue, l’heure des vastes remuements un peu troubles que les volontés puissantes et nettes conduisent jusqu’au but. Jusqu’au mois de février 1792, jusqu’au moment où il prit possession de son poste de substitut du procureur de la commune, il avait dédaigné de se défendre contre les calomnies qui l’enveloppaient. Ses ennemis chuchotaient que par l’intermédiaire de Mirabeau il avait eu avec la Cour des relations louches, qu’il s’était fait rembourser sa charge de judicature bien au delà de son prix ; et ils le représentaient comme un tribun vénal, ne demandant à la Révolution que d’assouvir l’appétit de ses sens robustes. Jamais il ne s’était expliqué. Que lui importait ?
Il exerçait sur le Club des Cordeliers, sur les révolutionnaires les plus ardents une action presque irrésistible. Par sa haute stature, par sa voix tonnante, par la décision de ses conseils et la sûreté de ses coups il dominait les Assemblées. Et sa fierté répugnait sans doute à descendre à des plaidoyers.
Qui se défend se diminue. Peut-être aussi pensait-il que dans les vastes mouvements révolutionnaires, la fougue des passions et l’énergie du vouloir étaient plus nécessaires qu’une étroite et chétive vertu. Se défendre, c’était reconnaître que des comptes pouvaient être demandés aux hommes de la Révolution ; et pourquoi décourager ceux qui peut-être avaient dans leur vie privée des coins obscurs de misère ou des tares secrètes, mais qui tendaient d’un grand élan vers une vie meilleure où ils se referaient une vertu ? Il passait ainsi, un peu énigmatique et puissant, plus attentif à mesurer les forces qu’à vérifier la moralité de tous ceux qui s’agitaient vers un grand but.
Ce n’est pas qu’il s’abaissât à la démagogie vulgaire ou sournoise. Jamais il ne flattait les vices lâches et bas, les vanités inquiètes ou les égoïsmes timides. Il semblait surtout faire appel aux énergies de la vie saine et droite, au naturel appétit du bonheur et de la joie, à une large et fraternelle sensualité. Il n’avait pas non plus des bassesses affectées de langage.
Parfois il jetait un mot trivial, une phrase d’allure cynique. Mais il n’était point sans culture : il lisait en anglais les romans de Richardson et Shakespeare ; il pratiquait les auteurs latins, et sa parole n’était pas toujours sans emphase : des images grandiloquentes, — « La Liberté descendue du Ciel, nous rejetterons nos ennemis dans le néant, le peuple est éternel, je sortirai de la citadelle de la raison avec le canon de la vérité », auraient donné à ses discours quelque chose de factice, si un accent de résolution indomptable et la netteté des conseils pratiques ne leur avaient communiqué la vie, la flamme, la puissance d’action.
Mais quand il prit possession de son poste de substitut du procureur de la Commune, dans les derniers jours de janvier 1792, il lui parut que cette force naturelle d’action ne suffirait pas, et il voulut encore cette considération, cette estime publique, sans lesquelles même aux jours les plus agités, nul ne peut jouer un grand rôle révolutionnaire. En un discours très étudié et dont, contrairement à ses habitudes, il communiqua aux journaux le texte complet, il raconta toute sa vie publique et privée. Il parla, sans amertume, et avec le pressentiment des grandes revanches prochaine, de son échec aux élections pour l’Hôtel de Ville. Il expliqua l’origine de sa modeste fortune, se défendit même de toute participation directe à la journée du Champ de Mars où il ne vit sans doute, à la dernière heure, qu’une tentative étourdie et prématurée, et pour rassurer ceux que sa rigueur révolutionnaire pouvait effrayer, il déclara qu’il fallait défendre la Constitution. Mais il prévoyait qu’elle serait attaquée, et il parlait d’un ton de menace à ceux qui seraient tentés de porter la main sur elle.
Il ne craignait pas de se présenter lui-même comme l’homme des nécessaires audaces :
« Monsieur le Maire et Messieurs, dans une circonstance, qui ne fut pas un des moments de sa gloire, un homme, dont le nom doit être à jamais célèbre dans l’histoire de la Révolution (Mirabeau), disait : Qu’il savait bien qu’il n’y avait pas loin du Capitole à la Roche Tarpéienne ; et moi, vers la même époque à peu près, lorsqu’une sorte de plébiscite m’écarta de l’enceinte de cette Assemblée où m’appelait une section de la Capitale, je répondais à ceux qui attribuaient à l’affaiblissement de l’énergie des citoyens ce qui n’était que l’effet d’une erreur éphémère, qu’il n’y avait pas loin pour un homme pur, de l’ostracisme suggéré aux premières fonctions de la chose publique.
« L’événement justifie aujourd’hui ma pensée ; l’opinion, non ce vain bruit qu’une faction de quelques mois ne fait régner qu’autant qu’elle-même, l’opinion indestructible, celle qui se fonde sur des faits qu’on ne peut longtemps obscurcir, cette opinion qui n’accorde point d’amnistie aux traîtres, et dont le tribunal suprême casse les jugements des rois et les décrets des juges vendus à la tyrannie, cette opinion me rappelle du fond de ma retraite où j’allais cultiver cette métairie qui, quoique obscure et acquise avec le remboursement notoire d’une charge qui n’existe plus, n’en a pas moins été érigée par nos détracteurs en domaines immenses payés par je ne sais quels agents de l’Angleterre et de la Prusse.
« Je dois prendre place au milieu de vous, Messieurs, puisque tel est le vœu des amis de la liberté et de la Constitution, et je le dois d’autant plus que ce n’est pas dans le moment où la patrie est menacée de toutes parts, qu’il est permis de refuser un poste qui peut avoir ses dangers, comme celui d’une sentinelle avancée.
« Je serais entré silencieusement dans la carrière qui m’est ouverte, après avoir dédaigné pendant tout le cours de la Révolution de repousser aucune des calomnies sans nombre dont j’ai été assiégé, je ne me permettrais pas de parler un seul instant de moi, j’attendrais ma juste réputation de mes actions et du temps, si les fonctions déléguées auxquelles je vais me livrer ne changeaient pas entièrement ma position. Comme individu, je méprise les traits qu’on me lance : ils ne me paraissent qu’un vain sifflement ; devenu l’homme du peuple, je dois, sinon répondre à tout, parce qu’il est des choses dont il serait absurde de s’occuper, mais au moins lutter corps à corps avec quiconque semble m’attaquer avec une sorte de bonne foi.
« Paris, ainsi que la France entière, se compose de trois classes : l’une, ennemie de toute liberté, de toute égalité, de toute constitution, est digne de tous les maux dont elle a accablé et dont elle voudrait encore accabler la nation ; celle-là, je ne veux point lui parler, je ne veux que la combattre à outrance jusqu’à la mort ; la seconde est l’élite des amis ardents, des coopérateurs, des plus fermes soutiens de notre sainte Révolution, c’est celle qui a constamment voulu que je sois ici, je ne dois non plus lui rien dire, elle m’a jugé, jamais je ne la tromperai dans son attente ; la troisième, aussi nombreuse que bien intentionnée, veut également la liberté, mais elle en craint les orages ; elle ne hait pas ses défenseurs qu’elle secondera toujours dans les jours de péril, mais elle condamne souvent leur énergie, qu’elle croit habituellement ou déplacée ou dangereuse ; c’est à cette classe de citoyens que je respecte, lors même qu’elle prête une oreille trop facile aux insinuations perfides de ceux qui cachent sous le masque de la modération l’atrocité de leurs desseins ; c’est, dis-je, à ces citoyens, que je dois comme magistrat du peuple me faire bien connaître par une profession de foi solennelle sur mes principes politiques.
« La nature m’a donné en partage les formes athlétiques et la physionomie âpre de la liberté. Exempt du malheur d’être né d’une de ces races privilégiées, suivant nos vieilles institutions, et par cela même presque toujours abâtardies, j’ai conservé, en créant seul mon existence civile, toute ma vigueur native, sans cependant cesser un seul instant, soit dans ma vie privée, soit dans la profession que j’avais embrassée, de prouver que je savais allier le sang-froid de la raison à la chaleur de l’âme et à la fermeté du caractère.
« Si dès les premiers jours de notre régénération j’ai éprouvé tous les bouillonnements du patriotisme, si j’ai consenti à paraître exagéré pour n’être jamais faible, si je me suis attiré une première proscription pour avoir dit hautement ce qu’étaient les hommes qui voulaient faire le procès à la Révolution, pour avoir défendu ceux qu’on appelait les énergumènes de la liberté, c’est que je vis ce qu’on pouvait attendre des traîtres qui protégeaient ouvertement les serpents de l’aristocratie.
« Si j’ai été toujours honorablement attaché à la cause du peuple, si je n’ai pas partagé l’opinion d’une foule de citoyens, bien intentionnés sans doute, sur des hommes dont la vie politique me semblait d’une versatilité bien dangereuse ; si j’ai interpellé face à face, et aussi publiquement que loyalement, quelques-uns de ces hommes qui se croyaient les pivots sur lesquels tournait la Révolution ; si j’ai voulu qu’ils s’expliquassent sur ce que mes relations avec eux m’avaient fait découvrir de fallacieux dans leurs projets, c’est que j’ai toujours été convaincu qu’il importait au peuple de lui faire connaître ce qu’il devait craindre de personnages assez habiles pour se tenir perpétuellement en situation de passer, suivant le cours des événements, dans le parti qui offrait à leur ambition les plus hautes destinées ; c’est que j’ai cru encore qu’il était digne de moi de m’expliquer en présence de ces mêmes hommes, de leur dire ma pensée tout entière, lors même que je prévoyais bien qu’ils se dédommageaient de leur silence en me faisant peindre par leurs créatures avec les plus noires couleurs, et en me préparant de nouvelles persécutions.
« Si, fort de ma cause, qui était celle de la nation, j’ai préféré les dangers d’une seconde proscription judiciaire, fondée non pas même sur ma participation chimérique à une pétition trop tragiquement célèbre, mais sur je ne sais quel conte misérable de pistolets emportés en ma présence de la chambre d’un militaire, dans une journée à jamais mémorable, c’est que j’agis constamment d’après les lois éternelles de la justice, c’est que je suis incapable de soutenir des relations qui deviennent impures et d’associer mon nom à ceux qui ne craignent pas d’apostasier la religion du peuple qu’ils avaient d’abord défendue.
« Voilà quelle fut ma vie.
« Voici, Messieurs, ce qu’elle sera désormais.
« J’ai été nommé pour concourir au maintien de la Constitution, pour faire exécuter les lois jurées par la nation : eh bien, je tiendrai mes serments, je remplirai mes devoirs, je maintiendrai de tout mon pouvoir la Constitution, puisque ce sera défendre tout à la fois l’égalité, la liberté et le peuple. Celui qui m’a précédé dans les fonctions que je vais remplir a dit qu’en l’appelant au ministère le roi donnait une nouvelle preuve de son attachement à la Constitution ; le peuple, en me choisissant, veut aussi fortement, au moins, la Constitution ; il a donc bien secondé les intentions du roi. Puissions-nous avoir dit, mon prédécesseur et moi, deux éternelles vérités ! Les archives du monde attestent que jamais un peuple lié par ses propres lois à une royauté constitutionnelle n’a rompu le premier ses serments ; les nations ne changent ou ne modifient jamais leurs gouvernements que quand l’excès de l’oppression les y contraint ; la royauté constitutionnelle peut durer plus de siècles en France que n’en a duré la royauté despotique.
« Ce ne sont pas les philosophes, eux qui ne font que des systèmes, qui ébranlent les empires ; les vils flatteurs des rois, ceux qui tyrannisent en leur nom le peuple et qui l’affament, travaillent plus sûrement à faire désirer un autre gouvernement que tous les philanthropes qui publient leurs vues sur la liberté absolue. La nation française est devenue plus fière sans cesser d’être aussi généreuse. Après avoir brisé ses fers, elle a conservé la royauté sans la craindre, et l’a épurée sans la haïr. Que la royauté respecte un peuple chez lequel de longues oppressions n’ont point détruit le penchant à être confiant, qu’elle livre elle-même à la vengeance des lois tous les conspirateurs sans exception, et tous ces valets de conspirations qui se font donner par les rois des acomptes sur des contre-révolutions chimériques, auxquels ils veulent ensuite recruter, si je puis ainsi parler, des partisans à crédit. Que la royauté se montre sincèrement enfin l’amie de la liberté, sa souveraine ; elle s’assurera une durée pareille à celle de la nation elle-même ; alors on verra que les citoyens qui ne sont accusés d’être au delà de la Constitution que par ceux mêmes qui sont évidemment en deçà ; que ces citoyens, quelle que soit leur théorie abstraite sur la liberté, ne cherchent point à rompre le pacte social ; qu’ils ne veulent pas, pour un mieux idéal, renverser un ordre de choses fondé sur l’égalité, la justice et la liberté.
« Oui, Messieurs, je dois le répéter : quelles qu’aient été mes opinions individuelles lors de la revision de la Constitution sur les choses et sur les hommes, maintenant qu’elle est jurée, j’appellerais à grands cris la mort sur le premier qui lèverait un bras sacrilège pour l’attaquer, fût-ce mon père, mon ami, fût-ce mon propre fils : tels sont mes sentiments.
« La volonté générale du peuple français manifestée aussi solennellement que son adhésion à la Constitution sera toujours ma loi suprême. J’ai consacré ma vie toute entière à ce peuple qu’on n’attaquera plus, qu’on ne trahira plus impunément, et qui purgera bientôt la terre de tous les tyrans s’ils ne renoncent pas à la ligue qu’ils ont formée contre lui. Je périrai, s’il le faut, pour défendre sa cause ; lui seul aura mes derniers vœux ; lui seul les mérite ; ses lumières et son courage l’ont tiré de l’abjection et du néant ; ses lumières et son courage le rendront éternel. »
Quelle puissance et quelle habileté politique ! Avec quel soin Danton essaie de rallier à lui la classe moyenne, de désarmer les rancunes de la bourgeoisie modérée, amie de Lafayette, que si souvent il avait attaqué ! Et comme en même temps il réserve la liberté de mouvement du peuple ! Il dit avec tant de force que si une Révolution nouvelle éclate, ce ne sera pas pour réaliser de parti pris « une théorie abstraite de la liberté », c’est-à-dire la République, mais pour répondre à la perfidie du pouvoir, que la bourgeoisie timide est ainsi induite à accepter l’éventualité d’un mouvement populaire comme une irrésistible nécessité.
Danton est sincère quand il dit qu’il ne veut pas, par esprit de système, renverser la Constitution. Il est sincère quand il proclame que, si elle veut, la royauté constitutionnelle peut durer des siècles ; et peut-être, avant de se jeter dans les orages et les risques d’une Révolution nouvelle réservait-il, en sa conscience et en sa pensée, cette suprême chance. Mais il n’endort pas son esprit en cette hypothèse : il reste éveillé pour les luttes probables, il avertit seulement les timides qu’en lui la force de la raison réglera toujours la véhémence de la passion.
Le journal de Prudhomme s’étonne et se scandalise un peu de cette façon de parler de soi-même ; et il y avait, en effet, chez Danton, un peu de fanfaronnade et de vantardise, un besoin de triompher de sa force. Mais chez lui, aussi, cette vanterie était calcul. En cette période incertaine et hésitante de 1792 il sentait que pour rallier les volontés éparses et les événements confus il fallait une grande affirmation, et même une ostentation d’énergie et de puissance.
Sous sa forme correcte et modérée, ce discours de février était un manifeste de Révolution. Danton signifiait aux foules : Me voici. Il évita, en mars, avril, mai, de s’engager à fond et de se compromettre dans la querelle entre les Girondins et Robespierre. Il déclara un jour aux Jacobins qu’avant d’entreprendre la guerre au dehors, il fallait vaincre les ennemis du dedans. Mais il ne mena pas contre la guerre la campagne systématique de Robespierre. Il évita d’attaquer les Girondins, mais leur âpreté calomnieuse contre Robespierre le rebutait, et il s’écria un jour, avec colère, qu’il fallait en finir avec ce système d’outrages et d’insinuations contre les meilleurs serviteurs de la patrie.
Évidemment, il avait jugé la Gironde : il la savait inconsistante et vaniteuse. Il pressentait que, par lui, Danton, aboutiraient les événements engagés par elle. Et il ne voulait se laisser prendre au piège d’aucune coterie. Il réservait sa force libre et entière pour les grands mouvements qu’il prévoyait : lutte décisive contre la royauté, lutte à outrance contre l’étranger. Il attendait peu des théories parfois abstraites de Robespierre et des combinaisons politiciennes de la Gironde, beaucoup de la force spontanée du peuple qui se manifestait presque chaque jour par des adresses véhémentes à la Législative, par des délégations impérieuses.
C’est sur la force révolutionnaire des sections qu’il comptait avant tout dès cette époque : c’est cette force qu’il voulait animer tout ensemble et organiser, c’est elle qu’il voulait, si je puis dire, porter toute vive au gouvernement pour sauver la liberté et la patrie. Par là, aussi, il espérait sauver l’ordre, qui résulterait précisément de l’appel confiant fait par la Révolution aux énergies du peuple.
Mais l’action ministérielle de la Gironde, si incertaine qu’elle fût, n’était point sans utilité. Elle servit du moins à poser les problèmes, à préciser le conflit de la Révolution et de la royauté. Les manœuvres contre-révolutionnaires des prêtres insermentés devenaient intolérables. Ils fomentaient partout des soulèvements, et les pénalités décrétées par la Législative sur le rapport de François de Neufchâteau restaient inefficaces.
L’Assemblée, après avoir prohibé le port du costume ecclésiastique et obligé ainsi les prêtres à se confondre par l’habit avec les citoyens, aborda enfin les grandes lois de répression. Sur la motion de Vergniaud, la peine de la déportation fut portée, le 27 mai, contre tous les prêtres réfractaires qui refuseraient le serment et provoqueraient des troubles. La Révolution se sentait par eux menacée au cœur. Et pour comprendre sa colère, il suffit de lire les incroyables pamphlets dirigés contre elle par le clergé factieux, les appels publics qu’il faisait à l’étranger.
Avec une sorte de candeur effrayante, des prêtres démontraient que le devoir de l’Empereur d’Autriche était d’intervenir dans les affaires de France. « C’est la France, disaient-ils, qui, au temps de Charlemagne, a porté le christianisme aux peuples allemands : il y aurait ingratitude et impiété de la part des peuples allemands à ne pas rétablir en France le christianisme menacé. »
Des rassemblements de paysans fanatiques se formaient, et dans les bois, au son des instruments de musique qui, hier, faisaient danser la jeunesse du village, des bandes armées juraient haine éternelle à la Révolution. Ce n’était pas seulement le fanatisme qu’attisaient les prêtres : ils aiguisaient la cupidité. Ils invitaient les paysans à refuser les impôts substitués par la Révolution aux innombrables charges et redevances d’ancien régime et parfois ils n’hésitaient pas à prêcher en effet « la loi agraire », non pas pour préparer l’avènement social du travail et la libération définitive des paysans, mais dans l’espoir que sur les ruines de la propriété bourgeoise refleuriraient dîmes et prébendes et que de l’anarchie l’ancien régime renaîtrait. La Gironde, par la loi de déportation, frappa un grand coup ; mais qu’allait faire le Roi ? Comment, ayant repoussé les premières mesures assez anodines votées par la Législative, accorderait-il sa sanction à un décret plus redoutable ? Par cette voie la Gironde allait au conflit décisif.
Quelques jours après, le 5 juin, le ministre de la guerre Servan proposa à l’Assemblée la formation d’un camp de vingt mille hommes, recrutés parmi toutes les gardes nationales des départements. Ce camp, d’après le ministre, devait couvrir Paris contre toute surprise de l’ennemi : il devait en même temps fournir, pour le service d’ordre de la capitale, des forces armées et alléger ainsi un peu le fardeau sous lequel la garde nationale parisienne était accablée.
En réalité, la Gironde espérait que sous la double action combinée du ministère et de l’esprit révolutionnaire, les hommes ainsi rassemblés seraient bien à elle. Ils pouvaient, en effet, protéger Paris contre une pointe des ennemis ; mais ils pourraient aussi peser sur les décisions de la Cour. En même temps et par un jeu très compliqué, la Gironde enlevait à Paris son rôle d’avant-garde révolutionnaire. C’était toute la France révolutionnaire, ce n’était plus la seule commune de Paris, qui était chargée, au centre même des événements, de veiller sur la Révolution. Sans doute, il n’y avait pas encore entre la Gironde et Paris un conflit aigu, mais c’est à Paris surtout que s’exerçait l’influence de Robespierre et de Marat que les Girondins détestaient et poursuivaient.
C’est à Paris surtout qu’était grande l’action de Danton, dont ils se défiaient sans le combattre encore. Ils pressentaient bien que si leur politique extérieure et intérieure aboutissait à une rupture violente avec la royauté et si Paris menait l’assaut, c’est Paris qui aurait la primauté politique et qui la communiquerait aux hommes en qui surtout il avait confiance.
Ils voulaient donc organiser, au service de la Révolution, une force d’origine mêlée et surtout provinciale, sur laquelle eux-mêmes auraient la haute main. Au-dessus de ces calculs, Servan avait d’ailleurs une grande pensée : il avait toujours été partisan de la nation armée : or, ni les circonstances, ni l’état des esprits ne se prêtaient encore à la levée en masse. Mais la constitution d’une petite armée révolutionnaire, prise par délégation et élection dans toutes les gardes nationales, n’était-ce pas un premier ébranlement de toute la nation ?
Le projet de Servan fut combattu par les ennemis révolutionnaires de la Gironde, par Marat, par Robespierre, aussi violemment que par les amis de la Cour. Dans son numéro du vendredi 15 juin 1792, Marat le dénonça comme « le coup de mort porté à la liberté et à la sûreté publique par l’Assemblée nationale, complice des machinations de la Cour et contre-révolutionnaire elle-même… Comment songer à mettre les armes à la main d’un peuple qu’on veut décimer, s’il le faut, pour le remettre sous le joug ?
« Pour assurer le succès de cet horrible projet, le conciliabule des Tuileries ne se reposant ni sur l’incivisme et l’aveuglement de la majorité de la garde parisienne, ni sur les affreuses dispositions des nombreux contre-révolutionnaires cachés dans nos murs, a cru devoir leur donner un renfort, en appelant, sous un prétexte spécieux, de tous les coins du royaume, 20.000 hommes prêts à devenir les suppôts du despotisme. Or, ce camp, n’en doutez point, est destiné à seconder les opérations des contre-révolutionnaires de la capitale, puis celles des armées nationales ou étrangères, appelées à rétablir le despotisme. Pour l’amener à ce point, on lui donnera des chefs royalistes qui le travailleront de toutes les manières. »
Quelle étrange déformation les partis font subir aux idées et aux faits ! Le grand souci de la Gironde à ce moment n’était pas de servir la contre-révolution : c’était de s’assurer la conduite de la Révolution : et je conviens que cette pensée égoïste peut devenir contre-révolutionnaire ; mais de là à prétendre que Servan faisait le jeu de la Cour il y a vraiment bien loin. Déjà Marat avait écrit le 9 juin : Si Servan n’est pas d’accord avec les Tuileries, pourquoi n’est-il pas congédié ? L’argument est enfantin ; car il suppose que le roi n’avait pas à tenir compte des forces de la Révolution ; et d’ailleurs Servan sera, en effet, congédié dans quelques jours. M. Aulard, quand il cherche la cause profonde, essentielle, de l’hostilité de la Gironde et de la Montagne, conclut qu’au fond c’est l’antagonisme de la province et de Paris. La réponse est trop simple. En fait, la guerre est allumée dès 1792, et à ce moment, Paris n’était pas représenté par des amis de Marat et de Robespierre. Le chef de la Gironde, Brissot, était élu de Paris. Et chose curieuse, à ce moment, c’est Marat qui semble dénoncer Paris.
Dans une note du numéro du 15 juin, il dit : « On aurait pu croire que les députés infidèles du peuple, tels que ceux de Paris et de la Gironde, qui ont vendu au prince les intérêts les plus chers de la patrie, avaient dessein de s’environner de vingt mille gardes nationaux des départements, contre les vengeances de la Cour, et les complots des contre-révolutionnaires ; mais, si cela était, ils auraient eu soin de faire statuer que le choix de ces gardes serait fait par la masse du peuple et ils n’en auraient pas abandonné le mode au comité militaire, tout composé d’officiers contre-révolutionnaires. J’ai dit quelque part que la faction de la Gironde et de Paris était toute-puissante. J’ai ajouté qu’elle menait l’Assemblée, et cela est vrai encore ; mais il ne faut pas croire qu’elle soit l’âme des décrets désastreux qu’elle fait passer ; non assurément, elle n’en est que la porteuse ; la preuve en est que la plupart de ses décrets sont calculés pour faire triompher les ennemis de la Révolution, rétablir pleinement le despotisme et les exposer eux-mêmes à ses fureurs. Cette faction scélérate, qui fut si lâchement prostituée à la Cour, est donc le jouet du cabinet des Tuileries qui l’a fait adroitement servir à ses complots, et qui finira par l’immoler à ses vengeances, quand le moment serait venu… » Marat recule un peu. Il n’accuse plus « la faction de la Gironde et de Paris » de travailler systématiquement pour la Cour.
Il l’accuse d’être la dupe et le jouet de cette Cour à laquelle elle s’est livrée. Et si Marat entend par là que c’est la Cour qui a suggéré aux ministres girondins l’idée de convoquer les vingt mille hommes, il se trompe grossièrement.
Robespierre, dans le numéro 5 du Défenseur de la Constitution attaqua, lui aussi, et longuement le projet Servan. Si c’est pour combattre les ennemis du dehors qu’on rassemble ces vingt mille hommes, pourquoi mettre le camp si loin de la frontière ? Et si c’est contre les ennemis du dedans qu’on les réunit, pourquoi ne pas avoir confiance dans le peuple révolutionnaire de Paris ? « Quels sont les brigands que nous avons à craindre ? Les plus dangereux à mon avis, ce sont les ennemis hypocrites du peuple qui trahissent la cause publique et foulent aux pieds les principes de la Constitution ! Ce sont ces intrigants vils et féroces qui cherchent à tout bouleverser, pour dilapider impunément les finances de l’État, pour immoler du même coup à leur ambition et à leur cupidité et la fortune publique et la Constitution même.
« Or, on ne dompte pas de tels ennemis avec une armée. Que dis-je ? elle peut maîtriser un jour le corps législatif lui-même, devenir tôt ou tard l’instrument d’une faction ; elle peut être employée à opprimer, à enchaîner le peuple, à protéger ou à exécuter les proscriptions méditées et déjà commencées contre les plus zélés patriotes qui ne composent avec aucun parti. La voie de l’élection proposée peut prouver les principes civiques du ministère ; mais elle ne fait point disparaître le danger. L’intrigue et l’ignorance peuvent s’emparer de l’urne des scrutins ; surtout dans un temps où toutes les factions s’agitent avec tant de force.
« L’expérience sans doute nous a déjà donné sur ce point des leçons assez multipliées ; elle nous a prouvé encore combien il est facile d’égarer et de séduire ceux qui n’étaient pas corrompus. L’homme faible ou ignorant, et l’homme pervers sont également dangereux ; l’un et l’autre peuvent marcher au même but, sous la bannière de l’intrigue et de la perfidie. Tous ces inconvénients se multiplient quand il s’agit d’un corps armé. L’orgueil de la force et l’esprit de corps sont un double écueil presque inévitable. Rousseau a dit qu’une nation cesse d’être libre dès qu’elle a nommé des représentants. Je suis loin d’accepter ce principe sans restriction… mais je ne crains pas d’affirmer que dès le moment où un peuple désarmé a remis sa force et son salut à des corporations armées, il est esclave.
« Je dis que le pire de tous les despotismes, c’est le gouvernement militaire. Ceux qui ont invoqué le patriotisme des départements pour répondre à ces observations générales et politiques, étaient bien éloignés de l’état de la question ; puisque les dangers dont j’ai parlé sont attachés à la nature même des choses. Qui a rendu plus d’hommages que moi au caractère de la nation française, mais sont-ce les départements qui arriveront tout entiers ? Ce sont des individus que nous ne connaissons point encore ; et dans cette situation quel est le parti que conseille une sage politique, sinon de calculer tous les effets possibles des passions et des erreurs humaines ? »
Tout cela est bien vague, et un peu irritant. Car toutes ces objections ne portent pas contre le camp de 20.000 hommes. Elles portent contre tout emploi de la force armée, c’est-à-dire contre la guerre elle-même. Or, à ce moment, elle était déclarée et engagée : et Robespierre ne proposait pas de renoncer à défendre nos frontières. Mais tous les projets de la Gironde étaient suspects et condamnés d’avance.
À vrai dire, celui-ci était à la fois théâtral et incomplet. On cherche vainement à quoi aurait servi ce rassemblement de délégués armés dans un grand péril intérieur ou extérieur. Il semble bien que la Gironde, un peu déçue par les premiers échecs de la guerre, voulait tromper l’énervement du pays par des démonstrations d’apparat. Pourtant l’idée de Servan contenait des germes heureux : c’était, comme nous l’avons dit, appeler déjà la nation que d’appeler une délégation armée de la nation. Et qui sait si l’idée de faire appel à la France pour surveiller la royauté n’a pas suscité le grand mouvement des Marseillais vers Paris, avant le 10 août ?
Il arriva à Robespierre une assez désagréable mésaventure. Juste au moment où il rédigeait contre le projet de Servan cette sorte de réquisitoire filandreux et vague, l’état-major de la garde nationale parisienne se prononça aussi contre le projet. Or l’état-major était « fayettiste ». Il prétendit que les ministres voulaient déposséder la bonne garde nationale parisienne, fidèle à la Constitution et au Roi ; il surexcita l’amour-propre des gardes nationaux parisiens et remit bientôt à l’Assemblée une pétition signée de 8,000 noms. Ainsi Robespierre se trouvait subitement d’accord (au moins quant aux conclusions) avec son ennemi Lafayette, avec celui qu’il dénonçait comme le plus grand danger de la Révolution !
« Au moment où j’écris, ajouta-t-il assez vexé et penaud, l’état-major de la garde nationale parisienne vient de présenter contre le projet que je combats, une pétition fondée sur des motifs diamétralement opposés. » (C’est lui qui souligne.)
« J’en ai conclu que la vérité était indépendante de tous les intérêts particuliers et de toutes les circonstances passagères. J’en appelle au temps et à l’expérience qui, depuis le commencement de la Révolution, m’ont trop souvent et inutilement absous. »
Mais comment sur des « appels » aussi vagues, le temps aurait-il pu prononcer ? Et vraiment, la contrariété que donnait à Robespierre cette rencontre inattendue avec Lafayette ne valait pas cette invocation à l’avenir. Quel amour-propre irritable et souffrant !
Et voici que sans mesure et lourdement, le Patriote français accuse Robespierre d’être le complice de la contre-révolution. C’est Girey-Dupré qui écrit : mais il était l’homme de Brissot.
« M. Robespierre a entièrement levé le masque. Digne émule des meneurs autrichiens du Comité de l’Assemblée nationale, il a déclamé à la tribune des Jacobins, avec sa virulence ordinaire, contre le décret qui ordonne la levée des vingt mille hommes qui doivent se rendre à Paris pour le 14 juillet. Ainsi, pendant que les partisans du système des deux Chambres s’efforcent de soulever contre l’Assemblée les riches capitalistes et les grands propriétaires, M. Robespierre emploie les restes de sa popularité à aigrir contre elle cette partie précieuse du peuple, qui a tant fait pour la Révolution ; ainsi, pendant que la faction autrichienne s’apprête à tout mettre en œuvre pour engager le roi à frapper de son veto le sage décret du Corps législatif, le défenseur de la Constitution met tout en œuvre pour préparer l’opinion publique à ce veto, le plus fatal qui aurait été lancé jusqu’ici. »
Ainsi s’échangeaient les coupes de fiel. À ce moment l’instinct révolutionnaire du pays était avec la Gironde : car elle donnait au moins l’illusion de l’action.
Beaucoup de pétitionnaires, dont l’état-major feuillant de la garde nationale avait surpris la signature, la retirèrent. Et une seule question demeura : Que va faire le roi ? Il avait consenti, en mai, au licenciement de sa garde, devenue suspecte de contre-révolution. Allait-il consentir aux décrets contre les prêtres, et à la formation d’un camp révolutionnaire sous Paris ?
Il aurait voulu sans doute éluder, traîner en longueur. Depuis qu’il avait des ministres déterminés dans le sens de la Révolution, l’exercice du veto lui devenait très difficile : il ne pouvait résister qu’en affrontant une crise tous les jours plus redoutable. Quand Mallet du Pan écrivait : « Le dernier changement de ministère fait nécessairement tomber l’exercice du veto impératif, en entourant le trône des agents de la faction qui dicte les décrets », il saisissait à merveille le sens et l’efficacité révolutionnaires de l’avènement ministériel de la Gironde, que Robespierre, en sa politique étonnamment inerte et expectante, affectait de ne point voir.
Engagés comme ils l’étaient, et portés par le mouvement de la Révolution, les ministres girondins ne pouvaient, sans se perdre, permettre que le roi se dérobât : c’est Roland qui se chargea de la mise en demeure, en une lettre au roi qui est restée célèbre. On a dit qu’elle était un grand acte de courage ; et je sais bien qu’à cette date (10 juin), le prestige de la royauté, qui n’avait pas subi encore l’épreuve du 20 juin, pouvait encore paraître grand.
Mais, malgré tout, le roi était déjà très diminué, enveloppé de forces hostiles, et le pis que risquait Roland était d’être renvoyé, et de tomber du ministère en une popularité immense. L’austérité un peu vaniteuse des Roland y trouvait son compte. Leur vrai mérite est d’avoir précipité les événements par une sorte de sommation au pouvoir royal.
Ce n’est pas un manifeste républicain. Roland proclame, au contraire, que la Constitution peut vivre, à condition que le roi la pratique dans un esprit révolutionnaire, qu’il cesse d’entraver le pouvoir législatif. Mais, sous des formes mesurées, c’était un brutal dilemme : « Ou le roi renoncera en fait, à l’exercice du veto, ou la Constitution périra. » Et dans les deux cas, c’est bien un changement de la Constitution que le ministre girondin propose ou impose au roi.
L’avènement gouvernemental de la Gironde avait, en quelque sorte, resserré le champ où se heurtaient la Révolution et la royauté… « La Déclaration des Droits de l’Homme est devenue un évangile politique, et la Constitution française une religion pour laquelle le peuple est prêt à périr. »
« Aussi le zèle a-t-il été déjà quelquefois jusqu’à suppléer à la loi, et lorsque celle-ci n’était pas assez réprimante pour contenir les perturbateurs, les citoyens se sont permis de les punir eux-mêmes. C’est ainsi que des propriétés d’émigrés ont été exposées aux ravages qu’inspirait la vengeance ; c’est pourquoi tant de départements se sont vus forcés de sévir contre des prêtres que l’opinion avait proscrits, et dont elle aurait fait des victimes.
« Dans ce choc des intérêts, tous les sentiments ont pris l’accent de la passion. La patrie n’est point un mot que l’imagination se soit complu d’embellir ; c’est un être auquel on a fait des sacrifices, à qui l’on s’attache chaque jour davantage par les sollicitudes qu’il cause, qu’on a créé par de grands efforts, qui s’élève au milieu des inquiétudes, et qu’on aime parce qu’il coûte autant que par ce qu’on en espère. Toutes les atteintes qu’on lui porte sont des moyens d’enflammer l’enthousiasme pour elle. À quel point cet enthousiasme va-t-il monter, à l’instant où les forces ennemies réunies au dehors se concertent avec les intrigues intérieures pour porter les coups les plus funestes ?
« La fermentation est extrême dans toutes les parties de l’Empire ; elle éclatera d’une manière terrible, à moins qu’une confiance raisonnée dans les intentions de Votre Majesté ne puisse enfin la calmer, mais cette confiance ne s’établira pas sur des protestations ; elle ne saurait plus avoir pour base que les faits.
« Il est évident pour la nation française que la Constitution peut marcher ; que le gouvernement aura toute la force qui lui est nécessaire, du moment où Votre Majesté, voulant absolument le triomphe de cette Constitution, soutiendra le Corps législatif de toute la puissance de l’exécution,ôtera tout prétexte aux inquiétudes du peuple, et tout espoir aux mécontents.
« Par exemple, deux décrets importants ont été rendus ; tous deux intéressent essentiellement la tranquillité publique et le salut de l’État.
« Le retard de leur sanction inspire des défiances ; s’il est prolongé, il causera du mécontentement ; et, je dois le dire, dans l’effervescence actuelle des esprits, les mécontentements peuvent mener à tout. Il n’est plus temps de reculer, il n’y a même plus moyen de temporiser. La Révolution est faite dans les esprits : elle s’achèvera au prix du sang et sera cimentée par lui, si la sagesse ne prévient pas les malheurs qu’il est encore possible d’éviter.
« Je sais qu’on peut imaginer tout opérer et tout contenir par des mesures extrêmes ; mais, quand on aurait déployé la force pour contraindre l’Assemblée, quand on aurait répandu l’effroi dans Paris, la division et la stupeur dans ses environs, toute la France se lèverait avec indignation, et se déchirant elle-même dans les horreurs d’une guerre civile, développerait cette sombre énergie, mère des vertus et des crimes, toujours funeste à ceux qui l’ont provoquée.
« Le salut de l’État et le bonheur de Votre Majesté sont intimement liés ; aucune puissance n’est capable de les séparer ; de cruelles angoisses et des malheurs certains environnent votre trône, s’il n’est appuyé par vous-même sur les bases de la Constitution, et affermi dans la paix que son maintien doit en effet nous procurer…
« La conduite des prêtres en beaucoup d’endroits, les prétextes que fournissait le fanatisme aux mécontents, ont fait porter une loi sage contre ces perturbateurs ; que Votre Majesté lui donne sa sanction : la tranquillité publique la réclame, et le salut des prêtres la sollicite. Si cette loi n’est pas mise en vigueur, les départements seront forcés de lui substituer, comme ils font de toutes parts, des mesures violentes ; et le peuple irrité y suppléera par des excès.
« Les tentatives de nos ennemis, les agitations qui se sont manifestées dans la capitale, l’extrême inquiétude qu’avait excitée la conduite de votre garde et qu’entretiennent encore les témoignages de satisfaction qu’on lui a fait donner par Votre Majesté, par une proclamation vraiment impolitique dans les circonstances ; la situation de Paris et sa proximité des frontières, ont fait sentir la nécessité d’un camp dans son voisinage. Cette mesure, dont la sagesse et l’urgence ont frappé tous les bons esprits, n’attend encore que la sanction de Votre Majesté. Pourquoi faut-il que des retards lui donnent l’air du regret, lorsque la célérité lui mériterait de la reconnaissance ?
« Déjà les tentatives de l’état-major de la garde nationale parisienne contre cette mesure ont fait soupçonner qu’il agissait par une inspiration supérieure ; déjà les déclamations de quelques démagogistes outrés réveillent les soupçons de leurs rapports avec les intéressés au renversement de la Constitution ; déjà l’opinion publique compromet les intentions de Votre Majesté ; encore quelque délai et le peuple attristé croit apercevoir dans son roi l’ami et le complice des conspirateurs. Juste ciel ! Auriez-vous frappé d’aveuglement les puissances de la terre ? et n’auront-elles jamais que des conseils qui les entraîneront à leur ruine ?
« Je sais que le langage austère de la vérité est rarement accueilli près du trône ; je sais aussi que c’est parce qu’il ne s’y fait presque jamais entendre que les révolutions deviennent nécessaires ; je sais surtout que je dois le tenir à Votre Majesté non seulement comme citoyen soumis aux lois, mais comme ministre honoré de sa confiance, ou revêtu de fonctions qui la supposent. »
C’était un coup de feu tiré à bout portant sur le roi et sur la royauté. La lettre le rendait responsable de toutes les agitations ; et, si le roi ne cédait pas, elle légitimait toutes les violences. Roland, qui a signé cette lettre, Mme Roland qui l’a écrite, eurent-ils un moment l’illusion qu’elle agirait sur l’esprit du roi ? En ces termes abrupts, elle ne pouvait guère que l’exaspérer. Aussi les Roland l’avaient-ils écrite surtout pour dégager leur responsabilité ; ils en gardèrent soigneusement copie pour la publier à l’occasion et pour la convertir en une sorte de manifeste à la France entière.
Mais ce qu’il y a d’étrange et qui caractérise bien l’orgueil étroit, l’esprit de coterie qui rapetissaient toute l’action girondine, c’est que les Roland, en cette lettre solennelle, n’oublient pas de dénoncer leurs rivaux. C’est Marat, c’est Robespierre qu’ils qualifient ainsi de démagogistes. C’est Marat, c’est Robespierre qu’avec une hypocrisie impudente ils accusent d’être de connivence avec la Cour.
Vraiment, pouvait-il rien y avoir de plus « démagogiste », au sens où ils l’entendent, et de plus « outré », que leur lettre même ? Quoi ! Voilà un ministre de l’intérieur, gardien de l’ordre public et de la Constitution, qui avertit le roi, par une lettre destinée à la publicité, que s’il ne renonce pas de fait au droit de veto, toute la France indignée se soulèvera contre lui. Il annonce et légitime d’avance la Révolution, l’assaut livré au trône. Il excuse aussi ou même il glorifie les violences que la justice spontanée du peuple, au défaut des lois impuissantes ou paralysées, exerce contre les émigrés et les prêtres factieux ! Il est impossible d’aller plus loin : c’est déjà comme la préface théorique des prochains massacres de septembre. Et le même ministre girondin, qui signe ce manifeste de Révolution et de violence, dénonce l’exagération, l’outrance des « démagogistes ». Évidemment, les Girondins étaient seuls des hommes d’État : ils avaient seuls le sens de la mesure ; et ce qui sous la plume des autres était démagogie, frénésie ou trahison, était sous leur plume modération, sagesse, clairvoyance. À la même minute, Robespierre s’imaginait qu’il portait seul dans sa conscience et dans sa pensée le plan de la Révolution. Ô étroitesse des amours-propres et des égoïsmes dans la grandeur des événements !
Le roi répondit en retirant leur portefeuille à Roland, à Servan et à Clavière : c’était la rupture violente avec la Gironde. Comment Louis XVI s’y décida-t-il ? Évidemment, ce n’est pas de bon cœur qu’il avait appelé au ministère les hommes de la Gironde. Il l’avait fait sans doute pour gagner du temps, pour se mettre à couvert sous des popularités jacobines et pour permettre aux souverains de mobiliser leur armée et d’entrer en France. Et il supposait bien qu’il devrait, pour garder son paravent girondin, consentir de cruels sacrifices. Or, toutes ces raisons d’atermoyer, de céder, subsistaient en juin.
Les puissances ou n’avançaient pas, ou avançaient très lentement. Catherine de Russie inquiétait de plus en plus l’Europe par ses manœuvres autour de la Pologne. Et, à la date du 2 juin, Fersen lui-même écrivait à la reine Marie-Antoinette pour lui faire part des hésitations, des subsistantes difficultés : « La Prusse va bien : c’est la seule sur laquelle vous puissiez compter. Vienne a toujours le projet de démembrement et de traiter avec les Constitutionnels. L’Espagne est mauvaise, j’espère que l’Angleterre ne sera plus mauvaise. L’impératrice sacrifie vos intérêts pour la Pologne… Tâchez de faire continuer la guerre et ne sortez pas de Paris…
« La tête de l’armée prussienne arrive le 9 juillet. Tout y sera le 4 août. Ils agiront sur la Moselle et sur la Meuse, les émigrés du côté de Philippsbourg, les Autrichiens sur Brisgau. Le duc de Brunswick vient le 5 juillet à Coblentz, quand tout y sera arrivé. Le duc de Brunswick avancera, masquera les places fortes et avec 36.000 hommes d’élite, marchera droit sur Paris… »
Il semble donc que le roi et la reine, selon leur plan de dissimulation et de trahison, n’avaient qu’à baisser la tête, et à sanctionner tout ce que décrétait l’Assemblée, pour empêcher les chocs intérieurs avant l’heure de l’invasion. Autant que le lui permettait la surveillance très étroite qui cernait le château des Tuileries, la reine continuait son manège avec l’étranger. Par l’intermédiaire de Fersen et sous le couvert d’une correspondance d’affaires, elle envoyait aux souverains tous les détails d’ordre politique et militaire qu’en de courtes et tremblantes dépêches chiffrées, elle pouvait faire passer. Le 5 juin 1792, Marie-Antoinette écrit à Fersen :
(En clair). « J’ai reçu votre lettre no 7 ; je me suis occupée sur-le-champ de retirer vos fonds de la société Boscary. Il n’y avait pas de temps à perdre, car la banqueroute a été déclarée hier, et ce matin la chose était publique à la Bourse. On dit que les créanciers perdront beaucoup. — Voici l’état des différents objets que j’ai entre les mains : »
(En chiffre). « Il y a des ordres pour que l’armée de Luckner attaque incessamment ; il s’y oppose, mais le ministère le veut. Les troupes manquent de tout et sont dans le plus grand désordre. »
(En clair). « Vous me manderez ce que je dois faire de ces fonds. Si j’en étais le maître je les placerais avantageusement, en faisant l’acquisition de quelques beaux domaines du clergé ; c’est, quoi qu’on en dise, la meilleure manière de placer son argent. Vous pourrez me répondre par la même voie que je vous écris.
« Vos amis se portent assez bien. La perte qu’ils ont faite leur donne beaucoup de chagrin, je fais ce que je peux pour les consoler. Ils croient le rétablissement de leur fortune impossible, ou au moins très éloigné. Donnez-leur, si vous le pouvez, quelque consolation à cet égard ; ils en ont besoin ; leur situation devient tous les jours plus affreuse. Adieu. Recevez leurs compliments et l’assurance de mon entier dévouement. »
Chose curieuse, et qui atteste chez les modérés, chez les « constitutionnels » une imprudence et une inconscience voisines de la trahison ! Même après la déclaration de guerre à l’Autriche, même en juin, ils continuent leurs négociations occultes avec la Cour de Vienne. Ils étaient misérablement dupes de Marie-Antoinette qui leur laissait croire qu’elle approuvait leur suprême tentative conciliante, et qu’elle ne demandait aux souverains que d’assurer l’application honnête de la Constitution. Le 7 juin, Marie-Antoinette écrit à Fersen :
(En chiffre). Mes constit. (les constitutionnels) font partir un homme pour Vienne, il passera par Bruxelles ; il faut prévenir M. de Mercy de le traiter comme s’il était annoncé et recommandé par la Reine, de négocier avec lui dans le sens du mémoire que je lui ai remis. On désire qu’il écrive à Vienne pour l’annoncer, … et dire qu’on se tient au plan fait par les cours de Vienne et de Berlin, mais qu’il est nécessaire de paraître entrer dans les vues du constitutionnel et de persuader surtout que c’est d’après les vœux et les demandes de la Reine ; ces mesures sont très-nécessaires.
