Histoire socialiste/La Législative/D’une Assemblée à l’autre — Le mouvement paysan

, sous la direction de
Jules Rouff (p. 757-791).

LA LÉGISLATIVE

I

D’UNE ASSEMBLÉE À L’AUTRE. — LE MOUVEMENT PAYSAN

Les opérations électorales pour la nomination de l’Assemblée législative avaient commencé avant le départ du roi. Elles furent suspendues pendant quelques semaines pendant la crise, puis elles s’achevèrent sans trouble. Comment le problème apparaissait-il alors aux électeurs et aux élus ? Et comment la Révolution, désencombrée, pour ainsi dire, de la majestueuse puissance de la Constituante, allait-elle se développer ? Au risque de ralentir la marche dramatique des événements, nous devons nous demander d’abord quel était l’état d’esprit exact des grandes masses paysannes, quels vœux, quels griefs formulèrent les cultivateurs dans les assemblées primaires ou dans les réunions d’électeurs, quel mandat ils donnèrent à leurs élus. Mais il n’y eut pas de cahiers, il n’y eut même pas, à proprement parler, de programmes dans les élections de 1791, et nous ne pouvons recueillir, comme en 1789, la pensée authentique de la France paysanne. Pourtant, il est certain que les cultivateurs s’étaient entretenus souvent avec les nouveaux élus des questions qui intéressaient la vie rurale.

Les nouveaux députés étaient, en grand nombre, membres des administrations révolutionnaires, municipalités, districts, départements ; beaucoup étaient, en même temps, des hommes de loi. À tous ces titres, ils étaient très avertis des difficultés qu’avait pu rencontrer l’application des lois révolutionnaires et aussi des lacunes, des vices qui, selon les paysans, contrariaient trop souvent l’effet espéré de ces lois. Notamment à propos de l’abolition du régime féodal, si solennellement proclamée par les décrets du 4 août 1789 et si imparfaitement réalisée par le décret du 15 mars 1790, la déception était vive dans les campagnes, et il est hors de doute que dans les entretiens multiples, quotidiens des administrateurs révolutionnaires avec les paysans, la question fut souvent débattue et, à coup sûr, des engagements furent pris par les nouveaux élus. La preuve décisive, c’est que, dès le mois d’avril 1792, au moment même où elle touchait à la terrible crise de la guerre, la Législative entend un rapport de son Comité des droits féodaux, qui propose, dans l’intérêt des paysans, une transformation profonde de la législation sur la matière.

Comment se posait la question ? J’essaierai d’y répondre en m’aidant du livre de M. Doniol, surtout du beau travail de M. Sagnac sur « la législation civile de la Révolution française », et au moyen des documents législatifs soigneusement interrogés.

L’Assemblée, en août, avait proclamé que tous les droits de servitude personnelle seraient abolis sans indemnité, et que les autres pouvaient être rachetés. J’ai signalé tout de suite, et dès le 4 août, la difficulté immense que la clause du rachat allait opposer à la libération paysanne. Mais l’Assemblée elle-même, en mars 1790, aggrava doublement la difficulté de cette libération. D’abord il y avait un grand nombre de servitudes personnelles qui avaient pris la forme d’une redevance pécuniaire. Les nobles, les seigneurs avaient affranchi des serfs, ou ils les avaient dégagés de certaines obligations personnelles. Mais ils avaient exigé comme prix de cet affranchissement, soit des redevances foncières annuelles, soit des redevances éventuelles, comme celles des lods et ventes, qui étaient dues par le censitaire à chaque mutation du domaine. Du moment que la servitude personnelle était abolie sans indemnité, il semblait que les redevances, qui étaient comme le prolongement et la forme nouvelle de cette servitude, devaient être aussi abolies sans indemnité.

L’Assemblée décida autrement : elle les fit entrer dans la catégorie des droits rachetables. En second lieu, l’Assemblée rendit le rachat presque impossible aux paysans en faisant de toutes les charges dont il était admis à se racheter un bloc indivisible. Sans doute, l’Assemblée paraissait libérer les paysans en les autorisant à racheter toutes les rentes foncières, et même à racheter les baux indéfinis, comme le bail à comptant des régions de la Loire-Inférieure, comme le bail de locatairerie perpétuelle usité en Provence et en Languedoc. Mais le paysan ne pouvait racheter les rentes foncières, il ne pouvait racheter les charges annuelles qui pesaient sur lui, comme le cens, le champart, sans racheter, en même temps, les droits éventuels comme les droits de lods et ventes.

Du coup, toute l’opération du rachat était comme arrêtée. D’abord, il était malaisé aux paysans de trouver les sommes nécessaires pour racheter à la fois tous ces droits. De plus, si le paysan pouvait à la rigueur se résigner à un sacrifice immédiat pour se délivrer d’une charge immédiate, annuellement ressentie, il était difficile d’obtenir de lui qu’il avançât une somme assez forte pour racheter un droit comme celui des lods et ventes dont l’application n’était qu’éventuelle et pouvait être lointaine. C’était d’autant plus difficile que le paysan ayant vu tomber dans le grand ébranlement révolutionnaire beaucoup de puissances anciennes et de droits anciens, pensait naturellement que d’autres obligations pouvaient se rompre, que le droit de lods et ventes pouvait être à son tour emporté par la tourmente, et qu’il y aurait duperie pour lui à racheter d’avance un droit qui, bientôt peut-être, serait aboli sans indemnité.

Évidemment l’Assemblée, très respectueuse de la propriété sous toutes ses formes, même féodale, avait craint, si les paysans pouvaient racheter d’abord les charges annuelles sans racheter les charges éventuelles, qu’ils prissent un tel sentiment de la pleine propriété que lorsque surviendrait le droit de lods et ventes il ne pût être perçu. Et ainsi elle ordonna le rachat total indivisible, c’est-à-dire l’impossibilité du rachat, c’est-à-dire le maintien, en fait, du régime féodal. Et une des parties les plus importantes, les plus intéressantes de l’action révolutionnaire pendant cinq années sera précisément l’immense effort du paysan pour obtenir l’application du principe général proclamé le 4 août.

Cette action révolutionnaire continue, cette pression des paysans sur la bourgeoisie, les grands historiens de la Révolution ne semblent pas y avoir pris garde. Michelet, qui a pourtant le sentiment si vif des intérêts économiques, n’a pas vu cette lutte profonde. Louis Blanc ne paraît même pas la soupçonner. Il semble, à le lire, que dans la nuit du 4 août jaillit soudain une colonne de lumière et que la Révolution ressemblât à une révélation. Quant aux conséquences du décret du 4 août, aux résistances qu’il rencontra, aux luttes que durent soutenir les paysans, il les ignore. Les historiens ont ainsi faussé pour le peuple l’aspect et le sens de la Révolution. Il a semblé à les lire qu’une société nouvelle avait jailli d’un jet, comme une source bouillonnante. Or, même dans une ardente période révolutionnaire, de 1789 à 1795, même après l’abolition en principe du régime féodal, c’est pièce à pièce seulement, et sous des efforts répétés, que tomba la propriété féodale.

Sans la ténacité profonde du paysan, la féodalité durerait peut-être encore en partie, malgré l’éblouissante nuit du 4 août. L’expropriation de la féodalité s’est faite par morceaux, même en pleine période révolutionnaire. Grand exemple pour nous et qui nous apprend à ne pas dédaigner les expropriations partielles et successives du capitalisme. Pour n’être pas ramassée en un point indivisible du temps, la Révolution ne cesse pas d’être révolutionnaire, la véritable éducation révolutionnaire, c’est de faire entrer dans l’esprit du prolétariat le sens réaliste de l’histoire.

Un des points qui blessaient le plus les paysans dans le décret du 15 mars 1790, c’est que les seigneurs, pour continuer à percevoir les droits féodaux, n’étaient pas tenus de faire la preuve qu’ils avaient en effet un droit sur les tenanciers. Quarante années de possession suffisaient, et c’était au tenancier à faire la preuve qu’il était chargé indûment. Preuve impossible !

Le malaise et l’irritation se manifestent dès le printemps de 1790. Les protestations abondent : j’emprunte le texte de plusieurs d’entre elles à l’appendice du livre de M. Sagnac qui les a notées aux archives nationales. Voici par exemple un extrait du procès-verbal de l’Assemblée administrative du département des Basses-Alpes. (Séance du 29 novembre 1790. « M. Bernardi a dit : Le titre III, article 36 de la loi du 15 mars, porte que les contestations sur l’existence ou la quotité des droits énoncés dans l’article premier seront décidées d’après les preuves autorisées par les statuts, coutumes et règles observées jusqu’à présent.

« Or, quelles règles décidaient parmi nous ces questions importantes ? Il n’y a sur cela ni loi ni coutume expresses. La jurisprudence parlementaire sur ce sujet est vraiment oppressive ; une seule reconnaissance, appuyée de la prescription de 30 ans suffisait, suivant tous nos auteurs, pour suppléer le titre primitif à l’égard de l’Église, du seigneur haut justicier, et il fallait deux reconnaissances à celui qui n’était que simple seigneur direct ; ainsi, c’était le seigneur haut justicier, c’est-à-dire celui qui avait le plus de moyens d’opprimer, à qui on fournissait plus de facilités pour s’arroger des droits qui ne lui étaient pas dus. S’il faut suivre de pareilles règles aujourd’hui, il n’est aucune usurpation qui ne soit à couvert de toute atteinte. Plus le titre était équivoque ou chimérique, plus on multipliait les reconnaissances (c’est-à-dire l’acquiescement formel du tenancier qu’on lui arrachait souvent par la menace). Et il n’est aucun des ci-devant seigneurs qui n’eût pris sur cela ses précautions… L’Assemblée représentative du Comtat venaissin, en adoptant les décrets de l’Assemblée nationale sur les droits féodaux, a laissé à l’écart celui dont j’ai l’honneur de vous entretenir. Elle a décrété que le titre primitif des droits féodaux conservés ne pourrait être remplacé que par deux reconnaissances antérieures à l’année 1614.

« Il nous faut nécessairement une loi semblable. Il faut que le temps qu’elle exigera pour établir les droits dénués de titre primitif puisse écarter toutes les usurpations ou, s’il en échappe quelqu’une, il faut qu’elle soit devenue en quelque sorte respectable par le long intervalle de temps qui l’aura cimentée.

« L’Assemblée, ouï le Procureur général syndic, a arrêté que les considérations exposées dans cette notice seront présentées au corps législatif pour qu’il veuille bien ordonner que lorsque les ci-devant seigneurs ne pourront produire le titre constitutif de leurs droits déclarés simplement rachetables, ils ne pourront y suppléer que par deux reconnaissances énonciatives d’une troisième et antérieures à l’an 1650. — Champelas, président. »

Ainsi ce n’est pas l’abolition sans rachat que demandent les cultivateurs : Ils ne l’osent point encore, mais il serait difficile à beaucoup de seigneurs de produire les titres demandés par le département des Basses-Alpes : et les droits féodaux tomberaient de fait.

Voici un extrait du registre des délibérations de l’Assemblée générale de MM. les administrateurs du département des Côtes-du-Nord, 6 décembre 1790.

