Histoire socialiste/La Convention/La République
LA RÉPUBLIQUE
L’appel nominal constata la présence de 318 députés. Il y avait à peine une semaine que les élections étaient terminées : si l’on songe aux moyens encore lents de communication, c’était un chiffre élevé et qui attestait le zèle, l’élan. La Convention donna bientôt un délai de quinze jours à tous ses membres pour être rendus à leur poste : et elle ne tarda pas à être au complet. C’était une assemblée vaste et profonde, à la fois très vieille et très jeune. Elle était très vieille, car elle portait en elle trois ans de Révolution, c’est-à-dire plusieurs générations d’hommes et de pensées.
En mai 1789, en cette saison lumineuse et tendre de la Révolution naissante, les élus de la nation avaient une sérénité joyeuse ; et une sorte d’innocence se mêlait à la gravité de leurs pensées. Ils savaient bien qu’ils venaient pour une œuvre grande et malaisée : ils pressentaient des résistances et des pièges. Mais, malgré tout, n’était-ce point le roi lui même qui les convoquait ? L’ordre de la noblesse n’avait-il pas en plus d’un point avoué la nécessité des réformes et engagé avec l’ordre du Tiers État des négociations courtoises ? Le clergé aussi, au moins le bas clergé avait eu des paroles émues et fortes
sur la misère du peuple. Ainsi, les Constituants, à cette aube encore fraîche, pouvaient espérer qu’ils développeraient l’ordre nouveau sans trop de commotions et de douleurs. L’illusion fut brève : les élus du peuple se heurtèrent à des résistances sans nombre, ouvertes ou sournoises. Et pourtant, l’Assemblée, obstinée aux transactions, aux combinaisons d’équilibre, avait cru qu’elle laissait enfin à la France une Constitution durable.
Maintenant, une année après, la Constitution de 1791 était à terre : que de choses évanouies ! Que d’hommes tombés au gouffre ! Ce n’étaient pas seulement les représentants des anciens ordres privilégiés, rejetés au néant par la Constituante elle-même, qui ne reparaissaient plus. De la représentation même du Tiers-État, que restait-il ? Tous les modérés, tous les Feuillants, tous les amis du Barnave de Varennes étaient ou suspects ou captifs, désavoués ou frappés par la Révolution. Et à peine soixante-dix ou quatre-vingts députés de la Constituante entraient à la Convention. Les uns, comme Grégoire, comme Barère, comme Robespierre, avaient assez de vigueur ou de souplesse pour se saisir des temps nouveaux ou s’en accommoder ; les autres, obscurs, et possédés malgré eux par le souvenir de leur grande œuvre en partie disparue, arrivaient à la Convention le cœur pesant. Ces triomphateurs superbes des premiers jours ressemblaient à des naufragés recueillis sur un autre navire : malgré leur parti pris de plier au temps, ils suivaient parfois la manœuvre d’un regard chagrin.
Les Girondins aussi, malgré leur apparente puissance, avaient quelque chose de caduc ; et malgré leur éclat un peu factice ils avaient quelque chose de triste. Quand il y a un an à peine ils accouraient à la Législative, ils emplissaient les routes de Bordeaux ou de Marseille à Paris du bruit de leur joie étourdie. Ils étaient la jeunesse éloquente, enthousiaste, insouciante et vaniteuse. Ils allaient étonner le monde, ranimer la marche de la Révolution, dénouer d’une main habile ou trancher par le glaive tous les nœuds où les Constituants s’étaient laissé prendre. Achever la victoire de la Révolution, n’était-ce pas conquérir le pouvoir ? Ainsi leurs espérances révolutionnaires se confondaient dans leurs ambitions impatientes. Et aujourd’hui, une déception secrète était en eux, une inquiétude aussi et un triste pressentiment.
La victoire sur la cour, ils l’avaient remportée : mais avec des alliés qui les effrayaient, par des mains brutales qui peut-être briseraient aussi leur jeunesse et leur rêve. Le pouvoir, ils l’avaient traversé, ils l’avaient occupé de nouveau ; mais il avait suffi de quelques hommes obscurs de la Commune de Paris pour leur en arracher les lambeaux, pour leur en corrompre toutes les joies.
Le peuple qu’ils croyaient avoir servi, et même, si je puis dire, illustré par leurs services, s’était, à Paris, détourné d’eux, et ils avaient connu l’impopularité dans la victoire. Prompts à s’abattre comme à s’exalter, ils méditaient en une sorte de romantisme débile sur l’étrangeté de leur destinée, sur la vanité de la vie, décevante comme un songe. Dès lors une ombre ineffaçable était sur eux, et une mélancolie mortelle. En vain ils s’agitent, dénoncent, accusent, multiplient les motions : on sent en eux je ne sais quoi de lassé et de factice : c’est l’arbre mordu à la racine qui s’épuise en frondaisons maladives et surabondantes.
Robespierre, lui, n’était pas épuisé, ni mélancolique, ni las. D’un esprit acéré et d’un regard profond, il cherchait à travers la complication des choses sa route et celle de la Révolution.
Mais s’il n’était pas vieilli par la fatigue, il l’était par la haine : il pouvait compter son âge aux couches de haine qui s’étaient successivement déposées dans son cœur. Contre Mirabeau, contre Duport, contre Barnave, contre Lafayette, contre ceux qui l’éclipsaient ou le raillaient, contre ceux aussi qui méconnaissaient sa foi profonde en la démocratie, il avait lutté ; puis d’autres s’étaient levés qu’il avait encore fallu combattre, qu’il avait encore fallu haïr. Et sur la Convention nouvelle, il semblait que ces Girondins détestés avaient de fortes prises : serait-il condamné encore à renouveler sa haine, pour l’étendre à toute l’Assemblée dont la Révolution et la France attendaient le salut ?
Ainsi, comme un sombre lac de montagne où ont roulé bien des débris, la Convention était d’emblée comme un vaste abîme obscur où, à des profondeurs diverses, remuaient des choses du passé.
Et pourtant, en cette grande assemblée, si vieille à sa naissance par les passions et les souvenirs, éclataient une jeunesse extraordinaire et une admirable force virile. Deux grandes choses renouvelaient les cœurs : l’intensité du drame et sa clarté. Il ne s’agissait plus de biaiser, de combiner des ruses. Le roi était captif : qu’en fallait-il faire ? Question tragique. La royauté était à bas : quel édifice construire sur le sol bouleversé ? Question impérieuse.
La guerre s’étendait, s’amplifiait. Comment la soutenir ? Et quel terme, quel but lui assigner ? Question de vie ou de mort. Au foyer de ces problèmes l’âme de la Convention brûlait. Malheur aux imprudents ! Mais aussi, dès le premier jour, malheur aux tièdes !
Danton comprit d’emblée que pour pouvoir s’engager à fond dans la carrière de la République et de la guerre révolutionnaire, il fallait d’abord rassurer et unir les esprits. Les prédications de Momoro et des autres avaient effrayé les possédants, petits et grands. Danton veut dissiper leurs craintes. Les polémiques forcenées de la Gironde avaient persuadé à plusieurs qu’en effet, Danton, Marat, Robespierre, prétendaient à la dictature : qu’on en finisse avec cette légende du triumvirat ! La France commençait à redouter le despotisme de Paris : qu’il soit bien entendu que toute loi ne sera loi que par la ratification du peuple entier, par le consentement formel de la France ! Il monta à la tribune le 21 septembre :
« Avant d’exprimer mon opinion sur le premier acte que doit faire l’Assemblée nationale, qu’il me soit permis de résigner dans son sein les fonctions qui m’avaient été déléguées par l’Assemblée législative. Je les ai reçues au bruit du canon, dont les citoyens de la capitale foudroyèrent le despotisme. Maintenant que la jonction des armées est faite, et que la jonction des représentants du peuple est opérée, je ne dois plus reconnaître mes fonctions premières ; je ne suis plus mandataire du peuple et c’est en cette qualité que je vais parler.
« On vous a proposé des serments : il faut, en effet, qu’en entrant dans la vaste carrière que vous avez à parcourir vous appreniez au peuple, par une déclaration solennelle, quels sont les sentiments et les principes qui présideront à vos travaux. Il ne peut exister de Constitution que celle qui sera textuellement, nominativement acceptée par la majorité des assemblées primaires. Voilà ce que vous devez déclarer au peuple. Les vains fantômes de dictature, les idées extravagantes de triumvirat, toutes ces absurdités inventées pour effrayer le peuple disparaissent alors, puisque rien ne sera constitutionnel que ce qui aura été accepté par le peuple. Après cette déclaration nous en devons faire une autre qui n’est pas moins importante pour la liberté et pour la tranquillité publique. Jusqu’ici on a excité le peuple parce qu’il fallait lui donner l’éveil contre les tyrans. Maintenant il faut que les lois soient aussi terribles contre ceux qui y porteraient atteinte, que le peuple l’a été en foudroyant la tyrannie ; il faut qu’elles punissent tous les coupables pour que le peuple n’ait rien à désirer. (Applaudissements.) On a paru croire, d’excellents citoyens ont pu présumer que des amis ardents de la liberté pouvaient nuire à l’ordre social en exagérant leurs principes ; eh bien ! abjurons ici toute exagération ; déclarons que toutes les propriétés territoriales, individuelles et industrielles, seront éternellement maintenues et que les contributions publiques continueront à être perçues. (Applaudissements unanimes.) Souvenons-nous ensuite que nous avons tout à revoir, tout à recréer ; que la Déclaration des Droits elle-même n’est pas sans tache, et qu’elle doit passer à la révision d’un peuple vraiment libre. (Double salve d’applaudissements.)
« Posez aujourd’hui, en représentants dignes du peuple, posez ces grandes bases, et après les avoir posées, levez votre séance ; vous aurez assez fait pour le peuple. » (Nouveaux applaudissements.)
C’était un admirable programme d’action et d’union, d’élan et d’ordre : organiser une justice révolutionnaire pour ôter tout prétexte aux mouvements spontanés et violents du peuple, frapper les ennemis de la Révolution, mais assurer l’obéissance de tous à la loi, dissiper par la consultation du peuple entier les « fantômes » de dictature : c’était laisser à la Révolution et au peuple toute leur force, en la réglant.
Danton se proposait aussi à coup sûr de désarmer, d’apaiser la Gironde. Si elle était de bonne foi, si elle redoutait vraiment une anarchie générale, et dans cette anarchie la dictature de Paris, toutes les paroles, toutes les propositions de Danton étaient calculées pour la rassurer. C’était un des prétendus « triumvirs » qui demandait que la volonté générale de la France fût toujours active et souveraine. C’était un des prétendus « désorganisateurs » qui voulait faire rentrer dans la loi les forces révolutionnaires débordées. C’était le fomentateur de pillage et d’anarchie qui demandait que toutes les propriétés, sans distinction, fussent respectées et protégées. Ici, Danton tient à se dégager personnellement, et à dégager la Révolution tout entière des propos de Momoro. Momoro était son ami : il avait signé, à côté de lui, la fameuse délibération de la section du théâtre Français ; et c’est certainement Danton qui l’avait compris sur la liste des émissaires du pouvoir exécutif.
Danton ne voulait pas d’équivoque, et il répudia formellement la loi agraire. C’est à Momoro qu’il répond de façon directe lorsqu’il affirme que toutes les propriétés, territoriales aussi bien qu’industrielles, doivent être éternellement sauvegardées. Il enlevait donc ainsi à la Gironde toute raison de craindre, tout prétexte de dénoncer à la France effrayée les agitateurs et les « anarchistes » de Paris. Et cet appel indirect mais pressant à la Gironde, Danton le lui adressait sans blesser personne ; il qualifiait simplement les motions téméraires d’exagération du patriotisme.
La Convention, à l’unanimité absolue, ratifia les propositions de Danton. « La Convention nationale déclare : 1o Qu’il ne peut y avoir de Constitution que celle qui est acceptée par le peuple ; 2o Que les personnes et les propriétés sont sous la sauvegarde de la nation. »
Ici, il y a des socialistes qui s’écrient : Voilà bien le caractère bourgeois de la Révolution ! Voilà bien son esprit de classe ! À peine est-elle réunie en pleine tourmente intérieure et extérieure, à quoi pense-t-elle ? À quoi pense Danton, son inspirateur le plus véhément ? À défendre la propriété, à la proclamer éternelle. Avant même d’abolir la royauté, avant même d’appeler tous les citoyens contre l’envahisseur, qui n’a pas encore commencé son mouvement de retraite, c’est la bourgeoisie possédante que l’on rassure : c’est la sacro-sainte propriété qu’on élève au-dessus des murmures du peuple affamé, au-dessus des vicissitudes de l’histoire, au-dessus des temps et des flots. C’est là le premier acte, la première partie de la Convention ; c’est le fond de son urne qui se découvre dès le premier jour. Grands bourgeois peut-être, mais bourgeois.
Mais qui donc a soutenu le contraire ? Quel est le socialiste, s’il est fidèle à la méthode historique, qui reprochera à la Convention de n’avoir pas proclamé l’idéal communiste et prolétarien, avant que les conditions économiques et intellectuelles en fussent réalisées ? Qui lui reprochera de n’avoir pas égaré la Convention à la suite des pensées si incertaines et même si rétrogrades de Momoro ?
Le devoir des conventionnels était de défendre, de sauver la société nouvelle qui s’affirmait par la Révolution : ce n’était pas d’anticiper sur une Révolution nouvelle dont nul à cette heure n’avait la formule, et qu’aucune classe n’était prête à porter. À cette date, toute menace à la propriété était réactionnaire : elle ne pouvait que servir les ennemis de la Révolution, sans ouvrir un ordre nouveau. Il ne s’agissait point d’une transformation communiste de la propriété, mais de je ne sais quel partage incohérent ou quel pillage anarchique et grossier.
Non, la Convention, en mettant la propriété sous la protection de la nation, ne faisait point acte d’égoïsme bourgeois. Une classe n’est égoïste que lorsqu’elle s’oppose, dans son intérêt étroit, à l’avènement d’une forme sociale nouvelle, préparée par le mouvement des choses et par le travail des esprits. Mais quand, en dehors des formes de propriétés constituées et qui se dégagent à peine de la servitude féodale et de l’arbitraire royal, il n’y a rien, rien que le désordre stérile et l’anarchie contre-révolutionnaire, une classe qui s’oppose à ces atteintes désordonnées ne fait pas œuvre égoïste : elle fait œuvre historique et universelle. Elle ne se sauve point seulement elle-même : elle sauve toute la nation nouvelle, toute l’humanité nouvelle, et en préservant la terre de la Révolution, elle préserve les germes débiles des Révolutions nouvelles qui y tressaillent obscurément. Lorsque des socialistes accusent ou maltraitent la Convention, quand ils la rabaissent à n’être qu’une Assemblée de classe, ils abusent contre elle de son œuvre même qui a permis l’éclosion du socialisme moderne. Marx était plus juste pour elle, et il la glorifiait.
C’était donc bien au centre de la Révolution et de la vie que se plaçait Danton. C’était bien au centre même de l’action qu’il voulait rallier toutes les volontés, tous les esprits. Cette fois encore il s’efforçait de prévenir les déchirements funestes, et d’emporter dans un large mouvement les passions qui se heurtaient. Toujours il marquait, avec une sûreté admirable, le point où toutes les énergies nationales pouvaient et devaient s’unir.