Dites à M. de Mercy qu’on ne peut pas lui écrire, parce qu’on est trop observé. »
(En clair). « Voilà la situation de vos affaires avec Boscary et Chol, dont je vous ai appris la faillite dans ma dernière lettre. J’attends des nouvelles de la Rochelle pour vous mander où vous en êtes avec Daniel Gareché et Jacques Guibert ; ce que je sais, c’est que leur faillite n’est pas très-considérable. Vous auriez mieux fait, comme je vous l’avais conseillé, d’acheter du bien du clergé que de placer vos fonds chez des banquiers. Si vous voulez, je placerai de cette manière ceux qui vont vous entrer dans le mois prochain. J’ai reçu vos no 7 et 8. »
Quel imbroglio tragique ! Dans de prétendues communications de finance sont insérés les messages de trahison. Et Marie-Antoinette s’acharne à leurrer les constitutionnels : elle avertit qu’on se garde bien de les détromper à Vienne. Il faut qu’ils continuent à croire que le roi et la reine, délivrés par l’étranger, gouverneront avec la Constitution. Ainsi leur illusion amortira sans doute le premier choc donné aux esprits par l’invasion. La reine espère qu’ils entretiendront une sorte d’attente confiante qui favorisera la marche de l’étranger sur Paris. Encore une fois, au moment où le roi et la reine jouent ce jeu si compliqué, pourquoi hésitent-ils à essayer de duper les Girondins comme ils dupent les Constitutionnels ? Pourquoi ne prolongent-ils pas, en sanctionnant les décrets, le crédit révolutionnaire dont ils ont besoin ?
Il se peut que le ton de la lettre de Roland ait paru intolérable à Louis XVI dont la fierté avait de brusques réveils. Il est probable aussi que livrer les prêtres, même par une sanction forcée et toute provisoire, lui apparaissait comme une sorte d’impiété. Enfin, le projet d’un camp révolutionnaire lui apparaissait comme une manœuvre des Girondins pour envelopper le Roi, et l’enlever de Paris.
Précisément parce que le but de ce projet n’apparaissait très clairement à personne, le roi et la reine supposaient aux ministres une arrière-pensée. À Paris, la royauté pouvait encore se défendre : des royalistes, de toutes les régions de France, y avaient accouru : tous ceux qui se sentaient trop menacés et à découvert dans leur province étaient venus se dissimuler dans la grande ville où abondaient des éléments confus. Et sans doute, en un jour de coup de main, ils sauraient se rallier à l’étendard royal. Le château des Tuileries, s’il était déjà presque une prison, était aussi une sorte de forteresse. À Paris, le roi restait encore le roi. Que l’étranger, en une marche foudroyante, passe la frontière ; que Brunswick, avec la petite armée d’élite dont parle Fersen, arrive à grandes journées à Paris : le roi, s’il est encore à Paris, pourra négocier, au nom de la France, avec les vainqueurs. Dans son palais, il fera figure de souverain et pour les autres souverains et pour son peuple.
Il est donc naturel que les révolutionnaires songent à enlever le roi des Tuileries et de Paris. Ils l’emmèneront au camp, ils l’entraîneront ensuite vers le midi de la France, au sud de la Loire. Ainsi l’étranger ne pourra négocier avec le roi de France. Ainsi les hordes étrangères, même si elles pénètrent par surprise dans la capitale, ne sauront avec qui traiter, et elles seront bientôt comme résorbées par l’immense force diffuse de la Révolution.
Voilà le plan que Marie-Antoinette et Louis XVI prêtaient aux ministres girondins. On s’explique par là le conseil donné par Fersen, le 2 juin, avant même que Servan ait porté son projet devant l’Assemblée : « Surtout ne quittez pas Paris. » Ce conseil, Fersen le renouvelle dans sa lettre du 11 juin à Marie-Antoinette :
« Mon Dieu ! que votre situation me peine, mon âme en est vivement et douloureusement affectée. Tâchez seulement de rester à Paris et on viendra à votre secours. »
Dans la lettre que, le 13 juin, Fersen écrit de Bruxelles à son maître le roi de Suède, il précise les craintes de Louis XVI et de Marie-Antoinette.
« Sire, je reçois dans ce moment des nouvelles très fâcheuses de Paris. La situation de LL. MM. devient chaque jour plus affreuse, et elles regardent leur délivrance comme impossible ou du moins fort éloignée. Les Jacobins gagnent tous les jours plus d’autorité et sont maîtres de tout, par un prestige et une lâcheté qui font honte à la nation française ; car ils sont dans le fond détestés et le mécontentement contre eux est très grand. Ils ont le projet d’emmener LL. MM. avec eux dans l’intérieur du royaume et de s’appuyer de l’armée qu’ils ont eu soin de former dans le Midi, composée de celle de Marseille et de tous les brigands d’Avignon et des autres provinces. Ce projet, quelque contraire qu’il soit au véritable intérêt de la ville de Paris, qui le sent, pourrait bien réussir, surtout depuis le licenciement de la garde du roi ; car depuis cette époque, les bourgeois et la partie de la garde nationale qui voudrait s’y opposer n’ont plus de chefs et de point de ralliement, et ils prendront le parti qu’ils ont pris jusqu’à présent de gémir, de se désespérer, de crier et de laisser faire. »
C’est sans doute la peur d’être enlevé par le camp révolutionnaire qui décida Louis XVI à refuser la sanction au projet, même au risque d’une rupture violente avec la Gironde. Le renvoi des trois ministres girondins produisit une vive agitation. La lettre de Roland, lue à l’Assemblée, y fut couverte d’applaudissements ; elle fut envoyée aux départements.
L’assemblée vota que Roland, Servan, Clavière, emportaient les regrets de la nation. Pourtant aucune déclaration de guerre ouverte et brutale ne fut lancée à la royauté. Ce n’est pas des chefs politiques ou, comme on disait alors « des chefs d’opinion » que devait partir le mouvement. Les démocrates à la Robespierre n’étaient pas très fâchés de l’élimination de la Gironde. Et comment soulever le peuple à propos de l’exclusion des ministres girondins quand on a si souvent dit que leur avènement avait été un malheur pour la Révolution ? D’ailleurs, si un grand mouvement populaire se produisait pour protester contre le renvoi des ministres de la Gironde, c’est celle-ci qui devenait le centre même de la Révolution : grand ennui pour Robespierre. Aussi s’applique-t-il à éteindre les colères du peuple, à lui persuader qu’il serait indigne de lui de s’émouvoir « pour quelques individus ». Il écrit dans le Défenseur de la Constitution, à propos de la séance du 13 juin aux Jacobins :
« Le renvoi des ministres communiqua (à la société) un grand mouvement ; il fut présenté comme une calamité publique, et comme une preuve nouvelle de la malveillance des ennemis de la liberté. Plusieurs membres, au nombre desquels étaient quelques députés à l’Assemblée nationale, ouvrirent des avis pleins de chaleur. J’étais présent à cette séance. Depuis la fin de l’Assemblée constituante, j’ai continué de fréquenter assez assidûment cette société, convaincu que les bons citoyens ne sont pas déplacés dans les assemblées patriotiques qui peuvent avoir une influence salutaire sur les progrès des lumières et de l’esprit public ; également opposé aux ennemis de la Révolution qui voudraient renverser les précieux appuis de la liberté, et aux intrigants qui pouvaient concevoir le projet d’en dénaturer l’esprit, pour en faire des instruments de l’ambition et de l’intérêt personnel. Si j’ai quelquefois senti que cette lutte était pénible, le civisme pur et désintéressé de la majorité des citoyens qui composent cette société m’a donné jusqu’ici le moyen de la soutenir avec avantage. La nature et la véhémence de la discussion qui s’éleva dans l’occasion dont je parle, m’invita à dire mon opinion, et les circonstances actuelles me font presque une loi de la consigner dans cet ouvrage. »
Ah ! quel perpétuel souci de la mise en scène ! Quelle obsession du moi ! Donc Robespierre, pour calmer l’agitation révolutionnaire des Jacobins, qui avait le tort grave de paraître une agitation girondine, dit ceci :
« Les orateurs qui ont parlé avant moi pensent que la patrie est en danger ; je partage leur opinion, mais je ne suis pas d’accord avec eux sur les causes et sur les moyens. La patrie est en danger, lorsqu’en même temps qu’elle est menacée au dehors, elle est agitée encore par des discordes intestines ; elle est en danger lorsque les principes de la liberté publique sont attaqués ; lorsque la liberté individuelle n’est pas respectée ; lorsque le gouvernement exécute mal les lois, et que ceux qui doivent le surveiller sans cesse en négligent le soin ou ne le remplissent qu’à demi ; elle est en danger lorsque les grands coupables sont toujours impunis, les faibles accablés, les amis de la liberté persécutés ; lorsque les intrigues ont pris la place des principes et que l’esprit de faction succède à l’amour de la patrie et de la liberté. Elle est en danger lorsque ceux qui s’en déclarent les défenseurs sont plus occupés de faire des ministres que de faire des lois.
« La patrie est en danger, mais est-ce d’aujourd’hui seulement ? et n’est-ce que le jour où il arrive un changement dans le ministère et dans la fortune ou les espérances des amis de quelques ministres que l’on s’en aperçoit ? Pourquoi donc ce jour est-il celui où on retrouve tout à coup une fougueuse énergie pour donner à l’Assemblée nationale et à l’opinion publique un grand mouvement ? Est-ce que de tous les événements qui peuvent intéresser le salut public, le renvoi de MM. Clavière, Roland et Servan est le plus digne d’exciter l’intérêt des bons citoyens ? Je crois, au contraire, que le salut public n’est attaché à la tête d’aucun ministre, mais au maintien des principes, au progrès de l’esprit public, à la sagesse des lois, à la vertu incorruptible des représentants de la nation, à la puissance de la nation elle-même.
« Oui, il faut le dire avec franchise, quels que soient les noms et les idées des ministres, quel que soit le ministère, toutes les fois que l’Assemblée nationale voudra courageusement le bien, elle sera toujours assez puissante pour le forcer à marcher dans la route de la Constitution ; au contraire, est-elle faible, oublie-t-elle ses devoirs ou sa dignité ? la chose publique ne prospérera jamais. Vous donc, qui faites aujourd’hui sonner l’alarme, et qui sûtes donner à l’Assemblée nationale une si rapide impulsion lorsqu’il s’agit d’un changement dans le ministère, vous pouvez exercer dans son sein la même influence dans toutes les délibérations qui intéressent le bien général ; le salut public est entre vos mains ; il vous suffira de tourner vers cet objet l’activité que vous montrez aujourd’hui.
« Il vaut mieux, pour les représentants de la nation, surveiller les ministres que de les nommer. L’avantage de les nommer ralentit la surveillance, il peut égarer ou endormir le patriotisme même. Il n’est rien moins que favorable à l’énergie de l’esprit public ; il est fatal à celui qui doit toujours animer les sociétés des amis de la Constitution. Depuis le moment où nous avons vu naître ce ministère que l’on a nommé jacobin, nous avons vu l’opinion publique s’affaiblir et se désorganiser ; la confiance aux ministres semblait substituée à tous les principes ; l’amour des places dans le cœur de beaucoup de prétendus patriotes, parut remplacer l’amour de la patrie, et cette société même se divisa en deux portions : les partisans des ministres et ceux de la Constitution. Les sociétés patriotiques sont perdues dès qu’une fois elles deviennent une ressource pour l’ambition et pour l’intrigue. Les amis de la liberté et les représentants du peuple ne peuvent faiblir en s’appuyant sur les principes éternels de la justice ; mais ils se trompent aisément lorsqu’ils se reposent de la destinée de la nation sur des ministres passagers. Rappelez-vous qu’il y a plusieurs mois, je professais ici cette doctrine, et prédisais tous ces maux lorsque certains députés laissaient déjà transpirer le projet d’élever leurs créatures au ministère.
« D’ailleurs, lorsqu’on veut mettre le peuple français en mouvement, il faut lui présenter, ce me semble, des motifs dignes de lui. Quels sont les vôtres ? Sont-ce des attentats directs contre la liberté ? Que l’Assemblée nationale les dénonce à la nation entière ; dénoncez-les vous-mêmes à l’Assemblée nationale. Il est digne d’une grande nation de se lever pour défendre sa propre cause, mais il n’y a qu’un peuple esclave qui puisse s’agiter pour la querelle de quelques individus et pour l’intérêt d’un parti. Il importe essentiellement à la liberté elle-même que des représentants du peuple ne puissent être soupçonnés de vouloir bouleverser l’État pour des motifs aussi honteux. Le renvoi des trois ministres suppose-t-il des projets funestes ? Il faut les dévoiler ; il faut les juger avec une sévère impartialité ; tel est le devoir des représentants du peuple. Leur devoir est-il de nous enflammer tantôt pour M. Dumouriez, tantôt pour M. Narbonne, pour M. Clavière, pour M. Rolland, pour M. Servan, tantôt pour, tantôt contre les ministres, et d’attacher le sort de la Révolution à leur disgrâce ou à leur fortune ? Je ne connais que les principes et l’intérêt public ; je ne veux connaître aucun ministre ; je ne me livre point sur parole à l’enthousiasme ou à la fureur, surtout sur la parole de ceux qui se sont déjà trompés plus d’une fois ; qui dans l’espace de huit jours, se contredisent d’une manière si frappante sur les mêmes objets et sur les mêmes hommes. »
C’était d’une perfidie incomparable. Robespierre oubliait que l’avènement ministériel de la Gironde avait, pour la première fois, mis sérieusement en question et en péril le veto du roi, c’est-à-dire la force suprême de la contre-révolution. Il oubliait qu’à ce moment il ne s’agissait point de la querelle de quelques ministres et de l’intérêt de quelques hommes, mais des raisons politiques qui avaient déterminé leur renvoi. C’est parce qu’ils avaient voulu donner réalité et vie aux décrets de l’Assemblée contre les prêtres factieux, c’est parce qu’ils avaient voulu obtenir le rassemblement d’une force révolutionnaire, c’est parce qu’ils avaient averti le roi, presque avec menaces, qu’il devait concourir loyalement aux volontés du Corps législatif, qu’ils étaient congédiés. Là était la véritable bataille, et l’ajourner sous prétexte que le nom ou même l’intrigue de quelques hommes pouvaient y être mêlés, c’était refuser toutes les occasions d’action révolutionnaire. Ainsi Robespierre et ses amis disaient : inaction, attente, prudence.
La Gironde aussi était très gênée. Comment prendre sa revanche ? Elle ne le pouvait qu’en soulevant la rue, et elle craignait que le maniement des forces populaires lui échappât. De plus, l’attitude de Dumouriez, qu’elle avait tant exalté, et qui soudain semblait trahir les patriotes, la mettait dans une situation terriblement fausse. Dumouriez, en effet, bien loin de se solidariser avec les ministres renvoyés, essaya de garder sans eux le pouvoir et de couvrir le roi.
Quel était son plan ? Avait-il voulu, comme le prétendaient le journal de Prudhomme et Brissot lui-même, se débarrasser de ses collègues pour exercer, avec des hommes de moindre influence, un pouvoir ministériel plus étendu ? Mais ce n’est pas Dumouriez qui avait suggéré à Roland l’idée de la lettre explosive qui fit tout sauter. Et il n’était point assez malavisé, à peine arrivé par la Gironde, pour se brouiller de parti-pris avec elle. Sur quelles forces, sur quels appuis aurait-il compté ? Il est probable qu’il se flatta qu’il obtiendrait de Louis XVI, par des moyens courtois et une agréable diplomatie, ce que la brutalité calculée de Roland n’avait pu obtenir. Témoigner à Louis XVI une extrême déférence, lui faire sa cour en se séparant précisément des butors qui l’avaient blessé, mais lui représenter que devant le soulèvement universel il était indispensable qu’il sanctionnât les décrets contre les prêtres et sur le camp, voilà sans doute le dessein de Dumouriez. Et quel double triomphe pour lui, auprès du roi et de la Révolution, si d’une part il permettait à Louis XVI de gouverner sans des ministres qui l’avaient offensé, et si, d’autre part, il apportait à l’Assemblée la sanction des décrets ! Voilà sans doute le calcul secret de cet habile homme, et j’imagine qu’il n’était point fâché outre mesure des murmures qui l’accueillirent d’abord, dès le 13 juin, à l’Assemblée, et des indignations qui éclataient contre lui. Cela lui constituait une sorte de titre auprès du roi et lui permettait d’agir plus efficacement sur lui.
Ces calculs furent trompés : Dumouriez s’aperçut vite qu’il ne pourrait arracher ou surprendre la sanction du roi. Dès lors il s’exposait sans profit et sans moyens de défense à toutes les colères de la Révolution. Après avoir pendant trois jours occupé le ministère de la guerre, après avoir tenté inutilement de jouer son jeu subtil et hardi, il se démit et demanda la permission d’aller aux frontières. Mais pendant quelques jours la Gironde, qui avait pour ainsi dire répondu de Dumouriez, fut dans un embarras cruel, elle n’avait ni autorité, ni élan. Elle essaya de se sauver en ouvrant brusquement l’attaque contre Dumouriez. Brissot écrit, le mercredi 13 juin, dans le Patriote français :
« Il est douloureux pour un homme qui a quelque délicatesse, pour un patriote qui sent combien l’union est nécessaire à la prospérité de nos armes, de soulever le masque qui couvrait la perfidie d’un ministre qu’il estimait, et d’allumer de nouvelles haines, mais le salut de la chose publique l’exige ; il faut déchirer tous les voiles que le souvenir de l’intimité de quelques moments faisait respecter ; il faut dire la vérité toute entière, et le seul reproche que j’aie à me faire, c’est de ne pas l’avoir fait plus tôt.
« On devine que je veux parler du sieur Dumouriez qui, avec des protestations de patriotisme, une conduite assez bien soutenue dans la Vendée, et la réputation de quelques talents militaires, était parvenu à séduire les patriotes et à se faire appeler au ministère par la voix publique.
« Le commencement de son ministère a répondu à l’attente des bons citoyens, mais il n’a pas été difficile de se convaincre que sa réputation était usurpée, et que son patriotisme n’était qu’hypocrisie. Je n’entrerai point ici dans les détails qui pourraient le prouver, ce sera l’objet de lettres particulières ; car il faut imprimer à cet homme le signe qu’il mérite, et qui puisse l’empêcher d’être dangereux pour l’avenir.
« Le sieur Dumouriez souffrait depuis longtemps avec impatience d’être associé avec MM. Servan, Clavière et Roland, d’abord parce qu’il ne les dirigeait pas, comme il l’avait espéré, et ensuite parce qu’ils osaient blâmer son immoralité, la protection qu’il accordait à des hommes corrompus et la versatilité de sa politique. Le sieur Dumouriez résolut de les perdre dans l’esprit du roi, et il y parvint aisément à l’aide de calomnies, et en les présentant comme des factieux et des républicains qui voulaient tout bouleverser. Il fallait ensuite une occasion pour réaliser les terreurs du prince. Le décret du camp de vingt mille hommes la lui fournit : le sieur Dumouriez s’éleva contre ce projet ; il fit entendre que ce plan devait favoriser le projet des factieux.
« Nous ferons observer ici que c’est le sieur Dumouriez lui-même qui, il y a plus de deux mois, et depuis n’a cessé de répéter qu’il fallait un pareil camp pour sauver Paris, dans le cas où les Autrichiens pénétreraient, et qu’il ne demandait pas mieux que de le commander. Entraîné par lui, le roi a fait redemander le portefeuille à M. Servan. »
C’est d’un ton bien languissant et bien terne, et aux récriminations gênées contre Dumouriez se mêle un vague plaidoyer pour le roi, qui semble avoir été égaré par les artifices du ministère des affaires étrangères. Était-ce l’effet de sa participation au pouvoir ministériel, ou l’humiliation du rôle de dupe qu’elle avait joué avec Dumouriez, ou la peur d’un mouvement populaire qu’elle ne dirigerait point ? La Gironde, sous le coup de l’affront royal, paraît sans ressort. Robespierre triomphait cruellement de l’incident Dumouriez : « Il y a huit jours, à peine était-il permis de parler sans éloges du ministre Dumouriez, ce n’était qu’après lui qu’on nommait les deux hommes qu’on l’accuse d’avoir fait renvoyer ; et lorsque je réclamais moi-même contre ce système de flagornerie, qui semblait près de s’introduire ici, n’étais je pas hautement improuvé par ces mêmes hommes qui veulent détruire la Constitution même, pour se venger de lui ? Je ne veux ni le défendre, ni l’excuser, ni tout renverser pour la cause de ses concurrents.
« La patrie seule mérite l’attention des citoyens. Croit-on que nous nous abaisserons au point de faire la guerre pour le choix des ministres ? Et, sous quels étendards ? Sous les étendards de ceux qui ont loué Narbonne avec plus d’énergie encore que Clavière et ses deux collègues ; qui l’ont dispensé de rendre compte, qui le défendent encore à l’envi quand toute la France l’accuse. Sont-ils donc si infaillibles dans leurs jugements et si sages dans leurs projets, qu’il ne nous soit pas permis d’examiner, s’il n’y a pas d’autres remèdes à nos maux que le bouleversement de l’Empire ? Sommes-nous donc arrivés au moment où une faction ne dissimule plus le dessein de renverser la Constitution ? Déjà on a proposé sérieusement que l’assemblée nationale s’érigeât en assemblée constituante.
« Un député (M. Lasource) nous a fait publiquement la confidence qu’on lui avait proposé de se coaliser avec une partie de l’Assemblée nationale, pour exécuter ce projet. Déjà, on répète, avec les ennemis de la Révolution, que la Constitution ne peut exister, pour se dispenser de la soutenir. Mais les auteurs de ce système ont-ils fait tout ce qui dépendait d’eux pour la maintenir ?… L’Assemblée nationale, disent-ils, n’a pas les moyens nécessaires pour la défendre. Je soutiens que l’Assemblée nationale a une puissance infinie, que la volonté générale, la force invincible de l’esprit public, qu’elle laisse tomber et relève à son gré, aplanira devant elle tous les obstacles toutes les fois qu’elle voudra déployer toute l’énergie et toute la sagesse dont elle est susceptible.
« C’est en vain que l’on veut séduire les esprits ardents et peu éclairés par l’appât d’un gouvernement plus libre et par le nom de république ; le renversement de la Constitution dans ce moment ne peut qu’allumer la guerre civile, qui conduira à l’anarchie et au despotisme. Quoi ! c’est pendant la guerre, c’est au milieu de tant de divisions fatales, que l’on veut nous laisser tout à coup sans Constitution, sans loi ! Notre loi sera donc la volonté arbitraire d’un petit nombre d’hommes. Quel sera le point de ralliement des bons citoyens ? Quelle sera la règle des opinions ? Quelle sera la puissance de l’Assemblée législative ? En voulant saisir celle qu’elle n’a point, elle perdra celle dont elle est investie ; on l’accusera d’avoir trahi le serment qu’elle a fait de maintenir la Constitution ; on l’accusera d’accaparer les droits de la souveraineté ; elle sera la proie et l’instrument de toutes les factions. Elle ne délibérera plus qu’au milieu des baïonnettes ; elle ne fera que sanctionner la volonté des généraux et d’un dictateur militaire. Nous verrons renouveler, au milieu de nous, les horribles scènes que présente l’histoire des nations les plus malheureuses…
« Après avoir été l’espérance et l’admiration de l’Europe, nous en serons la honte et le désespoir. Nous n’aurons plus le même roi, mais nous aurons mille tyrans ; vous aurez, tout au plus, un gouvernement aristocratique, acheté au prix des plus grands désastres et du plus pur sang des Français. Voilà le but de toutes ces intrigues qui nous agitent depuis si longtemps ! Pour moi, voué à la haine de toutes les factions que j’ai combattues, voué à la vengeance de la Cour, à celle de tous les hypocrites amis de la liberté, étranger à tous les partis, je viens prendre acte solennellement de ma constance à repousser tous les systèmes désastreux et toutes les manœuvres coupables, et j’atteste ma patrie et l’univers que je n’aurai point contribué aux maux que je vois prêts à fondre sur elle. »
Ainsi, quelque incertaines que fussent les velléités révolutionnaires de la Gironde, Robespierre les condamnait. Sa politique à ce moment était à la fois très défiante et très conservatrice. Il voulait qu’on surveillât de très près la Cour, les généraux, mais qu’on ébranlât le moins possible le système constitutionnel. Au fond, Louis XVI lui apparaissait une garantie nécessaire contre la grande faction des remplaçants. Aller à la République, c’était aller à l’aristocratie ou à la dictature militaire. Deux mois après, au 10 août, la royauté était renversée ; et il fallait bien que Robespierre s’accommodât au régime nouveau. On est tenté de dire que l’esprit des hommes est bien court, et qu’en ses pensées confuses il s’ajuste rarement au mouvement exact des choses.
Beaucoup de prévisions et de raisonnements, beaucoup de craintes et d’espérances, et peu de vérité. L’esprit de l’homme, au feu des événements, est comme du bois vert : beaucoup de fumée et peu de flamme. Mais, au fond, Robespierre, en toute la suite de la Révolution, reste fidèle à la même pensée : interpréter ce qui est dans le sens de la démocratie, en tirer le plus de liberté et d’égalité qu’il se peut, mais éviter le plus possible les secousses et les surprises. En ce sens, et si paradoxal que paraisse ce rapprochement, il est comme Mirabeau : un des plus démocrates et aussi un des plus conservateurs parmi les révolutionnaires.
Mais ni les incertitudes des Girondins déconcertés et penauds, ni la cauteleuse prudence de Robespierre ne suspendirent la marche du drame. L’Assemblée sentait que la Constitution était menacée de toutes parts, d’un côté, par la conspiration contre-révolutionnaire, de l’autre par la poussée démocratique et républicaine. Elle ne savait comment faire face à tant de périls. Elle se résolut à nommer le 17 juin, sur la proposition de Marant, une Commission extraordinaire des Douze, chargée de lui faire un rapport d’ensemble sur l’état de la France : mais dans la discussion même, et jusque dans le décret qui institue cette Commission, se marque l’indécision de l’Assemblée. Elle ne savait si elle devait frapper à droite ou à gauche ; et, en son impuissance, elle semblait annoncer qu’elle frapperait de tous côtés : « L’Assemblée décrète qu’il sera nommé, séance tenante, une Commission de douze membres, pour examiner, sous tous les points de vue, l’état actuel de la France, en présenter le tableau sous huit jours, et proposer les moyens de sauver la Constitution, la liberté et l’Empire. »
Le retour offensif et l’insolence ranimée des feuillants précipitèrent la crise. La chute des ministres girondins avait été le triomphe des « constitutionnels », des feuillants. D’abord, ce sont des hommes à eux qui sont appelés au ministère. Pendant plusieurs jours on put croire que le roi ne trouverait pas de ministres, tant les responsabilités prochaines semblaient effrayantes.
Les Lameth finirent cependant par décider quelques doublures : Chambonas eut les affaires étrangères, Lajard, la guerre ; Terrier de Monciel, président du département du Jura, eut l’intérieur. Girondins et robespierristes étaient brusquement rapprochés par l’avènement de leurs ennemis communs. Mais c’est surtout l’intervention menaçante, arrogante, du chef des feuillants, de Lafayette, qui un moment refit entre la Gironde et Robespierre un semblant d’union. Après la chute de la Gironde, Lafayette crut qu’une action décisive des modérés arrêterait ou même refoulerait le mouvement révolutionnaire. Du camp de Maubeuge où il commandait en chef l’armée du centre il écrivit à l’Assemblée une lettre datée du 16 juin, et qui fut lue à la Législative par son président à la séance du 18.
C’est le manifeste du modérantisme agressif. C’est l’annonce d’une sorte de coup d’État modéré contre toutes les forces populaires et ardemment révolutionnaires. La popularité de Lafayette, surtout depuis la journée du Champ-de-Mars, était atteinte profondément, et il souffrait dans son orgueil et sa vanité. Peut-être aussi, par une sorte de point d’honneur médiocre et de fausse chevalerie voulait-il, après avoir contribué à limiter le pouvoir royal, maintenir ce qui en subsistait contre toute agression nouvelle. Chef de la bourgeoisie modérée, des classes moyennes, il lui semblait que la Révolution ne devait pas dépasser ce point d’équilibre. Et comme s’il n’avait affaire qu’à une tourbe impuissante et méprisée, forte seulement de la timidité des sages, il crut pouvoir parler de très haut.
S’il avait réussi, s’il avait entraîné la France dans les voies du modérantisme exclusif et agressif, la Révolution, destituée de ses forces vives, n’aurait pas tardé à tomber aux mains des réacteurs. Donc, dans un silence émouvant, silence de haine ou silence d’admiration effrayée, la lettre de Lafayette fut entendue par la Législative.
« Messieurs, au moment trop différé peut-être où j’allais appeler votre attention sur de grands intérêts publics, et désigner parmi nos dangers la conduite d’un ministère que ma correspondance accusait depuis longtemps, j’apprends que, démasqué par ses divisions, il a succombé sous ses propres intrigues ; car sans doute, ce n’est pas en sacrifiant trois collègues, asservis par leur insignifiance en son pouvoir, que le moins excusable, le plus noté de ces ministres (Dumouriez) aura cimenté dans le Conseil du roi son équivoque et scandaleuse existence.
« Ce n’est pas assez néanmoins que cette branche du gouvernement soit délivrée d’une funeste influence. La chose publique est en péril ; le sort de la France repose principalement sur ses représentants ; la nation attend d’eux son salut, mais en se donnant une Constitution, elle leur a prescrit l’unique route par laquelle ils peuvent la sauver.
« Persuadé, Messieurs, qu’ainsi que les Droits de l’homme sont la loi de toute Assemblée constituante, une Constitution devient la loi des législateurs qu’elle a établis, c’est à vous-mêmes que je dois dénoncer les efforts trop puissants que l’on fait pour vous écarter de cette règle, que vous avez promis de suivre.
« Rien ne m’empêchera d’exercer ce droit d’un homme libre, de remplir ce devoir d’un bon citoyen ; ni les égarements momentanés de l’opinion, car, que sont les opinions qui s’écartent du principe ? ni mon respect pour les représentants du peuple, car je respecte encore plus le peuple, dont la Constitution est la volonté suprême ; ni la bienveillance que vous m’avez constamment témoignée, car je veux la conserver comme je l’ai obtenue, par un inflexible amour de la liberté.
« Vos circonstances sont difficiles. La France est menacée au dehors et agitée au dedans. Tandis que des cours étrangères annoncent l’intolérable projet d’attenter à notre souveraineté nationale, et se déclarent ainsi les ennemis de la France, des ennemis intérieurs, ivres de fanatisme ou d’orgueil, entretiennent un chimérique espoir, et nous fatiguent encore de leur insolente malveillance.
« Vous devez, Messieurs, les réprimer : et vous n’en aurez la puissance qu’autant que vous serez constitutionnels et justes. Vous le voulez sans doute… Mais portez vos regards sur ce qui se passe dans votre sein et autour de vous. Pouvez-vous vous dissimuler qu’une faction, et, pour éviter les dénominations vagues, que la faction jacobite a causé tous les désordres ? C’est elle qui s’en accuse hautement : organisée comme un Empire à part dans la métropole et ses affiliations, aveuglément dirigée par quelques chefs ambitieux, cette secte forme une corporation distincte au milieu du peuple français, dont elle usurpe les pouvoirs, subjuguant ses représentants et ses mandataires.
« C’est là que, dans des séances publiques, l’amour des lois se nomme aristocratie, et leur infraction patriotisme. Là, les assassins de Desille reçoivent des triomphes, les crimes de Jourdan trouvent des panégyristes ; là, le récit de l’assassinat qui a souillé la ville de Metz vient encore exciter d’infernales acclamations.
« Croira-t-on échapper à ces reproches en se targuant d’un manifeste autrichien où ces sectaires sont nommés ? Sont-ils devenus sacrés parce que Léopold a prononcé leur nom ? Et parce que nous devons combattre les étrangers qui s’immiscent dans nos querelles, sommes-nous dispensés de délivrer notre patrie d’une tyrannie domestique ? »
Lafayette a bien compris que les attaques de l’Empereur d’Autriche contre les Jacobins étaient pour ceux-ci une grande force. Il semblait qu’on ne pouvait les frapper sans être le serviteur de l’étranger. Non sans audace, il va droit à l’objection : et tout de suite, avec une grande habileté, il essaie précisément d’intéresser à sa cause le patriotisme même. Il affirme que les ministres girondins et jacobins ont laissé les armées de la France désorganisées. Il affirme qu’en haine de Lafayette lui-même, Dumouriez a refusé aux soldats de la patrie et de la Révolution tous les secours d’approvisionnements et d’armes sans lesquels ils ne pouvaient espérer la victoire. Ainsi, tous les partis qui se disputent la maîtrise de la Révolution invoquent le drapeau. Ainsi tous se renvoient le reproche meurtrier de trahison : à Brissot, ami et protecteur de Dumouriez, qui a fait mettre en accusation le feuillant De Lessart, Lafayette répond en accusant de trahison Dumouriez lui même, qui fut jusqu’au 15 juin l’homme de la Gironde.
« C’est, dit Lafayette, après avoir opposé à tous les obstacles, à tous les projets, le courageux et persévérant patriotisme d’une armée, sacrifiée peut-être à des combinaisons contre son chef, que je puis opposer aujourd’hui à cette faction la correspondance d’un ministre, digne produit de son club ; cette correspondance, dont tous les calculs sont faux, les promesses vaines, les renseignements trompeurs ou frivoles, les conseils perfides ou contradictoires, où après m’avoir pressé de m’avancer sans précautions, d’attaquer sans moyens, on commençait à me dire que la résistance allait devenir impossible lorsque mon indignation a repoussé cette lâche assertion. »
Et Lafayette, après avoir flatté son armée et les espérances nationales, conclut que, pour vaincre ses ennemis du dehors, il ne manque à la France qu’une chose : écraser les agitateurs du dedans.
« Ce n’est pas sans doute au milieu de ma brave armée que les sentiments timides sont permis. Patriotisme, énergie, discipline, patience, confiance mutuelle, toutes les vertus civiques et militaires, je les trouve ici (vifs applaudissements d’une grande partie de l’Assemblée). Ici, les principes de liberté et d’égalité sont chéris, les lois respectées, la propriété sacrée : ici l’on ne connaît ni les calomnies ni les factions… Mais pour que nous, soldats de la liberté, combattions avec efficacité, il faut… que les citoyens, ralliés autour de la Constitution soient assurés que les droits qu’elle garantit seront respectés avec une fidélité religieuse qui fera le désespoir de ses ennemis cachés ou publics. »
« Ne repoussez pas ce vœu, c’est celui des amis sincères de votre autorité légitime. Assurés qu’aucune conséquence injuste ne peut découler d’aucun principe pur, qu’aucune mesure tyrannique ne peut servir une cause qui doit sa gloire aux bases sacrées de la liberté et de l’égalité, faites que la justice criminelle reprenne sa marche constitutionnelle ; que l’égalité civile, que la liberté religieuse jouissent de l’entière application des vrais principes.
« Que le pouvoir royal soit intact, car il est garanti par la Constitution ; qu’il soit indépendant, car cette indépendance est un des ressorts de notre liberté ; que le roi soit révéré, car il est investi de la majesté nationale, qu’il puisse choisir un ministère qui ne porte les chaînes d’aucune faction, et s’il existe des conspirateurs, qu’ils périssent, mais seulement sous le glaive de la loi.
« Enfin, que le règne des clubs, anéanti par vous, fasse place au règne de la loi ; leurs usurpations, à l’exercice ferme et indépendant des autorités constituées ; leurs maximes désorganisatrices, aux vrais principes de la liberté ; leur fureur délirante, au courage calme et constant d’une nation qui connaît ses droits et les défend ; enfin, leurs combinaisons sectaires, aux véritables intérêts de la patrie… »
Voilà le programme que, sous le nom modeste et légal de pétition, mais du camp de Maubeuge et avec son autorité de commandant d’armée, Lafayette, défenseur factieux de la Constitution, dictait à l’Assemblée. Il peut se résumer ainsi : retrait de tous les décrets contre les émigrés et les prêtres insermentés ; libre exercice du veto royal ; poursuites rigoureuses contre tous attroupements ; dissolution, des clubs, mise en accusation de Dumouriez.
Dans l’état de la France, c’était un signal de contre-révolution. Et que de misérables équivoques ! que de criminels oublis ! Lafayette demandait le respect de la Constitution. Mais lorsque le veto paralysait les lois de défense de la Révolution, le veto, quoique formellement constitutionnel, n’était-il pas la violation de la Constitution ? Lafayette dénonçait les Girondins comme adversaires des lois constitutionnelles ; il affecte de ne pas voir ou de noter à peine le soulèvement des prêtres factieux, l’immense conspiration royaliste. Il veut qu’on « révère » le roi, et à ce moment même le roi entretient une correspondance de trahison avec ces souverains étrangers que Lafayette a mission de combattre. De cette trahison on n’avait pas la preuve matérielle ; mais si Lafayette n’avait pas été aveuglé par sa vanité et son ambition, s’il n’avait pas concentré sur les démocrates toutes ses méfiances et toutes ses haines, il aurait bien reconnu la main du roi et l’intrigue de la Cour dans l’immense complot intérieur et extérieur dont la Révolution était enveloppée.
La Gironde fut un instant comme stupéfaite par ce coup d’audace. Elle ne s’opposa même pas à l’impression de la lettre de Lafayette, mais quand le centre et la droite proposèrent de l’envoyer aux 83 départements et aux armées, Vergniaud se leva. Il protesta au nom de la liberté. Il rappela, sous les murmures d’une grande partie de l’Assemblée, que toute pétition d’un citoyen devait être accueillie, mais que, lorsque ce citoyen était commandant d’armée, sa pétition devait passer par la voie du ministère. Adressée directement à l’Assemblée elle devenait une sommation « et c’en était fait de la liberté ».
L’Assemblée parut se ressaisir. Guadet gagna du temps en alléguant que la lettre ne pouvait être de Lafayette, puisqu’elle parlait de la démission de Dumouriez, qu’à cette date Lafayette ne pouvait connaître. C’était faux : car Lafayette ne parlait que comme d’une probabilité prochaine, de la démission
de Dumouriez.Guadet lança le nom de Cromwell, avec quelques précautions oratoires : « Les sentiments de M. de Lafayette indiquent assez qu’il est impossible qu’il soit l’auteur de la lettre qui vient d’être lue. M. Lafayette sait que lorsque Cromwell osait tenir un langage pareil… » Finalement, l’Assemblée renvoya la lettre à la Commission des Douze pour en faire un rapport et elle passa à l’ordre du jour sur l’envoi de la lettre aux départements. C’était un échec grave pour les feuillants. Car ils ne pouvaient réussir que par un coup de vigueur et de surprise.
Laisser au pays le temps de la réflexion, laisser aux partis révolutionnaires le temps d’organiser la résistance, c’était enlever toute chance de succès à la politique de Lafayette. Elle n’eut d’autre effet immédiat que de rapprocher la Gironde et Robespierre, et que de rendre à Dumouriez la faveur révolutionnaire.
Le lendemain, les ministres feuillants annonçaient à l’Assemblée que le roi refusait son veto aux décrets sur les prêtres et sur le camp de 20,000 hommes. La Révolution put croire, par cette coïncidence, qu’entre le roi et Lafayette il y avait partie liée, et l’imminence du péril réconcilia à demi les partis révolutionnaires.
Brissot, dans son numéro du 18 juin, attaqua violemment Lafayette : « C’est le coup le plus violent qu’on ait porté à la liberté, coup d’autant plus dangereux qu’il est porté par un général qui se vante d’avoir une armée à lui, de ne faire qu’un avec son armée, d’autant plus dangereux encore que cet homme a su, par sa feinte modération et ses artifices, se conserver un parti, même parmi les hommes qui aiment vivement la liberté ; sa lettre le démasque. C’est une seconde édition des lettres de Léopold au roi ; l’une et l’autre sortent de la même fabrique ; c’est le même esprit partout, c’est la même haine contre les jacobins ; c’est la même horreur pour les factieux. Et Lafayette crie contre les factieux ! »
Et Brissot termine par une allusion à Robespierre : — « Citoyens veillons. — Jacobins, soyons sages, mais fermes. — Ô vous qui les avez divisés, voilà votre ouvrage ! » C’était une invitation amère à l’union.
Entre Lafayette et Robespierre il y avait une polémique réglée : « Sommes-nous déjà arrivés, s’écria celui-ci dans le défenseur de la Constitution, au temps où les chefs des armées peuvent interposer leur influence ou leur autorité dans nos affaires politiques, agir en modérateurs des pouvoirs constitués, en arbitres de la destinée du peuple ? Est-ce Cromwell ou vous qui parlez dans cette lettre, que l’Assemblée législative a entendue avec tant de patience ? Avons-nous déjà perdu notre liberté, ou bien est-ce vous qui avez perdu la raison ? »
Robespierre comprend que les violences de Lafayette contre les ministres girondins assurent à ceux-ci la sympathie des révolutionnaires, et il désarme à demi.
« Vous commencez par tonner contre les anciens ministres ; l’un d’eux restait encore, à l’époque où vous écriviez, et vous affirmiez qu’il ne prolongerait pas longtemps dans le Conseil du roi son équivoque et scandaleuse existence.
« À Dieu ne plaise qu’aucune prévention personnelle pour des ministres quels qu’ils soient, puisse influer sur mes opinions et sur mes principes : on m’a reproché ma profonde indifférence pour ceux même qui semblaient présenter des titres de patriotisme, et j’ai eu moi-même beaucoup à me plaindre de quelques-uns de ceux que vous attaquez avec tant de fureur. Mais si quelque chose pouvait me convaincre que leurs vues pouvaient être utiles au bien public, ce serait sans doute le mal même que vous en dites. Il paraît au moins que ces ministres tels qu’ils sont, avaient obtenu la confiance de l’Assemblée nationale puisqu’elle a solennellement déclaré qu’ils emportaient les regrets de la nation, et c’est à l’Assemblée nationale que vous parlez de ces mêmes hommes avec un insolent mépris ! »
Mais il faut encore que tout en paraissant les défendre contre Lafayette, Robespierre adresse aux ministres de la Gironde un trait amer. « Vous parlez de l’équivoque, de la scandaleuse existence de l’un des ministres que vous venez de renvoyer, après les avoir fait nommer vous-même. » C’est, en passant et d’un air détaché, un coup meurtrier. Les Girondins appelés au pouvoir par Lafayette ! c’était faux ; mais quelle insinuation plus redoutable au moment où Lafayette soulevait contre lui toutes les colères de la Révolution ? Il n’y avait donc pas désarmement des haines entre la Gironde et Robespierre, mais seulement une sorte de trêve politique pour faire face à l’ennemi commun.
C’est le peuple de Paris qui fera au roi, au veto, à la lettre de Lafayette, la vraie réponse. Depuis plusieurs mois, l’animation des esprits était extrême. La déclaration de guerre, l’avènement, puis la chute du ministère girondin avaient créé je ne sais quelle attente passionnée.
Le peuple avait le pressentiment que la lutte suprême entre la Révolution et la royauté était proche, et comme à la veille des grands événements, des rumeurs effrayantes se répandaient. Un moment Paris avait cru que la garde du roi méditait l’égorgement des patriotes : en tout étranger venu à Paris, les regards soupçonneux cherchaient un conspirateur. En mai l’émotion avait été si grande, si générale, que l’Assemblée législative avait dû, pendant quelques jours, siéger en permanence. Et elle avait de même décrété, pour quelques jours, la permanence des sections.
Ainsi, les citoyens qui affluaient aux assemblées de section, avaient pour ainsi dire reçu officiellement la garde de la liberté et de la patrie. Danton, sans se compromettre, sans donner ouvertement de sa personne, suivait de près ce mouvement des sections, l’animant, le conseillant. C’est vraiment en ces multiples foyers populaires, dont tous les jours les événements rallumaient la passion, que la grande vie révolutionnaire s’exaltait. Surtout dans les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marcel le peuple était prêt à l’action décisive.
Il faudrait pouvoir suivre, jour pour jour (mais les procès-verbaux ou manquent ou sont trop incomplets) la vie de chaque section, surprendre, pour ainsi dire, l’éclosion et surveiller la croissance des pensées révolutionnaires. Le brasseur Santerre et Alexandre, qui commandaient les bataillons des Enfants-Trouvés et de Saint-Marcel, avaient beaucoup d’action ; Fournier, qui avait vainement tenté fortune à Saint-Domingue et qui était revenu en France le cœur ardent et aigri, l’ouvrier orfèvre Rossignol, le patron boucher Legendre, le marquis de Saint-Huruge, mêlé dès les premiers jours de la Révolution aux agitations du Palais-Royal, le polonais Lazowsky, commandant une compagnie de canonniers, semblaient diriger le mouvement. Mais que de forces inconnues fermentaient !
C’est chez Santerre ou dans la salle du Comité de la Section des Quinze-Vingts que se réunissaient les chefs. Mais ils n’avaient point des allures de conspirateurs. Il n’y avait rien de secret dans leurs démarches. Ils savaient bien qu’ils ne feraient rien sans l’énergie populaire et que celle-ci devait être tenue en éveil par une action ouverte, publique, audacieuse. Danton se réservait, à cause de son caractère officiel. Mais on savait bien qu’il n’était pas homme à se cacher, et que sa voix puissante sonnerait dans l’orage. Dès le 2 juin, plusieurs citoyens avaient demandé la permission d’organiser dans l’église des Enfants-Trouvés des réunions publiques. C’était comme une prédication permanente d’action révolutionnaire qu’ils voulaient instituer. Pétion, maire de Paris, seconda leur demande. Il écrivit le 2 juin à Rœderer : « Plusieurs citoyens du faubourg Saint-Antoine ont présenté au Conseil général de la Commune une pétition par laquelle ils demandent la permission de s’assembler, à l’issue des offices, dans l’église des Enfants-Trouvés pour s’y instruire de leurs droits et de leurs devoirs. Le Conseil a arrêté que cette pétition serait renvoyée au Directoire du Département. J’ai, en conséquence, l’honneur de vous l’adresser avec une expédition de l’arrêté qui ordonne le renvoi.
« Le Directoire ne peut manquer d’accueillir favorablement tout ce qui peut tendre à éclairer le patriotisme des citoyens et leur fait connaître les lois. Je vous serai infiniment obligé de mettre cette demande sous ses yeux et de le prier, au nom de la Municipalité, qui m’en a chargé, de prendre cette démarche dans la plus haute et la plus prompte considération. »
Le Directoire du Département, malgré ses attaches au parti feuillant, n’osa pas refuser. Mais le renvoi des ministres girondins donna au peuple l’élan décisif. Puisque le roi chassait les ministres qui lui demandaient de sanctionner des décrets nécessaires, des lois de salut révolutionnaire, puisque l’Assemblée hésitante semblait impuissante à imposer la sanction, il fallait agir par des pétitions sur l’Assemblée et sur le roi. La pétition n’était-elle pas légale ?
Mais ces pétitions il fallait les appuyer par une grande démonstration de force. C’est en foule que les citoyens armés iront à l’Assemblée et aux Tuileries. Ils iront le 20 juin, l’anniversaire du serment du Jeu de Paume, pour rappeler à tous la grande journée où l’arbitraire royal se brisa contre la fermeté des représentants.
