Histoire socialiste/La Commune/13

Chapitre XII.

Histoire socialiste
La Commune, chapitre XIII.

Chapitre XIV.



COMMISSIONS ET DÉLÉGATIONS


Cette élite ardente et croyante, mais trop réduite, qui fit la résistance acharnée de la Commune aux avant-postes et aux remparts, nous la retrouvons la même dans les Conseils de la Révolution, aux postes utiles, aux fonctions délicates et vitales, cherchant à obvier à l’anarchie provoquée par Versailles et la désertion de ses gens, s’efforçant de sauver Paris de la famine, de la ruine afin de lui permettre de se tenir debout, et de continuer sa lutte.

Dans cette sphère aussi ce sont des travailleurs surtout, qui paient de leur personne, s’attèlent à la besogne pour des salaires dont un bourgeois rirait, accomplissant à un le travail de dix, donnant leurs jours, donnant leurs nuits et à force de patience, d’application et de labeur, remettant sur pied, assurant la marche de tous les services publics laissés par Versailles en souffrance et en perdition. De leur mieux, ils encadrent le petit personnel qui est resté, prêchent d’exemple, réalisent des prodiges d’intelligence assimilatrice et d’activité inlassable.

Ces sacrifices sont peut-être moins héroïques que ceux du champ de bataille. Ils n’en sont pas moins à retenir et à souligner, car ils marquent que cette capacité administrative, cette faculté de gérer les intérêts de la collectivité et de diriger, gouverner soi-même, que la classe ouvrière ne possédait pas encore dans sa masse, étaient du moins déjà l’apanage de certains des siens, de ceux-là notamment qui s’étaient formés, instruits, armés dans les milieux socialistes, au sein des sociétés de résistance, première ébauche de l’organisation syndicale et plus particulièrement dans les sections de l’Internationale. Paris, et nul n’a tenté d’y contredire, au point de vue administratif, municipal, a fonctionné aussi bien, aussi régulièrement sous la Commune que sous aucun autre régime antérieur ou postérieur et plus économiquement. Et cela pourtant, nous le répétons, par les soins d’hommes entièrement nouveaux, n’ayant la plupart reçu qu’une instruction élémentaire et qui se trouvaient la veille encore à l’atelier, à l’usine, au bureau, derrière le comptoir.

Il est impossible d’entrer à cet égard dans le détail ; mais il suffira de citer : C’étaient bien des ouvriers et des ouvriers authentiques que Theisz, le directeur des Postes, Bastelica, le directeur des Octrois, Combault, le directeur des Contributions indirectes, Camélinat, le directeur de la Monnaie, tous quatre sortis des rangs de l’Internationale pour laquelle ils avaient bravé persécutions ou prison. Prolétaires également, sauf peut-être une exception ou deux, les directeurs ou principaux agents des services voisins, Faillet que l’on trouve à la tête des Contributions directes, Louis Debock à la tête de l’Imprimerie Nationale, Fontaine qui dirigea les Domaines, Olivier qui dirigea l’Enregistrement, Pauvert qui administra les Télégraphes, et au-dessous de ceux-ci leurs plus immédiats collaborateurs qui, sans préparation, sans surnumérariat, avaient dû, du jour au lendemain, prendre la place des Versaillais fuyards et ne s’en tirèrent pas plus gauchement que leurs devanciers.

Pareillement, dans les Commissions mêmes de la Commune, les élus d’origine purement ouvrière comme Varlin, à l’Intendance ; Fraenkel, au Travail et à l’Échange ; Jourde, aux Finances, donneront autant de preuves d’intelligente capacité, de nette et prompte compréhension des choses que leurs collègues d’origine et d’éducation bourgeoises qui, à côté d’eux, occupent les autres délégations. Nous allons les voir en passant, puisque aussi bien le moment est venu de jeter un coup d’œil sur l’œuvre des diverses délégations.

Nous ne reviendrons pas sur la délégation à la Guerre, du moins pour l’instant, y ayant insisté déjà. Les Relations extérieures, avec Paschal Grousset, ne nous retiendront pas longtemps, non plus que la Justice avec Protot.