« Sur la représentation faite par un membre de l’Assemblée que la dureté du régime féodal se perpétuera encore après sa proscription si le ci-devant vassal demeure assujetti à ne pouvoir rembourser les rentes déclarées rachetables par l’article 6 du décret du 4 août 1789 qu’autant qu’il rembourserait les droits casuels de lods et ventes et de rachats et qu’il affranchirait la contribution solidaire de ses consorts. (Quand plusieurs ex-vassaux étaient tenus solidairement à un droit, ils ne pouvaient se racheter chacun pour sa part : il fallait que le rachat eût lieu d’ensemble et c’était une difficulté de plus.)

« Le Conseil, ouï le Procureur général-syndic, persuadé que l’Assemblée nationale a toujours à cœur de faire jouir tous les citoyens de ses bienfaits,

« Considérant que ceux résultant de l’abolition de la féodalité seraient presque illusoires, tandis que le débiteur de rentes ci-devant féodales ne pourrait s’en affranchir qu’en remboursant les lods et ventes, les rachats, et en remboursant, outre sa part, la contribution de son codébiteur. »


Alexis Vadier
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


« Considérant qu’une réclamation générale et réciproque se fait entendre contre les restrictions qui ont annulé les salutaires effets du décret du 6 août ;

« A arrêté et arrête, en appuyant les réclamations qui ont été faites par différentes municipalités et assemblées électorales, de charger son Directoire de solliciter instamment l’Assemblée nationale de décréter que chaque débiteur de rentes ci-devant féodales sera libre d’affranchir sa contribution sans être tenu de rembourser ni la portion de son codébiteur ni les états en suite de lods et ventes et rachats. »

« Signé par le Président et le Secrétaire général. »

Ici encore il ne s’agit pas d’abolir sans rachat les droits féodaux, mais de faciliter le rachat en le divisant. Mais on devine que la colère des paysans grondait. Pour que l’Assemblée départementale où dominaient les influences bourgeoises entre dans cette voie, il faut qu’elle soit en effet vigoureusement poussée par les municipalités rurales et par les assemblées d’électeurs de campagne. Déjà, dans les cahiers de 1789, les vives réclamations des paysans avaient été atténuées par les bourgeois des villes. Il est probable de même, aujourd’hui, que les directoires bourgeois du département donnent la forme la plus modérée aux revendications énergiques qui se produisaient dans les municipalités de village.

Les administrateurs du district de Pau protestèrent dans le même sens à la date du 15 novembre 1790 : « La faculté de rachat accordée aux propriétaires de fiefs et fonds casuels est absolument illusoire par le taux excessif de rachat des droits casuels et éventuels qu’on est tenu de racheter conjointement avec les droits fixes ; qu’ainsi les traces du régime féodal deviennent ineffaçables ; que la Nation ne doit pas espérer de voir effectuer le rachat des droits dépendant des biens domaniaux et ecclésiastiques à sa disposition, de trouver dans les capitaux qui pourraient en provenir un secours pour la liquidation de la dette de l’État ; enfin qu’elle est grevée par l’excès des remboursements dont elle s’est chargée envers les ci-devant seigneurs par l’affranchissement des domaines nationaux qu’elle a mis en vente ; de sorte qu’il est aussi important pour la nation que pour les propriétaires de fiefs et fonds casuels que le taux de rachat des droits casuels et éventuels soit modéré. »

Les administrateurs de Pau essaient en cette question de lier l’intérêt de l’État à celui des censitaires. L’Église, dont la Révolution a saisi le domaine, ne possédait pas seulement des terres ; elle possédait aussi des droits féodaux : et ces droits, l’État ne peut les vendre parce que le taux de rachat est trop élevé. En outre, et inversement, des charges féodales pesaient sur les domaines d’Église. L’État ne peut mettre les domaines en vente sans les avoir dégagés de ces charges féodales : et il faut qu’il les rachète à très haut prix. Ainsi, de bien des côtés et sous bien des formes, des protestations s’élevaient. Mais les paysans ne se bornaient pas à protester : ils résistaient, au grand émoi des administrations révolutionnaires, souvent très modérées, et au grand scandale de la bourgeoisie.

Le 12 janvier 1791, le député du Périgord Loys rédige un mémoire sur les troubles du Périgord, Quercy et Boulogne.

« Tous les paysans refusent de payer les rentes, ils s’attroupent, ils font des coalitions, des délibérations portant qu’aucun ne payera de rentes et que si quelqu’un vient à en payer il sera pendu. Ils vont dans les maisons des seigneurs, des ecclésiastiques et d’autres personnes aisées ; ils y commettent des dégâts, se font rendre les parties de rentes que quelques-uns ont reçues d’abord, se font faire des reconnaissances et des engagements par ceux qui ont vendu le blé perçu ou qu’ils prétendent qui ont été payés de lods et ventes et autres droits qui ne leur étaient pas dus. Tous ces excès ou les inconvénients qui en résultent immédiatement produisent encore l’effet d’empêcher les seigneurs de fiefs qui ne savent sur quoi compter de faire leur déclaration et d’acquitter leur contribution patriotique ; on désirerait beaucoup un décret qui pût rendre la tranquillité à ces provinces. Un gentilhomme de plus de quatre-vingts ans a été assailli dans son château par une troupe de paysans qui ont débuté par planter une potence au devant de la principale porte. Ce seigneur fut si saisi qu’il en mourut subitement. » Les administrateurs, très modérés, très bourgeois, du département du Lot poussent le cri d’alarme.

Ils écrivent de Cahors à l’Assemblée nationale, le 22 septembre 1790. « Messieurs, depuis plusieurs jours nos délibérations sont sans cesse interrompues par les nouvelles affligeantes qui nous arrivent des campagnes du département. Les craintes que nous avions conçues à l’approche de l’époque ordinaire de la perception des rentes n’étaient que trop fondées, et c’est en vain que nous avons fait des efforts pour prévenir les troubles que nous appréhendions.

« Jaloux de retenir dans le devoir le peuple des campagnes, nous avions essayé de lui faire entendre le langage de la raison et de la loi ; ce fut l’objet de notre proclamation du 30 août dernier. Accueillie avec reconnaissance par les bons citoyens, elle a été pour les hommes malintentionnés l’occasion des insinuations les plus perfides et des mouvements les plus inquiétants. Ici, les officiers municipaux n’osent lire cette proclamation ; là, ils ne peuvent en achever la lecture ; ailleurs ils ne peuvent la lire une seconde fois. Dans une municipalité, le curé, après l’avoir lue, est contraint par la violence d’articuler que la proclamation est fausse, qu’elle ne vient pas du Directoire ; dans d’autres, le peuple revient à la plantation des mais, à ce signe uniforme des insurrections qui désolèrent au commencement de l’année une partie du royaume ; dans plusieurs, des potences sont dressées pour ceux qui paieront les rentes et ceux qui les percevront. Les plus modérés se refusent au paiement jusqu’à ce qu’ils aient, disent-ils, vérifié les textes primordiaux ; nulle part les propriétaires de fiefs n’osent réclamer les redevances qui leur sont dues. Et ce n’est pas loin de nous. Messieurs, ce n’est pas loin de l’administration que sont excités tous les troubles. Aux portes de la ville où nous tenons nos séances, dans un village du canton de Cahors, il a été récemment planté une potence, il a été affiché des placards incendiaires. »

« Cette potence a été dressée, ces placards ont été affichés, ces mouvements d’insurrection ont existé un jour tout entier, sans que la municipalité du lieu s’en soit inquiétée. Nous en avons été instruits par une municipalité contiguë qui nous a demandé des secours, et les placards n’ont été enlevés, la potence n’a été abattue que lorsque le maire et le procureur de la commune se sont vus menacés et qu’ils ont appris l’approche des gardes nationales et des troupes de ligne qui, sur notre réquisition, marchaient avec le plus grand zèle pour aller rétablir la tranquillité publique et protéger les propriétés comme la sûreté des individus. »

« Ce qui nous afflige le plus, Messieurs, ce qui rend surtout le mal dangereux, c’est qu’en plusieurs endroits les officiers municipaux sont ou les secrets moteurs, ou les complices, ou les témoins indifférents des troubles dont nous sommes forcés de vous présenter le tableau. Et que pourrait-on attendre, nous osons le dire. Messieurs, de corporations aussi faibles, aussi ignorantes, aussi peu disposées à soumettre tout intérêt particulier à l’intérêt public, aussi peu propres, en un mot, à remplir leur grande destination, que le sont, pour la plupart, les municipalités de campagne ? »

Cette adresse, toute pénétrée de frayeur bourgeoise, est d’un haut intérêt. Elle nous montre d’abord l’intensité du mouvement paysan contre le régime féodal subsistant. Non pas qu’il y ait eu précisément des violences. Malgré les potences et les placards qui peuvent fournir à un historien de l’école de Taine de terrifiantes images, il n’y a rien dans ce soulèvement qui ressemble à une jacquerie meurtrière ; aucun gentilhomme n’est brutalisé ; et on est réduit, pour nous émouvoir, à nous apprendre qu’un gentilhomme de quatre vingts ans est mort de saisissement.

En fait, c’est surtout par la force d’inertie, par le refus concerté de payer les rentes féodales que les paysans agissaient.

Mais, ce qu’il y a de plus remarquable, c’est le concours que leur prêtaient les municipalités. Avec quel mépris et avec quelle colère les bourgeois du Directoire départemental, dont plusieurs possédaient des titres de rentes féodales, parlent de ces municipalités paysannes qui transforment en réalité les décrets illusoires du 4 août !

Des paysans résistaient aussi dans la région parisienne.

Le 8 septembre 1790, le directoire du département de Seine-et-Marne écrit à l’Assemblée nationale : « Le Directoire de Seine-et-Marne s’empresse de vous annoncer la fin des troubles excités dans le district de Nemours par les refus des dîmes et champarts ; il se plaît à rendre devant vous la justice qui est due au Directoire de Nemours, à M. de Château-Thierry, commandant de la garde parisienne, à MM. de Montalban, Dufresnoy, de la Roche et de Certamen, officiers de troupes de ligne. Leur activité, leur prudence et leur adresse sont au-dessus de nos éloges et, malgré la résistance opiniâtre qu’ils ont éprouvée d’abord, ils ont réussi à faire faire des soumissions pour le paiement des champarts dans le plus grand nombre des paroisses égarées. »

Mais d’année en année, la résistance paysanne se renouvelait et s’aggravait, surtout quand approchait le moment des recettes, c’est-à-dire des prélèvements féodaux.

L’Assemblée constituante, qui avait supporté impatiemment l’agitation de l’été et de l’automne de 1790, comprit bien qu’avec l’été de 1791 la lutte allait recommencer, et dès le mois de juin, à la date du 15, le lendemain même du jour où elle avait voté la loi Chapelier, elle approuvait une instruction qui, appliquée avec suite, aurait maintenu la féodalité : « Instruction de l’Assemblée nationale sur les droits de champart, terrage, agrier, arrage, tierce, soète, complant, cens, rentes seigneuriales, lods et ventes, reliefs et autres droits ci-devant seigneuriaux, déclarés rachetables par le décret du 15 mars 1790, sanctionné par le roi le 28 du même mois. »

Et tout d’abord, les Constituants signifient aux paysans qu’en abolissant le régime féodal, ils ont voulu sauvegarder la liberté individuelle, mais qu’ils n’ont porté aucune atteinte directe ou indirecte à la propriété. « L’Assemblée nationale a rempli, par l’abolition du régime féodal, prononcée dans sa séance du 4 août 1789, une des plus importantes missions dont l’avait chargée la volonté souveraine de la nation française, mais ni la nation française, ni ses représentants n’ont eu la pensée d’enfreindre par là les droits sacrés et inviolables de la propriété.