Baudot, le grand conventionnel, dont Quinet tout jeune aimait le visage triste et doux, et qui a laissé sur les hommes et les choses de la Révolution des notes d’un intérêt exceptionnel, Baudot a dit de Danton qu’il était « un souverain révolutionnaire » et non pas un usurpateur. Il entendait par là qu’il gouvernait les esprits par de grands et nobles moyens, non par des procédés astucieux ou obliques, et que le secret de sa force était d’agir plus hardiment et plus nettement que les autres dans le sens des grands intérêts communs. Jamais il n’exerça plus noblement cette souveraineté révolutionnaire que le jour où, après avoir donné tout son cœur, toute son énergie à la défense du sol envahi, il traçait à la Convention, en lui remettant ses pouvoirs ministériels inconciliables avec son mandat de député, ce large plan de concorde, de sagesse et de vigueur.
Mais voici que Collot d’Herbois se lève et en quelques mots demande à l’Assemblée de remplir, sans perdre une minute, le vœu national : de décréter l’abolition de la royauté. Ce ne sera pas empiéter sur la volonté nationale : ce sera la consacrer. Ce ne sera pas attenter au droit des assemblées primaires : ce sera seulement en devancer l’exercice.
« Qu’est il besoin de discuter, s’écrie Grégoire, quand tout le monde est d’accord ? Les rois sont dans l’ordre moral ce que les monstres sont dans l’ordre physique. Les cours sont l’atelier du crime, le foyer de la corruption et la tanière des tyrans. L’histoire des rois est le martyrologe des nations ! »
L’Assemblée couvrait d’applaudissements cette philosophie un peu sommaire, cette pensée de combat. Dans la crise suprême de la lutte, les Révolutions n’ont pas le temps d’être justes et de classer les titres historiques de l’institution qui va tuer si elle ne meurt.
À l’unanimité, la royauté est abolie : de l’Assemblée, des tribunes, s’élèvent de longs cris de : « Vive la Nation ! » C’était la veille, à Valmy, le cri des soldats révolutionnaires. Précisément, des volontaires, avant de quitter Paris, demandaient à prêter serment devant la Convention. « Pendant que vous défendrez la liberté par la force de vos armes, leur dit le président, la Convention la défendra par la force des lois. La royauté est abolie… » Ainsi toutes les émotions se liaient, toutes les forces se continuaient, et les soldats emportaient, comme une arme de plus, le décret du législateur.
Le lendemain 22, à la demande de Billaud-Varenne, la Convention décida qu’à compter de la veille les actes publics, au lieu de dater de l’an IV de la liberté, porteraient la date de l’an premier de la République. C’est sous cette forme que la République fut proclamée et que son nom fut inscrit officiellement dans la Révolution. C’était une sublime nouveauté dans l’histoire du monde.
Il y avait eu des républiques aristocratiques ou fondées sur le travail des esclaves, sur toute une hiérarchie de la conquête. Il y avait eu des républiques barbares, courtes associations militaires où le courage suscitait et désignait les chefs. Il y avait de petites républiques oligarchiques, comme celle des cantons suisses. Il y avait la république des exilés, des proscrits, celle que, sur le sol vierge de l’Amérique, où il n’y avait aucune racine de monarchie, formèrent les descendants des puritains. Mais qu’un grand et vaste peuple, policé et riche, chargé de dix siècles d’histoire, qui avait grandi avec la monarchie et qui, hier encore, la jugeait nécessaire même à la Révolution, que ce peuple où il n’y avait pas d’esclaves, où il n’y avait plus de serfs et où, depuis le Dix-Août, tous les citoyens étaient égaux, s’élevât à la République, et qu’il devînt vraiment, tout entier, dans tous ses éléments, un peuple de rois, voilà en effet la grande nouveauté et la grande audace.
Les révolutionnaires en avaient la conscience très nette. Eux que l’on a si souvent et si sottement accusés d’être des écoliers et des rhéteurs fascinés par les souvenirs de l’antiquité mal comprise et égarés par elle, ils savaient très bien et ils disaient que leur œuvre n’avait pas de précédent dans l’histoire et qu’aucune leçon du passé ne leur suffirait à conduire l’expérience nouvelle. Dès le lendemain, dans le numéro du 22 au 29 septembre, le journal Les Révolutions de Paris traduit avec netteté et avec force la pensée commune :
« Tout en respectant les mœurs de la belle antiquité, tout en admirant les chefs-d’œuvre qu’elle nous a laissés dans les beaux-arts, Athènes, Sparte et Rome, quant à leur législation, n’ont rien à nous offrir capable de nous servir de règle ou de préservatif. De ce que les républiques anciennes ont fait en politique, nous ne pouvons rien conclure parce que nous n’avons rien à faire. Toutes les circonstances ont change, et à beaucoup d’égard nous pouvons voir du même œil les républiques contemporaines.
« Nous sommes les premiers et les seuls qui donnons à la nôtre, pour bases, les saintes lois de l’égalité, en cela d’un avis différent de la charte anglaise qui admet un roi, une noblesse et deux chambres, haute et basse. Les premiers et les seuls, nous gardons un gouvernement tout fraternel. Puissions-nous avoir des rivaux ! mais à coup sûr nous n’avons point de modèle : nous n’imitons personne. Rome naissante demanda des lois à la Grèce, laquelle avait elle-même tout emprunté à la vieille Égypte. Nous prenons une tout autre marche ; c’est la nature seule que nous consultons ; nous remontons aux droits imprescriptibles de l’homme, pour en déduire ceux du citoyen. »
Ainsi, pour cette République toute neuve, il faudra que la nation se fasse une âme toute neuve, une âme de liberté, d’égalité et de lumière. Tous les conventionnels, quelle que fût leur origine, eurent comme un tressaillement à la grande nouveauté qui sortait d’eux. Certes elle était comme l’accomplissement de ce qui, depuis trois années, se développait. Quand les Constituants avaient formulé les Droits de l’homme et du citoyen, quand ils avaient affirmé la souveraineté de la nation, quand ils avaient dit que la loi était l’expression de la volonté générale ; ils avaient, par là même, condamné et éliminé d’avance tout ce qui serait contraire à la souveraineté de la nation et à l’exercice de sa volonté. Et dans la logique profonde des choses, c’est de ce jour-là que datait la République. Mais l’esprit de l’homme se dérobe volontiers à la pure logique de la pensée. Même en ses jours de hardiesse, il ne va pas jusqu’au bout de ses principes ; ou il n’en voit pas les conséquences extrêmes, ou bien, parce qu’elles l’éloigneraient trop de ses habitudes et de la forme présente des choses, il espère qu’il n’y sera point entraîné. Il est d’ailleurs autorisé et encouragé à ces transactions par l’histoire humaine, qui est une série de compromis, une perpétuelle violation de la logique abstraite. Or, voici que pour les Constituants entrés à la Convention cette conséquence extrême apparaissait ; tout le décor de la royauté constitutionnelle qui leur masquait depuis trois ans les perspectives infinies et troublantes, tombait soudain ; et toute leur pensée se révélait enfin à eux-mêmes, en une immensité qu’ils n’avaient point prévue ou dont leur esprit effrayé s’était détourné jusque-là. Être ainsi dépassé par soi-même, et voir son œuvre grandir plus haut que soi, c’est une des fortes émotions de la conscience humaine. Les Girondins aussi étaient émus ; ils étaient plus familiers avec l’idée de République et leur esprit avait joué avec cette hypothèse. Mais ils s’étaient accoutumés aux combinaisons, aux ajournements ; ils avaient été les ministres de la royauté, et ils s’étaient parfois accommodés, au fond de leur pensée, de l’idée d’une République à enseigne royale, ouverte surtout aux plus brillants des hommes d’État, aux plus diserts des orateurs, à une « élite » républicaine. Et voici que la République était devant eux, soudain réelle, immense, portant en elle toute la force rude du peuple enfin éveillé. Pour eux aussi c’était un contact émouvant.
Robespierre, plus démocrate jusque-là que républicain, et qui abritait volontiers le vaisseau de la Révolution dans la rade de l’ancienne monarchie, était maintenant, avec toute la nation, entraîné au large ; la démocratie s’agrandissait, se déroulait ; quelles tempêtes et quels naufrages réservait cet océan ? Et comment, sur cette grande étendue découverte, couler les fortunes rivales qui faisaient voile avec la sienne ?
Mais surtout, pour tous et pour les nouveaux venus comme pour ceux qui avaient déjà lutté, c’était l’impression tragique de l’irréparable rupture avec le passé. C’était la lutte à outrance contre tout le vieux monde au dedans et au dehors. C’était une nouveauté sublime et menacée qui, par sa hardiesse même, déclarait tacitement la guerre à toute servitude et à toute forme incertaine et incomplète de la liberté. C’était une affirmation glorieuse et c’était un défi. Que d’efforts ne faudrait-il pas déployer, pour soutenir la noble gageure ! Et que de périls assumer ! Les cœurs montaient, et comme le dit en une grande image un écrivain de ce temps (Révolutions de Paris, septembre 1792), pour l’œuvre herculéenne pressentie par tous, les muscles mêmes se tendaient :
« Un célèbre antiquaire disait que toutes les fois qu’il passait devant la statue d’Hercule il se trouvait grandi de plusieurs pieds. Tous ses membres se raidissaient ; son pas devenait plus grave, plus sûr, sa voix plus mâle, le mouvement de toutes ses artères plus sensible. Voilà de quelle trempe doivent être nos législateurs. »
Baudot, bien des années après, au fond de la défaite et de l’exil, définissait en quelques paroles impersonnelles le Conventionnel intrépide : « Il a osé marcher sur la crête de la Montagne sans que sa tête ait tourné. » C’est à l’affirmation de la République que commence la ligne de faîte hasardeuse. Combien dont la tête tournera ! Combien dont le pied glissera ! Combien aussi, que la haine violente ou sournoise précipitera dans l’abîme ! Mais un moment, par la commune sublimité de l’affirmation républicaine, ils sont tous « sur la crête de la Montagne », réconciliés peut-être avec les autres et avec eux-mêmes par l’ampleur d’une émotion inconnue, et découvrant au loin la nation vaillante et troublée, l’humanité incertaine, esclave ou hostile, un immense horizon splendide et âpre, un champ presque illimité d’espérance et d’épreuve, de liberté et de combat, qu’une aube violente et douce illumine et qu’à larges ombres coupe la mort.
Les Conventionnels, pour traduire ces impressions grandioses, étaient inépuisables d’images. Cambon a noté merveilleusement la disparition brusque de tout ce qui était factice, obscur, équivoque, la soudaine et éblouissante entrée du jour. Bien des années après, et dans l’ombre même de la défaite et de l’exil, c’est par une grande irruption de lumière qu’il caractérisait la Convention :
« La Révolution, voici ce que j’en sais : l’Assemblée constituante avait allumé un grand flambeau à côté d’un saint, dans un temple ; la lueur du flambeau faisait voir tous les défauts du saint. À l’Assemblée législative, nous avons renversé le saint. À la Convention nationale il n’est resté bribe ni du saint ni du flambeau, mais nous avons cassé toutes les vitres du temple et le peuple a vu clair de toutes parts, le jour est entré partout. »
Ce sont d’abord des nouvelles heureuses qui arrivèrent à la Convention. L’armée prussienne, arrêtée devant Valmy, hésita un instant et s’affaissa sur elle-même.
Au contraire, Dumouriez et ses soldats étaient pleins d’ardeur et d’élan, Dumouriez ne pouvait savoir toute la profondeur du coup qu’il venait de porter à Valmy ; mais il savait que si l’ennemi se risquait à aller sur Paris, ce serait d’une marche incertaine et d’un esprit découragé. Lui, resté un peu en arrière et à droite, le presserait, l’acculerait vers Paris comme vers un abîme. C’est le plan tracé par Vergniaud. Dumouriez, le 21, communiquait à Servan ses espérances :
« Hier, 20, après une attaque de 8 heures, sur le corps du général Kellermann, campé sur les hauteurs de Valmy, les Prussiens, après avoir beaucoup perdu, ont continué leur marche par ma gauche ; ils sont suivis de la colonne des Hessois et des émigrés, qui passeront devant moi aujourd’hui ; je vais les serrer de près et suivre leurs mouvements, avec l’armée entière qui est très animée. Je ne resterai pas longtemps dans la position que j’occupe, je suivrai les ennemis dans leur marche, si elle est dirigée sur Reims, je les serrerai de près. »
Brunswick sentit le danger ; et il ouvrit des négociations ; mais avec quelle incertitude et quelle maladresse ! Il était trop éclairé pour ne pas comprendre la grandeur et la puissance de la Révolution qu’il combattait. Il aurait donc dû se borner à demander des assurances pour la vie du roi Louis XVI. Mais il était entraîné à les demander aussi pour son pouvoir. Il dit à l’adjudant général Thouvenot, qui négociait l’échange des prisonniers :
« Nos nations ne sont pas faites pour être ennemies ; n’y aurait-il pas quelque moyen de nous arranger à l’amiable ? Nous sommes dans votre pays ; il est désolé par les malheurs inévitables de la guerre. Nous savons que nous n’avons pas le droit d’empêcher une nation de se donner des lois, de tracer son régime intérieur, le sort du roi seul nous occupe ; que deviendra-t-il ? Qu’on nous donne sur lui des assurances, qu’on lui assigne une place dans le nouvel ordre des choses, sous une dénomination quelconque, et S. M. le roi de Prusse rentrera dans ses États et deviendra votre allié. »
Quelles contradictions puériles et quelle lassitude ! Comme il est visible que le général prussien, en poussant la guerre, s’acquitte d’une corvée ! Et quelle obsession étrange de vouloir garantir à Louis XVI, dans le nouvel ordre des choses, une situation quelconque ! C’est le désarroi d’un esprit flottant entre sa consigne, le faux point d’honneur monarchique et le sentiment vif et triste de la réalité.
Dumouriez saisit avec empressement ces ouvertures. Il tenait à négocier pour deux raisons. D’abord il savait que l’armée prussienne, travaillée par la dysenterie, fondait tous les jours et qu’à traîner un peu les pourparlers il aurait raison de ce qui lui restait de force. Ensuite, il était convaincu que l’alliance de la Prusse et de l’Autriche contre la France était artificielle, que la Prusse dégagée par l’insuccès même de sa tentative militaire de toute obligation envers la royauté française, se rapprocherait de la France. Alors la maison d’Autriche serait écrasée et Dumouriez réaliserait par la Révolution ce que toute une école de diplomatie avait rêvé sous la monarchie. Il se hâta d’adresser au roi de Prusse un mémoire où il le caressait, l’animait contre l’Autriche, le rassurait contre toute idée de propagande révolutionnaire dans ses États :
« Il faut nécessairement regarder la France comme une République puisque la nation entière a déclaré l’abolition de la monarchie. Cette République, il faut la reconnaître ou la combattre. Les puissances armées contre la France n’avaient aucun droit de s’immiscer dans les débats de la nation assemblée sur la forme de son gouvernement. Aucune puissance n’a le droit d’imposer des lois à une aussi grande nation. Aussi ont-elles pris le parti de déployer le droit du plus fort. Mais qu’en est-il résulté ? La nation ne fait que s’irriter davantage ; elle oppose la force à la force, et certainement les avantages qu’ont obtenus les nombreuses troupes du roi de Prusse et de ses alliés sont très peu conséquents. La résistance qu’il rencontre et qui se multiplie à mesure qu’il avance est trop grande pour ne pas lui prouver que la conquête de la France, qu’on lui a présentée comme très aisée, est absolument impossible…
« Les Prussiens aiment la royauté parce que depuis le grand électeur ils ont eu de bons rois, et que celui qui les conduit est sans doute digne de leur amour. Les Français ont aboli la royauté, parce que depuis l’immortel Henri IV, ils n’ont cessé d’avoir des rois faibles, ou orgueilleux, ou lâches, ou gouvernés par des maîtresses, des confesseurs, des ministres ignorants et insolents, des courtisans vils ou brigands qui ont affligé de toutes les calamités le plus bel empire de l’univers. — Est-il possible que contre les règles de la vraie politique, de la justice éternelle et de l’humanité, le roi de Prusse consente à être l’exécuteur des volontés de la perfide cour de Vienne ; sacrifie sa brave armée et ses trésors à l’ambition de cette Cour ? — Il est temps qu’une explication franche et pure termine nos discussions ou les confirme et nous fasse connaître nos vrais ennemis. Nous les combattrons avec courage, nous sommes sur notre sol, nous avons à venger les excès commis dans nos campagnes, et il faut bien se persuader que la guerre contre des républicains fiers de leur liberté est une guerre sanglante qui ne peut finir que par la destruction des oppresseurs ou des opprimés.