La besogne d’un délégué à l’Extérieur, sous la Commune, ne pouvait guère être compliquée. C’est en vain, comme on le pense bien, que Grousset essaya de prendre langue avec les Cours étrangères et leurs diplomates. Ceux-ci firent la sourde oreille et tous les rapports de cette espèce se bornèrent à un échange de correspondances avec les généraux commandant les forces allemandes qui encerclaient encore à demi Paris[1]. Une autre tâche, il est vrai, se présentait à Grousset, d’intérêt plus immédiat et plus indiscutable, qui consistait à renouer les liens coupés brutalement par Versailles entre la capitale et la province, afin de tenir cette dernière exactement au courant des événements vrais qui se passaient à Paris et sous Paris, ce qui était encore le meilleur moyen de lui inspirer respect et sympathie pour la Commune. À cette seconde tâche, Paschal Grousset s’employa de son mieux, il semble bien, mais ne réussit qu’imparfaitement. Trop épaisse était l’atmosphère de défiance épaissie encore par les mensonges versaillais qui s’interposait entre Parisiens et provinciaux. Trop dérisoires aussi les moyens dont la délégation disposait.

GUERRE CIVILE
Composition de Manet (1871). — Musée Carnavalet.


Grousset fut plutôt mal servi par les agents qu’il envoya à plusieurs reprises dans les grandes villes du pays qui, d’abord émues et soulevées, comme nous l’avons vu, n’avaient pas tardé à retomber inertes et indifférentes, et, en somme, son zèle resta de nul effet.

D’autre part, que pouvait bien faire en 1871, dans Paris emmuré, un délégué à la Justice ? Les temps n’étaient guère propices à la réforme complète du système judiciaire de la France que méditait, paraît-il, Protot. Aussi s’arrèta-t-il très vite dans cette voie, se bornant à prendre quelques décrets et mesures qui avaient pour objet de simplifier les formalités judiciaires et de rendre gratuit l’établissement de certains actes tels que donations entre vifs, testaments, adoptions, reconnaissances d’enfants naturels, contrats de mariage, actes respectueux, etc. Il eut à lutter surtout contre les notaires, huissiers, commissaires-priseurs, greffiers des tribunaux, terrible engeance qui naturellement faisait guerre sourde à la Commune. Il essaya de transformer les dits officiers ministériels en simples fonctionnaires auxquels il allouait un traitement fixe et qui, en échange, étaient tenus de verser à la délégation des finances les sommes perçues pour les actes de leur compétence, ce qui, en vérité, était fort bien. Il eut aussi à se débattre contre les empiétements de Raoul Rigault qui chassait sur ses domaines et n’avait pas sur les droits de la personne humaine, en période révolutionnaire, à tant soit près, une opinion aussi libérale que la sienne. Nous verrons ce conflit quand nous reviendrons à la délégation de la Sûreté générale.

À l’Enseignement, nous trouvons Vaillant. Ce n’était pas précisément d’instruction et de pédagogie qu’il s’agissait alors, c’était de bataille, et Vaillant le sentait certes mieux que bien d’autres. Il indiqua donc plutôt les voies dans lesquelles il aurait marché, si la Révolution avait eu le temps pour elle avec la réalité du pouvoir, qu’il n’essayât de les parcourir. Pénétré de la nécessité de soustraire l’enfance à l’influence du cléricalisme par la laïcité des programmes, il élimina tout enseignement religieux dans les écoles primaires en même temps qu’il faisait enlever des salles d’études tous les emblèmes cultuels. Il se préoccupa aussi de la création d’écoles professionnelles qui permissent aux jeunes gens de s’initier aux rudiments du métier de leur choix, tout en complétant leur instruction scientifique et littéraire et ouvrit une de ces écoles — la première — dans l’ancien établissement des Jésuites, situé rue des Postes. Pour cet essai de réorganisation de l’enseignement primaire, Vaillant fut aidé par une Sous-Commission qu’il avait composée de spécialistes dévoués et libérés de tout préjugé bourgeois en matière d’éducation, Élie Reclus, Rama et la citoyenne Champseix (André Léo).

Dans le domaine de l’enseignement supérieur. Vaillant faisait appel, dans la plus large mesure possible, aux initiatives corporatives, s’adressant par exemple pour la réouverture de la Faculté de Médecine, abandonnée par les professeurs officiels, aux docteurs et officiers de santé, aux professeurs libres, et aussi aux étudiants, invités à étudier eux-mêmes un plan de réorganisation médicale. Dans le même esprit, il favorisait la Fédération des artistes, qui comptait parmi ses membres des hommes de haut talent : le peintre Gustave Courbet, le sculpteur Dalou, le dessinateur André Gill, et qui se présentait avec un programme de réformes hardies comportant la suppression du budget de l’École des Beaux-Arts, la neutralité artistique de l’État, l’établissement de fêtes publiques, le développement d’écoles communales d’art professionnel.