« Aussi, en même temps qu’elle a reconnu, avec le plus grand éclat, qu’un homme n’avait jamais pu devenir propriétaire d’un autre homme, et qu’en conséquence les droits que l’un s’était arrogés sur la personne de l’autre n’avaient jamais pu devenir une propriété pour le premier, l’Assemblée nationale a maintenu de la façon la plus précise tous les droits et devoirs utiles auxquels des concessions de fonds avaient donné lieu et elle a seulement permis de les racheter. »

Ainsi, à parler net, ce n’est pas précisément le régime féodal que l’Assemblée a aboli, malgré sa déclaration fastueuse et presque vide du 4 août. Elle n’a pas aboli l’ensemble de ces charges pécuniaires qui grevaient la propriété paysanne au profit des seigneurs. Elle a simplement supprimé ce qui subsistait dans la société de l’esclavage proprement dit, du servage, de la servitude personnelle. Mais, comme depuis longtemps, par le progrès même de la vie nationale, par la mobilité, tous les jours croissante, des intérêts et des hommes, cette servitude personnelle directe avait disparu, comme depuis des siècles elle avait dû, pour se continuer, se déguiser et prendre la forme d’un contrat, comme presque partout la chaîne visible et pour ainsi dire matérielle de l’esclavage ou du servage avait été remplacée par le lien d’une redevance pécuniaire, et que les seigneurs avaient prudemment donné à leur exploitation et oppression ancienne le caractère nouveau du droit bourgeois, la Constituante faisait vraiment œuvre vaine. Elle arrachait du sol quelques pauvres racines oubliées d’esclavage et de servage : mais l’arbre féodal, avec les ramifications presque infinies de ses droits pécuniaires, continuait à tenir sous son ombre le champ du paysan. De là, entre les juristes de l’Assemblée bourgeoise et les paysans révolutionnaires, un malentendu irréparable.

L’Assemblée aurait dû s’avouer à elle-même et avouer au monde que la propriété féodale, même quand elle s’était adaptée aux formes juridiques de la vie moderne, était à la fois surannée et oppressive, qu’elle gênait le développement nécessaire de la pleine propriété paysanne, et qu’au risque de froisser la propriété bourgeoise elle-même au point où elle adhérait à la propriété féodale, il fallait détruire celle-ci.

C’était là l’instinct irrépressible des paysans. Mais la doctrine de l’Assemblée était toute contraire, et elle s’épuisait à démontrer aux paysans que s’ils se soulevaient c’était à la suite de manœuvres ou d’excitations contre-révolutionnaires. Fable puérile !

Elle s’épuisait aussi à dénoncer les municipalités rurales, organe naturel de l’émancipation paysanne : « Les explications données à cet égard, déclare-t-elle, par le décret du 15 mars 1790, paraissaient devoir rétablir à jamais, dans les campagnes, la tranquillité qu’y avaient troublée de fausses interprétations de celui du 4 août 1789. Mais ces explications elles-mêmes ont été, en plusieurs contrées du royaume, ou méconnues ou altérées ; et, il faut le dire, deux causes affligeantes pour les amis de la Constitution et, par conséquent, de l’ordre public, ont favorisé et favorisent encore le progrès des erreurs qui se sont répandues sur cet objet importants.

La première, c’est la facilité avec laquelle les habitants des campagnes se sont laissés entraîner dans les écarts auxquels les ont excités les ennemis mêmes de la Révolution, bien persuadés qu’il ne peut y avoir de liberté là où les lois sont sans force, et qu’ainsi on est toujours sûr de conduire le peuple à l’esclavage, quand on a l’art de l’emporter au-delà des bornes établies par les lois.

« La seconde, c’est la conduite de certains corps administratifs. Chargés par la Constitution d’assurer le recouvrement des droits de terrage, de champart, de cens ou autres dus à la nation, plusieurs de ces corps ont apporté dans cette partie de leurs fonctions une insouciance et une faiblesse qui ont amené et multiplié les refus de paiement de la part des redevables de l’État, et ont, par l’influence d’un aussi funeste exemple, propagé chez les redevables des particuliers l’esprit d’insubordination, de cupidité, d’injustice. »

En ces doléances irritées de l’Assemblée apparaît la puissance révolutionnaire et populaire de la vie municipale.

Pendant que dans les villes certaines assemblées primaires de section appellent les pauvres, les ouvriers à la vie publique dont la loi les excluait, dans les campagnes, les municipalités se font souvent les complices, les tutrices de la révolte paysanne contre la loi bourgeoise, soutien du vieux système féodal. Et je note ici un trait qui semble avoir échappe à M. Sagnac.

Les municipalités ayant reçu de la loi la faculté d’acheter de l’État les biens nationaux et de les gérer jusqu’à ce qu’elles les aient revendus aux particuliers, beaucoup de municipalités profitaient de cette gestion pour donner l’exemple de l’abolition complète des droits féodaux.

Le domaine d’Église comprenait des droits féodaux, des rentes foncières, des champarts. Les municipalités paysannes qui avaient acquis ces droits, négligeaient systématiquement de les faire valoir. Elles ne réclamaient pas aux paysans les rentes foncières qu’ils devaient à titre féodal. Et ainsi elles créaient un précédent formidable, une sorte de jurisprudence d’abolition complète que les paysans appliquaient ensuite aux redevances dues par eux aux particuliers.

Il y a là une répercussion tout à fait imprévue de la loi faisant intervenir les municipalités dans la vente des biens nationaux : ainsi en d’innombrables centres de vie municipale il y avait comme un frémissement populaire ; et un sourd travail de désagrégation minait le vieux droit féodal, malgré les juristes bourgeois qui tentaient de le consolider. Que pouvaient à la longue les Assemblées bourgeoises contre cet effort paysan innombrable et tenace qui rongeait la féodalité ?

C’est en vain que la Constituante élève la voix jusqu’au ton de la menace :

« Il est temps enfin que ces désordres cessent, si l’on ne veut pas voir périr, dans son berceau, une constitution dont ils troublent et arrêtent la marche. Il est temps que les citoyens dont l’industrie féconde les champs et nourrit l’Empire, rentrent dans le devoir et rendent à la propriété l’hommage qu’ils lui doivent. »

Appel inutile : car les règles juridiques que trace l’Assemblée heurtent trop violemment l’instinct, l’espérance des paysans et l’idée soudaine qu’ils s’étaient faite du sens du décret du 4 août.

L’Assemblée, en effet, ne se borne pas à rappeler que tous les droits féodaux doivent subsister jusqu’au rachat quand ils représentent une concession de terre faite jadis par le seigneur propriétaire aux tenanciers. Elle affirme, avec une énergie extrême, que le seigneur sera présumé avoir fait cette concession de fonds, tant que le tenancier n’aura pas apporté la preuve contraire. « Cet article (l’article 2 du titre II de la loi du 15 mars) a pour objet trois espèces de droits, savoir : les droits fixes (comme la rente foncière, payée tous les ans), les droits casuels dus à la mutation des propriétaires et les droits casuels dus tant à la mutation des propriétaires qu’à celle des seigneurs (c’est en réalité l’ensemble des droits onéreux qui pèsent sur les paysans)… Ces trois espèces de droits ont cela de commun qu’ils ne sont jamais dus à raison des personnes, mais uniquement à raison des fonds et parce qu’on possède des fonds qui en sont grevés. « Cet article soumet ces droits à deux dispositions générales.

« La première que dans la main de celui qui possède (et dont la possession est accompagnée de tous les caractères et de toutes les conditions requises en cette matière par les anciennes lois, coutumes, statuts ou règles), ils sont présumés être le prix d’une concession primitive de fonds.

« La seconde que cette présomption peut être détruite par l’effet d’une preuve contraire, mais que cette preuve contraire est à la charge du redevable et que, si le redevable ne peut pas y parvenir, la présomption légale reprend toute sa force et le condamne à continuer le payement… »

C’était la condamnation des paysans à perpétuité. Car comment leur eût-il été possible de fournir la preuve contraire ? La preuve négative est toujours malaisée à administrer. Le seigneur, lui, était dispensé de fournir la preuve positive. Il était dispensé de produire le titre primitif en vertu duquel ses ascendants avaient concédé un fonds de terre, moyennant une redevance perpétuelle et féodale.

Pour le seigneur, la possession valait titre. Comment le paysan pourra-t-il renverser ce titre ? Comment pourra-t-il établir qu’à l’origine, dans le lointain obscur et profond des siècles, ses pauvres aïeux n’avaient pas reçu ces fonds de terre du seigneur, mais qu’ils avaient été astreints à une redevance féodale, soit parce que le seigneur leur avait avancé de l’argent et avait abusé de sa qualité de créancier pour les lier d’une chaîne de vassalité indéfinie, soit simplement parce que le seigneur avait usé envers eux de violence et de menaces, soit enfin parce qu’ils étaient esclaves et serfs et que le droit féodal est la rançon de leur liberté ?

Demander aux paysans de remonter ainsi le sombre cours de l’histoire, c’est demander aux cailloux, lentement usés par les eaux, la source inconnue du torrent.

Aujourd’hui encore, qu’il s’agisse de Fustel de Coulange ou de Waitz, les érudits ne sont point d’accord sur les origines mêmes du système féodal. Est-il une sorte de consolidation foncière des hiérarchies militaires ? Est-il une transformation du grand domaine gallo-romain ? L’histoire hésite : Comment les paysans auraient-ils pu s’orienter ? Comment auraient-ils pu démontrer que leurs ancêtres avaient été pleinement serfs et que c’est uniquement pour se libérer de ce servage qu’ils avaient consenti le payement à perpétuité de redevances foncières ?

Et pourtant, c’est cette preuve qu’on exige de lui pour le débarrasser de son séculaire fardeau.

« Lorsque, par le résultat de la preuve entreprise par le redevable, il paraît que le droit n’est le prix ni d’une concession de fonds ni d’une somme d’argent anciennement reçue, mais le seul fruit de la violence ou de l’usurpation, ou, ce qui revient au même, le rachat d’une ancienne servitude purement personnelle, il n’y a nul doute qu’il ne doive être aboli purement et simplement. »

Encore une fois, subordonner à une preuve pareille la libération du paysan c’était une dérision.

Et pourtant, il semble que l’Assemblée, au moment où elle accable le cultivateur, passait tout à côté du principe qui aurait pu le délivrer. Car, s’il doit être dégagé des obligations qui sont le rachat d’une servitude personnelle ou le fruit de la violence, qui ne voit que dans l’ensemble tous les


J.-P. Brissot.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet)


contrats féodaux s’expliquent par la servitude personnelle ou par la violence ? Il est absurde d’admettre que la population rurale a accepté ces charges pesantes, pour la suite infinie des siècles, si elle ne subissait pas la loi de la servitude ou la loi de la force.

