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Histoire socialiste La Commune, chapitre I.
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► | Chapitre II.
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PARIS ASSIÉGÉ
La Commune a surgi six mois trop tard. Quand les événements, et beaucoup plus la dérobade calculée de ses adversaires que l’impulsion résolue de ses partisans, la jetèrent enfin à la barre, l’occasion était manquée. Le mouvement prolétaire était vaincu d’avance, d’avance voué à l’écrasement et au massacre.
Au 8 octobre, au 31 octobre, dans le Paris du siège bouillonnant comme un cratère, dans ce Paris ivre de fureur sacrée et de vastes espoirs, aux énergies populaires intactes et frémissantes, c’était l’heure. Au 22 janvier, malgré le bombardement et le rationnement, malgré Champigny et Buzenval, il était temps encore.
La paix conclue, les forts livrés, les canons de l’étranger surplombant directement l’enceinte, de Saint-Denis jusqu’à Vincennes, et par delà, la province retombée entière à l’abdication et à l’inconscience animale, il n’y avait plus place que pour un geste héroïque, que pour un holocauste grandiose, mais quasi-vain. Les classes privilégiées avaient licence de se rire du soulèvement désespéré d’un peuple aux abois. Ce peuple, en effet, ne pouvait échapper à leurs prises que pour tomber sous la botte du Prussien, qui — elles en avaient la patriotique assurance — le leur aurait reconduit mitraillé et ligotté.
Qu’on se remémore l’autre Commune, la première, celle de 92 et de 93. Celle-ci n’a dominé, entraîné à sa remorque la Convention et, par la Convention, la nation, que parce qu’elle a voulu, parce qu’elle a su étreindre et étouffer ensemble, dans ses bras vigoureux, l’ennemi du dehors et le traître du dedans. Elle ne sériait pas dans son audace et dans son combat, et les coups, qu’au 10 août et au 2 septembre, elle frappait dans ses murs sur les conspirateurs et les ci-devant, comme ceux qu’à Valmy et à Jemmapes elle assénait, par ses sans-culottes sur la tête de l’envahisseur, visaient au même but, convergeaient à la même fin, à la ruine du vieux monde, qu’elle s’était donné mission d’abattre, pour que la Révolution s’accomplît. C’est cette double offensive qui lui a valu la maîtrise, qui lui a permis de balayer, sous son souffle orageux, comme un fétu de paille, royauté, noblesse, clergé, et de fonder une France nouvelle.
De même, la deuxième Commune n’avait raison d’être, possibilité de s’imposer, de durer et de vaincre, qu’en se dressant à la fois, Commune révolutionnaire, contre l’ennemi de l’extérieur, le Prussien envahisseur, et contre l’ennemi de l’intérieur, le bourgeois capitulard, et en courant sus du même élan à tous deux. Son salut et son triomphe étaient au prix de cette double action, de cette attaque simultanée, en ne distinguant pas entre le capitalisme coiffé du casque à pointe qui déferlait d’Allemagne et le capitalisme indigène, son complice, impatient de soumission et de capitulation, sachant bien que toute victoire parisienne eût été une victoire prolétaire, une victoire de la Révolution.
Tout au cours du siège, la classe ouvrière avait plus ou moins consciemment reconnu la nécessité de ce corps à corps avec l’intégralité des forces capitalistes, tant nationales qu’étrangères, et tout mis en œuvre, par ses éléments les plus perspicaces et les plus ardents, pour le provoquer.
De là les divers mouvements insurrectionnels conduits par les bataillons des quartiers les plus populeux, de Belleville, de Montmartre, dans le but de chasser de l’Hôtel de Ville les occupants bourgeois et d’y installer la dictature de la classe ouvrière, maîtresse de la République et du pouvoir.
L’occasion s’offrait extraordinairement tentante et favorable. Pour défendre Paris investi dès la mi-septembre et bientôt bombardé, il avait bien fallu, en effet, armer la population, appeler dans les rangs de la garde nationale tous les adultes valides. Au premier moment, on avait essayé d’une sélection, de s’en tenir à 80 ou 90,000 hommes plus ou moins triés sur le volet ; mais en présence de la volonté formelle, des démonstrations incessantes des faubourgs, des réclamations des maires talonnés par leurs administrés, force était d’aller jusqu’au bout, de fournir un équipement, des armes, des munitions à chaque citoyen. Ainsi, à côté de quelques milliers de hauts bourgeois, isolés, noyés dans ce vaste ensemble, coude à coude avec quelque cent mille hommes tirés de la boutique et du bureau s’étaient trouvés enrégimentés et armés deux cents ou deux cent cinquante mille prolétaires. Depuis 1793 on n’avait pas revu pareil spectacle : tous les habitants d’une ville, et de quelle ville ? de Paris capitale, en possession de ces deux instruments de libération : le bulletin de vote et le fusil.
Certes, l’on comprend les réserves gouvernementales et bourgeoises du début, les appréhensions et les alarmes qui suivirent et allèrent croissant jusqu’à la fin dans les conseils de la « Défense nationale ». Armer le peuple de Paris, c’était, en effet, du même coup, armer la Révolution et rompre, à l’avantage du producteur et du salarié, le savant équilibre de forces, qui seul rend possible la perpétuité de l’iniquité capitaliste.
Or, ce peuple, nul mieux que les trois Jules : Favre, Simon et Ferry, mieux que Picard, Garnier-Pagès et leurs comparses ne le connaissaient.