Comme ses collègues, en présence du désarroi général, des démissions qui se produisaient, et des dérobades plus fréquentes encore. Vaillant dut procéder à de nombreuses nominations. C’est ainsi que deux écrivains de mérite devinrent, l’un, Élie Reclus, directeur de la Bibliothèque Nationale, l’autre, Benjamin Gastineau, directeur de la Bibliothèque Mazarine.

La Commune, camp retranché de la Révolution, barricade derrière laquelle tout être humain capable de tenir et d’épauler un fusil, quel que fut son sexe et son âge, était convié à se porter, pouvait, à la rigueur, se passer d’une délégation à la Justice et d’une délégation à l’Enseignement, comme elle pouvait aussi absorber sa délégation aux Relations Extérieures dans une délégation générale de la Défense. Par contre, elle ne pouvait vivre, c’est-à-dire combattre, sans services publics fonctionnant normalement, et sans service de subsistances assuré. Nourrir, abriter, protéger ses défenseurs qui se confondaient, au demeurant, avec l’ensemble de la classe ouvrière, s’imposait donc comme une obligation essentielle.

À cet égard, la Commune accomplit à peu près le nécessaire par ses deux délégations dites des Services Publics et des Subsistances.

La Commission des Services Publics eut à réorganiser les services de voirie, d’éclairage, des eaux et des égouts, des inhumations, désorganisés comme tous autres sur ordre de Versailles, par l’exode du personnel dirigeant. Ostyn, premier délégué, vint à bout des innombrables difficultés qui surgissaient à chaque instant devant lui. Andrieu, qui lui succéda au 20 avril, s’acquitta aussi convenablement de sa mission. Andrieu, comme Ostyn, furent largement secondés, du reste, par les municipalités d’arrondissement, qui s’employèrent avec ardeur à loger dans les appartements réquisitionnés les nombreuses familles prolétaires victimes du bombardement.

La délégation aux Subsistances, gérée d’abord par Parizel, huluberlu, d’imagination extravagante échut, au 20 avril, à Viard, homme du métier, qui apporta dans son service ordre et méthode. Paris, grâce à sa diligence et à sa prévoyance, ne connut à aucun moment les privations et les affres du premier siège. Le ravitaillement s’accomplit régulièrement par la zone neutre et les denrées ne subirent même aucune élévation notoire de prix. Thiers qui avait médité d’affamer la capitale en resta pour ses frais.

La question des subsistances nous ramène à celle des Finances, Viard à Jourde. Celui-ci fut le comptable hors pair, l’administrateur probe et actif qui eut l’ambition de donner à la Commune une assiette budgétaire solide, défiant toute critique et toute attaque et qui y parvint malgré les moyens limités dont il disposait, malgré les obstacles qui se dressaient de toutes parts.

Nous n’insisterons pas sur ses timidités, sur ses préoccupations trop légalistes. Nous avons eu l’occasion de les signaler en parlant de l’attitude du gouvernement révolutionnaire vis-à-vis de la Banque de France. Mais cette réserve faite, on est obligé de convenir — et tous en ont convenu au reste, amis comme adversaires — que l’employé Jourde, improvisé par les événements directeur des Finances d’une cité aussi importante que maint État, se montra pleinement à la hauteur de sa tâche ingrate et y révéla des qualités et des capacités que la Bourgeoisie considère comme l’apanage exclusif des professionnels de sa caste, initiés de longue date « aux secrets des grandes affaires ».