Que l’Assemblée proclame qu’à l’origine nécessairement la classe paysanne a été violentée, et tout l’édifice féodal s’écroule. Mais l’Assemblée n’ose pas faire cette grande affirmation historique qui aurait libéré en bloc la classe paysanne ; l’Assemblée ne se risque pas à la produire. Elle exige que chaque paysan, dans le détail, fasse la preuve directe que des actes particuliers d’oppression et d’extorsion sont l’origine de ses charges.

Et voilà les paysans condamnés à porter éternellement la chaîne parce qu’ils n’auront pu en retrouver le premier anneau, analyser de quel métal il était luit, et dessiner, pour ainsi dire, le marteau dont il fut forgé.

L’Assemblée proclame, en outre, que s’il y a litige sur l’existence ou la quotité d’un droit, les « juges doivent, nonobstant le litige, ordonner le payement provisoire des droits qui, quoique contestés, sont accoutumés d’être payés.

« Mais dans quel cas des droits, aujourd’hui consentis, doivent-ils être regardés comme accoutumés d’être payés ? La maxime générale qu’a établie, depuis des siècles, une jurisprudence fondée sur la raison la plus pure, c’est qu’en fait de droits fonciers, comme en fait d’immeubles corporels, la possession de l’année précédente doit, sauf toutes les règles locales qui pourraient y être contraires, déterminer provisoirement celle de l’année actuelle. Mais comme cette maxime n’a lieu que lorsque la possession de recevoir ou de ne pas payer n’est pas l’effet de la violence, et que, très malheureusement, la violence employée de fait ou annoncée par des menaces a, seule, depuis deux ans, exempté un grand nombre de personnes du payement des droits de champart, de terrage et autres, l’Assemblée nationale manquerait aux premiers devoirs de la justice, si elle ne déclarait pas, comme elle le fait ici, qu’on doit considérer comme accoutumés d’être payés, dans le sens et pour l’objet du décret du 18 juin 1790, tous les droits qui ont été acquittés et servis, ou dans l’année d’emblavure qui a précédé 1789, ou en 1789 même, ou en 1790. »

Ainsi, l’Assemblée abolissait tous les effets du soulèvement des paysans. Elle décidait de plus, que ceux-ci pouvaient bien demander, aux seigneurs, communication des titres, mais que cette communication aurait lieu dans les chartriers mêmes.

« Jamais les vassaux, tenanciers et censitaires n’ont pu prétendre qu’on dût leur remettre en mains propres, et confier à leur bonne foi des titres qu’ils auraient le plus grand intérêt de supprimer. »

Enfin, après avoir invité les municipalités à recouvrer les droits féodaux, dus pour les biens nationaux, la Constituante rappelle aux directoires de départements qu’ils ont, comme les municipalités, le droit de requérir la force publique, et elle met ainsi la propriété féodale, menacée par les paysans, sous la protection de la bourgeoisie des villes.

Après ce document, il restait peu de chose des décrets du 4 août. Au moment où parut ce manifeste conservateur de l’Assemblée, les élections pour la Législative étaient commencées en plusieurs points. Il semble destiné, non seulement à prévenir les troubles que ramenait l’époque des moissons, mais à agir sur les électeurs. Et nous ne pouvons douter qu’il ait fait, dans les assemblées électorales, l’objet des plus vifs commentaires. Les paysans ne se laissèrent ni convaincre, ni effrayer. Les protestations continuèrent, tantôt légales, tantôt violentes. Le 7 août 1791, le directeur du département de Seine-et-Marne écrit :

« Les troubles reprennent au sujet de la perception du champart. Il y a des troubles graves dans la paroisse d’Ichey, canton de Beaumont ; elle a repoussé, par la force, tout acte tendant à la perception du champart. »

Le 15 décembre 1791, quelques semaines après la réunion de la Législative, les citoyens actifs de la commune de Lourmaria (Bouches-du-Rhône) écrivent à l’Assemblée :

« Depuis vingt-un mois que la loi sur le régime féodal est rendue, pas un seul redevable des droits odieux qui y sont attachés ne s’est racheté, et, par un mouvement prophétique, nous osons vous assurer que si l’Assemblée nationale ne nous permet de racheter les droits fixes, tels que tasques, champarts, séparément des droits casuels ou de lods, les peuples, soumis à cet affreux régime seront encore morts à la liberté dans mille ans d’ici.

« L’Assemblée constituante n’eut que l’intention de délivrer les campagnes de ce monstre ; mais les moyens lui manquèrent, parce qu’elle avait dans son sein des nobles, des gens d’affaires qui lui firent une égide par leurs intrigues et leur silence et que les membres, qui voulaient sincèrement le détruire, ne connurent pas l’endroit par lequel il fallait le combattre. Ils n’indiquèrent qu’un plan général d’attaque, il fut adopté comme suffisant, et le monstre invulnérable dans tous les points, excepté un seul, est demeuré vainqueur des traits impuissants lancés contre lui.

« Presque tout le corps constituant fut composé d’hommes pris dans les villes, qui ne sont sujettes qu’à de minces directes, et les campagnes, déchirées par les tasques, champarts, agriers, lods, cens, seigneurs, agents, fermiers, gardes, furent oubliées ; personne ne parla pour elles.

« Eh bien ! législateurs, c’est cette cohorte, toute-puissante encore, qui retient les campagnards dans les fers. Ce sont ces ci-devant seigneurs, leurs agents et fermiers actuels qui, se coalisant avec les prêtres insermentés et les fanatiques de tous rangs, tuent le zèle révolutionnaire des cultivateurs, simples et ignorants, en leur faisant craindre ou prévoir le retour de l’ancien ordre de choses et, avec lui, les vengeances des ci-devant sur ceux qui se seront montrés pour la chose publique.

« Mais, nous l’annonçons avec une douce joie : La destruction du régime féodal sera le coup de mort pour les aristocrates. C’est dans l’espoir de le rétablir qu’ils émigrent, conspirent et s’agitent en tous sens. Vous sentirez, plus que jamais, que liberté et féodalité ne peuvent pas aller ensemble, que la moitié de l’Empire, gémissant sous cet affreux régime, et cette portion étant la plus précieuse puisqu’elle nourrit l’autre, la Révolution ne serait que partiellement chérie et la Constitution qu’à demi-stable si vous ne facilitiez, plus qu’on ne l’a fait jusqu’à présent, le rachat des droits féodaux… »

La tactique de ceux qui veulent l’abolition complète de la féodalité se dessine. Ils disent à la Législative, que l’action contre-révolutionnaire des nobles et des prêtres réfractaires sera décisive dans les campagnes, si les paysans ne sont rattachés à la Révolution par la disparition immédiate du régime féodal.

Les paysans profitent habilement des embarras et des périls de la bourgeoisie révolutionnaire pour lui imposer, malgré ses répugnances, la destruction de toute la féodalité. À vrai dire, ils ne paraissent demander encore que des facilités plus grandes pour le rachat, mais le ton est, si je puis dire, plus haut que les paroles : et c’est l’abolition entière qu’au fond ils désirent et qu’ils commencent à espérer.

Le 4 janvier 1792, le district de Châteaubriand (Loire-Inférieure) adresse, à l’Assemblée législative, une pétition couverte de signatures, et, cette fois, c’est contre le rachat même que les cultivateurs s’élèvent :

« Faudra-t-il donc qu’un malheureux vassal vende une partie du petit héritage de ses pères ; pour soustraire l’autre à l’esclavage et à l’oppression ? Mais à qui pourra-t-il vendre cette portion de son patrimoine ? Aux soi-disant seigneurs, à ces anciens tyrans : eux seuls, par le remboursement des droits féodaux, vont être dépositaires de tout le numéraire de la France et en concentrer toutes les richesses.

« Par là, ils vont tripler leur orgueilleuse opulence, par là, ils vont étendre leurs possessions, et se rendre maîtres de toutes les propriétés ; par là, enfin, ils vont aggraver le joug de l’ancienne servitude, qui fit autrefois gémir nos pères et dont nous rougissons encore aujourd’hui. Tel est, Messieurs, le cri général, dont retentissent les campagnes et les villes du district de Châteaubriand, dont retentit la France entière. »

Voilà enfin que le point décisif est touché : et, cette fois encore, c’est de la Bretagne que part l’audacieuse parole de salut. La commune de la Capelle-Biron (Lot-et-Garonne) écrit, le 20 mars 1792, à la Législative :

« La rente et autres droits féodaux, conservés et déclarés rachetables, par le décret du 15 mars 1790, sanctionné le 28, seraient bien propres à provoquer la guerre civile, si l’Assemblée nationale ne prenait pas, dans sa sagesse, des mesures de modification tant sur le fonds de la rente que sur le mode du rachat décrété par l’Assemblée constituante.

« En effet, qui est-ce qui porte l’homme, vivant en société, à la soumission et à l’observance des lois ? Ce n’est que la protection qu’elles lui accordent, tant à raison de la sûreté de sa personne que de la possession et jouissance de ses propriétés.

« Or, si le montant des arrérages de rente, qui se sont accumulés depuis 1789, fruit des circonstances, absorbent, dans la plupart des terres ci-devant seigneuriales, la valeur des propriétés, alors, point de doute que ces hommes, se voyant dépouillés de tous leurs biens ou, ce qui est à peu près la même chose, assujettis à une rente si exorbitante que, malgré tous les soins qu’ils donnent à la culture, leurs revenus territoriaux ne sont pas suffisants pour l’acquitter, ils opposeront la force à la force, et le sacrifice de leur vie ne leur coûtera rien.

« La commune demande ensuite que la Nation se charge elle-même du rachat des rentes. »

Visiblement, la patience des paysans est à bout : partout ils veulent être débarrassés, purement et simplement, des obligations féodales. Ou les seigneurs ne seront pas indemnisés, ou ils le seront par la Nation. Le paysan se refuse à payer les rentes féodales, il se refuse aussi à les racheter, et il annonce tout haut qu’il se défendra par la force.

Il est impossible que les nouveaux élus n’aient pas été troublés par ce mouvement ; et tous ces procureurs, tous ces avocats, tous ces administrateurs, qui arrivaient à la députation, cherchèrent à coup sûr, dès le premier jour, par quelle habileté juridique ils pourraient donner une apparence légale à l’expropriation des seigneurs.

Le Comité féodal est constitué dès le début, et ce n’est plus l’influence conservatrice, traditionaliste de Merlin qui y domine. Mais la question fut portée à la tribune de la Législative avant même que le Comité féodal eût présenté son rapport. C’est Couthon, le véhément ami de Robespierre, qui fut, je crois, le premier à la soulever. Dans la séance du 29 février 1792 il dit :

« Je prie l’Assemblée d’entendre quelques observations que j’ai à lui soumettre, relativement aux circonstances où nous nous trouvons : quoiqu’elles ne soient pas à l’ordre du jour, elles sont infiniment importantes. »

L’Assemblée décida qu’il serait entendu : et Couthon entra à fond dans l’habile tactique des paysans. Il démontra que les grands périls intérieurs et extérieurs qui menaçaient la Révolution, faisaient une loi à celle-ci, une loi de salut public, de s’assurer le dévouement des cultivateurs :

« Messieurs, nous touchons peut-être au moment où nous allons, les armes à la main, défendre notre liberté contre les efforts combinés des tyrans. Nous la conserverons ; ce serait un crime d’en douter ; un grand peuple, qui veut fermement être libre, sera toujours invincible ; ou il écrasera ses ennemis, ou il ne leur laissera, pour fruit de leurs conquêtes, que des déserts et des cendres.