« Cette terrible réflexion doit agiter le cœur d’un roi humain et juste. Il doit juger que, bien loin de protéger par les armes le sort de Louis XVI et de sa famille, plus il restera notre ennemi, plus il aggravera leurs calamités. »
Par quelle aberration le duc de Brunswick, qui avait ouvert lui-même les pourparlers, répondit-il à la note conciliante de Dumouriez par un manifeste insolent où de nouveau il sommait la nation française de ménager le roi, et où il insistait pour que la dignité royale en France fût rétablie sans délai dans la personne de Louis XVI et de ses successeurs ? Le duc de Brunswick avait-il eu peur soudain de s’être engagé trop avant, et d’avoir trahi sa faiblesse ? Ou bien interpréta-t-il l’empressement de Dumouriez à lui répondre, le ton conciliant de son mémoire, comme un signe de lassitude et de crainte ? Il semble bien que l’espérance soit un moment revenue aux envahisseurs. Fersen faisait sans doute écho à des bruits qui lui venaient de l’entourage de Brunswick lorsque, le 28 septembre, il écrivait de Bruxelles au baron de Breteuil : « S’il est vrai, comme on nous l’a dit hier, que Dumouriez ait demandé à capituler, c’est le moment de lui parler et de faire ses conditions. » Dans son journal, à la date du 28, Fersen note cette rumeur : « Un officier civil autrichien mande au comte de Metternich, par estafette du 25, qu’un courrier prussien a dit que Dumouriez était enveloppé, qu’il avait demandé à capituler et à se retirer avec ses troupes, en abandonnant ses canons, ses bagages et ses tentes ; que le duc avait demandé toutes les armes sans distinction. »
Évidemment, c’était un grossissement fantastique des illusions que se faisait l’entourage immédiat du duc de Brunswick. Mais il est permis de conjecturer que ces bruits étrangement optimistes ne se seraient point répandus si dans l’armée prussienne on n’avait un moment interprété l’attitude de Dumouriez au moins comme une marque d’hésitation et d’embarras. Aussi quand il répondit fièrement et brutalement, après le manifeste de Brunswick, que toute conversation était désormais impossible, c’est encore le poids d’une déception qui s’ajouta à tous les mécomptes sous lesquels pliait l’esprit du général prussien. Le duc de Brunswick put même se figurer que Dumouriez l’avait joué et que par de feintes négociations il avait immobilisé sous la pluie l’armée qui se décomposait. Le général prussien fut ainsi conduit à douter de lui-même comme de tout le reste ; et il n’avait plus qu’une énergie morale diminuée quand s’imposa à lui la question décisive : Allait-il encore s’enfoncer vers Paris dans les plaines boueuses de la Champagne, ou battrait-il en retraite ? De tout le poids de sa lassitude, c’est vers la retraite qu’il inclina. Il ne se sentait plus la force de porter les responsabilités. Or, c’était une responsabilité redoutable d’aller ainsi vers Paris grondant, avec une armée malade et amoindrie, sous la surveillance et la menace de l’armée révolutionnaire en qui s’exaltait le sentiment de la force.
De plus, quel résultat pouvait-on attendre de cette campagne imprudente et presque désespérée ? Il ne fallait pas songer à déraciner la Révolution qui était déjà entrée dans le sol et dans les cœurs à des profondeurs qu’aucune violence ne pouvait atteindre. Pourrait-on du moins sauver Louis XVI ? Oui, si l’on réussissait à entrer dans Paris… et si, avant d’y entrer, on n’apprenait point que le peuple soulevé avait supprimé le roi. Avant même que le duc eût donné le signal de la retraite, l’armée d’invasion se sentait toute vacillante, toute tremblante au vent d’automne. Fersen note dans son journal, le 1er octobre, les tristes pressentiments dont les cœurs étaient pénétrés.
« Plusieurs lettres arrivées des émigrés et du vicomte de Caraman, du 24, à sa femme, mandent que Dumouriez est dans un poste inattaquable, que le temps est affreux, que les armées manquent de tout. On démolit les maisons pour se chauffer. Il a fallu prendre le grain dans les granges. Ce qui se fait prouve qu’il y a peu d’ordre, qu’une grande partie a été perdue, et des villages entiers consumés, ce qui fait grand tort aux maisons. Ce pays n’offre plus que le spectacle de la dévastation et d’un désert. Le tableau qu’en fait le vicomte de Caraman et de la misère des habitants est affreux ; il raconte avoir vu, dans un village tout en feu, un vieillard avec sa femme assis devant leur maison tout en feu, contemplant dans un morne silence la destruction de tout ce qu’ils possédaient ; leur chien était couché près d’eux, poussant des hurlements affreux.
« La lettre de Vauban à sa femme fait un tableau affreux de la misère des émigrés ; vivant depuis dix jours à bivouac, sans tentes, sans équipages, affligés de la dysenterie, sans secours et sans moyen de la soulager, manquant absolument de vivres, il avait mangé sa dernière livre de pain et ne savait plus où en trouver. Ces deux lettres ont l’air de douter du succès de l’entreprise et disent : Dieu seul sait comment cela finira. Le vicomte parle d’une canonnade qui a duré quatre heures par cent pièces de canon de part et d’autre (c’est Valmy) ; l’artillerie française dans les retranchements était servie à merveille et a tué beaucoup de monde. »
Comme le châtiment a été prompt de la fatuité et de la sauvagerie ! Ces étourdis, qui s’imaginaient n’avoir qu’à paraître pour dissiper les bandes fuyardes de la Révolution, étaient tout penauds d’apprendre qu’elle avait des boulets qui portaient juste et qui faisaient mal. Ces furieux qui avaient poussé l’envahisseur à la violence et au meurtre, et qui avaient toléré les pillages, s’étaient ainsi affamés eux-mêmes ; et la désolation répandue par eux revenait à leur âme lassée. Dans l’état pitoyable de leurs nerfs, ils étaient troublés, eux les fanfarons et les implacables, par les aboiements lugubres d’un pauvre chien qui hurlait misère. Qui sait si de Brunswick n’entendit pas cette voix d’abandon et de détresse ? En tout cas, de ces émigrés si arrogants naguère il ne lui venait pas beaucoup de réconfort.
Mais voici que les craintes s’aggravent et que les pronostics sinistres se multiplient. Fersen note le 3 octobre dans son journal : « Un courrier autrichien, officier, parti le 28 (septembre) au soir, de l’armée, dit que la suspension avait duré quatre jours, qu’au bout de ce temps Dumouriez n’avait pas parlé de capituler ; qu’on ignorait quel parti prendrait le duc de Brunswick ; que la position de Dumouriez est inattaquable ; que les vivres sont très difficiles ; qu’à son départ, l’ordre était donné de renvoyer tous les équipages et qu’on croyait que le duc attaquerait de tous les côtés en même temps. » Nuées incertaines et flottantes où s’enveloppent d’abord les grands désastres. Seul, de Breteuil, l’éternel niais, n’est effleuré encore d’aucun pressentiment. — Le 3, mercredi ; lettre du baron de Breteuil du 28 : « Mande du 25 au soir, qu’il attendait à tout moment des nouvelles de la capitulation (de Dumouriez) » — Ô subtil défenseur de la monarchie !
Enfin, voici la grande nouvelle triste, qu’on pressentait sans se résoudre à y croire : « Le soir, à minuit, un courrier de lord Elgin apporta la nouvelle que, le 1er octobre, l’armée prussienne et autrichienne s’était retirée sur Grandpré, et, on disait, de là à Verdun. C’est un officier ; il dit que l’armée est abîmée par les fatigues, le manque de tout et les maladies ; que ne voyant arriver aucun de leurs convois, la peur d’être entouré commençait à se répandre ; que les Français faisaient bonne contenance ; qu’ils ne cessaient de faire des batteries ; qu’on avait tiré beaucoup sur eux sans qu’ils eussent répondu, ni cessé de travailler ; que les sentinelles s’étaient moquées des Prussiens quand ils sont partis ; que les habitants sont détestables, qu’ils ne donnent rien, même les paysans, aux voyageurs. »
Et de Verdun, le 2 octobre, Breteuil qui commence à comprendre, écrit à Fersen : « Vous savez et partagez tous les malheurs que la marche rétrograde des armées cumule sur nous dans le moment où nous croyions avoir tout à espérer. »
De Sainte-Menehould, « le 1er octobre 1792, l’an Ier de la République », Dumouriez adresse au ministre de la guerre qui la transmet à la Convention, une lettre qui est un cri de triomphe : « Enfin, mon cher Servan, ce que j’ai calculé, arrangé et prédit dans toutes mes lettres est arrivé. Les Prussiens sont en pleine retraite. Le brave Beurnonville, qu’on a baptisé l’Ajax français, leur a pris, depuis deux jours, plus de 400 hommes, plus de 50 chariots et plus de 200 chevaux.
« D’après tous les rapports des prisonniers et des déserteurs, cette armée est épuisée par la famine, la fatigue, le flux de sang. L’ennemi décampe toutes les nuits, ne fait qu’une ou deux lieues pour couvrir ses bagages et sa grosse artillerie. Je viens de renforcer Beurnonville, qui a plus de 20,000 hommes, et qui ne les lâchera pas qu’il n’ait achevé de les exterminer. Dès aujourd’hui, je me joins à lui de ma personne pour finir cette affaire. »
Les commissaires de la Convention à l’armée : Carra, Sillery, Prieur, exaltèrent Dumouriez dans leur rapport ; ils dégagèrent le sens des opérations :
« Le général Dumouriez, par les savantes manœuvres qu’il a faites et les positions qu’il a prises, fait une campagne qui fera époque dans les annales de la France.
« On aura peine à croire qu’il ait osé faire une retraite avec 17,000 hommes contre une armée de 80,000 hommes, prendre une position aussi avantageuse pour la tenir en échec, opérer sa jonction avec les différents corps qui venaient le secourir… Il a su maintenir les ennemis dans le pays de la France peut-être le plus aride, et les obliger enfin de se retirer honteusement du pays avec une armée diminuée au moins d’un tiers par les maladies et les prisonniers. »
Je note ici une curieuse allusion à Jeanne d’Arc :
« Nous terminerons cette lettre, écrivent les commissaires, en vous parlant de deux jeunes héroïnes qui sont ici, les citoyennes Fernig ; ces deux jeunes enfants, aussi modestes que courageuses, sont sans cesse aux avant-gardes et dans les postes les plus périlleux. Au milieu de l’armée, composée de jeunes citoyens, elles y sont respectées et honorées… Il n’échappera pas à la Convention nationale que, sous le règne de Charles VII, une fille célèbre contribua à replacer ce roi sur le trône. Nous en avons maintenant deux qui combattent pour nous délivrer des tyrans qui nous ont opprimés tant de siècles. »
On dirait que la peur de paraître céder au préjugé monarchique les empêche de rendre pleine justice à « la fille célèbre » qui ne sauva la patrie qu’en assurant un roi sur son trône. Et pourtant ils sentent bien que seule la grandeur d’un mouvement national a pu alors, comme aujourd’hui, susciter l’héroïsme des jeunes filles, et on devine que la sublimité même de la Révolution qui détruit le passé aidera bientôt l’esprit humain à le comprendre.
Dans leur mouvement de retraite, les Prussiens et Autrichiens durent abandonner Verdun, Longwy, qui furent réoccupés par les soldats de la Révolution. Les émigrés exaspérés, au lieu de s’accuser eux-mêmes, accusaient le duc de Brunswick : « C’est un homme dans la boue », écrit lâchement de Breteuil.
Mais Dumouriez, sûr maintenant du succès en ce point, ne voulait pas s’attarder à la poursuite. Il en avait chargé ses lieutenants, et lui-même, dès le 11 octobre, accourut à Paris, sans doute pour jouir de sa victoire, pour mesurer sa popularité et savoir jusqu’où il pouvait aller, mais surtout, pour préparer une campagne nouvelle, l’invasion de la Belgique.
Accueilli le 12 à la Convention par les applaudissements les plus vifs, il y tient un langage fier, spirituel et habile, rendant justice à tous, aux fournisseurs comme aux soldats, louant la discipline de ceux-ci comme leur vaillance, et, dans l’éloge, enveloppant le conseil. Mais c’est surtout par une sorte de gaieté héroïque que Dumouriez comprenait bien les soldats de la France révolutionnaire et communiquait avec eux. Cet homme étrange excellait à transposer dans le mode révolutionnaire les souvenirs brillants de l’ancien régime : « Jamais, dit-il, je n’ai vu les soldats murmurer : les chants et la joie auraient fait prendre ce camp terrible pour un de ces camps de plaisance où le luxe des rois rassemblait autrefois des automates enrégimentés, pour l’amusement de leurs maîtresses ou de leurs enfants. »
Aux Jacobins fut pour ainsi dire scellée l’alliance de Dumouriez et de Danton. C’est à la séance du 16 octobre, que Danton lui-même présidait : « Citoyens, frères et amis, dit le général, vous avez commencé une grande époque ; vous avez déchiré l’ancienne histoire de France, qui n’offrait que le tableau du despotisme : une nouvelle ère date de cette Révolution qui a électrisé nos armées, qui nous a donné le courage nécessaire pour repousser des forces supérieures. Nous ne sommes point fatigués : les peines, la misère, la faim ne nous épouvantent pas ; nous sommes plus courageux que jamais, nous rendons aux despotes ce qu’ils ont voulu nous donner. D’ici à la fin du mois, j’espère avoir soixante mille hommes pour attaquer les rois et sauver les peuples de la tyrannie. »
Et Danton l’adopta publiquement par ces fortes paroles :
« Lorsque La Fayette, lorsque ce vil eunuque de la Révolution prit la fuite, vous servîtes déjà bien la République en ne désespérant pas de son salut ; vous ralliâtes nos frères ; vous avez depuis conservé avec habileté cette station qui a ruiné l’ennemi, et vous avez bien mérité de votre patrie. Une plus belle carrière encore vous est ouverte. Que la pique du peuple brise le sceptre des rois, et que les couronnes tombent devant ce bonnet rouge dont la République vous a honoré. Revenez ensuite parmi nous, et votre nom figurera dans les plus belles pages de notre histoire. »
Quel était, à cette heure, le lien de Dumouriez et de Danton ? C’est d’abord la communauté d’épreuve et de gloire : tous les deux, l’un au centre du gouvernement, l’autre dans les armées, ils avaient porté le péril de la patrie. Tous les deux ils triomphaient avec elle.