L’obligation quotidienne qui s’imposait d’abord à Jourde était de nourrir et d’entretenir près d’un demi-million d’êtres humains. Des statistiques publiées au 15 mai 1871 par M. Audiganne dans la Revue des Deux-Mondes, il résulte que sur les 600.000 ouvriers résidant à Paris, à l’époque, 114.000 seulement, dont 62.500 femmes, étaient occupés. Le reste était à nourrir cependant, qu’il s’agit des travailleurs enrôlés dans les rangs fédérés et qui attendaient chaque jour leur modeste solde de trente sous, ou qu’il s’agit des vieillards impropres aux armes, ou encore des femmes sans appui, veuves ou abandonnées, comme on en comptait alors par milliers et qu’on ne pouvait, du point de vue de la stricte humanité, laisser périr de faim. Procurer à la garde nationale tout ce dont elle avait besoin pour le combat constituait une seconde obligation non moins urgente, non moins impérative. Enfin le délégué devait alimenter et défrayer tous les autres services qui, avec le sien, coopéraient à assurer le fonctionnement d’ensemble de la Commune.

Avec quelles ressources Jourde fit-il face à ces obligations exigeantes et multiples ? C’est ce qu’il a indiqué à la séance du 2 mai en fournissant à l’appui de ces déclarations un état détaillé des recettes et des paiements effectués du 20 mars au 30 avril par les caisses centrales du Trésor public. Cet état qui porte la signature de son fidèle collaborateur, G. Durand, caissier principal, a paru dans le Journal Officiel, en date du 4 mai. Si nous relevons les recettes d’abord, nous voyons que Jourde avait trouvé en espèces dans diverses caisses publiques, aux Finances ou à l’Hôtel de Ville, 4.658.112 francs. De plus, la Ville de Paris avait à la Banque de France un solde créditeur de 9.400.000 fr. environ qui, du consentement de M. de Plœuc, lui fit retour par acomptes. Vers la fin d’avril, comme ce solde était épuisé, Jourde obtint des régents de la Banque qu’il serait quotidiennement versé par elle, entre ses mains, une somme de 400.000 francs. En échange, il proposait à la Banque d’encaisser elle-même les revenus de la Ville. Jourde se procura de la sorte, jusqu’au 23 mai, une nouvelle somme globale de 7.290.000 francs. Jusqu’au 30 avril, l’Enregistrement et le Timbre avaient procuré 500.000 francs. Les cinq grandes Compagnies de chemins de fer versaient de leur côté, en application du décret du 27 avril, une somme de deux millions imputée sur l’arriéré des impôts dus à l’État. Enfin, l’Octroi, les Contributions directes et indirectes, les Douanes, les Postes et les Télégraphes, les Tabacs, les Halles et les Marchés rapportaient 11 millions environ, du 20 mars au 30 avril, dont 8.466.988 francs pour les seuls octrois. Au total, le Trésor avait opéré une rentrée de 20.013.916 francs.

Les dépenses pour la même période s’étaient élevées à 25.138.089 francs dont, en chiffres ronds : 20 millions étaient allés à la Guerre, 1.813.000 à l’Intendance, 1.446.000 à l’ensemble des municipalités, 235.000 à la Commission de sûreté générale, 182.000 aux Hôpitaux militaires, 103.000 à l’Intérieur, 112.000 aux Relations extérieures, 100.000 à l’Imprimerie nationale, 99.000 aux Sapeurs-pompiers, 50.000 au Commerce, 44.500 à la Commission des barricades, 29.000 à la Marine, 24.662 à diverses Associations ouvrières, etc.

En résumé, le budget de la Commune présentait, au 30 avril, un excédent de 875.000 francs. Dans le courant du mois de mai, Jourde ordonnança 20 millions environ de paiements nouveaux. Comité central et Commune ont dépensé par suite, en neuf semaines, un peu plus de 46 millions et entretenu sur pied, avec cette somme relativement minime, une armée de 170.000 combattants.

N’avions-nous pas raison de dire qu’on n’avait pas vu et qu’on n’a pas revu encore gouvernement aussi ménager des deniers de la collectivité ? Ce qui n’a pas empêché ce parfait Tartuffe de Jules Simon d’écrire : « Jamais, sous aucun régime, il n’y eut autant de gaspillage ». Jourde fut pour quelque chose, pour beaucoup même, dans cette stricte économie et cet ordre insolite. Il payait d’exemple, déjeunant à trente-deux sous chez le marchand de vin du coin avec ses collaborateurs ou ses camarades Varlin, Camélinat, Perrachon, après avoir manié, dans la matinée, les billets bleus par liasses, et il envoyait sa compagne savonner au lavoir public son linge quasi-ministériel. Plus tard, lors de son procès, les chacals même des conseils de guerre ne purent mordre sur son intégrité et sur la régularité de sa gestion.