«…Pénétrons-nous du sentiment de nos forces ; mais cherchons, en même temps, à les assurer, à les fixer, à les diriger…

«…Nous avons une armée imposante, tant en troupes de ligne qu’en troupes nationales, mais cette armée. J’ose le prédire, ne remplira efficacement notre attente qu’autant que sa force et celle de la Nation ne seront qu’une, et que le peuple, bien disposé, s’unira à elle d’intention et, s’il le faut, d’action.

« C’est donc cette force morale du peuple, plus puissante que celle des armées, c’est cette opinion générale, si essentielle à l’ordre et au bonheur de tous, que l’Assemblée nationale doit rechercher et dont elle doit, avant tout, s’assurer.

« Jusqu’à présent, l’on vous a proposé, comme unique moyen, des adresses au peuple. Je ne condamne point ce moyen ; mais ce n’est, à mon avis, qu’une mesure secondaire, la mienne est d’un autre genre ; l’on veut éclairer le peuple et moi je voudrais le soulager ; l’on veut rattacher à la Révolution par des discours, et moi je voudrais l’y attacher par des lois justes et bienfaisantes dont le souvenir, toujours présent, ne cessât de lui rendre chers les titres et les devoirs de citoyen.

« Parmi le grand nombre d’occasions qui peuvent se présenter de faire des lois populaires, j’en choisirai une qui ne donnera pas lieu, je pense, à de grandes difficultés. Chacun de nous a vu cette nuit, à jamais mémorable, du 4 août 1789, où l’Assemblée constituante, pure à son aurore, prononça, dans un saint enthousiasme, l’abolition du régime féodal ; elle mérite, pour ce superbe décret, les actions de grâce du peuple, surtout du peuple des campagnes, de ce peuple si précieux et si longtemps oublié ; et si, d’accord avec elle-même, l’Assemblée constituante eût conservé religieusement la mémoire de cette loi salutaire et en eût soigneusement maintenu l’application dans les lois de détail qu’elle fit ensuite, il ne faudrait songer à elle que pour l’honorer et lui payer un éternel tribut d’admiration et de reconnaissance.

« Mais ces dispositions éclatantes ne présentèrent bientôt, pour le peuple, que l’idée d’un beau songe, dont l’illusion trompeuse ne lui laissa que des regrets.

« Ce fut, comme on vient de le voir, le 4 août 1789, qu’un décret, reçu avec transport dans toutes les parties de l’Empire, abolit, indéfiniment, le régime féodal, et, 8 mois après, un second décret conserva tout l’utile de ce même régime, en sorte que, loin d’avoir servi le peuple, l’Assemblée constituante ne lui a pas même ménagé l’espoir consolant de pouvoir s’affranchir un jour, et du despotisme des ci-devant seigneurs, et des exactions de leurs agents.

« Vous concevez, en effet, Messieurs, que ce n’est pas précisément l’honorifique du régime féodal qui, pesait sur le peuple. Il l’outrageait, l’avilissait, le dégradait sans doute, puisqu’il le séparait de la condition commune à tous les hommes et qu’il détruisait l’égalité établie par la nature.

« Mais les droits, dont le peuple sentait le plus le poids et qui influaient plus essentiellement sur son bien-être, c’étaient les droits utiles, tels que les cens, censives, rentes seigneuriales, champarts, terrages, agriers, arrages, complant, lods et ventes, relief, et autres de ce genre, Or, tous ces droits ont été conservés par le décret de l’Assemblée constituante du 15 mars 1790. »

Couthon déclare qu’il n’entend pas demander l’abolition de tous ces droits indistinctement. Il les divise en deux catégories : il y a les droits récents, fondés sur des titres et représentant vraiment des concessions de terre faites par les seigneurs : ceux-là doivent être respectés. Mais tous les droits anciens représentent seulement une usurpation des seigneurs, une application monstrueuse de leur prétendu droit à la propriété universelle.

« Ce que je viens de dire de la prétention des ci-devant seigneurs à la propriété universelle est prouvé par mille exemples, que fournissent encore de nos jours la plupart de nos départements. Je me bornerai à citer le mien, (le Puy-de-Dôme) dans lequel il se trouve une infinité de villages, où les seigneurs jouissent encore du droit de tout posséder, tout concéder sans autre titre de propriété que leur qualité de seigneur ; tout, par cette qualité, leur appartient ; le malheureux, sans autre ressource que ses bras, sans autre patrimoine que sa bêche, n’est pas libre de s’en servir exclusivement pour ses besoins. La nature lui présente un sol ingrat, abandonné, couvert, depuis la création du monde, de rochers effrayants.

« Eh bien ! s’il veut fertiliser de ses sueurs cette portion de la grande hérédité commune, son ci-devant seigneur paraît au moment de la récolte pour lui enlever la quatrième ou, au moins, la cinquième portion, et cela en vertu de son prétendu droit de la propriété universelle, d’où il fait résulter une convention tacite en faveur de l’infortuné cultivateur. »

Ces droits iniques, non seulement la Constituante ne les a pas abolis, mais elle en a organisé le rachat de façon à le rendre impossible.

« La première de ces dispositions est celle qui veut qu’on ne puisse racheter les droits fixes sans racheter en même temps les droits actuels.

« La seconde est celle qui maintient la solidarité parmi les débiteurs des droits conservés. »

C’est sur ces deux points que Couthon se borne à appeler la réforme de la Législative :

« Il est temps, Messieurs, de réformer des dispositions si vicieuses, si injustes, si impolitiques, si inconstitutionnelles, c’est la pétition du peuple que je vous présente quand je fais ici la motion expresse de décréter :

« 1o Que tout débiteur de droits ci-devant seigneuriaux conservés, pourra en faire le rachat partiel, sans, qu’en vertu de la solidarité, il puisse être contraint à rembourser au delà de sa quote-part ; et ne seront réputés conservés et susceptibles de rachat que ceux des dits droits, qui seront établis par titres constitutifs suivis de prestations ou, au moins, par trois reconnaissances successives, également suivies de prestation et dont la plus ancienne rappelle le titre de concession ;

« 2o Qu’il n’y aura lieu au rachat forcé des droits casuels, que dans le cas où, après le rachat effectué des droits fixes, il y aurait mutation réelle de propriété par vente ou acte équivalant à vente. »

Je ne sais si je me trompe. Mais il me semble que, dans les paroles de Couthon sur le paysan qui n’a que ses bras et sa bêche, et qui voudrait travailler librement une portion de la grande hérédité commune, il y a un accent nouveau et plus profond que dans les discours des constituants. L’homme qui prononce ces paroles n’hésitera pas à aller un jour jusqu’à l’abolition entière sans rachat. Mais, tout d’abord, il formule des propositions plus prudentes. Soudain, en terminant, il lie de nouveau l’intérêt des paysans au vaste intérêt de la Révolution.

« Voulez-vous, Messieurs, assurer le prompt recouvrement des impôts, voulez-vous tripler la faveur du papier monnaie, voulez-vous tuer l’agiotage, voulez-vous remédier efficacement aux troubles prétendus religieux, voulez-vous déconcerter tous les propos des malveillants, et consommer, d’un seul mot, la Révolution ? Rendez de semblables lois ; occupez-vous du peuple ; vous le devez, puisqu’il vous a confié ses intérêts les plus chers ; la France est heureuse et libre si vos travaux sont sanctifiés par la bénédiction du peuple. Le salut public est, au contraire, compromis si la mortelle indifférence de l’opinion vient frapper vos décrets.  » (Applaudissements répétés dans l’Assemblée et dans les tribunes.)

Ainsi, de même qu’à l’ardente lumière révolutionnaire du 14 juillet, les paysans avaient apparu, de même que dans le premier ébranlement de la Révolution ils avaient imposé à la bourgeoisie des décrets mémorables, de même, en ces jours incertains et troublés du premier semestre de 1792, aux premiers éclairs de guerre civile et de guerre étrangère, la figure du paysan se dresse encore, déçue et amère.

La Révolution, pour se sauver, sera obligée de lui accorder en fait ce que le décret du 4 août ne lui donnait qu’en apparence Les juristes s’épuiseront à trouver des subtilités d’interprétation, ou à bâtir des systèmes d’histoire pour justifier l’expropriation des seigneurs. Mais Couthon a prononcé le vrai titre des paysans : le salut public, le salut de la Révolution exigeait qu’ils fussent délivrés.

Mais quel entrelacement des choses ! quels contre-coups des événements ! et, comme les Révolutions, même ramassées en un espace de temps assez court, sont un drame compliqué ! C’est la trahison du roi qui, en obligeant la bourgeoisie révolutionnaire à une lutte désespérée, l’oblige à abolir toute la féodalité pour rallier les paysans au drapeau révolutionnaire.


Le Curé de S°… accompagné de deux diables descend dans l’Empire des démons pour demander à Belzébuth leurs Princes (sic) des secours pour tâcher s’il est possible d’empêcher l’exécution de la Constitution civile ecclésiastique.
Ou va-t-en au Diable.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet).


C’est le 11 avril 1792 que Latour-Duchatel au nom du Comité féodal, soumet à l’Assemblée un rapport et un projet de décret « concernant la suppression sans indemnité de divers droits féodaux déclarés rachetables par le décret du 11 mars 1790 ». Le Comité féodal, aussi, constate d’abord que l’œuvre de la Constituante a été vaine : « C’est en vain que l’Assemblée constituante a déclaré décréter qu’elle abolissait le régime féodal si, dans le fait, elle a laissé subsister la charge la plus odieuse de la féodalité ; nous voulons dire le droit que chaque ci-devant seigneur percevait et perçoit encore, à chaque mutation dans la propriété ou succession d’un fonds relevant de sa ci-devant seigneurie. »

« Il est bien vrai que l’Assemblée constituante a déclaré que ce droit était rachetable, mais cette faculté devient nulle par l’impossibilité où se trouve la très grande majorité des possesseurs d’amortir, ou bien il faudrait que tous vendissent une partie de leur fonds pour affranchir l’autre.

« De là il suit que la féodalité n’est point encore abolie, puisque le ci-devant seigneur conserve encore une véritable directe sur le fonds, que son ci-devant vassal ne cesse point de l’être puisqu’il faut qu’il reconnaisse que le fonds qu’il possède dépend de la ci-devant seigneurie, qui est déclarée abolie ; et que s’il vend ce fonds il paye à ce ci-devant seigneur le même droit qu’auparavant.

« De là il suit que le fief du ci-devant seigneur qu’on avait aboli, sera toujours existant, puisqu’il aura toujours le droit de demander à son ci-devant vassal la reconnaissance comme quoi le fonds qu’il possède relève de son fief et que cette reconnaissance vaudra bien l’aveu qu’on lui donnait autrefois. »

« De là il suit que l’on n’a vraiment abattu que les branches de l’arbre féodal et que le tronc subsiste encore dans toute sa vigueur, prêt à se couvrir de nouveaux rameaux.