Mais il y avait entre eux une entente plus subtile. Tous les deux, quoique avec des origines toutes différentes et des tempéraments contraires, ils excellaient à combiner le grand sens populaire avec la finesse diplomatique. Dumouriez avait des plans très mesurés et très nets. Comme nous l’avons vu, il voulait isoler la Maison d’Autriche. Il ne voulait donc ni pousser la Prusse à bout, ni généraliser la guerre et livrer l’assaut à tous les trônes au nom de la Révolution.
L’Autriche vaincue, la Prusse immobilisée par un traité de paix, la République ne courait plus aucun danger, elle était peu à peu reconnue officiellement par tous les gouvernements et tous les peuples. Et son seul exemple suffisait, sans violence, sans guerre, à propager partout l’idée de liberté, à encourager les aspirations populaires et les partis de réformes. Ces pensées nettes, précises et sages, Dumouriez espérait les réaliser par la force de la Révolution, et il espérait les faire accepter de la Révolution en abondant toujours dans son langage et dans le sens général des événements révolutionnaires.
Danton, né en pleine Révolution et toujours en contact avec la force populaire, suivait en sens inverse le même chemin que Dumouriez et allait à sa rencontre. Il comprenait que la Révolution se perdrait, s’épuiserait en une lutte formidable, si elle ne limitait point elle-même ses entraînements, si elle prétendait, en un coup, renouveler le monde.
Ainsi, tandis que le diplomate Dumouriez cherchait dans les énergies révolutionnaires le moyen de réaliser ses conceptions habiles, le révolutionnaire Danton cherchait à tempérer, par la prudence d’une diplomatie avisé, le mouvement spontané et débordant de la Révolution. Il avait dès lors la même vue que Dumouriez : écraser l’Autriche en l’isolant, désarmer les rancunes de la Prusse, assurer la paix de l’Europe, obtenir la reconnaissance officielle et universelle de la République française, et, dans le calme de la liberté certaine, développer les forces tranquilles de la démocratie.
Mais entre les deux hommes, maintenant rapprochés par une œuvre commune de courage, de patriotisme et de sagesse, il y a un abîme. Baudot a écrit des Girondins « qu’ils n’acceptaient la République que sous bénéfice d’inventaire », c’est-à-dire à condition qu’elle ménageât leur influence et leurs intérêts. Et pour beaucoup d’entre eux le mot est injuste ; mais on peut dire de Dumouriez qu’il n’acceptait la Révolution que « sous bénéfice d’inventaire », tout prêt à la trahir si elle ne servait pas ses calculs d’ambition. Danton, au contraire, appartenait à la Révolution tout entier et jusqu’à la mort.
Le premier effet de la victoire de Dumouriez sur les Prussiens et les Autrichiens, et aussi de l’invasion annoncée en Belgique, fut de décourager et d’effrayer les Autrichiens qui assiégeaient Lille. Ils en avaient ravagé les environs, notamment, comme le note une correspondance du Patriote français, « le gros village de Roubaix ». Et du 29 septembre au 7 octobre, plus de 60,000 boulets tombèrent sur la ville investie, tuant plus de 2,000 habitants, incendiant de vastes quartiers. La population fut héroïque : elle courait après les boulets pour les coiffer du bonnet rouge. Le gouverneur Ruault signifia au duc de Saxe-Teschen qu’il ferait sauter toute la ville plutôt que de la rendre. Le 7 octobre, le siège fut levé.
En Belgique, les succès de Dumouriez furent foudroyants. Le 1er novembre, il adresse une proclamation « à la brave nation belge ». Il lui rappelle les efforts qu’elle a déjà faits pour conquérir la liberté, pour secouer le joug du despotisme autrichien :
« Belges, nous sommes frères : vous avez donné trop de preuves de votre impatience pour secouer le joug, pour que nous ayons à craindre d’être obligés de vous traiter en ennemis. »
Le 6 novembre, à Jemmapes, aux environs de Mons, il frappa un coup décisif et éblouissant. Cette fois, ce n’est plus comme à Valmy une glorieuse défensive, ce n’est plus seulement l’héroïque constance sous le canon de l’ennemi. C’est l’offensive hardie, c’est l’assaut livré à des lignes de redoutes échelonnées sur de formidables hauteurs ; c’est un grand combat corps à corps où tout soldat donna de sa personne. Il y a dans le rapport de Dumouriez à la Convention une merveilleuse allégresse :
« L’armée des Autrichiens était composée, selon les calculs les plus modérés, de 20,000 hommes, dont 3,500 de cavalerie, d’autres la portent à 28,000 hommes ; nous n’avions pas plus de 30,000 combattants. La position des Autrichiens était formidable ; leur droite, appuyée au village de Jemmapes, formait une équerre avec leur front et leur gauche, qui était appuyée à la chaussée de Valenciennes. Ils étaient placés dans toute cette longueur sur une montagne boisée où s’élevaient en amphithéâtre trois étages de redoutes, garnies de 20 pièces de grosse artillerie, d’au moins autant d’obusiers et de 3 pièces de canons de campagne par bataillon ; ce qui représentait une artillerie de près de 100 pièces à feu. Nous en avions autant, mais l’élévation de leurs batteries leur donnait un grand avantage, si nous persévérions à vouloir terminer l’affaire à coups de canon. Déjà depuis longtemps les troupes, si confiantes en leur valeur, m’avaient témoigné le désir le plus vif de se mesurer de près avec les ennemis. Je partageais cette confiance, parce que dans tous les mouvements que je leur avais fait faire sous le feu de l’ennemi, je les avais vues manœuvrer et marcher comme à l’exercice. Dans les trois précédentes journées, j’avais admiré moi-même leur précision à exécuter les manœuvres et les déploiements que je leur ordonnais.
«… À midi précis, toute l’infanterie se mit en un clin d’œil en colonne de bataillon et se porta avec la plus grande rapidité et la plus grande allégresse, vers les retranchements de l’ennemi. Pas une tête de colonne ne resta en arrière ; le premier étage de redoutes fut d’abord emporté avec la plus grande vivacité ; mais bientôt, les obstacles se multipliant, le centre courut des dangers, et je vis de la cavalerie prête à entrer dans la plaine pour charger les colonnes par leur flanc. J’y envoyai le lieutenant-général Égalité (le fils du duc d’Orléans, le futur Louis-Philippe) qui, par sa valeur froide, rallia très vite les colonnes, et les mena au second étage des redoutes.
«… Je ralliai très vite la cavalerie de Beurnonville et elle chargea dans l’instant même, avec la plus grande vigueur, la cavalerie ennemie qui gagnait déjà notre flanc droit. Pendant ce ralliement, cette cavalerie voulut enfoncer le premier bataillon de Paris, qui la reçut avec la plus grande vigueur et lui tua 60 hommes d’une décharge. Dans l’intervalle de ce combat de la droite, notre gauche avait emporté le village de Jemmapes ; notre centre avait enlevé les secondes redoutes ; il fallut donner un nouveau combat sur la hauteur ; mais il fut moins long et moins vif, les Autrichiens étaient entièrement consternés de la valeur de nos troupes. À deux heures ils firent leur retraite dans le plus grand désordre. Nos troupes occupaient alors tout le terrain des ennemis, jonché de morts et de blessés, des deux parts. Sa perte était considérable, et sa consternation si grande qu’il traversa, mais sans s’arrêter…
« Les troupes qui avaient déjà bivouaqué depuis trois jours, qui n’avaient pas pu faire la soupe le jour de cette terrible bataille, montraient toujours la même ardeur, et me demandaient avec instance de marcher à Mons et de l’escalader… »
Dans sa lettre à la Convention, Dumouriez dit : « Tous les corps de l’armée ont donné ; tous les individus ont combattu personnellement. »
Ce qui fait visiblement la puissance et l’élan de cette armée, c’est que les forces de tradition et les forces de Révolution sont merveilleusement fondues en elle. Quand je parle des forces de tradition, je ne parle pas des troupes de caserne. La caserne a toujours affaibli les hommes. De Guibert, dans ses livres de tactique, constate que la caserne débilitait et viciait les soldats de la monarchie. Dans ses mémoires, Gouvion Saint-Cyr déclare expressément que les premières armées de la Révolution se composaient de deux éléments bien différents : des troupes de ligne « affaiblies au moral et au physique par le séjour prolongé de la caserne » et des volontaires vaillants et alertes. Mais ce qui est vrai, c’est qu’il y avait à côté des chefs élus des bataillons des volontaires, d’excellents officiers de ligne expérimentés. Ce qui est vrai, c’est que depuis la Révolution la vie même de caserne avait été transformée ; les soldats n’avaient pas été tenus à l’écart de la vie civile et nationale. Ils avaient fraternisé avec les citoyens ; eux-mêmes étaient devenus des citoyens, et ils avaient été ainsi comme renouvelés en leur âme. Ils étaient tout prêts, sur le champ de bataille, à de merveilleuses harmonies d’enthousiasme avec les volontaires qui portaient en eux toutes les voix de la Révolution. L’émigration de beaucoup d’officiers nobles, le départ de La Fayette n’avaient laissé subsister des cadres de l’ancienne armée que ce qui s’adaptait au mouvement révolutionnaire. Surtout l’artillerie était admirable, à la fois patriote et savante. À la fin de l’ancien régime, dans la décadence des institutions militaires, elle avait seule grandi, par la science, par l’étude, par un libre esprit moderne. Elle se sentait d’accord avec les sciences, qui partout grandissaient, et avec le libre examen qui multipliait les découvertes dans l’ordre militaire comme dans l’ordre industriel. Et elle était toute prête à défendre la Révolution.
Ainsi la science du XVIIIe siècle ajoutait sa force, dans les armées révolutionnaires, à l’élan des soldats citoyens ; elles étaient le peuple en mouvement ; elles étaient aussi, si je puis dire, l’Encyclopédie armée. Grande leçon pour les démocraties républicaines qui cherchent un type nouveau d’organisation militaire ! Ce n’est pas dans la routine malfaisante et anémiante de la caserne qu’elles prépareront des soldats. Ce n’est pas non plus en abaissant le niveau scientifique des chefs, qu’elles s’assureront leur fidélité ; l’homogénéité morale et la haute science, voilà les deux grandes forces de l’institution militaire dans une démocratie.
La victoire de Jemmapes transporta la Convention. C’était, sur ses premiers jours, un rayonnement de gloire et de liberté. Elle hésita un moment à instituer une grande fête. La liberté avait vaincu ; mais des hommes étaient morts.
« Laissons aux rois de l’Europe, s’écria Barère, à célébrer des fêtes quand ils ont inondé la terre de sang. Dans les Républiques anciennes les batailles étaient des jeux funèbres ; et non pas des fêtes brillantes… Quoi ! des milliers d’hommes ont péri. Car les Autrichiens sont des hommes… Il n’y a que les rois qui ne sont pas des hommes… Je demande un simple monument funèbre. » Mais Vergniaud, en sa grande imagination sereine, fit évanouir les ombres de la mort. La victoire de la liberté, c’était la victoire de la vie ; c’était la résurrection des peuples ; et ceux qui tombaient pour cette œuvre de vie pouvaient redire l’audacieuse parole : Ô mort, où est ton aiguillon ?
« Chantez donc, s’écria-t-il, chantez une victoire qui sera celle de l’humanité. Il a péri des hommes, mais c’est pour qu’il n’en périsse plus. Je le jure, au nom de la fraternité universelle que vous allez établir, chacun de vos combats sera un pas vers la paix, l’humanité et le bonheur des peuples. »
La Convention, libérée des scrupules tristes et élevée au-dessus de la mort même, décréta une grande fête nationale. Comme en ces jours d’été splendide où l’universel rayonnement de lumière semble exclure la possibilité même de la souffrance et de la nuit, toute pensée triste était absorbée maintenant une splendeur de liberté et de gloire. La lumière antique avait eu parfois cette sérénité ; elle n’avait jamais eu cette vie de flamme, cette expansion ardente au delà de l’horizon étroit de la cité, sur toute l’étendue de la race humaine.
C’est sans résistance que Mons ouvrit ses portes le 8 novembre. En mettant les mains sur les clefs de la cité, Dumouriez dit aux magistrats : « Nous venons comme frères et amis. » C’est aux cris de : « Vive la République ! vive la liberté ! » que l’armée fut accueillie dans la ville, et immédiatement la province du Hainaut, dont Mons était la capitale, s’organisa démocratiquement. Elle nomma, au scrutin du peuple entier, 30 magistrats, une sorte de directoire directement élu par le suffrage universel. Le 12 novembre Charleroi était occupé par le général Valence ; le 14, Dumouriez entrait triomphalement à Bruxelles.