À la délégation du Travail et de l’Échange, Frænckel, un autre prolétaire, bijoutier de sa profession, donnait le même exemple d’application, d’intelligence et de dévouement. Il a laissé pourtant un souvenir plus effacé que celui de Jourde. C’est qu’aussi bien sa tâche était plus ingrate et plus délicate. Il sera toujours plus aisé de colliger des fonds et de balancer une comptabilité que de travailler efficacement à instituer des rapports économiques nouveaux.

Adepte de l’Internationale, propagandiste des idées socialistes sous l’Empire, entouré, au surplus, à la Commission d’hommes, pareils à lui, comme lui, anciens militants de l’Internationale, Theisz, Malon, Avrial, il aurait voulu, certes, dégager le caractère profond de la Révolution commencée et gagner la population ouvrière par une transformation sociale amorcée ; mais il n’y parvint pas. L’œuvre accomplie demeura très inférieure à ses visées, à celles de ses collaborateurs et les membres de la Commune qui, en dehors de la Commission, tels Tridon et Vaillant, sentaient profondément la nécessité d’associer intimement le prolétariat à la bataille engagée en le convainquant que l’enjeu était bien l’émancipation prolétaire elle-même.

Le programme officiel de la Commission, lu à trente-cinq ans d’intervalle, apparaît étrangement pâle et presque quelconque, C’est un programme d’étude et de préparation, nullement un programme d’action et de réalisations. Il prévoit des examens et des enquêtes ; il n’apporte pas de solutions ; à peine comporte-t-il quelques indications très vagues sur les relations à introduire entre capital et travail. « La Commission, dit ce programme, a pour objet spécial l’étude de toutes les réformes à introduire, soit dans les services publics de la Commune, soit dans les rapports des travailleurs — hommes et femmes — avec les patrons… Elle a encore mission de procéder à une enquête générale sur le travail et l’échange afin d’établir une statistique… La Commission a le devoir absolu de faciliter aux intéressés tous les moyens de grouper les éléments à l’aide desquels se pourront préparer les projets de décrets, etc… »

Les actes de la Commission furent marqués au même coin d’une réserve qui semble plus que prudente, excessive, et les rares décrets à allure socialiste, comme celui relatif à la reprise des ateliers abandonnés ou à l’interdiction du travail de nuit dans les boulangeries, reçurent à peine un commencement d’exécution. Les critiques ont donc eu ici très beau jeu. Mais la question reste de savoir si les circonstances permettaient une autre attitude en présence d’un prolétariat qui n’était pas encore suffisamment conscient dans sa généralité pour soutenir, et au besoin entraîner ses porte-parole, et d’une petite bourgeoisie inquiète, effarée, qu’un coup de barre trop vigoureux du gouvernement révolutionnaire eut à coup sûr rejetée dans le camp de la réaction. C’est cette situation particulièrement trouble et confuse — cela ne fait pas doute — qui paralysa en grande partie la délégation du Travail et de l’Échange et fit que les réalisations ne furent pas à la hauteur des intentions. C’est pour ces raisons que la Commission qui aurait dû le mieux traduire les aspirations profondes du mouvement n’a rien laissé, en somme, qui autorise l’ignorant ou le doctrinaire à dire : la Commune fut socialiste ; à preuve, tel décret, tels considérants, telles affirmations, où je retrouve les formules et les aphorismes familiers.

En réalité, Frænkel fut, comme les meilleurs de la Commune, prisonnier du milieu et des conjonctures. Il eut huit semaines devant lui, et quelles semaines ? pour une tâche qui exigeait des mois et des ans, et les apparences du pouvoir pour une œuvre qui réclamait l’énergique exercice de toutes les volontés prolétariennes éclairées gouvernant dictatorialement.

De la délégation à la Préfecture de police, nous en avons, comme celle de la Guerre, touché un mot déjà et nous aurions tout dit, ce qui est à dire du moins, dans un simple aperçu, si l’importance de certaines négociations engagées par Rigault, en raison même de ses fonctions, ne nous amenait à ce point du récit à un retour en quelque sorte obligatoire. Il s’agit des négociations en vue de l’échange des otages contre la personne de Blanqui.