Ce peuple, c’était l’artisanerie du faubourg Saint-Antoine et du Temple et, derrière, les masses plus serrées et plus compactes encore des quartiers excentriques, pullulantes fourmillières de travailleurs : Belleville, Montmartre, Grenelle, la Glacière, déjà pénétrés dans leur élite par la propagande socialiste : celle de Proudhon et de l’Internationale, celle des Blanquistes.
Depuis 1862, ce peuple remis de l’effroyable saignée de juin avait défié l’Empire dans un duel à mort, toujours en mouvement, toujours en éveil, assiégeant les clubs où retentissait la parole d’émancipation politique et sociale, se mobilisant sur les boulevards, à chaque occasion de manifestation, par dix mille et par vingt mille, se jetant par cent mille à la suite du char funèbre de Victor Noir.
Ce peuple, il est vrai, avait fait de Favre, de Picard et des autres ses représentants au Corps législatif. Pourquoi ? Parce qu’il croyait, avec leurs noms connus, leur célébrité de barreau ou de presse, qu’ils étaient des projectiles meilleurs, comme on disait alors, à lancer contre la bâtisse impériale ; mais il y avait longtemps qu’il avait cessé de placer en eux une confiance de tout repos. Presque quotidiennement, élus et électeurs s’étaient heurtés, les premiers se satisfaisant au jeu puéril d’une opposition de plus en plus platonique et loyaliste, se préparant peut-être à esquisser, à l’instar d’Emile Ollivier, une conversion complète vers l’Empire libéral, les autres poussant à l’opposition irréductible, irréconciliable, à la conquête de force de la République.
De ce peuple, comment donc Favre, Picard, Simon, devenus à leur tour le pouvoir, ne se seraient-ils pas défiés et gardés ? Dès lors, ils le redoutaient ; dès lors aussi, ils le haïssaient. Ils savaient trop, en somme, où ces masses en voulaient venir et que la République à laquelle elles avaient si passionnément aspiré, et qu’elles tenaient enfin, n’était pas pour elles comme pour eux un simulacre vain, la caricature des régimes de compression et de privilèges qu’elles avaient subis depuis quatre-vingts ans, mais la rédemptrice vivante et agissante, l’initiatrice des temps nouveaux rompant en visière à tout le passé, apportant dans les plis lourds de son péplum aux travailleurs spoliés et broyés : sécurité, bien-être, liberté, la vaincue et l’égorgée de juin 48, la République démocratique et sociale. Aux yeux des futurs bourreaux, bourgeois d’abord, républicains ensuite, s’il en restait, cette foi, déjà, était un crime, cette espérance un arrêt de mort.
Telle était, au 4 Septembre, la situation. Tels étaient les personnages du drame qui commençait et qui allait avoir son épilogue à la Commune.
Cependant, si, à cette heure solennelle, le peuple de Paris n’était pas son maître, s’il avait abdiqué une fois de plus, se déchargeant sur d’autres du soin de sa défense, c’était bien sa faute en attendant que ce fût son châtiment. Après avoir envahi le Corps législatif, en avoir chassé les laquais de l’homme de Décembre et proclamé la déchéance, il pouvait garder devers lui le pouvoir qu’il venait de conquérir. Entrainement, habitude, défiance de soi, de ses capacités politiques, il s’était remis lui-même entre les mains de ceux dont il était payé, il semble, pour savoir la débilité et la déloyauté et qui n’avaient d’autre titre que d’être ses élus, les élus de Paris.
Néanmoins, l’abandon populaire n’avait pas été si entier que dés le 4 Septembre, au soir, le gouvernement de la « Défense nationale », pas même installé, n’eut reçu la visite des premiers délégués de la classe ouvrière. Ces délégués sortaient de la Corderie. Ils étaient mandatés par la section parisienne de l’Internationale et la Fédération des Chambres syndicales ouvrières.
Ce fut Gambetta qui les accueillit et écouta leur communication.
Ces délégués venaient dire les conditions auxquelles eux et leurs commettants étaient disposés à mettre leur concours entier à la disposition du nouveau gouvernement.
Ces conditions étaient telles :
Élection immédiate à Paris des conseils municipaux, ayant mission spéciale, en outre de leurs fonctions administratives, d’organiser rapidement la formation des bataillons de la garde nationale et leur armement. — Suppression de la préfecture de police et restitution aux municipalités parisiennes de la plupart des services centralisés à cette préfecture. — Déclaration en principe de l’éligibilité et de la révocabilité de tous les magistrats et élection de ces magistrats dans le plus bref délai possible. — Abrogation de toutes les lois répressives, restrictives et fiscales régissant la presse ; reconnaissance du droit entier de réunion et de celui d’association. — Suppression du budget des cultes. — Annulation de toutes les condamnations politiques prononcées à ce jour ; cessation de toutes poursuites intentées antérieurement et libération de toutes les personnes incarcérées à la suite des derniers événements.
Ce programme, on peut en juger, en outre des mesures immédiates commandées par les circonstances, ne dépassait pas le programme sur lequel Gambetta en personne avait été élu un an auparavant, le programme de 1869, le programme de Belleville.
Le tribun répondit par des généralités, des phrases et des assurances vagues. Il parla d’amnistie, allégua que la liberté de la presse était d’ores et déjà un fait acquis par la suppression du timbre et du cautionnement. Pour le surplus, il promit son bienveillant examen et celui de ses collègues.