« De là la nécessité d’abolir jusqu’à la trace de la féodalité à moins qu’on ne veuille la voir renaître avec plus d’empire. »

Malgré la vigueur de ce langage le Comité féodal laissait percer un grand embarras : embarras dans les principes, embarras dans la conclusion. D’abord, il n’osait pas proclamer que tous les droits féodaux étaient la survivance d’un état social violent et que même s’ils représentaient un contrat, une concession primitive, la forme féodale de ce contrat devait en vicier le fond. Le Comité féodal imaginait un système historique étrange. Selon lui, toutes les terres de Gaule étaient originairement libres, et, quand les chefs francs distribuèrent des terres à leurs compagnons, ils ne leur imposèrent pas de droits féodaux : c’est par une usurpation ultérieure que les seigneurs infligèrent le droit de mutation à leurs vassaux : et il semble d’après la théorie historique et juridique du Comité féodal que les droits féodaux seraient légitimes si les chefs francs les avaient primitivement imposés à leurs compagnons.

Visiblement, le Comité recule devant l’aveu d’une expropriation nécessaire. Il n’ose pas dire clairement que la liberté nouvelle exige la disparition des formes de propriété qui étaient liées à la servitude ancienne. Et de même que ses principes sont incertains, sa conclusion est incomplète. Il ne libère les paysans que des droits de mutation ; pourquoi laisser subsister les droits annuels, le cens, le champart, qui étaient les plus lourds ? Ces droits aussi, tant qu’ils subsisteront, maintiendront plus que le souvenir de l’ancien lien de vassalité. Si le Comité n’ose pas y toucher, c’est que ces droits ressemblent de très près, à la pure rente foncière, à la rente bourgeoise ; et le Comité a peur de paraître ébranler le droit de propriété. Même pour les droits de mutation, il admet qu’ils devront être rachetés si les seigneurs produisent les titres établissant la concession primitive du fonds. Exception peu justifiée et dangereuse. Car d’abord, cette concession primitive n’est peut-être que l’exercice le plus odieux de la tyrannie seigneuriale. C’est parce que le seigneur s’était approprié tout le territoire, que les autres hommes ne pouvaient se créer un peu de propriété dépendante, que par une concession du seigneur : ce que le Comité féodal reconnaît comme la marque du droit, est le signe le plus certain de la violence. Et cette exception encourageait à la résistance les partisans du maintien des droits : elle leur fournissait un argument que bientôt l’un d’entre eux, Deusy, fera valoir avec force : « Vous reconnaissez donc qu’il y a des cas où les droits de mutation représentent une transaction légitime : pourquoi donc en exigeant le titre primitif, rendez-vous si difficile la preuve d’opérations honnêtes et que vous déclarez vous-même avoir existé ? »

Malgré tout, le projet du Comité féodal est un coup vigoureux porté à l’arbre de la féodalité : il abolissait sans indemnité tous les droits féodaux casuels, tous les droits de mutations, sauf le cas où les seigneurs pourraient produire le titre primitif établissant que ces droits étaient le prix d’une concession de fonds. Comme il serait très difficile aux seigneurs de produire ce titre primitif, comme la plupart n’avaient d’autre titre que la possession ou des reconnaissances ultérieures, en fait, c’était l’abolition sans indemnité de toute une catégorie des droits que la Constituante avait déclarés rachetables. Et qui ne voit que bientôt, par une suite inévitable, les autres droits féodaux, même les droits annuels comme le cens, le champart, la rente foncière seraient mis en question ?

« Article 1er.— L’Assemblée Nationale dérogeant aux articles 1er et 2e du titre III du décret du 15 mars 1790, et à toutes autres lois à ce relatives, décrète qu’à partir de la publication du présent décret, tous les droits casuels connus sous les noms de quint, requint, treizièmes, lods et tresains, lods et ventes et issues, mi-lods, rachats, venterolles, plaids, acapte, arrière-acapte et autres dénominations quelconques, et qui étaient dus à cause des mutations qui survenaient dans la propriété ou la possession d’un fonds par le vendeur, l’acheteur, les donataires, les héritiers, et tous autres ayants-cause du précédent propriétaire ou possesseur, sont et demeurent supprimés sans indemnité.

« Article 2. — Tous les rachats des dits droits qui ne sont point encore consommés par le payement, cesseront d’avoir lieu, soit pour la totalité du prix, s’il est dû en intégrité, soit pour ce qu’il en reste dû, encore qu’il y eût eu expertise, offre, accord, ou convention, mais ce qui aura été payé ne pourra être répété.

« Article 3. — Pourront cependant les ci-devant seigneurs exiger les dits droits, lesquels continueront d’être rachetables aux termes du décret du 15 mars 1790, lorsqu’ils seront dans le cas de justifier par le titre primitif d’inféodation qu’ils n’ont concédé et inféodé les fonds que sous la condition expresse des dits droits de mutation. »

Voilà la première tentative sérieuse, depuis le décret du 4 août, pour abolir réellement une partie des droits féodaux. C’est sous la pression continue des paysans que cette tentative a été faite. Mais, si partielle et si incomplète qu’elle soit, elle se heurte encore, devant la Législative, aux plus vigoureuses résistances. Un député du Midi, l’habile juriste Dorliac, propose aussitôt une combinaison qui a pour effet d’agrandir mais aussi de tempérer le système du Comité. Dorliac, lui aussi, essaie en une dissertation savante, de démêler les origines historiques de la féodalité. « L’événement qui a donné lieu aux seigneurs de bâtir leur système est celui où les comtes, abusant de la faiblesse des descendants de Charlemagne obtinrent le capitulaire qui rendit les comtes héréditaires, pour ne les soumettre qu’à un droit d’investiture dont ils se dispensèrent bientôt après. Ce furent les usurpations qu’on fit ensuite de l’autorité royale qui firent naître de toutes parts les fiefs, les arrière-fiefs, les vasselages. Ces inventions n’étaient qu’un appui réciproque que se jurèrent entre eux, contre le souverain, une foule de tyrans, qui envahirent ensuite les propriétés, réduisirent le peuple en un état de servitude et anéantirent toutes les lois.

« Ils furent autant de despotes, et se prétendirent les maîtres absolus de ceux dont ils n’étaient auparavant que capitaines ou protecteurs et de tout ce qui était enclavé dans l’arrondissement de leurs seigneuries. »

Étrange philosophie de l’histoire ! Dorliac ne considère pas le système féodal dans l’évolution sociale comme un moment historique. Il y a pour lui une puissance légitime, la monarchie mérovingienne ou carlovingienne, et une puissance usurpatrice, celle des seigneurs. Et la théorie du contrat a une telle puissance sur les esprits de juristes que Dorliac semble tout prêt à reconnaître que les droits féodaux seraient légitimes s’ils représentaient un contrat d’affranchissement, s’ils étaient le prix consenti par des esclaves ou des serfs pour acquérir la liberté. Il conclut en effet une longue étude historique par ces mots : « Tels sont l’origine et les progrès des droits féodaux, ils démontrent combien est fausse la supposition de ceux qui prétendent que tout le peuple fut autrefois l’esclave des seigneurs et qu’il tient d’eux les terres qu’il possède, il en résulte au contraire que la plupart des droits auxquels il a été assujetti sont les fruits odieux de la tyrannie et de la fraude. »

On se demande si, dans la pensée de Dorliac, la France devrait porter éternellement le poids de la féodalité au cas où les droits féodaux seraient le rachat de tout un peuple jadis esclave.

Mais quelle est la conclusion pratique de Dorliac ? Il déclare que, puisqu’il y a eu souvent, à l’origine des droits féodaux, tyrannie et fraude, ces droits ne peuvent être légitimes, que si le seigneur fait la preuve qu’ils sont le prix d’une concession de fonds.


Le Tiers-État confesseur ou la Confession des Aristocrates.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet).


Tandis que la Constituante présumait la légitimité de ces droits et laissait au tenancier le soin de faire la preuve contraire, Dorliac, d’accord en cela avec le Comité féodal, présume l’illégitimité de ces droits, et il impose aux seigneurs le soin de faire la preuve de leur légitimité. Seulement, c’est sur la nature de la preuve qu’il diffère du Comité : il est bien moins exigeant. À défaut du titre primitif, il se contente « d’une ou deux reconnaissances soutenues d’une possession de cent ans ».

La différence est immense ; car autant il était malaisé aux seigneurs de produire un titre primitif constituant la preuve d’une concession de fonds, autant il leur était aisé d’apporter une ou deux reconnaissances que l’habileté de leurs intendants et des feudistes avaient arrachées à la dépendance des vassaux : et le plus souvent la jouissance de ces droits remontait, en effet, à plus de cent années. Ainsi, le système de Dorliac facilitait singulièrement la preuve du seigneur ; et il aurait prolongé en fait, sur beaucoup de paysans l’oppression féodale. Très habilement, Dorliac semble faire des concessions au mouvement paysan et se placer dans le système même du Comité, en imposant la preuve au seigneur ; mais, au fond, bien souvent du moins, il rétablit ce qu’il paraissait supprimer.

Très habilement aussi, il prévoit que l’effort d’abolition va s’appliquer bientôt aux droits annuels, cens et champarts, comme aux droits casuels : et il imagine tout un système ingénieux et vaste qui sauverait en réalité les droits du seigneur. Chaque domaine seigneurial, chaque fief était à la fois, si je puis dire, débiteur et créancier. Tel fief devait une redevance à son suzerain : mais en même temps, il avait droit à une redevance de la part d’un arrière-fief. Dorliac propose que l’État prenne à son compte toutes ces charges et tous ces droits : il se substituera aux seigneurs pour percevoir les droits dus par les tenanciers et c’est lui qui paiera les seigneurs.

Ainsi les seigneurs ne perdront pas un sou des droits utiles dont ils jouissaient antérieurement et les anciens tenanciers ne seront pas dégrevés d’un sou ; mais ce n’est plus comme seigneurs que les seigneurs percevront : c’est comme créanciers de l’État. Ce n’est plus comme tenanciers que les tenanciers paieront : c’est comme débiteurs de l’État. Le rapport de féodalité qui unissait le tenancier au seigneur sera aboli, et des rapports juridiques nouveaux, les rapports juridiques de l’État bourgeois avec ses créanciers ou débiteurs seront substitués au système féodal sans que cette transformation juridique modifie en rien les avantages pécuniaires dont jouissait le seigneur, les charges pécuniaires dont souffrait le paysan.

Article 17 du projet de Dorliac : « Dès ce moment (c’est-à-dire après l’expertise des municipalités et des districts) tous les droits et redevances ainsi liquidés demeureront éteints et convertis en de simples créances ; les terres mentionnées dans les évaluations seront déclarées libres et franches de tous droits féodaux ou censuels : tous rapports entre les ci-devant censitaires et les ci-devant seigneurs seront détruits ; la nation sera subrogée tant à la dette des redevances envers les ci-devant seigneurs qu’à la créance des ci-devant seigneurs sur leurs anciens redevables ; et, en conséquence, ceux-ci seront tenus de faire à la nation tous les payements, ainsi et de la manière qu’ils auront été déterminés par l’arrêté du directoire de district. La nation, à son tour, sera obligée aux mêmes payements envers les ci-devant seigneurs. »

La combinaison est tout à fait ingénieuse pour maintenir au profit des ci-devant seigneurs les effets utiles de la féodalité en donnant aux obligations féodales la forme d’un contrat moderne. C’était, si je puis dire, une nationalisation bourgeoise du régime féodal, l’incorporation définitive à l’État moderne des obligations et redevances que la féodalité comportait. Dorliac pouvait dire qu’en ce sens il continuait l’œuvre de la Constituante : car, lorsque celle-ci avait déclaré rachetables tous les droits féodaux, elle avait prétendu en continuer l’effet utile, mais sous une forme nouvelle et en substituant une obligation purement pécuniaire à l’ancienne obligation féodale. Puisque la nation était intervenue pour moderniser les obligations anciennes, elle pouvait aller plus loin et se substituer à toutes les charges et à tous les droits pour faire disparaître l’ancien lien personnel des ci-devant seigneurs et des ci-devant tenanciers.