Mettant à exécution le décret pris par la Commune à sa séance du 5 avril, en réponse aux atrocités versaillaises, Rigault avait fait procéder à l’arrestation et à l’incarcération d’une quarantaine de personnages, des ecclésiastiques surtout, parmi lesquels l’archevêque Darboy, son grand-vicaire Lagarde, le curé de la Madeleine, Deguerry, et plusieurs pères jésuites. Ces notabilités, dans la pensée de Rigault, répondaient pour les prisonniers fédérés, au cas où des exécutions sommaires analogues à celle de Duval, de Flourens et de leurs compagnons se répéteraient. Mais la seule menace suffit, comme on l’avait pensé à l’Hôtel-de-Ville, à brider la rage versaillaise. C’est ainsi que Rigault et ses camarades de la Préfecture furent amenés à envisager si ces « otages », fort bien traités du reste par la débonnaire Commune, autorisés à faire venir du dehors nourriture, linge et publications, ne pourraient pas servir à une autre fin utile aussi, à savoir l’élargissement de Blanqui.

Blanqui était encore une fois de plus le prisonnier de la réaction. Élu à la Commune par les XVIIIe et XXe arrondissements il n’avait pu rejoindre son poste. En manière de représailles contre l’insurrection victorieuse du 18 mars, Thiers l’avait, dès le 19, fait arrêter dans le Lot, chez des parents où il était venu chercher quelque repos. Épuisé, malade, il avait été conduit à la prison de Figeac et nul depuis n’avait eu de ses nouvelles. Rigault était des admirateurs fanatiques du vieux révolutionnaire, professant à son égard un culte presque fétichiste : il était persuadé que sa présence à la tête de la Commune redonnerait à celle-ci vie et vigueur, assurerait le triomphe. Il voua donc tous ses soins à l’œuvre de libération par échange de l’éternel enfermé en qui il voyait le sauveur certain du mouvement insurrectionnel.

Dès le 8 avril, l’archevêque instruit de ses desseins avait écrit une lettre à Thiers pour lui signaler l’exécution sommaire des prisonniers fédérés et « le prier de prévenir le retour de ces atroces excès ». À cette lettre privée, Thiers n’avait fait aucune réponse. Son parti était pris déjà, mais il ne tenait pas à mettre encore les Parisiens dans la confidence. Pour les mêmes raisons, à un ou deux jours de là, il évinçait Flotte, vieil ami de Blanqui qui sans mandat officiel, mais avec l’assentiment connu d’un grand nombre des membres de la Commune, était venu lui proposer l’échange du détenu de Figeac contre plusieurs des otages parisiens.

C’est après ces premiers échecs que Rigault décida d’avoir recours aux démarches publiques et officielles. L’archevêque fut mis au courant des pourparlers déjà engagés et consentit à écrire lui-même à Thiers une lettre dans laquelle il exposait les clauses de l’arrangement auxquelles pour son compte il se ralliait pleinement.

Voici les termes de cette lettre dont la connaissance est essentielle pour juger équitablement ce que l’on a appelle la tragédie des Otages et montrer où furent dans la réalité les vrais auteurs responsables de la fusillade de la Roquette et de celle de la rue Haxo.

« Prison de Mazas, 12 avril 1871.


« Monsieur le Président,

« J’ai l’honneur de vous soumettre une communication que j’ai reçue hier soir et je vous prie d’y donner la suite que votre sagesse et voire humanité jugeront la plus convenable.

« Un homme influent, très lié avec M. Blanqui par certaines idées politiques, et surtout par les sentiments d’une vieille et solide amitié, s’occupe activement de faire qu’il soit mis en liberté. Dans cette vue, il a proposé de lui-même aux commissaires que cela concerne, cet arrangement : si M. Blanqui est mis en liberté, l’archevêque de Paris sera rendu à la liberté avec sa sœur, M. le président Bonjean, M. Deguerry, curé de la Madeleine, et M. Lagarde, vicaire général de Paris, celui-là même qui vous remettra la présente lettre. La proposition a été agréée et c’est en cet état qu’on me demande de l’appuyer près de vous.

« Quoique je sois en jeu dans cette affaire, j’ose la recommander à votre haute bienveillance, mes motifs vous paraîtront plausibles, je l’espère. Il n’y a déjà que trop de causes de dissentiment et d’aigreur parmi nous. Puisque une occasion se présente de faire une transaction qui, du reste, ne regarde que les personnes et non les principes, ne serait-il pas sage d’y donner les mains et de contribuer ainsi à préparer l’apaisement des esprits ? L’opinion ne comprendrait peut-être pas un tel refus.