La vraie réponse vint le lendemain. Le gouvernement, au lieu de convoquer les électeurs, nommait lui-même, après le maire central de Paris, les maires et adjoints des vingt arrondissements, tous naturellement choisis parmi ses affiliés les plus complaisants et très nettement hostiles aux travailleurs. L’un d’eux, par exemple, M. Richard, maire du XIXe, ne se gênait pas pour déclarer « qu’on n’en avait pas assez tué en juin 48 ».
Défi évident et cynique. La Corderie le releva. Les organisations ouvrières qui, dès ce moment y avaient leur centre et qui devaient au reste, en tant que telles, se confondre bientôt dans des formations nouvelles et plus en rapport avec les exigences du moment, se virent immédiatement rejointes par une foule de citoyens et une association plus souple et plus forte y surgit spontanément. Cette association, appelée à un rôle de premier plan, se constitua sous le nom de Comité central républicain des vingt arrondissements.
Ce Comité central n’était que l’émanation, ainsi que son titre l’indiquait, des Comités d’arrondissement, créés à raison de un par arrondissement, l’organe de rapport et de coordination de ces groupements dénommés eux-mêmes : Comités républicains de vigilance.
Ces Comités de vigilance, pour leur compte, tiraient directement leur origine du suffrage populaire exprimé en réunion publique par les habitants de chaque arrondissement. Ils avaient pour mission de recueillir toutes les propositions et aussi toutes les réclamations des citoyens concernant l’administration et la défense. Ils s’attribuaient au surplus le contrôle et la surveillance de tous les magistrats et fonctionnaires locaux, maires, adjoints, etc., désignés, comme on le sait, par le pouvoir, et qui n’avaient que trop tendance à ne pas conformer leurs décisions et actes aux vœux et besoins de leurs administrés.
Chacun de ces Comités choisissait quatre de ses membres, quatre délégués qui, réunis aux délégués des dix-neuf autres arrondissements, soit, au total, quatre-vingts citoyens, formaient la représentation de l’ensemble, autrement dit le Comité central.
À peine constitué, le Comité central s’affirmait et prenait contact avec la capitale assiégée en affichant une déclaration adoptée dans ses séances du 13 et du 14 septembre et où il détaillait les mesures acclamées, sur son initiative, dans les réunions publiques de quartier, déjà soumises au gouvernement pour être traduites en décrets, mesures « ayant pour but de pourvoir au salut de la patrie ainsi qu’à la fondation définitive d’un régime véritablement républicain par le concours permanent de l’initiative individuelle et de la solidarité populaire. »
Ces mesures étaient de plusieurs espèces : mesures de sécurité publique, mesures visant les subsistances et les logements, mesures en vue de la défense de Paris, mesures en vue de la défense des départements.
Sur les premières, nous n’insisterons pas, puisqu’elles ne faisaient guère que répéter les propositions présentées, le soir même du 4 Septembre, au gouvernement par les délégués de la Corderie. Les deux dernières touchant à la défense de Paris et des départements se caractérisaient surtout en ce point qu’elles spécifiaient l’élection immédiate, par la garde mobile, de tous les chefs qui devaient la conduire au feu, au lieu et place des chefs jusqu’alors imposés d’en haut, ainsi que l’armement universalisé de tous les citoyens. Mais les plus typiques, sans contredit, les plus importantes de ces mesures étaient celles portées au titre : Subsistances et logements.
Voici comment, à ce sujet, s’exprimait, le Comité central :
« Exproprier, pour cause d’utilité publique, toute denrée alimentaire et de première nécessité actuellement emmagasinée dans Paris, chez les marchands en gros et en détail, en garantissant à ceux-ci le paiement de ces denrées, après la guerre, au moyen d’une reconnaissance des marchandises expropriées et cotées au prix de revient ;
« Elire dans chaque rue, ou au moins dans chaque quartier, une Commission chargée d’inventorier les objets de consommation et d’en déclarer les détenteurs actuels personnellement responsables envers l’Administration municipale ;
« Répartir les approvisionnements classés par nature entre tous les habitants de Paris, au moyen de bons, qui leur seront périodiquement délivrés dans chaque arrondissement, au prorata : 1o du nombre de personnes composant la famille de chaque citoyen ; 2o de la quantité de produits consommables constatée par les Commissions ci-dessus désignées : 3o de la durée maximum probable du siège.
Les municipalités devront encore assurer à tout citoyen et à sa famille le logement qui lui est indispensable. »
Il est évident que si ces mesures, qui n’étaient du reste qu’un commencement, avaient reçu application, non seulement elles eussent entraîné une prolongation considérable du siège, mais encore apporté des modifications si profondes, si radicales dans les rapports des classes, qu’il aurait été bien difficile, la crise passée, d’en faire disparaître complètement les traces. Ces mesures, qui constituaient vraiment la dominante de la déclaration, supposaient que toutes les classes ainsi appelées concurremment à collaborer au sacrifice et à participer à la bataille, on verrait bien vite s’effacer, dans la privation commune et le péril partagé, les séculaires oppositions de luxe et de pauvreté, de raffinement et de grossièreté, d’instruction et d’ignorance, toutes les distinctions sociales, et qu’ainsi un régime socialiste, une république égalitaire se forgerait sur l’enclume de la guerre, au feu du canon de l’ennemi.