C’est le 16 juin que Lazowsky et ses compagnons firent part de leur dessein au Conseil général de la Commune. Ce n’est donc pas la lettre de Lafayette, connue seulement deux jours après, qui a donné aux faubourgs l’idée de protester par la manifestation du 20 juin. Mais elle ajouta singulièrement à la colère et à l’élan. Lazowsky et ses amis espéraient obtenir de l’Hôtel de Ville, du Conseil général de la Commune, la permission de manifester. Ainsi, sous le couvert des autorités légales, la force populaire se déploierait sans obstacle, et l’effet de la manifestation serait plus imposant et plus sûr. Il fallait que les délégués des faubourgs eussent déjà une très grande conscience de leur force pour oser demander la permission administrative d’aller en armes à l’Assemblée et aux tribunes.
Le Conseil général de la Commune ne se laissa pas engager aussi avant. Il refusa et prit l’arrêté suivant :
« MM. Lazowsky, capitaine des canonniers du bataillon de Saint-Marcel, Duclos, Pavie, Lebon, Lachapelle, Lejeune, Vasson, citoyens de la section des Quinze-Vingts, Geney, Deliens et Bertrand, citoyens de la section des Gobelins, ont annoncé au Conseil général que les citoyens des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marcel avaient résolu de présenter mercredi 20 du courant, à l’Assemblée nationale et au roi, des pétitions relatives aux circonstances et de planter ensuite l’arbre de la liberté sur la terrasse des Feuillants, en mémoire de la séance du Jeu de Paume.
« Ils ont demandé que le Conseil général les autorisât à se revêtir des habits qu’ils portaient en 1789, en même temps que de leurs armes. « Le Conseil général, après avoir délibéré sur cette pétition verbale et le procureur de la Commune entendu :
« Considérant que la loi proscrit tout rassemblement armé, s’il ne fait partie de la force publique légalement requise, a arrêté de passer à l’ordre du jour.
« Le Conseil général a ordonné que le présent arrêté serait envoyé au directoire du département et au département de police et qu’il en serait donné communication au corps municipal. »
Cet arrêté est signé du doyen d’âge Lebreton, président, et du jeune secrétaire Royer, qui sera plus tard illustre sous le nom de Royer-Collard. (Voir Mortimer-Terneaux). Il irrita violemment les délégués des faubourgs ; mais ils passèrent outre et ils continuèrent d’ailleurs, pour rassurer, pour entraîner, à répéter que c’était une manifestation pacifique qu’ils organisaient. Le directoire du département, très effrayé, envoyait au maire Pétion lettre sur lettre pour l’avertir du mouvement qui se préparait, et lui demander de réquisitionner au besoin les troupes de ligne. Pétion, élu des faubourgs, ami des démocrates et des Girondins, se dérobait. Comme maire, il ne pouvait seconder un mouvement révolutionnaire et illégal. Mais il ne voulait pas s’y opposer par la force et il éludait les instances du directoire. Ainsi, à défaut d’une autorisation légale, les chefs du mouvement avaient-ils pour eux la complaisance secrète et les ignorances volontaires du maire jacobin. Pourtant, il ne pouvait s’abstenir entièrement.
Pour couvrir sa responsabilité, il donnait des ordres. Mais ou bien ces ordres étaient puérils, comme lorsqu’il réquisitionnait la force armée pour empêcher le peuple de couper dans la cour du Couvent de Sainte-Croix les peupliers dont il voulait faire des arbres de mai. Ou bien ils étaient tardifs, comme lorsqu’il lance le 20 juin, à minuit, l’ordre de rassembler la garde nationale.
En fait, il se borna à inviter le commandant, le 19 juin, à doubler les postes des Tuileries. Dès le 19, l’orage grondait, et il était certain que la journée du lendemain serait émouvante. Les faubourgs paraissaient résolus à marcher, et une sorte de souffle chaud passait sur l’Assemblée, qui lui venait du Midi ardent. Marseille était en effervescence révolutionnaire. Les patriotes marseillais adressèrent à la Législative une adresse qui fut lue par Cambon, le 19 juin, à la séance du soir :
« Législateurs, la liberté française est en péril : les hommes libres du Midi se lèvent pour la défendre.
« Le jour de la colère du peuple est arrivé. (Vifs applaudissements à gauche et dans les tribunes.) Ce peuple, qu’on a toujours voulu égorger ou enchaîner, las de parer des coups, à son tour est près d’en porter ; las de déjouer des conspirations, il a jeté un regard terrible sur les conspirateurs. Ce lion généreux, mais aujourd’hui trop courroucé, va sortir de son repos pour s’élancer contre la meute de ses ennemis.
« Favorisez ce mouvement belliqueux, vous qui êtes les conducteurs, comme les représentants, du peuple ; vous qui avez à vous sauver ou à périr avec lui. La force populaire fait toute votre force ; vous l’avez en mains, employez-la. Une trop longue contrainte pourrait l’affaiblir ou l’agacer. Plus de quartier, puisque nous n’en avons aucun à attendre. Une lutte entre le despotisme et la liberté ne peut être qu’un combat à mort ; car, si la liberté est générale, le despotisme sera tôt ou tard son assassin. Qui pense autrement est un insensé, qui ne connaît ni l’histoire, ni le cœur humain, ni l’infernal machiavélisme de la tyrannie.
« Représentants, le patriotisme vous demande un décret, qui nous autorise à marcher avec des forces plus imposantes que celles que vous venez de créer, vers la capitale et vers les frontières. (Applaudissements à gauche et dans les tribunes.) Le peuple veut absolument finir une Révolution qui est son œuvre et sa gloire, qui est l’honneur de l’esprit humain. Il veut se sauver et vous sauver. Devez-vous empêcher ce mouvement sublime ? Le pouvez-vous ? Législateurs, vous ne refuserez pas l’autorisation de la loi à ceux qui veulent aller mourir pour la défendre. » (Vifs applaudissements à gauche et dans les tribunes.) "
C’était comme une déclaration de guerre indivisible au roi et à l’étranger. Les modérés en furent épouvantés : ils s’écrièrent que cette adresse était attentatoire à la Constitution, mais la gauche protesta ; c’est contre les ennemis de la France que voulaient marcher les patriotes de Marseille : allait-on décourager l’élan national ? Cambon ne disait pas qu’ils voulaient aller aux frontières, et « dans la capitale ».
Le peuple sentait d’instinct la trahison du roi : c’est donc à travers le roi qu’il fallait frapper l’étranger. L’Assemblée, troublée par cet habile et ardent mélange de patriotisme et de révolution, n’osa pas désavouer l’adresse des Marseillais : elle en vota même l’impression et l’envoi aux départements ; c’était jeter à tous les vents des étincelles de république. L’Assemblée était emportée ainsi bien au delà de sa propre pensée ; et quand, un peu plus tard, dans la même soirée du 19, le directoire de Paris lui adressa copie d’un arrêté par lequel il mettait en demeure le maire et le commandant de la garde nationale d’assurer l’ordre le lendemain, que pouvait-elle faire ? Elle passa à l’ordre du jour, comme pour laisser aux autorités administratives et municipales toute la responsabilité.
Cependant, dans la nuit du 20 Juin, les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marcel étaient en rumeur comme un camp éveillé la veille d’un assaut. Les sections des Gobelins, de Popincourt, des Quinze-Vingts étaient en permanence. Cependant, ce n’est qu’assez avant dans la matinée que les deux faubourgs s’ébranlèrent.
Pendant toute la matinée il y avait eu entre Pétion et les commandants des bataillons révolutionnaires des pourparlers. Finalement, Pétion, ne pouvant pas et ne voulant pas arrêter le mouvement, qu’il déclarait irrésistible, s’avisa de le « légaliser ». On lui promit que les pétitionnaires déposeraient leurs armes avant d’entrer dans l’Assemblée et aux Tuileries ; et, en revanche, il autorisa tous les citoyens qui voulaient prendre part à la manifestation à marcher sous le commandement des officiers de la garde nationale. Ainsi le peuple révolutionnaire serait comme encadré par l’ordre légal. Touchante transaction des jours de combat !
L’Assemblée fut avertie à l’ouverture de la séance que deux colonnes armées parties l’une de la Salpêtrière, l’autre de la Bastille étaient en marche, qu’elles s’étaient rejointes, et que grossies d’une grande foule, elles approchaient. Les Girondins, Guadet, Vergniaud insistèrent pour que les pétitionnaires en armes fussent admis. Les modérés, comme Ramond, s’y opposèrent.
Pendant que se prolongeait le débat, le peuple des faubourgs était arrivé près de l’Assemblée. Le manège, où elle siégeait, était situé au point où se croisent aujourd’hui les rues de Rivoli et de Castiglione. Il était adossé à la terrasse des Feuillants, et celle-ci communiquait avec le jardin des Tuileries. Santerre, par une lettre au président de l’Assemblée, demande pour les pétitionnaires le droit d’entrer et de défiler. La gauche acclame la lettre, la droite murmure. Mais le peuple pénètre de force dans l’enceinte de l’Assemblée, et une pétition, au bas de laquelle se trouve en première ligne le nom de Varlet, un des futurs hébertistes, est lue par l’orateur de la députation. C’était un manifeste violent contre le veto, c’est-à-dire contre ce qui restait de la royauté :
« Faites donc exécuter la volonté du peuple qui vous soutient, qui périra pour vous défendre ; réunissez-vous, agissez, il est temps… Les tyrans, vous les connaissez ; ne mollissez point devant eux. Trembleriez-vous, tandis qu’un simple parlement foudroyait souvent la volonté des despotes ? Le pouvoir exécutif n’est point d’accord avec vous, nous n’en voulons d’autres preuves que le renvoi des ministres patriotes. C’est donc ainsi que le bonheur d’une nation dépendra du caprice d’un roi, mais ce roi doit-il avoir d’autre volonté que celle de la loi ? Le peuple le veut ainsi, et sa tête vaut bien celle des despotes couronnés…
« Nous nous plaignons, messieurs, de l’inaction de nos armées ; nous demandons que vous en pénétriez la cause. Si elle dérive du pouvoir exécutif, qu’il soit anéanti. Le sang des patriotes ne doit pas couler pour satisfaire l’orgueil et l’ambition du château des Tuileries… Législateurs, nous vous demandons la permanence de nos armes jusqu’à ce que la Constitution soit exécutée. Cette pétition n’est pas seulement des habitants du faubourg Saint-Antoine, mais de toutes les sections de la capitale et des environs de Paris. »
Près de dix mille hommes, portant des armes, de verts rameaux, dansant et chantant, défilèrent devant la tribune de l’Assemblée. Le peuple voulait en finir avec l’intolérable équivoque qui paralysait tout, avec l’universelle trahison du roi et de la Cour, au dedans et au dehors. Son orateur, Gouchon, en une rhétorique souvent prétentieuse et sotte, n’avait traduit qu’à demi sa pensée : le peuple allait à la République.
Depuis près de trois ans, depuis le 5 et 6 octobre, il n’y avait pas eu contact de la force populaire et des législateurs. Mais quel progrès d’éducation politique ! Aux 5 et 6 octobre, il y avait bien des raisons politiques du mouvement. Il s’agissait d’écarter le veto absolu, d’exiger la sanction des Droits de l’Homme. Mais je ne sais quoi de naïf, d’instinctif et d’élémentaire, un reste des soulèvements d’ancien régime, la passion violente et soudain apitoyée des femmes demandant du pain se mêlaient au mouvement. Cette fois, les milliers d’hommes qui passent en armes dans l’Assemblée ont une pensée précise : les journées des 5 et 6 octobre sortaient, si je puis dire, des entrailles du peuple souffrant ; la journée du 20 juin sort du cerveau révolutionnaire du peuple soulevé.
Mais les pétitionnaires, au sortir de l’Assemblée, enveloppent les Tuileries du côté du Jardin et du côté du Carrousel. C’est par le Carrousel que la pression est la plus forte : la porte s’ouvre, et le peuple pénètre dans la grande salle de l’Œil-de-Bœuf. Le roi y était avec trois de ses ministres : Beaulieu, Lajard et Terrier. « À bas le veto ! Au diable le veto ! » crient les citoyens. « Rappelez les ministres patriotes ; chassez vos prêtres ; choisissez entre Coblentz et Paris. »
La foule, malgré ces vifs propos, n’était pas menaçante. Je ne sais quelle survivance de respect était encore en elle ; elle n’avait pas renoncé tout à fait à l’espoir de ramener enfin par la peur le roi à la Constitution. D’ailleurs, le calme de Louis XVI, le courage tranquille qu’en cette minute de crise il opposa aux colères qui l’enveloppaient, firent tomber les paroles outrageantes, et ce fut bientôt comme une prière puissante, parfois tendre, le plus souvent méfiante et altière, qui de ce peuple alla vers lui. Louis XVI, presque acculé dans l’embrasure de la fenêtre, prit des mains d’un garde national un bonnet rouge : il s’en coiffa. Il prit aussi des mains d’une femme une épée fleurie et il l’agita. Il y eut une acclamation formidable : « Vive la Nation ! » Cette épée fleurie, c’était le symbole de la Révolution vaillante et tendre qui, tout en combattant, voulait aimer. Ah ! que de fleurs de tendresse auraient fleuri l’épée royale si elle avait voulu être l’épée de la Révolution ! Mais tout cela était mensonge.
On dirait pourtant que le roi, voué à la trahison, s’essayait parfois à une sorte de rôle populaire, comme pour se tromper lui-même en trompant les autres. Il mettait le pied, si je puis dire, sur l’autre route que lui offrait le destin. Mais non : c’est dans le chemin de perdition, d’hypocrisie, de ténèbres et de mort qu’il était irrévocablement engagé. L’Assemblée apprit avec émoi que le roi était entouré d’un peuple menaçant. Elle envoya en hâte une députation. Isnard, Vergniaud s’ouvrirent péniblement un chemin à travers la foule. Pétion arriva après eux. Il adjura le peuple de défiler tranquillement à travers le château. Les objurgations à Louis XVI redoublent : « Reprenez les ministres patriotes, ou vous périrez. » Louis XVI se borne à répondre qu’il sera fidèle à la Constitution ; et épuisé de soif en cette journée chaude, il boit à la bouteille que lui tend un grenadier. Peu à peu le peuple s’écoule, avec un dernier grondement de menace.
La vie du roi était sauve ; mais une sorte de duel personnel, de duel à mort était engagé entre la Révolution et la royauté. La journée du 20 juin avait été incertaine. La guerre extérieure n’était encore que languissamment engagée. L’armée du Rhin n’avait pas d’ennemi devant elle. L’armée du Centre, qui s’appuyait au camp de Maubeuge avec Lafayette, était à peu près immobile et ne livrait guère que des escarmouches. L’armée du Nord, avec Luckner, pénétrait sans difficulté en Belgique et occupait Ypres et Menin. L’étranger n’avait pas encore sérieusement commencé la lutte, et c’est à peine si la France avait le sentiment que la guerre était déclarée. Ce n’est donc pas la surexcitation du sentiment national qui a soulevé le peuple au 20 juin : c’est l’esprit révolutionnaire, et comme il n’était pas aiguillonné et exaspéré par le péril extérieur, il n’est pas allé d’emblée jusqu’au bout, jusqu’au renversement de la royauté. Mais il est visible que nous touchons au combat suprême de la Révolution et du roi.
Sur la journée du 20 juin, Robespierre garde, dans le Défenseur de la Constitution, un silence plein de blâme ; ces mouvements confus et violents contrariaient sa tactique de démocratie conservatrice, patiente et tenace. Les Girondins craignirent un moment que la violence subie par le roi lui ramenât la sympathie du pays, et ils adoucirent d’abord, autant qu’ils le purent, les couleurs de la journée.
« Les habitants des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, dit le Patriote français, ont, en sortant de l’Assemblée nationale, été rendre visite au roi, et lui présenter une pétition. Il l’a reçue avec beaucoup de calme, et a mis, à leur prière, le bonnet rouge. Un député lui disait qu’il était venu partager ses dangers. — « Il n’en est point au milieu des Français », a-t-il répondu. — Le peuple s’est conduit, dans le château, en peuple qui connaît ses devoirs, et qui respecte la loi et le roi constitutionnel. L’Assemblée nationale, instruite de ce qui se passait, a envoyé successivement plusieurs députations au roi. Le maire de Paris est parvenu à faire évacuer insensiblement le château ; à neuf heures, il était vide et tout était calme, et cependant plus de quarante mille hommes avaient marché. Et voilà le peuple que les Feuillants calomnient ! »
En vérité, c’est une idylle. Je n’aime pas beaucoup cette hypocrisie douceâtre. Si le devoir du peuple était d’être strictement constitutionnel, il manquait à son devoir en envahissant le château et en essayant d’imposer au roi par la force la sanction des décrets qu’il rejetait. Mais le devoir du peuple était de délivrer la Révolution d’une royauté traîtresse, et la Gironde ne le disait pas. Dans les grandes crises, il y a toujours eu en sa politique quelque chose de grêle et de fêlé. Mais les Girondins s’aperçurent vite que le roi et les Feuillants allaient exploiter contre la démocratie révolutionnaire les événements du 20 juin, et ils ne tardèrent pas à hausser le ton.
« Le roi prit la main d’un grenadier, la mit sur son cœur, et lui dit : « Croyez-vous que je tremble ? » Il disait à un autre : « L’homme de bien est toujours tranquille. » Cette tranquillité était motivée, sans doute, sur la connaissance que doit avoir le roi de la bonté et de l’indulgence du peuple français ; il savait bien qu’il n’avait rien à craindre de ce peuple qui lui avait pardonné le 14 juillet et le 6 octobre 1789, le 10 avril et le 25 juin 1791 ; il savait bien que ce peuple souffre longtemps avant de se plaindre, se plaint plus longtemps encore avant de punir. »
C’était un avertissement très net donné au roi. Prenez garde : si vous essayez de dramatiser à votre profit la journée du 20 juin, si vous tentez d’émouvoir la pitié, la fidélité de la France, et de nous créer une légende de souffrance et d’héroïsme, nous allons refaire l’histoire de vos crimes et de vos trahisons. Louis XVI, en effet, cherchait à exciter la sensibilité des Français. De toute part se répandaient des récits touchants sur la « Passion » de ce Christ de la royauté, sur le fiel et le vinaigre dont l’avaient abreuvé des sujets rebelles. Lui-même adressait à l’Assemblée une lettre discrète et habile où il lui suggérait des mesures de répression et lui en laissait la responsabilité :
« Monsieur le Président, l’Assemblée nationale a déjà connaissance des événements de la journée d’hier, Paris est dans la consternation ; la France les apprendra avec un étonnement mêlé de douleur. J’ai été très sensible au zèle que l’Assemblée m’a témoigné dans cette circonstance. Je laisse à sa prudence de rechercher les causes de cet événement, le soin d’en peser les circonstances, et de prendre les mesures nécessaires pour maintenir la Constitution, assurer l’inviolabilité et la liberté constitutionnelle du représentant héréditaire de la nation. Pour moi, rien ne peut m’empêcher de faire, en tout temps et dans toutes les circonstances, ce qu’exigeront les devoirs que m’imposent la Constitution que j’ai acceptée et les vrais intérêts de la nation française.
Presque toute l’Assemblée éclatait en applaudissements. Il semblait qu’une réaction se produisait ; les hésitants qu’avait un moment entraînés la Gironde se rejetaient vers le centre. Voilà où conduisent les agitations des clubs ! Voilà où aboutissent les perpétuelles dénonciations et déclamations contre le roi ! À l’anarchie, peut-être au meurtre ! Et que deviendra la France si des factieux renversent la Constitution, souillent du sang du roi la liberté ? Ainsi allaient les modérés, semant la peur.
Couthon avait voulu poser le 21 juin, devant l’Assemblée, la question décisive : celle du veto :
« Il est temps, il est pressant que l’Assemblée aborde avec fermeté et qu’elle décide promptement si les décrets de circonstance sont sujets ou non à la sanction. »
Il y eut une tempête : « Voilà l’explication de la journée d’hier ! Vous violez votre serment ! » Toute l’Assemblée, à l’exception de l’extrême-gauche, décida qu’il n’y avait pas lieu à délibérer sur la motion. Le ministre de la justice annonça qu’une enquête allait être ouverte sur les violences du 20 juin, et il sembla qu’on allait assister à une revanche de la royauté et des Feuillants sur la Gironde, la démocratie et la Révolution elle-même. Des régions les plus diverses de la France les protestations arrivent contre « les factieux ». Une grande partie de la bourgeoisie révolutionnaire s’émeut et s’effraie. Ce qui me frappe, c’est que ce ne sont pas seulement les directoires des départements où dominait souvent l’esprit modéré, ce sont aussi les municipalités qui s’indignent. Tuetey relève un grand nombre de ces protestations véhémentes, et je ne puis qu’y renvoyer.
Déjà la défiance de la bourgeoisie provinciale à l’égard de Paris commence à s’y marquer. Voici, par exemple, les citoyens du Havre qui, dans leur adresse « crient vengeance contre les scélérats qui ont violé l’asile du représentant héréditaire de la Nation et insulté sa personne inviolable et sacrée, demandent de réprimer l’audace des pétitionnaires insolents, prétendus organes des sections de la capitale, et d’imposer silence aux tribunes, qui ne constituent pas le peuple, et dont les applaudissements ou murmures indécents sont repoussés par tous les bons citoyens. »
Le directoire de la Somme, des administrateurs de l’Aisne, le directoire de l’Eure, les administrateurs de l’Indre, des citoyens d’Abbeville, le conseil général de la commune de Péronne, des citoyens de Rhône-et-Loire, le directoire de l’Oise, la municipalité de Fontaine-Française, le directoire de Seine-et-Marne, celui de la Seine-Inférieure, celui du Gard, du Pas-de-Calais, des citoyens de Strasbourg, le tribunal de Saint-Hippolyte du Gard, le directoire de la Manche, des citoyens d’Amiens, le district de Verdun, le tribunal de Baugé, le département d’Eure-et-Loir, le directoire de la Meuse, celui des Ardennes, le district de Commercy, la municipalité du Vigan, le directoire de l’Aude, le tribunal de Strasbourg, la ville d’Eu, les citoyens de Sedan, le district de Vitry-le-Français, le district de Nîmes, le directoire de la Gironde, le district de Château-Thierry, les Amis de la Constitution de Chaumont, la 4e légion de la garde nationale de Lyon, le directoire de la Haute-Garonne, le district de Saint-Omer, le directoire du Bas-Rhin, celui du Var, les citoyens de Montmorillon, le district de Montreuil-sur-Mer, la commune de Cany, le directoire du Nord, le district de Soissons, les citoyens actifs de Melle, les citoyens actifs de Saint-Fargeau, le directoire de Tarascon-sur-Rhône, la commune de Compiègne, le district de Rocroi, la commune de Granville, les habitants d’Ancenis, la commune de Saint-Rémy (Bouches-du-Rhône), la municipalité de Beuzeville, le district et la municipalité de Prades, la municipalité de Lardas, la commune d’Auray, le district de Lagrasse (Aude), les citoyennes de la ville de Saint-Chamant, la commune de Haucourt (Moselle), la commune de Bastia, de Brienne-le-Château, des citoyens de Boulogne-sur-Mer, demandent que « le glaive des lois » frappe les factieux, félicitent Louis XVI de son énergie, de son calme, demandent que la Constitution soit défendue contre les motionnaires, les libellistes, les incendiaires, dénoncent le maire de Paris, complice de l’émeute.
Le mouvement de réaction modérée était assez étendu : le feuillantisme semblait se ranimer soudain, comme après la journée du Champ-de-Mars il s’était affirmé. C’était une suprême chance de salut offerte à Louis XVI. Il aurait pu retenir ces sympathies en devenant enfin le serviteur loyal de la Révolution et de la France. Mais au moment même où de bonne foi la bourgeoisie modérée, par peur de l’anarchie, se groupait autour de lui, au moment même où le roi assurait l’Assemblée de sa fidélité à la Constitution, les manœuvres de trahison continuaient et la seule conclusion tirée par la reine de la journée du 20 juin était que les armées étrangères devaient hâter leur marche. Le 23 juin, trois jours après l’invasion du château, Marie-Antoinette écrivait à Fersen :
« (En chiffré) : Dumouriez part demain pour l’armée de Luckner ; il a promis d’insurger le Brabant. Saint-Huruge part aussi pour le même objet. — (En clair) : Voilà l’état des sommes que j’ai payées pour vous. Je vous enverrai celui de votre recette lorsqu’elle sera achevée.
« Je crois avoir reçu toutes vos lettres… Votre ami est dans le plus grand danger. Les médecins n’y connaissent plus rien. Si vous voulez le voir, dépêchez-vous. Faites part de sa malheureuse situation à ses parents. J’ai fini vos affaires avec lui, aussi à cet égard n’ai-je nulle inquiétude. Je vous donnerai de ses nouvelles assidûment. »
Et après avoir ainsi pressé Fersen de donner des nouvelles du grand « malade » des Tuileries à ses « parents » de Vienne, de Stockholm et de Berlin, elle adresse à Fersen, en clair et non signée, une lettre qui est comme un appel désespéré à l’invasion :
« Le 26 juin 1792. — Je viens de recevoir votre lettre no 10 ; je m’empresse de vous en accuser la réception. Vous recevrez incessamment des détails relatifs aux biens du clergé dont j’ai fait acquisition pour votre compte. Je me bornerai aujourd’hui à vous renseigner sur le placement de vos assignats : il m’en reste peu, et dans quelques jours j’espère qu’ils seront aussi bien placés que les autres.
« Je suis fâchée de ne pouvoir vous rassurer sur la situation de votre ami. Depuis trois jours cependant, la maladie n’a pas fait de progrès, mais elle n’en a pas moins des symptômes alarmants ; les plus habiles médecins en désespèrent. Il faut une crise prompte pour le tirer d’affaire, et elle ne s’annonce point encore ; cela nous désespère. Faites part de sa situation aux personnes qui ont des affaires avec lui, afin qu’elles prennent leurs précautions ; le temps presse. »
Et ce n’est pas à un adoucissement de la Constitution que pensent les amis et agents de Louis et de Marie-Antoinette, c’est à l’écrasement de toute l’œuvre révolutionnaire.
L’idée était venue au ministre d’Espagne, M. d’Aranda, qu’il pourrait offrir sa médiation et négocier entre la France et les deux puissances, Autriche et Prusse, avec qui elle était en guerre, une sorte de revision constitutionnelle favorable à la monarchie. C’est un projet absurde, car il supposait que la France révolutionnaire avait peur, et elle était pleine d’élan. Mais les intransigeants de la contre-révolution repoussent ce projet comme l’aurait repoussé la Révolution elle-même. Fersen écrit de Bruxelles, le 26 juin, au baron d’Ehrenswaerd, envoyé de Suède à Madrid :
« Monsieur le baron, je suis entièrement de votre avis sur la conduite que le roi de France doit tenir relativement au projet que vous supposez, avec raison à M. d’Aranda de se rendre médiateur et de modifier la Constitution. Il n’y a que les cours de Berlin et de Pétersbourg qui puissent s’y opposer ; encore l’impératrice, depuis la mort du feu roi, s’est-elle un peu refroidie de l’intérêt qu’elle portait aux affaires de France, pour faire de celles de Pologne l’objet de son intérêt le plus vif. Cependant sa vanité la force à ne pas abandonner la cause des princes qu’elle a embrassée avec tant de chaleur ; mais on ne peut pas trop compter sur celle de Vienne, et, malgré tout ce qu’elle fait, il y a lieu de croire qu’elle verrait avec plaisir s’établir une négociation où elle espère jouer un grand rôle. J’espère qu’il n’y a aucune communication directe entre le roi de France et M. d’Aranda ; cependant, comme en ce moment celle avec le roi est très difficile, et très rare, je ne puis avoir aucune certitude à cet égard.
« De tous les souverains qui s’intéressent au sort du roi de France, nul ne se conduit aussi mal que l’Espagne et aussi bien que le roi de Prusse ; il a donné les assurances les plus positives de secours ; et qu’il ne veut entendre à aucune négociation ou modification de la Constitution, mais au contraire, qu’il veut avant tout la liberté du roi, et qu’il fasse lui-même la Constitution qu’il voudra et qu’il jugera la plus avantageuse pour le royaume. Il donne 400.000 livres aux princes pour payer les troupes qui passeront, et compte leur assigner une place honorable dans les opérations qui auront lieu. Il a écrit au roi de Hongrie pour lui proposer de donner une somme pour l’entretien des émigrés. Je doute que cette proposition soit adoptée. La mauvaise volonté de cette cour est évidente, les émigrés ne sont pas même soufferts à leur armée comme simples spectateurs, et au lieu d’en recevoir 7 à 8,000 qui ont été offerts, ils ont préféré de risquer que tout le pays soit occupé par les rebelles français, qui n’avaient d’avantage sur eux que le nombre. Depuis qu’il leur est arrivé des renforts, ils n’ont plus rien à craindre ; mais ils ont eu des moments très critiques, et au moment que M. de Biron marchait sur Mons, le général Beaulieu n’avait que 1,800 hommes et 3 canons ; 1,200 hommes arrivèrent dans la nuit et 6 canons en poste. Même à présent, ils hésitent faute de monde à attaquer et à chasser les Français de Menin et Courtray. »
Ainsi ce n’est même pas à la politique incertaine et conciliante de l’Autriche, c’est aux velléités intransigeantes du roi de Prusse que Fersen et la royauté attachent leur espoir. Aussi le feuillantisme ne pouvait être qu’une duperie, à moins qu’il ne devînt une trahison. À cette bourgeoisie modérée et candide, qui sous l’émotion du 20 juin, lui envoyait des adresses de sympathie, Louis XVI préparait un singulier réveil ; c’est sous le galop furieux des chevaux de Prusse que ses illusions auraient été foulées. C’est par la chevauchée de Brunswick que Louis XVI répondra à la confiance naïve des révolutionnaires timorés. Fersen écrit à Marie-Antoinette le 30 juin :
« J’ai reçu hier la lettre du 23 ; il n’y a rien à craindre tant que les Autrichiens ne seront pas battus. Cent mille Dumouriez ne feront pas révolter ce pays-ci, quoiqu’il y soit très fort disposé.
« Votre position m’inquiète sans cesse. Votre courage sera admiré, et la conduite ferme du roi fera un excellent effet. J’ai déjà envoyé partout la relation, et je vais envoyer la Gazette universelle, qui rend compte de sa conversation avec Pétion : elle est digne de Louis XVI. Il faudra continuer de même, et surtout tâcher de ne pas quitter Paris ; c’est le point capital. Alors il sera aisé de venir à vous, et c’est là le projet du duc de Brunsivick. Il fera précéder son entrée par un manifeste très fort, au nom des puissances coalisées, qui rendront la France entière et Paris en particulier responsables des personnes royales. Ensuite il marche droit sur Paris, en laissant les armées combinées sur les frontières pour masquer les places et empêcher les troupes qui y sont d’agir ailleurs et de s’opposer à ses opérations… Le duc de Brunswick arrive le 3 à Coblence ; la première division prussienne y arrive le 8. »
Voilà ce que valait la lettre de Louis XVI à l’Assemblée le 21 juin. Seule, la Révolution populaire pouvait sauver la liberté et la patrie. Et pendant que la royauté traîtresse appelait l’étranger et l’attendait, haletante, pour supprimer la Constitution, Lafayette s’obstinait à ne voir que le péril révolutionnaire, quittait son armée et accourait à Paris. Cette fois ce n’était plus par lettre qu’il voulait sommer l’Assemblée de restituer l’autorité royale et d’interpréter la Constitution dans le sens feuillant. C’est lui-même, en une démarche qui ressemble à un coup d’État, qui vient brusquement menacer l’Assemblée. Il y est entendu le 28 juin. Il pouvait, à ce moment, espérer un mouvement décisif.
L’émotion soulevée dans la bourgeoisie modérée et dans une très grande partie du royaume par la journée du 20 juin durait encore. Les adresses à l’Assemblée affluaient. Lafayette lui-même, dès qu’il parut à la barre, fut salué par les applaudissements d’une grande partie de l’Assemblée et aussi d’une grande partie des tribunes. Il affecta le langage le plus constitutionnel. Il déclara qu’il était venu seul, non comme général, mais comme citoyen, et pour arrêter le pétitionnement illégal commencé par son armée. Mais, malgré tout, c’est son armée qui parlait en lui et par lui : et d’ailleurs il déposait sur le bureau de l’Assemblée les adresses que lui avaient déjà fait parvenir plusieurs corps de troupes contre les « Jacobites » et les « factieux »,
La Gironde essaya tout de suite de parer le coup. Guadet toucha le point faible. Il demanda si le général Lafayette, avant de quitter son armée, avait demandé et obtenu l’autorisation du ministre de la guerre. La Gironde insista pour que le ministre de la guerre fût interrogé là-dessus. Il y eut appel nominal. 234 voix appuyèrent la demande ; 339 dirent non. La majorité se prononçait pour Lafayette. Mais, malgré tout, ce que sa démarche avait d’irrégulier ne pouvait se soutenir que par des coups hardis et rapides. Qu’allait-il faire ? Il n’y avait pour lui qu’une solution : épurer l’Assemblée par l’arrestation et la mise en accusation des députés que l’on pouvait accuser d’une sorte de connivence au moins morale avec l’insurrection du 20 juin, et dissoudre par la force le club des Jacobins. C’était bien un coup d’État : mais, hors de cet acte de violence, Lafayette ne pouvait rien, n’aboutissait à rien. Ce coup d’État eût été funeste, car la Cour n’étant plus surveillée par les forces révolutionnaires aurait eu raison en quelques jours du modérantisme constitutionnel, et c’est à la contre-révolution absolue qu’aurait tourné la crise.
Quel châtiment pour Lafayette, si, à la minute même où il risquait cette entreprise de vanité et de réaction, il avait connu les lettres de trahison échangées entre la Cour et les puissances étrangères que lui, Lafayette, s’imaginait encore combattre !
Heureusement, pour mener à bien ce coup d’État. Lafayette aurait eu besoin du concours absolu de la Cour. Or, elle le haïssait, et se défiait de lui. Elle continuait à le rendre responsable des journées des 5 et 6 octobre, de toutes les humiliations subies depuis, de la quasi-captivité des Tuileries. Lafayette, isolé entre la Révolution et la Cour, ne disposait donc pas de moyens d’action décisifs. Il avait naïvement compté sur sa popularité parisienne, force flottante et décroissante. Il fut applaudi : mais Pétion décommanda une revue de la garde nationale où Lafayette espérait paraître soudain et entraîner les bataillons bourgeois contre les Jacobins.
Lafayette ne put même établir le contact entre lui et la bourgeoisie. Il se sentit bientôt comme perdu dans le vide ; et meurtri, il repartit pour son armée. Il avait menacé : il n’avait pas frappé. Il laissait donc ses adversaires plus forts et plus hardis. Contre lui, les révolutionnaires vont avoir maintenant une arme terrible. De la frontière en effet commencent à arriver de fâcheuses et inquiétantes nouvelles. Le 30 juin Rühl avertit l’Assemblée que « le dernier train d’artillerie vient d’arriver sur le Rhin ». Il s’écrie : « Couvrez le Rhin, couvrez l’Alsace. » Et des rumeurs de trahison s’élèvent contre ceux qui en empêchant la formation du camp de vingt mille hommes sous prétexte qu’il n’y avait point péril urgent, avaient trompé la nation. De plus, le bruit courait qu’à l’armée du Nord, le commandant en chef, Lückner, venait de donner le signal de la retraite.
L’armée qui était entrée en Belgique, qui avait occupé sans difficulté Courtrai, Ypres, Menin avait reçu l’ordre de se replier sur Lille. Pourquoi ? Ce ne pouvait être là, disaient les Girondins une décision spontanée du brave Lückner. Évidemment il obéissait aux instructions des ministres dévoués à la Cour. Gensonné, en cette même séance du 30 juin, formula l’accusation. « La guerre que nous soutenons aujourd’hui contre la maison d’Autriche, s’écria-t-il, la guerre que la Cour n’a pu éviter est devenue une intrigue, un spectacle qui serait risible pour la postérité, s’il n’était pas scandaleux pour les bons citoyens. Cette guerre n’a que les apparences d’une guerre ; les hommes qui la dirigent sont soumis à l’impulsion de la Maison d’Autriche. C’est par les manèges de cette Maison qui a déjà couvert et qui couvrira encore la France de deuil, que lorsque les premiers succès de nos armées ont mis dans nos mains Courtrai, Ypres, Menin, lorsque déjà une foule de généraux brabançons se sont réunis sous les drapeaux de la liberté ; lorsque le maréchal Lückner, qui commande une armée qu’on a eu soin de ne pas renforcer… a pris à Courtrai une position qui était inattaquable… c’est alors que par reflet d’une intrigue (car le maréchal Lückner à mes yeux n’est pas coupable de ce mouvement) le maréchal a été conduit à ce mouvement de recul par les menaces de l’infernal comité autrichien. »
Jamais Marat, que la Gironde, quelques jours avant, avait fait décréter d’accusation parce qu’il jetait le soupçon et le doute dans l’esprit des soldats, n’avait prononcé de paroles plus graves. Mais la Gironde, rejetée du pouvoir, menacée par la contre-révolution et par les feuillants, essayait de porter des coups mortels.
D’ailleurs, en dénonçant l’intrigue qui paralysait les mouvements et l’élan de nos armées, elle voyait juste et sauvait la patrie. Sur le détail, Gensonné se trompait. Le ministre de la guerre Lajard n’avait pas donné d’ordres à Lückner, et, en apparence, c’est bien spontanément que celui-ci se repliait. Il donna les raisons de sa retraite dans une lettre lue à l’Assemblée le 2 juillet. Il prétendait qu’avec une armée de 20.000 hommes seulement, il était très à découvert et très exposé : il n’aurait pu pousser sa pointe ou même maintenir ses positions que si les populations belges s’étaient soulevées contre l’Autriche et ralliées à la Révolution. Mais il n’en était rien : « Je suis dans la position de Menin : mon avant-garde est à Courtrai ; tout le pays entre Lamoy, Bruges et Bruxelles est couvert par mon armée et sans troupes ennemies. Malgré cela, aucun mouvement ne s’effectue de la part des Belges ; je n’entrevois pas même la plus légère espérance de l’insurrection si manifestement annoncée ; et quand je serais encore maître de Gand et de Bruxelles, j’ai presque la certitude que le peuple ne se rangerait pas plus de notre côté, quoi qu’en dise un petit nombre de personnes à qui peu importe le salut de la France, dans la seule vue de satisfaire leur ambition et leur fortune… Dans cette position et avec 20.000 hommes qui forment la totalité de mon armée, je ne puis pas me maintenir devant l’ennemi sans laisser Lille à découvert. »
La vérité est que les préoccupations politiques des chefs avaient brisé ou faussé le ressort militaire. Lafayette depuis des semaines, et avant même le 20 juin, regardait beaucoup plus vers Paris que vers l’étranger. Il songeait beaucoup plus à écraser les jacobins qu’à vaincre les Autrichiens. Il rassurait son patriotisme en se disant que l’écrasement des jacobins était la condition absolue de la défaite de l’étranger : mais en cet état d’esprit, il louvoyait, attendait, ajournait.
Par des messages répétés, il avait communiqué ses inquiétudes à Lückner. Celui-ci, vieux routier allemand entré au service de la France, parlant mal le français et débrouillant mal les événements et les intrigues qui tous les jours se compliquaient, cherchait avant tout à ne se compromettre en aucun sens. Il croyait à la force, à la popularité de Lafayette, qui commandait, pas loin de lui, l’armée du Centre. Il ne voulait pourtant pas se lier entièrement à lui : et lorsque, avant de quitter son armée pour aller à Paris, Lafayette envoya son aide de camp Bureau de Puzy prévenir Lückner, quand il fit exposer à Lückner qu’il n’y avait point de danger à ce que, lui, Lafayette, laissât un moment ses troupes, et quand il essaya de l’associer à sa responsabilité, Lückner se déroba. Il répondit, par une lettre très calculée et très habile, qu’il ne pouvait juger à distance des conditions militaires dans lesquelles Lafayette laissait son armée.
Mais, s’il ne voulait pas s’engager à fond avec Lafayette, il ne voulait pas non plus se lier à la Gironde, entrer dans le jeu des démocrates, des révolutionnaires. Or, marcher vigoureusement contre l’armée autrichienne, tenter de révolutionner le Brabant et d’y proclamer les Droits de l’homme, c’était appliquer toute la politique girondine. C’était encourager, exalter les espérances des révolutionnaires de Paris.
Et qu’adviendrait-il de Lückner si, pendant qu’il jouerait ainsi le jeu de la Révolution, la Cour et les modérés triomphaient à Paris ? Il valait mieux attendre, se ménager, et se borner à couvrir la frontière. De là le mouvement de retraite sur Lille, mouvement non pas de trahison caractérisée, mais de précaution sournoise et de calcul hésitant.
Il est très vrai que la Belgique, profondément cléricale, ne se levait pas à l’appel de la Révolution comme l’avait annoncé la présomptueuse Gironde. Mais les éléments révolutionnaires y étaient, malgré tout, nombreux. Fersen le reconnaît lui-même, et ils n’attendaient qu’une victoire décisive sur l’Autriche pour se manifester, pour s’organiser. En tout cas, si l’armée révolutionnaire de la France ne rencontrait pas d’emblée auprès de la population belge l’accueil enthousiaste qu’avait prédit Brissot, elle ne s’y heurtait non plus ni à une résistance marquée, ni même à un mauvais vouloir inquiétant.
L’armée autrichienne n’était pas très forte, et Lückner pouvait rester en Belgique. Il pouvait même continuer son mouvement, à la condition de demander d’importants renforts et de mettre publiquement en jeu la responsabilité de l’Assemblée et des ministres. Il préféra une demi-retraite. Visiblement, c’était l’esprit feuillant qui gouvernait et paralysait l’armée. Les soldats, les officiers dévoués à la Révolution, sentaient bien qu’ils étaient le jouet de l’intrigue. Lameth colportait partout des propos violents contre les jacobins : et on le savait l’homme de la Cour. Une protestation de Louis XVI contre le 20 juin, violente et amère, était à profusion répandue dans l’armée. Entre Lafayette et Lückner il y avait de perpétuels messages dont on devinait bien qu’ils n’avaient pas un objet exclusivement ou principalement militaire.
La force patriotique et révolutionnaire de l’armée était énervée par l’intrigue du modérantisme. Des lettres attristées ou indignées portaient, de l’armée à Paris, la colère des soldats patriotes. Plusieurs de ces lettres furent lues à la tribune de l’Assemblée : « Menin, le 28 juin, l’an IVe de la liberté. L’intrigue, depuis le changement du ministère, a fait des progrès inconcevables. L’armée est travaillée de telle manière que l’on pourrait perdre tout espoir, si le maréchal Lückner n’ouvre les yeux sur tout ce qui l’entoure et principalement sur tous ceux qui sont à la tête de l’état major. »
« L’armée murmure de ce qu’on reste dans l’inaction après les premiers moments de succès. Hier un courrier de M. Lafayette est venu parler au maréchal : une demi-heure après son arrivée, le maréchal a donné l’ordre à tous les équipages et caissons chargés de pain de retourner à Lille, et probablement il aurait donné l’ordre que l’armée se repliât aussi sur Lille, si M. Biron ne l’eût déterminé à suspendre les ordres… Le maréchal est si mal entouré et tellement trompé qu’on lui a mis dans la tête que le comité de Belgique prenait tout l’argent du pays pour l’expédier en Angleterre… Une députation de Belges est venue hier pour prier le maréchal de favoriser l’insurrection qui était prête à éclore et afin qu’il daignât les protéger, en envoyant 2 à 3.000 hommes pour courir le pays.
« Elle lui faisait savoir qu’aucun obstacle ne pouvait arrêter cette opération et qu’il n’y avait point d’Autrichiens. Il s’est mis en colère et a dit à la députation qu’on l’avait trompé, qu’on lui avait promis 60.000 hommes, et qu’il n’avancerait que lorsqu’il les aurait. Je ne sais pas comment M. le maréchal voudrait que le pays s’armât sans armes, et sans être protégé par les armées françaises qui restent dans l’inaction… Il paraît évident que le maréchal a été trompé sur la conduite du Comité et que les intrigants l’ont déterminé à abandonner la Belgique au moment où l’insurrection allait éclater. Que deviendra le Comité et les 1.200 hommes qui se sont si bien montrés à Courtrai dans les différentes attaques ? Que deviendront nos frontières ? Que deviendront Menin et Courtrai, quand l’armée française se retirera, pour avoir si bien reçu et arboré la cocarde nationale ?
«…Il est temps que la nation entière se lève : le moment de frapper est venu : il faut qu’elle recouvre la gloire qu’elle perdrait si elle restait assoupie. L’ennemi n’est point en force, pourquoi reculons-nous ? Toute l’armée murmure. S’il faut qu’elle retourne en France je ne réponds pas des événements fâcheux que cette démarche peut occasionner. Le maréchal tient conseil en ce moment… La proclamation du roi a été imprimée par ordre du maréchal Lückner et elle a été répandue à profusion dans l’armée : M. Lameth a couru toute sa division pour engager les régiments à exprimer leur vœu sur la proclamation du roi et l’adresser ensuite au maréchal. Plusieurs régiments ont juré d’être fidèles à la nation, à la loi et au roi, et de n’entrer dans aucune disposition politique. Ils ont juré de frapper fort l’ennemi. »
L’apparition des forces prussiennes sur le Rhin, la retraite peu explicable de Lückner surexcitent le sentiment national et révolutionnaire. Visiblement la Patrie est en danger : elle est menacée à la fois du dehors et du dedans, par la contre-révolution et par l’étranger. La patrie est en danger, et la Révolution comprend qu’à proclamer ce danger de la patrie, elle soulèvera jusqu’à l’héroïsme la force des volontés. Pas de précautions dégradantes. Les âmes pusillanimes sont abattues par la vue claire du danger, elle ajoute au contraire à l’élan des âmes fortes. Proclamer que la patrie est en danger, c’est animer contre l’ennemi toutes les énergies nationales ; c’est aussi animer contre les trahisons de la Cour, toutes les énergies révolutionnaires. Ce double coup terrible, contre l’ennemi du dehors et contre l’ennemi du dedans qui ne sont qu’un même ennemi, la Révolution le porte aux premiers jours de juillet. Le 30 juin, au nom de la Commission des Douze, Debry avait apporté un projet de décret qui organisait la procédure selon laquelle le danger de la patrie devait être déclaré, et les mesures qui devaient suivre. C’est en se référant à ce projet de décret que Vergniaud, en son discours immortel du 3 juillet, résuma, si je puis dire, les angoisses de la patrie et de la liberté, et, sous les ménagements presque dérisoires d’une hypothèse qui était une affirmation, porta à la royauté et à Louis XVI le coup mortel. Admirable parole qui rompait enfin avec les hypocrisies, qui déchirait les voiles d’un faux respect et les tissus de l’intrigue, et qui mettait enfin la France et le roi en face de la vérité ! Écoutez ces magnifiques accents révolutionnaires. Il y a encore, semble-t-il, dans le discours, quelques réserves et quelques replis, mais ce sont les replis de la nuée que l’éclair illumine. Ils n’amortissent pas l’éclat de la foudre, ils semblent seulement prêter à sa splendeur terrible un dessin souple et subtil.