« Dans les crises aiguës comme celle que nous traversons, des représailles, des exécutions par l’émeute, quand elles ne toucheraient que deux ou trois personnes, ajoutent à la terreur des uns, à la colère des autres et aggravent encore la situation. Permettez-moi de vous dire, sans autres détails, que cette question d’humanité mérite de fixer toute votre attention, dans l’état présent des choses à Paris.

« Oserai-je, Monsieur le Président, vous avouer ma dernière raison ? Touché du zèle que la personne dont je parle déployait avec une amitié si vraie en faveur de M. Blanqui, mon cœur d’homme et de prêtre n’a pas su résister à ses sollicitations émues, et j’ai pris l’engagement de vous demander l’élargissement de M. Blanqui le plus promptement possible. C’est ce que je viens de faire.

« Je serais heureux, Monsieur le Président, que ce que je sollicite ne vous parut point impossible. J’aurais rendu service à plusieurs personnes et même à mon pays tout entier. »

Cette lettre, comme le libellé au reste l’indique, avait été confiée au grand-vicaire, Lagarde, qui devait, en mains propres, la remettre au chef du pouvoir

LE MUR DES FÉDÉRÉS AU PÊRE LACHAISE (27 MAI 1871)
D’après le tableau de Picchia.


exécutif, et rapporter une réponse. Flotte accompagna lui-même jusqu’à la gare le messager, et lui fit promettre de revenir, quel que fût le résultat de sa mission, « Dussé-je être fusillé, je reviendrai », s’était récrié Laparde. Il l’avait également juré à l’archevêque. Pourtant, il ne devait pas reparaître, ne tenant à rejoindre son archevêque que le plus tard possible et en Paradis seulement. Cinq jours se passèrent sans nouvelles. Thiers avait répondu, mais à la première lettre de l’archevêque, celle où étaient dénoncés les massacres de fédérés, et qu’un journal de Paris, l’Affranchi, de Paschal Grousset, venait de rendre publique. Réponse impudente, mensonge éhonté ! « Les faits sur lesquels vous appelez mon attention, osait dire le cynique malfaiteur, sont absolument faux, et je suis véritablement surpris qu’un prélat aussi éclairé que vous, monseigneur, ait admis un instant qu’ils puissent avoir quelque degré de vérité. Jamais l’armée n’a commis ni ne commettra les crimes odieux que lui imputent des hommes qui assassinent leurs généraux et ne craignent pas de faire succéder les horreurs de la guerre civile aux horreurs de la guerre étrangère… Je repousse donc, monseigneur, les calomnies qu’on vous a fait entendre, j’affirme que jamais nos soldats n’ont fusillé les prisonniers… Recevez, monseigneur, l’expression de mon respect et de la douleur que j’éprouve en vous voyant victime de cet affreux système des otages, emprunté au régime de la Terreur, et qui semblait ne devoir jamais reparaître chez nous ».

À cet instant, Thiers faisait donc mine d’ignorer qu’il pouvait sauver la vie de l’archevêque et de ses compagnons, qu’il n’avait pour cela qu’à répondre un oui tout simple aux propositions que venait de lui remettre le vicaire général du prisonnier. Quant à ce dernier, qui avait compris dès la première minute les intentions scélérates des gouvernants, trahies par le mot typique de ce benêt de Barthélemy Saint-Hilaire, intime du président : « Les otages ! les otages ! mais nous n’y pouvons rien ! qu’y faire ? Tant pis pour eux », il ne devait songer qu’à sauver sa peau. Le faux Régulus, comme on le baptisa depuis dans les sacristies, n’aspirait pas à la palme du martyre. Cinq jours entiers il resta coi. Le 17, cependant. Flotte recevait une lettre où le vicaire général annonçait que l’affaire toujours en suspens continuait à exiger sa présence à Versailles et, de même source, l’archevêque recevait une missive identique. Nous savons maintenant que le 15 Thiers avait prévenu son Lagarde qu’il lui remettrait sous deux jours une réponse, que la question fut soumise en effet au Conseil des Ministres et à la Commission des Quinze qui conclurent à un refus pur et simple, Thiers, ses ministres et les quinze ne faisaient qu’une tête sous un même bonnet. Lagarde, très au courant de tout, n’en écrivit pas moins, le 17 et le 18, deux nouvelles lettres dilatoires à son archevêque. Mais celui-ci trouvait enfin que la plaisanterie durait trop. Le 18, il avait reçu la visite de Flotte justement alarmé et lui avait remis un mot très ferme à l’adresse de son grand vicaire, invitant le sire à ne plus prolonger son séjour hors de Paris au-delà de vingt-quatre heures. C’est à cette lettre que Lagarde répondit par le billet suivant écrit au crayon sur un chiffon de papier : « M. Thiers me retient toujours ici et je ne puis qu’attendre ses ordres, comme je l’ai plusieurs fois écrit à Monseigneur. Aussitôt que j’aurais du nouveau je m’empresserai d’écrire. »