« Hier, écrivit-il le 14 au Président de la Convention, je me suis présenté devant Bruxelles, avec mon avant-garde. Les Autrichiens m’ont disputé les hauteurs d’Anderlecht. Je n’ai pas voulu exposer mes braves camarades à répandre un sang inutile, la nuit arrivant ; j’ai bivouaqué, et le matin j’ai été reçu dans Bruxelles, comme libérateur de la nation. (Vifs applaudissements.) L’armée de la République est plus animée que jamais ; on peut lui donner pour épigraphe : Vires acquirit eundo. (Vifs applaudissements.) »
Enfin, en quelques semaines, Liège, Gand, Anvers, Namur furent occupés. Ce n’était guère plus qu’une promenade triomphale. Mais peut-être entre la France révolutionnaire et la Belgique libérée y avait-il un malentendu. Aux yeux de la France, c’était surtout, si je puis dire, une libération révolutionnaire ; aux yeux de la Belgique, c’était surtout une libération nationale. Pleine de sympathie pour les Français qui chassaient l’Autrichien, la nation belge entendait surtout user de son indépendance reconquise pour garder ou restaurer ses vieilles coutumes. L’Église, les corporations bourgeoises y étaient puissantes ; et c’est sur un étang aux eaux un peu lourdes que passait le souffle de la Révolution. Il agitait la surface et rebroussait les flots ; il ne remuait pas les profondeurs. La fuite précipitée des gouvernants autrichiens, c’était la fuite de l’étranger : ce n’était pas la fuite du passé. Hérault de Séchelles, président de la Convention, disait au courrier qui apportait la nouvelle de l’entrée de Dumouriez à Bruxelles :
« Citoyen, ce qui doit frapper le peuple français, ce n’est plus de marcher de victoire en victoire ; il y est accoutumé ; ce n’est pas la prise d’une ville ou d’un pays, c’est le mouvement révolutionnaire imprimé dans l’Europe, dans l’univers, et qui ne laisse plus de terme aux conquêtes de la liberté. »
Or, au même moment, Fersen, non sans exactitude, comme le démontreront bientôt les événements, note les impressions mêlées du pays. Il écrit, d’Aix-la-Chapelle où il s’était réfugié, au baron de Taube, le 19 novembre : « Vous étiez déjà au désespoir, mon cher ami, de la retraite du duc de Brunswick ; eh bien, vous le serez encore plus lorsque vous saurez que les Autrichiens se sont crus obligés d’abandonner les Pays-Bas, à l’approche de Dumouriez, et d’un tas de bandits, de voleurs et de rebelles. Cela fait horreur à penser, surtout lorsque l’on sait que c’est à la faiblesse, à l’imbécillité et au manque d’énergie du gouvernement et du duc Albert qui commandait l’armée qu’on doit ce malheur ; car les troupes sont excellentes, elles ont fait des prodiges de valeur, mais elles ont été mal conduites. Les Wallons se sont bien battus et sont restés fidèles jusqu’au moment où ils ont vu qu’on abandonnait Bruxelles et tout le pays ; alors seulement la majeure partie a quitté, mais la peur a saisi tout le monde ; tous n’ont pensé qu’à se sauver et ont tout abandonné ; ni armes, ni magasin, rien n’a été emporté, et on a tout laissé entre les mains des Français. Le pays même n’était pas mauvais ; il n’y a pas eu un seul mouvement de révolte dans le pays, et celui très petit à Anvers a été étouffé par les bourgeois eux-mêmes ; personne, si ce n’est la canaille, ne désirait les Français ; ils voient trop les malheurs des individus en France pour vouloir leur être assimilés, mais le gouvernement a fui lâchement et a tout abandonné, cela fait horreur. »
Dans une lettre du même jour au duc de Sudermanie, régent de Suède, il précise : « Depuis cette époque (depuis Jemmapes), la terreur panique s’est emparée de tout le monde. L’archiduchesse et le gouvernement ont fui précipitamment de Bruxelles, comme si l’ennemi avait été aux portes de la ville, emportant tout ce qu’il y avait de plus précieux et abandonnant le reste ; et l’armée n’est restée en avant de Bruxelles que pour assurer cette fuite qu’on aurait pu éviter en terminant plus tôt les différends avec les États de Flandre, dont les prétentions n’étaient pas très injustes, car ils demandaient seulement le maintien de la joyeuse entrée qui avait été garantie au moment où les Autrichiens ont fait la conquête du pays en 1790. Par cet acte, les conseillers du Brabant sont inamovibles, et ces États demandaient que les cinq conseillers qui ont été renvoyés par l’Empereur et qui sont l’objet de la discussion, fussent jugés ou punis s’ils étaient coupables, ou rétablis dans leurs places, s’ils étaient innocents. Par cette condescendance du gouvernement, tous les différends étaient terminés, et l’Empereur aurait trouvé dans le pays des soldats et de l’argent, assez pour le conserver, car les démocrates brabançons ne désiraient pas le régime français ; ils en voient de trop près les inconvénients et les malheurs pour ne les pas craindre ; mais l’entêtement a été extrême de part et d’autre, il a été funeste à la maison d’Autriche, et pourra, si on n’étouffe le mal, le devenir à l’Europe. »
Mais ce fond défiant, réservé, sourdement hostile, que perçoit Fersen, ne se manifestait pas encore. Dumouriez et la Convention pouvaient croire à une victoire solide de la Révolution.
Et quelle débâcle de ses ennemis ! Quelle fuite précipitée et honteuse des représentants de la maison d’Autriche ! Quelle course du diplomate Metternich s’effarant jusqu’à Dusseldorf, et comme il se rappellera éternellement ce galop de fuite devant la Révolution victorieuse ! Mais surtout quel lamentable défilé des émigrés affolés ! Ils avaient déserté la France, et la France s’agrandissait soudain pour les englober : où se réfugieraient-ils ? La Révolution qu’ils s’étaient flatté de sécher en quelques jours débordait maintenant sur eux, et comme le fleuve soulevé que peint magnifiquement Homère, dévorait derrière eux la poussière fuyante de leurs pieds.
« C’était, écrit Fersen, une foule de voitures et d’équipages le long du chemin, et jamais coup d’œil ne fut plus effrayant ; ces malheureux émigrés français à pied et en charrettes le long du chemin, ayant à peine de quoi manger ; des femmes comme il faut, à pied, avec leurs femmes de chambre ou seules portant un petit paquet sous le bras, ou leur enfant. À Maestricht nous eûmes mille peines à trouver à nous mettre à couvert ; il y avait plus de onze mille âmes arrivées en trois jours. »
Et ailleurs, sur les frontières de Lorraine, sur les bords du Rhin, c’était le même défilé lamentable, la même fuite éperdue. Il semblait à ce moment qu’il n’y eût plus d’abri sous le ciel pour quiconque avait renié la Révolution ; c’était vraiment une commotion du globe. Et la Convention pouvait se croire invincible, lançant à la fois la foudre de ses armées et la foudre de ses paroles. Les mots de liberté de ses présidents retentissaient au loin, s’ajoutant au bruit du canon. Elle avait conscience de cette force multiple et une. Trente-six années après, quand, seul, vaincu, exilé, oublié, Baudot écrivait ses notes immortelles, il traduisait avec une force admirable cette plénitude de puissance et d’action ; et toutes les forces qui avaient suivi lui semblaient à côté de celle-là incomplètes et débiles.
« La Convention nationale avait l’action oratoire, civile et militaire, ce qui lui donnait une force au-dessus de tous les gouvernements de l’Europe. C’était une dictature complète, tout autrement puissante que le despotisme. Les despotes sont obligés de se cacher dans l’ombre pour faire agir la force soit civile, soit militaire ; l’éloquence qui remue le cœur du peuple n’est pour rien dans leurs mesures ; s’ils veulent faire quelques proclamations, elles sont si entortillées que la masse n’y comprend rien, tout au plus peuvent-ils parler à une passion. La Convention pouvait parler à toutes.
« Metternich parlera de la gloire de l’antique Germanie, Mahmoud de la religion de Mahomet, de l’étendard du prophète. Ces sentiments peuvent être généreux ; mais ils s’arrêtent et se croisent sur la route avant d’arriver au cœur.
« Nous avions donc la tribune, c’est-à-dire le pouvoir de l’éloquence et les baïonnettes au bout. »
Au moment où Vergniaud répondait aux messagers de Jemmapes en magnifiques accents et où son éloquence, comme un éclair qui s’allumerait à un autre éclair, s’enflammait à la victoire, les Conventionnels sentaient sans doute se former en leur âme ce plein orgueil qui, à travers les événements et les désastres, survit en Baudot.
En Savoie ce n’est pas, comme en Belgique, avec des démonstrations mêlées de réserve et d’inquiétude, c’est à plein cœur que l’armée de la Révolution fut accueillie. Dès le 21 septembre, le général Montesquiou, suspect à la Convention à cause de ses relations politiques avec La Fayette, se hâtait vers le cœur de la Savoie, pour désarmer le soupçon. Le 25 il était à Chambéry où il était reçu avec des transports de joie : « La marche de mon armée est un triomphe ; le peuple des campagnes, celui des villes accourent au devant de nous ; la cocarde tricolore est arborée partout ; les applaudissements, les cris de joie accompagnent tous nos pas ; une députation de Chambéry m’est venue trouver avant-hier au château des Marches ; hier matin j’en suis parti avec 100 chevaux, 8 compagnies de grenadiers et 4 pièces de canon pour me rendre dans cette ville. La municipalité m’attendait à la porte en habit de cérémonie pour m’en remettre les clefs. Le chef de la municipalité m’a exprimé les sentiments de respect et d’attachement du peuple de Savoie pour la nation française et, au nom de cette nation généreuse, j’ai promis protection, paix et liberté au peuple de Savoie. (Vifs applaudissements.) Je me suis rendu à la maison commune ; j’ai reçu les hommages que les citoyens s’empressaient de rendre à la nation, et toute la troupe a été invitée à un grand festin qui lui était préparé. »
La Savoie, depuis que grandissait la Révolution, inclinait de plus en plus vers la France. Elle était exploitée par le Piémont, qui l’obligeait à nourrir une partie de ses troupes, qui lui envoyait et lui imposait des fonctionnaires, qui réglementait dans un esprit étroit et jaloux son industrie. La domination des nobles y était détestée ; leurs privilèges, leur refus de se soumettre à la loi commune de l’impôt étaient particulièrement odieux dans un pays pauvre. Les biens d’Église, les biens des ordres de Saint-Maurice et de Malte étaient vastes ; et les paysans, la bourgeoisie étaient resserrés. Aller à la France, dont ils parlaient la langue, c’était pour les Savoisiens s’affranchir de l’exploitation, donner à leur industrie libérée de toute entrave un plein essor, assurer à leurs minerais un débouché dans les usines de la vallée de l’Isère et du Rhône ; c’était enfin se délivrer de l’oppression et de l’exploitation des nobles, du parasitisme épuisant des prêtres et des moines. Il semblait à la Savoie qu’elle allait en quelques jours parcourir sans fatigue, sans secousse, le chemin de trois années que la France républicaine avait suivi à travers les épreuves et les orages. Il lui semblait qu’en associant sa liberté à la liberté de la grande France, elle la mettrait à l’abri contre tout retour offensif des étrangers et des despotes. C’est avec une grande dignité et une grande sagesse que la Savoie prépara sa réunion à la France. Elle voulut éviter toute apparence de contrainte. Elle attendit pour délibérer que tous les soldats français fussent sortis de Savoie, allant vers Genève.
Alors, dans les 655 communes, le peuple fut assemblé ; chaque commune nomma un député ; et ces 655 délégués se réunirent à Chambéry, dans l’église paroissiale, le 22 octobre, un mois après la proclamation de la République française. L’Assemblée constate d’abord que la presque totalité des communes ont donné mandat à leurs délégués de voter la réunion à la France. D’emblée les députés abolissent la royauté aux cris de : « A bas les ducs de Savoie ! A bas la maison prétendue royale de Savoie ! » Au-dessus du fauteuil du président était l’image du Christ, toute entourée d’un drapeau tricolore et d’instruments d’agriculture. L’Évangile épuré de despotisme, la liberté, le travail : c’est sous ce triple rayon que le peuple de Savoie veut naître à la vie française. L’Assemblée se proclame Assemblée nationale ; et c’est dans sa souveraineté qu’elle harmonise d’avance les institutions de la Savoie à celles de la France. Elle ne veut pas offrir à la France un pays serf et demander la liberté. Elle veut réunir à la France libre une Savoie libre et c’est la Savoie elle-même qui accomplit à son tour sa Révolution. Elle arrive d’emblée aux conclusions dernières de la Révolution française.
Certes, ce sont des bourgeois, et même des légistes bourgeois, qui sont les chefs de l’Assemblée et les directeurs du mouvement. Le Comité de législation chargé de presque tout le travail est exclusivement composé « d’hommes de loi », de « notaires », et « d’avoués ». Mais ce n’est pas par une législation restrictive, analogue à celle de l’Assemblée constituante française, que débute l’Assemblée savoisienne. Pas de loi du marc d’argent ; pas de distinction entre citoyens actifs et citoyens passifs. C’est le suffrage universel et populaire qui est à la source de toute institution, c’est en pleine démocratie que s’engage tout d’abord l’Assemblée de Savoie. Elle abolit, les droits féodaux et les dîmes, nationalise tous les biens d’Église de tout ordre et saisit les biens des émigrés, les domaines des nobles et des « grands propriétaires » qui ont depuis le commencement d’août, aux approches redoutées de la Révolution française, quitté le pays. Ainsi délivrée de toutes les entraves du passé, la Savoie offre sa liberté à la liberté de la France. L’Assemblée termina ses travaux par une noble et fière adresse à la Convention :
« Vous nous avez laissés les maîtres de nous donner des lois, nous avons agi. La nation savoisienne, après avoir proclamé la déchéance de Victor-Amédée et de sa postérité, la proscription éternelle des despotes couronnés, s’est déclarée libre et souveraine. C’est du sein de cette Assemblée qu’est émis le vœu unanime d’être réuni à la République française, non par une simple alliance, mais par une union indissoluble, en formant partie intégrante de l’Empire français.
« Législateurs, ce n’est point une Assemblée d’esclaves tremblants à l’aspect des fers qu’ils viennent de quitter, qui vous supplie de la prendre sous votre protection ; c’est un souverain admirateur de votre gloire, demandant à en faire réfléchir sur lui quelques rayons. » Malgré tout il y a, en ce langage grandiose, comme une nuance d’adulation. Pour l’âme débile des hommes toute grande force, même la force de la liberté armée, devient bientôt une sorte d’idole. Mais quelle puissance et quelle noblesse d’émotion, et quelle ardente fusion de la liberté et de la gloire !
Sur le Rhin les succès furent bien plus superficiels ; mais ils éblouirent un moment par leur rapidité. Depuis le 21 septembre, un double ressort jetait les troupes en avant. D’abord l’invasion des Prussiens et des Autrichiens avait été arrêtée, et cette retraite de l’ennemi permettait à nos soldats de prendre partout l’offensive. Puis, la Convention était réunie, et on sentait en elle une force d’élan et de volonté qui se communiquait aux armées mêmes. C’est Biron, le courtisan brillant et aventureux connu sous le nom de Lauzun, qui commandait l’armée du Rhin. Sa bonne humeur et son courage l’avaient fait aimer des soldats de la Révolution ; mais il était nonchalant et peu porté aux vifs enthousiasmes. Peut-être aussi savait-il que sous le silence de la grande Allemagne immobile s’accumulaient les forces de résistance. Il laissa à son lieutenant Custine la responsabilité de l’offensive. Custine était un vieil officier noble de la guerre de Sept ans. Il avait un furieux désir de se produire, de jouer un rôle. Il se jeta en avant, et dès le 30 septembre, il emportait la ville de Spire, après un vif combat des rues.
« Mon bonheur est extrême d’avoir vu triompher dans ce jour la cause de la liberté, mais ce qui l’a infiniment accru, c’est d’avoir pu diriger et calmer la fureur du soldat. Quel bonheur pour moi de pouvoir dire que dans une ville emportée de vive force, et fusillée dans toutes les rues, il ne s’est pas commis une seule action dont on ait à rougir ! »
Il y eut cependant le lendemain quelques pillages, mais que Custine réprima vigoureusement. Il ne cessa dès lors d’envoyer à la Convention des lettres triomphales où tout était calculé pour le faire valoir. Il n’y avait point dans sa correspondance la spirituelle fierté et la réserve de Dumouriez, mais un empressement un peu lourd, un étalage un peu factice de sentiments révolutionnaires. Worms ne tarda pas à ouvrir ses portes, le 4 octobre. Des cris de : « Vive la Nation ! » accueillirent nos soldats. Mais pourtant un esprit pénétrant eût pressenti les difficultés prochaines.
Malgré la vigilance des généraux les soldats se laissaient souvent emporter par l’instinct de brutalité et de pillage, et l’on vérifiait la forte parole de Robespierre : qu’il est dangereux de porter aux peuples les Droits de l’Homme au bout des baïonnettes. De plus, le système des contributions forcées commençait à fonctionner. Custine désirant ménager les ressources de la Convention, levait sur les villes prises par lui des impôts de guerre ; c’était, disait-il, pour les punir ou mieux pour punir leurs dirigeants de l’accueil fait aux émigrés. Et seuls, les dirigeants, seuls les magistrats devaient porter le poids de l’impôt ; mais comment Custine pouvait-il s’assurer qu’ils ne le faisaient pas retomber sur le peuple ? De Worms, par exemple, l’armée emportait « une contribution de 1,200,000 livres en numéraire, dont 600,000 livres à la ville à cause de l’accueil fait aux émigrés, 400,000 livres à l’évêque et 200,000 livres aux chanoines ; » et Custine adressait une proclamation aux habitants pour bien préciser sa politique :
« Les contributions que j’ai été obligé d’exiger de votre ville ont été imposées pour faire retomber les dépenses de la guerre sur les ennemis de notre liberté, sur ces hommes qui se sont ouvertement déclarés en faveur des émigrés, ces traîtres qui ont préféré de provoquer tous les despotes de l’Empire à attaquer notre Constitution, au beau titre de citoyen, le seul dont les Français veulent se parer aujourd’hui.