Tout l’esprit de la Commune vivait déjà dans ces mesures, dans cette déclaration, baptisée du nom éloquent d’Affiche rouge, et dont le rude appel, s’il avait été entendu, pouvait être le point de départ d’une régénération complète de la société française.
Tout l’esprit de la Commune y était et aussi — et ce n’est pas la remarque la moins suggestive — les hommes de la Commune. Sur les 46 signataires de l’affiche on retrouve, en effet, les noms de 11 de ceux qui devaient être, en mars ou avril, envoyés par le peuple de Paris à l’Hôtel de Ville : Cluserel, Demoy, Johannard, Lefranrais, Ch. Longuet, Benoit Malon, Oudet. Pindy, Ranvier, Ed. Vaillant, Jules Vallès ; et d’autres noms encore, comme ceux de Genton, de Millière, qui, lors de la répression versaillaise, s’inscrivirent au martyrologe des derniers défenseurs du drapeau rouge.
À ceci rien de surprenant, puisque le Comité central, la Corderie n’étaient en somme que le centre de ralliement des éléments les plus ardents, les plus militants, les mieux informés aussi, de ceux qui sondaient du coup d’œil le plus exercé et le plus sûr les douteuses perspectives de l’avenir. Toute la vie intense et tourmentée de la grande cité assiégée y refluait, s’y concentrait, s’y exaspérait ; son vouloir obscur de délivrance et d’émancipation s’y faisait conscient ; ses aspirations s’y matérialisaient en résolutions et en actes. La Corderie siégeait en quelque sorte en permanence. Les délégués des vingt arrondissements s’y rendaient chaque jour, l’après-midi, dans leur costume de garde national, ligne ou artillerie. Ils apportaient les nouvelles de leur milieu, s’éclairaient, se concertaient et décidaient ; puis revenaient le soir dans leur arrondissement respectif apporter au siège des Comités locaux, dans les clubs de quartier, les informations générales puisées à source sûre, dévoiler à leurs commettants les ressorts cachés des événements et leur communiquer les mesures convenues pour conjurer le péril grandissant, la trahison de plus en plus menaçante des gouvernants.
Paris ouvrier, socialiste et révolutionnaire, vécut ainsi pendant cinq mois d’une vie d’ensemble qui, depuis ce moment, ne s’est pas encore retrouvée ; vibrèrent à l’unisson des mêmes colères et des mêmes espoirs, solidaire dans une même pensée et un même effort.
Les clubs, les Comités de vigilance et la Corderie, leur expression centrale, étaient les organes générateurs de cette agitation incessante et réglée. Ils avaient assumé et exerçaient les fonctions de relation et de propulsion, suppléant au traditionnel et habituel moteur, à la presse. Non pas que la presse fût muette en ces temps. Des gazettes quotidiennes il en était poussé, peut-on dire, entre les pavés : les réactionnaires étaient demeurées, et, à côté, des feuilles d’avant-garde éclosaient tous les matins. Tous les hommes qui s’étaient tus sous l’Empire, Les exilés, les embastionnés avaient chacun leur tribune, y parlaient haut et fort ; mais la claire vision des événements, la nette perception des actes de salut à accomplir manquait, même aux mieux intentionnés, aux plus résolus, à ceux dont un passé entier de lutte et de sacrifice inspirait la confiance et commandait le respect. Même le Réveil, de Delescluze, même la Patrie en Danger, de Blanqui, ne donnaient pas, dans les débuts du moins,[1] la note exacte, l’impulsion salutaire. Le « Prussien d’abord » disait le Réveil, disait la Patrie en Danger, et de là à conclure que le premier devoir était de se serrer autour du gouvernement de la Défense nationale, il n’y avait qu’un pas.
La Corderie disait au contraire, criait par ses vingt comités d’arrondissement, par ses cent clubs affiliés : L’Hôtel de Ville d’abord ! Sus d’abord au plus proche ennemi, allié et complice de l’autre, puisque c’est la même classe qui, dans l’enceinte, sous le masque des avocats larmoyants et des généraux phraseurs, paralyse la défense et qui, hors l’enceinte, sous l’aigle à deux têtes de Guillaume et de Bismarck, resserre chaque jour davantage le cercle d’investissement, noue plus fortement le cordon qui va étrangler Paris et la République.
Ainsi faite, la Corderie ne pouvait être qu’une conspiration permanente contre l’Hôtel de Ville. Elle le fut.
Tout d’abord les éléments y étaient encore mêlés ; mais ils s’étaient épurés vite. Les moins sérieux, les moins ardents, gagnés par l’amour du galon avaient filé vers les bataillons, pris des grades ; d’autres, les timides, les pondérés, étaient entrés dans les commissions de subsistances, d’équipement, d’armement annexées aux mairies, avec la noble pensée de se rendre utiles, de concourir efficacement à une « défense » qui pourtant n’apparaissait que comme une duperie odieuse à qui voulait bien réfléchir. Très vite, en conséquence, il n’était plus demeuré que les éléments socialistes révolutionnaires, une élite purgée de toute scorie, de tout déchet patriotique, au sens bourgeois du mot, et enfiévrée chaque jour davantage de plus de passion et d’audace.