Il indique d’abord le moyen d’en finir avec les troubles intérieurs : « Le roi a refusé sa sanction à votre décret sur les troubles religieux. Je ne sais si le sombre génie de Médicis et du cardinal de Lorraine erre toujours sous les voûtes du palais des Tuileries ; si l’hypocrisie sanguinaire des jésuites Lachaise et Letellier revit dans l’âme de quelque scélérat brûlant de voir se renouveler les Saint-Barthélémy et les Dragonnades, je ne sais si le cœur du roi est troublé par des idées fantastiques qu’on lui suggère, et sa conscience égarée par les terreurs religieuses dont on l’environne.
« Mais il n’est pas permis de croire sans lui faire injure, et l’accuser d’être l’ennemi le plus dangereux de la Révolution, qu’il veut encourager par l’impunité les tentatives criminelles de l’ambition pontificale… Si donc il arrive que les espérances de la nation et les nôtres sont trompées, si l’esprit de division continue à nous agiter, si la torche du fanatisme menace encore de nous consumer, si les violences religieuses désolent toujours les départements, il est évident que la faute en devra être imputée à la négligence seule ou à l’incivisme des agents employés par le roi ; que les allégations de l’inanité de leurs efforts, de l’insuffisance de leurs précautions, de la multiplicité de leurs veilles, ne seront que de méprisables mensonges et qu’il sera juste d’appesantir le glaive de la justice sur eux, comme étant la cause unique de tous nos maux. Eh bien ! Messieurs, consacrez aujourd’hui cette vérité par une déclaration solennelle. Le veto apposé sur votre décret a répandu non cette morne stupeur sous laquelle l’esclave affaissé dévore ses pleurs en silence, mais ce sentiment de douleur généreux qui, chez un peuple libre, éveille les passions et accroît leur énergie. Hâtez-vous de prévenir une fermentation dont les effets sont hors de la prévoyance humaine ; apprenez à la France que désormais les ministres répondront sur leur tête de tous les désordres dont la religion sera le prétexte ; montrez-lui dans cette responsabilité un terme à ses inquiétudes, l’espérance de voir les séditieux punis, les hypocrites dévoilés et la tranquillité renaître. »
C’est la suppression du droit de veto. Lorsque les « agents du roi » seront responsables sur leur tête, lorsqu’ils seront frappés à mort pour n’avoir pas, en somme, exécuté les mesures que le roi se refuse à sanctionner, que restera-t-il du droit de sanction ? Mais que restera-t-il du roi lui-même ? Vergniaud parle en juillet 1792 de faire tomber la tête des ministres. Six mois plus tard, c’est la tête du roi qui tombera.
Mais voici que le grand orateur force le roi dans son dernier refuge : le respect hypocrite et simulé de la Constitution. C’est ce que le roi avait répondu au peuple le 20 juin : « J’appliquerai la Constitution. » Et il l’appliquait en effet de manière à la tuer. Vergniaud dénonce la manœuvre et il arrache au roi sa suprême ressource, le bouclier de mensonge et de ruse dont il se couvrait. Il sent si bien qu’il va porter un coup formidable, et que si l’on enfonce un peu plus le glaive la royauté est morte, que lui-même, par une précaution qui n’est pas purement oratoire, supplie l’Assemblée de ne pas forcer d’une ligne le sens de ses paroles :
« Il est des vérités simples mais fortes et d’une haute importance, dont la seule énonciation peut, je crois, produire des effets plus grands, plus salutaires que la responsabilité des ministres… Je parlerai sans autre passion que l’amour de la patrie et le sentiment des maux qui la désolent. Je prie qu’on m’écoute avec calme, qu’on ne se hâte pas de me deviner pour approuver ou condamner d’avance ce que je n’ai pas l’intention de dire. Fidèle à mon serment de maintenir la Constitution, de respecter les pouvoirs constitués, c’est la Constitution seule que je vais invoquer. De plus, j’aurai parlé dans les intérêts bien entendus du roi, si à l’aide de quelques réflexions d’une évidence frappante, je déchire le bandeau que l’intrigue et l’adulation ont mis sur ses yeux et si je lui montre le terme où ses perfides amis s’efforcent de le conduire. »
Vergniaud espérait-il encore que son avertissement terrible ramènerait le roi à la Révolution ? Peut-être ; il lui en coûtait assurément de penser qu’une nouvelle crise révolutionnaire, pleine d’inconnu, allait s’ouvrir : qui sait si, après la fausse tactique des ménagements, on n’agira pas sur le roi par les grands effets de vérité et de terreur ?
« C’est au nom du roi, s’écrie -t-il, que les princes français ont tenté de soulever contre la nation toutes les cours de l’Europe ; c’est pour venger la dignité du roi que s’est conclu le traité de Pilnilz et formée l’alliance monstrueuse entre les cours de Vienne et de Berlin ; c’est pour défendre le roi qu’on a vu accourir en Allemagne, sous les drapeaux de la rébellion, les anciennes compagnies des gardes du corps ; c’est pour venir au secours du roi que les émigrés sollicitent et obtiennent de l’emploi dans les armées autrichiennes et s’apprêtent à déchirer le sein de la patrie ; c’est pour joindre ces preux chevaliers de la prérogative royale que d’autres preux pleins d’honneur et de délicatesse abandonnent leur poste en présence de l’ennemi, trahissent leurs serments, volent les caisses, travaillent à corrompre leurs soldats, et placent ainsi leur gloire dans la lâcheté, le parjure, la subornation, le vol et les assassinats. (Applaudissements des tribunes.) C’est contre la nation et l’Assemblée nationale seule, et pour le maintien de la splendeur du trône que le roi de Bohême et de Hongrie nous fait la guerre, et que le roi de Prusse marche sur nos frontières ; c’est au nom du roi que la liberté est attaquée et que si l’on parvenait à la renverser, on démembrerait bientôt l’Empire pour indemniser de leurs frais les puissances coalisées ; car on connaît la générosité des rois, on sait avec quel désintéressement ils envoient leurs armées pour désoler une guerre étrangère, et jusqu’à quel point on peut croire qu’ils épuiseraient leurs trésors pour soutenir une guerre qui ne devrait pas leur être profitable. Enfin, tous les maux qu’on s’efforce d’accumuler sur nos têtes, tous ceux que nous avons à redouter, c’est le nom seul du roi qui en est le prétexte et la cause.
« Or, je lis dans la Constitution, chapitre 11, section 1re, article 6 : « Si le roi se met à la tête d’une armée et en dirige les forces contre la nation, ou s’il ne s’oppose pas par un acte formel à une telle entreprise qui s’exécuterait en son nom, il sera censé avoir abdiqué la royauté.
« Maintenant je vous demande ce qu’il faut entendre par un acte formel d’opposition ; la raison me dit que c’est l’acte d’une résistance proportionnée autant qu’il est possible au danger, et faite dans un temps utile pour pouvoir l’éviter.
« Par exemple si, dans la guerre actuelle, 100,000 Autrichiens dirigeaient leur marche sur la Flandre, ou 100,000 Prussiens vers l’Alsace, et que le roi, qui est le chef suprême de la force publique, n’opposait à chacune de ces deux redoutables armées qu’un détachement de 10 ou 20,000 hommes, pourrait-on dire qu’il a employé des moyens de résistance convenable, qu’il a rempli le vœu de la Constitution et fait l’acte formel qu’elle exige de lui ?
« Si le roi, chargé de veiller à la sûreté extérieure de l’État, de notifier au Corps Législatif les hostilités imminentes, instruit des mouvements de l’armée prussienne, n’en donnait aucune connaissance à l’Assemblée nationale ; instruit, ou du moins pouvant présumer que cette armée nous attaquera dans un mois, disposait avec lenteur les préparatifs de répulsion ; si l’on avait une juste inquiétude sur les progrès que les ennemis pourraient faire dans l’intérieur de la France et qu’un camp de réserve fût évidemment nécessaire pour prévenir ou arrêter ces progrès, s’il existait un décret qui rendît infaillible et prompte la formation de ce camp ; si le roi rejetait ce décret et lui substituait un plan dont le succès fût incertain, et demandait pour sa création un temps si considérable que les ennemis auraient celui de le rendre impossible ; si le Corps législatif rendait des décrets de sûreté générale, que l’urgence du péril ne permît aucun délai, que cependant la sanction fût refusée ou différée pendant deux mois ; si le roi laissait le commandement de l’armée à un général intrigant, devenu suspect à la nation par les fautes les plus graves, les attentats les plus caractérisés à la Constitution ; si un autre général nourri loin de la corruption des cours et familier avec la victoire, demandait pour la gloire de nos armes un renfort qu’il serait facile de lui accorder ; si, par un refus, le roi lui disait clairement : « Je te défends de vaincre » ; si, mettant à profit cette funeste temporisation, tant d’incohérence dans notre marche politique ou plutôt, une si confiante persévérance dans la tyrannie, la ligue des tyrans portait des atteintes mortelles à la liberté, pourrait-on dire que le roi a fait la résistance constitutionnelle, qu’il a rempli pour la défense de l’État le vœu de la Constitution, qu’il a fait l’acte formel qu’elle lui prescrit ?
« Vous frémissez messieurs…
« Souffrez que je raisonne encore dans cette supposition douloureuse. J’ai exagéré plusieurs faits, j’en énoncerai même tout à l’heure qui, je l’espère, n’existeront jamais, pour ôter tout prétexte à des applications qui sont purement hypothétiques ; mais j’ai besoin d’un développement complet, pour montrer la vérité sans nuages. (Vifs applaudissements à gauche et dans les tribunes.)
« Si tel était le résultat de la conduite dont je viens de tracer le tableau, que la France nageât dans le sang, que l’étranger dominât, que la Constitution fût ébranlée, que la contre-révolution fût là, et que le roi nous dise pour sa justification :
« Il est vrai que les ennemis qui déchirent la France prétendent n’agir que pour relever ma puissance qu’ils supposent anéantie ; venger ma dignité, qu’ils supposent flétrie ; me rendre mes droits royaux, qu’ils supposent compromis ou perdus ; mais j’ai prouvé que je n’étais pas leur complice, j’ai obéi à la Constitution qui m’ordonne de m’opposer par un acte formel à leurs entreprises puisque j’ai mis des armées en campagne. Il est vrai que ces armées étaient trop faibles, mais la Constitution ne désigne pas le degré de force que je devais leur donner ; il est vrai que je les ai rassemblées trop tard, mais la Constitution ne désigne pas le temps auquel je devais les rassembler ; il est vrai que des camps de réserve auraient pu les soutenir, mais la Constitution ne m’oblige pas à former des camps de réserve. Il est vrai que lorsque les généraux s’avançaient en vainqueurs sur le territoire ennemi, je leur ai ordonné de s’arrêter ; mais la Constitution ne me prescrit pas de remporter des victoires ; elle me défend même les conquêtes. Il est vrai qu’on a tenté de désorganiser les armées par des démissions combinées d’officiers et que je n’ai fait aucun effort pour arrêter le cours de ces démissions ; mais la Constitution n’a pas prévu ce que j’aurais à faire en pareil délit. Il est vrai que mes ministres ont continuellement trompé l’Assemblée nationale sur le nombre, la disposition des troupes et leurs approvisionnements ; que j’ai gardé le plus longtemps que j’ai pu ceux qui entravaient la marche du gouvernement constitutionnel, le moins possible ceux qui s’efforçaient de lui donner du ressort ; mais la Constitution ne fait dépendre leur nomination que de ma volonté, et nulle part elle n’ordonne que je donne ma confiance aux patriotes et que je chasse les contre-révolutionnaires.
« Il est vrai que l’Assemblée nationale a rendu des décrets utiles ou même nécessaires, et que j’ai refusé de les sanctionner, mais j’en avais le droit ; il est sacré, car je le tiens de la Constitution. Il est vrai, enfin, que la contre-révolution se fait, que le despotisme va remettre entre mes mains son sceptre de fer, que je vous en écraserai, que vous allez ramper, que je vous punirai d’avoir eu l’insolence de vouloir être libres ; mais j’ai fait tout ce que la Constitution me prescrit ; il n’est émané de moi aucun acte que la Constitution condamne ; il n’est donc pas permis de douter de ma fidélité pour elle, de mon zèle pour sa défense. (Double salve d’applaudissements.)
« Si, dis-je, il était possible que dans les calamités d’une guerre funeste, dans les désordres d’un bouleversement contre-révolutionnaire, le roi des Français leur tint ce langage dérisoire ; s’il était possible qu’il leur parlât jamais de son amour pour la Constitution avec une ironie aussi insultante, ne seraient-ils pas eu droit de lui répondre :
« Ô roi, qui sans doute avez cru avec le tyran Lysandre que la vérité ne valait pas mieux que le mensonge, et qu’il fallait amuser les hommes par des serments ainsi qu’on amuse les enfants avec des osselets, qui n’avez fini d’aimer les lois que pour parvenir à la puissance qui vous permettrait de les braver ; la Constitution, que pour qu’elle ne vous précipitât pas du trône où vous aviez besoin de rester pour la détruire ; la nation, que pour assurer le succès de vos perfidies, en lui inspirant de la confiance : pensez-vous nous abuser aujourd’hui par d’hypocrites protestations et nous donner le change sur la cause de nos malheurs, par l’artifice de vos excuses et l’audace de vos sophismes ?
« Était-ce nous défendre que d’opposer aux soldats étrangers des forces dont l’infériorité ne laissait pas même d’incertitude sur leur défaite ? Était-ce nous défendre que d’écarter les projets tendant à fortifier l’intérieur du royaume ou de faire des préparatifs de résistance pour l’époque où nous serions déjà devenus la proie des tyrans ? Était-ce nous défendre que de choisir des généraux qui attaquaient eux-mêmes la Constitution, ou d’enchaîner le courage de ceux qui la servaient ? Était-ce nous défendre que de paralyser sans cesse le gouvernement par la désorganisation continuelle du ministère ? La Constitution vous laisse-t-elle le choix des ministres pour notre bonheur ou notre ruine ? Vous fit-elle chef de l’armée pour notre gloire ou pour notre honte ? Vous donna-t-elle enfin le droit de sanction, une liste civile et tant de grandes prérogatives pour perdre constitutionnellement la Constitution et l’Empire ? Non, non ; homme que la générosité des Français n’a pu émouvoir, homme que le seul amour du despotisme a pu rendre sensible, vous n’avez pas rempli le vœu de la Constitution ; elle est peut-être renversée, mais vous ne recueillerez point le fruit de votre parjure ; vous ne vous êtes point opposé par un acte formel aux victoires qui se remportaient en votre nom sur la liberté ; mais vous ne recueillerez point le fruit de ces indignes triomphes ; vous n’êtes plus rien pour cette Constitution (Applaudissements des tribunes) pour cette Constitution que vous avez si indignement violée, pour ce peuple que vous avez si lâchement trahi. (Vifs applaudissements à gauche et dans les tribunes.) »
C’est un prodige de vérité et d’art, de passion et de tactique. L’hypothèse que fait Vergniaud coïncide par tant de traits avec la réalité, que le poids de ce réquisitoire sublime tombe directement sur le roi, à peine atténué et comme détourné par un suprême et presque impossible espoir. Et cependant, en forçant quelques traits, en parlant un moment comme si la Constitution était déjà ruinée, la France déjà envahie et ensanglantée, en allant ainsi au delà de la réalité, Vergniaud semblait dire au roi : « Ce que je vous dis ne s’appliquera entièrement et définitivement à vous que si vous laissez se développer la crise, si vous ne vous retirez pas des chemins toujours plus glissants de trahison. »
Ce discours de Vergniaud enveloppe le roi d’un prodigieux éclair, mais la foudre circulant autour de lui ne le frappe pas à mort ; elle lui accorde un suprême répit. Je ne sais rien de plus beau, de plus émouvant que cet effet à la fois direct, violent et suspensif. L’art infini et la sublime inspiration de l’orateur se marquent, qu’on me pardonne ce détail, jusque dans la structure grammaticale.
C’est une seule phrase qui porte en elle, comme une vaste nuée, ce grondement de foudre et cet éblouissement d’éclairs. Elle est toute entière suspendue à son premier terme qui marque l’hypothèse : « Si tel était le résultat », et ce premier terme d’hypothèse reparaît avant le terrible anathème final : ainsi l’Assemblée ne peut pas oublier un moment que, si voisine de la réalité, si effroyablement vraisemblable que soit la supposition de l’orateur, elle reste pourtant en quelque mesure une supposition. Et pourtant, les développements suspendus à cette hypothèse ont une telle abondance et une telle étendue, une telle force directe, qu’on ne sait plus si l’hypothèse même ne s’est pas insensiblement confondue avec la réalité, comme un moment la folie simulée d’Hamlet ne se distingue plus très nettement de la folie réelle. J’ai eu tort tout à l’heure de m’excuser de noter cet art merveilleux et ici presque magique. Car il me plaît que l’éclair qui manifeste enfin la fourberie royale soit d’une splendide beauté, et qu’en cette minute de clairvoyance exaltée le regard de flamme de la Révolution soit le regard du génie.
Au fond, la question était nettement posée : Si le roi ne défend pas réellement, sincèrement la liberté et la patrie, il est, d’après la Constitution, considéré comme ayant abdiqué. Or, il ressort de tous les faits connus que le roi ne défend pas sincèrement et comme elles doivent être défendues, la patrie et la liberté.
Sa déchéance s’impose donc, à moins que le roi, par un brusque revirement ou par la révélation suprême d’une bonne foi constitutionnelle que son entourage avait obscurcie, ne désarme la Constitution prête à frapper. Donc, à moins d’une conversion quasi-miraculeuse de Louis XVI, c’est la fin de sa royauté, c’est la fin de la royauté. Vergniaud. pourtant, comme les grands orateurs imaginatifs, semble avoir espéré que la force éblouissante et menaçante de sa parole, secondée par une manifestation de l’Assemblée, porterait dans l’âme du roi un salutaire et décisif avertissement. Il formula ainsi ses conclusions :
« Je propose de décréter :
« 1o Que la patrie est en danger, et sur le mode de cette déclaration, je me réfère au projet de la commission extraordinaire des Douze ;
« 2o Que les ministres seront responsables de tous les troubles intérieurs qui auraient la religion pour prétexte ;
« 3o Qu’ils sont responsables de toute invasion de notre territoire, faute de précautions pour remplacer à temps le camp dont vous aviez décrété la formation.
Je vous propose ensuite de décréter qu’il sera fait un message au roi dans le sens que j’ai indiqué.
« Qu’il sera fait une adresse aux Français pour les inviter à l’union et à prendre les mesures que les circonstances rendent nécessaires.
« Que vous vous rendrez en corps à la fédération du 14 juillet et que vous y renouvellerez votre serment du 14 janvier.
« Que le roi sera invité à y assister pour y prêter le même serment.
« Enfin que la copie du message au roi, l’adresse aux Français et le décret qui sera rendu à la suite de cette discussion soient portés par des courriers extraordinaires dans les 83 départements. »
Une longue acclamation lui répondit ; et le modéré Mathieu Dumas ayant répondu, non sans talent et sans courage, à Vergniaud, l’Assemblée, encore sous l’émotion de la parole magnifique et habile de l’orateur girondin, refusa l’impression du discours de Dumas. C’était cinq jours après la démarche de Lafayette : il avait bien décidément perdu la partie.
Chose curieuse et dramatique ! Le jour même où Vergniaud enveloppait le château des Tuileries de larges éclairs, qui par toutes les fenêtres devaient entrer comme des glaives de feu, la reine Marie-Antoinette adressait à Fersen un billet plein d’espérance :
« J’ai reçu votre lettre du vingt-cinq, no onze. J’en ai été bien touchée. Notre position est affreuse, mais ne vous inquiétez pas trop ; je sens du courage, et j’ai en moi quelque chose qui me dit que nous serons bientôt heureux et sauvés. Cette seule idée me soutient. L’homme que j’envoie est pour M. de Mercy ; je lui écris très fortement pour décider qu’enfin on parle. Agissez de manière à en imposer ici ; le moment presse et il n’y a plus moyen d’attendre. J’envoie les blancs-seings comme vous les avez demandes.
« Adieu, quand nous reverrons-nous tranquillement ? »
C’est sans doute en cette soirée du 3 juillet qu’elle disait à Madame Campan, en lui montrant la nuit sereine : « C’est libre bientôt et joyeuse que je contemplerai cette lune au doux éclat. »
D’où venait son espoir en cette heure tragique où la Révolution grondait autour d’elle, où le bruit hostile de la rue ne tombait un moment que pour laisser éclater la parole tribunitienne ? C’est d’un manifeste des alliés qu’elle attendait le salut : c’est de la prochaine chevauchée de Brunswick, et dans le château des Tuileries, peu à peu transformé en forteresse, le roi et la reine attendaient l’apparition de l’étranger libérateur. Déjà Marie-Antoinette se voit sur le seuil du palais, dont les rois et les généraux gravissent les marches.
C’est le 7 juillet que l’Assemblée adopte définitivement la procédure « de la patrie en danger ». Ce n’est pas seulement un appel aux énergies nationales et aux dévouements révolutionnaires ; c’est une organisation de défense :
« L’Assemblée nationale, considérant que les efforts multipliés des ennemis de l’ordre et la propagation de tous les genres de troubles dans les diverses parties de l’Empire, au moment où la nation, pour le maintien de sa liberté, est engagée dans une guerre étrangère, peuvent mettre en péril la chose publique, et faire penser que le succès de notre régénération politique est incertain ;
« Considérant qu’il est de son devoir d’aller au devant de cet événement possible et de prévenir, par des dispositions fermes, sages et régulières, une confusion aussi nuisible à la liberté et aux citoyens que le serait alors le danger lui-même ;
« Voulant qu’à cette époque la surveillance soit générale, l’exécution plus active, et surtout que le glaive de la loi soit sans cesse présent à ceux qui par une coupable inertie, par des projets perfides ou par l’audace d’une conduite criminelle, tenteraient de déranger l’harmonie de l’État ;
« Convaincue qu’en se réservant le droit de déclarer le danger, elle en éloigne l’instant et rappelle la tranquillité dans l’âme des bons citoyens ;
« Pénétrée de son serment de vivre libre ou mourir, et de maintenir la Constitution, forte du sentiment de ses devoirs et des vœux du peuple, pour lequel elle existe, décrète qu’il y a urgence. »
« L’Assemblée nationale, après avoir entendu le rapport de sa commission des Douze, et décidé l’urgence, décrète ce qui suit :
« Article 1er. — Lorsque la sûreté intérieure ou la sûreté extérieure de l’État seront menacées, et que le Corps législatif aura jugé indispensable de prendre des mesures extraordinaires, elle le déclarera par un acte du Corps législatif, conçu en ces termes : Citoyens, la patrie est en danger.
« Art. 2. — Aussitôt après la déclaration publiée, les conseils de département et de district se rassembleront et seront, ainsi que les conseils généraux des communes, en surveillance permanente ; dès ce moment, aucun fonctionnaire public ne pourra s’éloigner ou rester éloigné de son poste.
« Art. 3.— Tous les citoyens en état de porter les armes et ayant déjà fait le service de gardes nationales, seront aussitôt en état d’activité permanente.
« Art. 4. — Tous les citoyens seront tenus de déclarer devant leurs municipalités respectives, le nombre et la nature des armes et munitions dont ils seront pourvus ; le refus de déclaration ou la fausse déclaration dénoncée et prouvée seront punis par la voie de la police exceptionnelle ; savoir, dans le premier cas : 1o d’un emprisonnement dont le terme ne pourra être moindre de 2 mois ni excéder une année, et dans le second cas, d’un emprisonnement dont le terme ne pourra être moindre d’une année, ni excéder 2 ans.
« Art. 5. — Le Corps législatif fixera le nombre des gardes nationales que chaque département devra fournir.
« Art. 6. — Les directoires de département en feront la répartition par districts, et les districts entre les cantons à proportion du nombre des gardes nationales de chaque canton.
« Art. 7. — Trois jours après la publication de l’arrêté du Directoire, les gardes nationales se rassembleront par canton ; et, sous la surveillance de la municipalité du chef-lieu, ils choisiront entre eux le nombre d’hommes que le canton devra fournir.
« Art. 8. — Les citoyens qui auront obtenu l’honneur de marcher les premiers au secours de la patrie en danger, se rendront 3 jours après au chef-lieu de leur district ; ils s’y formeront en compagnie, en présence d’un commissaire de l’administration du district, conformément à la loi du 4 août 1791, ils y recevront le logement sur le pied militaire, et se tiendront prêts à marcher à la première réquisition.
« Art. 9. — Les capitaines commanderont alternativement, et par semaine, les gardes nationales choisies et réunies au chef-lieu du district.
« Art. 10. — Lorsque les nouvelles compagnies des gardes nationales de chaque département seront en nombre suffisant pour former un bataillon, elles se réuniront dans les lieux qui leur seront désignés par le pouvoir exécutif, et les volontaires y nommeront leur état-major.
« Art. 11. — Leur solde sera fixée sur le même pied que celle des autres volontaires nationaux ; elle aura lieu du jour de la réunion au chef-lieu du canton.
« Art. 12. — Les armes nationales seront remises, dans les chefs-lieux de canton, aux gardes nationales choisies pour la composition des nouveaux bataillons de volontaires. L’Assemblée nationale invite tous les citoyens à confier volontairement, et pour le temps de danger, les armes dont ils sont dépositaires, à ceux qu’ils chargeront de les défendre.
« Art. 13. — Aussitôt la publication du présent décret, les directoires de district se fourniront chacun de mille cartouches à balles, calibre de guerre, qu’ils conserveront en lieu sain et sûr, pour en faire la distribution aux volontaires, lorsqu’ils le jugeront convenable. Le pouvoir exécutif sera tenu de donner les ordres pour faire parvenir aux départements les objets nécessaires à la fabrication des cartouches.
« Art. 14. — La solde des volontaires leur sera payée sur des états qui seront délivrés par les directoires de district, ordonnancés par les directoires de département, et les quittances en seront reçues à la trésorerie nationale comme comptant.
« Art. 15. — Les volontaires pourront faire leur service sans être revêtus de l’uniforme national.
« Art. 16. — Tout homme résidant ou voyageant en France est tenu de porter la cocarde nationale ; sont exceptés de la présente disposition les ambassadeurs et agents accrédités des puissances étrangères.
« Art. 17. — Toute personne revêtue d’un signe de rébellion sera poursuivie devant les tribunaux ordinaires : et en cas qu’elle soit convaincue de l’avoir pris à dessein, elle sera punie de mort. Il est ordonné à tout citoyen de l’arrêter ou de la dénoncer sur-le-champ, à peine d’être réputé complice : toute cocarde autre que celle aux trois couleurs nationales est un signe de rébellion.
« Art. 18. — La déclaration du danger de la patrie ne pourra être prononcée dans la même séance où elle aura été proposée : et avant tout, le ministère sera entendu sur l’état du royaume.
« Art. 19. — Lorsque le danger de la patrie aura cessé, l’Assemblée nationale le déclarera par un acte du Corps législatif, conçu en ces termes : Citoyens, la patrie n’est plus en danger. »
Ainsi, ce n’est pas à l’instinct de conservation des individus, ce n’est pas aux mouvements spontanés de la colère ou de la frayeur qu’est livrée, si je puis dire, la conscience nationale. Elle ne relève que d’elle-même : c’est elle qui se gouverne dans son unité. Il n’y aura péril qu’à la minute même où la conscience commune de la patrie l’aura reconnu et proclamé. Ainsi, chaque conscience individuelle, jusque dans les forces élémentaires de l’instinct de conservation, est enveloppée par la conscience nationale. Et la puissance de l’ordre ajoute encore à la puissance de l’exaltation : car lorsqu’elle vibre au signal donné par la liberté en péril, toute âme sait qu’elle est à l’unisson de la patrie ; c’est la patrie elle-même, c’est la commune liberté qui vibre et frémit en elle.
Ce n’est point d’abord par réquisitions que procède la Révolution menacée, elle fait appel au libre dévouement des citoyens. Ce sont des volontaires qui auront l’honneur de marcher les premiers : et c’est volontairement que les citoyens qui ont des armes les donneront pour le temps du danger. Les uniformes manquent-ils ? Il n’importe : les soldats de la Révolution n’ont pas besoin d’uniforme pour aller au péril. C’est comme citoyens qu’ils combattent ; c’est leur liberté civile qu’ils défendent ; pourquoi ne porteraient-ils pas devant l’ennemi leur vêtement civil ? Et partout, ce sont les autorités civiles, ce sont les citoyens élus qui, au district, au département, veillent à la formation, à l’équipement, à l’armement, au payement des compagnies révolutionnaires.
Quelle commotion de liberté et d’héroïsme donnée à tous les cœurs ! Quelques jours après, le 11 juillet, sur un rapport fait par Hérault de Séchelles, au nom de la Commission extraordinaire des Douze, l’Assemblée déclarait que la patrie était en danger. Les hommes prudents ou timides, les modérés, disaient : À quoi bon ? Ajoutez-vous ainsi à la force militaire réelle de la France ? N’allez-vous pas, en surexcitant les alarmes, dissoudre la nation en d’innombrables petits groupes qui songeront chacun à leur salut immédiat ? Hérault de Séchelles répondait en montrant les armées ennemies en marche vers nos frontières. Il disait que du Corps législatif devait partir « une étincelle électrique », qui communiquerait à l’ensemble une énergie soudaine. Et il signalait le caractère exceptionnel, unique, de la lutte entreprise. C’était la première fois dans l’histoire du monde, que tout un peuple luttait pour sa liberté. Et c’était aussi la dernière fois : car de cette lutte sortirait la liberté de tous les peuples ; et ce serait alors l’universelle et éternelle paix.
« Enfin, Messieurs, il faut se pénétrer d’une réflexion décisive. C’est que la guerre que nous avons entreprise ne ressemble en rien à ces guerres communes qui ont tant de fois désolé et déchiré le globe : c’est la guerre de la liberté, de l’égalité, de la Constitution, contre une coalition de puissances d’autant plus acharnées à modifier la Constitution française qu’elles redoutent chez elles l’établissement de notre philosophie et les lumières de nos principes. Cette guerre est donc la dernière de toutes entre elles et nous… La seule occasion de convoquer tous les frères que la liberté nous a donnés est donc venue ; et désormais elle ne se représentera plus. »
Cette guerre extraordinaire, il fallait la solenniser par une grave et retentissante déclaration, comme par un coup de canon on solennise un grand événement. La dernière de toutes les guerres !
Sublime illusion qui exaltait encore les courages en donnant à cette guerre, qui devait marquer la fin des guerres, l’innocence de la paix. C’est comme une aube fraîche et pure de liberté et de paix qui se réfléchissait au fer des baïonnettes et des piques.
C’était un grand coup à l’ennemi. C’était aussi un grand coup à la royauté. Car si la patrie est en danger, qui donc a créé ce danger ? Et si la patrie est en danger, le suprême péril n’est-il pas de garder comme chef de la Nation et des armées un homme qui ne voulait pas de la liberté et qui mettait l’intérêt de la royauté au-dessus de la patrie ? Hérault de Séchelles avait conclu :
« La patrie est en danger parce que la Constitution est en danger. »
Ainsi, c’est sur les Tuileries qu’était pointé le canon d’alarme. À la fin de la séance du 11, c’est dans un silence émouvant que l’Assemblée adopta la belle et simple formule :
« L’Assemblée nationale, après avoir entendu les ministres et observé les formalités indiquées par la loi des 4 et 5 de ce mois, a décrété l’acte du Corps législatif suivant :
« Des troupes nombreuses s’avancent vers nos frontières ; tous ceux qui ont horreur de la liberté s’arment contre notre Constitution,
« Que ceux qui vont obtenir l’honneur de marcher les premiers pour défendre ce qu’ils ont de plus cher, se souviennent toujours qu’ils sont Français et libres ; que leurs concitoyens maintiennent, dans leurs foyers, la sûreté des personnes et des propriétés ; que les magistrats du peuple veillent attentivement ; que tous, dans un courage calme, attribut de la véritable force, attendent le signal de la loi, et la patrie sera sauvée. »
Un autre coup terrible avait été porté peu de jours avant aux modérés, défenseurs de la monarchie. L’Assemblée avait décrété la publicité des séances des Corps administratifs. Ainsi le Directoire du Département de Paris, devenu le foyer de l’esprit feuillant et du modérantisme rétrograde, allait être enveloppé de la force populaire. Tout donc accélérait le mouvement révolutionnaire. Tout précipitait la suprême rencontre de la Révolution et de la royauté.
Qu’importe qu’en une effusion sentimentale qui n’était pas sans arrière-pensée Lamourette, évêque de Lyon, ait convié le 7 juillet tous les partis à une réconciliation, à un embrassement fraternel ? La formule politique de cet accord était décevante :
« Une section de l’Assemblée attribue à l’autre le dessein séditieux de renverser la monarchie et d’établir la République ; et celle-ci prête à la première le crime de vouloir l’anéantissement de l’égalité constitutionnelle, et de tendre à la création de deux Chambres ; voilà le foyer désastreux d’une désunion qui se communique à tout l’Empire et qui sert de base aux coupables espérances de ceux qui machinent la contre-révolution. Foudroyons, Messieurs, par une exécration commune et par un dernier et irrévocable serment, foudroyons et la République et les deux Chambres. (Applaudissements unanimes). »
Et toute la Chambre se leva pour attester officiellement qu’elle « rejetait et haïssait également la République et les deux Chambres ! » Vanité des paroles humaines et des artifices de la sentimentalité devant la grande force des choses ! Haïr la République ! Foudroyer la République ! Trois mois après, cette République unanimement haïe, cette République unanimement foudroyée, se dressait sur le monde, passionnait les cœurs et lançait la foudre.
Mais, en vérité, quand Lamourette proposait sa formule d’équilibre, il ne s’agissait point de cela. Il ne s’agissait pas de savoir si, de parti pris et par système, les uns voulaient les deux Chambres et les autres la République. Il s’agissait de savoir si, pour sauver la royauté, on était prêt à compromettre la Révolution, ou si, pour, sauver la Révolution, on était prêt à perdre la royauté. Dès le lendemain, les hommes de la révolution, revenus de la surprise attendrie du baiser Lamourette, raillaient cette vaine parade et cette « réconciliation normande ».
Le journal de Prudhomme rappelait cet apologue oriental du sage persan Saâdi :
« En ce temps-là, Arimane ou le génie du mal, s’apercevant que les hommes éclairés désertaient ses autels, alla vite trouver Oromase ou le génie du bien, et lui dit : « Frère, assez longtemps nous sommes désunis. Réconcilions-nous et n’ayons plus qu’une seule chapelle à nous deux. — Jamais ! lui répondit Oromase bien avisé. Que deviendraient les pauvres humains, s’ils ne pouvaient plus distinguer le bien du mal ?… »
Le torrent révolutionnaire ne fut pas suspendu un seul jour.
Et qu’importe aussi que le Directoire du département de Paris s’acharnât à suspendre Pétion et Manuel ? Le premier mouvement en faveur du roi que les incidents du 20 juin avaient provoqué, allait s’émoussant. Les faubourgs multipliaient les adresses en faveur de Pétion, coupable seulement, comme il le disait lui-même, de n’avoir pas fait verser le sang. Les ministres hésitaient, sentant le péril, à s’engager à fond.
Le roi pourtant, le 11 juillet, confirmait la décision du Directoire. Mais l’Assemblée, le 13 juillet, sur un rapport de sa Commission des Douze, levait cette suspension, et la popularité du maire de Paris sortait accrue des événements du 20 juin. Surtout, il restait à l’hôtel de ville, il y pourrait encore prêter la main à la Révolution ou du moins fermer savamment les yeux sur ses préparatifs et ses démarches.
À ce même moment, le pouvoir exécutif était en pleine crise et décomposition. Duranthon, garde des sceaux, violenté et effrayé, avait donné sa démission dès le 3 juillet ; il avait été remplacé le 8 par M. Jolly : mais le 10, tous les ministres, Terrier, Scipion Chambonas, Lacoste, Joly, Lajard et Beaulieu, s’imaginant avec une naïve fatuité qu’ils allaient produire grande impression, déclarèrent à l’Assemblée que dans l’état d’universelle anarchie ils ne pouvaient garder la responsabilité des affaires. Ils envoyaient en même temps au roi une lettre de démission collective.
Cette pauvre révolte calculée des commis feuillants laissa l’Assemblée indifférente, mais elle découvrit encore le roi. S’il ne pouvait même plus fournir des ministres pour le fonctionnement de la Constitution, à quoi servait-il ?
Cependant, à mesure que le flot bouillonnait et qu’approchait le dénouement, les partis, comme s’ils redoutaient les conséquences incalculables de la commotion pressentie, hésitaient encore, ajournaient, tâchaient d’amortir. Quand fut lue à l’Assemblée législative, le 12 juillet, l’adresse franchement et brutalement républicaine du Conseil général de la commune de Marseille et de son maire Mouraille, qui déclaraient qu’en laissant subsister la royauté « les constituants n’avaient rien constitué », qui demandaient pourquoi une race privilégiée s’arrogeait le droit de régner sur la France, qui invitaient les législateurs « à extirper la dernière racine » de tyrannie, c’est-à-dire la royauté elle-même, et en tout cas tout droit de veto, l’Assemblée presque toute entière protesta. Les uns s’indignèrent ; les autres désapprouvèrent. Même les volontaires qui arrivaient à Paris pour prendre part à la fête du 14 Juillet, « à la Fédération de 1792 », avant d’aller aux frontières combattre l’ennemi, étaient entourés, par les Jacobins eux-mêmes, de conseils de prudence.
Robespierre, en un discours un peu pompeux : « Salut aux défenseurs de la liberté, salut aux généreux Marseillais », les avertissait de ne point se laisser duper, à la cérémonie du 14, par les avances mensongères et les sourires du pouvoir royal, mais il leur rappelait aussi en des termes dont la violence calculée laissait pourtant apparaître le conseil de modération, que la Constitution devait avant tout être respectée et maintenue. Même dans la journée du 14 juillet, au Champ-de-Mars, les partis de gauche évitèrent avec soin tout incident un peu aigu, toute manifestation un peu vive : aucun cri hostile ne fut poussé contre le roi ou contre la reine.
Les fédérés avaient été distribués dans les bataillons des différentes sections : ainsi, aucun mouvement ne pouvait se produire autour d’eux, et les organisateurs de la Journée évitèrent même au roi toute démarche désagréable.
Il était convenu d’abord qu’il mettrait le feu à un arbre généalogique des émigrés ; on lui épargna cette cérémonie. La journée fut assez belle, lumineuse, languissante, toute pénétrée de vagues sous-entendus, et d’une attente incertaine, de frayeurs atténuées et de somnolentes haines. De même que les Jacobins semblaient redouter ou ajourner tout au moins le coup de main décisif, le roi et la reine n’avaient plus d’autre politique que d’attendre l’étranger. Ils ne se faisaient aucune illusion sur le baiser Lamourette. Marie-Antoinette écrit le 7 juillet à Fersen.
(En clair) :
« Je vous ai adressé, il y a quelques jours, l’état de vos dettes actives. Voici le supplément que je reçois ce matin de votre banquier de Londres. »
(En chiffre) :
« Les différents partis de l’Assemblée nationale se sont réunis aujourd’hui ; cette réunion ne peut être sincère de la part des Jacobins, ils dissimulent pour cacher un projet quelconque. Un de ceux qu’on peut leur supposer est de faire demander par le roi une suspension d’armes et de l’engager à négocier la paix. Il faut prévenir que toute démarche officielle à cet égard ne sera pas le vœu du roi ; que s’il est dans la nécessité d’en manifester un d’après les circonstances, il le fera par l’agence de M. de Breteuil. »
Étrange chimère ! Elle se figure encore que la France révolutionnaire a peur et cherche à négocier, même par le roi. Il n’y a donc qu’une chose à faire : écarter toute négociation, et plonger au cœur même de la Révolution le glaive de la Prusse et de l’Autriche.
Elle écarte aussi les combinaisons des Feuillants, qui voulaient enlever le roi de Paris, l’entourer des troupes fidèles ou présumées telles de Lafayette, et de là, sans doute, faire la loi aux Jacobins.
Le plan était absurde : car si cette troupe « constitutionnelle » n’avait pas combiné son effort avec celui de l’étranger, elle ne pouvait rien contre la France de la Révolution, rien que déchaîner sans doute, dans Paris menacé, d’effroyables fureurs. Et si cette troupe royaliste s’était associée, comme il semble inévitable, aux armées étrangères, elle ne faisait que prolonger l’émigration. Lafayette était si animé contre « les factieux », et si exaspéré, il se sentait si bien perdu et réduit à rien par leur triomphe, qu’il ne craignit pas de proposer à la Cour ce plan insensé. Une lettre de M. Lally-Tollendal au roi, du 9 juillet 1792, dit ceci : « Je suis chargé par M. de Lafayette de faire proposer directement à Sa Majesté pour le 15 de ce mois le même projet qu’il avait proposé pour le 12 et qui ne peut plus s’exécuter à cette époque depuis l’engagement pris par Sa Majesté de se trouver à la cérémonie du 14. Sa Majesté a dû voir le plan du projet envoyé par M. de Lafayette, car M. Duport a dû le porter à M. de Montciel pour qu’il le montrât à Sa Majesté. M. de Lafayette veut être ici le 15 ; il y sera avec le vieux général Lückner. Tous deux viennent de se voir, tous deux se le sont promis, tous deux ont un même sentiment et un même projet. Ils proposent que Sa Majesté sorte publiquement de la ville, entre eux deux, en l’écrivant à l’Assemblée nationale, en lui annonçant qu’elle ne dépassera pas la ligne constitutionnelle, et qu’elle se rende à Compiègne. Sa Majesté et toute la famille royale seront dans une même voiture. Il est aisé de trouver cent bons cavaliers qui l’escorteront. Les troupes au besoin, et une partie de la garde nationale protégeront le départ… »
Et Lally ajoute : « Si, contre toute vraisemblance, Sa Majesté ne pouvait sortir de la ville, les lois étant bien évidemment violées, les deux généraux marcheraient sur la capitale avec une armée. » — Oui, et ils y précéderaient de quelques heures le duc de Brunswick. Lafayette lui-même écrit le 8 juillet : « J’avais disposé mon armée de manière que les meilleurs escadrons de grenadiers, l’artillerie à cheval, étaient sous les ordres de M… à la quatrième division, et si ma proposition eût été acceptée, j’emmenais en deux jours à Compiègne quinze escadrons et huit pièces de canons, le reste de l’armée étant placé en échelon à une marche d’intervalle ; et tel régiment qui n’eût pas fait le premier pas serait venu à mon secours, si mes camarades et moi avions été engagés. »
Lafayette n’est donc pas bien sûr de son armée. Mais c’est pour cette marche contre Paris, c’est au moins pour surveiller de plus près les événements, que Luckner, sous l’inspiration de Lafayette, s’était replié de la Belgique sur Lille. Vraiment, pour avoir voulu arrêter la Révolution au point où il s’arrêtait lui-même, Lafayette, malgré la droiture de son patriotisme, glissait aux limites de la trahison. La reine avait averti de ces projets Fersen et le comte de Mercy. Ils les combattaient énergiquement. Sans doute, ils avaient peur d’une réédition aggravée de Varennes. Et puis, pour eux, le roi aux mains de Lafayette, c’est encore le roi aux mains de la Révolution. Attendre à Paris, et n’avoir pas d’autre libérateur que l’étranger, voilà le mot d’ordre.
Fersen écrit à Marie-Antoinette le 10 juillet : « Votre courage est admirable et la fermeté de votre mari fait un grand effet. Il faut conserver l’un et l’autre pour résister à toute tentative pour vous faire sortir de Paris. Il est très avantageux d’y rester. Cependant je suis entièrement de l’avis de M. de Mercy sur le seul cas où il fallût en sortir ; mais il faut prendre bien garde d’être assuré, avant de le tenter, du courage et de la fidélité de ceux qui protégeraient votre sortie… car, si elle manquait, vous seriez perdus sans ressource, et je n’y pense pas sans frémir. Ce n’est donc pas une tentative à faire légèrement et sans être sûr de la réussite. Il ne faudrait jamais, si vous le faites, appeler Lafayette, mais les départements voisins… »
Le 11 juillet, Marie-Antoinette écrit à Fersen : (en chiffre) : Les Constitutionnels réunis à Lafayette et à Luckner veulent emmener le roi à Compiègne le lendemain de la fédération ; à cet effet, les deux généraux vont arriver ici. Le roi est disposé à se prêter à ce projet ; la reine le combat. On ignore encore quelle sera l’issue de cette grande entreprise que je suis loin d’approuver. Luckner prend l’armée du Rhin, Lafayette passe à celle de Flandre, Biron et Dumouriez à celle du centre. (En blanc). Votre banquier de Londres n’est pas très exact à me faire passer les fonds. »
Luckner vint à Paris dans la nuit du 13 au 14, et il assista à la fête de la Fédération. Lafayette ne vint pas. La réponse négative du roi, qui avait cédé enfin aux instances de Marie-Antoinette, l’avait rebuté ; et tout ce complot avorté ne servit qu’à compromettre encore le roi et Lafayette. Le bruit en effet, que les deux généraux avaient songé à marcher sur Paris ne tardait pas à se répandre. Le journal de Prudhomme dit mystérieusement en parlant de Lafayette :
« On dit qu’un certain grand personnage était caché (le 14) sous le tapis de velours à frange d’or qui recouvrait le balcon de l’école militaire, témoin invisible des imprécations continues qu’un cortège de 60,000 hommes lui donnait en entrant dans le champ de la Fédération ; dans ce même champ où il avait pensé, les années précédentes, être étouffé dans des nuages d’encens ; du moins, ce jour-là, l’armée de Lafayette le cherchait partout. Mais Luckner aussi avait bien quitté la sienne et les houlans pour venir défendre son roi, en cas de besoin contre les factieux du 14 juillet. »
Mais ce qui était plus grave pour Lafayette que ces rumeurs étranges, c’est que Luckner, dans son court passage à Paris, jasa. Le 17 juillet, dans une soirée chez l’archevêque de Paris, il laissa entendre que Lafayette lui avait fait des propositions horribles, qu’il lui avait demandé de marcher contre Paris. C’est du moins ainsi que furent comprises ses paroles. Elles furent portées à la tribune de la Législative par Gensonné, Vergniaud, Brissot.