«… La guerre que nous faisons aujourd’hui, bien différente de celles qui ont eu lieu jusqu’ici, n’est dirigée que contre ces usurpateurs de pouvoirs, et non contre les peuples.
« Vos magistrats sont les seuls qui doivent porter la contribution qui a été imposée pour votre ville ; telle est l’intention des représentants de la nation française. S’il en était autrement, cette injustice de la part de vos magistrats ajouterait encore à la prévarication dont ils se sont rendus coupables par la protection qu’ils ont accordée à nos émigrés.
« Guerre aux palais des usurpateurs ; paix aux chaumières, aux hommes justes ; voilà le manifeste de la nation française. »
C’est, je crois, la première édition du fameux mot : Guerre aux châteaux, paix aux chaumières.
De Worms, Custine décida de marcher sur Mayence. Il sentait bien qu’il y avait quelque imprudence à s’engager de plus en plus, avec une faible armée, mais il voulait frapper des coups d’éclat. Il écrit à la Convention pour se couvrir à l’avance contre la possibilité d’un échec :
« Que je prenne Mayence ou que je ne le prenne pas, croyez que ma conduite sera ce qu’elle aura dû être, celle d’un général citoyen, dont toutes les pensées et tous les sentiments sont consacrés à la défense de la République et à la gloire de ses armées. »
Il écrit à son chef Giron : « Cette marche en impose, non seulement à Worms, mais à toute cette partie de l’Allemagne ; elle me met en mesure d’y semer nos décrets et des écrits qui prépareront la révolution derrière nos ennemis. »
Déjà, à la Convention, la griserie commençait : car je note que lecture y est donnée des lettres de Custine annonçant la marche sur Mayence avant que celui-ci y soit entré. Il semblait qu’on pouvait dédaigner les précautions vulgaires et ne plus couvrir du secret les intentions de nos généraux et la marche de nos armées. Le coup d’audace de Custine réussit. Le victorieux assaut livré à Spire à la garnison autrichienne et mayençaise avait partout découragé la résistance. Custine parla de très haut au gouverneur de Mayence qui rendit la place sans combat. Les soldats de Custine pour surprendre le passage du Rhin avaient fait 18 lieues en 24 heures, il avait lui-même harangué les grenadiers et leur avait fait le tableau des dispositions qu’il avait prises pour enlever la ville si elle résistait. C’était une nouvelle méthode de guerre, toute de confiance et d’élan. C’est le 21 octobre que nos soldats prirent possession de Mayence ; deux jours après, ils étaient à Francfort-sur-le-Mein.
« Citoyen président, les troupes de la République sont entrées à Francfort-sur-le-Mein. (Vifs applaudissements.) J’ai exigé de cette ville qui a montré une protection si ouverte aux émigrés et aux ennemis de la Révolution une contribution de 1,500,000 florins. (Applaudissements.) »
Les magistrats de Francfort réclamèrent contre cette contribution. Custine leur adressa une réponse qu’il fit afficher :
« Après m’être fait rendre compte du contenu des pièces que vos députés m’ont remises de votre part, je n’ai pu y voir des preuves de votre attachement à la République française et à la Révolution. Les défenses multipliées de recruter pour les émigrés et pour le prince Wittgenstein, dans la ville de Francfort, sont au contraire une preuve qu’on y recrutait. Si ces défenses eussent été sincères, si vous aviez pris les bons moyens pour les rendre efficaces, vous n’auriez pas eu besoin de les multiplier… Et cette gazette dirigée sous vos yeux qui ne pouvait paraître qu’avec votre approbation, qui a plus influé à fausser l’esprit des Germains sur les principes de la Révolution française : je vous le demande, est-ce là une preuve d’attachement à la nation ? Sans doute vous reconnaissez aujourd’hui votre erreur. J’aime à penser que, rendus aux principes, dont la justice, dont l’évidence aurait dû frapper vos yeux, vous adopterez une révolution qui rend aux nations leurs droits, ne détruit que les pouvoirs usurpés, ne tire vengeance que des trahisons, ne fait participer aux frais d’une guerre onéreuse que ceux qui l’ont provoquée, ou qui, le pouvant, ne l’ont point empêchée, que ceux enfin qui ont souffert que l’on faussât l’esprit public, qui ont voulu éteindre la lueur de vérités éternelles. »
Malgré tout, ce mélange d’appels révolutionnaires et de contributions de guerre, de libération et de conquête, a quelque chose d’équivoque, de pénible et de dangereux. Il semble, en outre, qu’à ce moment une grave erreur de tactique est commise. Pour avoir quelque chance de faire réussir la Révolution en Allemagne, il fallait grouper contre la féodalité laïque ou ecclésiastique, contre la noblesse et les privilèges, toutes les forces du pays, la bourgeoisie et le peuple. Robespierre avait très justement marqué que sans la bourgeoisie le peuple était encore trop accablé, trop passif pour seconder le mouvement révolutionnaire. Or, les mesures de Custine atteignent la bourgeoisie allemande ; ce sont des corporations bourgeoises qui gouvernaient les cités du Rhin. Il fallait les appeler à soi, les libérer de la tutelle nobiliaire, les animer contre le despotisme clérical ; c’est sur elles que pèse d’emblée tout le fardeau.
Rühl apprend à la Convention qu’à Worms, Custine a commis une grave méprise : « Je viens, dit-il, le 29 novembre, de recevoir une lettre en langue allemande des bourgmestres et Sénat de Worms. Ces magistrats se plaignent de la forte contribution militaire que Custine leur a imposée… La plus forte partie de cette contribution a été imposée sur les magistrats de la ville impériale de Worms, qui, comme on sait, ne sont que de modestes tailleurs et cordonniers. Or, citoyens, si vous voulez vous faire payer des contributions de 200,000 florins il faut les imposer aux prêtres et aux nobles de ce pays, qui sont nos ennemis nés. »
C’était bien, en effet, sur la caste féodale et sacerdotale qu’il fallait faire porter tout le poids. Mais la rude main du soldat conquérant, même quand elle croit briser des fers, violente les intérêts qu’il faudrait gagner.
À Francfort, même conflit avec la bourgeoisie. Custine, en ces pays endormis sous l’ancien régime, devrait se reporter à 1789, reprendre le mouvement à l’origine ; en 1789, la bourgeoisie banquière et rentière luttait en France pour la Révolution. Depuis, elle s’en était en partie détournée ; mais sans son concours initial la Révolution, même en France, eût été impossible. Custine tient le langage de la fin de 1792 à une nation qui n’est pas encore en 1789. Il attaque la Banque et il croit étourdiment que la force incertaine de quelques faubourgs ouvriers suffira à assurer sa conquête.
« Au quartier général, à Francfort, le 29 octobre 1792 : Citoyen président, je dois compte à la Convention nationale de ma conduite vis-à-vis la ville de Francfort ; et ce compte, je vais le rendre. J’étais certain que de grands fonds appartenant aux Autrichiens et aux Prussiens avaient été déposés à Francfort dans deux maisons de banque. Ces fonds se montaient à quatorze millions ; s’ils y étaient encore, je devais m’en saisir… J’avais fixé sa contribution à deux millions de florins, ensuite modérée à un million, sur la représentation du magistrat.
« Non contents de cette modération, qui n’avait d’autre objet que de ne pas faire porter cette contribution sur la classe indigente, quand je l’avais accordée sous cette motion expresse, les magistrats chargent la cote de la classe indigente. On annonce officiellement que le peuple est prêt à se révolter ; qu’il faut modérer ou voir le sang couler ; que les soldats de la République adoptent la cause du magistrat. Je me rends à Francfort, je donne une proclamation dont je joins ici la copie.
« L’aristocratie de la richesse qui n’est pas une des moins terribles est terrassée ; le peuple entier crie : « Vive la République française ! nous voulons nous associer à elle. » Tous arborent la cocarde, et je ne désespère pas, citoyens, d’avoir à vous annoncer sous peu qu’une garde nationale, composée de citoyens du faubourg de Saxenhausen, habitation du peuple de Francfort, défendra ces murs contre les ennemis de la liberté, et deviendra notre alliée.
« J’ai rétabli les deux millions de contribution que j’avais établis d’abord. J’avais à ma disposition la grosse artillerie de cette ville. »
Dans sa proclamation Custine disait :
« La Constitution, citoyens, n’a été votée par la nation que pour le soulagement du pauvre, et faire enfin cesser l’oppression de l’homme opulent.
« J’apprends, citoyens, que le banquier, le gros négociant de Francfort, coalisés avec nos ennemis pour extraire le numéraire de la France, pour y faire circuler de faux assignats, veulent faire payer au peuple de votre cité la portion de votre contribution que je ne veux faire payer que par le riche. Et moi je vous apprends que l’homme riche seul paiera cette contribution, et que tout homme qui n’a pas une propriété de trente mille florins en sera dispensé ; que s’il a payé, cela lui sera rendu et que cette contribution ne sera payée que par les riches à proportion de leurs richesses.
« Je suis venu en Allemagne pour offrir au peuple l’alliance de la République française, et faire connaître aux oppresseurs que les Français devenus libres n’ont qu’un désir, ne forment qu’un vœu, celui de protéger le faible, et de faire sentir à l’homme injuste dans l’opulence que les hommes, nés égaux en droit, ne doivent pas porter le joug de l’homme riche. »
La Convention acclamait ces paroles.
Mais elles coalisaient contre la Révolution et contre la France l’aristocratie féodale et « l’aristocratie des richesses », le noble et le banquier, l’évêque et « le gros négociant », les forces d’ancien régime et la riche bourgeoisie. Ce bloc, qu’il eût fallu diviser au contraire, va bientôt retomber sur nos armées d’un poids écrasant. Mais d’Allemagne ce n’est d’abord qu’un éblouissement de victoire et de Révolution qui vient à la Convention nationale. Elle s’exalte à cette marche partout triomphante, partout conquérante de la liberté, en Belgique, en Allemagne, en Savoie.
De l’Angleterre qui était encore neutre mais dont on pouvait craindre l’entrée prochaine dans la coalition, de multiples adresses de sympathie étaient envoyées à la France révolutionnaire par les sociétés populaires des villes industrielles. Le 7 novembre, Gensonné, secrétaire, donne lecture à la Convention d’une adresse « de plus de cinq mille citoyens anglais, composant les Sociétés constitutionnelle et de la réformation, de Manchester, celle de la Révolution de Norwich et celle des Whigs constitutionnels, indépendants et amis du peuple, unies dans une cause commune ; c’est-à-dire pour obtenir une représentation juste, égale et impartiale dans le parlement ». Ainsi ceux qui voulaient réaliser en Angleterre la réforme parlementaire, élargir le suffrage, réservé jusqu’ici à une poignée de privilégiés, tournaient leurs regards vers la France révolutionnaire et semblaient attendre de son exemple et de sa victoire l’ébranlement nécessaire. Thomas Walker, président, et Samuel Jackson, secrétaire, signaient pour la Société constitutionnelle de Manchester ; J. Bull, président, et John Stacy, secrétaire, pour la Société de la réformation ; Thomas Goff, président, et John Consens, secrétaire, pour la Société de la révolution de Norwich ; Gente Pullec, président, et Jacques Blez, secrétaire, pour les Whigs constitutionnels.
« Français, tandis que des brigands étrangers, sous le spécieux prétexte de venger la justice, ravagent votre territoire (l’adresse a été rédigée avant le désastre des alliés), y portent partout la désolation et la mort ; tandis qu’aussi traîtres que perfides ils ont l’impudence de proclamer que la compassion et l’amitié sont les seuls motifs de leur incursion, la partie opprimée de l’humanité, oubliant ses propres maux, ne sent que les vôtres ; et contemplant d’un œil inquiet les événements, adresse au Dieu de l’univers les prières les plus ferventes pour qu’il soit favorable à votre cause à laquelle la leur est si étroitement liée.
« Avilis par un système oppresseur d’inquisition, dont les empiétements insensibles mais continus ont bientôt ravi à cette nation presque toute sa liberté tant vantée, et l’ont presque amenée à cet état abject d’esclavage dont vous venez si glorieusement de sortir, cinq mille citoyens anglais transportés d’indignation, ont le courage de s’avancer pour arracher leur pays à l’opprobre dont le couvre la conduite lâche de ceux qui sont revêtus du pouvoir. Ils croient qu’il est du devoir des vrais Bretons de soutenir et d’assister de tous leurs moyens les défenseurs des Droits de l’Homme, les préparateurs du bonheur de l’humanité, et de jurer à une nation qui procède d’après les plans que vous avez adoptés une amitié inviolable. Puisse, dès ce jour, cette amitié être sacrée entre nous et puisse la vengeance la plus éclatante tomber sur la tête de l’homme qui tentera d’occasionner la rupture.
« Français, notre nombre paraîtra peu considérable comparativement au reste de la nation, mais sachez que notre nombre augmente sans cesse : et si le bras terrible et constamment levé de l’autorité en impose aux timides, si les impostures répandues à chaque instant avec tant d’industrie égarent les crédules, et si l’intimité publique de la Cour avec des Français reconnus traîtres à leur pays entraîne les imprévoyants et les ambitieux, nous pouvons vous dire aussi avec certitude, hommes libres et amis, que l’instruction fait des progrès rapides parmi nous ; que la curiosité s’est emparée de l’esprit public, que le règne inséparable de l’ignorance et du despotisme s’évanouit, et qu’aujourd’hui tous les hommes se demandent : Qu’est-ce que la liberté ? Quels sont nos droits ? Français, vous êtes déjà libres, mais les Bretons se préparent à le devenir. (Applaudissements.) « Dépouillés enfin de ces préjugés cruels inculqués dans les cœurs avec tant d’industrie par de vils courtisans, au lieu d’ennemis naturels, nous ne voyons dans les Français que nos concitoyens du monde, que les enfants de ce père commun qui nous a tous créés pour nous aimer, pour nous secourir les uns les autres, et non pour nous haïr et être prêts à nous égorger au commandement de rois faibles ou ambitieux, ou de ministres corrompus.
« En cherchant nos ennemis réels, nous les trouvons dans les partisans de cette aristocratie qui déchire notre sein ; aristocratie qui jusqu’à présent a été le poison de tous les pays sur la terre : vous avez agi sagement en la bannissant de la France.
« Quelque fervents que soient nos souhaits pour vos succès, quelque ardents que soient nos désirs de voir la liberté triomphante sur la terre et l’homme rétabli partout dans la pleine jouissance de ses droits, nous ne pouvons par un sentiment de notre devoir, comme citoyens amis de l’ordre, voler en armes à votre secours.
« Notre gouvernement a engagé la foi nationale que les Anglais resteraient neutres. Dans cette lutte de la liberté contre le despotisme les Bretons rester neutres ! Ô honte ! (Vifs applaudissements.)
« Mais nous avons donné à notre roi le pouvoir à discrétion ; il nous faut obéir : nos mains sont enchaînées, mais nos cœurs sont libres et ils sont avec vous. (Applaudissements réitérés.)