Les intentions du fuyard devenaient transparentes. L’archevêque en tomba d’accord avec Flotte, et fit tenir au Lagarde, par l’intermédiaire de M. Washburne, ministre des États-Unis, la sommation que voici : « Au reçu de cette lettre, et en quelque état que se trouve la négociation dont il a été chargé, M. Lagarde voudra bien reprendre immédiatement le chemin de Paris et rentrer à Mazas. On ne comprend guère que dix jours ne suffisent pas à un gouvernement pour savoir s’il veut accepter ou non l’échange proposé. Ce retard nous compromet gravement et peut avoir les plus fâcheux résultats ».

Le grand vicaire ne répondit rien à cette mise en demeure. En guise d’excuse, il a avancé, plus tard, qu’il n’était pas de sa dignité de rapporter sous enveloppe cachetée à son archevêque la réponse à une lettre qu’il avait communiquée ouverte.

Le nonce Chigi et le ministre Washburne reprirent en sous-main les négociations qui avaient ainsi échoué. L’archevêque Darboy envoya de son côté directement un mémorandum à Thiers pour lui démontrer qu’il pouvait mettre sans aucun danger Blanqui en liberté. Bonjean, le président, écrivait aussi au fourbe qui tenait en main ses destinées et beaucoup plus tard à la date du 12 mai, le curé Deguerry se livrait également à une manifestation épistolaire « profitant de l’occasion, disait-il, pour se rappeler au souvenir de Mme Thiers et de Mlle Dosne ». Rien n’y fit. Ces démarches nouvelles n’eurent pas meilleur résultat que les premières tentées sous l’inspiration immédiate de Rigault. La résistance de Thiers était immuable. Non seulement il ne voulait pas lâcher Blanqui et paraître, ne fut-ce que sur une question d’à côté, composer avec des « insurgés » et leur reconnaître de la sorte la qualité de belligérants qu’il leur déniait expressément, mais il avait besoin pour son scénario de massacre et de crime de quelques soutanes noires ou violettes trouées par des balles fédérées. Peut-être n’eut-il pas poussé l’archevêque et ses compagnons dans le traquenard ; mais puisqu’ils y étaient, il ne les en tirerait pas. Les « otages » deviendraient de par sa volonté les martyrs glorieux de la cause de l’ordre et légitimeraient aux yeux de la France bourgeoise et du monde toutes les représailles, dussent-elles se traduire par l’égorgement d’un peuple.

La longanimité de la Commune faillit mettre cependant l’astucieux calculateur en défaut. Ce ne fut qu’à la dernière minute que les derniers défenseurs de la cause révolutionnaire s’avisèrent de penser sérieusement qu’il leur était licite de rendre œil pour œil et dent pour dent, en appliquant un décret jusque là resté lettre morte.

Si nous avons narré ici avec quelques détails ces négociations, c’est afin d’établir et de montrer les responsabilités de chacun. L’histoire impartiale, preuves en main, déclare que la Commune, à son agonie, n’a fait qu’exécuter la sentence rendue par Thiers lui-même et par Versailles. Elle met au compte de la réaction les quatre-vingt-quatorze cadavres d’otages tombés à la Roquette et au jardin de la rue Haxo et les additionne avec les 30.000 Parisiens et Parisiennes assassinés d’autre part sous couleur de venger les premiers.



  1. De vives critiques ont été émises au sujet de ces négociations. Ces critiques paraissent plutôt dénuées de valeur. On pourra du reste en apprécier plus sainement le bien ou le mal-fondé, quand Paschal Grousset aura publié l’ouvrage sur la Commune que malheureusement il retient dans ses cartons.