Elles furent certifiées par Hérault de Séchelles. Bureau de Puzy, messager de Lafayette à Luckner fut appelé à la barre pour s’expliquer sur ces projets criminels. Il nia qu’il eût jamais été question d’une marche des armées sur Paris, mais il produisit pour la défense de Lafayette des lettres, qui en réalité l’accusaient. Lafayette disait à Luckner : « J’ai beaucoup de choses à vous dire
sur la politique. » Et il éclatait à tous les yeux que les deux armées étaient
livrées à l’intrigue, que leur force patriotique et révolutionnaire était paralysée par les combinaisons des chefs. Luckner écrivit que ses paroles avaient
été mal comprises. Lafayette nia :
« On me demande si j’ai pensé, si j’ai tenté d’aller faire le siège de Paris, de quitter les frontières pour marcher sur Paris ; je réponds en quatre mots : cela n’est pas vrai. Signé : Lafayette. »
C’était une misérable équivoque, toute voisine du mensonge. Ce n’est pas directement sur Paris, ce n’est pas avec toute son armée que voulait marcher Lafayette. Il voulait d’abord aller à Compiègne. Mais l’essentiel est qu’il avait médité de quitter en effet la frontière et son poste de combat pour servir la royauté. Et Luckner, craignant sans doute d’être compromis, avait laissé échapper une partie au moins du secret. De partout s’exhalait comme une odeur de trahison. Et Marat, écrasé pourtant depuis des mois par le sentiment de son impuissance, relevait un moment la tête pour se glorifier de sa clairvoyance :
« Français, écrit-il le 18 juillet, vous avez donc ouvert les yeux sur le sieur Mottié (Lafayette) ; depuis quelques jours vous voilà parvenus à voir ce qu’un citoyen clairvoyant n’a cessé de vous montrer depuis le principe de la Révolution, et aujourd’hui le grand général, le héros des deux mondes, l’émule de Washington, l’immortel restaurateur de la liberté n’est plus à vos yeux qu’un vil courtisan, un valet du monarque, un indigne suppôt du despotisme, un traître, un conspirateur… Luckner n’est pas moins un traître avéré, assez vil pour couvrir du mensonge ses noires perfidies ; car il est faux qu’il ait été forcé de rentrer dans nos murs faute de monde pour pénétrer dans le pays ennemi dont tous les habitants lui tendaient les bras. »
Ainsi, croissait le juste et terrible soupçon du peuple. Le roi ayant décidément écarté tout projet de fuite, c’est à Paris, c’est dans le champ clos de la capitale qu’allait se livrer la suprême bataille. Qui l’emporterait, des Tuileries transformées tous les jours en forteresse, ou des faubourgs soulevés et grossis par l’afflux quotidien des fédérés ? Ceux-ci en effet, peu nombreux encore au 14 juillet, se hâtaient maintenant vers Paris. À peine arrivés, ils y étaient enveloppés de conseils confus et contradictoires, mais du contact de leur passion à leur passion de Paris une formidable électricité se dégageait.
Marat, dans son numéro du 18, leur conseillait de mettre la main sur le roi et sur la famille royale, et de les garder comme otages, prêts à les massacrer si l’étranger faisait un pas sur le sol de la patrie. Chose curieuse ! Marat est peu écouté. Il semblerait qu’au moment où la passion générale atteint au diapason de la sienne, il devait avoir une grande action. Il n’en est rien : la force des événements qui soulèvent les esprits déborde infiniment toute parole individuelle.
La voix stridente et un peu grêle de Marat se perd dans le tumulte grandissant de la Révolution prochaine, comme le cri aigu d’un oiseau de mer dans la clameur croissante des flots soulevés. Un moment même, le 21 juillet, en un accès de désespoir, il annonce sa retraite ; c’est la royauté qui va à l’abîme, et lui, le prophète, il croit que c’est la Révolution :
« Qu’ai-je retiré de ce dévouement patriotique, que la calomnie des ennemis de la liberté, la haine des méchants, la persécution des suppôts du despotisme, la perte de mon état, l’indigence, l’anathème de tous les grands de la terre, la proscription et les dangers d’un supplice ignominieux ? Mais, ce qui me touche encore plus, c’est la noire ingratitude du peuple, le lâche abandon des patriotes. Où sont ces faux braves qui affichaient tant de zèle, tant d’audace dans leurs clubs, qui avaient fait serment de me défendre au péril de leur vie, de verser pour moi tout leur sang ? Ils ont disparu à la vue du danger, à peine me reste-t-il quelques amis, à peine me reste-t-il un asile. Saint amour de la Patrie, dans quel abîme affreux tu m’as précipité. Mais non, je ne souillerai point par de tristes regrets la pureté de mes sacrifices. Quelque horrible que soit mon sort, j’étais déterminée le subir, dès l’instant où j’ai épousé votre cause, je m’étais dévoué à tous les malheurs pour vous rendre heureux. Dans l’excès de mon infortune, le seul chagrin qui m’accable est la perte de la liberté. Que les ennemis de la Patrie qui savent à quel point je la chérissais et qui m’ont fait un crime de mon zèle, ne peuvent-ils être témoins de mon désespoir : ils trouveraient que les dieux m’ont assez puni. »
L’accent est beau, mais voilà bien le châtiment de ces sensibilités déréglées et violentes. Elles se dépensent en fureurs stériles, en prédictions lointaines, en vaines objurgations aux heures d’inévitable pesanteur populaire. Et s’étant ainsi comme épuisées elles-mêmes, elles ne vibrent plus à l’approche des grands événements qui font palpiter même les âmes communes.
Marat, le 22 juillet 1792, ne pressentait pas la victoire prochaine du peuple et de la Révolution. Le mouvement des sections, aux premiers jours d’août, ranimera ce système nerveux instable et usé.
Robespierre devinait bien les vastes et prochains mouvements. Mais l’effervescence des fédérés lui faisait peur. Il s’obstinait à les maintenir dans la légalité : d’un coup de main victorieux ne sortirait que l’anarchie ou la dictature. C’est par des moyens légaux qu’il voulait sauver et compléter la Révolution.
Il ne fallait pas briser les ressorts de la Constitution, mais il fallait les tendre dans le sens de la démocratie et de la volonté nationale. Les fédérés, écrit-il dans le Défenseur de la Constitution du 15 au 20 juillet, « sont arrivés à Paris au moment de la plus horrible conspiration prête d’éclater contre la patrie. Ils peuvent la déconcerter. Pour remplir cette tâche, ce ne sera ni le courage ni l’amour de la patrie qui leur manquera, mais il leur faudra encore toute la sagesse et toute la circonspection nécessaire pour choisir les véritables moyens de sauver la liberté et pour éviter tous les pièges que les ennemis du peuple ne cesseront de tendre à leur franchise. Les émissaires et les complices de la Cour mettront tout en œuvre pour provoquer leur impatience et pour les porter à des partis extrêmes et précipités. Qu’ils se conduisent avec autant de prudence que d’énergie ; qu’ils commencent par connaître les ressorts des intrigues ; qu’ils ménagent l’opinion des faibles en éveillant le patriotisme ; qu’ils s’arment de la Constitution même pour sauver la liberté ; que leurs mesures soient sages, progressives et courageuses.
« Ce serait une absurdité de croire que la Constitution ne donne pas à l’Assemblée nationale les moyens de la défendre, lorsqu’il est évident que l’Assemblée nationale est loin d’employer toutes les ressources que la Constitution lui présente ; il serait souverainement impolitique de commencer par demander plus que la Constitution, lorsqu’on ne peut pas obtenir la Constitution elle-même ; il serait plus impolitique encore de vouloir réclamer par des moyens en apparence inconstitutionnels, ce qu’on a le droit d’exiger, en vertu du texte formel de la Constitution.
« En suivant ce principe, on rallie les esprits timides et ignorants, on impose silence à la calomnie et on dévoile toute la turpitude des mandataires coupables, qui ne cessent d’invoquer les lois, en les foulant aux pieds.
« Pourquoi laisserais-je croire qu’il faut s’élever à ces mesures extraordinaires que le salut public autorise pour demander la punition d’une Cour conspiratrice, des généraux traîtres et rebelles, la destitution des directoires contre-révolutionnaires ; l’exécution de toutes les lois qui doivent protéger la liberté publique et individuelle, lorsque ce ne sont là que les devoirs les plus rigoureux que la Constitution impose à nos représentants ?… Citoyens fédérés, ne combattez nos ennemis communs qu’avec le glaive des lois… L’impatience et l’indignation peuvent conseiller des mesures plus promptes et plus vigoureuses en apparence, le salut public et les droits du peuple peuvent les légitimer ; mais celles-là seules sont avouées par la saine politique et adaptées aux circonstances où nous sommes.
« Il ne faut pas toujours faire tout ce qui est légitime… Ce n’est point à la tête de tel ou tel individu qu’est attachée la destinée de l’empire ; c’est à la nature même du gouvernement ; c’est à la liberté des institutions politiques. Dans un vaste état, au sein des factions, les malheurs publics ne disparaissent point avec quelques individus malfaisants et la tyrannie ne tombe point avec les tyrans. Les mouvements partiels et violents ne sont souvent que des crises mortelles. Avant de se mettre en route, il faut connaître le terme où l’on veut arriver et le chemin où l’on doit marcher. Il faut un plan et des chefs pour exécuter une grande entreprise. »
Voilà, vingt jours avant le 10 août et à l’usage des fédérés bouillonnants, quelle est la politique de Robespierre : politique d’attente, de prudence et de légalité. Pas de mouvement de la rue, pas d’insurrection, pas d’assaut aux Tuileries, pas d’agression contre la personne du roi et même pas d’attaque inconstitutionnelle contre son pouvoir constitutionnel. C’est de la vigoureuse action de l’Assemblée et, à son défaut, d’une vigoureuse action légale de toute la France qu’il faut attendre le salut. Mais comment ? Robespierre reste énigmatique et vague.
Car quel moyen aura l’Assemblée de prendre toutes les mesures de salut sans lesquelles la liberté et la patrie vont périr, si le roi peut les paralyser par un veto qui est dans la Constitution ? comment l’Assemblée pourra-t-elle châtier les généraux traîtres et donner le commandement à des généraux fidèles, si les ministres, choisis par le roi d’après la Constitution, s’obstinent à couvrir la trahison, à ligotter la patrie ? Le plus sûr serait sans doute d’imposer au roi, par la vigueur, par la fermeté de l’Assemblée, des ministres patriotes ; mais n’est-ce point retomber dans la politique de la Gironde ? et Robespierre n’a-t-il pas déclaré maintes fois qu’il tenait pour suspectes et corruptrices toutes ces combinaisons ministérielles ? Il semble bien qu’entre la révolution de la rue et la politique de la Gironde il n’y avait pas de milieu. Ou renverser le gouvernement royal, ou y installer la Révolution, voilà semble-t-il, le dilemme qui s’imposait ; Robespierre ne veut ni l’un ni l’autre : quelle issue laisse-t-il aux événements ?
Et ce recours à l’action générale et légale du pays, qu’il semble annoncer en termes vagues comme la suprême ressource, comment l’entend-il ? Il n’a garde de le dire encore. Peut-être n’avait-il pas encore, à cet égard, le plan précis que quelques jours plus tard, quand il sera comme acculé par les événements, il développera ; peut-être aussi, avec sa prudence accoutumée, ne voulait-il pas se découvrir avant l’heure et ajouter à l’agitation par des suggestions prématurées.
Quel habile agencement ! Comme, tout en déconseillant l’emploi de la force révolutionnaire, il en proclame la légitimité pour pouvoir en accepter sans embarras les résultats ! Mais il n’y avait certes pas là une force d’impulsion.
Plus hésitante encore était la Gironde. Après le discours terrible, mais encore incertain de Vergniaud, Brissot était venu le 9 juillet demander qu’une instruction fût ouverte pour savoir si le roi avait réellement fait contre l’étranger l’acte formel d’opposition exigé par la Constitution. C’était ouvrir la procédure de déchéance. Mais le discours de Brissot, coïncidant avec le baiser Lamourette, n’avait pas porté.
Et il semblait que la Gironde et Brissot lui-même se fussent ensuite repliés. Donner l’assaut aux Tuileries ? Mais la Gironde perdrait au profit des forces révolutionnaires des sections la direction du mouvement. Laisser faire le roi ? Mais la patrie allait être envahie et la liberté égorgée. Proclamer sous des formes légales la déchéance ? C’était donner le signal d’une agitation de la rue. Imposer de nouveau au roi des ministres patriotes ? Cette fois, si le roi était obligé de les subir, après les avoir renvoyés, ce serait pour lui une telle humiliation, une telle diminution de pouvoir que, sous le nom du roi, la Gironde et la Révolution seraient souveraines. Et la patrie serait sauvée sans qu’une secousse violente eût été donnée à la Constitution. C’est dans cette pensée que les Girondins portèrent d’abord leur effort sur la question ministérielle.
Sans doute, si Brissot après son discours agressif du 9, avait subitement cessé le feu, c’est que la démission collective des ministres donnée le 10 suggéra à la Gironde l’idée qu’elle pourrait, au nom de la Révolution, reconquérir le ministère.
La démission collective avait été donnée pour prouver au pays que dans l’état d’anarchie où était tombée la France, la Constitution ne pouvait fonctionner. Et le roi ne remplaçait pas les ministres démissionnaires, soit pour mieux marquer cet état d’anarchie et d’impuissance, soit parce qu’en effet, à l’heure du péril, il ne trouvait pas aisément des serviteurs. C’est sans doute dans cette période que Guadet, Vergniaud et Gensonné, sollicités par un ami de la Cour, le peintre Roze, de donner leur avis sur la crise et les moyens de la conjurer, écrivirent cette sorte de consultation politique, tout à fait loyale d’ailleurs et conforme à leurs déclarations publiques, qui sera saisie plus tard dans l’armoire de fer et invoquée contre la Gironde.
« Le choix du ministère, y disaient-ils, a été dans tous les temps une des fonctions les plus importantes du pouvoir dont le roi est revêtu : c’est le thermomètre d’après lequel l’opinion publique a toujours jugé les dispositions de la Cour, et on comprend quel peut être aujourd’hui l’effet de ces choix qui, dans tout autre temps, auraient excité les plus violents murmures. Un ministère bien patriote serait donc un des grands moyens que le roi peut employer pour rappeler la confiance. » À la tribune de la Législative, le 21 juillet, au nom de la Commission des Douze, devenue depuis quelques jours la Commission des vingt-un, Vergniaud somma le roi de choisir des ministres.
« L’Assemblée déclare au roi que le salut de la patrie commande impérieusement de recomposer le ministère, et que ce renouvellement ne peut être différé sans un accroissement incalculable des dangers qui menacent la liberté et la Constitution, et décrète que le présent décret sera porté dans le jour au roi.
La Gironde espérait-elle que sous l’action combinée de ses menaces et de ses avances le roi fléchirait, se livrerait et lui remettrait en main, sans arrière-pensée cette fois, toutes les forces de la France pour le salut de la Révolution ! Espérance insensée, mais qui flattait ces cœurs généreux et subtils. Dans cette attente où il entrait, malgré tout, peu d’espoir, ils évitaient les paroles irréparables. Ils amortissaient, ils ajournaient.
Pourtant les événements se hâtaient, se passionnaient, devenaient plus pressants tous les jours. Et la croissante exaltation patriotique et révolutionnaire ne permettrait pas longtemps les combinaisons dilatoires et incertaines. Le soleil toujours plus ardent montait, et l’ombre vaine des hommes d’État se faisait plus courte à leurs pieds.
Depuis que, le 11 juillet, l’Assemblée avait proclamé le danger de la patrie, les âmes étaient frémissantes et comme soulevées. À Paris, c’est le dimanche 22 et le lundi 23 juillet que la municipalité fit proclamer l’acte du Corps législatif et procéder aux enrôlements civiques. Elle imagina un cérémonial grandiose et simple, un de ces magnifiques plans de fête que créait le génie de l’art passionné par la liberté. Que serait ce cérémonial sans l’enthousiasme et la ferveur nationale ? Mais il ne faut point dédaigner les formes solennelles et amples que la pensée inspirée et réfléchie prêtait à la puissance spontanée du sentiment national. La Révolution a eu, dans sa débordante vie, un sens merveilleux du théâtre. À l’heure même où elle agissait, vivait, combattait, disciplinait les foules et embrasait les âmes, elle était pour elle-même comme pour le monde un grand spectacle, et elle ordonnait les vastes mouvements populaires en de nobles lignes de beauté.
« À sept heures du matin, le Conseil général s’assemblera à la maison commune.
« Les six légions de la garde nationale de Paris se réuniront par détachements, à six heures du matin, avec leurs drapeaux, sur la place de Grève.
« Le canon d’alarme du parc d’artillerie du Pont-Neuf tirera une salve de trois coups à six heures du matin, pour annoncer la proclamation, et continuera d’heure en heure la même décharge jusqu’à sept heures du soir. Pareilles salves seront faites par une pièce de canon à l’Arsenal.
« Un rappel battu dans tous les quartiers de la ville rassemblera en armes les citoyens dans leurs postes respectifs.
« À huit heures précises, les deux cortèges se mettront en marche dans l’ordre suivant :
« Détachement de cavalerie avec trompette, sapeurs, tambours, musique, détachement de la garde nationale, six pièces de canon, trompettes.
« Quatre huissiers de la municipalité à cheval, portant chacun une enseigne, à laquelle sera suspendue une chaîne de couronnes civiques, chacune ayant une de ces inscriptions : Liberté, Égalité, Constitution, Patrie ; au-dessous de celles-ci : Publicité, Responsabilité ; ces quatre enseignes seront habituellement portées dorénavant dans toutes les cérémonies où assistera la municipalité.
« Douze officiers municipaux, revêtus de leurs écharpes, des notables, membres du conseil, tous à cheval ;
« Un garde national à cheval, portant une grande bannière tricolore sur laquelle seront écrits ces mots : Citoyens, la patrie est en danger.
« Six pièces de canon, deuxième détachement de garde nationale, détachement de cavalerie.
« Ces deux marches seront composées dans le même ordre sur la place de Grève, et partiront au même moment chacune pour leur division.
« À chacune des places désignées par la proclamation, le cortège fera halte ; un de ceux qui le composent donnera au peuple un signal de silence, en agitant une banderolle tricolore ; il se fera un roulement de tambour pour dernier signal, les roulements cesseront, et un officier municipal, à la tête de ses collègues, lira à haute voix lacté du Corps législatif, qui annonce que la Patrie est en danger.
« Les cortèges rentreront dans le même ordre à la Grève. Les deux bannières où sera inscrite la Proclamation de la Patrie en danger, seront placées, l’une au haut de la maison commune, l’autre au parc d’artillerie établi au Pont-Neuf, et elles y resteront jusqu’à ce que l’Assemblée nationale ait déclaré que la Patrie n’est plus en danger.
« Pendant la marche, la musique n’exécutera que des airs majestueux et sévères.
« Il sera dressé dans plusieurs places des amphithéâtres sur lesquels seront placées des tentes ornées de banderolles tricolores et de couronnes de chêne ; sur le devant de l’amphithéâtre, une table, posée sur deux caisses de tambours, servira de bureau pour recevoir et inscrire les noms des citoyens qui se présenteront.
« Trois officiers municipaux assistés de six notables placés sur cet amphithéâtre délivreront aux citoyens inscrits le certificat de leur enrôlement : à côté d’eux seront placés les drapeaux de l’arrondissement, gardés par les gardes nationaux.
« Dans l’amphithéâtre, il sera formé un grand cercle par des volontaires, lequel renfermera deux pièces de canon et de la musique. Les citoyens inscrits descendront ensuite se placer au centre de ce cercle jusqu’à ce que la cérémonie soit finie ; alors ils seront reconduits par les officiers municipaux et la garde nationale jusqu’au quartier-général, d’où chacun se rendra dans les différents postes. »
C’était comme une mise en scène antique où la voix du canon mettait une puissance nouvelle, où la liberté, commune enfin à tous les hommes, mettait une nouvelle grandeur. La Révolution empruntait de la Grèce et de Rome l’art sublime de donner au péril même une sérénité grave et d’insinuer à la mort, assumée pour la liberté et la patrie, un tel enthousiasme qu’elle était comme la suprême exaltation de la vie.
L’impression fut profonde et l’élan fut admirable. En quelques jours, sur les huit amphithéâtres dressés, dans Paris, près des tentes couronnées de chêne, 15,000 volontaires s’inscrivirent. Hélas ! cette pure ferveur du combat pour la liberté devait aboutir un jour à la servitude militaire, et sous la table qui portait les registres d’inscription la vibration de tous les enthousiasmes se répercutait au creux des tambours. Mais à cette minute, rien de mécanique ni de servile ne pesait encore sur l’élan sacré. C’est en vain aussi que Marat, rapetissant en une défiance crispée la grande clairvoyance révolutionnaire, adjurait aigrement les volontaires de ne pas aller à la frontière avant qu’on y eût envoyé les troupes de ligne, les gardes nationales royalistes, tous les suppôts armés de la tyrannie. C’est en vain que selon le récit du journal de Prudhomme, qui, tout en combattant Marat, lui ménage souvent un écho assourdi, pédantesque et diffus, c’est en vain que « plusieurs citoyens, dont on respecte le motif, disaient tout haut : « Eh ! malheureux ! où courez-vous ? « Pensez-vous donc sous quels chefs il vous faudra marcher à l’ennemi ? Vos officiers sont presque tous des nobles ; un Lafayette vous mènera à la boucherie. Eh ! ne voyez-vous pas comme sous les persiennes du château des Tuileries on sourit d’un rire féroce à votre empressement généreux, mais aveugle ? Réfléchissez donc ! » — « Discours inutiles, ajoute le témoin un peu guindé ; et incapables de ralentir l’ardeur générale. La jeunesse électrisée n’entendait rien. »
Et elle avait raison de ne pas entendre. Les sections révolutionnaires aussi avaient raison d’animer tous les citoyens et de ne pas même compter avec l’âge : c’est le propre des grands événements de mûrir soudain l’enfance elle-même et de donner à l’adolescence une force virile ; la ferveur de l’enfance transfigurée met une lueur d’aurore sur les graves espérances de la nation.
« Si je n’avais consulté que les apparences, s’écriait l’officier qui amenait 78 adolescents de la section des Quatre-Nations, la taille de quelques-uns se serait opposée à leur admission ; mais j’ai posé ma main sur leurs cœurs et non sur leurs têtes ; ils étaient tout brûlants de patriotisme. »
Oui, ces jeunes hommes avaient raison de ne pas écouter les conseils d’une fausse sagesse révolutionnaire. C’est en courant à la frontière contre l’envahisseur qu’ils brisaient au dedans l’œuvre de trahison ; car quel est le citoyen qui, les voyant aller au péril, à la mort peut-être pour la liberté commune, n’ait fait en son cœur le serment de ne pas les livrer à l’entreprise des traîtres et à l’intrigue « du premier des traîtres », le roi ?
C’est ainsi, en effet, que Duhem, le 24 juillet, appela le roi à la tribune de l’Assemblée. Les adresses demandant la déchéance de Louis XVI commençaient à arriver. Quand les généraux de l’armée du Rhin, Lamorlière, Biron, Victor Broglie et Wimpfen, le 25 juillet, annoncèrent par lettre à l’Assemblée que pour couvrir la frontière menacée, ils avaient dû réquisitionner d’office les gardes nationales de l’Alsace ; quand Montesquiou, commandant l’armée du Midi, vint en personne, le lendemain, exposer à l’Assemblée qu’avec les faibles ressources dont il disposait, il ne pouvait empêcher les troupes du roi de Sardaigne d’envahir le sol français et d’aller jusqu’à l’Ardèche et jusqu’à Lyon fomenter des mouvements contre-révolutionnaires, la guerre qui semble, d’avril à la fin de juillet, n’avoir apparu au peuple de France que comme un fantôme lointain et léger, à peine discernable à l’horizon, prend corps tout à coup. Et la question se pose. Comment combattre les tyrans étrangers sous la direction d’un roi qui désire et prépare leur victoire ?
C’est Choudieu, le vigoureux révolutionnaire de Maine-et-Loire qui, le premier, le 23 juillet, porta à la tribune le vœu de déchéance. C’était une pétition qui arrivait d’Angers, avec dix pages de signatures ; elle était terrible en sa concision. Le temps des phrases girondines, menaçantes et molles, était passé.
« Législateurs, Louis XVI a trahi la nation, la loi et ses serments. Le peuple est son souverain. Prononcez la déchéance, et la France est sauvée. »
Les applaudissements furent vifs à l’extrême-gauche et dans les tribunes. Mais pour la grande majorité de l’Assemblée, le choc était violent encore. Plusieurs demandèrent que Choudieu fût envoyé à l’Abbaye. Il répondit avec une fierté rude : « Je désire être envoyé à l’Abbaye pour une telle adresse », et celle-ci fut renvoyée à la Commission des Douze. Le lendemain, c’est Duhem qui mène l’assaut. Les nouvelles du Nord, de Valenciennes, étaient mauvaises.
« Vous avez pris, s’écria-t-il, les mesures nécessaires pour rétablir l’ordre ; pour la défense du royaume ; mais entre les mains de qui les avez-vous mises ces mesures ? Entre les mains du pouvoir exécutif, entre les mains du premier traître qui se trouve dans le royaume. »
L’Assemblée s’accoutumait ainsi à entendre sonner le tocsin de déchéance. Duhem presse la Commission des vingt-un de dénoncer enfin la vraie source des maux de la patrie, c’est-à-dire la trahison royale.
Vergniaud, président de la Commission, se dérobe encore. Il multipliait les mesures à côté, les projets d’organisation militaire, les motions sur la responsabilité collective et la solidarité des ministres afin de gagner du temps et de ne pas porter devant l’Assemblée le procès direct du roi et de la royauté. C’est de mauvaise humeur qu’il répond à Duhem :
« La Commission a commencé par vous présenter les mesures relatives à l’armée, parce qu’une des causes des dangers de la patrie est l’insuffisance de nos armées. Quant à celle dont on parle sans cesse, je dirais peut-être trop (Murmures à droite, vifs applaudissements à gauche), votre Commission extraordinaire s’en occupe, mais elle est incapable de se livrer à des mouvements désordonnés, qui puissent être une source de guerre civile. »
Visiblement la Gironde élude encore. Qu’attendait-elle donc ? Espérait-elle toujours la solution, maintenant chimérique et tardive, d’un ministère patriote, qui aurait disparu, sans le combler, dans l’abîme de soupçon où la royauté allait périr ?
Le ministre de la guerre avait été nommé par le roi le 23 ; il avait choisi d’Abancourt ; il ne s’orientait donc pas vers la Gironde et la Révolution. Mais les Girondins, après avoir un moment conçu et pratiqué la politique de pénétration et de collaboration, avaient-ils perdu la force et le ressort nécessaires pour en vouloir résolument une autre ?
Duhem, revenant à la charge le 25, avec la véhémence que lui communiquaient ses commettants du Nord menacés par l’invasion, renouvelle contre le roi l’accusation de trahison, et dénonce la vanité du système girondin, en cette heure de crise totale qui voulait un renouvellement total.
« Tous ceux, dit-il, qui ont des correspondances assez suivies dans le département du Nord et sur toutes les autres frontières, sont entièrement convaincus et mettraient leur tête sur l’échafaud pour assurer que la Cour et le pouvoir exécutif nous trahissent. Or, non seulement on n’ose pas aller à la source du mal, mais encore on fait déclarer une espèce de système mitoyen, un système hermaphrodite, un système au moyen duquel on s’emparerait du pouvoir exécutif, sans cependant oser déclarer qu’on va le faire. Messieurs, nous ne pouvons point nous emparer du pouvoir exécutif ; on va vous dire que nous donnerons des pouvoirs aux généraux ; nous ne le pouvons pas. Il faut que le pouvoir exécutif les nomme, et si le chef du pouvoir exécutif nous trahit, il faut que nous ayons le courage de le dénoncer à la nation, et même de le punir…
« Mais il ne faut point que l’on vienne nous amuser avec des mesures partielles ; il ne faut pas que l’on s’empare indirectement du pouvoir… »
C’est pourtant à cette sorte de déchéance indirecte et voilée du pouvoir royal, remplacé en fait sinon en droit ou par le pouvoir de l’Assemblée ou par le pouvoir des ministres, que semblaient s’attacher les Girondins. Le même jour, 25 juillet, des citoyens de la section de la Croix-Rouge disaient à la barre :
« Législateurs, la patrie est en danger ; prenez une mesure simple, facile, qui peut être exécutée : déclarez la déchéance du pouvoir exécutif ; vous le pouvez, la Constitution en main. »
Et les tribunes acclamaient les pétitionnaires. La section de Mauconseil écrivait, le même jour, dans le même sens. La Gironde résistant encore, tenta une diversion suprême. Guadet proposa, au nom de la Commission des vingt-et-un un message au roi qui serait une suprême mise en demeure. La gauche accueillit d’abord par des rires ironiques ce nouveau moyen dilatoire ; mais Guadet, par quelques paroles âpres, ressaisit un moment les esprits : « La nation sait bien que le salut du roi tient au salut du peuple, et que le salut du peuple ne tient pas au salut du roi. » Et la conclusion du projet de message, c’était encore que le roi devait appeler des ministres patriotes.
« Vous pouvez encore sauver la patrie et votre couronne avec elle ; osez enfin le vouloir ; que le nom de vos ministres, que la vue des hommes qui vous entourent appellent la confiance publique ! Que tout dans vos actions privées, dans l’énergie et l’activité de votre conseil, annonce que la nation, ses représentants et vous, vous n’avez qu’une seule volonté, qu’un seul désir, celui du salut public.
« La nation seule saura sans doute défendre et conserver sa liberté ; mais elle vous demande, Sire, une dernière fois, de vous unir à elle pour sauver la Constitution et le trône. »
C’était le suprême appel et le suprême délai. Brissot, après Guadet, intervint inutilement et pesamment. On dirait qu’ayant réussi à faire le premier ministère girondin, il ne sait plus que rêver un recommencement impossible de ce qui fut une transition vers la République et ne pouvait être le salut de la royauté. Dans ce dessein et comme pour incliner vers la Gironde l’esprit du roi, il exagéra les formules conservatrices. Il déclara que la déchéance, prononcée dans l’agitation des esprits, serait dangereuse, qu’elle aurait une apparence de passion et peut-être d’illégalité, qu’elle fournirait ainsi aux puissances coalisées un argument redoutable, aux malveillants et mécontents de France un prétexte à protestation.
Il ajouta que, d’autre part, l’appel au pays, par la convocation des assemblées primaires, serait dangereux ; car qui sait si dans le trouble universel ce n’est pas l’esprit d’aristocratie qui prévaudrait et si la Constitution nouvelle ne serait pas plus royaliste que celle qu’on voulait briser ? Enfin, il alla jusqu’à dire que tant que durerait la guerre il était impossible de toucher à la Constitution.
« Le feu est à la maison ; il faut d’abord l’éteindre, les débats politiques ne feront que l’augmenter. Encore une fois, point de succès dans la guerre si nous ne la faisons sous les drapeaux de la Constitution. »
Et il conclut en demandant « une adresse au peuple français pour le prémunir contre les mesures qui pourraient ruiner la cause de la liberté ». Il fut couvert d’applaudissements par la droite et le centre, et hué par les tribunes qui l’appelaient un nouveau Barnave. C’est un discours si impolitique, si étrange, qu’il est presque incompréhensible. Brissot ne pouvait désirer le statu quo, c’est-à-dire la royauté avec des ministres complices de sa trahison. Il désirait tout au moins, avec le maintien du pouvoir nominal du roi, des ministres hardiment et sincèrement patriotes. Or, quel moyen restait-il d’imposer au roi ces ministres patriotes ? Un seul, la peur. Il fallait donc lui montrer la déchéance inévitable s’il ne cédait pas. Et c’est ce qu’avait fait Vergniaud.
C’est ce que venait, dans son projet de message, de répéter Guadet. Brissot, au contraire, rassure le roi. Si la déchéance est périlleuse, si l’appel aux assemblées primaires est impossible, si tout changement à la Constitution est mortel tant que la guerre dure, le roi peut, sans danger pour sa couronne, continuer sa politique.
Ce discours de Brissot est un suicide. Comment l’expliquer ? Était-il tellement hypnotisé par son système de ministérialisme révolutionnaire qu’il ait jugé utile, pour aller au cœur du roi, d’aller jusqu’à un pseudo-modérantisme ? Ou a-t-il eu peur que la déchéance entraînât le renouvellement de tous les pouvoirs, et que l’Assemblée nouvelle ne subit pas l’ascendant croissant de la Gironde comme celle-ci ? En tout cas, la chute est profonde. La seule excuse de Brissot, pour avoir témérairement déchaîné la guerre, c’était d’avoir évoqué la tempête qui déracinerait la royauté. Mais prendre prétexte de cette tempête même pour maintenir la royauté, c’était le désaveu de tout ce qui pouvait légitimer l’entreprise belliqueuse de la Gironde.
En ce jour, celle-ci a donné sa mesure. Elle a montré qu’elle était inférieure aux grands événements suscités par elle, que, capable de vues hardies et même de saillies téméraires, elle était incapable de cette suite, de cette constance, de cette largeur d’audace qui seules peuvent accorder l’esprit de l’homme aux Révolutions.
Depuis bientôt un mois, depuis le discours de Vergniaud, et comme si la pensée des Girondins s’était toute épuisée en un magnifique éclair d’éloquence, la Gironde n’a plus ni une idée claire ni un ferme vouloir. Elle se borne à gagner du temps ; elle ne sait que dire au flot qui monte, ou elle le morigène sottement, incapable également de le guider et de l’arrêter.
Que le roi demeure, que l’Assemblée ne se sépare pas, et que le roi se décide enfin à rappeler les ministres patriotes. Elle est comme immobilisée dans cette pensée tous les jours plus absurde ; et quand le vide de cette conception lui apparaît, elle ne cherche même pas une autre combinaison : c’est comme une hébétude politique étrange chez ces hommes d’esprit si vif.
La tactique de la Gironde et surtout le mouvement des sections demandant la déchéance obligèrent Robespierre à sortir du vague où il se tenait encore vers le 20 juillet et à préciser son plan. Il consiste avant tout à en finir avec l’Assemblée législative et à convoquer une Convention nationale. C’est moins contre Louis XVI que contre la Législative où les Girondins, maîtres de la Commission des Douze, dominaient maintenant, que Robespierre porte ses coups.
Il est trop avisé pour combattre la déchéance. Il sent bien qu’elle est le vœu tous les jours plus net de la portion la plus active du peuple. Mais il en réduit si bien l’importance, il déclare avec tant d’insistance que, seule, cette mesure serait ou inefficace ou même nuisible, qu’on voit bien qu’il y a là pour lui une concession à l’opinion révolutionnaire plutôt qu’un plan politique.
Surtout il ne veut pas qu’après avoir proclamé la déchéance du roi la Législative garde le pouvoir. La Législative sans roi, la Législative devenue roi lui paraît plus dangereuse que le triste amalgame de la Législative et de Louis XVI. Si le roi est coupable, l’Assemblée l’est plus encore de n’avoir pas résisté à temps et d’avoir laissé se créer « le danger de la patrie ». Dans le numéro 11 du Défenseur de la Constitution, écrit dans les tout premiers jours d’août, il dit :
« Allons jusqu’à la racine du mal. Beaucoup de gens croient la trouver exclusivement dans ce qu’on appelle le pouvoir exécutif ; ils demandent ou la déchéance ou la suspension du roi, et pensent qu’à cette disposition seule est attachée la destinée de l’État. Ils sont bien loin d’avoir une idée complète de notre véritable situation.
« La principale cause de nos maux est à la fois dans le pouvoir exécutif et dans le législatif, dans le pouvoir exécutif qui veut perdre l’État et dans la législature qui ne peut pas ou qui ne veut pas le sauver… Le bonheur de la France était réellement entre les mains de ses représentants… Il n’y a pas une mesure nécessaire au salut de l’État qui ne soit avouée par le texte même de la Constitution. Il suffit de vouloir l’interpréter et le maintenir de bonne foi.
« Changez, tant qu’il vous plaira, le chef du pouvoir exécutif : si vous vous bornez là, vous n’aurez rien fait pour la patrie. Il n’y a qu’un peuple esclave dont les destinées soient attachées à un individu ou à une famille. Est-ce bien Louis XVI qui règne ? Non, aujourd’hui, comme toujours, et plus que jamais, ce sont tous les intrigants qui s’emparent de lui tour à tour. Dépouillé de la confiance publique qui seule fait la force des rois, il n’est plus rien par lui-même.
« La royauté n’est plus aujourd’hui que la proie de tous les ambitieux qui en ont partagé les dépouilles. Vos véritables rois ce sont vos généraux, et peut-être ceux des despotes ligués contre vous ; ce sont tous les fripons coalisés pour asservir le peuple français. La destitution, la suspension de Louis XVI est donc une mesure insuffisante pour tarir la source de nos maux. Qu’importe que le fantôme appelé roi ait disparu si le despotisme reste ? Louis XVI étant déchu, en quelles mains passera l’autorité royale ? Sera-ce dans celles d’un régent ? d’un autre roi ou d’un conseil ? Qu’aura gagné la liberté, si l’intrigue et l’ambition tiennent encore les rênes du gouvernement ? Et quel garant aurai-je du contraire si l’étendue du pouvoir exécutif est toujours la même ?
« Le pouvoir exécutif sera-t-il exercé par le Corps législatif ? Je ne vois dans cette confusion de tous les pouvoirs que le plus insupportable de tous les despotismes. Que le despotisme ait une seule tête ou qu’il en ait sept cents, c’est toujours le despotisme. Je ne connais rien d’aussi effrayant que l’idée d’un pouvoir illimité remis à une assemblée nombreuse qui est au-dessus des lois. »
Donc, la simple suspension ou même la simple déchéance ne signifient rien et ne remédient à rien. Elles ne modifient pas la nature même du pouvoir exécutif, si la royauté, avec un autre titulaire, demeure. Et si c’est une Assemblée qui hérite de la toute-puissance royale, surtout si c’est l’Assemblée incapable qui a conduit la patrie au bord de l’abîme, tout est perdu.
Quel est donc le remède ? Convoquer les Assemblées primaires qui éliront une Convention et cette Convention remaniera la Constitution pour poser de justes bornes au pouvoir exécutif et pour assurer la souveraineté de la nation. Et ici Robespierre réfute âprement, haineusement, les objections de Brissot à la convocation des Assemblées primaires :
« D’après cela vous conclurez peut-être qu’une Convention nationale est absolument indispensable. Déjà on a mis tout en œuvre pour prévenir d’avance les esprits contre cette mesure. On la craint ou on affecte de la craindre pour la liberté même… Mais si l’on examine les objections qu’on oppose à ce système, on aperçoit bientôt que ce ne sont que de vains épouvantails, tels que le machiavélisme a coutume de les imaginer pour écarter les mesures salutaires. Les assemblées primaires, dit-on, seront dominées par l’aristocratie. Qui pourrait le croire lorsque leur convocation même sera le signal de la guerre déclarée à l’aristocratie ? Le moyen de croire qu’une si grande multitude de sections puisse être séduite ou corrompue ?… Quelle témérité ou quelle ineptie, dans des hommes que la nation a choisis, de lui contester à la fois le sens commun et l’incorruptibilité dans les décisions critiques où il s’agit de son salut et de sa liberté ?
« Quel spectacle affligeant pour les amis de la patrie ! Quel objet de risée pour nos ennemis étrangers, de voir quelques intrigants, aussi absurdes qu’ambitieux, repousser le bras tout-puissant du peuple français, évidemment nécessaire pour soutenir l’édifice de la Constitution sous lequel ils sont prêts d’être eux-mêmes écrasés ! Ah ! croyez que la seule inquiétude qui les agite, c’est celle de perdre leur scandaleuse influence sur les malheurs publics ; c’est la crainte de voir la nation française déconcerter le projet qu’ils ont déjà bien avancé, de l’asservir ou de la trahir !
« Les Autrichiens et les Prussiens, disent les intrigants, maîtriseront les assemblées primaires. Se seraient-ils donc arrangés pour livrer la France aux armées de l’Autriche et de la Prusse ? »
Et Robespierre continue, ainsi, amer, implacable, à déchirer le discours de Brissot.
Donc la Convention nationale sera convoquée, mais que fera-t-elle ? Deux choses. Elle limitera le pouvoir exécutif. Elle assurera le contrôle de la nation sur ses mandataires. Mais pour que cette Convention nouvelle puisse parler avec autorité au nom de la nation, il faut qu’elle tienne les pouvoirs de toute la nation. Tous les citoyens prendront donc part à l’élection :
« La puissance de la Cour une fois abattue, la représentation nationale régénérée, et surtout la nation assemblée, le salut public est assuré.
« Il ne reste plus qu’à adopter des règles aussi simples que justes, pour assurer le succès de ces grandes opérations.
« Dans les grands dangers de la patrie, il faut que tous les citoyens soient appelés à la défendre. Il faut, par conséquent, les intéresser tous à sa conservation et à sa gloire. Par quelle fatalité est-il arrivé que les seuls amis fidèles de la Constitution, que les véritables colonnes de la liberté soient précisément cette classe laborieuse et magnanime que la première législature a dépouillée du droit de cité !
« Expiez donc ce crime de lèse-nation et de lèse-humanité, en effaçant ces distinctions injurieuses qui mesurent les vertus et les droits de l’homme sur la quotité de ses impositions. Que tous les Français domiciliés dans l’arrondissement de chaque assemblée primaire, depuis un temps assez considérable pour déterminer le domicile, tel que celui d’un an, soit admis à y voter ; que tous les citoyens soient éligibles à tous les emplois publics, aux termes des articles les plus sacrés de la Constitution même, sans autre privilège que celui des vertus et des talents.
« Par cette seule disposition vous soutenez, vous ranimez le patriotisme et l’énergie du peuple ; vous multipliez à l’infini les ressources de la patrie ; vous anéantissez l’influence de l’aristocratie et de l’intrigue, et vous préparez une véritable convention nationale, la seule légitime, la seule complète, que la France aura jamais vue.
« Les Français assemblés voudront sans doute assurer pour jamais la liberté, le bonheur de leur pays et de l’univers. Ils réformeront ou ils ordonneront à leurs nouveaux représentants de réformer certaines lois vraiment contraires aux principes fondamentaux de la Constitution française et de toutes les Constitutions possibles. Ces nouveaux points constitutionnels sont si simples, si conformes à l’intérêt général et à l’opinion publique, si faciles d’ailleurs à attacher à la Constitution actuelle, qu’il suffira de les proposer aux assemblées primaires, ou à la Convention nationale, pour les faire universellement adopter.
« Ces articles peuvent se ranger sous deux clauses : Les premiers concernent l’étendue de ce qu’on a appelé, avec trop de justesse, les prérogatives du chef du pouvoir exécutif. Il ne sera question que de diminuer les moyens immenses de corruption que la corruption même a accumulées. La nation entière est déjà de cet avis ; et par cela seul, ces dispositions pouvaient être déjà presque considérées comme de véritables lois, d’après la Constitution même, qui dit que la loi est l’expression de la volonté générale.
« Les autres articles sont relatifs à la représentation nationale, dans ses rapports avec le souverain.
«…La nation sera d’avis que, par une loi fondamentale de l’État, à des époques déterminées et assez rapprochées pour que l’exercice de ce droit ne soit point illusoire, les assemblées primaires puissent porter leur jugement sur la conduite de leurs représentants, ou qu’elles puissent au moins révoquer, suivant les règles établies, ceux qui auront abusé de leur confiance. La nation voudra encore que, lorsqu’elle sera assemblée, nulle puissance n’ose lui interdire le droit d’exprimer son vœu sur tout ce qui intéresse le bonheur public.
«…Je n’ai pas besoin de dire non plus que la première opération à faire est de renouveler les directoires, les tribunaux et les fonctionnaires publics, soupirant après le retour du despotisme, secrètement ligués avec la Cour et avec les puissances étrangères. »
Voilà, à la fin de juillet, le plan politique de Robespierre. J’ai cité les passages principaux de ce grand programme, parce que Robespierre calcule si soigneusement tous ses mots et ménage avec tant de prudence toutes les nuances de sa pensée qu’il faut en donner le plus possible l’expression littérale. Ses vues politiques, à ce moment, sont très supérieures à celles de la Gironde. Celle-ci en cette crise n’était qu’impuissance, et, si j’ose dire, intrigue expectante et stupéfiée.
Robespierre marque une issue aux événements. La Législative incohérente et usée disparaîtra et une Convention nationale, élue au suffrage universel, portant en elle toute l’énergie nationale, réformera la Constitution. C’est une grande idée que retiendra la Révolution : les premières adresses des sections se bornaient à demander la déchéance, et sans doute la force révolutionnaire du peuple s’attachait d’abord exclusivement à cet objet, le plus pressant de tous.
C’est en partie sous l’influence de Robespierre que les sections de Paris ne tardent pas à compléter leur programme de déchéance du roi par la demande d’une Convention nationale. Il y a, dans cette conception de Robespierre, un grand sens révolutionnaire.
Robespierre espérait encore, par là, réduire au minimum l’ébranlement que la France allait subir. Il n’entend pas du tout renverser la royauté : il veut modifier, le moins possible, la Constitution ; et il dit expressément que les modifications nécessaires pourront être « attachées à la Constitution actuelle ». Il reste fidèle à l’idée essentielle qu’il a si souvent exprimée depuis la Constituante : une démocratie souveraine, mais exerçant sa souveraineté sous le couvert traditionnel d’un pouvoir royal rigoureusement limité et contrôlé.
Et non seulement il ne veut pas renverser la royauté, mais si on a lu attentivement son programme, on a vu qu’au fond il n’est pas décidé à renverser et à remplacer Louis XVI. Ce n’est pas lui qui règne, dit-il, mais, sous son nom, les factions qui se sont emparées des dépouilles de la royauté. Mais qu’est-ce à dire ? Et Louis XVI ne devient-il pas ainsi, en quelque mesure, irresponsable ? Si la nation, organisant enfin sa souveraineté, élimine les factions qui pillaient le pouvoir royal, quel inconvénient y aura-t-il à laisser à Louis XVI un pouvoir épuré et qui ne sera plus désormais que le patrimoine de la nation ? Je suis bien porté à croire que, pour Robespierre, l’idée d’une convention nationale était, en même temps qu’un moyen de salut révolutionnaire et qu’un coup à la Gironde, une diversion à l’idée de la déchéance.
Qui sait, celle-ci n’apparaissant plus que comme une mesure superficielle et secondaire, si le peuple ne consentirait pas à l’ajourner ? À quoi bon retarder la convocation de la Convention nationale pour procéder à l’examen long et difficile de la conduite du roi ? Qu’on procède tout de suite aux élections, et c’est l’Assemblée nouvelle, c’est la Convention souveraine qui examinera s’il y a convenance et s’il y a péril à laisser à Louis XVI le pouvoir exécutif limité et contrôlé par la Constitution nouvelle.
Ainsi, comme aux premiers jours de la Révolution et de la Constituante, la nation se retrouverait en face du roi, décidée encore, par sagesse et ménagement des habitudes, à concilier sa souveraineté avec le maintien de la monarchie traditionnelle et de la dynastie, mais avertie cette fois par une douloureuse expérience de trois années et bien résolue à donner à la souveraineté nationale des garanties décisives.
La pensée de Robespierre était grande, puisqu’elle tendait, en une crise nationale sans précédent, à faire appel à toutes les énergies populaires et à éviter en même temps toute secousse trop brusque, tout attentat inutile aux traditions et aux préjugés. Elle était grande, et, malgré ce qui s’y mêle de haine venimeuse et calomnieuse contre la Gironde, qu’il accuse d’être prête à machiner avec le roi même la déchéance, pour lui rendre ensuite son pouvoir accru, elle était désintéressée.
Mais le point faible du programme de Robespierre, c’est qu’à une heure terrible où il semble bien que la légalité soit devenue impuissante et funeste et quand la force révolutionnaire est prête à déborder de toute part, lui, il s’enferme étroitement dans une procédure légale.