« Que les despotes allemands agissent comme ils le voudront, nous nous réjouirons de leur chute… Nous voyons aussi, sans aucun intérêt, que l’Électeur de Hanovre (il était en même temps roi d’Angleterre) joigne ses troupes à celles des traîtres et des brigands.
« Mais le roi d’Angleterre fera bien de se souvenir que l’Angleterre n’est pas le Hanovre ; s’il pouvait l’oublier, nous ne l’oublierions pas. (Vifs applaudissements.)
« Tandis que vous jouissez, frères et amis, de la gloire enviée de défendre seuls la liberté, nous anticipons avec transport sur l’avenir pour y voir les avantages sans nombre et le bonheur que vous procurerez aux hommes si vous réussissez, comme nous le désirons ardemment : la triple alliance non des couronnes (applaudissements), mais des peuples de l’Amérique, de la France et de la Grande-Bretagne, donnera la liberté à l’Europe et la paix à l’univers. (Applaudissements réitérés.)
« Chers amis, vous combattez pour le bonheur de l’humanité entière. Est-il pour vous aucune perte, quelque sanglante qu’elle soit, comparable à l’avantage glorieux et sans exemple de dire : L’univers est libre ; les tyrans et la tyrannie ne sont plus ; la paix règne sur la terre et c’est aux Français qu’on le doit.
« Le désir d’avoir le concours de différentes sociétés répandues dans toute l’Angleterre a retardé l’envoi de cette adresse. Des succès inouïs dans l’histoire ont accompagné vos armes : nous vous en félicitons : vos succès ont dissipé nos inquiétudes mais n’ont aucunement influé sur nos sentiments. Souvenez-vous, Français, que quoique ce témoignage d’amitié ne parvienne qu’à présent, il doit néanmoins porter la date du 27 septembre 1792. (Vifs applaudissements.)
(Signé par ordre : Maurice Margacot, président ; Thomas Hardy, secrétaire.)
Cette adresse est vraiment belle. Elle est profondément anglaise par l’accent religieux qui s’y mêle et où se marque l’influence des dissidents, du parti évangélical, passionné à la fois pour un renouvellement du christianisme et par la liberté politique. Elle l’est encore par le loyalisme subsistant jusque dans une démarche révolutionnaire. Ce n’est pas à la monarchie qu’ils déclarent la guerre, c’est à l’aristocratie. Ils avertissent simplement le roi qu’ils ne se laisseraient pas entraîner par lui dans d’injustes hostilités contre la France.
Il y a dans les paroles de ces hommes de la gravité et de la mesure, pas l’ombre de charlatanisme. Ils savent bien qu’ils ne sont qu’une minorité infime encore et ils le disent : mais ils espèrent en la force croissante du mouvement. Ils ne peuvent laisser entrevoir à la France le concours armé même des Anglais les plus dévoués. Mais ils s’efforceront tout au moins d’imposer jusqu’au bout la neutralité à leur souverain et à leur ministre. Dès lors, quand ces esprits si mesurés d’ailleurs, et si fermes, laissent éclater leur ferveur d’enthousiasme, quand ils affirment leur foi dans l’universelle liberté et l’universelle paix, quand, sans la moindre réserve ou jalousie nationale, ils font honneur à la France de ce sublime espoir, il est impossible de n’être pas ému et de ne pas admirer la grandeur du mouvement humain que la Révolution développait.
Oui, il n’y a là encore qu’un germe débile : oui, cet éveil de démocratie sera comme écrasé en Angleterre par toutes les forces conservatrices. Mais ce n’est point en vain qu’une partie de la conscience anglaise aura été touchée par la passion de liberté et d’égalité qui rayonnait alors de la France. Ce n’est point en vain que les deux peuples ont rêvé un moment l’universelle paix par l’universelle démocratie. C’est le prolétariat, c’est la démocratie sociale qui recueillera et réchauffera ces germes.
La Convention ordonna que l’adresse fût traduite, et envoyée aux départements et aux armées. Par son président Hérault de Séchelles elle fit une réponse prudente et grave, « Paris, le 10 novembre 1792, l’an Ier de la République : Anglais et citoyens du monde, la Convention nationale a entendu avec une vive sensibilité le vœu éclatant et généreux des citoyens anglais qui s’unissent de cœur à ses travaux : la pensée de 6 000 Bretons dévoués hautement à la cause de l’espèce humaine, est sans doute aussi dans le cœur de tous les hommes libres de l’Angleterre. « Qu’ils ne se reprochent point encore leur neutralité, en assistant au grand spectacle de la liberté aux prises avec le despotisme. Leur respect pour une Constitution qu’ils savent juger en silence, n’est plus cette vieille superstition qui promettait au gouvernement l’impunité de ses fautes ; elle est plutôt l’effet d’une gravité politique qui, sachant tempérer sa force, semble commander au gouvernement cette même neutralité, et l’avertir d’être juste ou du moins prudent comme la nation.
« Croyez, généreux Anglais, en conservant ce maintien, que vous n’en concourez pas moins avec nous à l’œuvre de la liberté universelle. Laissez-nous faire encore quelques pas dans cette carrière où vous fûtes nos précurseurs, et jouissons d’avance, dans un commun espoir, de l’époque sans doute peu éloignée, où l’intérêt de l’Europe et du genre humain invitera les deux nations à se tendre une main fraternelle. »
C’était un langage habile et qui ne pouvait fournir un prétexte de rupture aux dirigeants anglais. Mais les adresses se multipliaient. Le 10 novembre, lecture était donnée à la Convention de l’adresse « des Amis du peuple et de la Grande-Bretagne de la ville de Newington ». Ceux-là aussi sont surtout préoccupés de réformer le mode d’élection du Parlement, d’en finir avec un système oligarchique et d’assurer la représentation légale de tout le peuple, notamment de la bourgeoisie industrielle sacrifiée aux grands propriétaires fonciers : « Français et citoyens du monde : Réunis à l’effet d’obtenir une représentation juste et égale du peuple et une réforme entière des abus nombreux qui se sont glissés dans le gouvernement de ce pays, nous voyons avec autant de peine que d’inquiétude, les efforts ouverts ou cachés qu’on ne cesse de faire pour troubler la paix et renverser la liberté nouvelle de la nation française.
« Nous vous félicitons cependant bien cordialement de la défaite et de l’expulsion totale des armées combinées, de ces despotes ingrats, de ces rebelles impies qui sont venus porter la désolation dans vos campagnes, le ravage dans vos villes et massacrer impitoyablement leurs innocents habitants. La bonté de votre cause devait être couronnée de succès ; votre sagesse, votre bravoure l’ont assuré… Vous avez donné une preuve de votre sagesse consommée, en déclarant que les pouvoirs judiciaire et exécutif seraient respectivement responsables au grand Conseil de la nation. C’est désormais en France que la justice sera administrée à peu de frais, que le commerce, sous vos lois salutaires, sera utilement protégé et que les propriétés de l’industrie seront partout assurées.
« Sénateurs illustres, législateurs éclairés, chers amis, nous pouvons vous informer aujourd’hui, et avec une satisfaction bien vraie, que l’inimitié impie si longtemps et si méchamment entretenue dans le cœur d’un peuple généreux contre la nation française, par les manœuvres et l’intrigue d’une cour, n’existe plus que dans l’âme des pervers qui profitent des abus ; et que nous saluons d’avance avec transport l’heureux moment qui unira les deux nations d’un lien indissoluble, comme le précurseur de la paix et de la concorde universelle.
« C’est avec la plus vive et la plus profonde sensibilité que nous contemplons le succès de vos armes dans votre entreprise glorieuse d’arracher à l’esclavage et au despotisme les braves nations qui bordent vos frontières. Combien est sainte l’humanité qui vous porte à briser leurs fers ! »
(Signé par John-Frederic Schiefer, président, et François Peacock, secrétaire).
Chez tous, c’est le même sentiment que si la France libérée et victorieuse pouvait s’allier à l’Angleterre, enrichie par l’exemple même de la France d’un supplément de liberté, ces deux grands peuples unis assureraient la franchise du monde. Ceux-ci ne craignent pas d’encourager la guerre de propagande. Ainsi, tout contribuait à entretenir, à la Convention, la fièvre naissante des esprits et l’exaltation dès espérances. « Depuis la Révolution, s’écria Grégoire, les trois Assemblées ont reçu des Anglais et presque des seuls Anglais, des lettres et des adresses dictées par l’esprit de fraternité, l’amour des hommes et la haine des tyrans ; c’est un présage qu’elle est prochaine, l’époque où les deux peuples anglais et français s’uniront par liens indissolubles… Que le cri de l’amitié retentisse des rives de la Seine à celles de la Tamise ! » Cette fois encore, la Convention ordonna la traduction de l’adresse, et son envoi aux départements et aux armées.
Le jeudi 22 novembre, communication fut donnée à la Convention d’une adresse des citoyens de Sheffield, qui est de la plus haute importance. Elle émanait en effet d’une grande ville industrielle où manufacturiers et ouvriers étaient unis pour demander une extension des droits du peuple et des garanties plus sûres de liberté. Ils retracent d’abord, avec un sens très exact et très précis de tous les événements de la Révolution, leurs angoisses depuis l’origine, et leur joie de voir la Révolution triompher au dehors comme au dedans de ses ennemis, éluder les pièges des traîtres et des prétendus amis. Ils flétrissent le matamore Brunswick et le crime de l’invasion. Ils affirment que les libellistes à gages, « ceux qui vendraient leur liberté et celle de tous les hommes à la puissance qui les payerait le mieux », n’ont pas réussi à corrompre entièrement l’opinion de l’Angleterre, et que notamment la défaite de l’envahisseur, dont ces menteurs stipendiés avaient annoncé le succès foudroyant, les avait discrédités dans l’opinion du peuple anglais. Ils annoncent à mots couverts qu’ils s’engageront peut-être un jour eux-mêmes dans une action résolue pour la liberté. En attendant, ils promettent le maintien de la neutralité de l’Angleterre, et, si par malheur elle était rompue, la plus vigoureuse résistance.
« Si nous étions actuellement engagés dans la même cause, au lieu de l’être éventuellement, nous ne pourrions être plus ardents et plus sincères dans nos souhaits pour votre bonheur.
« Vous avez déjà la promesse de notre Cour qu’elle gardera la plus exacte neutralité tant que durera la guerre à laquelle vous avez été si injustement forcés. Nous nous flattons que vous pouvez entièrement compter sur ces assurances, parce que nous ne voyons pas sous quel prétexte, pour quelles raisons elle peut ou elle pourrait entrer dans une ligue aussi détestable, et se mêler du gouvernement intérieur d’une nation indépendante. Vous avez eu cependant et tout récemment des preuves trop réitérées et trop positives du parjure des rois, de la duplicité et de l’intrigue des favoris qui les environnent, pour mettre trop de confiance dans leurs promesses, ou pour être surpris quand ils y manquent…
« La foi qu’ont engagée nos directeurs est celle de la nation et nous espérons, nous sommes bien persuadés qu’ils n’osent pas badiner avec elle. Cependant, comme nous ne pouvons pas répondre d’événements qui ne dépendent pas de nous, cette société composée de plusieurs milliers de négociants, d’artisans, de manufacturiers et d’ouvriers de toutes espèces qui savent qu’ils composent le corps le plus utile et le plus nombreux et forment avec ceux de la même classe la force et la puissance d’un État, vous prie d’être assurés que si cette foi ainsi solennellement engagée venait à être rompue par perfidie, nous regarderions cet acte comme une déclaration de guerre contre nos libertés, et nous emploierions toute l’influence que nous avons et tous les moyens légaux qui sont en notre pouvoir pour arrêter le bras qui serait levé contre vous, et pour désarmer le mal auquel on aurait visé, avec le même zèle et la même ardeur que s’il nous eût été adressé à nous-mêmes. »
Noble et impuissante promesse. Toutes ces volontés généreuses seront ou paralysées ou écrasées par une réaction impitoyable. Pourtant c’est bien une Angleterre nouvelle qui s’annonce ; une sorte de démocratie industrielle qui entend ne plus subir la loi d’une oligarchie. Ce n’était point une force vaine. Les succès de la Révolution qui retentissaient en joie au fond des magasins, des ateliers, des usines, ajoutaient encore à l’élan, à la confiance, au crédit de cette force neuve. Et on se demande invinciblement ce qui fût advenu de ce mouvement anglais et de la marche du monde si les succès de la Révolution avaient duré, si la Convention avait été unie, si, par cette union elle avait pu mieux contrôler et diriger les événements ; si elle avait découragé, par son unité d’action, les puissances mauvaises qui guettaient ses défaillances.
Dans les grandes crises de la vie du monde, les forces économiques ne sont pas seules en jeu ; les forces morales, la concorde, le désintéressement, la sagesse sont parfois décisives. Si elle avait su dompter ses jalousies et ses haines, réduire au silence les passions factieuses, brider les vanités et les ambitions, la Convention aurait peut-être avancé d’un siècle l’évolution démocratique de l’Angleterre, limité l’effort belliqueux auquel la France fut condamnée, et sauvé ainsi la liberté de l’Europe.
De la cité irlandaise de Belfast arrive aussi une adresse chaleureuse. Peu à peu, à mesure que s’affirme la puissance des armées de la liberté, le ton des correspondances s’élève ; et par des démarches hardies, les sociétés d’Angleterre semblent se préparer à entrer dans l’action. Toutes affirment que les timides mouvements de réforme qui en Angleterre précédèrent la Révolution française sont fortifiés et amplifiés par le succès de celle-ci. Toutes commencent à espérer que la majorité de la nation se ralliera bientôt à elles. Les délégués de la société patriotique, Society for constitutional reformation, viennent en personne à la Convention et le 28 novembre ils y tiennent un langage hardi, et même imprudent, qui surexcita en Angleterre les passions conservatrices.
« Avant l’origine de votre révolution, cette société s’était longtemps occupée de ce grand intérêt, avec peu d’espérance de réussir. Jugez d’après cela des transports de sa reconnaissance, lorsque grâce aux admirables efforts de la nation française, elle a vu l’empire de la raison s’étendre, s’affermir, et promettre aux hommes vertueux, en assurant le bonheur de leurs semblables, que leurs travaux ne resteraient pas sans récompense.
« D’innombrables sociétés du même genre se forment actuellement dans toutes les parties de l’Angleterre. (Applaudissements.) Tous les esprits en reçoivent une impulsion générale qui les porte à sonder les abus du gouvernement… D’après les exemples que la France a donnés, les révolutions vont devenir faciles ; la raison va faire de rapides progrès, et il ne serait pas extraordinaire si, dans un intervalle beaucoup moins long que nous n’oserions le prédire, il arrivait du continent des adresses de félicitations à une Convention nationale en Angleterre. »
Ce n’est pas à une demi-Révolution, c’est à la Révolution entière, c’est à la République que les sociétés anglaises envoient leur sympathie. La lettre de la Société constitutionnelle de Londres lue le même jour, 28 novembre, débute ainsi : « Mandataires d’un peuple souverain, et bienfaiteurs de l’espèce humaine, nous nous trouvons heureux que la Révolution française ait acquis un degré de perfection qui nous permette de vous donner ces titres… Les époques successives de votre régénération politique ont toutes ajouté quelque chose au triomphe de la liberté. Et la glorieuse victoire du 10 août a enfin préparé les voies à une Constitution qui, nous l’espérons de vos lumières, sera fondée sur les bases de la nature et de la raison. »
Et en une image un peu pompeuse, mais d’un sens exact, ils caractérisent l’efficacité toute nouvelle de la Révolution française : « Les étincelles de liberté qui s’étaient conservées en Angleterre pendant plusieurs siècles pareilles aux lueurs de l’aurore boréale, ne servirent qu’à rendre visible au reste de l’Europe l’obscurité qui le couvrait. Une lumière plus vive, image de la véritable aurore, jaillit du sein des républiques américaines ; mais son éloignement l’empêchait d’éclairer notre hémisphère ; il fallait, si la sagesse de notre langue nous permet d’achever ce parallèle, il fallait que, rayonnante de tous les feux du soleil au milieu de sa Cour, la Révolution française déployât soudain au centre de l’Europe le résultat pratique des principes que la philosophie avait semés. »
La République démocratique de France, ce n’est pas en effet une lueur pâle, ce n’est pas non plus une vive mais lointaine aurore ; c’est la splendeur de la liberté en son midi, rayonnant tout droit sur l’Europe.