Il n’était plus possible le lendemain de demander l’abolition des droits féodaux puisqu’il n’y avait plus de rapports féodaux : il faudrait demander l’abolition de créances de l’État, et cela était bien difficile.

Ainsi, sous le couvert de l’État moderne et par ses mains, les ci-devant seigneurs auraient continué à percevoir indéfiniment les redevances paysannes ; et le projet de Dorliac aboutissait à faire de l’État au profit des seigneurs le grand percepteur, le grand collecteur des anciens droits féodaux, des redevances paysannes. Grand avantage et sérieuse garantie pour les seigneurs ! mais grand péril pour l’État nouveau, pour la France révolutionnaire ! Car c’est contre l’État de la Révolution substitué aux tyrans féodaux qu’allaient s’élever les colères des campagnes : c’est la France révolutionnaire qui allait hériter de toutes les haines provoquées par le régime féodal. Et le projet de Dorliac avait beau prévoir la faculté de rachat, comme il serait aussi malaisé aux paysans de se racheter aux mains de l’État qu’aux mains de leur ci-devant seigneur, c’est à un antagonisme permanent, c’est à un conflit annuel entre l’État révolutionnaire et le paysan qu’aboutissait le projet de Dorliac.

Il faut que la peur de toucher ou de paraître toucher à la propriété ait été bien grande dans l’esprit des juristes révolutionnaires pour qu’ils aient songé à sauver ce qu’il y avait de propriété dans le système féodal par des combinaisons aussi dangereuses, aussi funestes à la Révolution elle-même.

La Législative sentit le danger, et ce n’est pas dans la voie que lui indiquait Dorliac qu’elle s’engagea. Mais elle hésita beaucoup aussi à suivre le Comité féodal qui lui paraissait sacrifier trop légèrement le droit de propriété enveloppé dans la convention ou la coutume féodale.

Cette hésitation est d’autant plus frappante que, en avril 1792, la Législative déclarait la guerre à l’Empereur d’Autriche. Elle avait donc besoin de rallier à la Révolution toutes les forces, tous les dévouements : et, c’est sans doute cette pensée qui avait décidé le Comité féodal.

Tous les jours l’agitation des campagnes se faisait plus vive et en dehors des documents particuliers, des pétitions et plaintes que publie M. Sagnac pour les mois d’avril, de mai 1792, j’en trouve la preuve décisive dans un discours de Roland lui-même, alors ministre de l’Intérieur, qui, sous une forme bien incertaine encore et avec des réserves significatives mais au nom de l’ordre public, demande à l’Assemblée de prendre enfin un parti. « Les droits féodaux, dit-il à la tribune le 16 avril, sont une autre source d’inquiétude et de mécontentement ; cette matière a toujours paru délicate aux législations ; il importe cependant de prendre une mesure générale qui tempère l’effervescence des esprits, et qui, sans blesser la justice, accorde quelque chose aux malheurs de ceux qui souffrent depuis des siècles ; il ne m’appartient pas de rien indiquer, mais je dois faire connaître la nécessité des mesures. »

Cet appel de Roland, ce cri d’alarme ne suffit point à vaincre la résistance de l’esprit de propriété, et quand, en juin, le projet du Comité vint en troisième lecture, il eut à subir les plus fortes attaques. Le modéré Deusy, soutenu par les vifs applaudissements de plus de la moitié de l’Assemblée, le soumit à la plus vigoureuse critique. Il opposa son système historique des origines féodales à celui du Comité. Selon Deusy, le mot de féodalité recouvrait des institutions très diverses. Il y avait pour ainsi dire trois sources, situées à des profondeurs diverses, des obligations féodales. Il y avait d’abord une survivance de l’esclavage antique manifestée par des droits personnels qui livraient l’homme à l’homme.

Tout ce qui provenait de cette source ancienne de servitude devait être supprimé sans indemnité et l’avait été en effet par la Constituante. Il y avait ensuite des usurpations, comme le droit de justice, de patronage, etc., commises par le seigneur sur la puissance publique, et quand la puissance publique reprenait les pouvoirs usurpés sur elle, elle ne devait aucune indemnité.

Enfin, il y avait des obligations résultant d’un contrat : il y avait des droits féodaux qui représentaient une concession primitive de fonds, et ceux-là, comment pourrait-on les abolir sans toucher à la propriété elle-même aussi sacrée sous cette forme que sous toute autre ?

D’ailleurs Deusy démontrait que les seigneurs avaient usurpé non pas précisément les droits féodaux, mais la propriété même des fonds et il demandait à l’Assemblée si elle aurait l’audace d’abolir les propriétés mêmes. « Si donc il fallait dire avec le Comité que le vice originaire d’un droit en commande impérieusement la destruction lors même que les lois existantes l’ont toujours regardé comme un droit de propriété ; si, dis-je, il fallait adopter ce principe inconstitutionnel et destructeur de toute société, il faudrait pour être conséquent et en faire une juste application d’après les faits, non pas en conclure uniquement l’anéantissement des droits fixes et casuels ; mais il faudrait y joindre en même temps la destruction du droit de propriété sur les héritages, à moins qu’on ne prouvât que ces héritages ne sont pas du nombre de ceux que les seigneurs ont usurpés à l’origine. »


Mort de Levasseur dans l’église des Cordeliers à Avignon
(D’après une estampe du Musée Carnavalet).


« Cette double conséquence est nécessairement indivisible, puisque l’un et l’autre dérivent de la même source. Certes, ce serait un étrange oubli des principes que d’élever une prétention aussi révoltante, et qui mènerait directement à la loi agraire. Je suis convaincu que personne ne sera jamais assez hardi pour en faire la proposition. »

Deusy ajoute que la propriété féodale est en tout cas assurée par la prescription, qu’elle a donné lieu, sous l’autorité des lois, à d’innombrables transactions et contrats et qu’on ne peut l’abolir sans ébranler tout le système social. « Messieurs, croyez-vous que sous le prétexte de rechercher l’origine du droit, en remontant à une époque reculée et ténébreuse, il vous soit permis de détruire aujourd’hui l’effet de tant de contrats sur lesquels repose la fortune d’une foule considérable de citoyens ? Le résultat funeste d’une telle injustice serait de porter le trouble et la désolation dans les familles et d’opérer la ruine totale d’un grand nombre, car je pourrais vous citer plusieurs exemples de différents particuliers, dont toute la part héréditaire a été composée de revenus provenant uniquement des droits fixes et casuels. Oui, Messieurs, votre loyauté me persuade que vous vous empresserez de rejeter une mesure aussi révoltante. J’oserai même dire qu’elle excède vos pouvoirs.

« En effet, dans tous les temps et dans toutes les circonstances, la nation par elle-même ou par ses représentants spécialement délégués a sans doute le droit imprescriptible de changer la forme de son gouvernement, et de détruire toutes les lois politiques qui en règlent les diverses parties, mais ce serait renverser les premiers principes du contrat social que d’étendre ces droits aux lois civiles qui déterminent les propriétés particulières. Car alors, la propriété ne serait qu’illusoire, puisqu’elle dépendrait des révolutions périodiques des empires et l’on sait que la stabilité, la sûreté et la conservation des propriétés est une des bases essentielles de toute société politique. »

L’Assemblée était profondément troublée par cet appel de Deusy au droit supérieur de la propriété, et à vrai dire il était malaisé aux révolutionnaires de la bourgeoisie de lui répondre. Au fond, il n’y avait qu’une réponse valable : « Oui, toute propriété est précaire ; oui, toute propriété est une forme transitoire de l’activité sociale ; mais une forme de propriété ne peut être abolie que parce qu’elle est en contradiction avec les besoins nouveaux de la Société ; la forme féodale de la propriété est surannée aujourd’hui et dangereuse : nous la supprimons ; nos arrière-neveux supprimeront à leur tour les formes de propriété qui nous paraissent légitimes aujourd’hui, si le changement général des conditions sociales rend ces formes de propriété malfaisantes. »

Mais parler ainsi, c’était mettre la propriété bourgeoise dans le devenir, c’était jeter le droit bourgeois dans le courant de l’histoire ; et ils voulaient en faire le roc éternel. Aussi éludaient-ils les objections de Deusy plutôt qu’ils n’y répondaient.

Mailhe est celui qui osa le plus nettement affirmer qu’au fond, c’est dans un intérêt politique, dans l’intérêt de la Révolution que les droits féodaux devaient être abolis sans indemnité. Le 9 juin, trois jours avant le grand discours conservateur de Deusy, il avait essayé de démontrer historiquement « l’usurpation » féodale. Mais enfin il conclut : « Les ci-devant seigneurs se plaindront sans doute, mais de quoi ne se plaignent-ils pas ?

« Vous serez absous par les bénédictions des quatre-vingt-dix-neuf centièmes de la génération et celles des générations futures… La destruction sans indemnité de tous les droits est la pierre qui manque au fondement de la Révolution… Quand la nation aura fait pour ses membres tout ce qui est commandé par la justice, alors ils s’empresseront de faire tout en qui sera commandé par l’intérêt de la patrie ; ils courront au devant de tous les sacrifices pour la liberté, qui déjà est un besoin moral pour les citoyens éclairés, et dont vous aurez fait un besoin physique pour tous les Français. »

Là, nettement, la propriété est subordonnée à la liberté ; et nous voyons poindre ce qui sera la conception sociale de la Convention : la théorie du salut public appliquée à la propriété comme à tout le reste. Mais cela effrayait. Et Louvet, le 12 juin, ne rassura guère l’Assemblée en formulant avec quelque ampleur la théorie.

« Si ces droits qu’on veut conserver et qui sont véritablement comme la pierre d’attente de toutes les prérogatives féodales qui en ont été détachées ne pouvaient pas être bientôt rachetés, qu’arriverait-il, Messieurs ? Ils continueraient de laisser à une classe accoutumée à la domination un ascendant certain sur leurs redevables et cet ascendant ne tarderait pas à porter la corruption dans notre régime électif, dans notre gouvernement représentatif et deviendrait l’écueil infaillible de la Révolution.

« Messieurs, de célèbres écrivains en politique ont dit que, qui avait les terres avait bientôt les hommes, que les citoyens ne pouvaient pas être libres quand leur propriété était asservie…

« Loin de moi sans doute l’idée que les fortunes puissent être ramenées un instant à l’égalité et s’y maintenir ; loin de moi l’idée d’un partage imaginaire dont on parle beaucoup, mais auquel personne ne croit sérieusement, et qu’il ne viendra du moins jamais à la tête d’un homme sensé de proposer ou de consentir ?