C’est en vain qu’il fait apparaître à l’horizon prochain la grande image de la Convention nationale. La question de la déchéance reste au premier plan, et il faut bien la résoudre. Robespierre lui-même n’ose pas demander ouvertement qu’elle soit ajournée et réservée à la Convention. Comment avoir raison, avec des sous-entendus, avec des dérivatifs, du mouvement formidable du peuple ?
Et d’ailleurs si les élections se faisaient sans que la déchéance du roi eût été formellement prononcée, qui sait si le malaise d’une situation fausse ne paralyserait pas l’élan des assemblées primaires elles-mêmes ?
D’autre part, si la déchéance s’impose, il est visible que la Législative où la résistance des Feuillants se fortifie de l’inertie des Girondins, ne la décrétera que sous la pression de la force populaire. Mais cette force populaire, ne serait-il pas dangereux qu’elle violentât à l’Assemblée qui, malgré tout, porte en elle, contre tous les tyrans, l’esprit de la Révolution ? Et ne vaut-il pas mieux que le peuple révolutionnaire passant à côté de l’Assemblée, donne directement l’assaut à la royauté en sa forteresse des Tuileries ?
Ce n’est donc pas des Girondins, ce n’est pas non plus de Robespierre qu’en cette crise suprême viendra la solution ; c’est de l’instinct révolutionnaire du peuple, et c’est du sens révolutionnaire de Danton.
Danton, en ces décisives journées, eut une action réelle plus grande que son action visible. Il ne pouvait donner un signal public d’insurrection, car les mouvements populaires n’ont chance d’aboutir que lorsqu’ils jaillissent, pour ainsi dire, d’une passion générale et spontanée. Mais la journée du 20 juin, les incertitudes de la Gironde, les combinaisons trop savantes et un peu factices de Robespierre, tout avertissait Danton que la force populaire trancherait l’inextricable nœud. Il était convaincu que la déchéance était nécessaire et que l’heure était venue de l’imposer par tous les moyens ; et autant qu’il dépendait de lui, il animait vers ce but les sections des faubourgs déjà passionnées et remuantes.
Il est difficile dans ce vaste et terrible mouvement, de retrouver la trace exacte de son action personnelle. Depuis les persécutions qui avaient suivi la journée du Champ de Mars, le club des Cordeliers était bien diminué, et beaucoup de ses éléments avaient, après l’orage, rejoint le club des Jacobins. Mais Danton avait laissé en beaucoup d’esprits l’empreinte de sa force et l’élan de sa volonté. Ce n’est pas en vain que pendant deux années, en toutes les occasions périlleuses, il avait répandu autour de lui l’esprit d’audace, avant les journées des 5 et 6 octobre contre le veto, puis contre le décret arbitraire d’arrestation dont était frappé Marat, et encore contre le roi fugitif et la royauté même après Varennes.
Depuis, il avait gardé son énergie intacte ; il ne l’avait pas laissé prendre aux mille liens subtils qui enlaçaient les Girondins. Il ne l’avait pas non plus laissé refroidir par l’esprit de légalité un peu abstrait de Robespierre ; et maintenant, il était prêt à l’action directe et décisive. Il fallait frapper la royauté au visage. Aussi bien il ne craignait pas de se jeter, de sa personne, au premier rang de la mêlée. Et c’est par son initiative, c’est sous sa présidence que le 27 juillet, la section du théâtre Français prit la délibération fameuse par laquelle elle abolissait la distinction aristocratique des citoyens actifs et des citoyens passifs et appelait à elle tous les citoyens. C’était en réalité une violation première de la Constitution. C’était un acte insurrectionnel. Danton et sa section signifiaient par là qu’ils voulaient, avant tout, restituer le peuple dans son droit, la Nation dans sa souveraineté, et que d’hypocrites formules constitutionnelles, faussées et comme emplies de mensonge par la mauvaise foi de la Cour, ne les arrêteraient pas. Et, si au nom du danger de la Patrie, qui exigeait le concours de tous les citoyens, une loi électorale de privilège pouvait être abolie, à plus forte raison, devant le même intérêt supérieur de la liberté et de la Patrie, devait tomber une monarchie de trahison.
« Les citoyens dits actifs, de la section du Théâtre Français : considérant que tous les hommes qui sont nés ou qui ont leur domicile en France sont Français, que l’Assemblée nationale constituante a remis le dépôt et la garde de la liberté et de la Constitution au courage de tous les Français ; que le courage des Français ne peut s’exercer efficacement que sous les armes et dans les grands débats politiques ; que conséquemment tous les Français sont admis, par la Constitution elle-même et à porter les armes pour leur Patrie et à délibérer sur tous les objets qui l’intéressent.
« Considérant que jamais le courage et les lumières des citoyens ne sont aussi nécessaires que dans les dangers publics ; considérant que les dangers publics sont tels que le corps des représentants du peuple a cru devoir en faire la déclaration solennelle ;
« Considérant qu’après que la Patrie a été déclarée en danger par les représentants du peuple, le peuple se trouve tout naturellement ressaisi de l’exercice de la souveraine surveillance ; que le décret qui déclare les sections permanentes n’est qu’une conséquence nécessaire à ce principe éternel ;
" Considérant qu’une classe de citoyens n’a pas même le droit de s’arroger le droit exclusif de sauver la Patrie ;
« Déclare que la Patrie étant en danger, tous les hommes français sont de fait appelés à la défendre ; que les citoyens vulgairement et aristocratiquement connus sous le nom de citoyens passifs, sont des hommes français partout, qu’ils doivent être et qu’ils sont appelés tant dans le service de la garde nationale pour y porter les armes, que dans les sections et dans les assemblées primaires pour y délibérer ;
« En conséquence, les citoyens qui ci-devant composaient exclusivement la section du Théâtre Français, déclarant hautement leur répugnance pour leur ancien privilège, appellent à eux tous les hommes français qui ont un domicile quelconque dans l’étendue de la section, leur promettent de partager avec eux l’exercice de la portion de souveraineté qui appartient à la section ; de les regarder comme des frères concitoyens, co-intéressés à la même cause et comme défenseurs nécessaires de la déclaration des droits, de la liberté, de l’égalité, et de tous les droits imprescriptibles du peuple et de chaque individu en particulier ».
C’était signé de Danton, président, d’Anaxagoras Chaumette, vice-président, et de Momoro, secrétaire.
Je reconnais dans cet arrêté la marque de Danton. Il était, si je puis dire, l’admirable juriste de l’audace révolutionnaire. Il excellait à interpréter dans le libre sens du peuple et de ses droits, la Constitution elle-même ; il en faisait jaillir l’esprit, il en suscitait ou en transformait le génie. C’est par un coup de légiste hardi, procédé d’interprétation et d’extension, qu’il s’empare de la déclaration suprême de la Constituante, confiant au courage de tous la défense de la Constitution, pour appeler tous les Français dans la cité. Mais surtout c’est par une sublime inspiration qu’il fait du danger de la Patrie un titre à tous les Français. Ce n’est pas au nom des pauvres, c’est au nom de la Patrie qu’il demande pour tous les citoyens l’égalité politique. La Patrie et la liberté menacée ont droit au courage de tous, à l’énergie de tous, aux lumières de tous, et c’est désarmer la Patrie, c’est désarmer la liberté que de ne pas donner à tous les citoyens des droits égaux pour leur défense.
Comme on distribue des piques à tous, à tous il faut distribuer le pouvoir politique, qui est une arme aussi, la plus terrible de toutes contre les ennemis de la liberté, c’est-à-dire de la Patrie. Ainsi Danton, rattachant les unes aux autres les plus hautes paroles, les plus hautes pensées de la Constituante et de la Législative, en tirait une magnifique jurisprudence révolutionnaire. À côté de lui signaient Momoro, l’imprimeur démocrate dont les conceptions agraires paraîtront bientôt contraires à la propriété, et Anaxagoras Chaumette, qui sera, après le Dix Août, le président, puis le procureur de la Commune de Paris. C’était un jeune enthousiaste de vingt-neuf ans. Presque enfant, et après des conflits avec ses maîtres, à Nevers, il avait été embarqué comme mousse ; matelot, timonier, il avait été roulé à travers le monde, et toujours, dans son métier, il avait su employer à lire, à étudier, à rêver ses heures de liberté. En 1784, il alla à Marseille dans l’intention de s’embarquer pour l’Égypte, « toujours guidé, dit-il, par la fureur d’étudier la nature et les monuments de l’antiquité. Je ne pus m’embarquer et je revins dans mon lieu natal, toujours occupé de plantes et de livres. J’y ai passé tout le temps qui a précédé la Révolution, ne m’en éloignant que pour différents voyages de Mauléon à Paris, de Paris sur les côtes de l’Océan, rêvant au bonheur, soupirant après la liberté ».
C’était une sorte d’autodidacte, un esprit fervent et candide, plus curieux qu’informé, mais vraiment généreux et tendre. En ces journées d’animation, de péril et d’espérance, son âme s’épanouissait merveilleusement, comme si sur les flots soulevés d’une émotion inconnue un soleil nouveau se levait à travers des nuées d’orage. Sur l’exemplaire de la déclaration du Théâtre Français. Chaumette avait écrit : Exemple à suivre ; et en effet, cette initiative hardie éleva dans toutes les sections le ton révolutionnaire.
La Révolution démocratique et populaire qui se préparait avait deux organes qui s’étaient spontanément formés. L’un était le Comité des fédérés ; l’autre était l’Assemblée des délégués des sections. La force et la passion des fédérés fut singulièrement accrue par l’arrivée, le 30 juillet, du bataillon des fédérés marseillais.
Rebecqui, Barbaroux les avaient précédés à Paris. On savait les luttes que déjà, dans le Midi, les fédérés de Marseille avaient soutenues pour la Révolution. On savait que l’ardente cité méridionale était toute échauffée d’esprit républicain, de haine contre la royauté, et le faubourg Saint-Antoine accueillit avec enthousiasme le bataillon entrant dans Paris.
Il chantait le chant de combat et de liberté que tout récemment, à Strasbourg, comme un défi à l’ennemi marchant vers le Rhin, avait jeté au monde Rouget de l’Isle. Ce chant n’était pas, à vrai dire, l’œuvre d’un homme, celui-ci n’avait guère fait que continuer et animer d’un beau rythme les paroles de colère et d’espérance qui partout en France, depuis quelques mois, jaillissaient des cœurs :
<poem> Allons enfants de la Patrie, Le jour de gloire est arrivé. Contre nous de la tyrannie L’étendard sanglant est levé. Entendez-vous dans les campagnes, Mugir ces féroces soldats ? Ils viennent jusque dans nos bras, Égorger nos fils et nos compagnes ! Aux armes, citoyens ! Formons nos bataillons ! Marchons, qu’un sang impur abreuve nos sillons.
Que veut cette horde d’esclaves, De traîtres, de rois conjurés ? Pour qui ces ignobles entraves, Ces fers dès longtemps préparés ?
<poem>Français ! pour nous, ah ! quel outrage !
Quels transports il doit exciter !
C’est nous qu’on ose méditer
De rendre à l’antique esclavage !
Quoi ! des cohortes étrangères
Feraient la loi dans nos foyers !
Quoi ! Ces phalanges mercenaires
Terrasseraient nos fiers guerriers !
Grand Dieu ! par des mains enchaînées
Nos fronts sous le joug se ploieraient !
De vils despotes deviendraient
Les maîtres de nos destinées !
Contre le vil despote du dedans aussi bien que contre les vils despotes au dehors ces paroles grondaient. C’était, dans la cité déjà ardente, comme un torrent de feu qui arrivait. Le Comité central des fédérés était établi dans une salle de correspondance aux Jacobins Saint-Honoré. Il était formé de quarante-trois membres qui, depuis le commencement de juillet s’assemblaient régulièrement tous les jours.
Les fédérés étaient des hommes d’action, ils comprirent vite que seul un mouvement insurrectionnel dénouerait la crise, et ils choisirent, parmi les quarante-trois délégués du Comité central, un directoire secret de cinq membres chargé de surveiller les événements et de préparer l’assaut.
« Ces cinq membres, dit Carra, étaient Vaugeois, grand-vicaire de l’évêque de Blois ; Debesse, du département de la Drôme ; Guillaume, professeur à Caen ; Simon, journaliste de Strasbourg, et Galissot, de Langres. Je fus adjoint à ces cinq membres à l’instant même de la formation du directoire, et quelques jours après on y invita Fournier l’Américain, Westermann, Rieulin (de Strasbourg), Santerre ; Alexandre, commandant du faubourg Saint-Marceau ; Lazowski, capitaine des canonniers de Saint-Marceau ; Antoine, de Metz, l’ex-constituant ; Lagrey et Carin, électeurs de 1789.
« La première séance de ce directoire se tint dans un petit cabaret, au Soleil d’Or, rue Saint-Antoine, près la Bastille, dans la nuit du jeudi au vendredi 26 juillet, après la fête civique donnée aux fédérés sur l’emplacement de la Bastille… »
L’arrivée du bataillon marseillais donna, pour ainsi dire, le signal des hostilités ; Santerre leur ayant offert un banquet civique aux Champs-Élysées, il y eut à la fin du banquet collision entre les fédérés et les gardes nationaux des Petits-Pères et des Filles-Saint-Thomas, dévoués à la royauté. C’était l’escarmouche qui annonçait la grande bataille prochaine. Le directoire insurrectionnel se réunit à nouveau en une seconde « séance active » le 4 août.
« Les mêmes personnes à peu près se trouvaient dans cette séance, et en outre Camille Desmoulins, elle se tint au Cadran Bleu, sur le boulevard ; et sur les huit heures du soir, elle se transporta dans la chambre d’Antoine l’ex-constituant, rue Saint-Honoré… Ce fut dans cette seconde séance active, ajoute Carra, dont le récit n’a pas été démenti, que j’écrivis de ma main tout le plan de l’insurrection, la marche des colonnes et l’attaque du château.
Simon fit une copie de ce plan et nous l’envoyâmes à Santerre et à Alexandre,
vers minuit ; mais une seconde fois notre projet manqua parce que Alexandre et Santerre n’étaient point encore en mesure, et plusieurs voulaient attendre
la discussion renvoyée au 10 août sur la suspension du roi. »
Ainsi, quoi qu’il en soit des particularités de ce récit, c’est bien, comme il est naturel, le Comité des fédérés et leur directoire insurrectionnel qui apparaissent comme l’organe d’action. Mais qu’auraient pu ces combattants rassemblés de tous les points de la France révolutionnaire sans un mouvement d’ensemble du peuple de Paris ? Ce mouvement, ce sont les sections qui le communiquent.
Dès la deuxième quinzaine de juillet, elles nomment des délégués qui se réunissent à l’Hôtel de Ville, qui s’appelle maintenant et depuis le mois de mars « la Maison commune ». Ces délégués des sections ne sont pas, comme le Comité central des fédérés, un simple organe d’action insurrectionnelle. Ils se considèrent comme les véritables interprètes du souverain, chargés d’arracher la France et la liberté au danger qui les menacent, et ils portent devant l’Assemblée législative des plans politiques, des sommations tous les jours plus hautaines. Ils créent et ils représentent une légalité nouvelle, révolutionnaire et hardie, qui s’oppose et se substituera à la légalité hypocrite, caduque et bigarrée, formée de la faiblesse législative et de la trahison royale. Dans les formules de Danton, adoptées par la section du Théâtre-Français, cette légalité nouvelle trouve son expression juridique.
Pour bien comprendre le grand mouvement populaire qui se développe en juillet et août 1792, pour en démêler les sources multiples et jaillissantes, il faudrait pouvoir suivre jour par jour, en ces dramatiques semaines, la vie fourmillante, passionnée des 48 sections de Paris ; il faudrait pouvoir noter toutes les motions révolutionnaires, tous les détails et les péripéties de la lutte engagée en beaucoup de sections entre l’élément modéré et l’élément révolutionnaire. Tantôt, suivant le hasard des citoyens actifs présents ou absents à l’assemblée de section, c’étaient des adresses foudroyantes qui étaient adoptées, tantôt, par un retour offensif, les modérés obtenaient un désaveu des adresses adoptées la veille. Ainsi, à la section de l’Arsenal, le grand chimiste Lavoisier, naguère fermier général, maintenant chargé du service des poudres et salpêtres, rédige la protestation contre une adresse républicaine que la section avait paru d’abord approuver. Mais à travers les chocs, les résistances, la force révolutionnaire se développait, et sauf dans certaines sections du centre où les influences modérées de la bourgeoisie riche dominaient, c’est contre la trahison royale, c’est pour la déchéance immédiate que les citoyens se prononçaient.
Le local de chaque section était, en chaque quartier, une sorte de forteresse du peuple et de la Révolution. Souvent ce local était vaste, il devait suffire, non pas aux assemblées générales des citoyens actifs qui se tenaient dans les églises, mais aux réunions quotidiennes des comités de section et au fonctionnement de la justice de paix, élue par les assemblées de section, et du Comité militaire. C’étaient, en ces jours troublés, comme des domiciles légaux de l’esprit de Révolution, et les adresses qui sortaient de là, même quand elles foudroyaient une Constitution bâtarde, avaient comme une force de légalité.
Je regrette de ne pouvoir donner en entier l’état dressé par le Domaine, au commencement de 1793 (sauf le changement de nom de quelques sections. il vaut pour juillet 1792) de ces locaux de section ; en le lisant, il semble qu’on prend contact avec la force révolutionnaire établie, organisée.
« Sainte-Geneviève (bientôt Panthéon Français) : premier étage d’un bâtiment situé sur la rue des Carmes, composé de quatre pièces et un cabinet, plus deux cellules. Assemblée générale des citoyens dans l’église du collège de Navarre.
« Jardin des Plantes (bientôt Sans-Culottes) : une pièce à l’entresol, cinq au premier, quatre au second et deux au troisième ; Saint-Firmin, rue Saint-Victor. Assemblée générale dans l’église Saint-Nicolas du Chardonnet.
« Observatoire. — Le comité de cette section occupe un corps de logis entre deux cours, servant de logement aux ci-devant desservants des religieuses, composé de trois étages de deux pièces chacun ; Ursulines, rue Saint-Jacques. Assemblée générale dans l’église du couvent.
« Arsenal. — Le comité de cette section occupe deux pièces, au premier, sur le jardin. Assemblée générale dans l’église Saint-Paul-Saint-Louis-la-Culture, rue Saint-Antoine.
« Gobelins (bientôt Finistère). — Le comité occupe deux pièces attenant à l’église de Saint-Martin, qui servaient aux assemblées de marguilliers. Assemblée générale dans l’église Saint-Martin.
« Thermes-de-Julien (plus tard Beaurepaire). — Petite pièce au rez-de-chaussée, cour des Mathurins, et une autre pièce à côté, laquelle sert de dépôt aux armes de la section armée. Les assemblées générales dans les salles de la Sorbonne.
« Place Royale (bientôt Fédérés). — Deux pièces au rez-de-chaussée pour le comité. Assemblée générale dans l’ancien réfectoire des Minimes.
« Hôtel-de-Ville (puis Maison commune). — Cette section occupe deux pièces au rez-de-chaussée et une serre pour le comité, rue des Barres ; 2o une maison rue Geoffroy-l’Asnier, servant de quartier-général à la section armée. Assemblée générale dans l’église Saint-Gervais.
« Place Vendôme (bientôt section des Piques). — Cette section occupe par son comité civil, justice de paix, etc., un bâtiment sur la rue, de deux étages, composés de cinq pièces chacun, plus deux pièces au rez-de-chaussée, dans le fond de la cour pour son comité militaire. Assemblée générale dans l’église des Capucins.
« Fontaine de Grenelle. — Cette section occupe tant pour ses assemblées générales que pour ses comités civil et militaire, quatre salles au rez-de-chaussée, ayant leur entrée par le cloître.
« Théâtre-Français (bientôt Marseille). — Cette section occupe pour son comité de surveillance, une pièce servant ci-devant de sacristie, pour ses assemblées générales une salle dite Saint-Michel en attendant la réfection d’une salle prise dans une partie du grand réfectoire ; pour le comité militaire, une chambre et un cabinet ; pour le comité de bienfaisance, une salle appelée le petit réfectoire ; corps de garde sur la rue des Cordeliers. Assemblée générale dans l’église Saint-André-des-Arts.
« Gravilliers. — Cette section occupe pour son comité militaire, une pièce au rez-de-chaussée, à droite, en entrant dans la seconde cour, plus une salle dite le chapitre pour ses assemblées générales. »
Ces détails suffisent à fixer, pour ainsi dire, les traits matériels, la vie des sections. Je renvoie pour le tout au si utile travail de M. Mellié sur les sections de Paris. Chacune de ces sections ainsi installée, outillée, souvent dans des locaux arrachés à l’Église par la grande expropriation révolutionnaire, représentait une grande force éveillée et active. Et dès juillet, sous la menace de l’invasion, sous la trahison du roi, les forces révolutionnaires de chaque section se rapprochent, se rallient à un centre : la Maison commune. La municipalité légale, malgré le bon vouloir de Pétion, ne pouvait servir de lien à des forces d’insurrection ; elle était trop mêlée, trop discordante, et Pétion lui-même était timide et gêné. Mais à côté de la municipalité légale, les délégués des sections réunis à la Maison commune constituent une sorte de municipalité extra-légale, destinée, à mesure que s’enflamment les événements, à subordonner et enfin à remplacer l’autre.
Le 23 juillet, les commissaires nommés par les sections de Paris se réunissent pour délibérer sur une adresse à l’armée. En soi, cette réunion était légale ; car chaque section avait, d’après la loi, seize commissaires et ces commissaires des sections pouvaient se réunir pour comparer et centraliser le résultat des délibérations prises par les différentes sections ; mais si la réunion dans son mécanisme même était légal, son objet était révolutionnaire, puisqu’il s’agissait de mettre l’armée en garde contre les perfidies du pouvoir exécutif. 32 sections sur 48 adhérèrent au projet d’adresse à l’armée voté par la section du Marché des Innocents.
Mais les sections décident une démarche bien plus importante. Les commissaires des sections réunis à la Maison commune constatent, par des procès-verbaux des 26, 28, 29 juillet, 1er, 2 et 3 août, que toutes les sections de Paris ont adhéré au vœu de la section de Grenelle pour une adresse demandant la déchéance du roi, et cette adresse devait être portée à l’Assemblée législative, au nom de toutes les sections, par le maire Pétion. Ainsi le pouvoir légal lui-même était entraîné à des démarches, qui, constitutionnelles dans la forme, étaient essentiellement révolutionnaires.
Pendant que les sections de Paris s’entendaient pour une manifestation collective, le duc de Brunswick, commandant de l’armée prussienne, avait lancé de Coblentz un manifeste insolent et menaçant qui exaspérait la France et perdait décidément le roi. Daté du 25 juillet, ce manifeste était connu à Paris le 1er août, où un exemplaire en était remis au président de l’Assemblée. C’était pour Louis XVI, c’était dans son intérêt que, selon le manifeste, l’empereur d’Autriche et le roi de Prusse se disposaient à envahir, à fouler, à asservir la France. Quelle terrible semence de colères !…
« Un intérêt également important et qui tient à cœur aux deux souverains, c’est de faire cesser l’anarchie dans l’intérieur de la France, d’arrêter les attaques portées au trône et à l’autel, de rétablir le pouvoir légal, de rendre au roi la sûreté et la liberté dont il est privé, et de le mettre en état d’exercer l’autorité légitime qui lui est due. »
Et puis, au nom du roi de France, les souverains étrangers mettaient hors la loi, hors du droit des gens la Révolution et les révolutionnaires.
Ils déclaraient « que les armées coalisées n’entendent point s’immiscer dans le gouvernement intérieur de la France, mais qu’ils veulent uniquement délivrer le roi, la reine et la famille royale de leur captivité, et procurer à Sa Majesté Très Chrétienne la sûreté nécessaire pour qu’elle puisse faire sans danger, sans obstacle, les conventions qu’elle jugera à propos et travailler à assurer le bonheur de ses sujets. »
« Que les armées combinées protégeront les villes, bourgs et villages, et les personnes et les biens de tous ceux qui se soumettront au roi ; que les gardes nationales seront sommées de veiller provisoirement à la tranquillité des villes et des campagnes, à la sûreté des personnes et des biens de tous les Français, jusqu’à l’arrivée de LL. MM. Impériale et Royale… sous peine d’en être personnellement responsables ; qu’au contraire, ceux des gardes nationales qui auront combattu contre les troupes des deux cours alliées et qui seront pris les armes à la main seront traités en ennemis et punis comme rebelles à leur roi, et comme perturbateurs du repos public ; que les généraux, officiers, bas-officiers et soldats des troupes de ligne françaises sont également sommés de revenir à leur ancienne fidélité et de se soumettre sur-le-champ au roi, leur légitime souverain ; que les membres des départements, des districts et des municipalités seront également responsables sur leur tête et sur leurs biens de tous les délits, incendies, assassinats, pillage et voies de fait qu’ils laisseront commettre ou qu’ils ne se seront pas notoirement efforcés d’empêcher sur leur territoire.
« Que les habitants des villes, bourgs et villages qui essaieraient de se défendre contre les troupes de Leurs Majestés impériale et royale et tirer sur elles soit en rase campagne, soit par les fenêtres, portes et ouvertures de leur maison, seront punis sur-le-champ, suivant la rigueur du droit de la guerre, et leurs maisons démolies ou brûlées. »
Enfin c’est sur Paris que les plus terribles menaces étaient suspendues.
« La ville de Paris et tous ses habitants sans distinction seront tenus de se soumettre sur-le-champ et sans délai au roi, de mettre ce prince en pleine et entière liberté, et de lui assurer ainsi qu’à toutes les personnes royales, l’inviolabilité et le respect auxquels le droit de la nature et des gens obligent les sujets envers les souverains ; Leurs Majestés impériale et royale rendent personnellement responsables de tous les événements, sur leurs têtes, pour être jugés militairement, sans espoir de pardon, tous les membres de l’Assemblée nationale, du département, du district, de la municipalité et de la garde nationale de Paris, les juges de paix et tous ceux qu’il appartiendra ; déclarait en outre leurs dites Majestés, sur leur foi et parole d’empereur et roi, que s’il est fait la moindre violence, le moindre outrage à Leurs Majestés le roi, la reine et à la famille royale, s’il n’est pas pourvu immédiatement à leur sûreté, à leur conservation et à leur liberté, elles en tireront une vengeance exemplaire et à jamais mémorable, en livrant la ville de Paris à une exécution militaire et à une subversion totale et les révoltés coupables d’attentat aux supplices qu’ils auront mérités. Leurs majestés impériale et royale promettent au contraire aux habitants de la ville de Paris d’employer leurs bons offices auprès de Sa Majesté Très Chrétienne pour obtenir le pardon de leurs torts et de leurs erreurs, et de prendre des mesures les plus vigoureuses pour assurer leurs personnes et leurs biens s’ils obéissent promptement et exactement à l’injonction ci-dessus. »
Ainsi les alliés menaçaient de pendre ou de passer par les armes toute la France révolutionnaire, ses soldats, ses représentants, ses administrateurs, ses citoyens. Ce ne sont pas les lois de la guerre qu’ils se proposent d’appliquer aux Français : ils ne les considèrent pas comme des ennemis, mais comme des rebelles ; et c’est du point de vue du roi de France, c’est au nom de sa légitimité qu’ils se préparent à piller, à incendier, à saccager.
Menace puérile par son étendue même. Car ils n’auraient pu l’appliquer sans faire de la France un immense charnier d’où un souffle de peste et de mort se serait répandu sur l’Europe, empoisonnant d’abord le sang des envahisseurs !
Mais menace funeste pour Louis XVI, puisqu’en somme c’est lui qui, aux yeux de la nation française, devenait responsable de toutes les violences exercées ou méditées contre elle ! Ce manifeste ne pouvait avoir que deux effets : ou bien aplatir d’un coup toute la France révolutionnaire dans la plus lâche terreur, ou bien surexciter la haine du peuple contre le roi. Or, il fallait toute la frivolité des émigrés, tout l’aveuglement de la contre-révolution pour croire un instant que la France nouvelle prendrait peur.
Le manifeste était donc absurde, mais il était la conséquence logique et nécessaire de la guerre elle-même. Du moment que le roi appelait l’étranger pour rétablir son autorité, c’est le roi lui-même, sous le couvert et par les mains de l’étranger, qui faisait la guerre à son peuple. C’est donc en rebelles et non en belligérants que les hommes de la Révolution devaient être traités.
C’est en vain que les royalistes modérés, épouvantés après coup de l’effroyable responsabilité que ce manifeste faisait peser à jamais sur la monarchie, ont prétendu qu’il dépassait les intentions du roi, qu’il était contraire aux instructions données par lui en juin à son envoyé Mallet du Pan, chargé d’en négocier les termes avec la Prusse et l’Autriche. C’est en vain que Mallet du Pan lui-même et le duc de Brunswick imputent à l’influence des émigrés auprès des souverains les parties les plus blessantes, les plus odieuses du document.
Il est inutile de se livrer à une critique de ces assertions. Car le manifeste, tel que Louis XVI l’avait conçu et demandé, ne pouvait différer que par des nuances de celui qui fut, en effet, rédigé et lancé. Il est bien vrai que dans les instructions remises à Mallet du Pan, Louis XVI disait :
« Le roi joint ses prières aux exhortations pour engager les princes et les Français émigrés à ne point faire perdre à la guerre actuelle, par un concours hostile et effectif de leur part, le caractère de guerre étrangère faite de puissance à puissance. Il leur recommande expressément de s’en remettre à lui et aux cours intervenantes de la discussion et de la sûreté de leurs intérêts, lorsque le moment d’en traiter sera venu. »
Mais le roi avait beau conseiller aux émigrés une réserve que d’ailleurs ils n’observèrent pas. Comment, même sans le concours compromettant des émigrés, la guerre aurait-elle eu le caractère d’une guerre de puissance à puissance ?
Ce n’étaient ni des intérêts territoriaux, ni des rivalités politiques qui guidaient contre la France et Paris les souverains coalisés. C’était bien un parti qu’ils venaient combattre, c’était bien la Révolution ennemie du roi qu’ils venaient écraser ; plus ils affirmaient leur désintéressement, et protestaient contre toute pensée d’attenter à l’intégrité du territoire français, plus aussi ils réduisaient la guerre à être une grande mesure de police de la royauté menacée contre des sujets factieux. Or de là suivait tout le reste. D’ailleurs, dans les instructions mêmes données par le roi à Mallet, on lit ceci :
« N’imposer ni ne proposer aucun système de gouvernement ; mais déclarer qu’on s’arme pour le rétablissement de la monarchie et de l’autorité royale légitime, telle que Sa Majesté elle-même entend la circonscrire.
« Déclarer encore et avec force, à l’Assemblée nationale, aux corps administratifs, aux ministres, aux municipalités, aux individus, qu’on les rendra personnellement et particulièrement responsables, dans leurs corps et biens, des attentats commis contre la personne du roi, contre celle de la reine et de leur famille, contre les vies et propriétés de tous les citoyens quelconques. »
Sur ce thème, on ne pouvait guère broder que le manifeste qui a paru, et tout au plus y aurait-il eu quelques nuances de rédaction qui n’en auraient en rien changé le sens et l’effet, si le roi lui-même avait tenu la plume. En fait, de même que la communication envoyée à l’Assemblée en avril par l’empereur d’Autriche n’était guère que la reproduction du mémoire adressé à Léopold par Marie-Antoinette, de même le fameux manifeste de Brunswick, à quelques détails près, sortait des Tuileries, et c’est en écho qu’il revenait de Coblentz. C’est la royauté française qui envahissait la France, c’est la royauté française qui la menaçait.
L’effet fut grand, non de peur, mais de colère ; ce n’est pas le manifeste de Brunswick qui décida la Révolution du 10 août, qui se préparait ouvertement avant qu’il fût connu. Ce n’est même pas ce manifeste qui décida les sections à leur pressante démarche commune auprès de l’Assemblée, puisqu’il ne fut connu que le 1er août et que les sections avaient déjà délibéré. Mais il ajouta à l’effervescence des esprits et il donna à la Révolution un titre de plus pour réclamer la déchéance, et pour l’imposer.
Il acheva certainement, entre le 1er août où il parut, et le 3 août où Pétion s’avança à la barre de l’Assemblée, d’entraîner les hésitants, de vaincre dans les sections les résistances des modérés, les intrigues des royalistes, et il porta au plus haut point l’animation, la force morale de l’Assemblée des commissaires de sections réunis à la Maison commune.
Chaumette témoigne, avec une évidente sincérité, et une candeur passionnée, de cet enthousiasme des sections, du sentiment toujours plus grand qu’elles avaient de leur rôle libérateur.
« À cette époque, écrit-il dans les Mémoires qu’a publiés M. Aulard (mais quelle est la partie de l’histoire de la Révolution que M. Aulard n’a pas éclairée de lumières nouvelles ?) à cette époque, la majorité des sections de Paris assembla, à la Maison commune, des commissaires pour discuter la grande question de la déchéance du roi, et présenta à l’Assemblée nationale une pétition y tendant.
« Les royalistes mirent tout en usage pour dissoudre cette réunion ou du moins la neutraliser en la divisant. Mais le bon esprit qui animait la grande majorité de ces commissaires, leur fermeté et la résolution qu’ils avaient prise de sauver la patrie rendirent nuls tous les efforts des aristocrates, des brouillons ou des peureux qui s’étaient glissés parmi eux.
« Qu’elle était grande, cette Assemblée ! Quels élans sublimes de patriotisme j’ai vu éclater lors de la discussion sur la déchéance du roi ! Qu’était l’Assemblée nationale avec toutes ses petites passions, son côté du roi, ses gladiateurs, ses défenseurs de Lafayette, ses indécisions continuelles, ses petites mesures, ses décrets étranglés au passage, puis écrasés par le veto, qu’était, dis-je, cette Assemblée en comparaison de la réunion des commissaires des sections de Paris ?
« Là, on eût dit des légistes acharnés à disputailler sans cesse sous le fouet des maîtres des écoles du droit, n’osant pas s’élever jusqu’à secouer leurs chaînes et se déterminer enfin à avoir une fois raison. Ici, au contraire, on discutait fraternellement, souvent avec chaleur, au milieu des plus beaux mouvements d’éloquence et toujours avec bonne foi, les raisons pour et contre la déchéance. On posait pour ainsi dire les bases de la République. C’était au milieu de ces discussions si intéressantes que se passaient de ces événements propres à caractériser les membres de cette Assemblée.
« On en vit se dévouer aux poignards et aux assassinats juridiques en offrant d’imprimer, afficher eux-mêmes et garder contre les déchirements des placards propres à mûrir l’opinion publique et à dévoiler les crimes de la Cour.
« Je ne passerai pas sous silence le trait suivant, il mérite d’être remarqué. La Cour, de concert avec l’infâme directoire du département de Paris, avait parlé de mettre à exécution la loi martiale. Il y avait dans la salle des délibérations des commissaires plusieurs drapeaux rouges dans les étuis. Le brave Lazowsky, depuis victime par les nouveaux brigands qui remplacèrent la Cour, et Chaumette découvrent parmi ces drapeaux le drapeau rouge. Ô ciel, s’écrient-ils, le voilà ; le voilà ! oui, le drapeau rouge ! Il est encore teint du sang des patriotes massacrés au Champ de Mars ! » Aussitôt toute l’Assemblée se lève et crie d’un mouvement unanime : « Ils seront vengés ! Périssent la loi martiale et ses auteurs ! »
« Les deux citoyens qui avaient découvert ce drapeau furent chargés de le porter au corps municipal, alors assemblé, et de le forcer à le porter autre part. En entrant dans la salle du corps municipal, les deux envoyés, poussés par un mouvement subit d’indignation, déchirèrent ce drapeau en s’écriant : « Tenez, le voici, c’est un parricide, qu’on le couse dans un sac et qu’il soit jeté à la rivière. »
« Ce corps municipal, composé en grande partie de contre-révolutionnaires, d’amis de Lafayette et surtout de la loi martiale ; ce corps municipal qui avait résisté audacieusement à la publicité des séances du Conseil général (de la Commune) et qui, contre le vœu des citoyens de Paris, avait eu l’imprudence de conserver dans le lieu de ses séances les bustes de Bailly, de Lafayette et de Louis XVI comme pierres d’attente à la contre-révolution, le corps municipal, dis-je, resta stupéfait et comme pétrifié. »
Ainsi, ces hommes, en leurs fureur et exaltation révolutionnaires, toujours prêts à donner leur vie pour la liberté, se sentaient comme emportés par leur sincérité même au-dessus de toutes les autorités légales, au-dessus de l’Assemblée législative, bavarde, mêlée et impuissante, au-dessus du corps municipal animé de l’esprit feuillant.
Et si, pour transmettre à la Législative leur volonté de déchéance royale, ils respectaient encore les formes légales et usaient de l’intermédiaire du maire Pétion, c’était dans le ferme dessein de ne point s’immobiliser en une légalité désormais suspecte, et de ne point se lier aux hésitations de Pétion lui-même.
Pétion déclara donc, au nom des sections frémissantes, que la commune de Paris venait dénoncer à l’Assemblée nationale le chef du pouvoir exécutif. Il rappela, « sans amertume et sans ménagements pusillanimes », les bienfaits de la nation envers Louis XVI, les ingratitudes et les fourberies de celui-ci. Il dénonça en une formule assez heureuse les directoires des départements qui se faisaient les complices de Louis XVI et qui « en déclamant contre les républicains, semblent vouloir organiser la France en république fédérative ».
Et se tournant vers les périls extérieurs : « Au dehors, dit-il, des armées ennemies menacent notre territoire. Deux despotes publient contre la nation française un manifeste aussi insolent qu’absurde. Des Français parricides, conduits par les frères, les parents, les alliés du roi, se préparent à déchirer le sein de la patrie. »
Et c’est au nom de Louis XVI que la souveraineté nationale est impudemment outragée, c’est pour venger Louis XVI que l’exécrable maison d’Autriche ajoute un nouveau chapitre à l’histoire de ses cruautés… »
Il précise enfin les responsabilités personnelles et directes du roi. « Le chef du pouvoir exécutif est le premier anneau de la chaîne contre-révolutionnaire. Il semble participer aux complots de Pilnitz qu’il a fait connaître si tard. Son nom lutte désormais contre celui de la nation… Il a séparé ses intérêts de ceux de la nation. Nous les séparons comme lui… Tant que nous aurons un roi semblable, la liberté ne peut s’affermir, et nous voulons demeurer libres. Par un reste d’ indulgence nous aurions désiré pouvoir vous demander la suspension de Louis XVI tant qu’existera le danger de la patrie ; mais la Constitution s’y oppose… et nous demandons sa déchéance.
« Cette grande mesure étant prise, comme il est très douteux que la nation puisse avoir confiance en la dynastie actuelle, nous demandons que des ministres, solidairement responsables, nommés par l’Assemblée nationale mais hors de son sein, suivant la loi Constitutionnelle, nommés par le scrutin des hommes libres, à haute voix, exercent provisoirement le pouvoir exécutif en attendant que la volonté du peuple, notre souverain et le vôtre, soit légalement prononcée dans une Convention nationale, aussitôt que la sûreté de l’État pourra le permettre. »
« Cependant, que nos ennemis, quels qu’ils soient, se rangent tous au delà de nos frontières ; que des lâches et des parjures abandonnent le sol de la liberté ; que 300,000 esclaves s’avancent, ils trouveront devant eux dix millions d’hommes libres prêts à la mort comme à la victoire, combattant pour l’égalité, pour le sol paternel, pour leurs femmes, leurs enfants et leurs vieillards : que chacun de nous soit soldat à son tour, et s’il faut avoir l’honneur de mourir pour la patrie, qu’avant de rendre le dernier soupir, chacun de nous illustre sa mémoire par la mort d’un esclave ou d’un tyran. »
Curieux document et où se mêlent bien des influences diverses. On y démêle le brûlant patriotisme révolutionnaire des fédérés et des sections, l’idée de la constitution immédiate d’un pouvoir exécutif nouveau, chère à Danton, l’idée d’une Convention nationale, si fortement soutenue par Robespierre, et enfin les hésitations, les timidités de Pétion lui-même et d’une partie des Girondins, qui se marquent dans le passage singulier sur la suspension du roi.
Est-il donc si coupable, et n’est-il pas victime d’une fatalité déplorable qui fait de lui, malgré lui, le prétexte, le drapeau, le symbole de l’étranger, puisqu’aussitôt après la grande crise on songerait à le rétablir ? Mais cette velléité étrange et contradictoire disparaît dans ces deux affirmations décisives : Il faut prononcer la déchéance de Louis XVI, et appeler à la nation qui prononcera sans doute la déchéance de toute la dynastie. Il faut convoquer une Convention nationale.
Cette adresse portait la signature de commissaires délégués de 47 sections. Qui m’en voudrait, malgré l’apparente monotonie de cette longue liste, de les citer ? Trop souvent, dans les histoires générales de la Révolution, même dans celles qui sont animées de l’esprit démocratique et populaire, la lumière est toute concentrée sur des hommes de premier ordre en qui pourtant ne se concentre pas toute l’action. Louis Blanc, dans l’immense mouvement qui aboutit au 10 août parle à peine des sections, en quelques traits épars et rapides. C’est surtout le Comité central des fédérés qui apparaît à travers son récit, comme l’organe d’action.
Louis Blanc a méconnu le mouvement des sections, beaucoup plus vaste et où il y avait plus de pensée. Michelet, qui a un sens si merveilleux de la vie populaire, des sources profondes d’où jaillissent les grands événements, a mieux vu et mieux marqué que Louis Blanc l’activité des sections, mais il les laisse pourtant en une sorte de pénombre. Il s’apprête, contre la Commune insurrectionnelle qui au mois d’août sera maîtresse de Paris, à une si cruelle sévérité, il est si injuste pour Chaumette, qu’il semble faire porter un peu aux sections, par une réserve défiante, la responsabilité des actes de la Commune révolutionnaire, dont l’assemblée des sections est le germe.
C’est donc un devoir de justice et de réparation, surtout pour tout historien socialiste, de restituer autant qu’il le peut à la clarté de la grande histoire ces hommes dont l’intrépidité obscure sauva la patrie. Ce n’est qu’à voir défiler au bas de documents décisifs ces signatures presque toutes inconnues qu’on a la sensation exacte de la vaste collaboration populaire aux grands événements. Tous ces hommes prenaient des responsabilités héroïques, et demain, quand nous jugerons leurs actes et ceux de leurs camarades dans la Commune parisienne, comment oublier qu’ils venaient de risquer leur liberté, leur vie, et que l’excitation du combat et du péril était en eux ?
Ont signé en qualité de commissaires : Demarcenay, secrétaire ; Collot d’Herbois, commissaire de la section de la Bibliothèque ; Joly, commissaire de la section des Lombards ; Xavier Audouin, section Fontaine de Grenelle ; Collin, section Palais-Royal ; Pépin Degrouhette, section faubourg Montmartre ; Gobert, section des Innocents ; Pifinet, Munichal, Pagnies, section Grange-Batelière ; Cohendet, faubourg Montmartre Tircourt, id. ; Restout, Tuileries ; Truchon, Gravilliers ; Chèpre, Louvre ; Bouin, Marché des Innocents ; Real, Halle au Blé ; Chevalier, du Roule ; Donnay, id. ; Nevèze, Comité de Bonne-Nouvelle ; Dupont, faubourg Saint-Denis ; Tiérar, id. ; Maise, section des Arcis ; Tissot, Mauconseil ; Colman, Croix-Rouge ; Lebois, Théâtre Français ; Fabre d’Églantine, Théâtre Français ; J.-N. Pache, section du Luxembourg ; Théophile Mandar, Dennegeaux, Hôtel de Ville ; d’Effault, Champs Élysées ; Marie-Joseph Chénier, Devaudichat, section Poissonnière ; Garnerin, Mauconseil ; Lourdeuil, Théâtre Français ; Renomard, section du Ponceau ; Debouche-Fontaine, Hôtel de Ville ; Mathé, Champs Élysées ; Desesquelle, Quinze- Vingts ; Paris, Observatoire ; Daujon, Bondy ; Français, section de l’île ; Jean-Baptiste Louvet, Palais-Royal ; Anaxagoras Chaumette, Théâtre Français ; Hion, Palais-Royal ; Quenot, Gobelins ; Latournelle, Bonne-Nouvelle ; Dangon, section des Arcis ; Bernard, Montreuil ; Lavaur, Profuit, Oratoire ; Michel, section de la rue Beaubourg ; Dumas, section Beaubourg ; Beaurieux, place Vendôme ; Claugier, Fontaine de Grenelle ; Mathis, Quatre-Nations ; Tallien, Place Royale ; Narfez, id. ; Chambon, Halle au Blé ; Goret, Sainte-Geneviève ; Auzoller, Roi-de-Sicile ; Gaillon, Enfants-Rouges ; Mincey, Henri IV ; Bodron, id. : Le Gagneur, Quatre Nations ; Baudry, Sainte-Geneviève ; Courtois, Gobelins ; Mathieu, Thermes de Julien ; Charles Janis, section des Postes ; Léonard Bourdon, Gravilliers.
C’était bien comme un germe de Commune insurrectionnelle contenu encore dans une enveloppe légale. Mais déjà plusieurs sections annonçaient nettement qu’elles étaient prêtes à rompre la légalité pour sauver la Révolution ; ou même elles la rompaient. Dès le 31 juillet la section Mauconseil, sous la signature du président Lechenard et du secrétaire Bergot, envoie à tous les citoyens du département de Paris une adresse d’insurrection. Elle leur communique l’arrêté par lequel « considérant qu’il est impossible de sauver la liberté par la Constitution » elle proclame « qu’elle ne reconnaît plus Louis XVI pour roi des Français, et déclare qu’en renouvelant le serment si cher à son cœur de vivre et mourir libre, et d’être fidèle à la nation, elle abjure le surplus de ses serments comme surpris à la foi publique. »
Le 4 août la section des Gravilliers avertit l’Assemblée Législative, par une députation admise à la barre, que si elle ne met pas Louis XVI à bas du trône, c’est le peuple qui l’y mettra :
« Nous vous laissons encore, législateurs, l’honneur de sauver la patrie. Mais si vous refusez de la sauver, il faudra bien que nous prenions le parti de la sauver nous-mêmes. »
Ainsi la Révolution montait. L’intrépide Choudieu, dans les intéressants mémoires qu’a publiés Victor Barrucand, conteste l’action du Comité des fédérés : il prétend que les affirmations du girondin Carra sont des vanteries. « Ce dernier a publié un certain précis historique, où il rend compte à sa manière des événements du 10 août ; il y prétend même les avoir dirigés en grande partie avec cinq ou six autres personnages aussi insignifiants que lui, qui formaient à Charenton un soi-disant Comité directeur. Carra était un trop mince personnage pour avoir eu en cette journée l’influence qu’il s’attribue. La victoire est surtout due aux sections de Paris, moins une, celle des Filles Saint-Thomas, aux braves fédérés, à la population tout entière des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau et aux citoyens courageux qui s’emparèrent de l’autorité municipale dans la nuit du 9 au 10 août. »
Mais s’il est fort possible que Carra soit un hâbleur, et qu’il ait grossi son rôle personnel, il reste vrai que les fédérés n’étaient point dispersés, qu’ils avaient formé un Comité central et que ce Comité central auquel avaient été appelés des hommes d’action comme Santerre, et surtout comme Lazowsky et Westermann, était un des ressorts du mouvement. Mais les délégués des sections avaient une action plus vaste.