Les délégués de la Société de Londres annoncèrent pour terminer, au milieu des acclamations enthousiastes, qu’elle envoyait « 1.000 paires de souliers, pour offrir en don patriotique aux soldats de la liberté ».
Vraiment il semble que la Révolution déborde ; mais il semble aussi que la Convention commence à perdre l’équilibre, qu’elle ne garde ni le sang-froid, ni la mesure. Elle risque de se laisser entraîner à une lutte épuisante et inégale contre toutes les forces conservatrices de l’univers. Pendant ses quinze jours de présidence, Grégoire multiplie les déclamations imprudentes. On dirait qu’il oublie qu’il y a un intérêt de premier ordre à maintenir la neutralité de l’Angleterre, à ne pas irriter ses craintes ou son orgueil. Il répond aux délégués anglais :
« Les ombres de Pym, de Hampden, de Sidney, planent sur vos têtes ; et sans doute il approche le moment où des Français iront féliciter la Convention nationale de la Grande-Bretagne. » Paroles inquiétantes et frivoles, qui eurent au Parlement anglais un redoutable écho. Quelques jours après, en une réponse écrite et méditée aux sociétés de Sheffield et de Belfast, il dit aux Anglais amis de la Révolution : « Ah ! si jamais on attente à votre liberté, parlez ! et nos phalanges victorieuses sur les rives de l’Escaut, du Rhin, du Var et de l’Isère, franchiront le Pas-de-Calais pour voler à votre défense ». Annoncer le débarquement de la Révolution, quelle faute, et quelle méconnaissance du caractère anglais ! Le vin grossier de la victoire alourdissait déjà l’enthousiasme de la liberté.
Le 19 novembre, presque sans débats, la Convention rend un décret qui l’eût engagée dans une guerre mortelle contre toutes les forces conservatrices de l’univers ; et tous les partis, Brissot, Laréveillère-Lépeaux, Rühl, Sergent concourent au décret : « La Convention nationale déclare, au nom de la nation française, qu’elle accordera fraternité et secours à tous les peuples qui voudront recouvrer leur liberté, et charge le pouvoir exécutif de donner aux généraux les ordres nécessaires pour porter secours à ces peuples ; et défendre les citoyens qui auraient été vexés, ou qui pourraient l’être pour la cause de la liberté.
« La Convention nationale décrète que le pouvoir exécutif donnera ordre aux généraux de la République française de faire imprimer et proclamer le décret précédent, en diverses langues, dans toutes les contrées qu’ils parcourront avec les armées de la République. »
Brissot critiqua dans son journal la « généralité du décret qui serait ridicule si l’esprit même du décret ne le restreignait pas ». Mais il n’avait pas osé le combattre devant la Convention ; il en avait simplement demandé le renvoi au Comité pour rédaction.
Au fond du décret, il y avait des guerres inexpiables et le despotisme militaire. Comment conduire cette guerre universelle de la liberté sans tout livrer aux généraux ? Comment la soutenir sans lever des tributs sur les peuples mêmes que l’on prétend délivrer, et sans propager ainsi non l’indépendance mais la haine ? Déjà Condorcet, commentant le 20 novembre, le décret du 19, écrit :
« La France, en se déclarant l’alliée et le soutien de tous les peuples opprimés, en versant ses trésors et le sang de ses citoyens pour eux, aura sans doute quelques réclamations à leur adresser quand elle aura assuré leur indépendance en les délivrant du joug de l’oppression ; il sera juste de s’indemniser sur les biens des oppresseurs, c’est-à-dire d’affecter aux frais de la guerre des biens dont les peuples auraient eux-mêmes disposé s’ils avaient entrepris leur révolution à leurs propres périls et risques. »
Théorie aisément extensible et qui permet d’aller loin. Il fallait un commencement de vertige à la Louis XIV, et, si je puis dire, un premier orgueil royal de la liberté pour que la Convention presque tout entière abondât, même un moment, dans un pareil décret.
Dans les deux nobles et grandioses séances du 21 et du 27 novembre où est décidée, à la demande des Savoisiens, la réunion de la Savoie à la France, et où cette entrée d’hommes libres dans la grande famille du peuple libre émeut si profondément le cœur, il y a une sorte de superbe qui me trouble, une ampleur inquiétante d’espérance et de menace. C’est encore Grégoire qui prophétise :
« Semblable à la poudre à canon, plus la liberté fut comprimée, plus son explosion sera terrible.
« Cette explosion va se faire dans les deux mondes et renverser les trônes qui s’abîmeront dans la souveraineté des peuples. Il arrive donc ce moment où l’orgueil stupide des tyrans sera humilié, où les négriers et les rois seront l’horreur de l’Europe purifiée… Bientôt enfin, on verra cicatriser les plaies des nations, reconstituer, pour ainsi dire, l’espèce humaine et améliorer le sort de la grande famille.
« De respectables insulaires furent nos maîtres dans l’art social ; devenus nos disciples et marchant sur nos traces, bientôt les fiers Anglais imprimeront une nouvelle secousse qui retentira jusqu’au fond de l’Asie.
« Déjà, Malines, Ostende, Mayence, Nice et Chambéry voient le drapeau tricolore flotter sur leurs remparts… et dès ce moment, Savoisiens, vous avez fait aussi votre entrée dans l’univers.
« Ne redoutez pas les menaces des despotes de l’Europe : les efforts des rois sont le testament de la royauté. La France esclave était autrefois l’asile des souverains détrônés. La France libre est aujourd’hui l’appui des peuples opprimés. »
Et ce rêve d’universel combat pour la liberté s’adoucit en une espérance d’universelle et éternelle paix : « Un siècle nouveau va s’ouvrir : la liberté, planant sur toute l’Europe, visitera ses domaines : et cette partie du globe ne contiendra plus ni forteresses, ni frontières, ni peuples étrangers. »
J’ose à peine songer au démenti funeste des événements. Hélas ! la force, même au service de la liberté, suscite et multiplie la force. Grande leçon pour nous ! Le prolétariat socialiste n’évitera une furieuse recrudescence de guerre et de tyrannie que si chaque peuple réalise graduellement chez soi la justice par un mouvement pacifique et autonome, et s’il sait éviter le choc funeste des nations. Même le sage Hérault de Séchelles, présidant la séance du 27, cède à l’entraînement des paroles illimitées et éclatantes ; mais quelle grandeur !
« Déjà, dit-il aux Savoisiens, la nation avait décrété l’unité physique et morale de nos divers territoires ; nous venons de lui obéir, et ce ne sera pas le dernier hommage que la Convention se glorifiera de rendre aux institutions de la nation.
« Dans cette chute nécessaire et prochaine de tous les rois ensevelis sous leurs trônes, le seul trône qui restera sera celui de la Liberté, assise sur le Mont-Blanc, d’où cette souveraine du monde, faisant l’appel des nations à naître, étendra ses mains triomphales sur l’univers. »
Ces mains triomphales de la liberté me font peur : mains de libération et mains de proie. Mais de quel point de vue sublime la Révolution regarde maintenant le monde ! C’est elle qui est au pur sommet neigeux des Alpes. C’est à elle que la vierge lumière des glaciers fait une auréole. C’est elle qui apparaît aux hommes comme une candide et ardente clarté. C’est elle qui compte de haut les multitudes morcelées et esclaves et qui, dominant les horizons à demi voilés de l’Italie et de l’Allemagne « appelle les nations encore à naître ».
Jamais la Rome antique n’eut de ces visions, et ses sept collines pauvrement dominatrices sont humiliées par les Alpes colossales dont la cime s’allume d’une aube universelle de Révolution et de liberté.
Ce n’est pas seulement dans le langage de la politique, c’est aussi dans le langage de la science, que la Révolution faisait pénétrer soudain, en ces premiers jours de la Convention si lumineux et si vastes, je ne sais quelle magnifique ampleur humaine. La science est naturellement républicaine ; car ce ne sont pas les décrets arbitraires de volontés particulières et contraignantes qu’elle constate dans l’univers, mais des lois générales et impersonnelles qui s’appliquent à tous les éléments, à tous les êtres, à toutes les forces ; et la République n’est que cette impersonnalité de la loi, transportée de l’ordre de la nature dans l’ordre de la liberté. La science est, en outre, universelle ; ses constatations, ses découvertes, ses démonstrations valent pour tous les peuples et pour tous les hommes. La Révolution avait compris ce lien de la science et de l’universelle liberté. Au grand géomètre Lagrange elle avait confié un mandat de député suppléant à la Convention. C’est le grand savant Fourcroy qui remplacera Marat. L’autorité intellectuelle de Condorcet est grande à la Convention. Nombreux sont, dans l’Assemblée, les hommes instruits, tant pénétrés de ferveur pour la science, Lakanal, Romme dont Baudot a dit qu’il avait « toute la philosophie de Condorcet, avec un caractère bien autrement prononcé » ; d’autres restés obscurs, comme Bonnier dont la « puissance de raisonnement » était admirable ; Guyton Morveau « qui avait des idées sur la République, saines, étendues, lumineuses et accompagnées d’un savoir profond. »
La Révolution avait compris que, dans la ruine de toutes les puissances du passé, elle devait susciter la puissance nouvelle, la grande science novatrice et ordonnatrice. Déjà la Constituante avait chargé l’Académie des sciences de chercher des mesures du temps, de la pesanteur, de la longueur, qui fussent fondées sur la nature même et susceptibles d’une application universelle. Mais quand l’Académie des sciences par Borda, par Lalande, vient rendre compte à la Convention, dès ses premiers jours, de l’état des recherches et des travaux, c’est d’une parole ample et largement humaine que les grands savants parlent aux grands révolutionnaires :
« L’Académie, dit Borda, vient rendre compte à la Convention nationale de l’état actuel de son travail sur les poids et mesures ; elle espère que les premiers mois de 1794 verront la fin de cette grande opération : il ne restera plus alors qu’à faire les étalons qui seront envoyés aux différentes nations, et peut-être aussi aux Compagnies savantes de l’Europe qui, par leur célébrité, peuvent le plus contribuer à en étendre l’usage ; l’Académie s’estimera heureuse de pouvoir y contribuer par elle-même, et elle se félicitera toujours d’avoir concouru à l’exécution d’un projet glorieux à la nation, utile à la société entière, et qui peut devenir, pour tous les peuples qui l’adopteront, un nouveau lien de fraternité générale. »
Lalande ajouta, faisant de la science le prélude de la Révolution, et de la Révolution l’élargissement de la science :
« Les hommes qui, malgré les fautes d’un gouvernement despotique, ont encore servi la raison, qui l’ont élevée et fortifiée lorsqu’on tendait à l’opprimer, ne peuvent manquer de zèle au moment où, sous la République française, le génie peut choisir, à son gré, l’objet de ses méditations, où il peut se servir de tous les moyens d’être utile, où enfin la raison est devenue la seule puissance réelle, la seule à laquelle des hommes égaux et libres ne dédaignent pas d’obéir. »
Ainsi, au moment où la Révolution, partout victorieuse, semblait ouvrir à la liberté le vaste champ de la terre, elle l’ouvrait aussi à la science, et celle-ci, par l’unité de ses mesures, de ses méthodes, de ses lois, était appelée à compléter la grande unité humaine fondée sur le droit et sur la raison.
L’art aussi pressentait, en ce grand mouvement des hommes et des idées, la puissance d’inspirations nouvelles. Déjà, à la Constituante, des peintres, des sculpteurs, avaient fait hommage de leur génie à la Révolution. Mais ce n’est point sans mélancolie qu’au bas de ces adresses on trouve le nom de peintres comme Fragonard, dont la vie brillante et frivole de l’ancien régime semblait, en s’évanouissant, emporter tous les rayons. Comment eût-il pu soudain renouveler sa manière, et devenir le peintre des grands événements ? Mais voici que s’affirment, dès le début de la Convention, des forces nouvelles et de mâles génies. Voici que David, impatient d’ouvrir des routes nouvelles, propose, dès le mois de décembre, de briser les Académies de peinture et de sculpture et d’établir, si je puis dire, une communication directe entre les jeunes génies et le génie de la Révolution. Voici qu’au nom de la Convention, Romme, tout en s’opposant à une destruction hâtive, trace aux artistes un nouveau plan de vie, leur indique de nouvelles sources de force et de beauté :
« C’est aux lettres et à la philosophie, dit-il avec puissance, que nous sommes redevables du grand caractère que prend notre Révolution, et nous nous plaisons à compter, parmi les conquérants de nos droits ou parmi ceux qui nous ont aidés à les reconnaître et à nous en ressaisir, des membres de
ces association (les Académies) qui se montrèrent doués d’une âme forte et indépendante.
« Mais la raison a souvent gémi de voir des hommes enivrés par les caresses des grands et plus affamés de vaines distinctions que d’une gloire utile, rechercher avec une avidité scandaleuse le privilège exclusif de mutiler par une censure barbare les productions de la philosophie et du génie qui montraient de la sagesse et du courage. Ces mêmes hommes prostituaient leurs talents à encenser l’audace et l’impudeur des despotes, à faire l’apothéose du vice et de la sottise, qui le leur rendaient par des cadeaux, des diplômes et par cet accueil dédaigneux que la bassesse recevait comme un bienfait, que tout être pensant recevait comme une injure.
« Aujourd’hui le masque est tombé ; les géants de l’orgueil sont renversés. Le génie, rendu à ses propres conceptions, ne fera plus respirer la toile et le marbre que pour la liberté et l’égalité. »
Voici que les artistes s’adressent à la Convention pour lui demander aide et sympathie : « Les arts sont des enfants timides et ailés, qui demandent à être caressés, que l’injustice fait envoler. »
Mais comme si en ces « enfants ailés » résidait la force jeune du peuple affranchi, ils offrent des plans grandioses. Ils veulent bâtir à la Convention, pour ses séances, un temple de beauté et de majesté, où « les ambassadeurs du genre humain » ne puissent pénétrer qu’avec respect. Pour l’art comme pour la science, la Révolution semblait ouvrir toute l’étendue de l’horizon humain. Et sans doute, ces nobles pensées, ces grands rêves de science, de beauté, de liberté universelle, adoucissaient pour les Conventionnels l’éclat, un peu brutal déjà, des succès guerriers. C’est la victoire de la raison qui apparaissait dans la victoire des armées. Victoire, art, science, humanité, quel magnifique cortège à la République naissante !