La Corderie avait percé à jour, dès l’abord, le mensonge de la « Défense nationale ». Elle n’avait peut-être pas entendu les propos de table du généralissime Trochu, confiant dans l’intimité que le siège n’était qu’une héroïque folie, héroïque, si l’on voulait, folie, à n’en pas douter ; mais elle les avait devinés. Partant, elle n’avait pas assez de mépris et de colère contre ces tartuffes : un Jules Favre s’écriant : « Ni un pouce de notre territoire ! ni une pierre de nos forteresses ! » alors qu’il négociait en sous-main avec le prétendu ennemi et, dans ce but, expédiait M. Thiers se promener dans toutes les cours d’Europe ; un général Ducrot, foudre de guerre, s’exclamant, en sortant de Paris : « Je n’y rentrerai que mort ou vainqueur » et qui y rentrait vivant et vaincu, sans avoir même essayé de tenter jusqu’au bout la fortune, en conduisant au feu des troupes qui ne demandaient qu’à se battre. Faire acte de foi en Trochu, en Thiers, en Favre, en Ducrot et en leurs compères, dans les collègues de Bazaine, dans les anciens caudataires d’Emile Ollivier lui était impossible. Par ces hommes, par leur pusillanimité et leur insincérité, la défaite et la capitulation s’annonçaient à ses yeux inévitables et la République compromise, perdue probablement, si l’on ne réagissait pas, si l’on ne mettait pas la main au collet de la trahison, si l’on ne débusquait pas du pouvoir les félons et les incapables.
Avec le peuple maître de son Hôtel de Ville, avec la Commune révolutionnaire conduisant, guidant Paris, tout changeait. La garde nationale était un inépuisable réservoir de combattants, dont on pouvait tirer en un mois ou deux une force militaire de premier ordre, solide, bien liée, magnifique de courage et d’entrain. Cette force — 300.000 hommes, 400 ou 450.000 avec l’armée régulière cantonnée sous les remparts et qui aurait suivi par habitude de discipline — cette force, dis-je, se serait portée délibérément, spontanément contre les Prussiens. Elle les aurait harcelés sans relâche, fatigués par d’incessants engagements et aurait percé sans doute le cordon de leurs troupes d’investissement si mince par endroits. Qu’on se représente l’effet de cette offensive heureuse exécutée par des bataillons hissant leur drapeau rouge sur le champ arraché à l’envahisseur ; qu’on juge du retentissement de la victoire sur la province, qui guettait anxieuse tous les mouvements de la grande emmurée, attendant qu’elle lui tendit la main par-dessus les aigles germaniques brisées et piétinées. C’était la France entraînée, répondant par sa levée en masse à l’audacieux sursaut de la capitale, reconduisant l’agresseur, l’épée aux reins, jusqu’aux frontières. C’était l’héroïque épopée du siècle passé recommençant, sous l’étendard de la Révolution prolétaire, pour l’établissement de la République sociale.
Chimère ! dira-t-on. Qui sait ? Le champ du réel ne se confond pas avec le champ du possible, ce qui fût avec ce qui aurait pu être. Chimère, en tout cas, qui hantait les hommes de la Corderie, qui nourrissait leur espoir, enflammait leur courage, qui explique leurs actes, les prises d’armes tentées par eux après chaque désastre, chaque preuve convaincante nouvelle de l’incurie et de la trahison de la Défense, et explique aussi la dernière de ces prises d’armes, celle qui n’aboutit malheureusement qu’après la débâcle finale, quand il était trop tard : l’Insurrection du 18 Mars, la Commune.
Il ne saurait entrer dans notre cadre de relater par le détail ces divers mouvements : 8 octobre, 31 octobre, 22 janvier. Ces mouvements ont eu leur narrateur et leur critique dans Jaurès, puisque l’ordre chronologique les situait dans le siège. Leur mention ne se justifie ici que dans la mesure où ils éclairent la situation générale faite à Paris, à la veille du 18 Mars et posent dans leur vérité les classes et partis qui allaient se trouver aux prises pendant la Commune.
Le premier de ces mouvements, celui du début d’octobre, fut voulu et organisé par la Corderie. Il eut abouti d’autant plus aisément que les gens de l’Hôtel de Ville n’étaient pas encore sur leurs gardes, ne supposaient pas que des téméraires pussent leur contester le pouvoir, les enlever. Par malheur, la mèche fut éventée avant l’heure. Le Comité central avait été appelé à mettre dans le secret certains chefs de bataillons de la garde nationale. L’un d’eux, Gustave Flourens, déjà investi un peu auparavant par Trochu de la dignité légèrement funambulesque de « major du rempart », gâta tout par sa hâte ou son personnalisme. Le mouvement était pour le 8. Dès le 6, Flourens se portait à l’Hôtel de Ville avec son bataillon de Belleville, semait l’alarme, permettait au gouvernement de prendre ses précautions, et se retirait sans avoir rien fait. Le 8, quand le gros des forces eut dû entrer en branle, l’occasion était envolée, le coup de main fusa en simple démonstration.