Danton était en rapport avec les deux organisations révolutionnaires. Par l’arrêté de la section du Théâtre Français, signé de lui, il avait donné aux sections le branle insurrectionnel. Et en outre, dès le lendemain du banquet des Marseillais, les fédérés de Marseille furent invités par la section du Théâtre Français à prendre domicile chez elle. Danton était ainsi comme au point de croisement des deux organisations révolutionnaires. Robespierre se sentait sans doute débordé par la violence des événements. Il avait dû renoncer, dès les premiers jours d’août, à l’espoir d’une révolution légale qu’un moment il avait entrevue ; et subtil, discret, il attendait la marche des choses.
L’Assemblée semblait avoir perdu toute vertu de décision, et ses arrêts étaient purement négatifs. Elle cassait l’arrêté de la section Mauconseil, mais elle-même n’indiquait aucune solution à la crise. Dans l’ordre militaire, elle voyait et faisait grand. Elle essayait d’armer tout le peuple ; elle approuvait le 1er août le beau rapport de Carnot sur la fabrication des piques ; sur l’armement universel :
« Votre commission vous a proposé des piques, parce que la pique est en quelque sorte l’arme de la liberté, parce que c’est la meilleure de toutes entre les mains des Français, parce qu’enfin elle est peu dispendieuse et promptement exécutée.
« D’ailleurs, il n’existe pas en France actuellement et il ne peut exister de longtemps encore assez d’armes à feu pour que tous les citoyens en soient pourvus, et cependant leurs propriétés, leur vie, leur liberté sont menacées de toutes parts, et on les abandonne presque sans secours à la fureur de leurs ennemis.
« Il est une vérité qui doit enfin paraître évidente à quiconque veut ouvrir les yeux, c’est que les gouvernements qui nous entourent veulent tous notre destruction ; c’est que ceux qui nous parlent d’amitié ne le font que pour mieux nous tromper ; c’est qu’en ce moment nous n’avons plus d’autre politique à suivre que celle d’être les plus forts.
« Mais le danger de l’instant, celui qui frappe les yeux de la multitude, c’est peut être le moins grave ; le plus réel, le plus inévitable est dans l’organisation même de la force armée, de cette force qui, créée pour la défense de la liberté, renferme en elle-même le vice radical qui doit infailliblement la déchirer.
« Partout, en effet, où une section particulière du peuple demeure constamment armée tandis que l’autre ne l’est pas, celle-ci devient nécessairement esclave de la première, ou plutôt l’une et l’autre sont réduites en servitude par ceux qui savent s’emparer du commandement ; il faut donc absolument, dans un pays libre, que tout citoyen soit soldat ou que personne ne le soit. Mais la France, entourée de nations ambitieuses et guerrières, ne peut évidemment se passer de la force armée. Il faut donc, suivant l’expression de Jean-Jacques Rousseau, que tout citoyen soit soldat par devoir et aucun par métier. Il faut donc qu’à la paix, au plus tard, tous les bataillons de la troupe de ligne deviennent bataillons de la garde nationale ; que les uns et les autres n’aient plus qu’un même régime, une même solde, un même habit… Alors chaque corps nommera ses officiers, et on ne verra plus ceux-ci, vendus au pouvoir exécutif, passer à l’ennemi et trahir la patrie qui les a comblés de ses bienfaits.
« Alors rien ne sera plus simple que le nouveau système militaire, rien de plus fort, de plus économique, de plus conforme à l’esprit de la Constitution. Pendant la paix, les frontières seront gardées par des bataillons alternativement fournis chaque année par divers départements. Les citoyens s’exerceront dans leurs cantons et districts respectifs, comme en Suisse, par escouades, par compagnies, par bataillons ; chacun sera muni d’avance d’un équipage complet pour la guerre ; les jeunes gens aisés se piqueront d’avoir des chevaux dressés pour former les corps de cavalerie et se réuniront pour s’exercer aux manœuvres ; il y aura des camps annuels dans les divers départements, des fêtes militaires y seront célébrées avec la pompe des tournois et des carrousels, des prix solennels seront décernés aux vainqueurs. »
Ainsi, à Danton qui appelait tous les citoyens, dans l’intérêt de la patrie, au droit politique, répondait Carnot qui les appelait tous aux armes. Comment l’oligarchie bourgeoise aurait-elle pu tenir devant l’universel armement du peuple ? Mais l’Assemblée législative, inconséquente et tiraillée, était aussi timide à aborder le problème constitutionnel qu’elle était généreuse et hardie à organiser la défense militaire de la patrie menacée. Elle ne sut même pas châtier Lafayette de sa démarche factieuse, et le 8 août, l’Assemblée décréta, malgré l’insistance des Girondins, qu’il n’y avait pas lieu à accusation contre lui.
L’émotion du peuple fut violente, et tous se disaient : Puisque l’Assemblée n’ose pas frapper Lafayette, qui s’est fait le défenseur factieux de la Cour, comment oserait-elle frapper la Cour elle-même ? Comment oserait-elle demander compte à la royauté elle-même de ses trahisons ? Il n’y avait donc plus d’autre recours que la force. À cette action insurrectionnelle, prévue, annoncée, les Girondins, même à cette date extrême du 8 août, refusaient de s’associer.
« Dès le mois de juillet, affirme Choudieu, beaucoup de membres de l’Assemblée nationale étaient persuadés, et les membres de la Gironde eux-mêmes, que nous ne pouvions sortir de l’état de marasme où nous languissions que par une grande crise, et chacun la sentait imminente ; les membres de la Gironde, qui la craignaient, cherchaient à la retarder pour mieux la diriger ; les membres de la Montagne, qui la croyaient nécessaire, la provoquaient sans toutefois se compromettre ; trois d’entre eux, Merlin de Thionville. Chabot et Bazire, qui étaient à peu près considérés parmi nous comme des enfants perdus, se rendaient tous les soirs dans les sections des faubourgs où ils avaient une grande influence ; de leur côté, les autres membres de la Montagne se rassemblaient dans une maison particulière de la rue Saint-Honoré.
« Le 8 août au soir, les membres les plus marquants de la Gironde vinrent se réunir à nous, les uns pour connaître nos projets, les autres parce qu’ils croyaient ne pouvoir se sauver qu’avec nous. Prévenu qu’ils devaient faire cette démarche, je me concertai avec le vieux général Calon, notre président, et je profitai de l’occasion pour placer les Girondins dans une fausse position, et les contraindre, eux et leurs partisans, à s’expliquer sur le parti qu’ils prendraient si la lutte s’engageait sérieusement, comme tout l’annonçait. Je n’ignorais pas que le tocsin devait sonner dans la nuit du lendemain, mais je me gardai bien de le dire à ceux qui ne devaient pas le savoir. Je demandai qu’une députation de six membres fût envoyée vers Pétion pour savoir quelle serait la conduite qu’il tiendrait si le château était attaqué. Le président, qui nommait ordinairement les membres de ces sortes de députations, désigna, ainsi que nous en étions convenus, trois membres de la Gironde et trois membres de la Montagne Les premiers furent Gensonné, Isnard et Grange-neuve ; les autres furent Duhem, Albitte et Granet, de Marseille.
« Pétion répondit catégoriquement qu’il se rendrait au château, et que s’il était attaqué, il repousserait la force par la force. Les trois membres de la Gironde déclarèrent en rentrant qu’ils partageaient l’opinion de Pétion et que la violence était un moyen trop chanceux pour qu’ils crussent devoir y prendre part. Cette séance fut la dernière. »
Choudieu est un honnête homme et un homme brave ; c’est lui, on s’en souvient, qui porta le premier à l’Assemblée une pétition de déchéance. Mais il avait la haine des Girondins, et sans doute, pour leur enlever toute part de mérite dans la journée du 10 août, a-t-il donné un contour un peu trop net à leur pensée incertaine. Il en était parmi eux, comme Barbaroux, qui voulaient donner l’assaut, et ceux-là suffisaient sans doute à troubler l’esprit même de ceux qui s’opposaient à la violence.
Il est probable que Pétion ne répondit aussi catégoriquement que parce qu’il trouva la démarche indiscrète et imprudente. C’était par un silence complaisant et par une résistance volontairement équivoque et molle, ce n’était pas par une collaboration avouée qu’il pouvait servir, comme maire, le mouvement insurrectionnel. La démarche même des Girondins, rejoignant le 8 au soir les Montagnards et allant avec eux interroger Pétion, montre bien qu’ils n’avaient pas de résolution très ferme, pas plus dans le sens de la résistance que dans le sens de l’action. Mais ils sentaient bien que la crise était inévitable. Depuis plusieurs semaines la Révolution et la royauté échangeaient des défis publics.
La Cour, depuis la fête de la Fédération, n’avait qu’une pensée, hâter le manifeste des puissances étrangères et fortifier les Tuileries pour résister à l’assaut du peuple. Elle ne savait pas au juste quels étaient les projets de l’Assemblée, très divisée et très incertaine. Mais le péril était imminent. Le 24 juillet, la reine écrit à Fersen :
« Dans le courant de cette semaine, l’Assemblée doit décréter sa translation à Blois et la suspension du roi. Chaque jour produit une scène nouvelle, mais tendant toujours à la destruction du roi et de sa famille ; des pétitionnaires ont dit à la barre de l’Assemblée, que si on ne le destituait, ils le massacreraient. Ils ont eu les honneurs de la séance. Dites donc à M. de Mercy que les jours du roi et de la reine sont dans le plus grand danger ; qu’un délai d’un jour peut produire des malheurs incalculables ; qu’il faut envoyer le manifeste sur-le-champ, qu’on l’attend avec une extrême impatience ; que nécessairement il ralliera beaucoup de monde autour du roi et le mettra en sûreté ; qu’autrement personne ne peut en répondre pendant vingt-quatre heures, la troupe des assassins grossit sans cesse. »
Mais quelle anarchie, quel chaos dans les pensées de cette Cour affolée ! Pendant que Louis XVI accrédite Mallet du Pan auprès des souverains, pendant que celui-ci essaie d’obtenir la rédaction d’un manifeste relativement modéré de ton, Fersen, ami et confident de la reine, insistait pour un manifeste violent, et il dénonçait à la reine même, comme une fâcheuse intrigue, les démarches de Mallet du Pan. Voici ce qu’il écrit de Bruxelles à Marie-Antoinette, le 28 juillet :
« Nous n’avons cessé de presser sur le manifeste et les opérations, elles commenceront le 2 ou 3 août. Le manifeste est fait, et voici ce qu’en dit au baron de Breteuil M. de Bouillé qui l’a vu : « On suit entièrement vos principes, et j’ose dire les nôtres, pour le manifeste et le plan général, malgré les intrigues dont j’ai été témoin et dont j’ai bien ri, étant bien sûr, d’après ce que je savais, qu’elles ne prévaudraient pas. » — Nous avons insisté pour que le manifeste soit menaçant, surtout pour ce qui regarde la responsabilité sur les personnes royales, et qu’il n’y soit jamais question de Constitution ou de gouvernement. »
Le même jour, nouveau billet de Fersen à la reine :
« Je reçois dans ce moment la déclaration de M. de Brunswick, elle est fort bien : c’est celle de M. de Limon, et c’est lui qui me l’envoie. »
Et il ajoute, pris d’angoisse à la pensée des périls qui menacent la reine :
« Voici le moment critique et mon âme en frémit. Dieu vous conserve tous, c’est mon unique vœu. S’il était utile que vous vous cachiez jamais, n’hésitez pas, je vous prie, à prendre ce parti ; cela pourrait être nécessaire pour donner le temps d’arriver à vous. Dans ce cas, il y a un caveau dans le Louvre attenant à l’appartement de M. de Laporte ; je le crois peu connu et sûr. Vous pourriez vous en servir.
« C’est aujourd’hui que le duc de Brunswick se met en mouvement, il lui faut huit à dix jours pour être à la frontière. »
Mais dans les mêmes lettres où il laissait ainsi percer sa frayeur, Fersen transmettait à la reine les combinaisons ministérielles du baron de Breteuil. Il y a je ne sais quoi de tragique et de bouffon dans cette distribution de portefeuilles :
« Voici le projet du baron pour le ministère ; il veut qu’il soit tout dans sa main pour éviter les contradictions ; il donne la guerre à la Galissonnière, qui dit-il, lui a fourni de très bonnes idées ; la marine à du Moutier ; les sceaux à Barentin ; les affaires étrangères à Bombelles ; Paris à la Porte et les finances à l’évêque de Pamiers. »
De Breteuil était un homme de tête : il ne s’oubliait pas dans la tourmente. Et d’ailleurs, il était sûr de la victoire.
La reine n’y comptait pas aussi fermement. Le 1er août, elle écrit en clair à Fersen :
« L’événement du 30 (le conflit entre les Marseillais et le bataillon de la garde nationale) a augmenté les inquiétudes, irrité partie de la garde nationale et découragé l’autre. On s’attend à une catastrophe prochaine ; l’émigration redouble. Les gens faibles avec des intentions pures, ceux qui n’ont qu’un courage incertain et de la probité se cachent ; les mal intentionnés seuls se montrent avec audace. Il faut une crise pour faire sortir la capitale de l’état de contraction où elle se trouve ; chacun la désire, chacun la veut dans le sens de ses opinions, mais personne n’ose en calculer les effets dans la crainte de trouver un résultat en faveur des scélérats. Quoi qu’il arrive, le roi et les honnêtes gens ne laisseront porter aucune atteinte à la Constitution, et, si elle est renversée, ils périront avec elle. »
Et elle ajoute en encre sympathique :
« La vie du roi est évidemment menacée depuis longtemps ainsi que celle de la reine. L’arrivée d’environ 600 Marseillais et d’une quantité d’autres députés de tous les clubs jacobins augmente bien nos inquiétudes, malheureusement trop fondées. On prend des précautions de toute sorte pour la sûreté de LL. MM., mais les assassins rôdent continuellement autour du château ; on excite le peuple ; dans une grande partie de la garde nationale il y a mauvaise volonté, et dans l’autre faiblesse et lâcheté… Au milieu de tant de dangers il est difficile de s’occuper du choix des ministres. Si on obtient un moment de tranquillité, je vous manderai ce qu’on pense de ceux que vous proposez ; pour le moment il faut songer à éviter les poignards et à déjouer les conspirateurs qui fourmillent autour du trône prêt à disparaître. Depuis longtemps les factieux ne prennent plus la peine de cacher le projet d’anéantir la famille royale. Dans les deux dernières Assemblées nationales on ne différait guère que sur les moyens à employer. Vous avez pu juger par ma précédente lettre, combien il est intéressant de gagner vingt-quatre heures ; je ne ferai que vous le répéter aujourd’hui, en ajoutant que si on n’arrive pas il n’y a que la Providence qui puisse sauver le roi et sa famille. »
Il est certain que dans cette lettre, et pour hâter la marche des secours. Marie-Antoinette montre surtout le côté sombre des choses. Mais je crois que Michelet exagère la sécurité de la Cour. Il est bien vrai qu’elle avait appelé dans le château des Tuileries un millier de soldats suisses, que beaucoup de gentilshommes s’étaient joints à eux, et que Maudat avait promis le concours de plusieurs bataillons de la garde nationale.
Il est vrai aussi que les bataillons des fédérés ne comptaient guère que cinq à six mille hommes et que nul ne pouvait dire si les faubourgs se lèveraient en masse. La Cour avait donc des raisons d’espérer qu’elle écraserait le soulèvement ; et dans l’état d’attente énervante où vivaient le roi et la reine, ils finissaient par souhaiter une journée décisive. Ils la redoutaient
pourtant, et ils sentaient bien qu’un vaste et sombre flot viendrait battre la
royauté.
La Législative avait fixé au 9 le débat sur les pétitions demandant la suspension ou la déchéance du roi. Mais en fixant ainsi la date du débat, elle avait fixé par là même la date de l’insurrection.
Elle n’aurait pu, en effet, désarmer la colère du peuple que par une grande et courageuse décision ; elle en était incapable ; et Choudieu lui dit avec une courageuse franchise que n’ayant pas osé la veille condamner Lafayette, elle n’oserait pas « se traîner jusque sur les marches du trône pour frapper une Cour coupable ». Choudieu fut menacé de l’Abbaye. Les modérés racontèrent à la tribune les violences subies par eux la veille, dans les rues de Paris, à cause de leur vote en faveur de Lafayette. Et Viénot-Vaublanc alla jusqu’à dire que, plutôt que de délibérer sous les menaces « d’une faction » l’Assemblée devait quitter Paris et aller à Rouen. C’eût été la mort de la Révolution et de la patrie.
Au nom de la Commission des Douze, Condorcet se borna à proposer une adresse au peuple français sur l’exercice du droit de souveraineté. Elle paraissait faite uniquement pour protéger les délibérations de l’Assemblée contre toute pression illégale du dehors.
Le grand problème de la déchéance n’y était même pas posé, et la Commission des Douze donnait comme objet à son rapport « les mesures préliminaires à prendre avant de traiter la question de la déchéance du roi ». Dans l’état de tension des esprits et des forces, tout délai nouveau était impossible.
Le ressort révolutionnaire joua enfin. La générale battit ; le tocsin sonna, et dans la nuit sereine du 9 au 10 août le peuple des faubourgs, saisissant ses fusils, attelant ses canons, se prépara à livrer, dès l’aube, le grand combat. Ce n’était pas une pensée d’intérêt étroit et immédiat qui animait ces hommes.
Les ouvriers, les prolétaires qui allaient au combat avec la plus audacieuse fraction de la bourgeoisie révolutionnaire ne formulaient aucune revendication économique. Déjà, même quand ils luttaient contre les accapareurs et monopoleurs qui avaient renchéri le sucre et les autres denrées, les ouvriers de Paris disaient : « Ce n’est pas pour avoir des bonbons, comme des femmes, que nous réclamons : c’est parce que nous ne voulons pas laisser la Révolution aux mains d’une nouvelle caste, égoïste et oppressive. »
C’est la pleine liberté politique, c’est la pleine démocratie qu’ils réclamaient avant tout. En elle, assurément, ils trouveraient des garanties pour leurs intérêts, pour leurs salaires, pour leur existence même. Déjà, dans le vaste mouvement populaire, dans la grande effervescence de juillet et d’août, la loi Chapelier avait été abrogée de fait, et la bourgeoisie feuillantine se plaignait, à la date du 7 août, que les ouvriers formassent des rassemblements pour exiger de concert la hausse des salaires.
Les prolétaires savaient bien que toute exaltation de la vie nationale et de la liberté serait une exaltation de leur force, et un obscur pressentiment social était en eux. Mais leur pensée directe et consciente allait à la patrie menacée par l’étranger, à la liberté trahie par la fourberie du roi. Abattons le roi traître pour écarter, pour refouler plus sûrement les rois étrangers. Ce n’était donc pas un mouvement de classe explicite et immédiat qui soulevait les prolétaires.
Et cependant, tandis qu’au 14 juillet et au 5 et 6 octobre, c’est contre le despotisme royal seulement que luttaient les ouvriers unis à la bourgeoisie, maintenant, en cette journée du 10 août, ils luttent à la fois contre la royauté et contre toute cette partie de la bourgeoisie qui s’était ralliée à elle. En abattant le roi, ils vont prendre en même temps leur revanche de ce modérantisme bourgeois qui, au Champ de Mars, en juillet 1791, avait fusillé le peuple pour défendre la royauté.
Et le drapeau rouge, qui fut le drapeau de la loi martiale, le symbole sanglant des répressions bourgeoises, les révolutionnaires du 10 août s’en emparent. Ils en font un signal de révolte, ou plutôt l’emblème d’un pouvoir nouveau.
À quel moment précis l’idée vint-elle au peuple révolutionnaire de s’approprier le drapeau de la loi martiale et de le tourner contre ses ennemis ? Il semble que ce soit aux environs du 20 juin. Quand Chaumette, dans ses mémoires, raconte les préparatifs du 20 juin, quand il montre que les citoyens des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau « s’enorgueillissant d’être appelés sans-culottes par les aristocrates à dentelles », se préparaient à aller trouver le roi pour lui imposer la sanction des décrets, il ajoute :
« D’un autre côté, les patriotes les plus chauds et les plus éclairés se rendaient au Club des Cordeliers et de là passaient les nuits ensemble à se concerter.
« Il y eut entre autres un Comité où l’on fabriqua un drapeau rouge portant cette inscription : loi martiale du peuple contre la révolte de la cour, et sous lequel devaient se rallier les hommes libres, les vrais républicains qui avaient à venger un ami, un fils, un parent, assassiné au Champ de Mars le 17 juillet 1791. »
D’autre part, Carra, racontant les préparatifs non plus du 20 juin mais du 10 août, écrit :
Ce fut dans ce cabaret du soleil d’or (où se réunissait le directoire insurrectionnel) que Fournier, l’Américain, nous apporta le drapeau rouge dont j’avais proposé l’invention et sur lequel j’avais fait écrire ces mots : Loi martiale du peuple souverain contre la rébellion du pouvoir exécutif. Ce fut aussi dans le même cabaret que j’apportai cinq cents exemplaires d’une affiche où étaient ces mots : Ceux qui tireront sur les colonnes du peuple seront mis à mort sur-le-champ. »
Ainsi l’idée de s’approprier le drapeau rouge semble être venue au peuple avant le 20 juin, dès que l’ère des mouvements populaires contre la royauté s’annonça. Mais il paraît bien qu’au 20 juin le drapeau rouge ne fut pas déployé, soit que le temps eût fait défaut pour en préparer un nombre suffisant avec les inscriptions révolutionnaires, soit plutôt que Pétion, qui chercha à légaliser le mouvement du 20 juin, eût obtenu de ses amis qu’ils renonçassent à le déployer. Mais la pensée persista, et au 10 août le rouge drapeau flotta çà et là sur les colonnes révolutionnaires. Il signifiait :
« C’est nous, le peuple, qui sommes maintenant le droit. C’est nous qui sommes maintenant la loi. C’est en nous que réside le pouvoir régulier. Et le roi, la Cour, la bourgeoisie modérée, tous les perfides qui, sous le nom de Constitutionnels, trahissent en effet la Constitution et la patrie, ceux-là sont les factieux. En résistant au peuple, ils résistent à la vraie loi, et c’est contre eux que nous proclamons la loi martiale. Nous ne sommes pas des révoltés. Les révoltés sont aux Tuileries, et contre les factieux de la Cour et du modérantisme nous retournons, au nom de la patrie et de la liberté, le drapeau des répressions légales. »
Ainsi, c’était plus qu’un signe de vengeance. Ce n’était pas le drapeau des représailles. C’était le drapeau splendide d’un pouvoir nouveau ayant conscience de son droit, et voilà pourquoi, depuis lors, toutes les fois que le prolétariat affirmera sa force et son espérance, c’est le drapeau rouge qu’il déploiera.
À Lyon, sous Louis-Philippe, les ouvriers exténués par la faim, déploient le drapeau noir, drapeau de la misère et du désespoir. Mais après février 1848, quand les prolétaires veulent illustrer d’un symbole à eux la Révolution nouvelle, ils demandent au gouvernement provisoire d’adopter le drapeau rouge.
Pour qu’il surgît ainsi de nouveau comme une haute flamme longtemps cachée sous les cendres, il fallait que la tradition révolutionnaire du 10 août se fût continuée pendant un demi-siècle, dans les pauvres maisons des faubourgs, de la bouche du père à l’oreille et au cœur du fils. Et Lamartine commettait un oubli étrange lorsqu’au peuple assemblé devant l’Hôtel de Ville il disait : « Le drapeau rouge n’a fait que le tour du Champ de Mars traîné dans les flots de sang du peuple. »
Pourquoi le peuple ne répondit-il pas ?: « Oui, mais ce drapeau, teint du sang du peuple au 17 juillet 1791, conduisit le peuple contre les Tuileries au 10 août 1792. Et l’espérance ouvrière est mêlée en sa splendeur à la victoire républicaine. »
Dans la soirée du 9, vers minuit, le son du tocsin, le roulement des tambours avertirent les législateurs dispersés dans Paris qu’un grand mouvement se préparait. Ils se rendirent en hâte à l’Assemblée, et à minuit la séance s’ouvrit. C’était, si je puis dire, une séance d’attente. L’Assemblée était résolue à surveiller les événements, mais à ne pas intervenir d’une façon directe dans la lutte engagée entre le peuple et le roi.
En vain les ministres, pour engager sa responsabilité, lui firent savoir qu’il était urgent de prendre des mesures pour protéger le Château et défendre la Constitution. Elle répondit que cela regardait les autorités administratives. C’est en vain aussi que plusieurs députés proposèrent à leurs collègues de se porter auprès du roi, comme le 20 juin. Choudieu s’écria qu’à cette heure de danger le vrai devoir des représentants du peuple était de demeurer à leur poste. L’assemblée applaudit.
Cependant le Château tendait un piège à Pétion. Il y était appelé, et le maire craignant d’être gravement compromis s’il refusait de répondre à cet appel se rendait aux Tuileries. Là il est visible qu’on voulait surtout le garder comme otage. Effrayés de sa longue absence, les administrateurs de la commune de Paris écrivirent à l’Assemblée, et celle-ci, pour le sauver, l’appela à sa barre. Mandat, qui commandait la garde nationale et qui était dévoué à la Cour, n’osa pas retenir Pétion ; le maire se rendit à la barre de l’Assemblée, fit allusion, en termes mesurés, aux paroles offensantes qui lui avaient été dites ; il annonça que les mesures de défense prises par le Château étaient très fortes, suffisantes à arrêter tout mouvement. Pétion voulait-il donner au peuple de Paris un suprême conseil de prudence ? Ou bien fournir à l’Assemblée le prétexte dont elle avait besoin pour ne pas intervenir ? Ou encore s’autoriser ainsi lui-même à ne pas renforcer la défense du Château ? Cependant l’Assemblée générale des sections se réunissait à l’Hôtel de Ville. Et les sections les plus hardies, celle du Théâtre Français, celle des Gravilliers, ouvraient l’avis vers trois ou quatre heures du matin, qu’il fallait remplacer par des autorités nouvelles et révolutionnaires les autorités constituées.
Vers l’aube, au moment où de tous les faubourgs, de Saint-Antoine, de Saint-Marceau, les fédérés, les ouvriers se formaient en colonne et marchaient sur les Tuileries, l’Assemblée des sections se substitua à la Commune légale et s’organisa en Commune révolutionnaire.
C’était un coup hardi et peut-être décisif, car par là, le peuple combattant avait derrière lui l’appui d’une force politique organisée. Par là aussi l’état-major de la garde nationale, son commandant Maudat frappés de destitution, pouvaient être pris de trouble. Et la Commune révolutionnaire jetait le doute et le désarroi dans les rangs de l’ennemi. La nouvelle Commune prit aussitôt l’arrêté suivant qui la constituait :
« L’Assemblée des commissaires de la majorité des sections, réunis en plein pouvoir pour sauver la chose publique, a arrêté que la première mesure que la chose publique exigeait était de s’emparer de tous les pouvoirs que la Commune avait délégués, et ôter à l’état-major l’influence dangereuse qu’il a eue jusqu’à ce jour sur le sort de la liberté. Considérant que ce moyen ne pouvait être mis en usage qu’autant que la municipalité, qui ne peut jamais, et dans aucun cas, agir que par les formes établies, serait suspendue de ses fonctions, et que M. le Maire et le Procureur général de la Commune qu’ils laissaient administrateurs, continueraient leurs fonctions administratives. »
C’était signé de Huguenin, président, et de Martin secrétaire ; tous ces hommes jouaient leur tête. Ainsi, c’est parce que les autorités constituées ne pouvaient s’affranchir des formes légales que les sections les brisaient. Pétion et Manuel, qui étaient maintenus, recevaient une nouvelle investiture, mais de peur que Pétion, encore lié par les formes légales, ne paralysât le mouvement du peuple, la Commune révolutionnaire le consigna à son domicile. Elle préservait ainsi la liberté de l’action populaire. Et elle marquait bien dès l’origine de cette grande journée, quel en était le caractère ; il ne s’agissait pas d’une sommation à adresser au roi. Il s’agissait d’un changement de pouvoir, et le peuple s’installait en souverain à l’Hôtel de Ville pour chasser décidément des Tuileries la souveraineté de trahison.
Comment l’Assemblée législative allait-elle accueillir ce pouvoir nouveau, expression révolutionnaire de la volonté du peuple ? Elle fut informée des événements de l’Hôtel de Ville vers sept heures du matin par une députation geignante de l’ancienne municipalité. Mais que faire ? Quelques députés proposèrent bien de casser comme illégal le pouvoir nouveau. Mais déjà la lutte s’engageait autour du château, et la proposition tomba. Aussi bien le nouveau pouvoir agissait, et il secondait avec une grande décision l’effort du peuple. Avant même de se constituer en commune, les délégués des sections avaient obtenu de la municipalité légale qu’elle rappelât auprès d’elle Maudat, le commandant de la garde nationale dévoué au roi.
Celui-ci, vers le matin, c’est-à-dire au moment même où sa présence aux Tuileries aurait été le plus nécessaire, avait fini par céder à l’ordre municipal. Et, arrivé à l’Hôtel de Ville, il s’était trouvé en face d’un pouvoir nouveau. La Commune révolutionnaire le traita en accusé, elle lui demanda compte des ordres irréguliers qu’il avait donnés, sans l’autorisation explicite du maire, pour armer la garde nationale contre le peuple. Et au moment où, l’interrogatoire fini, il s’apprêtait à revenir en hâte vers les Tuileries, elle le fit arrêter.
Du coup, la résistance des Tuileries était désorganisée. La Cour perdait tout point d’appui légal ; la garde nationale ne donnait plus le moindre concours aux Suisses et aux gentilshommes. Le roi s’en aperçut bien, vers six heures, quand il sortit un moment du palais pour faire au Carrousel et aux Tuileries la revue des postes. Les canonniers de la garde nationale l’accueillirent par un silence morne, ou par des cris de : « Vive la Nation. »
Louis XVI eut la sensation aiguë, mortelle, qu’il était seul contre son peuple. Il rentra au château presque désespéré. Cependant, peu à peu, les assaillants arrivaient, et par le Carrousel, par les Tuileries, commençaient, mais mollement encore, à investir le Château. Le roi et la reine allaient-ils, ainsi plus qu’à demi abandonnés, soutenir les hasards d’un siège ? À l’Assemblée, l’inquiétude était vive. Qu’adviendrait-il si le roi et la reine, dans la fureur de l’assaut, étaient massacrés ? La France, qui avait été déjà émue le 20 juin en faveur du roi menacé, ne se soulèverait-elle point contre ceux qui l’auraient tué, contre ceux aussi qui par leur inaction auraient été complices du meurtre ? Plusieurs députés demandèrent que l’Assemblée appelât le roi à elle. Mais ce n’était pas seulement protéger la vie du roi ; c’était en quelque sorte couvrir son pouvoir de la protection nationale. C’était peut-être tourner vers l’Assemblée elle-même, devenue en apparence solidaire du roi, les forces révolutionnaires.
L’Assemblée le comprit et ne se livra pas. Une proposition moins nette et qui exposait moins l’Assemblée fut formulée alors : elle n’appellerait point le roi, mais elle lui ferait savoir qu’elle était réunie et qu’il pouvait, s’il le désirait, venir auprès d’elle. Mais c’était encore nouer la responsabilité de l’Assemblée à celle du roi. Elle hésita encore, malgré l’émotion visible de Cambon qui s’écria que l’inaction de l’Assemblée serait au moins aussi dangereuse que l’action et qu’il fallait « sauver la gloire du peuple », c’est-à-dire évidemment, préserver la vie du roi. Comme l’Assemblée hésitait encore, et s’immobilisait, lourdement stagnante, sous l’orage, le roi, pressé par le procureur syndic du département, Rœderer, se décidait à quitter les Tuileries pour se rendre à l’Assemblée.
Par l’allée centrale du jardin, puis par l’allée des Tuileries toute jonchée déjà, après un été aride et ardent, de feuilles mortes, la famille royale arriva péniblement, au travers d’une foule à demi incertaine, à demi hostile, jusqu’à la porte de l’Assemblée. Louis XVI ne devait plus rentrer dans la demeure des rois. En ce vendredi, dont l’âme pieuse des royalistes fit un Vendredi saint, il commença sa Passion. Un juge de paix se présenta à la barre de l’Assemblée : « Messieurs, dit-il, je viens vous faire part que le roi, la reine, la famille royale, vont se présenter à l’Assemblée nationale. »
Était-ce un roi qui venait à l’Assemblée, un des pouvoirs de la Constitution qui se réunissait à l’autre ? Ou bien était-ce un proscrit cherchant auprès de l’autel de la loi, que sa trahison avait tenté en vain de renverser, un suprême asile ? Pour l’Assemblée c’était encore un roi, ou du moins une ombre de roi, et 24 députés, ceux qui étaient les plus près de la porte, allèrent au devant de lui, dans le tumulte et la confusion grandissante. Ainsi subsistait au moins le cérémonial de la Constitution. Vergniaud, à ce moment, présidait la séance. L’Assemblée l’avait, si je puis dire, élevé devant elle comme un bouclier éclatant, bouclier de gloire, d’éloquence et de sagesse. Elle savait qu’à la Commission des Douze il avait été temporisateur et prudent, elle pensait donc qu’il n’irait pas en cette crise suraiguë au delà de ce qu’exigeait la force même des choses. Mais le peuple avait gardé le souvenir et pour ainsi dire la vibration du puissant et prophétique discours du 5 juillet. Et l’Assemblée espérait que le reflet de popularité, resté au front du grand orateur, apaiserait au loin la foule soulevée. Le prestige de la gloire suppléerait un moment à l’autorité de la loi.
Quand le roi fut entré et qu’il eut pris place, selon le protocole, aux côtés du Président, il dit à l’Assemblée :
« Je suis venu ici pour éviter un grand crime et je me croirai toujours en sûreté avec ma famille au milieu des représentants de la nation. »
Vergniaud lui répondit, au témoignage du Moniteur, du Logographe et du Journal des Débats et Décrets :
« L’Assemblée nationale connaît tous ses devoirs. Elle a juré de maintenir les droits du peuple et les autorités constituées. »
Le fantôme de royauté durait donc encore : mais après tout, la Constitution elle-même permettait de prononcer la déchéance ou la suspension, et Vergniaud ne s’engageait guère. Quelques instants après, l’Assemblée reconnaissait officiellement des autorités « constituées », mais constituées cette nuit même par la Révolution. L’investissement des Tuileries, après le départ de la famille royale, s’était fait plus étroit. Les fédérés, le peuple des faubourgs avec baïonnettes, piques et canons, arrivaient, grossissaient. Était-il donc impossible d’éviter une collision sanglante ? L’Assemblée adresse en hâte une proclamation au peuple ; mais par qui la lui faire tenir ? L’ancienne municipalité était dissoute et impuissante. Thuriot proposa nettement à l’Assemblée de reconnaître en fait la municipalité nouvelle, la Commune révolutionnaire :
« Je demande que les commissaires qui vont se rendre à la ville soient autorisés à conférer avec tous ceux entre les mains desquels peuvent résider en ce moment-ci, soit légalement soit illégalement, une autorité quelconque, et la confiance publique au moins apparente. »
L’Assemblée adopta la motion de Thuriot et ainsi c’est par la Commune que le premier coin de Révolution républicaine entra dans la Constitution encore monarchique de 1791.
Quelques instants après, l’Assemblée décidait de laisser à la Commune révolutionnaire le choix au moins provisoire du nouveau commandant de la garde nationale. Cependant dans les Tuileries vides du roi, il semble qu’un mot d’ordre de désarmement ait été donné. Par les fenêtres du château les Suisses lançaient au peuple des paroles amies. La porte donnant sur le grand escalier s’ouvre ; le peuple des faubourgs et les fédérés s’élancent joyeusement, mais soudain, de tous les degrés de l’escalier une terrible fusillade répond à la Révolution confiante. Y eut-il piège abominable et fourberie ? Ou bien, dans cette anarchie d’une petite armée soudain abandonnée par son roi et livrée à des ordres contradictoires, y eut-il de funestes malentendus ? Un cri terrible de douleur, de mort et de colère monte du peuple refoulé ; il braque ses canons contre les murailles, ses fusils contre les fenêtres d’où crépite la mousqueterie des Suisses ; les baraques adossées au palais, tout le long de la place du Carrousel, prennent feu ; et « le son du canon », profond, courroucé, lugubre, le bruit irrité et aigu de la fusillade, le pétillement des flammes pâlies par la clarté du jour, toute une clameur, tout un tumulte de destruction et de combat emplissent la cour du Carrousel et retentissent dans l’Assemblée. Un moment, vers neuf heures, un cri de panique se fait entendre sur le seuil de la salle des séances : « Voici les Suisses ; nous sommes forcés. »
L’Assemblée haletante croit que les soldats mercenaires de la royauté allaient mettre la main sur elle, que la royauté traîtresse, après avoir vaincu le peuple, allait frapper les représentants du peuple, et qu’elle n’avait plus qu’à mourir pour léguer au moins aux générations nouvelles, en un souvenir héroïque, la protestation immortelle de la liberté.
Aux premiers coups de canon, tous les citoyens des tribunes se lèvent : « Vive l’Assemblée nationale ! Vive la Nation ! Vivent la liberté et l’égalité ! » L’Assemblée décide aussitôt que tous les députés resteront à leur place, attendant le destin, pour sauver la Patrie ou périr avec elle.
« Voilà les Suisses ! crient encore les citoyens des tribunes, à la fois sublimes de courage et affolés par les rumeurs incertaines. Nous ne vous quittons pas ; nous mourrons avec vous ! »
Et ils s’appliquent à eux-mêmes le décret de l’Assemblée ; ils se lient comme elle à la liberté et à la mort. Minute héroïque et grande où toutes les dissidences et toutes les défiances s’effacèrent un moment dans la commune passion pour la liberté, dans le commun mépris de la mort, et où le cœur des hommes des tribunes battit avec le cœur des Girondins, des « hommes d’État ». La Gironde, en ce tourbillon auquel elle présidait par Vergniaud tout à l’heure, par Guadet maintenant, était de nouveau mêlée à la grande passion révolutionnaire du peuple.
L’alarme des patriotes dura peu. Les Suisses qui avaient été signalés étaient déjà des vaincus ; du château forcé par le peuple ils se retiraient par le jardin des Tuileries, ils tombèrent sous les balles, les piques et les baïonnettes des vainqueurs. Quel était, durant ce drame, l’état d’esprit du roi ? Mystère impénétrable. Espéra-t-il un moment que le château se défendrait et que la Révolution serait vaincue ? Il assistait de la loge du tachygraphe à la séance de l’Assemblée. Les cris qui annonçaient l’arrivée des Suisses retentirent sans doute joyeusement en son cœur. Peut-être aussi, au son du canon, au crépitement de la fusillade, regretta-t-il de ne pas être resté au milieu de ses soldats pour les animer de sa présence. Choudieu, qui l’observa bien, affirme que tant que dura le combat, son visage demeura impassible ; et qu’il ne s’émut que lorsque la défaite de ses suprêmes défenseurs lui fut connue. Tardivement, il fit passer aux Suisses l’ordre de ne plus tirer. Le peuple vainqueur envahit les Tuileries, les fouilla des caves au faîte ; et à tout moment des hommes noirs de poudre, ou le visage ensanglanté, entraient dans l’Assemblée portant des papiers, de la monnaie d’or, les bijoux de la reine, et criaient : « Vive la Nation ! »
C’était la victoire de la Révolution et de la Patrie. C’était aussi la victoire de la Commune révolutionnaire. C’est elle qui, en se substituant à la Commune légale, avait pour ainsi dire rompu les ponts derrière la Révolution en marche. Il fallait vaincre ou périr. C’est elle aussi qui en consignant Pétion, et en arrêtant Maudat, avait assuré le libre essor de la force populaire. Dès le matin du 10 août et à peine le Château forcé, la Commune se présenta à l’Assemblée, non pour demander la confirmation légale d’un pouvoir qu’elle tenait de la Révolution même, mais au contraire pour dicter des lois. En son nom, Huguenin, accompagné de Léonard Bourdon, de Tronchon, de Berieux, de Vigaud et de Bullier, dit ceci :
« Ce sont les nouveaux magistrats du peuple qui se pressentent à votre barre. Les nouveaux dangers de la patrie ont provoqué notre nomination ; les circonstances la conseillaient et notre patriotisme saura nous en rendre dignes. Le peuple las enfin, depuis quatre ans éternel jouet des perfidies de la Cour et des intrigues, a senti qu’il était temps d’arrêter l’Empire sur le bord de l’abîme. Législateurs, il ne reste plus qu’à seconder le peuple : nous venons ici en son nom, concerter avec vous des mesures pour le salut public. Pétion, Manuel, Danton, sont toujours nos collègues ; Santerre est à la tête de la force armée.
« Que les traîtres périssent à leur tour. Ce jour est le triomphe des vertus civiques : Législateurs, le sang du peuple a coulé ; des troupes étrangères qui ne sont restées dans nos murs que par un nouveau délit du pouvoir exécutif, ont tiré sur les citoyens. Nos malheureux frères ont laissé des veuves et des orphelins.
« Le peuple qui nous envoie vers vous nous a chargés de vous déclarer qu’il vous investissait de nouveau de sa confiance, mais il nous a chargés en même temps de vous déclarer qu’il ne pouvait reconnaître, pour juger des mesures extraordinaires auxquelles la nécessité et la résistance à l’oppression l’ont porté, que le peuple français, votre souverain et le nôtre, réuni dans ses assemblées primaires. »
L’Assemblée ne protesta pas contre cette Commune victorieuse qui prétendait traiter avec elle d’égal à égal ou qui même l’investissait à nouveau au nom du peuple, mais seulement pour qu’elle convoquât le peuple même.
C’est cette Commune révolutionnaire que l’Assemblée chargea de transmettre au peuple des décrets l’invitant au calme. En ce même jour, sur les rapports de Vergniaud, de Guadet, de Jean Debry elle rendit sans débat des décrets décisifs. Par le premier, elle invitait le peuple français à former une Convention nationale, décidant que dès le lendemain le mode et l’époque de sa convocation seraient fixés ; et elle déclarait en même temps « le chef du pouvoir exécutif suspendu provisoirement de ses fonctions, jusqu’à ce que la Convention nationale ait prononcé sur les mesures qu’elle croira devoir prendre pour assurer la souveraineté du peuple et le règne de la liberté et de l’égalité. »
Par le second, elle déclarait que les ministres en fonctions n’avaient pas sa confiance ; et elle décidait que les ministres seraient provisoirement nommés par l’Assemblée nationale et par une élection individuelle : ils ne pouvaient pas être pris dans son sein.
Enfin, par un troisième groupe de décrets elle décida que les décrets déjà rendus et qui n’auraient pas été sanctionnés, et les décrets à rendre qui ne pourraient l’être à cause de la suspension du roi, porteraient néanmoins le nom de loi et en auraient la force dans toute l’étendue du royaume.
C’était, en somme, la fin de la monarchie. Sans doute, il ne s’agissait même pas de déchéance, mais seulement de suspension. Un moment le peuple murmura ; des protestations immédiates s’élevèrent. Vergniaud harangua les pétitionnaires. Il leur dit que c’était par respect pour la souveraineté même du peuple que l’Assemblée ne prenait que des mesures provisoires. Et l’annonce d’une prochaine Convention nationale changea en enthousiasme toutes les inquiétudes et toutes les récriminations. Il semblait au peuple que cette Assemblée nouvelle née de sa victoire, allait en finir avec les ruses, les mensonges, les trahisons, les demi-mesures qui dans le danger de la patrie sont l’équivalent de la trahison. C’était sa propre force, robuste et droite, qu’il pressentait, qu’il espérait en elle. Le combat du matin avait laissé dans les cœurs une extraordinaire exaltation de colère. La fusillade imprévue des
Suisses, combinée avec la menace de manifeste de Brunswick, suscitaient les
plus sinistres rumeurs. On racontait, au témoignage de Chaumette, que les plus
cruelles inventions de la tyrannie devaient être réveillées contre les patriotes,
que si le roi avait été vainqueur, ils auraient été immolés par milliers sur
un échafaud pareil à celui que Louis XI machina, et que leurs fils, placés
au-dessous, seraient couverts d’une rosée sanglante. À ceux qu’il soupçonnait d’avoir pris part contre lui à la bataille, au guet-apens du matin, le
peuple donnait la chasse ; et Louis XVI, pendant toute la journée du 10, n’aurait pu, même sous escorte, même comme prisonnier, traverser Paris sans
danger.
La Commune, tout le jour, et comme si une conspiration terrible était encore à craindre, continua à distribuer des cartouches. Mais peu à peu, à l’idée que bientôt le peuple, tout le peuple allait exercer sa souveraineté et nommer la grande Assemblée de combat et de salut, les colères tombaient ; et l’Assemblée législative expirante semblait participer en quelque mesure à la popularité de l’Assemblée nouvelle et inconnue qu’elle venait de promettre à la France.
Cette Convention, c’était, sans qu’on l’annonçât encore clairement, l’avènement de la République, c’était surtout l’avènement de la démocratie. Plus de cens, plus de privilège, plus de distinction injurieuse et bourgeoise entre les citoyens actifs et les citoyens passifs. Sur le rapport de Jean Debry, député de l’Aisne, au nom de la Commission des Douze, l’Assemblée vota sans débat, et dans la séance même du 10 août, que tous les citoyens de 25 ans seraient électeurs.
« L’Assemblée nationale, voulant au moment où elle vient de jurer solennellement la liberté et l’égalité, consacrer dans ce jour l’application d’un principe aussi sacré pour le peuple, décrète qu’à l’avenir, et spécialement pour la formation de la Convention nationale prochaine, tout citoyen français, âgé de vingt-cinq ans, domicilié depuis un an, et vivant du produit de son travail, sera admis à voter dans les assemblées des communes et dans les assemblées primaires comme tout autre citoyen actif et sans nulle autre distinction. »
Ainsi, le suffrage universel était fondé ; et ce n’était pas seulement pour la prochaine Convention nationale, mais pour toutes les manifestations de la vie nationale dans l’infini des temps. Et dès le 12 août, la Convention élargissait encore la base populaire, abaissant l’âge de l’électorat de 25 ans à 21 ans. Elle maintenait 25 ans pour l’éligibilité, mais elle effaçait pour l’éligibilité aussi bien que pour l’électorat, toute distinction entre les citoyens actifs et les citoyens passifs. Elle maintenait le système de l’élection à 2 degrés, par des assemblées primaires, mais plutôt à titre de conseil que sous une forme impérative ; et elle fixait au 26 août la nomination des Assemblées électorales, au 2 septembre la nomination des députés.