« Mais, je parle ici à des législateurs, je parle à des amis de la liberté et de la Révolution, et, à ce titre il peut, je crois, m’être permis de vous supplier Messieurs, de considérer que l’égalité politique et la Constitution n’ont pas d’ennemis plus à craindre que l’excessive inégalité des fortunes, que la première cause peut-être de celle qui s’est établie en France tient au régime féodal… »

Plusieurs députés manifestèrent vivement leurs craintes. Henry, de la Haute-Marne, s’écria le 14 juin : « Pour parvenir à la destruction sans indemnité de ces droits, on a affirmé à cette tribune que l’égalité politique excluait l’inégalité, l’excessivité même des fortunes. Cette idée déprédatrice qui paraîtrait une étincelle sortie de l’anarchique système du partage agraire ; cette idée alarmante pour tous les propriétaires, subversive de tout système social, sera étouffée dans sa naissance.

« Votre justice ne la considérera pour rien, parce qu’elle sait que l’inégalité des fortunes particulières vient de l’inégalité de l’économie individuelle de l’excessivité, de la constance des travaux journaliers, des privations particulières, de l’industrie et des spéculations commerciales qui seraient éteintes par la tyrannie insupportable, impolitique, impossible, du système de l’égalité des fortunes. »

Quel curieux enchaînement ! La bourgeoisie ne peut instituer la souveraineté de la nation et son contrôle sur les affaires publiques sans se heurter aux anciennes classes privilégiées ; elle ne peut les vaincre qu’en les expropriant au moins partiellement et elle ne peut les exproprier sans mettre en cause la propriété elle-même, et voilà que les paroles de Louvet frappent « l’excessivité » des fortunes, de toutes les fortunes ; voilà que dès 1792, la propriété bourgeoise est obligée de se défendre contre la Révolution bourgeoise par les arguments mêmes que plus tard Bastiat opposera aux communistes.

Prouveur, dans la même séance, donne à ses craintes une formule très vigoureuse : « Si une fois on viole le droit de propriété, je voudrais bien qu’on me dise où l’opinion publique s’arrêtera. Rousseau a dit : « L’homme qui le premier fit une palissade autour d’un terrain et dit : « Ceci est à moi ! » fut le premier fondateur des sociétés. » Eh bien ! je dis aussi : « L’homme qui le premier détruirait aujourd’hui les barrières qui constituent les propriétés civiles, serait le destructeur de toute propriété. » Le mot propriété, je dis plus : l’opinion attachée à ce mot, est la voûte de ce grand édifice qui réunit 24 millions d’hommes en corps de nation ; ébranlez cette voûte, l’édifice s’écroule. Il n’y a plus de nation, mais des individus. Je ne pousse pas plus loin cette idée ; chacun peut en tirer les conséquences : elle suffit pour répondre à ce qui a été dit hier sur l’inégalité des fortunes. Pour moi, je sais bien que si j’avais hésité jusqu’ici sur mon opinion, je n’aurais plus eu d’incertitude depuis que l’objection dont je viens de parler a été faite. »

Qu’on remarque bien que, dans la Législative, il n’y a plus de représentants des ordres et, en fait, il n’y a plus de nobles. C’est donc une assemblée exclusivement bourgeoise qui est prise de peur devant les conséquences que pourrait avoir une première atteinte à la propriété, même sous forme féodale. Les intérêts alarmés s’agitaient beaucoup. Tous ceux, nobles ou bourgeois (et ils étaient nombreux), qui possédaient des droits féodaux, multipliaient les brochures, les démarches.

Louvel, dans son discours, trace un curieux tableau de toute cette activité propriétaire : « Je sais. Messieurs, que l’intrigue et l’intérêt personnel qui s’agitent continuellement autour de cette enceinte, n’ont rien négligé pour que cette discussion se présentât d’une manière défavorable à l’opinion que je soutiens : écrits anonymes distribués à plusieurs reprises aux portes de cette salle ; observations injurieuses à votre comité ; lettres sur l’état des finances écrites au président du comité des finances ; pétitions, même à cette barre, tantôt par de prétendus redevables de droits casuels auxquels on a fait demander la conservation de ces droits, tantôt par de soi-disant créanciers des propriétaires des mêmes droits, tout a été mis en usage pour vous inspirer des préventions défavorables contre le projet de décret du comité. »

De même que Siéyès, pour combattre l’abolition des dîmes, avait déclaré qu’elle profiterait surtout aux riches propriétaires, de même les modérés, qui voulaient maintenir les droits féodaux, prétendaient que leur abolition profiterait surtout aux grands domaines grevés de redevances assez lourdes. Gohier répondit à cet argument : « A les entendre, la portion du peuple dont le soulagement doit sans cesse vous occuper, serait la seule qui ne retirerait aucun avantage de la suppression dont il s’agit. Cette suppression ne profiterait qu’aux riches acquéreurs, qu’aux grands propriétaires et, cependant, par une contradiction manifeste, ce sont ensuite les titres de ces riches acquéreurs, de ces grands propriétaires, qu’on oppose à la suppression demandée. Pour combattre le projet du comité féodal, on suppose ainsi tout à la fois, et qu’on enrichit et qu’on dépouille les grands propriétaires, suivant qu’on a dessein ou de faire paraître le projet injuste ou de le rendre indifférent à ceux mêmes qu’il intéresse. Si les droits casuels n’étaient payés que par les propriétaires de terres érigées en fiefs, c’est alors qu’on pourrait dire avec une sorte de raison que la question dont il s’agit est étrangère à cette portion précieuse du peuple qui a pendant trop longtemps supporté, presque seule, le fardeau des contributions de toute espèce. Mais, dans la hiérarchie tyrannique du gouvernement féodal, tout était au contraire disposé de manière qu’un seigneur de fief ne payât pas un seul tribut à son supérieur qu’il ne s’en dédommageât amplement sur ses vassaux : ceux-ci se rejetaient sur les arrière-vassaux, si la terre qu’ils possédaient était elle-même fieffée, en sorte qu’aujourd’hui même, cette chaîne d’oppression ne pèse réellement que sur ceux qui n’en tiennent pas un seul anneau dans leurs mains. »

C’est à la fin de la séance du 14 juin que l’Assemblée passa au vote : la bataille fut très confuse. Un des modérés, Dumolard, proposa un amendement qui aurait sauvé, en partie, la propriété féodale : « Le ci-devant seigneur pourra suppléer à la représentation du titre primitif de concession de fonds par trois reconnaissances énonciatives du dit titre, appuyées d’une possession publique et sans troubles de quarante ans. »

La gauche demanda la question préalable sur cet amendement. Il y eut doute au scrutin et l’appel nominal fut demandé. À l’appel nominal, 273 voix contre 227, déclarèrent qu’il y avait lieu à délibérer sur l’amendement Dumolard. C’était la victoire des modérés. On pouvait présumer, en effet, que la même majorité qui avait écarté la question préalable allait voter au fond l’amendement. Mais les modérés perdirent la victoire par la plus singulière manœuvre. Soit qu’ils fussent lassés par une séance prolongée, soit plutôt qu’ils voulussent rester sur cette première victoire pour se donner le temps de la consolider, ils demandèrent que la séance fût levée. La gauche résista, et les modérés, pour obliger le président à lever la séance, sortirent de la salle, tant était âpre, dans cette assemblée bourgeoise, le souci de défendre, même sous la forme féodale, la propriété !

Mais la gauche ne se laissa pas déconcerter par cette retraite qui allait lui donner la majorité : elle resta en séance. En vain, quelques modérés qui étaient restés à leur place, crièrent-ils : « Ils vont extorquer le décret. » En vain, Hua proteste-t-il contre la mise aux voix : « L’Assemblée vient de décréter, par appel nominal, qu’il y avait lieu à délibérer sur l’amendement de M. Dumolard. J’observe une chose visible à tous les yeux : c’est que la plupart des opinants à l’appel nominal… (Bruit prolongé à gauche), lorsqu’il s’agit de voter au fond, il est présumable que ceux qui ont voté pour qu’il y eût lieu à délibérer auraient voté pour l’admission de l’amendement. Comment se fait-il que maintenant qu’ils sont partis, on veuille obtenir ce décret ? Je dis que dans ce cas, il y aurait une contradiction monstrueuse dans le premier vote et dans la délibération de l’Assemblée. Je demande que la délibération soit continuée demain à 9 heures, à la séance du matin. »

Delacroix répondit avec violence : « Je m’oppose à cette proposition. L’Assemblée a fait une loi contre les fonctionnaires publics qui quittent leurs postes. On réclame ici en faveur des rebelles au décret, qui se sont retirés pour ne pas faire leur devoir. (Applaudissements dans les tribunes.) L’Assemblée n’a pas voulu lever la séance ; il suffit de 200 membres pour délibérer et nous sommes plus de 200. »

L’Assemblée vota, en effet, et elle adopta le décret suivant : « L’Assemblée nationale décrète que tous les droits féodaux qui ne seront pas justifiés être le prix de la concession des fonds par titre primitif, sont supprimés sans indemnité. »

Au moment où fut émis ce vote, le procès-verbal constate que « l’extrémité gauche est remplie et que le reste de la salle est presque vide ». Chose curieuse : la nuit du 4 août, et quoique l’ordre de la noblesse fût représenté à la Constituante, il y eut unanimité pour proclamer en principe l’abolition du régime féodal. Et dans l’Assemblée législative, exclusivement bourgeoise, il y a à peine une majorité pour abolir, en effet, une partie des droits féodaux. C’est que, dans la nuit du 4 août, il s’agissait d’une déclaration de principe et que, le 14 juin 1792, il s’agit de porter un coup sensible à des intérêts réels.

Ce sont les discussions de cet ordre, ce sont les cris d’effroi poussés par une partie de la bourgeoisie modérée qui commencèrent à propager l’idée que la Révolution pourrait bien un jour proposer une loi agraire, le partage égal des terres entre tous les citoyens. Les ennemis de la Révolution tentèrent d’effrayer par là tous les propriétaires, et il est probable que les débats sur la propriété féodale leur fournissaient des arguments. Le 14 juin, Chéron-Labruyère, après le vote du décret qui abolissait sans indemnité les droits féodaux casuels, demanda la parole pour un article additionnel et il dit : « On ne peut se dissimuler que plusieurs propriétés foncières ont été usurpées. Je demande, comme extension du principe décrété, que toutes les propriétés foncières dont les titres primitifs ne pourront pas être reproduits, soient déclarées biens nationaux. » L’Assemblée ne statua pas, effrayée sans doute par les commentaires que provoquerait un tel débat.

Le 17 et le 18 juin, l’Assemblée acheva de voter les articles du projet du comité : les modérés ayant manqué la manœuvre le 14, n’osèrent pas recommencer la résistance. Mais il s’en faut que l’abolition du régime féodal soit encore complète. Il ne s’agit ici que des droits casuels. De nouveaux pas très hardis seront faits après la Révolution du 10 août. Nous retrouverons donc la question féodale, la question paysanne, dans la suite des événements révolutionnaires.

Si je l’ai tout d’abord suivie jusqu’ici, c’est parce que, à défaut des cahiers électoraux, je voulais faire apparaître d’emblée la pensée des paysans. Il est visible que la poussée paysanne se joint à l’agitation des villes et à la terrible logique des événements, pour faire passer le pouvoir révolutionnaire des modérés aux démocrates.