Le 31 octobre, l’affaire fut plus chaude. Un jour et une nuit, l’insurrection fut maîtresse de la place. C’est qu’aussi bien la population parisienne, jusqu’au plus couard des boutiquiers, en avait assez. Trois nouvelles, coup sur coup, venaient secouer la torpeur des plus endormis : la reddition de Metz, livrée par Bazaine, avec ses 160.000 défenseurs ; l’inexplicable retraite du Bourget succédant à une victoire d’abord emportée et claironnée ; enfin, l’arrivée, dans les murs, de M. Thiers, autorisé par Bismarck à y négocier l’armistice. Cette triple catastrophe provoqua même, si l’on peut dire, une émotion trop forte et trop universelle ; d’où le caractère chaotique de la journée. Un témoin oculaire, le colonel Montagut, sous-chef d’état-major de la garde nationale, expliquait plus tard à la Commission d’enquête sur l’insurrection du 18 Mars : « Le 31 octobre, il y a eu trois tentatives de révolution dans une seule, trois mouvements successifs n’ayant aucune analogie, tentés par des hommes n’ayant aucune sympathie les uns pour les autres « . Au matin, par exemple, on avait vu le colonel Langlois, dont on connaît le rôle conservateur subséquent, marcher avec son bataillon à la tête des assaillants. La foule força donc aisément les portes de l’Hôtel de Ville, y prit aisément les membres de la Défense comme dans une souricière ; mais la foule d’ordinaire est ainsi faite qu’elle ne comprend pas que l’on puisse remplacer des hommes connus autrement que par des hommes connus, des célébrités autrement que par des célébrités. De 2 heures de l’après-midi à 9 heures du soir, les vainqueurs se battirent autour des tables sur des listes de gouvernants où Victor Hugo, Ledru-Rollin, Raspail voisinaient avec Blanqui, Delescluze, Félix Pyat et Flourens.
Ainsi l’action propre de la Corderie se trouva noyée dans une agitation déréglée et confuse à laquelle ne présidait aucune volonté ferme, aucun dessein préconçu. C’est à peine si, très avant dans la soirée, les hommes du Comité central réussirent un instant à prendre le dessus, afin de tirer de la victoire populaire les résultats effectifs et durables qu’elle comportait. Blanqui, resté seul ou à peu près des gouvernants nouveaux à l’Hôtel de Ville, signait entre leurs mains sa démission et, en même temps, sanctionnait par sa signature la proclamation d’une Commune révolutionnaire, à laquelle il adhérait du reste comme membre, en compagnie d’une majorité de délégués directs de la Corderie. Cette proclamation, que Vaillant avait rédigée, fut portée par un messager fidèle à l’Officiel. Si elle eût paru, c’était le succès du mouvement ; mais elle ne parut pas : la « Défense nationale » restait maîtresse de l’Officiel comme de la situation.
Il s’était passé ceci, en effet, que les bataillons révolutionnaires ayant, dans la seconde moitié de la nuit, regagné leurs quartiers, les bataillons des quartiers du centre et les mobiles bretons, gardes du corps de Trochu, avaient reconquis la place et obligé Blanqui et ses amis à la retraite. Une transaction était intervenue, aux termes de laquelle : 1o Nulle poursuite ne serait exercée contre qui que ce fût, à raison des événements qui venaient de se produire ; 2o Convocation serait faite à bref délai en vue d’élections municipales. En attendant, les gens de la « Défense » continueraient à occuper l’Hôtel de Ville.
En somme, la partie était perdue une fois encore. Trochu et Favre, Thiers derrière eux, qui s’en était allé retrouver Bismarck, demeuraient les maîtres. On y gagna seulement une prolongation de la résistance.
Au surplus, le gouvernement viola outrageusement ses engagements. Une quarantaine de mandats d’amener furent lancés contre les principaux manifestants du 31, dont beaucoup ainsi ne devaient recouvrer la liberté qu’après la capitulation. D’autre part, au lieu de procéder aux élections promises, les dirigeants républicains, chaussant les souliers de l’Homme de Décembre, résolurent de se faire plébisciter. Le plébiscite eut lieu le 3 novembre. Il donna 321.000 oui pour le maintien de la Défense, contre 54.000 non. Ces 54.000 protestataires, groupés surtout dans les faubourgs, représentaient ce qu’il y avait de plus sain et de plus militant dans la classe ouvrière ; mais ils avaient été impuissants à secouer la veulerie de la masse. Paris, malgré leur énergie, abdiquait ; il allait rouler jusqu’au fond de l’abîme.
Près de trois mois séparent la tentative avortée du 31 octobre de la tentative également avortée de 22 janvier.
Mois de deuil et d’épouvante ! Mois de souffrances, de privations et d’angoisses ! L’hiver est venu, un des hivers les plus rigoureux du siècle ; et cette population, ces deux millions d’êtres humains enfermés dans l’enceinte, coupés de toute communication avec le monde extérieur, manquent de tout, de l’essentiel : de vivres et de combustible, de pain et de charbon. La faim et le froid à la fois les assaillent et les tenaillent.
Pendant que les hommes, sous le képi du garde national, attendent aux remparts un ennemi qui ne viendra pas et usent leur santé et leur énergie en d’interminables factions, au lieu de courir sus dans la plaine à l’adversaire, comme le voudrait leur courage, les femmes, les enfants, les vieillards, dès cinq heures du matin, stationnent dans la neige, la boue glacée, aux portes des boulangeries pour obtenir quelques grammes d’un pain immangeable. Mêmes stations répétées ensuite aux portes des boucheries, des épiceries. C’est le rationnement, le rationnement non pas tel que le Corderie l’avait réclamé au
début, qui eût unifié les conditions de vie de tous les combattants et créé dans l’enceinte des fortifications une République sociale, mais le rationnement subordonné à la dure loi économique de l’offre et de la demande, le rationnement pour le pauvre, pour le sans-le-sou, comme l’avait prédit, lors de l’Affiche rouge, un charitable économiste bourgeois, M. de Molinari[2].