Le 10 août, le ministère avait été constitué sous le nom de Conseil exécutif provisoire. Sur la proposition d’Isnard, toujours ami des manifestations un peu théâtrales, l’Assemblée renonçant au mode d’élection individuelle, avait nommé en bloc Roland, Clavière et Servan, les trois ministres girondins que le roi avait congédiés. Mais la Gironde ne pouvait recueillir seule le bénéfice d’un mouvement auquel elle n’avait participé que mollement et par intermittence. L’Assemblée comprit qu’elle n’aurait quelque action sur le peuple révolutionnaire, et qu’elle ne pouvait satisfaire la Commune de Paris, qu’en appelant aux responsabilités du pouvoir un homme de la Révolution. Et Danton fut élu ministre de la justice par 222 voix sur 284 votants. Monge était appelé à la marine et Lebrun aux affaires étrangères.
Danton n’avait pas pris part de sa personne à l’assaut donné aux Tuileries, mais pendant la nuit, il avait été mêlé activement aux préparatifs, prêt à porter les responsabilités terribles que pour les hautes têtes de la Révolution recelait cette journée hasardeuse. Vainqueur avec le peuple, il eut d’emblée des pensées généreuses et clémentes. Belles furent ses premières paroles à la Législative, le 11 août :
« Les événements qui viennent d’arriver à Paris ont prouvé qu’il n’y avait point de composition avec les oppresseurs du peuple ; la nation française était entourée de nouveaux complots ; le peuple a déployé toute son énergie ; l’Assemblée nationale l’a secondé, et les tyrans ont disparu ; mais maintenant c’est moi qui prends devant vous l’engagement de périr pour arracher aux vengeances populaires, trop prolongées, ces mêmes hommes (les Suisses) qui ont trouvé un refuge dans votre Assemblée. (Vifs applaudissements.) Je le disais il y a un instant à la Commune de Paris : là où commence l’action des agents de la nation doit cesser la vengeance populaire. Eh ! Messieurs, nul doute que le peuple ne sente cette grande vérité qu’il ne doit pas souiller son triomphe ! L’assemblée de la Commune a paru pénétrée de ces sentiments, tous ceux qui nous entendent les partagent. Je prends l’engagement de marcher à la tête de ces hommes que le peuple a cru devoir proscrire dans son indignation, mais auxquels il pardonnera, puisqu’il n’a plus rien à craindre de ses tyrans. (Applaudissements réitérés.) »
Louis XVI, le 11 août, avait été conduit avec sa famille au Luxembourg et de là, quelques jours après, au Temple ; il n’était plus qu’un prisonnier.
Mais cette Révolution, qu’à Paris il fallait régler et préserver de la folie sanglante des représailles, il fallait la faire accepter à la France surprise sans doute et déconcertée. Il fallait aussi la faire accepter aux armées, en qui on pouvait craindre que par Lafayette et Lückner l’esprit « constitutionnel » prévalût.
L’Assemblée, pour rallier la France à la Révolution du 10 août, recourut à deux grands moyens. Les papiers trouvés aux Tuileries démontraient la trahison du roi, l’œuvre de corruption de la liste civile. Ils ne révélaient pas encore tout ce que nous savons aujourd’hui ; mais la connivence du roi avec l’étranger y éclatait cependant.
L’Assemblée fit publier ces papiers. Elle ordonna à ses commissaires auprès des armées de les répandre dans les camps. Partout les sociétés jacobines les commentèrent, et de toute la France patriote, qui envoyait sans compter sa jeunesse, toute la fleur de sa vie, un immense cri s’éleva contre la royauté traîtresse.
Mais l’Assemblée comprit qu’elle devait aussi aller droit au cœur des paysans en abolissant enfin réellement le régime féodal. Déjà, en ouvrant l’histoire de la Législative par l’étude du mouvement paysan, j’ai noté que l’Assemblée, sous la pression de la France rurale, avait dû toucher à la féodalité plus sérieusement que la Constituante. En juin, elle avait aboli sans indemnité les droits casuels, ceux qui ne pesaient pas annuellement sur les tenanciers, mais qui étaient dus à l’occasion des ventes, des décès. Et encore les seigneurs pouvaient exiger le paiement de ces droits s’ils faisaient la preuve qu’ils étaient le prix d’une concession primitive de fonds. En outre, le redevable, quand il y avait rachat, était tenu de racheter à la fois toutes les rentes féodales très diverses dont il était grevé ; quand plusieurs propriétaires de ci-devant fiefs ou de fonds étaient tenus solidairement au payement d’un droit, l’un ne pouvait se racheter sans les autres. Enfin, et surtout, les droits annuels, les droits censuels, comme le cens, la censive, le champart, continuaient à peser sur les paysans.
Mais ceux-ci, de même qu’après le 14 juillet ils étaient entrés en mouvement et avaient arraché les décrets du 4 août 1789, comprirent que la Révolution du 10 août 1792 était pour eux une occasion excellente de secouer leurs charges. Ainsi les prolétaires de Paris, en versant leur sang le 10 août pour la liberté, ont affranchi les paysans de ce qui restait de la servitude féodale.
Quelques jours après la prise des Tuileries, les pétitions des paysans commencèrent à arriver à l’Assemblée. Le 16 août, ce sont des cultivateurs de la « ci-devant province du Poitou » qui paraissent à la barre de l’Assemblée, et qui, au nom d’un grand nombre de citoyens de la paroisse de Rouillé, département de la Vienne, se plaignent des poursuites judiciaires intentées pour le recouvrement des droits féodaux.
« Ils sont encore victimes des restes du régime féodal. Le procureur-syndic de Lusignan (Vienne) a dirigé contre eux des poursuites pour certain droit qu’il a prétendu être un droit de terrage, mais qui, dans le fait, n’est qu’une véritable dîme ; ils demandent que l’Assemblée les mette à l’abri des suites d’un procès injuste qui serait leur ruine. »
À l’appel des paysans, l’Assemblée répond, presque coup sur coup, par trois décrets importants. Tout de suite, elle décrète la suspension de toutes les poursuites faites devant les tribunaux pour cause de droits ci-devant féodaux ; et tout de suite aussi, elle comprend qu’elle doit enfin résoudre le problème en toute son étendue, et elle décide que la discussion sur les restes du régime féodal sera inscrite à l’ordre du jour le plus prochain.
Le même jour, 16 août, un délégué des communes rurales du Laonnais, Cagniard, demande « au nom des lois, de la liberté et de l’égalité sociale », la suppression de tous les droits féodaux dont on ne prouvera pas, par titres primordiaux, qu’ils sont le prix d’une concession de fonds. Et immédiatement, comme si elle voulait ne pas perdre une minute, et ne pas laisser à l’impatience paysanne le temps de s’aigrir, l’Assemblée, avec une soudaineté révolutionnaire, décrète « que les droits féodaux et seigneuriaux de toute espèce sont supprimés sans indemnité lorsqu’ils ne sont pas le prix de la concession primitive du fonds ». Et elle renvoie à son Comité féodal le soin de préciser sans délai les conditions de la preuve.
Ainsi, comme des plantes parasites attachées à la vieille monarchie et qui aggravaient son ombre meurtrière, les droits féodaux tombent en un jour avec la royauté elle-même.
Le 20 août, au nom du Comité féodal, Lemalliand apporte un projet de décret qui n’allait pas encore à la racine, mais qui était cependant de grande conséquence. Ce décret s’appliquait aux droits féodaux pour lesquels le rachat était maintenu parce que le seigneur avait pu faire la preuve par titres primitifs qu’ils étaient le prix d’une concession de fonds. Et le but du décret était de faciliter le rachat. Pour cela, il fallait décider d’abord que les divers droits pourraient être rachetés séparément, ensuite que les divers redevables, s’ils étaient solidaires, pouvaient se libérer séparément, chacun pour leur part.
Le décret fut adopté sans opposition aucune. L’article premier disait :
« Tout propriétaire de fief ou de fonds ci-devant mouvants, d’un fief en censive, ou roturièrement, sera admis à racheter séparément soit les droits casuels qui seront justifiés par la représentation du titre primitif de la concession de fonds, soit les cens et autres redevances annuelles et fixes, de quelque nature qu’ils soient, et sous quelque dénomination qu’ils existent, sans être obligé de faire en même temps le rachat des uns et des autres. Il pourra aussi racheter séparément et successivement les différents droits casuels justifiés par la représentation du titre primitif. »
L’article 2 abaissait singulièrement le prix du rachat :
« Le rachat des droits casuels n’aura lieu que sur le pied de la valeur du sol inculte, et sans y comprendre la valeur des bâtiments, à moins que le titre primitif d’inféodation n’annonce que le sol était cultivé et que les bâtiments existaient à cette époque, et dans ce cas, le rachat ne se fera que sur le pied de la valeur des bâtiments et du sol au moment de l’inféodation. »
L’article 3 faisait dépendre le moment du rachat de la seule volonté du nouveau redevable.
« Tout acquéreur pourra, immédiatement après son acquisition, sommer le ci-devant seigneur de produire son titre primitif ; s’il le produit, l’acquéreur sera tenu de faire le rachat des droits casuels conformément aux lois précédentes ; s’il ne le produit pas dans les trois mois du jour où la sommation lui aura été faite, l’acquéreur sera affranchi à perpétuité du payement et rachat de tous droits de cens, lods et ventes et autres, sous quelque dénomination que ce soit, et le ci-devant seigneur sera irrévocablement déchu de toute justification ultérieure. »
Et l’article 4 ajoute :
« Tout propriétaire pourra faire la même sommation au ci-devant seigneur, si le titre primitif se trouve en règle, il ne sera tenu de faire le rachat qu’en cas de vente. »
Ces articles suffisent à caractériser l’esprit du projet ; par tous les moyens il favorisait le rachat de ceux des droits casuels qui étant justifiés par un titre primitif n’étaient point abolis sans indemnité.
De même, le projet éteignait la solidarité des redevables :
« Toute solidarité pour le payement des cens, rentes, prestations et redevances, de quelque manière qu’ils soient, et sous quelque dénomination qu’ils existent, est abolie sans indemnité ; en conséquence, chacun des redevables sera libre de servir sa portion de rente sans qu’il puisse être contraint à payer celle de ses codébiteurs. »
Mais voici à la date du 25 août, dans le texte définitif soumis par Mailhe au nom du Comité féodal, le décret décisif. Il ne se borne pas à faciliter le rachat. Il décide que tous les droits féodaux, absolument tous, les droits censuels et annuels comme les droits casuels, sont abolis sans indemnité, à moins que la preuve ne soit faite par acte primitif qu’ils sont le prix d’une concession de fonds.
Les lois de la Constituante n’avaient aboli sans indemnité que les redevances qui représentaient la rançon de la servitude personnelle. Quant à celles bien plus nombreuses, qui représentaient la main-morte réelle, ou la main-morte mixte, semi-réelle, semi-personnelle, elles devaient être rachetées. La Législative tranche ce nœud de servitude et abolit toutes les redevances sans indemnité.
« Tous les effets qui peuvent avoir été produits par la maxime : nulle terre sans seigneur, par celle de l’esclavage, par les statuts, coutumes, et règles qui tiennent à la féodalité demeurent comme non-avenus.
« Toute propriété foncière est réputée franche et libre de tous droits, tant féodaux que censuels, si ceux qui les réclament ne prouvent le contraire dans la forme prescrite ci-après.
« Tous les actes d’affranchissement de la main-morte réelle ou mixte, et tous autres actes équivalents, sont révoqués et annulés. Toutes redevances, dîmes ou prestations quelconques, établis par les dits actes en représentation de la main-morte, sont supprimées sans indemnité.
« Tous corps d’héritages cédés pour prix d’affranchissement de la main-morte, soit par les communautés, soit par les particuliers et qui se trouvent encore entre les mains de ci-devant seigneurs, seront restitués à ceux qui les auront cédés, et les sommes des deniers promises pour la même cause et non encore payées aux ci-devant seigneurs, ne pourront être exigées.
« Les dispositions de l’article ci-dessus auront également lieu dans les ci-devant provinces du Boulonnais, du Nivernais et de Bretagne pour tous les actes relatifs aux ci-devant tenures, en bordelage, en mote et en quevaise. »
Puis le Comité féodal évoque dans leur prodigieuse diversité provinciale et locale tous les droits féodaux, droits onéreux ou droits humiliants, il les invite pour ainsi dire à comparaître devant la Révolution triomphante ; et les nommant tous de leurs noms variés et étranges pour que l’oreille et le cœur de tout paysan soient ouverts, il les fait soudain s’évanouir. Tous, sans indemnité sont abolis. Regardez ce défilé pittoresque, et même si le temps et l’espace me font défaut pour donner un sens précis à chacun de ces mots, rappelez-vous que chacun d’eux représente pour un groupe de paysans une charge ou une vexation. Et dites si la Législative, décidée enfin par l’ébranlement du 10 août à en finir avec le vieux monde, n’a pas trouvé un moyen de génie pour engager le paysan de France dans les hardiesse grandissantes de la Révolution. Chute du roi, chute des droits féodaux ; c’est cette association d’idées toute-puissante que la Législative créait.
« Tous les droits féodaux ou censuels utiles, toutes les redevances seigneuriales annuelles, en argent, grains, volailles, cire, denrées ou fruits de la terre, servis sous la dénomination de cens, censives, sur-cens, capcasal, rentes seigneuriales et emphytéotiques, champart, tasque, terrage, arrage, agrier, comptant, soété, dîmes inféodées en tant qu’elles tiennent de la nature, des redevances féodales et censuelles… »
« Tous ceux des droits conservés par (divers) articles du décret du 15 mars 1790 et connus sous la dénomination de feu, feu allumant, feu mort, fouage, monéage, bourgeoisie, congé, chiennage, gîte aux chiens, guet et garde, stages ou estages, chassipolerie, entretien des clôtures et fortifications des bourgs et châteaux, pulvérage, banvin, vet-du-vin, étanche, cens en commande, gave, gavenne ou gaule, poursoin, sauvement, et sauvegarde, avouerie ou vouerie, étalonage, minage, muyage, ménage, leude, leyde, puquière, bichenage, levage, petite coutume, sexterage, coporage, copal, coupe, cartelage, stellage, sauge, palette, aunage, étale, étalage, quintalage, poids et mesures, banalités et corvées ;
« Ceux des droits conservés sous les noms de droit de troupeau à part, de blairie ou de vaine pâture ;
« Les droits de quête, de collecte et de vingtaine ou de tarche non mentionnés dans les précédents décrets ;
« Et généralement tous les droits seigneuriaux, tant féodaux que censuel, conservés ou déclarés rachetables par les lois antérieures quelles que soient leur nature et leur dénomination, même ceux qui pourraient avoir été omis dans lesdites lois ou par le présent décret, ainsi que tous les abonnements, pensions et prestations quelconques qui les représentent sont abolis sans indemnité à moins qu’ils ne soient justifiés avoir pour cause une concession primitive de fonds, laquelle cause ne pourra être établie qu’autant qu’elle se trouvera clairement énoncée dans l’acte primordial d’inféodation, d’accensement ou de bail à cens, qui devra être rapporté. »
Le grondement populaire du 10 août retentissait ainsi au creux le plus profond des vallées lointaines en une parole de libération. Défendez, paysans, la Révolution et la patrie pour vous défendre vous-mêmes. Au moment où l’Assemblée promulguait ce grand décret, les citoyens commençaient à se consulter, à s’interroger pour la formation toute prochaine des assemblées primaires. Ainsi il y avait des centres d’écho, partout disséminés, qui propageaient irrésistiblement les lois d’émancipation.
Il semble qu’au lendemain du 10 août et comme pour rendre impossible toute tentative de contre-révolution l’Assemblée législative ait voulu résoudre d’un coup toutes les questions qui intéressaient la France rurale. Je viens de noter son grand effort contre les droits féodaux, contre « ces décombres de servitude qui couvrent et dévorent les propriétés » comme le dit le préambule du décret présenté par Mailhe. Le 14 août, François de Neufchâteau souleva coup sur coup la question des biens communaux et celle des biens des émigrés.
Il dit d’abord : « Lorsque l’Assemblée a étendu la faveur ou plutôt la justice des suppressions féodales commencée par l’Assemblée constituante, elle n’a pas rejeté loin du peuple tout le fardeau qui l’accablait. Il existe des biens communaux qui n’appartiennent à personne parce qu’ils sont à tout le monde ; les riches se les approprient. Il est instant de faire cesser cette injustice et partager ces biens aux plus pauvres. En conséquence, je demande que dès cette année, immédiatement après les récoltes, tous les terrains, usages communaux soient partagés entre les citoyens. Les citoyens pourront jouir en toute propriété de leurs portions respectives. Pour fixer le mode de partage, le Comité d’agriculture serait tenu de présenter un projet de décret incessamment. »
Je ne recherche point si la solution proposée par Neufchâteau était la meilleure que l’on pût concevoir alors, et s’il n’aurait pas mieux valu dès cette époque, organiser l’exploitation collective, scientifique et égalitaire des terrains communaux. Mais il est vrai que, dans l’état, les riches en avaient surtout le bénéfice et qu’une répartition immédiate des terres faite aux plus pauvres des habitants était de nature à créer un lien de plus entre la France et la Révolution.
L’Assemblée prit d’emblée un décret conforme aux propositions de François de Neufchâteau.
Et celui-ci formula aussitôt une autre proposition décisive. Il y a, dit-il, dans la vente des biens des émigrés un moyen d’attacher les habitants des campagnes à la Révolution. Je demande que ces biens soient vendus à bail à rentes dès ce moment, par petites parcelles de deux, trois, quatre arpents, afin que les pauvres puissent en profiter. »
Ainsi les biens des émigrés, qui avaient été mis à la disposition de la nation, allaient être vendus sans retard, morcelés, distribués à la bourgeoisie révolutionnaire et aux paysans. L’Assemblée accueillit par les applaudissements les plus vifs les paroles de François de Neufchâteau, et elle adopta à la minute, sans débat, le décret suivant, rendu, si je puis dire, par le canon du 10 août :
« L’Assemblée nationale, sur la proposition d’un de ses membres, après avoir décrété l’urgence, décrète aussi, dans la vue de multiplier les petits propriétaires : 1o qu’en la présente année, et immédiatement après les récoltes, les terres, vignes, et prés appartenant ci-devant aux émigrés seront divisés par petits lots de deux, trois, ou au plus quatre arpents, pour être ainsi mis à l’enchère et aliénés à perpétuité par bail à rente en argent, laquelle sera toujours rachetable ; 2o que l’Assemblée nationale rapporte à cet égard son décret qui ordonne que les biens des émigrés seront vendus incessamment, mais que ce décret subsistera pour le mobilier et pour les châteaux, édifices et bois non susceptibles de division en faveur de l’agriculture ; 3o que ceux qui offriront d’acquérir, argent comptant, terres, vignes et prés seront néanmoins admis à enchérir de quelle portion ils voudront, le tout suivant le mode que présenteront sans retard les comités d’agriculture et des domaines réunis. »
Ainsi, sans exclure les payements immédiats dont la Révolution avait besoin, sans interdire à la bourgeoisie ou aux riches paysans de surenchérir, pour ces payements immédiats, sur l’enchère du bail à rente du paysan pauvre, l’Assemblée se propose bien à ce moment par la division obligatoire en petits lots, et par la substitution du payement par rente au payement en capital, de susciter des légions de petits propriétaires.
Sur la question des biens communaux l’Assemblée n’aboutit pas. Le 8 septembre, François de Neufchâteau, rapporteur, lui fit savoir que le Comité, quand il avait voulu déterminer le partage des biens, s’était heurté aux difficultés les plus grandes ; et qu’il avait préféré laisser les communes libres, et ne point présenter de projet à cet égard. Cambon s’éleva avec force contre cette conclusion négative. Il s’écria « qu’il fallait ordonner impérativement le partage égal des communaux entre les citoyens infortunés qui n’ont pas de propriétés ». L’Assemblée rendit un décret conforme à la pensée de Cambon, mais ce n’était qu’un décret de principe. Cambon demanda le renvoi au Comité, auquel il exposerait ses vues sur le mode de partage.
Et il ajouta :
« Mais si l’on veut discuter aujourd’hui cette question, je demande que le partage soit fait par individu indistinctement. Si vous adoptez ma proposition, un père de famille qui aura huit enfants recevra neuf portions, et le célibataire n’en aura qu’une. Ce mode de partage me paraît être conforme à la plus stricte équité. »
Un autre député demande « que le partage soit fait en sens inverse des propriétés des citoyens, c’est-à-dire que le plus riche ait la plus faible portion, et le plus pauvre la plus considérable ».
La question fut renvoyée au Comité. La Législative, qui touche à son terme, ne la résoudra pas. Elle sera résolue par la Convention, mais dès ce moment, une espérance nouvelle et prochaine luit aux yeux des paysans. La question des biens communaux avait fait surgir une autre proposition. Il ne suffisait pas d’assurer aux pauvres, aux sans-propriété, la répartition des biens communaux. Il fallait aussi restituer aux communes tous les biens usurpés depuis des siècles par les seigneurs.
Ce fut l’objet d’une proposition très importante et très étendue que Mailhe apporta à l’Assemblée, le 25 août, au nom du Comité féodal. Elle abolissait tous les effets de l’ordonnance de 1669, obligeait le seigneur à rendre aux communes (sauf production d’un titre précis et fondé de propriété pour le seigneur) toutes les terres vaines et vagues. La loi proposée cassait toutes les décisions de justice qui depuis des siècles avaient été contraires au droit et à l’intérêt des communes et des paysans. Elle ne put pas non plus être votée par la Législative qui la légua à la Convention. Mais la voie était ouverte et les paysans savaient qu’à marcher dans le sens de la Révolution ils trouveraient, pour ainsi dire, à chaque pas un bienfait nouveau.
Déjà, pour la vente des biens des émigrés, l’exécution commençait. L’Assemblée craignant que beaucoup d’émigrés, pour échapper aux prises de la nation, ne convertissent leurs propriétés foncières en valeurs mobilières et au porteur, rendit le 23 août un décret par lequel tous les débiteurs des émigrés étaient tenus de faire connaître leurs dettes. De plus « il est ordonné à tous les notaires, avoués, greffiers, receveurs des consignations, régisseurs, chefs et directeurs des compagnies d’actionnaires, et tous autres officiers publics ou dépositaires, de faire à la municipalité de leur résidence, dans les huit jours qui suivront la publication du présent décret, leur déclaration des valeurs, espèces, actions, bordereaux et autres effets au porteur, des titres de propriété, contrats de rentes, obligations à jour fixe, billets et généralement de tous les objets qui sont entre leurs mains » appartenant à des émigrés. Ces déclarations devaient être faites sous serment.
Le 25 août, l’Assemblée adoptait un vigoureux décret appliquant la loi aux biens des émigrés aux colonies.
« Les biens que possèdent dans les colonies faisant partie de l’empire les Français notoirement émigrés seront saisis et vendus au profit du Trésor public, pour le prix en revenant servir d’indemnité à la nation. — Pour faciliter les ventes, les corps administratifs pourront faire procéder à l’adjudication, soit en annuités payables en douze années, soit en rentes amortissables. — Aussitôt la promulgation du présent décret dans chacune des colonies, le procureur de chaque commune fera faire, à sa requête, défense à chaque géreur de biens sur lesquels ne résidera pas le propriétaire, ou dont ledit propriétaire n’aura pu prouver sa résidence, de se dessaisir en sa faveur d’aucuns deniers ; il le contraindra par les voies légales de verser le revenu de l’habitation confiée à ses soins, à la caisse de la colonie… sauf les sommes nécessaires pour continuer la faisance valoir, qui seront déterminées sur la demande du régisseur par les municipalités. »
Le coup était rude pour cette aristocratie coloniale qui avait attisé si passionnément en France la contre-révolution.
Enfin, le 2 septembre, la Législative adoptait le texte définitif du décret qui réglait dans ses dispositions les plus minutieuses la vente des biens des émigrés, selon les principes affirmés le 10 août. Il pourvoyait au remboursement des créanciers des émigrés ; mais en cas d’insuffisance, ce sont les biens seuls du débiteur, ce n’est pas l’ensemble du produit des ventes de tous les biens d’émigrés, qui répondaient de la créance.
L’article 10 disait :
« Il sera procédé, soit à la vente, au bail à rente. »
L’article 11 : « Dans la vue de multiplier les propriétaires, les terres, prés et vignes seront, soit pour le bail à rente, soit pour la vente, divisés le plus utilement possible en petits lots. À l’égard des bois, ainsi que des ci-devant châteaux, maisons, usines et autres objets non susceptibles de division en faveur de l’agriculture, ils seront vendus ou arrentés, ensemble ou disséminés, selon qu’il sera jugé, par les corps administratifs, être plus avantageux. »
Observez que le maximum de quatre arpents, fixé en août pour les lots, n’est pas maintenu et qu’ainsi il sera aisé souvent de ne pas procéder à « la division » des domaines vendus. Les préoccupations financières et bourgeoises réfrènent ici l’élan de démocratie qui, dès le lendemain du 10 août, s’était développé. Pourtant la tendance à la division reste inscrite dans la loi.
« Art. 12. — En cas de concurrence d’enchère pour le bail à rente et pour la vente à prix et deniers comptants, à égalité de mises entre la somme portée pour le prix de la vente et le capital offert de la rente foncière rachetable, l’enchérisseur à prix et deniers comptants aura la préférence. »
Ici encore, c’est aux acheteurs aisés, à ceux qui peuvent payer tout de suite que la loi assure un avantage.
« Art. 13. — L’adjudicataire à bail à rente, en retard d’acquitter deux années de la redevance foncière stipulée par l’adjudication, sera exproprié de plein droit sur la seule notification qui lui en sera faite, et sans qu’il soit, sous aucun prétexte, besoin de jugement. »
Enfin, pour que les acquéreurs aient d’emblée la libre disposition des biens, l’article 16 prévoit que « l’adjudicataire, à quelque titre que ce soit, pourra expulser le fermier en l’indemnisant, pourvu toutefois, à l’égard de l’indemnité, que le bail ait une date certaine antérieure au 9 février dernier. »
C’était d’ailleurs une suite nécessaire du morcellement des biens.
Malgré les restrictions que les tendances démocratiques premières de la loi ont subies dans le projet définitif, cette vente annoncée des biens des émigrés suscitait dans le sens de la Révolution des passions et des intérêts sans nombre. Par l’ensemble des mesures ou votées ou annoncées sur les droits féodaux, sur les biens communaux, sur les biens des émigrés, la Législative détermina en août et en septembre, dans toute la France rurale, un irrésistible mouvement.
En même temps, l’Assemblée, par des mesures vigoureuses et habiles, s’assurait l’adhésion des armées. Elle envoyait à chacune d’elles des commissaires chargés d’expliquer les événements et d’obtenir l’obéissance de tous, généraux et soldats, à la nation souveraine. Sur leur route, les commissaires s’arrêtaient aux principales villes, interrogeaient l’esprit public, racontaient la journée du 10 août. Presque partout, ils furent bien accueillis. À Reims, ils trouvèrent la ville illuminée, des feux de joie flambaient en l’honneur des fédérés vainqueurs à Paris. À Lyon, l’élan national est vif aussi. À l’armée du Rhin, les sentiments des généraux étaient très mêlés. Kellermann et Biron étaient dévoués à la Révolution. Broglie, Caffarelli furent pleins de réticences. Carnot et ses collègues les suspendirent. À l’armée du Nord, où Dumouriez s’était rendu récemment, l’état d’esprit était bon, et Dumouriez lui-même écrivait à l’Assemblée une lettre d’entier dévouement.
Mais à l’armée du Centre, commandée par Lafayette, un moment les difficultés furent graves. Lafayette avait persuadé aux troupes que le 10 août n’était qu’un coup de main des factieux de Marseille ; que l’Assemblée n’avait décidé la suspension du roi que sous la menace des baïonnettes ; que la municipalité faisait égorger systématiquement tous les Suisses, tous les bons citoyens, qu’il y avait entente entre les insurgés de Paris et les puissances étrangères qui, par eux, désorganisaient la France, qu’à la place de Louis XVI les factieux allaient installer sur le trône le maire de Paris, « le roi Pétion ». Était-ce pour défendre la couronne du roi Pétion qu’ils allaient verser leur sang ? Lafayette persuada en outre au directoire des Ardennes et aux administrateurs de Sedan que les trois commissaires de l’Assemblée. Antonelle, Peraldi, Kersaint, ne pouvaient être que les instruments des factieux et des factieux eux-mêmes. Dès leur arrivée, ils furent arrêtés et emprisonnés au château.
Mais que pouvait Lafayette ? Il aurait fallu marcher sur Paris en entraînant son armée. Or, déjà de grandes villes comme Reims étaient résolues à lui barrer la route. D’ailleurs ses soldats, troublés, inquiets, avaient, dans le camp où on les isolait, l’impression qu’on ne leur disait pas toute la vérité, et ils accueillaient Lafayette lui-même, qui venait passer une revue pour s’assurer de leur obéissance, par les cris, timides encore de : « Vive l’Assemblée nationale ! Vive la nation ! » « Quoi ! disaient les volontaires, nous sommes à la frontière, et au lieu de combattre contre l’ennemi, que nous sommes venus chercher du fond de nos hameaux, c’est contre Paris que nous marcherons ! »
L’Assemblée envoya trois nouveaux commissaires, Quinet, Isnard, Baudin, pour porter à l’armée du Nord et aux administrateurs sa sommation. Elle décréta que ceux-ci lui répondraient sur leur tête de la vie des commissaires. Elle décréta d’accusation Lafayette et ordonna à son armée de ne plus lui obéir. Lafayette découragé passa la frontière dans la nuit du 19 au 20 août.
Heureusement pour sa gloire, l’ennemi le considérait encore comme un des hommes de la Révolution. Il fut arrêté et, pour de longues années, jeté dans les prisons de l’Autriche. Dumouriez fut nommé au commandement de l’armée du Centre, et il l’anima tout de suite de son esprit confiant, de son activité allègre. « Enfin, disaient les soldats, nous allons marcher ! »
Ainsi, la Révolution du 10 août fut bientôt acceptée et même acclamée. La Constitution de 1791 avait vécu : la République allait naître. Que de chemin parcouru en trois années ! En 1789, tous les députés, tous les constituants sont royalistes. Tous veulent concilier le droit idéal et éternel de l’homme, le droit souverain de la nation, avec le droit historique de la monarchie.
Il est parmi eux des modérés, qui s’effraient vite à la pensée de trop ébranler la royauté. À la droite de ce groupe, est Malouet ; à sa gauche, est Lafayette. Il y a ceux qu’on pourrait appeler les radicaux constitutionnels qui, pour détruire à fond le privilège nobiliaire et assurer le gouvernement définitif de la bourgeoisie révolutionnaire, semblent un moment se livrer tout entiers aux passions du peuple, harcèlent la royauté et veulent, pour employer l’expression anglaise, en limiter le plus possible la prérogative. Ce groupe, qui va de Barnave à Duport, ébranle la monarchie ; mais il ne veut pas la déraciner. Il coquette avec la démocratie, et Duport va même jusqu’à proposer le suffrage universel ; mais le groupe en son ensemble est surtout préoccupé d’installer la puissance bourgeoise. Il va vers le peuple juste autant qu’il est nécessaire pour intimider et contenir la monarchie : il veut retenir de la monarchie juste ce qui est nécessaire pour préserver des éléments « anarchiques » le gouvernement naissant de la bourgeoisie éclairée.
Au delà est le parti des démocrates avec Robespierre. Ceux-là ne s’ingénient pas à doser, si je puis dire, les attributions de la royauté et de la nation. C’est la nation qu’ils ont en vue. C’est à elle qu’ils veulent assurer un droit plein : à tous les citoyens un fusil, à tous les citoyens le droit de vote ; et qu’aucun veto, prohibitif ou simplement suspensif, ne limite la souveraineté du peuple représenté par ses délégués.
Quant à la royauté, elle retiendra tout le pouvoir compatible avec l’exercice entier du droit démocratique : elle sera la gardienne, l’exécutrice de la volonté nationale ; et le poids, malgré tout subsistant, de son privilège historique, n’aura d’autre effet que de prévenir l’envahissement du pouvoir central par les factions étourdies ou par les usurpateurs populaires.
Il sembla un moment que le génie de Mirabeau, cherchant à concilier la plénitude de l’action royale et la plénitude du droit populaire, planait au-dessus des partis. Il espérait, par la largeur de son vol rapide et circulaire, enfermer, pour ainsi dire, tout l’espace et lier les extrémités contraires de l’horizon. L’aigle inquiétant et solitaire qui portait si haut, vers le soleil et vers la gloire, ses ambitions et ses misères, tomba en un jour, frappé par la mort et apesanti par des corruptions secrètes. Et le paradoxe du génie cessa de troubler les combinaisons normales.
Mais tous, de Malouel à Robespierre, étaient monarchistes, de 1789 à 1791. Et même dans la deuxième moitié de l’année 1791, il y eut à la Constituante comme une intensification du sentiment monarchique, par le retrait de ceux que j’ai appelés les radicaux constitutionnels vers le modérantisme. Barnave et ses amis furent à ce moment, de mars à octobre 1791, la force critique et décisive de la Révolution.
Si, avertis par les résistances persistantes de la cour à l’œuvre révolutionnaire, et inquiets des sourdes menées du roi au dehors, ils avaient compris l’inconsistance de la Constitution de 1791, et s’ils avaient évolué vers le parti démocratique, la royauté aurait été, peut-être, éliminée après Varennes. Mais Barnave et ses amis, bien loin d’aller vers l’idéal démocratique, s’arrêtèrent d’abord et bientôt reculèrent.
Est-ce la popularité naissante de Robespierre qui portait ombrage à ces hommes vaniteux et légers ? La mort de Mirabeau, dont il avait paru un moment le seul rival de tribune, suggéra-t-elle à Barnave l’idée de le remplacer et de jouer le rôle de modérateur de la Révolution laissé vacant par le grand tribun ? Ou les puissants intérêts coloniaux auxquels il se trouva lié, lui imposèrent-ils une politique de conservation et d’oligarchie bourgeoise ? Le mouvement de la Révolution qui devait, selon la philosophie sociale de Barnave, substituer à la puissance de la propriété foncière celle de la propriété mobilière, lui parut-il avoir atteint son terme ? Dès la seconde moitié de 1791, Barnave devient l’homme de la résistance ; ses amis, ceux que j’ai appelés les radicaux constitutionnels, se rapprochent des amis de Lafayette, des modérés ; et après Varennes, Barnave n’a plus qu’un souci : sauver le roi et la royauté.
Ainsi, par un singulier paradoxe historique il semble que la royauté étend son action sur les partis de la Révolution à mesure qu’elle-même accumule les fautes et les crimes contre la Révolution.
C’est dans cet embarras et ce mensonge que naquit la Législative : il ne faut pas s’étonner de ses incertitudes et de ses faiblesses. On a dit que le décret par lequel la Constituante prononça la non-rééligibilité de ses membres est la cause des hésitations, des maladresses de la Législative. C’est une erreur. À coup sûr, cette Assemblée toute neuve manquait, si je puis dire, d’expérience professionnelle, mais elle ne manquait pas d’expérience politique. La Révolution avait été, depuis trois années, une prodigieuse éducatrice. D’ailleurs, l’Assemblée n’était pas le seul centre d’action : et les hommes qui n’étaient point à la Législative pouvaient agir, au dehors, sur la marche des affaires.
Robespierre dirigeait une partie de l’opinion par les Jacobins comme s’il eût été député. Et Barnave, les Lameth, Duport, intriguaient à la cour, se risquaient à de dangereuses combinaisons diplomatiques et gouvernaient la politique secrète des Feuillants comme s’ils avaient été, à la Législative, les chefs visibles de leur parti. Non, l’incertitude, l’incohérence de la Législative vinrent de ceci : les classes dirigeantes de la Révolution étaient encore monarchiques, et le monarque s’obstinait à trahir la Révolution. La fonction historique de la Législative fut de mettre fin à cette scandaleuse et mortelle contradiction. La tâche était malaisée, car la trahison du roi était secrète : il affectait le respect de la Constitution, tout en la paralysant, et ses négociations occultes avec l’étranger étaient couvertes par le mensonge continu de ses déclarations patriotiques.
J’ai été très sévère pour ceux qui, dans leur impatience, dans leur vanité, ne trouvèrent d’autre moyen que la guerre extérieure pour faire éclater la trahison royale. Je ne le regrette point : car il n’est pas démontré qu’une politique avisée, ferme et patiente, n’aurait pu obliger le roi à se découvrir sans que l’effroyable péril de la guerre fût déchaîné.
Il est bien vrai que les despotes étrangers se seraient coalisés tôt ou tard contre la Révolution dont le lumineux exemple aurait partout menacé la tyrannie. Mais il y avait un intérêt de premier ordre à ne point provoquer cette coalition, à ne point l’animer. Qui sait si l’attitude de l’Angleterre n’eût pas été autre en 1793 sans les imprudences commises par la Gironde en 1792 ? Mais il faut se hâter de dire que l’impatience des Girondins et aussi leur illusion s’expliquent et s’excusent par bien des raisons. Sentir la trahison sourde du roi glissée peu à peu comme un poison aux veines du pays, et ne pouvoir ni la dénoncer, ni l’éliminer, ni la châtier, est un supplice intolérable.
Comme le préparateur d’anatomie injecte des substances dans l’organisme dont il veut faire apparaître les lignes cachées, comme le chimiste explore, par des réactifs, une matière inconnue et suspecte, les Girondins injectèrent la guerre à la Révolution pour faire apparaître le poison caché des trahisons royales. Brissot n’a pas craint de le dire et de le répéter, et une fois encore, au 20 septembre 1792, quand il fera comme une revue d’ensemble de l’œuvre de la Législative, il dira avec une force singulière :
« Pour convaincre tous les Français de la perfidie de la Cour, il fallait la mettre à une grande épreuve, et cette épreuve était la guerre contre la maison d’Autriche ; on n’a sauvé la France, comme nous l’avons dit, qu’en lui inoculant la trahison. Sans la guerre, ni Lafayette, ni Louis n’auraient été pleinement démasqués ; sans la guerre la révolution du 10 août n’aurait pas eu lieu ; sans la guerre, la France ne serait pas république ; il est même douteux qu’elle l’eût été de vingt ans.
Inoculation terrible. Formidable expérience, et qui laissera toujours en suspens le jugement des hommes. La Gironde se trompa en partie sur les dispositions des peuples : elle les crut plus favorables à la Révolution française qu’ils ne l’étaient ; mais comme cette erreur était naturelle ! Quoi ! la France proclame la liberté de toutes les consciences et de tous les esprits ! Elle proclame que nul homme ne pourra être inquiété pour sa croyance ; elle ouvre à toutes les curiosités, à toutes les audaces de l’esprit le grand univers ! Et elle ne rencontrera point partout la sympathie enthousiaste des consciences opprimées, des esprits à demi enchaînés ?
Quoi ! la Révolution proclame les
Droits de l’Homme : elle signifie leur dignité à tous les êtres humains ; elle
leur rappelle que cette dignité est imprescriptible, que ce droit est inaliénable, que des siècles et des siècles de servitude n’ont pu en abolir les titres,
et que les millions d’hommes, serfs des nobles, esclaves des rois, peuvent exercer leur liberté souveraine comme si jamais ils ne l’avaient abdiquée ! Et de partout les asservis ne répondront pas à son appel ? Quoi ! la Révolution a
brisé le vieux système féodal ; elle a aboli la dîme, aboli la corvée, aboli le
servage, aboli les droits féodaux, et les paysans de Belgique, de Hollande,
d’Allemagne, d’Italie, ployés sous le servage, sous la corvée, sous les innombrables droits seigneuriaux ne se redresseront pas au premier appel de la
Révolution ? Quoi ! la bourgeoisie industrielle, celle qui produit ou qui dirige
la production est appelée pour la première fois à contrôler les affaires publiques, la Révolution lui donne d’emblée une influence bien plus grande, bien
plus décisive que celle de la bourgeoisie anglaise, si resserrée encore entre
la prérogative royale et la puissance des landlords, et partout la bourgeoisie
ne ferait point bon accueil à la Révolution ? Ainsi allaient les espérances ardentes de la Gironde.
Ils n’avaient point assez calculé la force de résistance des préjugés et des habitudes, la susceptibilité des vanités nationales. Mais malgré tout, après bien des délais et des épreuves, c’est leur espérance qui a eu raison. La Révolution française est devenue enfin la Révolution européenne : leur pensée ne faussait pas la marche des choses, elle la brusquait seulement. Et peut-être cette part d’illusion était-elle nécessaire à la grande France généreuse, téméraire et isolée.
Du moins, malgré leurs fautes, les Girondins surent-ils, en cette période, communiquer au pays le sublime enthousiasme qui atténuait le péril. Et contre la royauté leur tactique fut décisive. Dès que se précisa la guerre contre l’Europe, se précisa aussi la trahison royale. Dès lors, le soulèvement du peuple devait tout emporter. Les hésitations suprêmes de la Gironde ne doivent pas nous empêcher de reconnaître que c’est elle qui déchaîna les événements. Et un an après la terreur monarchique et bourgeoise qui suivit le retour de Varennes, le peuple du 10 août abattait la royauté.
La marche des choses avait été si rapide et le coup porté le 10 août fut si foudroyant, que cette journée apparut aux contemporains comme une révolution nouvelle, ou tout au moins comme la vraie Révolution. Pour les Feuillants, pour Barnave, c’est une nouvelle Révolution qui détruit l’œuvre de l’ancienne. La chute de la Constitution lui apparaît comme un événement déplorable, mais égal, par son importance révolutionnaire, à la chute de l’ancien régime.
Pour les démocrates, et pour les Girondins eux-mêmes, c’est enfin le grand jour de la Révolution qui luit après une pâle et douteuse aurore.
« Le temps qui s’est écoulé depuis la Révolution de 1789, dit le journal de Brissot, n’était plus l’ancien régime, ce n’était pas non plus encore la liberté ; il était semblable à cet instant du jour qui suit la fin de la nuit et qui précède le lever du soleil. »
Le 10 août, c’est le premier rayon jaillissant de la République qui touche enfin le bord de l’horizon.
La grandeur de la Législative, malgré ses incertitudes, ses témérités ou ses défaillances, c’est d’avoir à demi préparé et tout à fait accepté ce dénouement éclatant d’une crise périlleuse et obscure. C’est elle, en somme, qui a frayé la route, du Champ-de-Mars où, en juillet 1791, le peuple était fusillé au nom du roi par la Révolution égarée, aux Tuileries, où le 10 août le peuple brisait la royauté.
Brissot a résumé, avec une complaisance mêlée de tristesse, l’œuvre de l’Assemblée où ses amis et lui jouèrent un si grand rôle et connurent, comme tous ceux qui agissent, bien des joies et bien des douleurs.
« Ainsi finit, après un an d’existence, cette législature orageuse, sous laquelle l’esprit public fit de si rapides progrès, et la nation française marcha à pas de géant vers la république ; elle sera jugée diversement, selon la diversité des passions, des intérêts et des opinions. Le royalisme verra en elle une assemblée d’ennemis constants de cette idole, lesquels, depuis leur première séance jusqu’au moment de leur séparation, ont sourdement miné le trône qu’ils semblaient respecter avec un scrupule constitutionnel. L’anarchisme la fera passer pour un composé d’hommes corrompus ou timides, qui ont immolé le peuple à la Cour, et la liberté à la Constitution. Le patriotisme pur, mais peu éclairé, qui ne pèse ni les circonstances ni les caractères, la considérera comme une assemblée vacillante et sans principes, qui tour à tour a attaqué la Cour et l’a servilement ménagée, a ébranlé la Constitution et a voulu la maintenir, a favorisé et arrêté les progrès de l’esprit public. Mais le patriote philosophe, le vrai républicain, qui apprécie les efforts d’après les circonstances, qui juge les effets d’après les moyens, comparera ce que l’Assemblée nationale a fait avec ce qu’elle a pu faire, et, sans pallier ses fautes, sans voiler ses erreurs, il prononcera qu’elle a bien mérité de la patrie, puisque si elle a eu besoin d’une seconde révolution pour renverser une Cour conspiratrice, c’est elle qui a provoqué, fomenté et fait éclore cette révolution. »
Et Brissot, après avoir caractérisé l’œuvre politique de la Législative, en résume l’œuvre sociale :
« Au reste, lorsque la postérité passera en revue les actions de cette seconde Assemblée, elle ne verra pas sans reconnaissance qu’elle a renversé une Église inconstitutionnelle bâtie sur les ruines d’un culte national ; qu’elle établi le divorce ; qu’elle a détruit l’odieuse distinction qui existait entre homme blanc et son concitoyen noir ou basané ; qu’elle a ordonné la vente des biens des émigrés par petites parcelles, et le partage des bois communaux par têtes ; qu’elle a abattu la barrière aristocratique élevée entre les Français et les Français par le titre de citoyen actif ; qu’elle a juré de haïr et de combattre les rois et la royauté ; qu’elle a déclaré avec courage et soutenu avec fermeté la guerre contre la maison d’Autriche, l’ennemie cruelle de la liberté de l’Europe et le fléau du genre humain ; enfin, que pressée entre le despotisme qui voulait renaître et l’anarchie qui voulait lui succéder, elle a remis en entier et même considérablement accru le dépôt de la liberté nationale. »
Par la Législative, en effet, la démocratie s’est déliée des innombrables entraves, grossières ou subtiles, dont la Constitution de 1791 la liait, et le peuple, dont elle ne seconda pas toujours nettement, mais dont elle ne contraria pas non plus les mouvements, est bien grandi, à la fin de 1792, en puissance politique et en puissance sociale.
L’armement universel, le suffrage universel, la souveraineté nationale sans contre-poids, l’abolition effective et presque complète de la féodalité, l’expropriation immense des nobles succédant à l’expropriation de l’Église, voilà les forces vives que la Législative léguait à la Convention. Mais à celle-ci est réservé le corps-à-corps avec le danger. Elle n’aura pas à préparer la guerre, mais à la soutenir. Elle n’aura pas à suspendre le roi, mais à le juger et à édifier un gouvernement nouveau.
L’élection des assemblées primaires était fixée au 26 août, l’élection des députés au 2 septembre. La Législative siégea jusqu’à ce que la Convention pût se réunir, c’est-à-dire jusqu’au 21 septembre : et dans ces dernières semaines de la Législative se produisent de grands et terribles événements : les massacres de septembre, la campagne des Ardennes. Mais il est visible que, dès le mois d’août, tous les événements politiques sont comme orientés vers la Convention prochaine. Les partis cherchent à les utiliser, à les diriger, soit pour déterminer en tel ou tel sens le choix du peuple, soit pour créer dans les nouveaux élus, avant même qu’ils se réunissent, tel ou tel état d’esprit. La tribune de la Législative n’est plus, très souvent, qu’une tribune électorale. Les luttes politiques d’août et septembre appartiennent donc plus à la vie prochaine de la Convention qu’à la vie mourante de la Législative. Elles sont le prologue du grand drame qui va s’ouvrir avec la Convention.
À défaut de Guesde, qui fut arrêté dans son travail, il y a deux ans, par une maladie de plusieurs mois, ce court prologue et ce grand drame, c’est moi qui vais les conter, jusqu’au 9 thermidor, où Gabriel Deville, dont le travail est achevé, prendra la suite du récit. Les hommes de bonne foi reconnaîtront, j’espère, en toute notre œuvre, indigne à coup sûr d’aussi grandes choses, un sérieux effort vers la vérité.
Et n’est-ce pas de vérité surtout que le prolétariat qui lutte a besoin ?