Au milieu de tant de calamités, de tant de détresses, l’ouvrier, devenu du reste garde national, ne trouvait naturellement plus la vente de ses bras. L’employé pas davantage. Guère plus enviable le sort du petit boutiquier auquel sa clientèle habituelle faisait soudain défaut. Plus de travail, plus de salaire et la misère noire s’asseyait inexorable à chaque foyer prolétaire ou petit bourgeois devant l’âtre éteint et le buffet vide. Il fallait que l’homme vécut avec ses 30 sous de paie de garde national, ses 45 sous s’il avait femme et enfants : allocation que la munificence de la Défense a consenti finalement à accorder, et encore s’est-elle fait tirer l’oreille.
Cependant, Paris ouvrier ne se plaint pas, Paris ne boude pas. Il reste ferme, stoïque, presque joyeux sous la neige qui tombe et l’enveloppe comme un linceul, sous les bombes et les obus qui pleuvent sur ses toits, éventrent ses murailles. Il croit en sa cause invincible ; il croit en ses remparts imprenables. Il mourra, mais il ne se rendra pas. Il continue ses gardes et ses factions interminables, inutiles. Il prend sur ses 300 grammes de pain, sur ses 30 grammes de viande pour couler des canons qu’il veut à lui, payés de ses deniers. Il espère malgré toutes les puissances naturelles et humaines liguées contre son effort, contre son endurance, malgré la trahison évidente de ses chefs, de ses gouvernants. Il reste pour la guerre à outrance, pour la sortie en masse, pour « la suprême bataille du désespoir ».
Telle était la situation générale quand le gouvernement Trochu-Jules Favre se décida à jouer le dernier acte de sa comédie de défense, si savamment menée depuis le 4 Septembre. Il fallait contenter une dernière fois ces gens-là, ces « trente sous », ces « à outrance », leur démontrer, par une expérience péremptoire, que toute prolongation de la résistance était folie. Trochu fit donc mine, le 19 janvier, de les mener sur Versailles, par Montretout et Buzenval où, après les avoir fait mitrailler et décimer en conscience,[3] il donna comme de coutume le signal de la retraite, abandonnant les positions conquises.
C’était la fin. La capitulation s’annonçait imminente. Le gouvernement ne se donnait même plus la peine de dissimuler. Il réunissait les maires pour leur faire part de l’échéance fatale et, comme les maires regimbaient, Trochu leur conta que c’était bien beau, trop beau déjà que d’avoir tenu cinq mois. Pour sa part, ajoutait-il, « dès le 4 Septembre au soir, il avait déclaré que ce serait folie d’entreprendre de soutenir un siège contre l’armée prussienne. »[4]
Les conjonctures ne permettaient plus que l’on différât. C’est alors que la Corderie essaya d’un nouveau mouvement, d’une troisième insurrection. Cette fois, l’affaire avait été préparée de longue main, conçue pour que, si elle aboutissait, elle amenât sans conteste l’instauration de la Commune révolutionnaire qui, avec les ressources immenses dont disposait à ce moment encore la Capitale, malgré les dénégations et les mensonges de la « Défense nationale » put reprendre et mener à ses fins la lutte à outrance contre l’envahisseur et ses alliés de l’intérieur. Rien dans la préparation n’avait été livré au hasard. La Commission de vingt-deux membres, qui administrait le Comité central des vingt arrondissements, avait été chargée de désigner cinq de ses membres avec mandat d’organiser l’insurrection en gardant sur ses plans la discrétion la plus absolue, jusqu’au moment de l’exécution. Ces cinq membres, dont le nom est resté tu, jusqu’à présent, furent Sapia, Tridon, Vaillant, Leverdays et un cinquième. Le secret fut si complètement observé que Blanqui lui-même, dont la Corderie s’était intimement rapprochée depuis le 31 octobre, ne fut averti que le matin même par son vieil ami Flotte. Blanqui se montra très contraire. Il disait : Mais, sans doute, vous entrerez à l’Hôtel de Ville comme dans du beurre : ils ne demanderont pas mieux que de vous laisser les responsabilités de la capitulation. Ce en quoi Blanqui, de sens si sûr d’habitude, se trompait.
Blanqui n’en vint pas moins au rendez-vous et s’établit au café de la Garde nationale, face à l’Hôtel de Ville. Delescluze aussi était venu et se trouvait chez un ami, rue de Rivoli. Tandis que Sapia et Vaillant se portaient avec les bataillons conjurés, ceux des Batignolles et de Montmartre notamment, sur la grande place de l’Hôtel-de-Ville, Leverdays se rendait au square Notre-Dame, au parc d’artillerie où il avait mission de s’emparer des canons et de les diriger sur le champ d’opération.
L’issue brute est connue. Pendant qu’à l’intérieur de l’Hôtel de Ville, Chaudey, l’adjoint de Ferry, parlemente avec les délégués des bataillons, des coups de feu retentissent. Ce sont les mobiles placés derrière les fenêtres préalablement matelassées de la Maison Commune mise tout entière en état de défense par les soins diligents de Chaudey lui-même et de Ferry, qui tirent sur la foule. Les gardes nationaux ripostent ; mais une nouvelle fusillade éclate sur les côtés de la place, prenant de flanc les assaillants. Ce sont des mobiles encore qui tirent en toute sécurité des fenêtres des bâtiments de l’Assistance publique. La décharge étend raide mort le courageux Sapia et une trentaine de gardes. Ceux-ci attendent l’artillerie, mais l’artillerie ne vient pas. Le commandant du parc, Treilhard fils, a éventé les intelligences nouées par Leverdays dans la place et substitué aux officiers et canonniers circonvenus des hommes sûrs. Leverdays croyait prendre ; il est pris. Toute lutte est devenue en conséquence impossible. Les manifestants se replient en désordre vers la rue du Temple. Les gardes nationaux du XXe, embusqués avenue Victoria, protègent la retraite, en empêchant par leur feu les mobiles de sortir de l’Hôtel de Ville.
Ainsi le dernier effort tenté par la Corderie échouait. Libre champ était laissé aux capitulards. Le 27 à minuit, le canon se tut aux remparts, Favre avec Bismarck avaient arrêté les termes d’un armistice de 15 jours qui spécifiait l’occupation des forts par les Allemands et le désarmement des troupes, soldats et mobiles, moins une division. Le 29, au matin, le drapeau de l’étranger flottait sur tous les ouvrages de la défense, hors des murs. Les armes étaient pourtant laissées à la garde nationale. Ni Favre, ni Bismarck ne s’étaient sentis d’humeur et de taille à les lui enlever.
Une des clauses de l’armistice prévoyait en outre la réunion immédiate d’une assemblée, nommée par le pays, pour statuer sur la question unique de la paix ou de la guerre.
Il n’y eut jamais d’élections plus libres a déclaré depuis la réaction. À qui fera-t-on accroire semblable imposture que l’on pût accepter pour libres des élections accomplies sous l’œil et la pression du vainqueur, occupant à ce moment tout ou partie de quarante-trois départements et tenant la capitale sous ses canons.
Les élections eurent lieu le 8 février. La province presque entière répondit : « Paix à tout prix ! » Paris, au contraire, clamait : « Guerre à outrance ! » Et, sur 43 mandataires, à 5 ou 6 exceptions près, dont 2, il est vrai, lamentables : Jules Favre et Thiers[5], ne choisissait que des hommes ayant mandat de se prononcer pour la continuation de la guerre ; en tout cas, de ne pas admettre que la paix pût être obtenue au prix de l’intégrité du territoire.
Ces élections — le temps le voulait ainsi — avaient été, du reste, plus politiques et patriotiques que sociales. Paris, mù par un sentiment de fierté un peu puéril, avait d’abord songé à élire ceux qu’il appelait alors les gloires : Louis Blanc, qui arriva en tête avec 216.530 voix ; Victor Hugo, Edgar Quinet, Henri Martin. Ces hommes avaient été portés sur la liste dénommée des Quatre Comités, dont Blanqui, malgré les efforts de Vaillant, qui se refusa alors lui-même à y être inscrit, avait été écarté par une injure suprême.
Blanqui, avec Vaillant, Tridon, Ranvier, Vallès, Lefrançais, trouva place sur la liste élaborée en commun par l’Internationale, la Chambre fédérale des Sociétés ouvrières et le Comité central des vingt arrondissements. Cette liste, disait l’appel, qui vaut d’être retenu, est « la liste des candidats présentés au nom d’un monde nouveau, par le parti des déshérités… La France va se reconstituer à nouveau ; les travailleurs ont le droit de trouver et de prendre leur place dans l’ordre qui se prépare. Les candidatures socialistes-révolutionnaires signifient : dénégation à qui que ce soit de mettre la République en discussion ; affirmation de la nécessité de l’avènement politique des travailleurs ; chute de l’oligarchie gouvernementale et de la féodalité industrielle. » De cette liste, cinq noms l’emportèrent : Garibaldi, Gambon, Malon, Félix Pyat, Tolain, parce qu’ils avaient été et s’étaient laissés porter concurremment sur la liste des quatre Comités. Blanqui n’obtint que 52.000 voix, les suffrages de ceux-là qui avaient dit non au plébiscite du 3 novembre, et qui devaient être bientôt les soldats de la Commune.
- ↑ Cette critique de la Patrie en Danger et de Blanqui, qui en fut le rédacteur prestigieux et magnifique, ne vaut que pour la période comprise entre le 7 septembre et les tout premiers jours d’octobre. À dater de ce moment, Blanqui a vu clair dans le jeu de la « Défense » et pense qu’on ne peut atteindre l’ennemi de l’extérieur qu’en marchant d’abord contre son complice de l’intérieur.
- ↑ « Le rationnement demandé par ces messieurs (les signataires de l’Affiche rouge) se fera naturellement par l’élévation du prix des denrées à mesure qu’elles deviendront plus rares sur le marché. » (G. de Molinari, Journal des Débats.)
- ↑ Nous allons donc faire écrabouiller un peu la garde nationale, puisqu’elle en veut. — Déposition du colonel Chaper, colonel d’infanterie. Enquête sur le 4 septembre.
- ↑ Enquête sur le 4 Septembre. Déposition de Corbon, maire.
- ↑ Par un miracle renouvelé des beaux temps de l’Empire, M. Thiers qui, la veille de la proclamation officielle, ne groupait pour tout potagre que 61.000 voix et n’allait pas élu, vit le lendemain ce chiffre atteindre à 103.000.